(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Madame de Verdelin  »
/ 1898
(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Madame de Verdelin  »

Madame de Verdelin 68

J’ai le plaisir d’annoncer, le premier, un Recueil des plus intéressants et qui sera le complément indispensable des Confessions 69. On sait que la Bibliothèque de Neufchâtel, en Suisse, possède la collection entière des lettres autographes adressées à Jean-Jacques durant les années les plus actives de son orageuse célébrité ; c’est un legs fait à cette Bibliothèque par Du Peyrou, l’ami de Jean-Jacques. On avait plusieurs fois puisé à ce dépôt et on en avait donné des extraits, un avant-goût ; aujourd’hui on va tout avoir, tout ce qui est essentiel du moins et digne d’être mis au jour ; on n’a négligé que les lettres qui ne se recommandaient à aucun titre. M. Streckeisen-Moultou, petit-fils d’un des amis de l’illustre Genevois, et qui fait honneur à sa descendance, a donné tous ses soins à ce choix éclairé. Il a été aidé, dans l’exécution et l’édition proprement dite, par M. Jules Levallois, ce critique consciencieux et élevé, qui a de plus enrichi les volumes d’une Introduction d’une cinquantaine de pages, écrite d’un style ferme et pleine de vues étudiées et originales. M. Levallois sait son Jean-Jacques et le possède comme personne en ce temps-ci ; il le sait par devoir et aussi par amour. Il l’a médité longtemps dès sa tendre jeunesse, il doit le placer au premier rang de ses pères intellectuels ; il le reproduit par quelques traits intimes de ressemblance, par un spiritualisme, un déisme ardent et sincère, par la passion de la nature et de la campagne, par l’enthousiasme et l’ivresse du cœur dans les courses pédestres solitaires. On sent à tout instant cette parenté qu’il a avec son sujet, par la pénétration même de son analyse. Je n’entrerai pas en discussion avec lui sur quelques points de son Introduction qui prêteraient à la controverse : M. J. Levallois est un écrivain qui pense par lui-même et qui, par conséquent, ne craint pas de contredire à la rencontre quelques idées reçues ; et ici l’affinité de son sujet l’a conduit à des jugements plus vifs qu’on n’en a d’ordinaire sur ces querelles d’autrefois. Il ne s’est, pas contenté d’exposer, il n’a pas eu seulement un avis, il a pris parti en certains cas. Je ne le trouve pas juste pour Diderot, par exemple. Je le trouve un peu sévère pour quelques-uns des amis mondains de Jean-Jacques, notamment pour Mme de Boufflers et le prince de Conti. J’userais, si j’avais à en parler, d’une mesure un peu différente. Mais ce sont là des questions où l’on ne conteste que du plus ou du moins, des questions secondaires à vider entre soi et entre amis ; le public de nos jours n’en a que faire et prend plus indifféremment les choses. Il n’est point de lecteur, au reste, qui n’ait lieu d’être amplement satisfait d’un travail si plein, si net, et où l’on est à tout moment dans le vif. M. J. Levallois a bien voulu, dans cette série d’esquisses où il a caractérisé brièvement les correspondants ou correspondantes de Jean-Jacques, me réserver et m’assigner en quelque sorte un portrait de femme, celui de la marquise de Verdelin, une des amies les plus fidèles et les plus effectives du pauvre grand homme persécuté. J’accepte la désignation de M. J. Levallois, non sans faire remarquer que lui-même, dans ce qu’il a dit de Mme de Verdelin, a rendu ma tâche bien facile : je n’aurai qu’à développer son jugement. Mais auparavant je demanderai à jeter quelques idées qui me sont venues sur ces amitiés passionnées, ou mieux sur ces amitiés dévouées et tendres qu’excitent aisément chez les femmes, depuis deux siècles environ, la plupart des auteurs célèbres, grands poètes ou éloquents philosophes.

I.

On peut dire que cette nuance ou cette veine de sentiment est une création essentiellement, moderne. Dans l’Antiquité il ne se vit point pareille chose ; la constitution de la société n’y prêtait pas. Si quelques femmes s’éprenaient hautement pour le talent, pour le génie, pour la sagesse, c’est parmi les femmes libres qu’il les faut chercher, parmi les hétaïres ou courtisanes Aspasie, Leontium, qui s’éprirent pour Périclès ou pour Épicure, étaient de cette classe brillante et vouée à une publicité qui ôtait au don du cœur son plus grand charme et son prix. Passons vite. C’est un sujet de thèse que je propose à d’autres : la passion littéraire et le goût de l’esprit chez les femmes dans l’Antiquité. La femme de Mantinée, Diotime, qui est invoquée dans le Banquet de Platon et qui dit de si belles choses par la bouche de Socrate, est une initiée, une sorte de prêtresse ou de femme docteur ès sciences amoureuses et sacrées, et elle sort des conditions ordinaires. En général, les femmes honnêtes, renfermées dans le gynécée, pouvaient orner leur esprit, mais elles contenaient leurs prédilections au-dedans. Les Pénélope ne filaient et ne brodaient, même en matière d’esprit, que pour leurs époux. Chez les Romains, en ceci assez pareils aux Grecs, Calpurnie, la femme de Pline le Jeune, était assurément une femme lettrée et des plus cultivées par l’étude, mais à l’usage et en l’honneur de son mari seulement : à force de tendresse conjugale et de chasteté même, elle s’était faite tout entière à son image, lisant et relisant, sachant par cœur ses œuvres, ses plaidoyers, les récitant, chantant ses Vers sur la lyre, et, quand il faisait quelque lecture publique ou conférence, l’allant écouter comme qui dirait dans une loge grillée ou derrière un rideau, pour y saisir avidement et boire de toutes ses oreilles les applaudissements donnés à son cher époux. Ce n’est pas là encore la femme à intelligence multiple, et libre dans ses choix d’esprit, que nous cherchons. Je ne doute point pourtant que dans cette Rome émancipée et où les patriciennes avaient jeté le voile, au temps d’Ovide, le poète n’ait dû bien des succès et des bonnes fortunes à ses vers ; mais ce n’est point les bonnes fortunes que nous demandons pour l’auteur et le poète, c’est un sentiment pur, vif, dévoué, durable, indépendant de la jeunesse et du temps.

Ce sentiment-là, quel poète était plus digne de l’inspirer que Virgile ? Sensible, mélancolique, souffrant, le peintre immortel de Didon aurait dû, ce semble, avoir pour lui toutes les âmes tendres ; il aurait eu bien besoin, on croit l’entrevoir, de ces entretiens consolants et reposants qui charment dans l’habitude intérieure de la vie, qui soutiennent dans les jours d’affaiblissement et de langueur. « Il y a dans la femme une gaieté légère qui dissipe la tristesse de l’homme. » Si quelqu’un était digne d’éprouver la vérité de ce qu’a dit Bernardin de Saint-Pierre, un auteur tout virgilien, c’était assurément Virgile. Celui dont un vers touchant pénétra le cœur d’Octavie et la fit s’évanouir était, par tout un côté de sa nature, le poète des femmes. Au lieu de cela et faute de trouver à qui parler, sa tendresse se consuma ou s’égara.

Il arriva, sur ces entrefaites, un grand changement dans le monde et dont les Lettres elles-mêmes, à la longue, devaient se ressentir. Dans un coin reculé de l’empire, en Judée, un doux et puissant prédicateur évangélisa : Marie-Madeleine tomba à ses pieds et les arrosa de parfums, ou tout au moins elle lui voua son cœur. Une révolution s’ensuivit avec le temps dans la destinée de la femme.

Dans l’ordre religieux, ce fut tout un réveil ou plutôt un puissant appel qui s’entendait pour la première fois : on vit ce que la philosophie n’avait su faire, on vit de grands saints, un Jérôme avoir tout un cortège de femmes, de dames illustres, ses sœurs ou filles spirituelles. Le temps des poètes était éloigné encore.

Ils commencèrent, à leur tour, à jouir des facilités et des faveurs de la société nouvelle, dès le Moyen-Age florissant, dans cette patrie de la gaie science, dans cette contrée des troubadours. De grandes dames, de nobles châtelaines eurent leurs poètes de prédilection ; elles les choisirent à leur gré, non seulement parmi les nobles et les gens de naissance, mais parmi les mieux chantants et les mieux disants, fussent-ils issus de bas-lieu. Le talent eut ses privilèges, et il conquit sa couronne. Mais c’est là encore de l’amour, c’est de l’Ovide un peu raffiné et éthérisé, ce n’est pas cette amitié d’esprit plus rare et plus solide, ce fruit savoureux et tardif que mûrira une saison de civilisation plus avancée.

