XXIe Entretien.
Le 16 juillet 1857
ou œuvres et caractère de Béranger
I
Le 16 juillet 1857 sera une date pour la France ! Ce fut le jour où, dans des funérailles aussi grandioses et plus unanimes que celles de Mirabeau, la France ensevelit son poète favori dans la personne de Béranger, et où elle parut tout à coup ressusciter elle-même avec tout son cœur national et tout son esprit public, pour dire à ceux qui l’accusent d’une somnolence irrémédiable : Détrompez-vous ! je palpite encore ! Je suis encore la nation des grands sentiments, le peuple des grands réveils, la terre des grands sursauts de l’humanité ! Dans ma capitale seule, cinq cent mille âmes tressaillent au premier glas d’une cloche de faubourg qui leur annonce le dernier soupir d’un homme de gloire et d’un homme de bien.
J’avoue que peu de choses, depuis que je vis, m’ont autant consolé de vivre et m’ont rendu plus d’estime pour mon pays, et surtout pour la saine multitude de mon pays, que cette émotion de Paris et que ces funérailles !
Un homme que l’on pouvait croire redevenu obscur à force de temps et d’oubli, un homme retiré de toute scène par sa modestie, et retiré presque de la vie par sa vieillesse ; un homme caché sous les toits, dans une maison muette d’une rue éloignée du cœur de la ville ; un homme qui n’affectait pas, comme Diogène ou comme J.-J. Rousseau, l’orgueilleuse nudité du tonneau ou du haillon pour se faire un trophée de sa misère ; mais un homme dont la médiocrité sans apparat ne pouvait exciter ni l’envie du pauvre, ni la pitié du riche ; un homme qui n’avait rempli, pendant sa vie, aucun de ces rôles éclatants ni occupé aucune de ces fonctions puissantes qui laissent à ceux qui en sont sortis ou déchus de vieux clients de leur puissance ou de jeunes clients de leur renommée ; un tel homme meurt dans sa petite chambre, entre une garde-malade, deux servantes en pleurs et quelques amis. La nouvelle de sa mort se répand de bouche en bouche depuis le palais jusqu’à l’échoppe, dans tous les quartiers de Paris : aussitôt la vie publique et la vie privée paraissent suspendues dans une vaste capitale ; le bruit tombe, le travail cesse dans les ateliers. L’ouvrier, sur le seuil de sa porte, accoste le passant, et lui demande avec des larmes dans la voix s’il est vrai que Béranger soit mort. Les groupes se forment entre inconnus pour s’entretenir à voix émue des circonstances de cet événement. Un serrement de cœur universel oppresse cette multitude ; elle n’a rien à espérer personnellement, rien à redouter de cette respiration de moins dans la poitrine d’un vieillard, au milieu de cette respiration immense et éternellement renouvelée de tout un peuple : n’importe ; elle donnerait un des morceaux de pain de la famille pour que cet homme, pour ainsi dire collectif, respirât un jour de plus l’air de la France. Elle l’aimait : l’amour est aussi une puissance ! Elle apprend que ses funérailles auront lieu le lendemain ; elle se promet de se trouver debout, chapeau bas, tout entière, dussent les rues être trop étroites, à la suite de son convoi, non pas pour que la famille du vieillard note la présence d’un million de visages anonymes dans le cortège, mais pour que le soleil la voie payer un tribut de conscience, de respect et de patriotisme à ce cercueil qui lui semble renfermer quelque chose de mort dans l’image de la patrie. C’est un jour ouvrable ; le salaire d’un jour manquant est un vide sur la table frugale de la famille de l’ouvrier : n’importe encore ; elle sacrifiera volontairement le salaire d’un jour au devoir pieux qu’elle s’impose pour chômer en l’honneur de ce cercueil d’un inconnu ; elle fera plus, elle portera son deuil comme si elle avait perdu un des siens. Elle fouille dans les coffres de ses mansardes pour y trouver la veste noire, le chapeau de feutre, le morceau de crêpe qu’elle réserve aux tristes solennités de ses propres convois ; elle les étale sur le lit ; elle se promet de les revêtir en masse au lever du soleil, pour que la ville ait changé de couleur pendant cette triste nuit. Ce ne sera pas le deuil d’une maison, ce sera une nation en deuil !
De son côté, le Gouvernement lui-même, craignant que ces honneurs populaires n’anticipent sur les honneurs dont il se réserve jalousement l’initiative, prépare ses armes, ses drapeaux, ses temples, ses pompes. Une armée entière prend position ou poste depuis la porte de la maison jusqu’à la porte de l’éternité, dans le champ des morts. Le convoi s’avance à travers une haie de troupes et une muraille de peuple ; pas un pavé qui ne porte un homme attendri, pas une fenêtre qui ne regarde passer en pleurant le char, pas un toit qui ne vocifère son cri d’adieu ou son acclamation d’amour, pas un pan du ciel d’où ne tombe sur le suaire une pluie de couronnes d’immortelles, fleurs funèbres qui n’ont pour rosée que des larmes, et qui n’ont de parfum que dans le souvenir et dans l’éternité !
Ah ! quel peuple ! On peut le maudire pour ses inconstances, mais il faut l’adorer pour ses fidélités et pour ses retours ! Qu’on dise ce qu’on voudra, l’âme de cette terre est mobile, mais c’est une belle âme parmi toutes les âmes populaires de l’antiquité ou du temps présent. On peut se plaindre quelquefois d’y vivre, mais il faut se féliciter au moins d’y mourir !
II
Or quel était donc cet homme si immense qu’un peuple tout entier se trouvait trop peu nombreux encore pour suivre et pour illustrer son convoi ? Écoutez !
C’était un petit vieillard à visage sans distinction au premier coup d’œil, à moins qu’on ne pénétrât ce visage avec le regard divinatoire du génie, tant il y avait de simplicité sur sa finesse. Il portait le costume d’un Alcinoüs rustique, sous lequel il était impossible de soupçonner sa presque divinité dans la foule : des souliers noués par un fil de cuir, à fortes semelles sonores dont j’aimais tant le bruit lourd (hélas ! que je n’entendrai plus dans mon escalier) ; des bas gris ou bleus de filosèle, souvent mouchetés d’une tache entre le soulier et le pantalon ; le pantalon relevé pour le préserver de la boue ou de la poussière de la rue ; un gilet d’indienne propre, mais commune, un peu débraillé sur sa large poitrine, et laissant voir un linge blanc, mais grossier, tel que les ménagères de campagne en filent avec leur propre chanvre pour le tisserand de la maison ; une redingote de drap grisâtre, dont le tissu râpé montrait le fil sur les coudes, et dont les basques inégalement pendantes battaient très bas ses jambes à chaque pas sur le pavé. Enfin un chapeau de feutre gris aussi, à larges bords et sans forme ou déformé, tantôt posé de travers sur la tête▶, tantôt profondément enfoncé sur le front et laissant flotter quelques boucles de cheveux incultes, mais presque blonds encore, sur son collet ou sur ses joues, complétait ce costume. Il portait à la main un bâton de bois blanc sans pommeau et sans douille ; ce n’était pas un bâton de vieillesse, mais une habitude de la main : il ne s’y appuyait pas ; il décrivait du bout de cette branche de houx des cercles capricieux sur le parquet, sur le pavé ou sur le sable.
Voilà l’homme extérieur : personne ne se retournait après l’avoir vu passer inaperçu dans la foule. C’était une des apparences d’artisan retiré dans l’oisiveté d’une modique aisance, allant visiter, le dimanche, ses enfants établis dans la banlieue, comme vous en coudoyez cent mille par semaine dans les rues de Londres ou de Paris.
Mais si par hasard vous le reconnaissiez, et que, selon sa cordiale et gracieuse habitude, il vous mît sa grosse main sur l’épaule, et qu’il vous retînt par le collet de votre habit, à la manière de Socrate, pour vous sourire ou pour causer un moment avec vous, alors ce geste, ce sourire, ce regard, cette physionomie, ce son de voix, vous révélaient un tout autre homme, et, si vous étiez le moins du monde physionomiste, c’est-à-dire sachant lire les caractères de Dieu sur le livre du visage humain, vous ne pouviez vous empêcher de regarder et de regarder encore cette délicieuse laideur transfigurée par l’intelligence, qui, de traits vulgaires et presque informes, faisait tout à coup, à force de cœur et d’âme, un visage qu’on aurait voulu embrasser !
III
Ses traits étaient ébauchés à grands coups de pouce dans l’argile, comme dans la rude et
fidèle statuette en bas-relief que le jeune sculpteur Adam Salomon nous a pétrie de lui. Le front large et bossué, l’œil bleu et à fleur de front, le nez gros et arqué, les pommettes relevées, les joues lourdes, les lèvres épaisses, le menton à fossette, le visage rond plutôt qu’ovale ; le cou bref, mais relié par de beaux muscles à la naissance de la poitrine ; les épaules massives, la taille carrée, les jambes courtes ; la stature pesante en apparence, mais souple au fond, tant il y avait de ressort physique et moral pour l’alléger ; mais ce front était si pensif, ces yeux si transparents et si pénétrants à la fois, le nez si aspirant le souffle de l’enthousiasme par ses narines émues, les joues si modelées de creux et de saillies par la pensée ou par les sentiments qui y palpitaient sans cesse, la bouche si fine et si affectueuse, le sourire bon, l’ironie douce et la tendresse compatissante s’y confondaient tellement pour plaisanter et pour aimer sur les mêmes lèvres ; le menton si téméraire, si sarcastique, si défiant et si gracieux tout ensemble en se relevant contre la sottise ; de si belles ombres tombées de ses cheveux, et de si belles lumières écoulées de ses yeux flottaient sur cette physionomie
pendant qu’elle s’animait de sa parole ; l’accent de cette parole elle-même, tantôt grave et vibrante comme le temps, tantôt sereine et impassible comme la postérité, tantôt mélancolique et cassée comme la vieillesse, tantôt badine et à double note comme le vent léger de la vie qui se joue le soir sur les cordes insouciantes de l’âme ! tous ces traits, toutes ces expressions, toutes ces intonations diverses, avaient un tel charme qu’on se sentait retenu, fasciné, ravi de contemplation par ce visage, et qu’on se disait intérieurement ce qu’Alcibiade disait de Socrate après l’avoir entendu parler des choses divines et des choses humaines : « Il faut qu’une divinité se soit répandue à notre insu sur ce visage. Cet homme si laid est le plus beau des hommes ! »
IV
Son logement n’était pas plus fait que sa personne pour attirer l’attention de la foule indifférente, qui ne se prend ordinairement que par les sens. À l’extrémité la plus reculée de la rue de Vendôme, une des rues mortes du vieux Paris, dort un de ces vastes hôtels des anciennes familles du parlement. L’herbe y croît dans les cours ; des jardins, épargnés par le constructeur de l’édifice à cause de l’éloignement du centre, conservent encore, dans leurs allées tirées au cordeau, quelques arpents de silence et quelques éclaboussures du soleil sur le sable, sous les fenêtres des appartements. C’est là que le solitaire s’était caché pendant ces dernières années, comme l’hirondelle sous les corniches des vieilles demeures.
