Discours prononcé au nom de l’Académie des inscriptions et belles-lettres aux funérailles de M. .Villemain
L’Académie des inscriptions et belles-lettres ne saurait rester muette devant cette tombe, près de se refermer sur l’un des hommes qu’elle est le plus fière d’avoir possédés dans son sein. On vient de vous dire avec éloquence les services de l’homme d’État, les qualités de l’orateur, les rares mérites de l’écrivain. Qu’il soit permis à notre compagnie, gardienne des souvenirs et des œuvres du passé, de montrer les sources où M. Villemain puisa cette noble et saine activité, cet amour désintéressé du beau, cette libérale conception de la vie, qui le soutint dans sa longue carrière et l’empêcha de défaillir jamais. L’étude de l’antiquité n’était pas pour lui une simple recherche de curiosité ; il demandait aux anciens des exemples et des leçons, des exemples de l’association intime du bien faire et du bien dire, des leçons de goût, de mesure, d’honnêteté, données avec l’autorité du génie. Expressions parfaites d’un idéal où la raison, la vertu et la beauté sont inséparables, les littératures antiques, soit sous leur forme profane, soit sous leur forme chrétienne, étaient pour lui une révélation lumineuse, où il trouvait à toute heure ce qui nourrit l’esprit et réchauffe le cœur. Son goût littéraire n’était pas l’admiration banale qui s’arrête au beau langage ; c’était un salutaire commerce avec un monde plus pur que le nôtre, un sentiment filial pour ces vieux sages dont nous faisons à bon droit les précepteurs et les consolateurs de notre vie.
Aux plus brillants succès de son talent d’écrivain et d’orateur, il eût préféré la bonne fortune de découvrir un de ces chefs-d’œuvre de la poésie grecque, modèles d’un art incomparable, où la suprême élégance elle bon sens, loin de s’exclure, se réunissent en une divine harmonie. Ministre de l’instruction publique à une époque où la culture élevée de l’esprit était tenue par la politique, non pour un amusement frivole d’aristocrates oisifs, mais pour un intérêt public, M. Villemain n’eut pas de plus constante pensée que de faire rendre aux couvents grecs les chefs-d’œuvre qu’ils pouvaient receler encore, et, si cette investigation, conçue et dirigée par lui, prouva que les chefs-d’œuvre inédits sont devenus bien rares, elle rendit au moins à la science des textes de première importance pour l’histoire de l’esprit humain. Quand le docte cardinal Maï arrache aux palimpsestes les pages à demi dévorées de la République de Cicéron, M. Villemain reçoit les feuilles savantes à mesure qu’elles sont imprimées, et en donne cette traduction où l’on trouve revêtues du plus beau style les plus profondes idées qu’on ait jamais émises sur la constitution de la société civile. Il ne séparait pas l’antiquité chrétienne de l’antiquité profane ; le génie des Pères de l’Église trouva en lui pour la première fois un digne interprète. Cette grande école chrétienne du IVe siècle, tout imprégnée encore d’hellénisme et de philosophie, M. Villemain la comprit, l’aima, la dépeignit en traits immortels. Ce noble christianisme des Basile et des Chrysostome était pour lui une autre Grèce, un monde classique en une certaine manière, où son imagination se complaisait. Rien n’était en dehors de sa large et intelligente critique : il était aussi maître de son sujet quand il retraçait l’histoire de la poésie lyrique des Grecs que quand il expliquait Dante et la poésie du moyen âge. L’admirateur passionné de la Grèce antique trouvait de la sympathie et de la pitié, même pour cette Grèce en décadence, dont il s’interdisait respectueusement de voir les faiblesses et les décrépitudes.
Ainsi soutenu par tous les enseignements du passé, en communion littéraire et philosophique avec ce que l’humanité a produit de bon et de beau, il tenait tête aux défaillances du présent ; il en dominait les tristesses, et, sans dissimuler ses craintes, il accueillait toute pensée d’avenir. Quoique depuis des années sa santé ne lui permît pas de prendre part à nos discussions, nous le sentions présent parmi nous ; tout absent qu’il était, nous recherchions son suffrage. Comme de tous les grands hommes, on peut dire de lui que la mort ne l’atteindra pas. Pour prendre les expressions d’un des auteurs anciens qui lui furent les plus chers : Quidquid exeo amavimus, quidquid mirati sumus manet
. Parmi les recherches qui conduisent l’esprit humain à la découverte de la vérité, les unes donnent la gloire et l’éclat de la vie ; les autres restent obscures ; mais toutes sont immortelles, — immortelles, même quand elles ne visent qu’à être utiles et qu’elles se renferment dans le cercle étroit des amis de la vérité ; immortelles surtout quand elles ont été, comme celles de notre confrère, éclairées par le rayon du génie.