Un jour une Dauphine illustre laissa tomber, en passant, un baiser pur sur les lèvres d’un savant homme endormi. Ce baiser donné par Marguerite d’Écosse h maître Alain Chartier représente et résume bien des admirations muettes et inconnues. C’est le commencement de ce que nous cherchons.

Certes plus d’une Béatrix, plus d’une Laure inconnue avait pu s’émouvoir en méditant les mystiques sublimités de Dante, en récitant les adorables sonnets de Pétrarque ; plus d’une, tout bas, avait dû se dire avec envie : « Pourquoi pas moi ? » Plus tard, à des siècles de là, au déclin, mais à un bien beau déclin encore, le Tasse, avec sa séduction magique et ses ravissantes héroïnes, dut inspirer autour de lui autant et plus de passions peut-être qu’il n’en ressentit lui-même. Mais, laissant de côté ce que nous n’apercevons pas très nettement, regardons chez nous en France, là où nous savons les choses de près et où nous en pouvons juger à coup sûr.

Rabelais, sous son masque de moine gaillard et valeureux, n’était pas fait pour inspirer des tendresses ou des amitiés de femme. Il a ce que les femmes, même les moins prudes, ne pardonnent pas ; il est sale, il se vautre gratuitement dans l’ordure. Aussi (je crois l’avoir dit ailleurs), aucune femme, pas même Ninon, ne peut se plaire à le lire ou à en parler. Mais pour Montaigne, malgré ses taches légères et ses souillures, c’est bien différent : lui, il mérita de trouver sa fille d’alliance, une personne de mérite, une intelligence ferme, cette demoiselle de Gournay qui se voua à lui, fut sa digne héritière littéraire, son éditeur éclairé, mais qui elle-même, d’une trop forte complexion et d’une trop verte allure, finit par prendre du poil au menton en vieillissant et par devenir comme le gendarme rébarbatif et suranné de la vieille école et de toute la vieille littérature, — un grotesque, une antique.

Malherbe dit peu au cœur de la femme : Racan parlerait davantage. Corneille était fait pour exciter par son génie et ses premiers chefs-d’œuvre des transports d’enthousiasme que, malheureusement, sa personne vue de trop près soutenait peu, ou que même elle décourageait. On peut s’étonner toutefois que quelque Charlotte Corday précoce, quelque Émilie de la bourgeoisie, quelque Pauline plus ou moins déclassée et égarée parmi les précieuses de l’époque, ne soit pas sortie des rangs et ne se soit pas offerte comme amie et comme Antigone au noble poète indigent.

Les salons alors s’ouvraient à peine ; la société polie se formait et ne faisait que de naître. Ce sentiment, à l’éclosion duquel nous allons assister, est né presque en même temps que la conversation : il en est contemporain, bien qu’il en soit distinct ; elle y prépare, elle y dispose : il est le culte solitaire, le choix réfléchi, sérieux, exalté, d’une seule admiration entre toutes celles que les entretiens polis mettent en commun et agitent à plaisir.

Si ce n’est Corneille, au moins Racine ! On a droit de s’étonner encore que ce divin poète de la tendresse et des sentiments fins, qui a su fouiller et démêler les plus secrets ressorts des passions et lire au cœur d’Hermione et de Phèdre comme à celui de Bérénice et de Monime, n’ait pas eu autour de lui plus d’échos dans des âmes féminines distinguées, qu’il n’ait pas attiré et recueilli plus de tendresses avouées et déclarées, de ces éternelles reconnaissances de femmes pour le poète supérieur qui les a une fois devinées et enchantées pour toujours. La Champmeslé ne compte pas ; elle était trop près de lui et faisait partie de la maison. Il faut se dire, pour s’expliquer ce peu de succès personnel, à une époque déjà si raffinée de la société, que Racine était sans doute, de sa personne, bien bourgeois, bien auteur, bien rangé dans sa classe par ses habitudes, bien peu en rapport avec les tendresses touchantes que son talent mettait en action sur la scène. Et puis il s’est retiré de bien bonne heure ; il s’est fait dévot et homme de famille avant quarante ans. Les déclarations qui aiment un homme libre n’ont pas eu le temps de lui venir. Celles qui avaient pleuré toutes jeunes filles à Bérénice n’étaient pas encore devenues des femmes de plus de trente ans et qui peuvent tout dire, que déjà Racine était hors du courant, revenu et rangé vers Port Royal. En d’autres temps, Mme de Grammont (Mlle Hamilton) eût été, on l’entrevoit, une de ces femmes qui auraient pris plaisir à mener le chœur et le cortège des admiratrices de Racine.

Boileau si cher aux bons esprits, aux hommes de sens et de goût, n’était guère de nature par son talent à faire vibrer une corde au cœur des femmes. Il ne leur disait rien ; même avant qu’il les eût attaquées, elles avaient de l’éloignement pour lui et se tenaient froides et à distance. Lorsqu’il eut lancé contre elles sa fameuse Satire, aucune ne se présenta pour arracher au poète chagrin un démenti et ne tint à honneur de l’obliger à se dédire : elles en eussent été pour leurs frais.

Mais La Fontaine, le négligent et le prodigue, il profita et bénéficia pour tous les autres. Il fut soigné, recherché, choyé, l’enfant gâté vraiment des plus brillantes et des plus aimables ; les Bouillon, les La Sablière, les d’Hervart se le disputaient. Il soulevait autour de lui, on ne sait trop pourquoi, les dévouements de femmes ; il s’y prêtait et se laissait faire, répondant par de jolis vers aux agaceries, peu soucieux d’ailleurs de maintenir le jeu égal et prenant ses consolations plus bas, dans le commun.

N’allons pas oublier que la philosophie, en la personne de Descartes, avait fait dans le sexe des conquêtes illustres. La princesse palatine, Elisabeth, avait donné l’exemple, la première, de ces nobles et sérieux attachements à un maître de génie envers qui l’amitié devient un culte. Descartes avait eu, depuis, bien des filles posthumes, et Mme de Grignan méritait qu’on lui dît sans railler : « Votre père Descartes ! » Fontenelle, plus positif, se fit des élèves, à souhait, de quantité de marquises auxquelles il donnait plus d’une leçon de physique, d’astronomie et de fin langage. On était passé déjà du domaine de l’intelligence pure à celui de la mode.

Au xviiie  siècle, Voltaire excita, dès les premiers jours, de ces transports d’esprit dans le plus grand monde, — mais d’esprit seulement : les femmes qui l’aimèrent à ses débuts et qui ne craignirent pas de le montrer, la maréchale de Villars, toute la première, allaient droit à la célébrité, à la mode, au lion du moment.

Montesquieu, lent à se produire, dut causer très peu de ces transports hors de son cercle de société, et il semble que Buffon n’était guère propre à en exciter du tout : il était trop naturaliste et trop cru ; il imposait, il n’attachait pas. L’élément féminin lui manquait. Il n’y sacrifiait qu’au physique et n’y mettait pas le nuage qu’on aime. Cependant il eut une adoratrice, une admiratrice, toute de sentiment, Mme Necker.

Mais Rousseau, — comme La Fontaine au siècle précédent, — il profita pour tous ; il eut le bon lot, et au milieu de toutes ses bouderies et de ses rebuffades, il en sut certainement jouir. C’était un coquet de sentiment. Quoiqu’il ait eu, comme La Fontaine, le tort de préférer dans le particulier les Jeannetons aux Climènes, il savait ce que valent les Climènes, et il les rechercha, il les convoita sans cesse ; il se frottait à elles, sauf à s’y brider. Elles le lui rendirent, « Le plus aimable de tous les hommes et le plus aimé ! » c’est ce qu’on lui disait, parlant à lui, et il le justifiait pleinement en ses bons jours. Aimable, il l’était à ses heures ; aimé, il le fut de tout temps. Que de femmes, dont les noms resteront attachés au sien, il émut, il enflamma par ses seuls écrits ! Que de protectrices ou d’amies il intéressa et affectionna passionnément à sa destinée, les Luxembourg, les Boufflers, les d’Épinay, — et dans la bourgeoisie, les La Tour-Franqueville et bien d’autres, ferventes, fidèles, ignorées, — des jeunes filles comme la future Mme Roland, tout un monde de Claires et de Julies ! Mais c’est là mon sujet précisément, et j’y reviendrai.