En entrant dans la cour, on laissait en face devant soi une belle façade à grand porche et à grands appartements, habités par des familles opulentes. Quand une concierge, qui semblait sentir la dignité et la responsabilité de gardienne du repos d’un philosophe favori du peuple, vous avait indiqué sa demeure, vous tourniez, à droite en entrant dans la cour, sous une petite voûte conduisant à des écuries ; vous rencontriez sous la voûte le premier degré d’un escalier de bois ; cet escalier vous conduisait de palier en palier, par des marches douces, comme il convient à l’âge essoufflé, jusqu’au dernier palier, sous les toits, où vous n’aviez plus au-dessus de vous que les tuiles et le ciel. Un large et long corridor, sur lequel s’ouvraient des portes nombreuses et uniformes, semblables à des portes de cellules dans les cloîtres d’un monastère ou à des portes d’infirmeries séparées dans un vestibule d’hospice, servait d’avenue à l’appartement du sage. C’était là sans doute que, dans le temps de l’opulence et de la puissance des parlementaires, l’antique famille logeait les intendants, les aumôniers, les précepteurs des enfants de la maison. L’appartement était tout au bout du long corridor. On sonnait. Une femme âgée d’environ quatre-vingts ans, dont la figure conservait des traces de noblesse et de beauté pâlies par la souffrance, vous indiquait du geste la porte de la chambre adjacente, d’où l’on communiquait par l’intérieur avec sa chambre à elle. Elle vous ouvrait elle-même cet appartement contigu, mais séparé extérieurement du sien. Un second corridor noir s’offrait à vous ; vous le suiviez ; un jour de reflet vous indiquait au fond du corridor la lumière répercutée d’une pièce éclairée par le soleil. La porte en restait toujours ouverte. Cette pièce était vaste et nue ; elle n’avait pour tout ameublement que deux larges fenêtres sans rideaux, une cheminée antique sans feu, un paravent qui cachait un lit de camp de servante, quelques chaises de paille et une centaine de volumes de hasard, amoncelés sous la poussière sur des rayons de sapin.
À l’extrémité de cette chambre, près des fenêtres, une porte basse, que vous ouvriez vous-même, vous introduisait dans la chambre habitée par l’ermite. Un lit, un canapé, une table ronde où les journaux et les brochures du jour faisaient place à leur heure à la bouteille de verre noir et au frugal repas du matin, une cheminée au fond de laquelle couvait un petit feu de fagots dans un massif de cendres, une ou deux gravures pendues à des clous contre la muraille, représentant les amis de sa jeunesse, dieux lares de son cœur : Manuel, le favori de ses souvenirs, près de qui il doit lui être doux de reposer dans son tombeau d’emprunt ; Laffitte, le Mécène bienfaisant des factions, dans un temps où les factions vendaient et achetaient la gloire ; Chateaubriand, qu’il avait cru aimer, et dont il avait pris les morosités monarchiques pour des convictions républicaines ; Lamennais, dont il estimait le courage, mais dont il aimait peu le caractère ; un masque mort du premier Napoléon couché sur le grabat de Sainte-Hélène, relique obligée chez ce dévot railleur à la grande armée : ce masque est moitié pathétique et moitié lugubre. On y lit dans l’immobile physionomie de l’autre monde la confiance dans le jugement irréfléchi des multitudes et l’inquiétude sur les jugements de Dieu, qui pèse le sang répandu contre l’ambition satisfaite. Enfin un buste de moi sur une planche de noyer, dans un coin de la chambre, buste qui n’était pour Béranger ni celui d’un poète, ni celui d’un orateur, mais tout simplement le buste d’un ami de la dernière heure : ces amis sont souvent les plus chers, parce qu’ils sont les plus inattendus, et que, s’étant rencontrés tard, ils se donnent rendez-vous dans l’éternité pour s’aimer plus longtemps qu’ici-bas.
Voilà le portrait, voilà le séjour, fidèlement copiés d’après nature, de l’homme caché que tout un peuple allait découvrir sur son matelas, à son cinquième étage, pour lui faire ce que Mirabeau mourant appelait les funérailles d’Achille, et ce que nous appellerions plus justement les funérailles d’un Washington gaulois.
Cet homme, c’était Béranger !
V
Or, à quoi tient cette popularité fabuleuse, posthume, et par conséquent sincère, qui abandonne tant de noms vivants ou morts, et qui s’obstine au nom et à l’amour de Béranger jusque sous la terre ? Comment se fait-il qu’un peuple souvent ingrat, toujours oublieux, se fasse de soi-même l’exécuteur testamentaire d’un de ses plus pauvres citoyens perdus dans la foule ? Comment se fait-il que ce peuple proclame ce pauvre citoyen parent de tout le monde, père de la patrie, cendre nationale ? Comment se fait-il que tout ce peuple offre ses bras en masse pour porter cette dépouille au tombeau plus près de son cœur ? Comment se fait-il enfin que ce peuple, passionné d’ardeur funèbre, piétine si fortement cette cendre au cimetière, comme pour la sceller dans son sol sous les pieds d’un million et, s’il le fallait, de vingt millions de Français ?
Mystères des inconstances et des constances populaires ! s’écriera-t-on. — Mystère, oui ; mais le métier de l’écrivain philosophe est précisément de sonder par sa sagacité ce qui paraît mystère à la foule, et de mettre à nu ce cœur du peuple, pour lui dire : Tiens ! lis toi-même dans tes caprices ou dans tes fidélités mystérieuses ; comprends pourquoi tu abandonnes cet homme qui t’a servi, et pourquoi tu conserves à cet homme qui t’a plu une inexplicable et inaliénable popularité.
VI
La popularité persistante et désormais immortelle de Béranger s’explique, selon nous, par trois causes :
Les circonstances de sa patrie ;
Son talent ;
Son caractère.
Nous allons examiner rapidement avec vous et à cœur ouvert ces trois explications de sa gloire et de la tendresse d’un peuple pour lui.
Hélas ! nous nous étonnons le premier que ce soit nous qui fassions ici cette commémoration pieuse de Béranger ? Qui nous l’aurait dit il y a vingt-sept ans, quand les rois de nos pères, rentrés de longs exils et sacrés pour nous par le sang de Louis XVI, régnaient, le testament de leur frère dans une main, une charte libérale dans l’autre main, sur un peuple frémissant, mais à demi libre ? quand nous gémissions de ce sophisme, machine de guerre qu’on renverse après l’assaut, sophisme qui représentait l’armée de Brumaire, de Moscou, et du 20 Mars 1815, comme une collection de tribuns du peuple, comme une tribu de Mahomets de la liberté ? quand les vers de Béranger faisaient explosion sous le trône comme la poudre dans la mine ? quand ses chansons grondaient comme la foudre des cœurs entre les dents des soldats et du peuple ? quand les éclats de rire que ces chansons soulevaient dans les multitudes précédaient et présageaient les éclats du tonnerre qui allaient pulvériser la dynastie des Bourbons ?
Nous aimions ces Bourbons à cause de leurs malheurs et de leurs services ; nous avions dans les veines un sang qui avait coulé pour eux ; on nous avait appris leur histoire comme un catéchisme de famille ; nous avions dans l’âme un vif instinct de liberté presque républicaine qui trouvait sa satisfaction dans la presse démuselée, dans la tribune éclatante dans l’opinion cosouveraine avec la royauté ; nous faisions des vœux d’honnête jeunesse pour que les incitations du parti militaire d’alors ne parvinssent jamais à semer la zizanie entre les Bourbons légitimes et la liberté, plus légitime encore par son droit que les Bourbons ne l’étaient par nos sentiments.
Voilà nos opinions d’alors ; nous n’en rougissons pas même aujourd’hui. Le temps peut changer les devoirs, il ne change pas les préférences. Qu’on juge, d’après ces dispositions, ce qu’était pour nous, à cette époque, le nom de Béranger. Nous admirions ses vers, comme la victime admire l’éclat et le tranchant du couteau qu’on va lui plonger dans la gorge. Plus cela était beau, plus cela nous donnait le frisson. Encore une fois, si on nous avait dit dans les jeunes années : « Vous aimerez un jour cet homme ; vous l’aimerez, non seulement d’attrait, mais d’estime ; vous l’aimerez passionnément d’une de ces passions tardives et réfléchies de l’âge mûr qui ne meurent plus qu’avec nous », nous aurions dit : Non, jamais !
Eh bien ! nous l’avons aimé, nous l’avons estimé, nous l’avons chéri comme un père et comme le plus tendre des amis. Comment cela ? Est-ce lui ou vous qui avez changé, nous dira-t-on, pour que ces antipathies devinssent des tendresses ? Un peu tous les deux, ni l’un ni l’autre peut-être ; mais les choses, les temps, les hommes, avaient changé autour de nous. Vous allez voir.
Ceci me ramène à l’explication des causes de la popularité de Béranger.
VII
J’ai dit que la première de ces causes était dans les circonstances de notre patrie au moment où il commença à chanter, comme on dit, mais, en réalité, à démolir par le rire.
Il m’est interdit de raconter ici sa vie ; je n’en sais, au reste, que ce qui échappe çà et là à un vieillard dans des conversations à propos interrompus, dont je vous rendrai compte. Tout ce que je sais, c’est qu’en 1814 Béranger, consterné, comme tout le monde, des désastres que l’esprit de conquête avait accumulés sur la France, était d’autant moins partisan des conquêtes qu’il était meilleur Français. Je ne répondrais pas même qu’à l’avènement de Louis XVIII ramenant la paix nécessaire et présentant la liberté future à la nation, un soupir involontaire d’humanité et de bonne espérance ne se soit échappé de la poitrine du poète citoyen. J’en trouve la preuve dans la première préface de ses œuvres ; lisez-la.
Je ne pense pas non plus que l’irruption en France d’une poignée d’hommes héroïques de l’île d’Elbe, au 20 mars 1815, irruption qui aboutit à Sainte-Hélène en passant par Waterloo, tentative qui fit bouillonner Benjamin Constant, pâlir Laffitte, frémir La Fayette, ces patrons et ces amis de Béranger ; je ne pense pas que ce retour du régime militaire ait eu les vœux, les honneurs, les applaudissements secrets du cœur jeune et républicain de Béranger. Je suis certain du contraire. Tyrtée eût fait, non une chanson, mais une Némésis contre la guerre civile venant exposer la Grèce à une seconde invasion des Perses.
Mais, 1814 et 1815 passés, et passés dans des flots de sang dont les soldats ne voulaient pas voir la source, tout changea dans les opinions populaires.
Nous ne pensons pas non plus que la conquête universelle, que la civilisation subordonnée à l’armée, qu’une volonté sans réplique à ses décrets, qu’un concordat rétablissant légalement un sacerdoce d’État sur les consciences, que la résurrection des noblesses, des baronnies du moyen âge, des majorats, des substitutions, des principautés, des féodalités recrépies de gloire, nous ne pensons pas que tant d’autres institutions du premier empire fussent des articles du programme philosophique et républicain de Béranger et de ses amis politiques de 1814. Nous ne voyons donc pas bien clair dans cette confusion de militarisme et de libéralisme qui caractérise, à dater de ce jour et pendant quinze ans d’équivoque ou d’inconséquence, la poésie à double refrain et à double entente de Béranger.
L’esprit d’opposition à toute arme peut seul expliquer ce malentendu du poète et de ses principes.
Or, d’où venait cet esprit d’opposition à toute arme ? Il venait des malheurs récents de la patrie, et par cela seul il était excusable. Le malheur aigrit le cœur, et le cœur aigri fausse l’esprit. Telle était, après 1814 et 1815, la situation morale de la France : elle avait de l’humeur contre le destin, elle attribuait aux Bourbons les torts de la guerre. C’était naturel, mais était-ce juste ?
Le culte de la gloire et le dénigrement de la paix étaient-ils bien l’évangile du progrès véritablement rationnel du monde ? Était-ce bien au son des tambours qu’on pouvait élever et conduire ce peuple à la liberté ? Était-ce bien même à coups de canon qu’on pouvait faire entrer notre philosophie dans la ◀tête▶ des peuples ? Béranger avait trop de sagacité pour le croire. Quinze ans d’entretien à cœur ouvert avec lui, et son applaudissement sans réserve à des doctrines tout opposées, dont je fus l’organe en 1848, ne me laissent pas le moindre doute sur ses vraies opinions à cet égard.