Après Jean-Jacques, son héritier prochain et le plus direct, Bernardin de Saint-Pierre, excita quelque chose des mêmes amours ; au lendemain de Paul et Virginie, il fut obligé de se défendre de ce débordement d’enthousiasme qui envahissait sa solitude. Cette vogue, cette faveur, tant attendue, lui venait enfin, mais elle avait perdu de sa grâce. Il était trop tard pour lui ; le soleil se couchait. — Depuis lors, soit que l’élément féminin ou femmelin (comme l’a nommé un censeur austère) ait augmenté et redoublé chez les auteurs, soit que les femmes, de plus en plus appelées à l’initiation littéraire, aient répondu de plus en plus vivement, chaque écrivain célèbre a eu son cortège nombreux de femmes ; et si l’on retranche même ce qui est de la mode, de l’engouement, ce qui ne signifie rien en soi, puisque telle femme qui se jetait à la tête de lord Byron, de Chateaubriand ou de Lamartine, à leur moment, se serait jetée en d’autres temps à la tête d’un autre, il reste bien des physionomies particulières, distinctes, bien des figures non méconnaissables, dont l’entourage et l’accompagnement aideraient à définir le génie propre de l’écrivain et du poète ; car on aime si bien un auteur et on ne le préfère si décidément à tous, que parce qu’on s’apparente par quelque côté avec lui.

Certes, l’enthousiasme de Bettine pour Goethe n’est pas un enthousiasme banal : il s’harmonise avec l’imagination, avec la haute fantaisie et le sens naturaliste du grand poète de Weimar. Règle générale : il y a un certain air de famille entre l’admiratrice et l’admiré.

Byron, tant discuté, tant attaqué et noirci de son vivant, et en réalité le plus grand des génies lyriques, reçut à Ravenne, en 1821, une de ces lettres de déclaration vraie et simple, qui le vengeait de tant d’ineptes insultes. Je ne sais rien de mieux fait, en vérité, pour définir comme je l’entends l’espèce de sentiment auquel je m’applique ici, un sentiment étranger à la mode, épuré de toute sensualité, n’impliquant qu’une tendre, fidèle et éternelle reconnaissance pour le contemporain qui fut, à une heure décisive, le bienfaiteur de notre esprit ou de notre âme, pour un révélateur chéri :

« J’ai reçu aujourd’hui, écrivait lord Byron à Thomas Mooro (5 juillet), une singulière lettre d’Angleterre, d’une fille que je n’ai jamais vue ; elle me dit qu’elle se meurt de consomption, mais qu’elle ne veut pas quitter ce monde sans me remercier des jouissances qu’elle a dues à ma poésie pendant plusieurs années, etc. C’est signé simplement N. N. A…, et il n’y a pas un mot de bégueulerie ni prêche sur aucune opinion. Elle dit uniquement qu’elle se meurt, et que j’ai si puissamment contribué à son plaisir en cette vie qu’elle se croit permis de me le dire, en me priant de brûler sa lettre, ce que, par exemple, je ne puis faire ; car j’estime plus une semblable lettre, écrite en pareille situation, que le plus beau diplôme de Gœttingue. J’ai reçu jadis une lettre de félicitations en vers, écrite de Drontheim en Norvège, sur le même sujet, mais qui n’était pas d’une femme mourante. Ce sont là de ces choses qui font que l’on se sent poète. »

Il n’est rien tel en effet que de semblables aveux pour faire sentir dans sa douceur, sa vérité et son sérieux plein de charme, l’heureuse puissance du talent ou du génie, sa vertu d’influence continue et son triomphe invisible. Quelle démonstration plus vivante que ce genre de dévouement, d’amitié sûre et de confiance absolue qu’un écrivain et un poète sait inspirer à des cœurs lointains, à des êtres qu’il n’a jamais même entrevus et qui lui demeurent attachés jusqu’à la mort ! C’est qu’étant lui-même l’expression harmonieuse ou éloquente des joies, des douleurs, des désirs de son époque, il a fait vibrer à un moment la corde cachée qui aurait peut-être toujours sommeillé sans lui ; il a tiré du silence et du néant la note intime et profonde qui n’attendait que lui pour résonner, mais que lui seul pouvait apprendre à l’âme mystérieuse qui la contenait sans le savoir. Dans un ordre élevé, il a donné la vie, la vie de l’esprit ou du sentiment. Quoi de plus simple ensuite qu’on lui en sache un gré immortel ?

Amitié rare, née de la poésie et qui lui revient fidèlement, si ce n’était descendre trop près de nous, que ne dirait-on pas de ces délicates affections de femme, de ces grâces ingénieuses et souriantes qui consolaient Alfred de Musset sous les traits d’une marraine, et qui ne manquèrent pas au chevet de douleur et de mort d’un Henri Heine lui-même !

Alexandre de Humboldt, dans ses dernières années, et quand on sut que l’âge commençait à peser enfin à cette organisation si longtemps verte et vigoureuse, recevait de tous côtés des offres de dévouement, de service ; on lui demandait par grâce de le venir soigner, entourer d’attentions, d’être sa lectrice, sa garde-malade. Il écrivit dans les journaux une lettre un peu railleuse pour remercier en bloc toutes ses obligeantes correspondantes qui avaient soif d’être plus ou moins ses sœurs de charité. S’il avait été un peu plus poète et moins homme de cour et de salon, il n’aurait pas souri ni raillé, il aurait été touché. C’est là une des récompenses du génie et, tout rabattu, la plus douce encore, s’il a un cœur.

Oui, celle qui ne vous a jamais vu, qui n’a fait que vous lire, qui, sur un mot sorti un jour de votre âme, se met à croire en vous, à s’y attacher, à vous suivre dans toutes vos vicissitudes ; qui se hasarde, après des années, à vous le dire en tremblant, sans se nommer ; qui est prête, parce que vous l’avez consolée une fois, à accourir si vous souffrez, si vous êtes dans le malheur, si seulement l’ennui vous prend et le dégoût du monde, de ses flatteries ou de ses amertumes ; qui vous dit : « Le jour où vous en aurez assez des plaisirs, où vous sentirez que les bons instants sont devenus bien rares et que le dévouement d’une femme ou d’une fille vous fait défaut, ce jour-là, souvenez-vous de moi, appelez-moi, faites un signe, et je viendrai » ; celle-là, dût-on ne jamais user de ce sacrifice charmant, donne au poète, fût-il de l’âme la plus altière et un mépriseur d’hommes comme Byron, le plus flatteur des diplômes et des certificats de poésie, la plus chère conscience de lui-même et sa plus belle couronne. Chaque noble écrivain ramasse sur sa route et emporte avec soi ses ennemis, ses envieux cachés, des êtres ignobles qui lui sont acharnés, qui s’attachent à lui et en vivent : il est juste que des êtres généreux l’en dédommagent ; il est juste qu’il ait aussi, par compensation, ses joies cachées, des suavités de bonheur qui n’arrivent qu’à lui.

C’est ce qu’éprouva Rousseau, sinon le premier, du moins plus qu’aucun autre auteur auparavant ne l’avait ressenti et goûté encore à ce degré ; et le malheur, la singularité de sa nature fut de rejeter un peu plus tôt, un peu plus tard, d’empoisonner en idée le bienfait. Nous en montrerons un exemple particulier dans ses relations avec l’une des correspondantes que le recueil publié par MM. Streckeisen-Moultôu et Jules Levallois nous fait mieux connaître, et qui était, en même temps que lui, une des habitantes de la vallée de Montmorency, Mme de Verdelin.

II.

Mme de Verdelin mérite d’être distinguée entre les diverses dames amies de Rousseau, en ce qu’elle n’était nullement bel esprit ni bas-bleu, ni rien qui en approche70 ; qu’avec un esprit fin elle n’avait nulle prétention à paraître ; qu’elle aimait l’écrivain célèbre pour ses talents et pour son génie sans doute, mais pour lui surtout, pour ses qualités personnelles, non pour sa réputation et sa vogue : elle n’apporta dans cette liaison aucun amour-propre ni ombre de susceptibilité, lui resta activement fidèle tant qu’il le lui permit, et elle ne cessa, elle ne renonça à la douceur de le servir que lorsqu’il n’y eut plus moyen absolument de l’aborder ni de l’obliger ; et alors même elle garda intact son sentiment d’amitié, comme un trésor, hélas ! inutile.

Elle a sa place dans la seconde partie des Confessions, dans ce dixième livre où il raconte son installation et sa vie à Montmorency après sa sortie de l’Ermitage ; elle n’y est qu’à moitié travestie et défigurée ; le passage où il est question d’elle et de son mari est des plus piquants d’ailleurs, et l’on sent que Rousseau s’y égayé plus vivement qu’il ne le ferait s’il croyait avoir affaire à une ennemie masquée. Il vient de parler de ses nobles hôtes, les maîtres du château de Montmorency, le maréchal et la maréchale de Luxembourg :

« Je fis alors, dit-il, et bien malgré moi, comme à l’ordinaire, une nouvelle connaissance qui fait encore époque dans mon histoire ; on jugera dans la suite si c’est en bien ou en mal : c’est Mme la marquise de Verdelin, ma voisine, dont le mari venait d’acheter une maison de campagne à Soisy, près de Montmorency. Mlle d’Ars, fille du comte d’Ars, homme de condition, mais pauvre, avait épousé M. de Verdelin, vieux, laid, sourd, dur, brutal, jaloux, balafré, borgne, au demeurant bonhomme quand on savait le prendre, et possesseur de quinze à vingt mille livres de rentes auxquelles on la maria71. Ce mignon jurant, criant, grondant, tempêtant et faisant pleurer sa femme toute la journée, finissait toujours par faire ce qu’elle voulait ; et cela pour la faire enrager, attendu qu’elle savait lui persuader que c’était lui qui le voulait et que c’était elle qui ne le voulait pas. »

Mme de Verdelin, avec un mari si peu aimable, avait un ami, un fort honnête homme, M. de Margency, pour lequel elle sentait un tendre faible. Quoique d’ordinaire on ne sache jamais bien ces choses, une anecdote qui courut dans le temps, et qui est singulière72, empêche de croire qu’elle lui ait toujours résisté ; il y eut un moment où elle lui céda ; elle sut, malgré tout, ne pas trop s’abandonner et observer assez exactement les convenances, tant que vécut son mari ; et, après qu’elle l’eut perdu, elle tint bon plus qu’on ne l’aurait pu supposer ; elle résista à son penchant par devoir de mère et dévouement pour ses filles, et refusa de se remarier. M. Quiret de Margency, ainsi appelé parce qu’il possédait le château de ce nom, ayant titre et qualité gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, était un ami de Rousseau ; il avait été du monde de d’Holbach et des philosophes, et en était sorti ; on voit que, vers la fin, il avait même passé à une dévotion extrême. Il en avait ressenti les premières velléités et les premières atteintes dans le temps de la maladie et de la mort de son ami, le poète Desmahis, qui, dans ses derniers jours, avait tourné à un effroi extrême de l’Enfer. Margency, très lié alors avec Mme d’Épinay, a été jugé fort spirituellement par elle : dans les lettres qu’elle écrit à Grimm, il apparaît sous sa première forme et la plus gracieuse, homme de trente ans environ, galant, léger, versifiant, assez aimable et amusant, « un composé de beaucoup de petites choses », mais assez mince de fond et d’un caractère peu solide, peu consistant. Même quand il était à l’état de papillon, le gentil Margency avait quelque chose de concerté, et on l’appelait dans son monde « le Syndic des galantins », ou M. le Syndic tout court. Dans les lettres de Mme de Verdelin et de Rousseau, il est souvent appelé « le Docteur73». Rousseau, quoique en relation de confiance avec Margency, avait tardé le plus qu’il avait pu à faire la connaissance de Mme de Verdelin ; celle-ci ne se découragea point et ne prit nullement ses ourseries en mauvaise part. Elle habitait d’abord, du temps où il était à l’Ermitage, le château même de Margency, dans la vallée, près d’Eaubonne et d’Andilly ; quand elle fut établie à Soisy et sa proche voisine, elle vint plusieurs fois à Mont-Louis sans le trouver, et comme il ne donnait signe de vie, elle ne laissa point de lui envoyer des pots de fleurs pour sa terrasse. « Il fallut bien l’aller remercier, dit Jean-Jacques ; c’en fut assez : nous voilà liés. »

Rien ne peut me dispenser de donner le portrait qui suit, dussé-je y apporter ensuite bien des correctifs ; Rousseau, quand il le traça, était en guerre avec lui-même et cherchait plus ou moins chicane à tous ses sentiments d’autrefois. C’est donc un portrait chargé qu’on va lire ; tout à l’heure chacun sera en mesure de le rectifier, en ayant sous les yeux les pages mêmes de la Correspondance, avant que l’humeur de Rousseau ait eu le temps d’aigrir et de gâter ses plus innocents souvenirs :

« Cette liaison commença, dit-il, par être orageuse, comme toutes celles que je faisais malgré moi ; il n’y régna même jamais un vrai calme : le tour d’esprit de Mme de Verdelin était par trop antipathique avec le mien. Les traits malins et les épigrammes partent chez elle avec tant de simplicité, qu’il faut une attention continuelle, et pour moi très fatigante, pour sentir quand on est persiflé. Une niaiserie qui me revient suffira pour en juger. Son frère venait d’avoir le commandement d’une frégate en course contre les Anglais ; je parlais de la manière d’armer cette frégate sans nuire à sa légèreté : — « Oui, dit-elle d’un ton tout uni, l’on ne prend « de canons que ce qu’il en faut pour se battre. » — Je l’ai rarement ouïe parler en bien de quelqu’un de ses amis absents, sans glisser quelque mot à leur charge. Ce qu’elle ne voyait pas en mal, elle le voyait en ridicule, et son ami Margencv n’était pas excepté. Ce que je trouvais encore en elle d’insupportable était la gêne continuelle de ses petits envois, de ses petits cadeaux, de ses petits billets, auxquels il me fallait battre les flancs pour répondre, et toujours nouveaux embarras pour remercier ou pour refuser. Cependant, à force de la voir, je finis par m’attacher à elle. Elle avait ses chagrins ainsi que moi. Les confidences réciproques nous rendirent intéressants nos tête-à-tête : rien ne lie tant les cœurs que la douceur de pleurer ensemble. Nous nous cherchions pour nous consoler… »

Je ne sais si c’est la faute de mon esprit obtus, mais il me semble qu’il faut l’avoir bien tourné à la finesse et à la méfiance pour trouver du persiflage dans ce mot de Mme de Verdelin sur la frégate : « On ne prend de canons que ce qu’il en faut pour se battre. » Il y avait, au dix-huitième siècle, une princesse de Rohan qui, pour faire preuve d’esprit, se piquait d’entendre finesse à tout, même aux choses les plus simples. On disait d’elle assez plaisamment que, lorsqu’elle était à la messe, elle riait à Y Introït et entendait malice au Kyrie eleison. La méfiance de Rousseau lui faisait faire souvent, à sa manière, comme cette princesse de Rohan, et trouver malice à tout74.

Les lettres de Mme de Verdelin qui sont maintenant sous nos yeux nous donnent d’elle une plus juste idée. Rousseau débuta dans cette liaison par des rudesses et des susceptibilités ombrageuses dont elle ne lui sut aucun mauvais gré. Il lui écrivait un jour, de Montmorency :

« Vous me dites, madame, que vous ne vous êtes pas bien expliquée, pour me faire entendre que je m’explique mal. Vous me parlez de votre prétendue bêtise, pour me faire sentir la mienne. Vous vous vantez de n’être que bonne femme, comme si vous aviez peur d’être prise au mot, et vous me faites des excuses, pour m’apprendre que je vous en dois. Oui, madame, je le sais bien ; c’est moi qui suis une bête, un bon homme, et pis encore s’il est possible ; c’est moi qui choisis mal mes termes au gré d’une belle dame française qui fait autant attention aux paroles et qui parle aussi bien que vous…

« J’avais besoin sans doute d’être averti que je ne suis près de vous qu’une simple connaissance ; si vous me l’eussiez dit plus tôt, madame, je vous aurais épargné l’ennui de mes visites ; car, pour moi, je n’ai point de temps à donner à des connaissances, je n’en ai que pour mes amis. »

À ces brusqueries et à ces boutades peu congrues, elle n’opposa que la douceur et le ton peiné de l’affection la plus sincère :

« Mon voisin, vous me jugez mal, si vous croyez que je prétends à mieux qu’à être une bonne femme ; je fais cas de cette qualité, je borne toute mon ambition à la mériter et à trouver quelqu’un assez vrai pour me dire les choses qui m’en écartent.