Le culte de la gloire rétrospective, c’était la guerre ; ce n’était pas la révolution. La guerre, en présentant aux peuples l’ambition de la France au lieu de son exemple, et l’invasion des territoires au lieu de l’apostolat des principes, la guerre devait paraître un outrage français à l’indépendance des nations ; la guerre devait, tôt ou tard, les rallier dans l’intérêt d’une défense désespérée. Les nationalités ne pouvaient manquer de se soulever contre une liberté imposée par les armes. Les rois devaient profiter de ce soulèvement d’orgueil blessé de leurs peuples pour transformer leurs sujets en soldats. Le premier empire arma, de son côté, en proportion des forces levées contre lui ; il chercha même des ennemis jusque parmi les amis de la France, comme en Espagne. Le sang coula pendant quinze ans entre nous et les nations du continent. Cette guerre fatale les empêcha de se reconnaître et de fraterniser dans la même foi. Les victoires de la France humilièrent ses ennemis, nos revers les enhardirent ; en France même l’engouement pour les généraux popularisés dans les camps se substitua trop aisément, dans le peuple, à l’enthousiasme de la liberté ; la révolution philosophique et tous ses principes furent jetés comme en dérision aux soldats ; toutes les forces du patriotisme furent retournées contre la révolution de 89, qui avait excité ce noble patriotisme. La guerre, qui ne pense pas, mais qui tue, tua la pensée en France et en Europe.
VIII
La guerre défensive, qui avait été le caractère des guerres de la République, est le triomphe de la Révolution, parce que le patriotisme et le libéralisme se confondent dans une telle guerre, et centuplent les forces en centuplant le sentiment du droit et de la légitimité de la gloire. La guerre offensive fut et sera toujours le piège de la Révolution. La Révolution est idée, et n’est pas conquête. Ce sont les idées, invisibles et invulnérables de leur nature, qui doivent combattre pour elle dans l’esprit des peuples ; mais, pour que ces idées se naturalisent dans l’esprit de ces peuples, il faut désarmer ces idées. Une vérité présentée à la pointe des baïonnettes n’est plus une vérité : c’est un outrage.
Ce temps-ci l’a du moins compris ; c’est une des justices que nous ne refusons pas de lui rendre.
IX
Voilà la véritable philosophie politique de la révolution de 89, sainement comprise et pratiquée. C’était certainement celle de Béranger, comme ce fut la nôtre, comme ce sera celle de tout homme sensé et patient qui ne voudra pas substituer son impatience au progrès naturel et spontané des peuples. C’était aussi la philosophie politique de la grande majorité des hommes de bien en France en 1814 et en 1815. Ils étaient libéraux, ils étaient patriotes, ils étaient affligés du passé, ils étaient résignés au présent, expiation logique, quoique douloureuse, du passé. Ils étaient pleins d’espoir dans un meilleur avenir pour la révolution régulière, mais ils ne confondaient pas une conquête héroïque avec une philosophie.
X
Cependant, ainsi que nous le disions tout à l’heure, le malheur aigrit le cœur, et le cœur aigri fausse l’esprit. C’est ce qui arriva à la France après les désastres de 1814 et de 1815 : elle pleurait des larmes de sang. Il lui en coûtait de rentrer dans ses limites territoriales, après avoir tant débordé sur le monde. Ce peuple, à qui on avait donné, depuis l’Empire, des ambitions vastes comme l’univers, trouvait la France bien petite pour sa taille de géant de la guerre ; et encore cette France si petite était occupée et rançonnée par les garnisaires de la Russie, de la Prusse, de l’Autriche, de l’Angleterre ! On ne se résigne pas à la servitude chez soi, bien qu’on ait porté soi-même son omnipotence chez les autres ; de plus, la gloire humiliée se venge par la colère et par la menace. On demande une revanche, un autre coup de dé au dieu des armées ; on reproche Moscou, Leipsick, Waterloo à Louis XVIII, et l’on dit dans son délire à ce malheureux gouvernement : « C’est toi qui m’as blessé ! C’est toi qui m’enchaînes dans les fers forgés par mes vainqueurs ! C’est toi qui m’empêches de lever mes armées de 1792, d’Austerlitz, d’Iéna, de Wagram, et de reconquérir toutes ces capitales ! » Et l’on oublie que toutes ces armées de morts héroïques sont couchées au nombre de quinze cent mille cadavres dans les neiges de la Russie, dans les flots de la Bérézina, dans les sillons de l’Espagne, dans les champs de bataille d’Austerlitz, d’Iéna, de Wagram, de Leipsick, de Waterloo ! hélas ! couchées, où ni la diane, ni le tambour, ni les refrains du Tyrtée de la France ne les réveilleront de leur sommeil !
XI
Ce n’est pas tout : de ces restes, et surtout de ces états-majors survivant à ces armées licenciées au-delà de la Loire, s’élève un immense murmure : « Nous nous étions promis, sur les pas de ce conquérant de capitales, les dépouilles opimes de l’univers ! Beaucoup devaient mourir, sans doute, mais la fortune au dernier ! Et maintenant, nous voilà rentrés jeunes encore dans le village paternel, sans autre perspective qu’une épée pendue au mur et une demi-solde à dépenser dans un indigne loisir ! À qui nous en prendre ? Aux Bourbons, qui sont là pour recevoir toutes les imprécations de la gloire trompée, de l’ambition déçue ! Haine aux Bourbons ! Vive l’armée ! Napoléon n’est qu’un captif, mais ne sommes-nous pas captifs avec lui ? Ce n’est qu’une ombre, mais c’est l’ombre de notre ambition, de notre gloire et de notre fortune ! »
Le peuple, qui ne comprenait pas bien d’abord ce murmure, parce que l’esprit de conquête l’avait fauché comme un pré, finit par s’y associer sans le comprendre, par la puissance d’une éternelle répétition. Les récits villageois de batailles, de conquêtes, d’exploits nationaux, faits à tous les foyers et à toutes les tables populaires par des guerriers, ses fils, ses voisins, ses compatriotes, dont les grades, les uniformes, les blessures, ajoutaient l’autorité de l’héroïsme à l’aigreur du mécontentement, fanatisèrent peu à peu de gloire posthume la France irréfléchie des campagnes et des villes.
XII
Un troisième élément d’irritation vint se joindre à ce murmure sourd de l’armée disséminée dans ses foyers : ce fut l’opposition inattendue d’une ligue inexplicable entre le militarisme humilié, le républicanisme impatient, et l’orléanisme encore irréprochable, mais qui laissait le temps s’approcher de lui avec une couronne dans la main ! Ces ambitions coalisées, ayant besoin de recruter des forces dans le peuple qui ne comprend que les idées simples, s’avisèrent de raviver l’esprit de conquête éteint, de souffler sur la gloire assoupie, de verser des larmes très hypocrites sur les cendres de l’empereur, dont les libéraux avaient été les premiers déserteurs et les plus acharnés blasphémateurs en 1814. Ces hommes construisirent à l’envi ce sophisme, qui jure à Dieu et aux hommes, de despotisme militaire, de républicanisme couronné, et de royauté révolutionnaire confondus dans la même équivoque d’opposition.
XIII
Cependant ce sophisme ne marchait pas encore assez vite au gré de ces ambitieux. Il leur fallait un porte-voix sonore et populaire qui multipliât l’écho de l’opposition, depuis la table de l’opulente bourgeoisie jusqu’à la gamelle de la caserne et jusqu’à la nappe avinée de la guinguette. Ce porte-voix, c’était un chansonnier. Ce chansonnier devait réunir en lui, pour porter coup dans tous les rangs de la société française, l’élégance attique qui se fait entendre à demi-mot à l’homme lettré, l’accent martial qui fait frissonner le soldat, la bonhomie cordiale qui fait larmoyer dans son rire le bon et rude peuple des champs. Ces trois génies, le génie fin et classique du sous-entendu et du ridicule, le génie patriotique et martial du corps de garde, le génie élégiaque et pastoral de la chaumière, étaient difficiles à rencontrer dans un même homme. Un Anacréon pour les amants, un Aristophane pour les malveillants, un Tyrtée pour les escouades, un Théocrite pour les paysans ; une lyre, un sifflet, un clairon, une flûte ou un flageolet dans la même main ! quel prodige ! mais aussi quelle bonne fortune ! Ce prodige et cette bonne fortune se rencontrèrent, à l’heure où cela était nécessaire, dans Béranger.
XIV
Si le parti dut beaucoup au poète, le poète, il faut le reconnaître, dut beaucoup au parti. Heureux les poètes qui trouvent, à leur premier vers, un million d’échos échelonnés d’avance sur leur chemin, pour porter leur nom obscur et leurs vers prédestinés aux oreilles, à l’esprit, au cœur de tout un peuple ! Ceux-là n’ont pas à se faire lentement, oreille par oreille, leur auditoire étroit et difficile, à conquérir, cœur par cœur, leur pénible renommée, à subir la critique et le dénigrement de leur siècle, pour jouir de cette renommée pendant quelques heures du soir de leur vie, et pour arriver bien vite, avec un nom déjà posthume, avant leur mort, à l’oubli définitif d’un froid tombeau. Un peuple, un gouvernement, une armée, ne se disputent pas la préséance dans leur cortège funèbre ; une veuve, un enfant, un vieux serviteur, un chien fidèle, quelquefois suivent seuls leur convoi, à travers les brouillards du matin, dans un faubourg inattentif qui ne sait pas leur nom. Un petit volume enlacé de deux ou trois feuilles de laurier de famille est le seul trophée de leur pauvre cercueil. Pour que le monde se passionne sur votre tombe, il faut avoir servi, volontairement ou involontairement, les passions du monde !
XV
Béranger, en naissant, eut ce bonheur ou ce malheur de naître en pleine popularité, comme ces oiseaux qui éclosent, sans qu’on les couve, en plein soleil. Aussitôt que cinq ou six hommes d’esprit de la conspiration contre les Bourbons, le banquier Laffitte, l’orateur Manuel, le sophiste Benjamin Constant, le diplomate Sébastiani, le républicain la Fayette, le Crassus éloquent Casimir Perrier, l’historien Thiers, l’orateur Foy, Mirabeau probe de l’armée, et vingt autres chefs d’opinion plus subalternes, eurent entendu quelques-unes des chansons de Béranger, ils ne s’y trompèrent pas (la haine est clairvoyante) ; ils s’écrièrent : Voilà notre homme !
Béranger ne les rechercha pas, ils le recherchèrent ; ils lui offrirent tout, patronage, solde, honneurs, puissance dans les victoires futures du parti. Il n’accepta rien que la gloire.
« Faites-moi des échos tant que vous pourrez et tant que vous voudrez », leur répondit-il ; « quant à moi, je ne chante qu’à mon heure et qu’à mon goût. J’aime la Révolution, je sers le peuple, j’honore l’armée, j’illustre la gloire, je pleure les malheurs de la patrie, j’espère sa vengeance ; je vois en perspective la république : je ne la refoulerai pas, comme je n’anticiperai pas sur elle ; mais point de solidarité entre vous et moi. Je hais comme vous la contre-révolution, les Bourbons surtout ; cette haine commune sera le seul pacte entre nous. Je veux rester indépendant, même de vous, en respect de moi-même. Je veux rester simple chanteur des rues et des camps quand vous aurez triomphé, pour ne pas être responsable de vos ambitions et de vos fautes ! Je veux rester pauvre pour rester plus grand que vous par l’abnégation de vos richesses. Je veux rester peuple pour vivre et mourir plus près du peuple ! »
Ces hommes, peu accoutumés à tant de vertu, crurent que cette vertu n’était qu’une affiche, que tant d’abnégation n’était qu’une prétention plus habile et plus haute, et qu’au jour des rétributions le désintéressement de ce Chansonnier du Danube céderait, comme tant d’autres, à la séduction du pouvoir et aux blandices de la fortune.
XVI
La campagne des chansons de Béranger contre les Bourbons commença. Nous savons comment elle a fini en 1830.
C’est ici le moment d’examiner le talent de cet homme de guerre. Nous le ferons sans prévention, sans flatterie à la mort, sans feint enthousiasme, sans hypocrisie d’amitié, car nous avons toujours trouvé dans Béranger l’homme immensément encore au-dessus du poète.
En veut-on la preuve ? Nous avons été quinze ans son ami, et, pendant les innombrables entretiens que nous avons eus ensemble, nous ne lui avons pas parlé une seule fois de ses chansons, de même qu’il ne nous a jamais parlé de nos œuvres en vers. Entre nous, c’était l’homme qui aimait l’homme ; le poète était réservé.
Cette réticence était honnête des deux côtés. Il m’aurait fallu louer des chansons qui avaient renversé les dieux et banni les rois de ma famille ; il lui aurait fallu louer des vers qu’il avait raillés sans doute, comme son parti les raillait pendant la bataille. Nous aurions manqué l’un et l’autre ou de sincérité ou de dignité. Le silence sous-entendu sauvait tout ; il nous empêchait de nous apostasier, il ne nous empêchait pas de nous chérir.
Je suis donc très libre aujourd’hui de parler de son talent poétique dans la mesure juste de mon estime et de mon admiration, sans ajouter et sans retrancher un gramme au poids vrai de ses œuvres dans la balance de l’avenir.
XVII
On a beaucoup dit et écrit que le talent de Béranger était gaulois ; nous croyons plutôt que ce talent est grec. L’atticisme, cette qualité indéfinissable des choses grecques, est le don par excellence de cet écrivain français. La grandeur de ce talent est dans sa finesse ; c’est un poète politique et philosophique, exquis dans ses proportions.
Qu’est-ce en effet qu’un poète pindarique ? C’est un homme possédé et souvent égaré par l’enthousiasme. Béranger a trop d’esprit pour avoir tant d’enthousiasme ; il possède son enthousiasme, il n’en est pas possédé ; il le conduit avec un fil imperceptible, mais sûr, partout où il veut passer, comme le conducteur des chars, aux jeux Olympiques, conduit au mouvement du doigt ses coursiers qui ne s’emportent jamais dans la carrière :
« Rasant la borne, et ne la touchant pas. »
Il n’y brise jamais son essieu, il n’y fait même ni bruit ni poussière ; il arrive sans qu’on s’aperçoive qu’il est arrivé juste, et court au but qu’il s’est proposé.
D’ailleurs la raillerie est exclusive de l’enthousiasme, et Béranger est souvent un poète moqueur. Il cherche d’un regard malin le défaut de cuirasse de ses ennemis, les rois, les Bourbons, les nobles, les prêtres, pour lancer sa flèche au point vulnérable et pour rire de la goutte de sang que le dard rapporte à l’arc avec lui. Que ferait-on de l’enthousiasme à ce jeu d’adresse ? C’est comme si l’on demandait à Molière de s’enthousiasmer en livrant Tartuffe à la risée d’un parterre. L’enthousiasme de Béranger était dans son cœur, et pas dans son verre ; il le gardait pour sa vie, pour la liberté, et pour la vertu pratique dont il était sérieusement et intimement possédé. Il faisait ses vers à petit feu, comme on fond la cire : il ne les chauffait à grande flamme que pour la gloire et pour la patrie.
Ajoutons qu’un poète pindarique ne s’attache, par l’instinct même de son génie, qu’à chanter des choses grandes, permanentes, éternelles s’il le peut, des choses supérieures aux lieux, aux temps, aux mobiles opinions des hommes, aux passions variables et fugitives des partis et des factions, des choses, en un mot, aussi intéressantes et aussi vraies dans la postérité la plus reculée qu’aujourd’hui.
À l’exception du peuple, de la liberté et de l’héroïsme, auxquels il consacre quelquefois un sublime refrain, Béranger ne chante en général que des choses circonstancielles, relatives, passagères, des passions politiques enfin. Or, la politique étant de sa nature une chose courte, temporaire, mobile comme les événements, les systèmes, les factions qui sont les éléments de la politique, la grandeur et l’immortalité du sujet manquent souvent au poète politique. Il est comme l’orateur politique : l’heure passée, la passion morte, la faction oubliée, on ne l’écoute plus. C’est le malheur des poésies de parti ; elles sont presque toujours aussi des poésies de circonstance. Mais la patrie, l’héroïsme, le peuple, éterniseront le nom du poète. C’est la partie divine de ses chants.
XVIII
Enfin le véritable poète pindarique ne chante que des vérités absolues et divines, dont la sainteté et la vertu se communiquent, pour ainsi dire, à son génie. La poésie politique, la poésie de parti surtout, est obligée de chanter souvent le sophisme et le mensonge convenus des gouvernements ou des oppositions, pour que ses vers servent d’armes offensives ou défensives au gouvernement qu’elle sert ou aux oppositions qu’elle caresse. Ces vérités conventionnelles, ces sophismes, ces mensonges du moment, périssent avec les passions qui les fomentent. La beauté même des vers qui les contiennent ne les préserve pas toujours de l’évaporation. Malheur aux poésies politiques dans la postérité ! Comprises par les contemporains, elles ne le sont plus par les descendants. La critique historique, vraie, arrive avec le temps ; elle souffle sur toutes ces vérités de convention, inventées par les factions régnantes à leur usage, et elle plaint le grand poète qui leur a prêté un jour son génie. La postérité est impartiale, et c’est pour cela qu’elle est véridique.
Et cependant ce n’est pas tout. Le poète pindarique s’adresse, dans sa pensée et dans ses œuvres, à l’auditoire le plus vaste, le plus élevé de cœur et d’esprit, le plus universel et le plus éternel qu’il puisse concevoir. Ses chants doivent porter dans tous les temps et dans tous les lieux.
Homo sum ! humani nihil a me alienum puto.« Homme je suis, rien de ce qui est de l’homme ne doit rester étranger à moi. »
Telle est, à Paris comme à Rome, la devise du poète lyrique ou épique, être essentiellement collectif pour rester unanimement compris, universellement sympathique.
Béranger, au commencement, s’est choisi un auditoire restreint, un auditoire borné, non seulement par les frontières de la nation que le chansonnier célèbre, mais par la condition sociale et par les opinions partielles de cette fraction du pays. Le peuple, le soldat, l’officier en retraite, l’orléaniste en perspective, toute l’opposition aux Bourbons de 1814, voilà l’auditoire exclusif pour lequel il chante. Ses plus beaux poèmes de ce temps sont des pamphlets amers et quelquefois sublimes à la gloire d’un des partis, à la confusion ou à la perte de l’autre ; chacun de ses chants est une spirituelle Marseillaise de parti, non pas même une Marseillaise contre l’étranger, comme celle de Rouget de Lisle, un tocsin de la patrie en danger, réveillant en sursaut une nation entière, et faisant vibrer dans chacune de ses notes l’unanime palpitation de tout cœur français ; mais une Marseillaise d’opinions civiles, glorifiant les uns, humiliant les autres, faisant rire ceux-ci et pleurer ceux-là, et provoquant la risée des Français d’une date contre les Français d’une autre date.
Et même, parmi ces Français de son opinion ou de sa faction, Béranger, à cette époque, rétrécit encore son auditoire. Il a en vue surtout, et il le manifeste par son refrain tantôt grivois, tantôt patois, tantôt soldatesque, l’ouvrier du faubourg, le paysan du village, le soldat, le sergent, la cantinière de la caserne ; il affecte, en chantant, l’accent, les mœurs, le costume, le geste, les gallicismes intentionnels de ces classes particulières de la nation. De son œil malicieux et fin, il les regarde avec un sourire d’intelligence qui leur dit : Je suis un d’entre vous, je suis votre compère, je suis votre ménétrier. Tour à tour jovial, populaire, héroïque, on voit (et il ne le cache ni dans ses préfaces, ni dans ses chansons) qu’il s’adresse exclusivement, dans ses couplets ou dans ses strophes, à la guinguette du faubourg, à la mansarde de l’artisan, au cabaret de la banlieue, à la chambrée de la compagnie de vieille garde. La nature restreinte et professionnelle de ces auditoires, et la nature même de la langue qu’il leur fait parler quelquefois pour en être compris, s’opposent fatalement à l’universalité d’intérêt, à la dignité d’images, à l’élévation de sentiments et à la poésie de langage, qui sont le caractère des poètes lyriques universels ; l’artisan, le laboureur, le soldat, sont de grandes et dignes catégories dans la nation, mais elles ne sont pas la nation tout entière. S’il s’agit de droits, d’estime, de sollicitude, de pitié, de tendresse, de gloire même, on ne saurait trop leur en porter et leur en rendre ; mais, s’il s’agit de littérature, de philosophie et de poésie, ce n’est pas là qu’il faut en chercher les types et les modèles.
Ces classes sont la base immense, solide, respectable de la nation, mais elles n’en sont pas la ◀tête▶ ; c’est là qu’on multiplie, c’est là qu’on travaille, c’est là qu’on éprouve le patriotisme du sol plus vivement, parce qu’on y est plus près de terre ; c’est là qu’on répand son âme et son sang pour la patrie ; c’est là qu’on sent juste et fort, parce que c’est là qu’est le cœur de ce grand être collectif qu’on appelle un peuple : mais ce n’est pas là qu’on pense, qu’on lit, qu’on épure le goût, qu’on crible les langues, qu’on médite les livres universels, qu’on chante les poèmes immortels, qui sont les monuments intellectuels de la nationalité ou de l’esprit humain. C’est dans les régions supérieures, occupées sans distractions du travail de la pensée, qu’on trouve le génie d’un peuple ; c’est sur les hauteurs que resplendit le plus de jour. Ceux mêmes parmi les hommes de génie qui sont nés dans ces régions du travail manuel se hâtent de monter aux régions du loisir plus calme et de la pensée plus vaste, pour écrire. Ils quittent comme Homère la boutique de l’armurier de Smyrne, ils quittent comme Socrate l’atelier du sculpteur d’Athènes, ils quittent comme Virgile la charrue du laboureur de Mantoue, ils quittent comme J.-J. Rousseau l’établi de l’horloger, pour étendre et pour polir leur intelligence, et pour apprendre la langue du pays des idées, du beau, des arts, avant de parler, d’écrire ou de chanter pour l’univers pensant.
Béranger n’agit pas ainsi, soit par amour évangélique des classes laborieuses, avec lesquelles il lui plaisait de se confondre par la langue et par les préjugés comme par le cœur ; soit pour poser son levier d’opinion sur les masses plus résistantes, afin d’y trouver plus de force contre le trône des Bourbons ; soit enfin pour complaire à ses amis, et pour servir par une action plus vive la triple opposition monarchique, républicaine et militaire, qui le couronnait alors d’une triple popularité.
À tous ces titres on ne peut le classer encore au rang des lyriques universels. Il pouvait y être classé déjà, s’il avait voulu ; il ne voulut être alors que le premier des poètes populaires, des poètes de parti. Au lieu d’Homère ou de Racine, il ne fut qu’Anacréon, Aristophane ou Tyrtée. Il faut le prendre pour ce qu’il voulut être ; ses funérailles héroïques nous disent assez s’il a réussi à se faire adopter par le cœur de la France.
S’il y a un jour une commotion du sol menacé en France, elle partira du tombeau de Béranger. Son ombre sera la terreur des invasions futures ; la chanson tiendra l’épée de la patrie et de la liberté, comme la statue de la Jeanne d’Arc d’un autre peuple à une autre date !
XIX
Nous ne parlons pas encore ici du caractère de Béranger, sa véritable puissance. Nous ne parlons encore que de son talent.
Ce talent, quand on l’analyse à froid aujourd’hui, se compose surtout de trois choses :
L’art de la composition ;
La finesse du style ;
La vibration du cœur sous le mot.
Béranger compose une chanson comme un poème épique ou comme un drame en cinq actes. Il n’y a point de hasard dans son inspiration, ni par conséquent de négligence, de défaillance ou de longueur. Tout est conçu lentement dans son esprit, porté longtemps dans sa méditation, aiguisé à loisir par sa sagacité, poli jusqu’au scrupule par son goût, combiné pour l’effet qu’il veut produire, adapté à l’air populaire le plus propre à faire danser les paroles, rire le refrain, vibrer les couplets ; puis tout est lancé par le poète à son adresse avec la sûreté du coup d’œil et du doigt de la brodeuse de dentelle qui lance le fil aminci sur les lèvres dans l’œil de l’aiguille.