« Je crois vous avoir écrit, monsieur, que je désirais perdre avec vous le titre de connaissance ; vous m’avez fait l’honneur de me dire que vous vouliez des années pour éprouver vos amis : il y en a si peu que j’ai celui d’être connue de vous, et je suis si peu habituée à obtenir les choses que je désire, que je n’ai pas osé me nommer autrement que votre connaissance. Ce n’est pas que je n’aie la date d’un ancien attachement ; vous me l’aviez inspiré avant de vous avoir vu, et, quoi que vous en disiez, vous ne perdez pas dans le commerce. Ce n’est pas les charmes de votre esprit que je ne suis pas digne d’apprécier, qui me l’ont fait désirer, ce sont les qualités de votre âme qui m’ont attachée à vous d’une façon invariable. Bonsoir, monsieur ; votre lettre m’a fort affligée. Je vous prie de trouver bon que j’aille prendre congé de vous. Je vous exhorte fort à ne pas quitter votre feu. » (8 novembre 1760.)

C’est ce mélange de familiarité, d’insinuation, de simplicité (quoi qu’il en dise) et de sans-façon vraiment amical, qui finit par gagner à Mme de Verdelin le cœur de Rousseau, et elle put se flatter pendant quelque temps d’avoir vaincu cette rétivité de nature qui allait se redresser, plus âpre que jamais, dans le malheur et la solitude.

Mme de Verdelin était jeune encore ; on ne dit pas qu’elle fut remarquablement jolie, on ne dit pas le contraire, et elle était certainement agréable75. Rousseau, occupé tout récemment de Mme d’Houdetot, ne pensa point à s’attacher à elle, ni à aller sur les brisées de Margency, comme il avait fait sur celles de Saint-Lambert. S’il y eut alors pour lui quelque tentation de ce genre, ce fut du côté de Mme de Boufflers, et il s’arrêta vite et à temps. Il eût trouvé en Mme de Verdelin plus de raison, moins de vague sentimentalité qu’en Mme d’Houdetot ; mais cela ne l’eût point avancé pour son bonheur, en supposant même qu’il eût permis au bonheur de lui venir. Mme de Verdelin ne s’appartenait pas. Vouée à ses soins d’épouse garde-malade, à ses devoirs de mère, et les remplissant exactement, elle avait placé ailleurs son plus tendre intérêt, le plus cher de son âme, et elle ne trouvait en retour que refroidissement, scrupules et restrictions de conscience chez ce M. de Margency, déjà plus qu’à demi converti. Il cherchait à vendre sa terre et à quitter le voisinage, comme pour rompre les relations. Elle ne pouvait s’empêcher de prendre Rousseau pour confident de sa peine secrète :

« Imaginez, mon bon voisin, que votre très aimable lettre est tombée entre les mains d’une créature qui n’existait plus ; peignez-vous l’état d’une âme touchée au-delà de toute expression, qui depuis sept ans ne vit, ne respire que pour un être qui était prêt à la sacrifier au fanatisme d’un dévot. La façon dont je vis avec M. de… (Margency) m’avait fait voir avec plaisir que la société de M. de Foncemagne, devenu très-pieux depuis la mort de sa femme, avait réveillé chez lui des idées de religion et de piété. Notre confiance était la même ; les idées nouvelles, depuis plus d’un an, n’avaient pas apporté de gêne ; au contraire, nous étions plus heureux. À mon retour ici, je l’ai trouvé plus sérieux ; les soins qu’il rend à sa mère m’ont mis dans le cas de le voir peu, et presque toujours avec du monde. Enfin, son ami (Foncemagne) me dit qu’il devenait sublime et qu’il allait être entre les mains d’un grand faiseur. Peu de jours après, l’ami nous ayant laissés seuls, je vis son visage prendre l’air austère, son esprit cherchant tous les lieux communs pour fournir à la conversation. Je lui demandai s’il souffrait : il me dit que non, en levant le siège. Je ne le rappelai pas, mon voisin, je n’en avais plus le courage. J’ai resté bien des jours occupée de lui cacher ma douleur, tant il m’était douloureux de troubler son âme ! À la fin, mon changement, ma santé, lui ont fait deviner ma frayeur. Soit pitié, soit amitié, on m’a promis de ne me pas fuir et de ne rien changer à notre façon de vivre. Je le verrai, c’est ma vie. Il ne me faut rien de plus que votre amitié, avec une petite assurance que vous n’êtes pas fâché du détail que je viens de vous faire. »

Mettez en regard de cet amant mortifiant et froid un mari jaloux, l’esprit toujours en éveil, qui se sent d’autant mieux servi par sa femme qu’il en est moins aimé, et qui s’en inquiète ; placez entre les deux une âme délicate, sensible, tendre à l’excès, qui elle-même a ses scrupules, ses réserves et ses réticences, qui est toute douloureuse en dedans, et vous aurez idée du petit roman qui se file, se mêle et se démêle, sans se dénouer jamais, dans la vie de Mme de Verdelin.

Mme de Verdelin n’appartenait pas au monde philosophique ; elle avait des idées religieuses assez libres, assez élevées, sans étroitesse : ni philosophe, ni dévote, c’était sa devise. Quand Rousseau eut été obligé de fuir de Montmorency après sa publication de l’Émile, elle lui écrivait, en lui parlant de l’état des esprits, de réchauffement des têtes dans un certain monde, et en lui rapportant une conversation qu’elle avait eue à son sujet avec un magistrat :

« Si vous n’y étiez pas intéressé, nous ririons de voir les protecteurs de la religion et des mœurs s’élever contre le seul écrivain de ce siècle qui ait écrit utilement en leur faveur ; qui ait bien voulu s’élever contre le matérialisme que le bien seul de la société devrait proscrire… »

Elle tenait tête dans le monde, quand elle les rencontrait, à ceux qui attaquaient l’Èmile dans un sens ou dans un autre, dans le sens de d’Holbach ou dans celui de la Sorbonne et du Parlement. À propos des Lettres de la Montagne, écrites pendant cette retraite de Rousseau en Suisse, elle disait :

« Je n’ai pas reçu vos Lettres, on les a ici on ne peut plus difficilement. On débite que vous y peignez Jésus-Christ comme un homme doux, humain, enfin qui allait aux noces et se faisait tout à tous. Les dévots, qui ne sont pas de même, disent que ce tableau est indécent. J’ai pensé être lapidée pour avoir dit que j’avais cru voir cela dans l’Évangile. Ah ! mon voisin, que ces gens-là ont raison d’être fâchés qu’on leur parle d’un modèle qu’ils suivent si mal ; mais que je crains leur fureur contre vous ! Ils feront sortir des épines de dessous vos pieds. Pourquoi ont-ils commencé à vous persécuter ? Cela se devine ; mais aujourd’hui ils ont une raison de plus, celle d’avoir été injustes : votre existence les humilie. »

Cette aimable femme n’était nullement protestante toutefois ; elle disait très bien à Rousseau sur l’article du Calvinisme :

« Les motifs de votre séparation, à vous autres Protestants, m’ont toujours paru tenir plus à l’orgueil, à la licence, qu’à l’amour du bien, quoiqu’il en ait été le prétexte ; et puis, je ne trouve pas raisonnable qu’on rejette un mystère lorsqu’on en admet un autre tout aussi difficile à résoudre. »

On conviendra que ce dernier argument n’est pas mal poussé. Elle avait eu un père raisonnable et un premier confesseur qui l’avait été aussi. Elle raconte cela avec beaucoup de naturel et une certaine simplicité fine, qui est son cachet :

« J’imagine que c’est une chose agréable à Dieu que la soumission de l’esprit ; elle est plus difficile qu’un acte d’humilité. Aussitôt que j’ai un peu raisonné avec moi-même, je me suis imposé la pénitence de ne pas discuter avec ma petite cervelle. Mon père ne m’a occupée qu’à calculer ce qui pouvait regarder mon sexe et mon ménage. Vous croyez peut-être que mon confesseur m’a tourmentée sur ma manière de penser ? Non ; il me demandait si je croyais ; je répondis : « Je prie Dieu chaque jour que ma foi augmente, mais je ne suis pas assez téméraire pour faire des raisonnements. » Il me dit : « Vous avez raison, soumettez-vous, mais examinez bien la morale, écoutez votre conscience, et Dieu vous aidera. » — Il y a plus d’un vicaire savoyard. »

Quoique lectrice et admiratrice de Rousseau, Mme de Verdelin n’était donc pas une insurgée du sexe ni une émancipée ; elle était bien restée femme, au sens habituel du mot ; elle n’allait qu’à mi-chemin en bien des choses. L’attirail de la savanterie (comme elle la nommait) l’effrayait autant que celui de la galanterie. Une de ses filles marquait une intelligence avancée :