« Il y a tel de mes couplets », disait-il, « qui m’a coûté des semaines de réflexions. »
Il ne s’en cachait pas, il ne se donnait pas pour un improvisateur comme nous, fils du hasard, tantôt bien tantôt mal servis par la loterie de leur inspiration, mais toujours incorrects, même dans leurs bonheurs de style ; il était, lui, le fils du travail, qui fait quelquefois attendre ses dons, mais qui ne trompe jamais l’homme de génie et de patience. Les regards très exercés comme les nôtres aux ouvrages d’art s’aperçoivent seuls de ces limures assidues du doigt de Béranger sur ses vers. On n’y pourrait pas changer un mot ; mais aussi ses chansons manquent un peu de cette négligence qui est la souplesse de la force : elles ne sont pas assez jeunes, même quand elles chantent l’amour ; elles ne sont pas assez folles, même quand elles célèbrent la folie ; elles ne sont pas assez ivres, même quand elles simulent l’ivresse.
« Votre jambe droite n’est pas assez avinée », disait le grand comédien anglais Garrick à Préville qui lui demandait conseil pour bien rendre un rôle d’ivrogne sur la scène. « Votre main droite, celle qui tient la plume, n’est pas assez avinée », pourrait-on dire à Béranger quand il raturait une chanson à boire.
Désaugiers, son contemporain, délire plus sincèrement ; il est ivre lui-même de l’ivresse de verve qu’il répand à plein verre autour de lui ; le plaisir est la seule politique de cet Anacréon de Paris. Les chansons de Béranger ont un but ; elles visent aux passions d’un parti, au cœur d’un peuple, au trône des rois ; le regard tendu de l’archer roidit la main, la flèche vole plus haut, mais elle vole moins leste ; les chansons de Béranger sentent un peu la lampe et l’huile de ses veilles, au lieu de sentir le raisin de la vendange et la mousse du banquet. À cela près, chacune de ses chansons est une combinaison achevée et réussie de facture, une miniature de patience.
Le Béranger des odes, le Béranger philosophique se réservait pour les derniers chants.
XX
La finesse de style est le second caractère distinctif de ces compositions ; Béranger écrit pour le peuple avec une plume de diplomate et avec une délicatesse de courtisan. L’allusion transparente, la double entente malicieuse, le sous-entendu furtif suspendu sur ses lèvres, le demi-mot plus incisif que le gros mot, le sens qui s’arrête pour que la malignité l’achève ; l’injure qui ne dit pas tout pour que le peuple, en la complétant lui-même, devienne, pour ainsi dire, le complice intelligent du chansonnier, voilà les figures ordinaires du style de Béranger.
Chacune de ses chansons prenait ainsi la physionomie de son visage : le front candide, les yeux clignés, la bouche équivoque, les joues joviales, le regard narquois, le demi-sourire, le doigt sur les lèvres ! Sa figure était sa chanson, sa chanson était sa figure. La vérité même ne devient française qu’à la condition d’avoir le sourire sur la bouche.
Cette finesse de style me fit douter longtemps que le peuple fût assez raffiné pour le comprendre ; mais la passion est un grand déchiffreur de sphinx. La passion du peuple était si acerbe, à cette époque, contre les Bourbons, contre la noblesse, contre le clergé surtout, que cette passion aidait le cabaret et la caserne à comprendre les finesses trop littéraires de ce style ; même quand il ne les comprenait pas, le peuple y entendait malice de confiance. Il applaudissait jusqu’à ces obscurités. Il y avait une telle entente préétablie entre la multitude et son chansonnier qu’un seul geste de Béranger aurait été aussi communicatif qu’une de ses chansons, et que la France aurait ri ou frémi avec lui sur un signe du télégraphe !
Hélas ! il faut en convenir, les funestes amis de la Restauration, dans les Chambres de 1815 et depuis, commençaient à prêter trop d’armes au poète. La France avait accepté dans les Bourbons la révolution raisonnable et la réconciliation des partis dans la liberté ; on lui présentait la contre-révolution insatiable, et la monarchie se faisait parti malgré elle.
XXI
Revenons au talent. Cette finesse de style, qui aurait été un défaut grave dans un poète populaire, devenait, grâce à l’esprit de parti, un mérite de plus dans Béranger. Le buveur illettré croyait se montrer aussi fin que lui en affectant de l’entendre, et l’amour-propre flatté du peuple concourait à la popularité du chansonnier !
Mais la qualité dominante du talent de Béranger n’était ni dans l’habileté de ses compositions, ni dans la finesse de son style ; elle était dans son cœur. Ce cœur, véritablement collectif, était le cœur d’un pays plus encore que le cœur d’un homme ; tout y vibrait d’une émotion plus universelle que personnelle. Il devinait tout parce qu’il sentait tout : une grandeur ou une douleur de la patrie, un tambour battant la charge à des grenadiers sur quelque champ de bataille de la République ou de l’Empire, un tocsin du 14 juillet appelant les citoyens à l’assaut de la Bastille, un coup de canon de Waterloo mutilant les débris des derniers bataillons décimés de Moscou ou de Leipsick, un adieu funèbre de César vaincu à ses légions anéanties dans une cour de Fontainebleau ; le déchirement d’un dernier drapeau tricolore qui déchirait, avec ce même lambeau, l’orgueil et le cœur d’un million de vétérans humiliés ; un soupir du Prométhée impérial enchaîné sur son rocher, apporté par le vent à travers l’Océan du rivage de Sainte-Hélène ; un bruit de pas des bataillons étrangers sur le sol de la patrie, un murmure encore sourd du peuple contre la moindre atteinte à sa révolution ; un gémissement de proscrit de 1815, le bruit d’un coup de feu d’un peloton de soldats dans l’allée de l’Observatoire, dans la plaine de Grenelle, à Toulouse, à Nîmes, à Lyon, balle sous laquelle tombait un maréchal, un colonel ou un sergent des vieilles bandes françaises ; une plainte de prisonnier dans le cachot, un cri de faim dans la chaumière, de souffrance dans la mansarde, une agonie du blessé dans un lit d’hôpital ; une mère pressant ses trois enfants contre sa mamelle épuisée près de son mari mort sur son grabat, sans suaire, dans un grenier ; un sanglot étouffé de veuve dont le fisc emporte la chèvre nourricière ; une voix d’enfant aux pieds nus sur la neige, collant ses mains roidies aux grilles du palais du riche pour y respirer de loin l’haleine du feu de ses festins : tout cela retentissait dans l’âme de Béranger, comme si un autre Asmodée avait découvert à ses yeux les toits des capitales ou le chaume des huttes. Sa sensibilité, non feinte, mais vraie, l’associait, par une universelle sympathie, à toutes ces vibrations de la fibre frémissante ou souffrante des multitudes. On a écrit que le tyran de Syracuse avait construit un édifice où tous les entretiens et tous les murmures secrets du peuple venaient, par un effet d’acoustique, se répercuter et se grossir dans un centre sonore qu’on appelait l’Oreille de Denys : l’oreille vivante de Denys, c’était véritablement, de nos jours, le cœur de Béranger. Cette puissance de souffrir pour tous, et cette puissance de compatir à tous, lui donnaient la puissance d’exprimer pour tous, et tous aussi reconnaissent leurs gémissements dans sa voix. Son talent, c’était sa nature ; sa popularité, c’était son patriotisme ; sa puissance, c’était son humanité ! Toute rumeur cherche son écho dans la nature : quand cet écho est insensible, il rend un son ; quand cet écho est animé, il rend une âme. Béranger était l’écho de la Révolution, l’écho de l’armée ; le peuple et l’armée s’écoutaient sentir, penser, aimer, haïr, conspirer en lui. C’était l’homme-nation.
XXII
Or pourquoi la chanson avait-elle été choisie par Béranger pour devenir ainsi l’écho du sentiment des pensées, des haines, des amours, des conspirations du peuple et de l’armée ? C’est que la nature des choses avait choisi d’elle-même et avant lui ce mode de propagande des instincts du peuple et du soldat. C’est au peuple et au soldat que Béranger avait à parler ; il faut parler à chacun sa langue, si l’on veut être compris, et surtout si l’on veut être répété.
Si Béranger avait eu à parler à l’imagination enthousiaste et poétique des Grecs du Péloponèse ou de l’Archipel, il aurait composé quelques-uns de ces chants de klephtes, de matelots ou de pasteurs, qui célèbrent des brigandages héroïques, des pirateries féroces, des martyres fanatiques, des amours naïfs et tragiques, tels que les Chants populaires de la Grèce moderne, renaissance d’Homère et de Théocrite, en contiennent par milliers aujourd’hui ; poèmes épiques et naïfs en miniature, qui attestent, même sous la grotte du brigand, sous la tente du berger, sous la voile du corsaire, la fécondité et la beauté de l’imagination indélébile du peuple homérique.
Si Béranger avait eu à parler à la rêverie oisive des pêcheurs, des matelots, des lazzaroni du golfe de Naples, il aurait composé des épopées merveilleuses en récitatifs interminables ; il les aurait accompagnées de quelques notes de guitare et du bruit des flots sur la plage ; il les aurait chantées sur le môle des ports de cette mer, au coucher du soleil derrière les îles, rideaux mystérieux de l’Océan.
Si Béranger avait eu à émouvoir l’âme aventureuse et voluptueuse du peuple qui gémit, de souvenirs et de tristesse, au bord des quais de Venise, il aurait écrit des stances d’Arioste et du Tasse, en vers dignes d’être soupirés sous ce beau ciel, et il les aurait jetés, comme réminiscence classique, dans la mémoire des gondoliers. Qui mieux que lui aurait chanté la glorieuse élégie de Manin ?
S’il avait eu même à parler à des Écossais, race ossianique, contemplative, rêveuse et mélancolique comme ses grèves, ses lacs, ses montagnes, il aurait composé quelques-unes de ces ballades touchantes qui font, comme dit Dante :
chanter et pleurer à la fois.
Mais il avait à faire à un peuple sarcastique de capitale, de caserne, de faubourg, de champs de bataille. Ce peuple dépasse les Grecs en héroïsme, mais il n’égale ni les Campaniens en rêverie, ni les Vénitiens en poésie, ni les Écossais en sensibilité. Ce peuple rabelaisien n’est pas encore arrivé à son âge poétique dans ses couches profondes, et peut-être n’y arrivera-t-il jamais. Son origine gauloise, son goût excessif pour la raillerie, son père spirituel Rabelais, son trop d’esprit, faculté si nuisible au génie poétique d’une race humaine, l’empêcheront peut-être toujours d’être un peuple épique, et encore plus un peuple lyrique. C’est le peuple du rire ; il chante des noëls, et il a inventé le vaudeville, deux funestes augures pour qu’il chante jamais des stances héroïques ou des barcaroles sérieuses. Il n’a bien chanté que l’hymne de la guerre, la Marseillaise, en 1792, parce qu’il la chantait en face des armées étrangères, avec l’accompagnement du tambour et du canon !
Mais la partie du peuple français des capitales et des camps à laquelle s’adressait Béranger était peu capable de s’engouer pour une poésie à longue haleine et à grand vol ; cette poésie aurait passé par-dessus sa ◀tête▶ : le cygne et l’aigle ne s’abattent pas dans la rue. Il fallait évidemment à ce peuple des chansons.
XXIII
La chanson est la littérature de ceux qui ne savent pas lire. On savait peu lire alors dans les campagnes, dans les casernes et dans les ateliers où Béranger voulait retentir. L’air populaire qui court les rues en sortant du Vaudeville, et que les bornes apprennent d’elles-mêmes à force de l’entendre répéter par les orgues ambulants, est un véhicule nécessaire pour porter la poésie narquoise ou politique de porte en porte, comme le facteur quotidien y porte une lettre, à cent mille adresses. L’air musical est nécessaire aussi pour graver le couplet dans la mémoire du peuple par l’obsession d’un écho qui redit un million de fois le même refrain. Cette musique usuelle qui parle à l’esprit, et ce couplet rythmé qui danse dans l’oreille, se prêtent l’un à l’autre un mutuel secours pour pénétrer partout. On entend malgré soi la mélodie banale, semblable à la voix du crieur public ; souvent même on répète soi-même, en dépit de soi, l’air dont on est obsédé et les paroles qui répugnent à vos opinions. Telle est la puissance de la chanson sur le peuple illettré des capitales en France : c’est l’enseignement mutuel de la borne et du pavé ; l’air monte souvent jusqu’au grenier du pauvre ; il pénètre même dans le salon du riche ; mais son théâtre par excellence est le café. Le café, où les Orientaux rêvent, où les Français chantent, est le véritable centre d’acoustique de la chanson grivoise ou de la chanson politique, ce pamphlet en musique. L’oreille de la France est là pour entendre et retenir.
XXIV
Il ne faut donc nullement s’étonner qu’un esprit de la plus exquise délicatesse, tel qu’était Béranger, ait choisi la forme de la chanson pour se faire l’écho, mais l’écho héroïque de la nation. La chanson était la langue du pays ; tant pis pour le pays sans doute, tant pis surtout pour Béranger ! Il aurait sans doute bien préféré écrire à l’ombre des rochers de Sicile, comme Théocrite, ou des hêtres du Mincio, comme Virgile, ou des oliviers de l’Hymète, comme Anacréon, ou des figuiers de Tibur, comme Horace, ou des orangers de Sorrente, comme le Tasse.
Il aurait aimé à y écrire, soit des églogues pastorales, soit des ivresses et des amours attiques, soit des odes négligées et badines, soit les épopées de la liberté et de l’héroïsme de son pays. Les siècles et l’univers lettrés l’auraient adopté, mais le jour et la rue ne l’auraient jamais connu. C’est au jour, à la rue, à la passion publique, à la faction régnante qu’il avait à faire. Il fallait donc chansonner, eût-il envie de chanter ; eût-il même envie de pleurer, il fallait rire.
D’ailleurs la chanson joviale ou politique, la chanson à boire ou la chanson à tuer un gouvernement, n’était pas entièrement une langue étrangère pour ce jeune poète de 1810 à 1820. C’était par là qu’il s’était déjà révélé à quelques esprits d’élite dans ce monde des bons vivants dont le dogme, sous l’Empire, était la Clef du Caveau.
La Clef du Caveau, que nous avons vue alors entre les mains de plusieurs de nos condisciples, devenus des chansonniers et des vaudevillistes, était un livre où se trouvaient notés, figurés et alignés, pour la faculté des débutants, tous les airs populaires sur la mesure desquels il fallait, comme sur le lit de Procuste, allonger ou raccourcir son génie quand on voulait écrire pour le Caveau.
Le Caveau était l’académie chantante. Le premier Empire, en comprimant par la censure la pensée, qui vit de liberté, et qui quelquefois en meurt, avait respecté et même favorisé la liberté bachique. La police était de l’avis de César : « Les hommes gras et gros qui chantent à table ou au lit ne sont pas dangereux. Encourageons la chanson ; elle tuera la satire. » Une foule d’esprits plus ou moins sincèrement bachiques, depuis Laujon jusqu’à Désaugiers, s’étaient donc relégués au Caveau, et ils y célébraient tous les mois les mystères du vin, de l’amour et du refrain. Un ou deux bons couplets rimés spirituellement par un jeune homme étaient un titre d’admission dans cette académie de la goguette. Béranger y avait été reçu. Le Chansonnier des Grâces était le Moniteur officiel de ce sénat d’Horaces et d’Anacréons de restaurateur. La gloire mensuelle de ces publications faisait éclore un nom sur une page de ces recueils, comme un rayon de soleil fait éclore le ver à soie sur une feuille de mûrier. La seule littérature populaire de la France, de 1805 à 1815, était à table dans ce Caveau. Béranger y avait connu Laujon, Désaugiers, et tous les maîtres de la gaie science. Avec cette flexibilité de caractère qui est la faiblesse et la grâce de la jeunesse, il est naturel qu’il y ait admiré ces maîtres ; on comprend qu’il ait été possédé, au début, d’une certaine émulation pour rivaliser de jovialité et de gaudriole avec eux. N’ai-je pas pris moi-même, en sortant du collège, Dorat pour un Anacréon et Parny pour un Tibulle ? Ce mode bachique d’ajuster sa poésie sur un air des rues était donc déjà familier comme une habitude à Béranger avant qu’il en eût fait un système. Faire chanter l’amour et le vin, c’était vieux comme le vin et l’amour ; mais faire chanter le pamphlet, c’était le génie et la nouveauté du genre.
XXV
Je répète que je n’écris pas ici et aujourd’hui la vie de Béranger ; je l’écrirai peut-être ailleurs, et certes ce serait, si j’en avais le talent, un charmant poème que cette histoire qui a voulu se circonscrire elle-même entre l’atelier d’un ouvrier et la mansarde d’un chansonnier, entre l’aiguille et la plume, deux outils de travail, l’un pour le pain de la famille, l’autre pour la gloire de la patrie. Je ne sais de cette histoire que ce que Béranger m’en a souvent raconté épisodiquement à propos de lui ou des autres ; j’en ai entendu assez cependant pour savoir que ce jeune homme, devenu une grande mémoire, n’était nullement dépourvu d’éducation, ni même d’instruction classique.
On a affecté de le dire pour flatter l’ignorance ; on a voulu faire croire au peuple que l’éducation était inutile aux mœurs, que l’instruction était inutile à l’esprit, et que, dans les couches neuves et incultes de la nation, le génie né de lui-même portait sans racines les fruits exquis de la littérature, de la philosophie, de la politique et de l’art. Rien n’est moins vrai et rien n’est moins sérieusement populaire que cette adulation à la majesté sérieuse du peuple. Rien n’éclot sans racine et rien ne fructifie sans culture, excepté l’ivraie, dans le champ de l’esprit.
La culture de l’âme, on la reçoit dans l’honnête famille : la profession de cette famille n’y fait rien, l’indigence encore moins ; mais la moralité, ordinairement héréditaire, y fait tout.
La culture de l’esprit, on la reçoit de ses maîtres et de ses livres.
Ni cette éducation qui forme les mœurs, ni cette instruction qui achève l’esprit, n’avaient totalement manqué à Béranger. Il y avait même dans sa famille des traditions de vieilles souches et de vieille sève de nature à élever l’âme plus haut que le sort. Il dit, dans deux de ses chansons, qu’il est né en pleine roture ; il y parle cinq ou six fois de son grand-père le pauvre tailleur d’habits de la rue Montorgueil ; il prend pour armoiries les ciseaux et l’aiguille de cet honnête artisan de Paris. Avec une affectation inverse des ridicules affectations de fausses noblesses, il répudie l’origine plus illustre que la particule DE, jointe dans ses premières œuvres à son nom de Béranger, donnait à sa naissance.
Le poète ennobli par lui-même ne voulait dater que de soi. De plus, il faut tout dire, il était de la politique du poète qui voulait personnifier complètement le peuple dans ses obscurités, dans ses misères, dans ses passions fières ou jalouses, selon le temps ; il était de la politique de Béranger de se confondre, depuis la cime jusqu’à la souche, avec ce peuple dont il voulait être à la fois l’image et l’orgueil. Il ne fallait pas deux natures entre ce peuple et lui : le poète aurait été moins populaire, le peuple aurait été moins confiant. C’est ainsi que Mirabeau s’était fait marchand de drap à Marseille pour se confondre dans le tiers état ; et, si nous remontons plus haut, c’est ainsi que Tibérius Gracchus s’était fait plèbe à Rome pour faire trembler l’aristocratie de son pays.
Nous n’approuvons pas cette politique, qui fait déroger le nom de famille pour faire monter plus haut l’ambition, la puissance, la popularité de l’individu. Il faut, quand on est vraiment philosophe, vraiment citoyen, vraiment égalitaire, se résigner avec la même indifférence à sa noblesse ou à sa roture : l’une ne dégrade pas plus que l’autre n’avilit le vrai grand homme. Roture ou noblesse ne sont ni des mérites ni des torts ; ce sont des lots que nous avons reçus en naissant, dans la loterie de la Providence. Il y a faiblesse à s’en glorifier, faiblesse à en rougir, faiblesse à les abdiquer. Béranger, quand il fut devenu ce qu’il devait être, un aussi grand cœur qu’il était un grand esprit, pensait exactement comme nous. Mais alors il n’était encore qu’un homme de parti. On comprend qu’à cette époque de sa vie il ait fait ce petit sacrifice à l’envie, divinité de la rue qui vit aussi de fumée, comme les divinités antiques.
XXVI
Mais plus tard, et bien souvent, dans la franchise de ses entretiens à demi-voix, voici littéralement ce qu’il me disait à moi-même :
« Je me nomme bien véritablement DE BÉRANGER. Ma famille, quoique déchue par des revers de son ancienne aristocratie, est bien réellement noble ; elle est une branche séparée et séchée de la très ancienne maison de ce nom, enracinée dans plusieurs provinces de France, et surtout en Provence, en Anjou et en Dauphiné. Ma famille a conservé précieusement les titres de cette filiation dans nos pauvres archives domestiques ; elle s’en est toujours entretenue, à portes fermées, avec une certaine vanité pieuse de grandeur déchue, qui est de la niaiserie, si vous voulez, mais la niaiserie vénérable des souvenirs. Il y a plus, ma famille a toujours espéré que, par une vicissitude quelconque du sort, elle remonterait au rang légitime d’où elle était tombée par la misère, et qu’elle se ferait reconnaître, ses titres à la main, pour ce qu’elle est.
« Je n’ai jamais partagé, quant à moi », ajoutait-il, « ces vanités ni ces espérances ; je me suis toujours moqué d’eux quand ils me parlaient de notre noblesse vraie ou fausse ; je n’ai jamais voulu voir leurs titres et leurs parchemins ; mais je sais qu’ils existaient. Il est donc très naturel qu’à mon entrée dans la vie et dans les lettres, j’aie porté et signé le nom qui était légitimement celui de notre famille.
« Cette famille, poursuivait-il, avait véritablement aussi des puretés de mœurs et des dignités de sentiment à la hauteur de ce qu’elle appelait son origine. » Il citait, entre autres, comme un type de distinction, d’intelligence et de cœur, une de ses tantes, qui lui servit de mère à l’âge où le cœur des mères est à l’âme de leurs enfants grandis ce que la mamelle est à leurs lèvres quand ils sont au berceau.
De sa véritable mère il ne m’a jamais parlé, soit qu’elle fût morte avant qu’il ait pu la connaître, soit que cette femme, ainsi que l’insinue Alexandre Dumas dans sa remarquable confidence au public sur Béranger, n’ait pas laissé à son enfant devenu homme l’image d’une assez tendre mère. On en est réduit à cet égard aux conjectures. Une seule personne vivante pourrait les rectifier : c’est la vénérable sœur de Béranger, religieuse dans un couvent de Paris ; femme de prières dont l’homme de chansons aimait à parler avec respect et avec de tendres réminiscences. Quand l’homme a fait le tour de sa vie et qu’il se rapproche par la mémoire du foyer d’où il est parti enfant, il revoit par la pensée les sœurs qui jouaient dans des berceaux à côté du sien, et, s’il en existe une encore, fût-ce derrière les grilles d’un monastère, toute son âme y reflue : les feuilles en automne tombent sur les racines.
XXVII
Quoi qu’il en soit, Béranger, qui ne me parla jamais de sa mère, m’a parlé presque tous les jours de son père. Ce qu’il me disait de ce père, bien que cela fut un peu confus dans ses discours, est la preuve que le poète avait reçu par ses soins et par ceux de son grand-père une éducation très au-dessus de la profession à laquelle il se dit prédestiné dans ses chansons. Un enfant voué à l’établi, à l’aiguille et aux ciseaux, n’aurait pas eu besoin de passer six ans dans une maison d’études libérales de Paris. Or le petit-fils du tailleur étudia pendant ce nombre d’années chez un précepteur ecclésiastique, logé dans les environs de la Bastille. Il y a évidemment dans ce dénuement prétendu de toute éducation, dont Béranger parle au public, la même exagération de subalternité que dans le titre de garçon d’auberge qu’il se donne dans la même chanson. On va voir ce qu’il entendait par garçon d’auberge.