« Elle serait fort propre à faire une femme savante : beaucoup de facilité et de pénétration d’esprit, dit-on ; mais cela rend-il heureuse ? Non, l’amour-propre égare. Ah ! la plus heureuse, c’est celle qui donne de la bouillie à ses enfants et en est caressée, qui conduit son ménage avec application. Si elle n’est pas agréable à son mari, elle lui devient utile, et c’est quelque chose. Pensez-vous ainsi, mon voisin ? »

Il y a femme et femme, et il ne faut pas prendre d’ailleurs au pied de la lettre tout ce qu’on écrit sous le coup de l’abattement. Il est des jours où l’on est en réaction contre soi-même. Rousseau répondait assez exactement à Mme de Verdelin, et la plupart de ses lettres se sont conservées76. Lorsqu’il fut obligé de fuir précipitamment de sa vallée de Montmorency, c’est à Mme de Verdelin que Mlle Levasseur confia la chatte du logis, la doyenne, qui se laissait peu approcher, sauvage et fière comme son maître. Il fut très touché alors (quoiqu’il ne le marque pas assez dans ses Confessions) de l’amitié vraie que lui témoigna son ancienne voisine, de la peine naïve qu’elle lui exprima de son absence, de ses craintes que d’autres ne la remplaçassent près de lui et ne fissent oublier les premiers amis :

« Hélas ! voilà l’absence, mon cher voisin. Vous trouverez partout des amis qui seront empressés de remplacer ceux que vous aviez dans ce pays-ci, qui vous en dédommageront ; mais, pour moi, je ne retrouverai pas mon voisin. Je vous assure que je ne cherche plus d’amis ; ceux que j’ai eus m’ont trompée : je n’ai que vous qui pouviez faire le bonheur et la douceur de ma vie, dont les conseils étaient si nécessaires à ma pauvre tête, et vous m’êtes enlevé ! Je me flatte que je ne vous perdrai pas ; non, cette idée n’est jamais venue affliger mon esprit ; depuis que vous m’avez promis d’avoir de l’amitié pour moi, il ne m’est pas venu à l’esprit que vous puissiez me l’ôter. Ce n’est pas mon amour-propre qui me donne cette confiance. » (1er avril 1763.)

Elle souffrait cruellement, à cette date, des froideurs de Margency et de ce procédé d’un homme qu’elle avait tant aimé, pour lequel elle avait été femme, comme Julie, à s’oublier un moment, et qui se retirait peu à peu d’elle à l’heure où, enchaînée à des devoirs ingrats et pénibles, elle avait le plus besoin d’être soutenue et consolée :

« Le plus grand malheur d’une femme n’est pas d’avoir été trompée dans son choix, c’est d’avoir connu l’amour : il faut se défier de soi le reste de sa vie ; cela fatigue et humilie. »

« À force de maux et de contradictions, j’ai appris à me laisser aller, comme les arbres de mon jardin, au vent qui les plie. Tout ce que je désire comme eux, c’est de ne pas rompre. »

Ainsi éprouvée et ne luttant plus, se sentant née pour la peine et s’y résignant, elle faisait à Rousseau des offres de service si vrais, si évidemment sincères, et d’un ton si doux, qu’il finit par en être persuadé et touché, et par lui accorder cette préférence qu’elle réclamait, qu’elle implorait en termes si soumis :

« Vous êtes persuadé de mon amitié, mon voisin ; vous me permettez d’éprouver la vôtre, voilà la preuve que je vous demanderais : tout ce qui vous connaît a le désir de vous servir et de vous être utile ; peu y trouveraient autant de plaisir que moi : je voudrais donc que vous me fournissiez quelque occasion d’avoir du plaisir ; je voudrais que vous disposassiez de mon temps, de mes soins et de tout ce que j’ai, comme d’un bien à vous ; que ce qui vous manque là-bas, vous m’indiquassiez un moyen de vous le faire parvenir d’ici, où on trouve tout ; je voudrais que vous me traitassiez comme votre sœur : voilà comme je désire être avec vous ; c’est ainsi que je vous suis attachée, en y ajoutant la confiance et la vénération qu’on a pour le père le plus chéri. »

C’est sur cette offre confiante et où elle avait mis toute son âme, que Rousseau ému lui répondait, en regrettant pour elle qu’elle eût été obligée de rester plus longtemps qu’elle n’avait compté à Paris (27 mars 1763) :

« Une ville où l’amitié ne résiste ni à l’adversité ni à l’absence ne saurait plaire à votre cœur. Cette contagion ne le gagnera pas ; n’est-ce pas, madame ? Que ne lisez-vous dans le mien l’attendrissement avec lequel il m’a dicté ce mot-là ! L’heureux ne sait s’il est aimé, dit un poète latin ; et moi, j’ajoute : L’heureux ne sait pas aimer. Pour moi, grâces au Ciel, j’ai bien fait toutes mes épreuves ; je sais à quoi m’en tenir sur le cœur des autres et sur le mien. Il est bien constaté qu’il ne me reste que vous seule en France, et quelqu’un qui n’est pas encore jugé, mais qui rie tardera pas à l’être. »

Ce quelqu’un, apparemment, était le maréchal de Luxembourg. Mais un tel mot, une telle exception est à jamais l’honneur de Mme de Verdelin et lui assure une place qui n’est qu’à elle dans une histoire de Rousseau.

Ce moment est celui où sa Correspondance avec lui a le plus de douceur et respire une intimité touchante. De retour à Soisy, son premier soin est de faire visite à la maison qu’habitait son cher voisin :

« J’ai été aujourd’hui (12 juin 4763), pour la première fois, à Montmorency ; ma première visite a été pour vos tilleuls. Us sont beaux ; on ne leur a pas ôté une feuille ; tout est comme vous l’avez laissé ; vos fleurs montent, montent et vont, sans treillage, donner du couvert. Lorsque mes forces me le permettront, j’y retournerai et y mènerai la doyenne pour l’égayer. Elle a repris son domicile sous mon lit, mais elle ne m’aime pas mieux ; elle ne s’est attachée à personne ; elle souffre l’amitié, et c’est tout. J’ai vu le curé de Groslay, qui est bien content de votre réponse. « Hélas ! m’a-t-il dit, je voudrais la lui entendre lire. » Ses yeux sont devenus humides, et mes larmes coulaient. »

Elle vient de parler de ses forces qui sont à peine revenues : c’est qu’elle avait été malade deux mois durant. Son assiduité auprès du fauteuil de son mari de plus en plus infirme et tracassier, que la vue de sa fin tourmentait et rendait plus égoïste encore, l’obligation où elle était de se séparer de ses filles qu’elle mettait au couvent, et surtout le procédé froid, compassé, moins que consolant, de son ami Margency, l’avaient amenée à un état de faiblesse physique et morale, à un découragement qui ne la laissait plus sensible qu’à une amitié dévouée et active du côté de Rousseau.

Une observation sur la société d’alors se présente ici. Nous voyons dans cette suite de lettres Mme de Verdelin, toute femme de qualité qu’elle est, se séparer fort nettement de ceux qu’elle appelle les Grands. Elle ne trouve point, par exemple, la maréchale de Luxembourg suffisamment polie ni attentive envers elle ; la maréchale ne lui rend guère ses visites : elle ne laisse pas d’être sensible à ces légers manques. Il y avait alors entre les rangs des nuances bien marquées.

Mme de Verdelin était donc, malgré son titre et avec ses vingt mille livres de rente, de la classe moyenne élevée, mais moyenne véritablement. C’est encore un point par où elle se rapproche de nos conditions modernes plus égales, de notre manière de voir et de sentir. Elle est de plain-pied avec nous.

Son mari meurt ; il a cessé de souffrir dans les derniers jours de 176377. Le premier soin, la première pensée de Mme de Verdelin, en informant Rousseau de cette perte (car c’en est une après tout, et elle le regrette en effet), est d’offrir à Mlle Levasseur, à cette Thérèse qui se présente dans cette Correspondance un peu moins odieuse et désagréable qu’on ne la fait généralement, une sûreté d’avenir, une aisance modeste, si Jean-Jacques venait à lui manquer. Jean-Jacques n’accepte pas, mais il ne paraît pas trop choqué de l’offre : c’est beaucoup. Elle lui explique aussi avec détail et lui soumet l’état de son cœur ; devenue veuve, elle ne peut prendre sur elle d’épouser Margency qui est revenu, du moment qu’il l’a vue libre, et qui lui offre un nouvel établissement. Elle a ses filles auxquelles elle se doit, l’une d’elles entre autres, malade et qui a hérité de son père un sang vicié. Sa sensibilité aussi s’est usée à attendre, à souffrir ; le pli est pris : pourquoi changer ? C’est ici que nous avons à citer une fort belle lettre de Rousseau, parfaite de raison, de sagesse ; il oppose les conseils d’une morale juste et saine aux objections un peu trop délicates et raffinées, au bon sens attristé de Mme de Verdelin. Il plaide pour Margency qu’il estime, et dont la dévotion sincèrement pratiquée ne lui paraît point mériter une si sévère punition :

« Motiers, le 13 mai 1764.