« J’avais », me disait-il très souvent, « une excellente tante, qui me recueillit dans sa maison après la mort de mon grand-père. Elle habitait une province du nord de la France. Son mari y jouissait d’une large aisance. Il associait au travail rural de ses champs les profits d’une hôtellerie de faubourg, que ma tante dirigeait, à l’aide de ses nombreux domestiques de ferme. Non seulement c’était une femme du cœur le plus maternel pour moi, qu’elle traitait comme son propre fils, mais c’était une femme d’une éducation supérieure à son état ; je lui dois tout ce qui a pu germer ou fleurir plus tard en moi de bons instincts, de haute raison, de tardive sagesse. Je ne pense jamais sans m’attendrir aux bontés de cette femme accomplie pour moi ; à ses conseils, qui sont devenus mes proverbes ; aux soins qu’elle se donnait pour me procurer, à Péronne, l’éducation et l’instruction les plus propres à faire de moi, un jour, ou un artisan supérieur à sa condition, ou un homme distingué dans les professions libérales, vers lesquelles elle se complaisait à me diriger. »
On peut lire à cet égard de très intéressants détails justificatifs de mon opinion dans le Petit Évangile de la jeunesse de Béranger, selon un artisan son disciple, M. Savinien Lepointe. M. Mornand, dans une série d’articles à cœur ouvert, le juge avec autant d’amour et plus de liberté.
On voit qu’il y a loin de cette situation de l’enfant de quatorze ans chez le modèle des tantes à la situation de garçon d’auberge rinçant les verres et changeant l’assiette des rouliers de Péronne. C’était une tutelle, ce n’était point une domesticité. Une laborieuse et fidèle domesticité ne l’aurait pas, à mes yeux, subalternisé moralement davantage ; mais il faut appeler les choses par leur nom : le petit Béranger n’était pas garçon d’auberge ; il était le neveu et le pupille chéri d’une tante aisée, pieuse, lettrée pour sa condition, qui lui prêtait sa maison, sa bourse et son cœur pour l’élever, par une éducation vigilante, à une honorable profession dans la société.
XXVIII
Ce que Béranger nous a dit tant et tant de fois de cette tante s’accorde parfaitement avec ce qu’Alexandre Dumas a recueilli de sa propre bouche ou des traditions de Péronne.
L’enfant reprit, sous la surveillance de sa tante, les études au moins élémentaires commencées à Paris. La tante y ajouta les études religieuses. Elle le nourrissait de Fénelon et de Racine, de Télémaque et d’Athalie. Quel garçon d’auberge ne deviendrait un enfant d’élite à un pareil régime ? Enfin elle le fit entrer à Péronne dans une carrière à la fois lucrative et libérale, carrière qui nécessitait par sa nature des études préalables, et qui par sa nature aussi devait compléter ces études.
Cette carrière était l’imprimerie. À seize ans le poète futur était apprenti typographe.
La typographie est le vestibule de la littérature ; elle suppose dans la classe très lettrée qui l’exerce une instruction assez universelle, car elle suppose la connaissance minutieuse de la langue, et la langue est la clef de tout savoir.
Les typographes sont par leur art une sorte de noviciat de la littérature ; ils sont par leur métier les premiers confidents de l’idée : on pourrait les appeler les secrétaires intimes de leur siècle. Cette intimité confidentielle dans laquelle ils vivent avec les écrivains, les orateurs, les poètes, les savants, initient forcément ces ouvriers de la pensée à la science, à la politique, aux lettres. Pourrait-on supposer un copiste de musique qui ne comprendrait pas les notes ? Pourrait-on supposer un graveur de tableaux qui ne saurait pas le dessin ? Il en est de même des typographes. C’est la profession la plus rapprochée de celle de l’écrivain, si toutefois penser, sentir et écrire est une profession. C’est du moins la plus intellectuelle des professions manuelles. Une foule d’hommes de science ou de style, chez toutes les nations, est sortie des ateliers de la typographie. Sans parler de Diderot, de Mercier, et de tant d’autres en France, la typographie en Amérique ne fut-elle pas le métier de Franklin, cet homme qui fondait la liberté religieuse et la liberté républicaine dans le même moule où il fondait les caractères de la pensée ?
Béranger n’était donc ni un manœuvre, ni un garçon d’auberge à Péronne et ensuite à Paris ; il était le Franklin en germe de la France.
Son talent futur ne naissait donc nullement d’une enfance illettrée et mercenaire ; ce talent naissait d’une famille déchue, mais qui se respectait elle-même dans son passé ; il naissait des soins d’une tante qui rêvait pour son pupille une restauration du nom de la famille ; enfin il naissait d’une première profession essentiellement lettrée, et qui, ayant fait naître un Franklin dans un autre monde, pouvait bien faire éclore un Béranger dans celui-ci. Voilà la vérité sur l’éducation du poète.
XXIX
Il a laissé dire et il a fait entendre lui-même qu’il ne savait pas le latin, cette langue mère de la littérature occidentale. C’est possible ; mais cela ne serait pas une raison d’impuissance dans un homme né pour penser par lui-même et pour écrire dans la langue usuelle de son pays. Il y a si longtemps qu’on parle, qu’on écrit et qu’on traduit le latin dans notre Occident, que l’esprit de l’éloquence, de l’histoire, de la poésie latine, a été tout entier transvasé dans les langues de l’Europe. Qu’importe le mot, quand la latinité de l’idée a passé dans les mœurs et dans le style ? J.-J. Rousseau lui-même ne savait guère le latin quand il commença à écrire, et cette ignorance l’empêcha-t-elle de se faire le plus pénétrant, le plus harmonieux et le plus éloquent des styles ?
Nous avons peine à croire cependant à la complète sincérité de cette ignorance de la langue d’Horace dans le poète des chansons politiques. Le tour de ces chansons est, selon nous, trop essentiellement latin, sous sa prétention gauloise, pour n’y pas reconnaître à chaque construction de couplet des réminiscences savantes, et trop savantes peut-être, de latinité. Si ces chansons ont un défaut pour les classes mercenaires auxquelles elles sont dédiées, c’est précisément la construction un peu laborieuse, un peu antique et un peu obscure de la phrase. Il y a trop de Tacite, dans ce prétendu ménétrier des tavernes de la Gaule, pour croire qu’il n’ait pas fréquenté dans son enfance les historiens, les satiristes et les politiques de Rome.
XXX
Après son retour à Paris, à l’âge de dix-huit ans, en 1796, on perdait même dans sa conversation le fil de sa vie et de ses études. Il paraît que son grand-père et son père l’avaient rappelé auprès d’eux pour une tout autre occupation que celle de typographe. On le destinait alors à ce qu’on appelle aujourd’hui les affaires, c’est-à-dire à la banque, aux fournitures d’armée et aux spéculations d’argent et de papier, qui avaient pris une grande place dans la vie des Parisiens de cette époque, comme sous la Régence et comme de nos jours. Les conspirations politiques s’y mêlaient aux agiotages de finances. Le père du jeune Béranger, homme spirituel, entreprenant, léger et aimable, disait son fils, s’était jeté tout à la fois dans les jeux de la banque et dans les aventures contre-révolutionnaires.
« C’était un homme bien charmant et bien étourdi que mon père », me disait souvent Béranger. « Quoique je n’eusse que dix-huit ans, j’étais plus sensé et plus prudent que lui dans les affaires auxquelles il m’initiait, et qu’il avait fini par me remettre presque entièrement pour s’occuper plus librement de ses plaisirs et de ses machinations politiques. Le croiriez-vous ? mon père était un royaliste de ce qu’on a appelé la Jeunesse dorée du temps. Il avait la main dans toutes les conspirations bourboniennes pour la restauration de la monarchie ; il était lié d’opinion et d’amitié avec les chefs vendéens qui rêvaient de rétablir, par les bras de quelques braves paysans, le trône renversé par la république. Il sacrifiait ses intérêts de banque à ses affections d’homme de parti ; il encourait, pour ses amis de l’aristocratie, les procès, les exils, les prisons du gouvernement républicain. Sa fortune tout entière y coula ; il disparut et me laissa à moi, seul et inexpérimenté, le soin de sauver ses débris et d’honorer ses revers. Je m’en acquittai avec dévouement et honneur, à la satisfaction de tous les créanciers. Ce fut alors que je pris cette intelligence nette et active des affaires qui a si souvent étonné en moi ceux qui ne peuvent pas ajuster deux flèches sur le même arc. Ce fut alors aussi que je pris cet esprit d’ordre, de ponctualité, d’aisance dans l’étroit, qui me caractérise encore aujourd’hui.
« Mais j’y pris en même temps ce dégoût de la fortune et ce goût de la médiocrité qu’on appelle mon désintéressement, qui est vrai, et ce qu’on appelle ma pauvreté, qui est simplement ma liberté. Je n’ai pas voulu entendre parler des affaires pour moi-même, mais j’ai toujours été apte à les bien comprendre et à les bien conseiller dans les autres : les puissances financières, les Laffitte, les Pereire, qui ont été et qui sont mes amis, vous en rendraient au besoin témoignage. J’ai manqué ma vocation ; j’aurais été un grand financier. » — Je le crois, lui répondis-je, et surtout un très grand politique.
« Bah ! reprenait-il, à quoi bon ? Emporte-t-on son or ou sa puissance à la semelle de ses souliers ? J’ai mieux aimé n’être rien. J’ai eu l’ambition de Diogène ; mais mon tonneau est plus commode et plus grand que le sien », poursuivait-il avec un fin sourire ; « il contient bien des amis, et il a contenu un fidèle amour ; il dépasse encore mes désirs. Je me suis mesuré, et je me suis bâti une destinée juste à la proportion de mon ombre au soleil. »
XXXI
Quant aux années qui suivirent le désastre de son père, la mort de son grand-père, la dispersion et l’indigence de cette famille, il ne m’en dit jamais rien.
Il paraît, d’après ses chansons et ses notes, que tout tomba à cette époque autour de lui dans une pauvreté irrémédiable, et que le jeune poète chercha pour la première fois dans son esprit les ressources bien douteuses et bien précaires que le talent littéraire encore ignoré du public et de soi-même peut offrir à une famille écroulée.
Ce fut alors aussi que ce jeune homme fut confondu quelque temps par l’adversité avec ceux qui souffrent de la vie dans les misères d’une capitale. Il y contracta des opinions républicaines et soldatesques très opposées à celles de son père ; il y respira le sentiment plébéien, noblesse inverse du prolétaire, jusqu’au dédain pour des classes plus favorisées du sort. Enfin il y fut initié par les mœurs communes à la langue triviale du peuple dont il goûtait les larmes au fond du verre.
Mais ce qu’il y contracta surtout, ce fut la pitié pour ce peuple et l’amour réel des déshérités. Cette compassion et cet amour du peuple honnête et souffrant des ateliers des grandes villes devint sa seconde nature : le malheur fut sa famille. Cela se conçoit ; on s’attache à ce que l’on fréquente. C’est ainsi que moi-même, élevé dans les champs et né parmi les pasteurs, comme je l’ai chanté un jour, j’ai contracté, en vivant presque constamment parmi les ouvriers de la campagne, une estime, un goût, une tendresse pour les paysans, qui me firent toujours et qui me font encore préférer la table, la veillée d’une chaumière aux banquets et aux fêtes des palais. Béranger ne connaissait pas les paysans, moi je ne connaissais pas les prolétaires des villes avant 1848 ; j’avais chanté des idylles, il devait chanter des couplets.
XXXII
Ce fut alors, si l’on en croit l’esquisse biographique d’Alexandre Dumas, que l’âme de Béranger s’ouvrit pour la première fois, et peut-être pour la seule fois de sa vie, à l’amour.
Rien n’est plus près d’aimer qu’un malheureux : les larmes communes sont la soudure des cœurs. L’aventure racontée par Dumas est si étrange qu’elle doit être vraie : on n’invente jamais autant de poésie que la nature, la vie et les hasards du cœur en jettent sur le chemin des hommes d’aventures. Le grand poète, c’est le sort ; nous ne sommes que les personnages avec lesquels il compose ses drames. J’ai connu les deux personnages vieillis de ce drame de jeunesse et d’amour. Je parlerai tout à l’heure de celle qui fut Lisette, compagne de la jeunesse, de l’âge mûr, de la poésie et de la vieillesse de Béranger. Voici comment, selon la biographie intime, ces deux enfants se connurent, s’aimèrent, et mêlèrent leurs destinées qui devaient se confondre jusqu’au tombeau.