« Quoique tout ce que vous m’écrivez, madame, me soit intéressant, l’article le plus important de votre dernière lettre en mérite une tout entière et fera l’unique sujet de celle-ci. Je parle des propositions qui vous ont fait hâter votre retraite à la campagne. La réponse négative que vous y avez faite et le motif qui vous l’a inspirée sont, comme tout ce que vous faites, marqués au coin de la sagesse et de la vertu ; mais je vous avoue, mon aimable voisine, que les jugements que vous portez sur la conduite de la personne (Margency) me paraissent bien sévères ; et je ne puis vous dissimuler que, sachant combien sincèrement il vous était attaché, loin de voir dans son éloignement un signe de tiédeur, j’y ai bien plutôt vu des scrupules d’un cœur qui croit avoir à se défier de lui-même ; et le genre de vie qu’il choisit à sa retraite montre assez ce qui l’y a déterminé. Si un amant quitté pour la dévotion ne doit pas se croire oublié, l’indice est bien plus fort dans les hommes, et, comme cette ressource leur est moins naturelle, il faut qu’un besoin plus puissant les force d’y recourir. Ce qui m’a confirmé dans mon sentiment, c’est son empressement à revenir du moment qu’il a cru pouvoir écouter son penchant sans crime ; et cette démarche dont votre délicatesse me paraît offensée est, à mes yeux, une preuve de la sienne, qui doit lui mériter toute votre estime, de quelque manière que vous envisagiez d’ailleurs son retour.

« Ceci, madame, ne diminue absolument rien de la solidité de vos raisons quant à vos devoirs envers vos enfants. Le parti que vous prenez est sans contredit le seul dont ils n’aient pas à se plaindre et le plus digne de vous ; mais ne gâtez pas un acte de vertu si grand et si pénible par un dépit déguisé et par un sentiment injuste envers un homme aussi digne de votre estime par sa conduite, que vous-même êtes, par la vôtre, digne de l’estime de tous les honnêtes gens. J’oserai dire plus : votre motif fondé sur vos devoirs de mère est grand et pressant, mais il peut n’être que secondaire. Vous êtes trop jeune encore, vous avez un cœur trop tendre et plein d’une inclination trop ancienne pour n’être pas obligée à compter avec vous-même dans ce que vous devez sur ce point à vos enfants. Pour bien remplir ses devoirs, il ne faut point s’en imposer d’insupportables : rien de ce qui est juste et honnête n’est illégitime ; quelque chers que vous soient vos enfants, ce que vous leur devez sur cet article n’est point ce que vous deviez à votre mari. Pesez donc les choses en bonne mère, mais en personne libre. Consultez si bien votre cœur que vous fassiez leur avantage, mais sans vous rendre malheureuse ; car vous ne leur devez pas jusque-là. Après cela, si vous persistez dans vos refus, je vous en respecterai davantage ; mais, si vous cédez, je ne vous en estimerai pas moins. »

Que dites-vous de Jean-Jacques moraliste consultant et directeur de conscience ? Quelle mesure parfaite ! quelle justesse de balance et quelle précision ! quelle délicatesse de tour, et quelle propriété de termes, pour marquer les moindres degrés ! La morale de Nicole est dépassée ; celle de Rousseau est plus vraie en ce qu’elle est plus conforme à la nature. Mais achevons ; rien de cette lettre ne doit être omis :

« Je n’ai pu refuser à mon zèle de vous exposer mes sentiments sur une matière si importante et dans le moment où vous êtes à temps de délibérer. M. de Margency ne m’a écrit ni fait écrire ; je n’ai de ses nouvelles ni directement ni indirectement ; et quoique nos anciennes liaisons m’aient laissé de l’attachement pour lui, je n’ai eu nul égard à son intérêt dans ce que je viens de vous dire : mais moi, que vous laissâtes lire dans votre cœur, et qui en vis si bien la tendresse et l’honnêteté, moi, qui quelquefois vis couler vos larmes, je n’ai point oublié l’impression qu’elles m’ont faite, et je ne suis pas sans crainte sur celle qu’elles ont pu vous laisser. Mériterais-je l’amitié dont vous m’honorez, si je négligeais en ce moment les devoirs qu’elle impose ? »

Voilà une lettre excellente de tout point, qui serait des meilleures et des plus remarquées dans la dernière partie de la Nouvelle Hèloïse ; voilà la morale du bon sens, de l’honnêteté sans subtilité et sans mysticisme. N’admirez-vous pas comme cet homme qui, dans le même temps, jugeait déjà si à faux de sa propre situation, et dont la vue allait se troubler de plus en plus sur tout ce qui le concernait lui-même, voyait et disait juste sur le cas d’autrui ?

Et pour apprécier encore plus à son prix le caractère de cette belle consultation morale, relisez, je vous en prie, dans les Mémoires de Mme d’Épinay, les pages toutes légères de ton et toutes railleuses où il est parlé de cette même relation de Mme de Verdelin et de Margency : le contraste avec l’accent de Rousseau est frappant ; on comprendra mieux, au sortir de cette double  lecture, le sérieux, la dignité et l’élévation qu’il sut rendre aux choses du cœur et de la vie.

III.

Mme de Verdelin ne se rendit pas aux raisons de Rousseau : elle se retrancha dans un sentiment plus vif de ses devoirs envers ses filles, et s’arma contre elle-même des promesses qu’elle avait faites à leur père au lit de mort. Bref, elle fit bon marché de son bonheur personnel et dissimula ce qu’elle continuait de sentir tout bas, en remerciant courageusement Margency et le laissant libre de contracter d’autres engagements. Pour plus de sûreté et de bienséance, et afin de couper court à tous les propos, elle crut devoir prendre un appartement à l’abbaye de Pentemont et y demeura avec ses filles plusieurs années, ne laissant pas de voir de temps en temps ce singulier ami de son choix, mais avec discrétion et en toute convenance. Et sur ce que, cependant, l’idée de mariage revenait quelquefois entre eux et était remise sur le tapis pour l’époque qui suivrait l’établissement de ses filles, elle se prémunissait à l’avance et ne se refusait pas ce genre de plaisanterie dont Rousseau a parlé, et qui semble lui avoir dicté son dernier mot sur le « saint du faubourg Saint-Jacques », ainsi qu’elle appelait Margency :

« Il a, disait-elle, l’imagination chaude et le cœur froid… Il y a dix ans, je n’avais à craindre que la rivalité de Mme d’Épinav, et elle me faisait moins de peur que celle de sainte Thérèse et de tant d’autres avec qui je n’ai pas l’avantage d’être dans une société intime. » — « Je l’aime assez, disait-elle encore, pour le préférer à tous les plaisirs, mais je ne puis adopter les siens ; je bâille en y pensant. »

Ame revenue, détachée, désabusée, redisant dans sa note habituelle : « Mon cher voisin, quoi que je fasse, je suis née pour la peine ; les miennes ne font que changer d’objet » ; ou encore, en ses meilleurs instants : « J’ai éprouvé tant d’ennuis depuis que j’existe, que ce qui m’arrive de bonheur à présent me touche à peine » ; elle continua, tant qu’il lui fut permis, de s’occuper activement de Rousseau, et elle ne fut contente que lorsqu’elle eut trouvé le moyen, au milieu de toutes ses gênes et de ses assujettissements, de l’aller visiter à Motiers-Travers et de lui donner la marque la plus positive d’amitié, un voyage long, pénible, pour passer deux fois vingt-quatre heures auprès de lui. Elle profita d’un voyage aux eaux de Bourbonne où elle était allée conduire une de ses filles, pour pousser de là par Besançon et Pontarlier jusqu’en Suisse. Plus d’un contre-temps retarda ce projet formé de longue main, et il fallut y mettre bien de la volonté et de la suite pour que tout enfin pût s’ajuster.