XXXIII
Dans le temps où le jeune Béranger, sans souci de sa fortune, se consolait de l’indigence par l’étourderie, il fréquentait la salle d’armes d’un maître d’escrime du faubourg Saint-Antoine, nommé Valois. Ce Valois, par une bizarrerie qui servait peut-être à achalander sa salle d’armes, avait pris pour prévôt, c’est-à-dire pour second dans ses exercices, une de ses nièces, jeune fille de quatorze à quinze ans, nommée Judith Frère. Cette jeune fille, d’une taille élevée, d’une souplesse énergique d’avant-bras, d’une physionomie noble et douce, d’un regard de reine tempéré par une délicate réserve, montrait encore à quatre-vingts ans les traces d’une beauté qui avait dû éblouir les élèves du maître d’armes. La sandale retentissante sur la dalle, chaussée au pied droit, le gant de combat à la main, le plastron sur le sein, l’épée mouchetée au poing, le masque de fil de fer sur le visage, treillis à travers lequel brillait l’ardeur des joues colorées par le jeu du combat, tout ce costume obligé d’un prévôt de salle d’armes devait faire, de la belle Judith, une Clorinde de quinze ans, plus facile à admirer qu’à combattre.
Judith et Béranger ne tardèrent pas à s’aimer et à s’avouer leur amour. Quelles furent les vicissitudes de cet attachement contrarié par leur âge et par leur misère ; comment triompha-t-il de longs obstacles ; comment, sous le nom plébéien de Lisette, Béranger célébra-t-il constamment la même personne poétisée dans ses chansons ; comment Judith sembla-t-elle disparaître pendant quelques années, non de son cœur, mais de la vie de son poète ; comment la vit-on reparaître dans son âge mûr ; comment un mariage à demi secret, à demi avoué dans une lettre équivoque et transparente cependant de Béranger au public, laissa-t-il ses amis dans une ambiguïté d’affirmation ou de doute sur la nature de cette vieille amitié ; comment Judith et son poète finirent-ils pourtant par se réunir sous le même toit pour mourir ensemble ; c’est ce qu’il n’appartient qu’aux historiens de la vie de Béranger de savoir et de dire. La seule chose qui nous importe dans un examen des vers et du caractère du poète, c’est que la Lisette dont parle Chateaubriand fut un sentiment de son cœur, et non une rime de ses couplets ; c’est que le poète aima pendant soixante ans, avec délicatesse, avec estime, avec constance, et que les apparentes légèretés de ses chansons ne furent que des convenances du genre, et nullement des débauches du cœur.
XXXIV
C’est sans doute cet amour, amour qui rend le cœur bien plus prudent, parce qu’il le force à penser à deux, c’est sans doute cet amour qui pressa instinctivement Béranger de songer à se créer par les lettres une existence qui pût suffire à deux vies.
« Judith pourtant », me disait-il souvent, « n’était pas si pauvre que moi : d’abord elle avait par ses parents un modique patrimoine, et puis elle avait à cause de moi un esprit d’ordre et d’épargne féminine qui doublait sa modique aisance. C’est elle qui a pourvu cent fois à toutes mes nécessités dans les moments pénibles de ma vie. Je lui ai dû beaucoup d’argent, et, si nous liquidions nos petites fortunes, c’est moi qui serais redevable à Judith. »
Béranger ne commença pas par des chansons. Ce genre de poésie spirituel, mais plébéien, qu’il n’avait pas transfiguré encore, lui paraissait au-dessous de la dignité de la poésie. Comme tout le monde il rêva plus haut. Il composa le plan et les premiers chants d’un poème épique intitulé Clovis ; puis il écrivit dans les intervalles des Méditations poétiques ; enfin il pensa à chercher dans la tragédie une de ces renommées soudaines et éclatantes qui grandissent comme l’aloès en un soir, aux rayons du lustre, sur une scène à dix mille échos. Chose singulière et cependant exacte, moi-même, quinze ans plus tard, je composais le plan et les premiers chants d’un poème épique de Clovis ; j’écrivais, sous le titre de Méditations poétiques, des vers qui ne trouvaient pas à exprimer leur nature sous un autre titre ; enfin j’ébauchais cinq ou six tragédies avortées pour une scène où ma destinée n’était pas de monter au rang des Sophocle, des Shakespeare, des Corneille, ou de leurs rivaux d’aujourd’hui !
XXXV
Nous possédons quelques fragments de ce poème de Clovis et de ces Méditations, de ces élégies de Béranger de vingt ans. L’élévation, la pureté, la mélancolie de ces vers inachevés démontrent qu’il serait devenu aussi poète en suivant ces voies des grandes lettres, mais il ne serait pas devenu aussi populaire. Or il était pressé de gloire et de pain ; il ne devait pas tarder à changer de note : le poète devait se faire chansonnier. Cependant on ne peut éviter son sort ; il allait trouver une gloire historique dans un refrain où il ne cherchait que l’écho de la rue et l’engouement d’un soir.
Mais, avant de feuilleter ses chansons, citons, pour caractériser son génie naissant, une ou deux de ces poésies sérieuses et élégiaques qui tombaient de son âme sensible, plus printanières et plus irréfléchies peut-être que ses couplets. Un studieux et pieux commentateur de Béranger, M. Fournier, nous a restauré hier une de ces ébauches dans le Courrier de Paris ; nous ne la connaissions pas ; elle gisait enfouie dans les éphémérides poétiques des premières années de l’Empire. Elle est intitulée Glycère. Je voudrais bien qu’elle fût une page de mes propres Méditations. Cette élégie est aussi grecque et plus grecque encore que française ; elle ressemble à s’y méprendre à une feuille de cyprès d’André Chénier.
Écoutez ces vers :
Glycère.
Un vieillard.
Jeune fille au riant visage,Que cherches-tu sous cet ombrage ?La jeune fille.
Des fleurs pour orner mes cheveux.Je me rends au prochain village.Avec le printemps et ses feux,Bergères, bergers amoureuxVont danser sur l’herbe nouvelle.Déjà le sistre les appelle ;Glycère est sans doute avec eux.De ces hameaux c’est la plus belle ;Je veux l’effacer à leurs yeux.Voyez ces fleurs, c’est un présage.Le vieillard.
Sais-tu quel est ce lieu sauvage ?La jeune fille.
Non, et tout m’y semble nouveau.Le vieillard.
Là repose, jeune étrangère,La plus belle de ce hameau.Ces fleurs, pour effacer Glycère,Tu les cueillis sur son tombeau !…J. P. de Béranger.
Une autre Méditation dialoguée du même style a été découverte par M. Fournier dans le même recueil ; elle est datée de 1803 et signée du même nom. Béranger avait alors vingt-cinq ans.
Le Conquérant et le Vieillard.
Le conquérant.
Je me suis, en chassant, égaré dans ces bois ;Guide-moi, bon vieillard, jusques à la sortie.Le vieillard.
Quittez votre coursier, les chemins sont étroits ;Allons, et soutenez ma marche appesantie.Le conquérant.
Te serais-je inconnu ?Le vieillard.
Jamais je ne vous vis…Le conquérant.
À défaut de mes traits tu connais mon histoire ?Le vieillard.
Le silence est profond sous le chaume où je vis.Le conquérant.
Depuis vingt ans le monde est rempli de ma gloire ;C’est moi dont le courage a soumis tant d’ÉtatsQue mon nom, prononcé dans la paix, dans la guerre,Fait trembler l’univers.Le vieillard.
Je ne vous connais pas !Mes bras sont pourtant las de cultiver la terre.Le conquérant.
Homme qui me confonds, quel est donc ton destin ?Le vieillard.
Je suis né dans ces bois, j’y passai ma jeunesse ;Une épouse et deux fils embellissent ma fin.Six chèvres et nos bras, voilà notre richesse ;Elle nous a suffi : nous en bénissons Dieu.Mais voici le chemin, seigneur, et je vous laisse.Pardonnez à mon âge…Le conquérant.
Heureux vieillard, adieu.J. P. de Béranger.
XXXVI
On voit que le chantre futur de l’amour de la gloire sentait déjà le néant de la gloire et de l’amour, et qu’il avait le pressentiment lointain de ce détachement des grandeurs humaines, qui devint longtemps après la sagesse de ses vieux jours.
On voit aussi que, si Béranger avait persévéré dans ce genre sérieux et mélancolique de poésie, qui était plus qu’on ne le croit la tendance de son âme, il aurait égalé les poètes les plus sensibles et les plus mélodieux de son siècle.
C’est à peu près à la même époque qu’il composa une épître sur le rétablissement du culte public en France, et une méditation funèbre sur les révolutions des empires, dans laquelle il parle ainsi des Bourbons immolés ou proscrits :
Des hommes étaient nés pour le trône du monde ;Huit siècles l’assuraient à leur race féconde.Dieu veut ! soudain, aux yeux de cent peuples surpris,Les uns sont égorgés, les autres en partagePortent, au lieu de sceptre, un bâton de voyage.
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Au milieu des tombeaux qu’environnait la nuit,Ainsi je méditais, par leur silence instruit.Les fils viennent ici se réunir aux pères,Qu’ils n’y retrouvent plus, qu’ils y foulaient naguères,Disais-je, quand l’éclat des premiers feux du jourPar le chant des oiseaux ranima ce séjour.Le soleil voit, du haut des voûtes éternelles,Passer par des palais des familles nouvelles.Familles et palais, il verra tout périr.Il a vu mourir tout, tout renaître et mourir ;Sortir l’homme, produit par la cendre des hommes ;Et, lugubre flambeau du sépulcre où nous sommes,Lui-même, à ce grand deuil fatigué d’avoir lui,S’éteindra devant Dieu, comme nous devant lui !… »
À ces élégies grecques, à ces vers sur le rétablissement du culte des aïeux, à ces méditations bibliques sur l’écroulement des Bourbons égorgés ou proscrits, à ces évocations au nouvel empire fondé, selon le poète, par un homme suscité de Dieu, ne croit-on pas entendre un néophyte de Fontanes, de Chateaubriand, dans ce jeune homme qui sera un jour l’ennemi du trône, la terreur du temple, le moqueur des Bourbons, l’Homère populaire de la Grande-Armée, le républicain, non du présent, mais de l’avenir ?… On a beaucoup parlé de l’instabilité des choses humaines ; mais l’instabilité de l’esprit humain, y a-t-on jamais fait assez d’attention ? Et cette instabilité, comme on l’a trop dit, est-elle toujours mobilité, intérêt, faiblesse, apostasie dans les hommes pensants ? Non, elle s’appelle aussi progrès dans les fortes ◀têtes capables de contenir plus d’une idée pendant la durée d’une longue vie. Cette vie ne change-t-elle pas constamment le point de vue de l’homme et l’aspect des choses ? Quand le navire qui vous porte vogue sur le fleuve, voyez-vous donc toujours le même rivage ? Et quand le rivage mobile a changé en effet, est-ce donc un devoir stupide de soutenir que vous voyez toujours le même arbre ou la même masure devant vous ? Non, ce n’est pas là devoir ; c’est obstination ou cécité ! Changer en mal, c’est faiblesse ; changer en bien, c’est vertu. Béranger changea d’abord en mal, selon nous ; puis il changea en bien ; et c’est de ce dernier changement que nous parlons ici.
Quoi qu’il en soit, voilà le Béranger de vingt ans ; nous allons voir le Béranger de quarante. Mais j’avoue que j’ai hâte d’arriver au Béranger de soixante ; car je n’ai pas connu d’homme qui ait été aussi élaboré, aussi perfectionné moralement par les années que ce vieillard. Nul ne fut plus près d’arriver à la sublimité de sa nature, quand le temps le cueillit mûrissant toujours. Le vrai nom de Béranger, selon moi, c’était PROGRES : progrès de la raison, progrès de la philosophie, progrès de la politique, progrès de la charité, progrès de la vérité dans un ami sincère du bien, progrès du peuple dont il était le symbole et à qui il devait apprendre à grandir en lui.