Rousseau va nous l’avouer, il ne peut rester incrédule ni insensible à des preuves si claires, non plus qu’aux instances réitérées et obligeantes qui lui arrivaient avec un accent pénétré. Des offres de service d’argent les plus délicates à insinuer s’y glissaient par moments. Il renvoyait une lettre de change, mais sans trop de colère. Loin de là, il écrivait à celle qu’il appelait cette fois son amie :

« Quatre jours avant l’arrivée de votre dernière lettre, M. Junet est venu m’apporter les mille francs que vous aviez si peur qui n’arrivassent jamais assez tôt. Amie unique, je n’aurai pas assez de tout mon cœur et de toute ma vie pour vous payer le prix d’une si tendre sollicitude. Je vous avoue que votre secret a été mal gardé ; il a fallu batailler pour ne pas recevoir l’argent sur-le-champ. J’ai dit que je voulais le laisser dans votre bourse jusqu’à mon premier besoin, et qu’il ne viendrait jamais assez tôt pour le plaisir que j’aurais à recevoir de vous de quoi y pourvoir. N’étant pas, quant à présent, dans ce cas, je vous envoie ci-jointe la lettre de change, en attendant le moment de m’en prévaloir.

« Je me lève avant le jour pour vous écrire ces deux mots, parce que, assujetti toute la journée à une opération nécessaire et douloureuse, je serais hors d’état d’écrire avant le départ du courrier. Nous pourrons reparler du passeport (un passe-port pour traverser la France) ; quant à présent, rien ne presse. Il est donc sûr que j’ai une amie au monde ; toutes mes afflictions ne sont plus rien. »

Elle lui répondait (27 avril 1765) :

« Vous souffrez et vous vous levez une heure avant le jour pour me renvoyer la lettre de change ! Dois-je, mon voisin, me louer ou me plaindre ? Je suis comblée quand j’ai de vos nouvelles ; mais, lorsqu’elles coûtent à votre repos, vous imaginez bien qu’elles troublent le mien. Je juge que votre état est aussi cruel que certains instants que je vous ai vu à Montmorency. Lorsque vous en aurez la force et le temps, un chiffon plié avec une suscription de votre main me rendra satisfaite, et le jour où vous joindrez : « Je me porte bien », votre voisine sera heureuse autant que le peut être une mère affligée…

« Je ne me plains pas du renvoi de la lettre de change, parce que je suis sûre, puisque vous me le dites, que vous la regardez entre mes mains comme un dépôt… Ne vous privez pas des choses utiles et commodes. Vous restreignez vos besoins, mon cher voisin, à un point qui afflige mon âme, et cela pour ne pas faire usage des offres de vos amis. Vous avez une trop douce délicatesse ; c’est ôter à l’amitié la plus grande jouissance. Rendre et recevoir des soins de ses amis, voilà le seul plaisir que je me sois réservé. » — « Lorsque vous poussez les privations trop loin, lui écrivait elle encore, je prie Mlle Levasseur de vous dire que c’est manquer à l’amitié que mérite mon attachement pour vous. Vous savez qu’il ne tient point à votre génie sublime, à la réputation dont vous jouissez ; je ne m’élève pas jusque-là : la bonté de votre âme, cette courageuse patience que je n’ai connue qu’à vous, l’amour de la vertu pour la vertu même, voilà mon lien, voilà ce qui me fait désirer votre bonheur pour l’honneur de l’humanité autant que pour le bonheur de ceux qui vous connaissent. C’est ce qui me fait vous dire que vous devez vous soigner et donner à votre vie les commodités qui peuvent la rendre plus douce. »

Rousseau répondait à sa confiance, alors, par une confiance en apparence égale78. Ses Lettres de la Montagne avaient déchaîné contre lui le fanatisme protestant : Messieurs de Berne interdisaient l’ouvrage ; le Grand-Conseil de Genève le condamnait au feu. Dans ce pays de Neufchâtel il se sentait trop près de Berne et de Genève ; il était entre deux feux. Son imagination se montait, sa tête se prenait :

« De quelque côté que je me tourne, écrivait-il à Mme de Verdelin (3 février 1765), je ne vois que griffes pour me déchirer et que gueules ouvertes pour m’engloutir. J’espérais du moins plus d’humanité du côté de la France ; mais j’avais tort… Repos, repos, chère idole de mon cœur, où te trouverai-je ? Est-il possible que personne n’en veuille laisser jouir un homme qui ne troubla jamais celui de personne ! »

Mme de Verdelin, dès qu’elle le put, et cette année même, réalisa son vœu le plus cher et courut à lui. Le passage des Confessions où il est parlé de ce voyage commence bien et finit mal. La première partie nous rend fidèlement la disposition où Rousseau était alors.

Il eut, dit-il, deux grands plaisirs en ce temps au milieu de tous ses ennuis ; et après avoir parlé d’un service qu’il put rendre à un ami, en contribuant par le canal de Milord Maréchal à le faire conseiller d’État et en acquittant ainsi envers lui une dette de reconnaissance, il ajoute :

« Mon autre grand plaisir fut une visite que vint me faire Mme de Verdelin avec sa fille, qu’elle avait menée aux bains de Bourbonne, d’où elle poussa jusqu’à Motiers, et logea chez moi deux ou trois jours (probablement le 4ème et le 2 septembre 1765). À force d’attentions et de soins, elle avait enfin surmonté ma longue répugnance, et mon cœur, vaincu par ses caresses, lui rendait toute l’amitié qu’elle m’avait si longtemps témoignée. Je fus touché de ce voyage, surtout dans la circonstance où je me trouvais et où j’avais grand besoin, pour soutenir mon courage, des consolations de l’amitié. Je craignais qu’elle ne s’affectât des insultes que je recevais de la populace, et j’aurais voulu lui en dérober le spectacle pour ne pas contrister son cœur ; mais cela ne fut pas possible ; et, quoique sa présence contînt Un peu les insolents dans nos promenades, elle en vit assez pour juger de ce qui se passait dans les autres temps. »

Elle désirait dès lors que Rousseau quittât le pays et cédât aux sollicitations de M. Hume pour aller habiter en Angleterre. Elle y travailla par ses conseils et son active entremise ; et sur ce point la méfiance du pauvre Rousseau perce sourdement dans la fin du récit. Il ne dit pas, mais il laisse entendre que Mme de Verdelin pouvait bien avoir été, sinon complice, instrument du moins (à son insu) dans cette conspiration générale tramée par Hume et consorts pour l’enlever et le perdre, sous prétexte de le sauver.

Elle raisonnait juste dans ses conseils, mais son bon sens même se trompait, croyant avoir affaire à un bon sens non altéré. Elle n’était point d’avis du tout qu’entre les divers asiles qui s’offraient à Jean-Jacques il choisît la Prusse et Berlin :

« Une très forte raison devrait suffire à vous en éloigner, lui disait-elle ; c’est l’accueil indistinct qu’on y fait à tout homme de lettres : fripon ou honnête, tout est fêté, pourvu qu’il soit subjugué et qu’il loue le maître. Mon voisin, qui a sacrifié son bonheur à la liberté, à la vérité, n’est pas fait pour vivre à Berlin. Je connais une femme, amie intime de M. de Maupertuis, qui me disait que le chagrin avait avancé ses jours. »

Au lieu de la Cour et d’un roi « philosophe ou philosophant », ; prêt à accueillir indistinctement les écrivains les plus contraires, l’auteur du livre de Y Esprit ou l’auteur d’Èmile, combien elle aimerait mieux voir celui-ci chez le fermier proposé par Hume, dans la forêt voisine de Richemond, au bord de la Tamise, « dans un pays où la liberté de penser est autorisée et par les lois et par le génie de la nation ! » Mais, je le répète, tout ce bon sens même la trompait ; on sait comment l’humeur noire, la manie soudaine de Rousseau déjoua tout et déconcerta toutes les bienveillances. Le pauvre misanthrope trouva moyen de les transformer en un complot prémédité et concerté contre lui. Il sentait bien, a-t-on remarqué finement, qu’il ne serait pas croyable que tant de gens lui eussent manqué à la fois, s’ils avaient pensé et agi séparément : admettant donc comme un fait prouvé le mauvais vouloir et le tort des gens contre lui, il fut conduit par la logique même à l’idée de complot. Quelle plus frappante confirmation de ce terrible mot d’Aristote, qu’il n’a existé aucun grand esprit sans un grain de folie !

À partir de ce voyage de Jean-Jacques en Angleterre et depuis son retour en France, la Correspondance que Mme de Verdelin essaye de soutenir décline et perd en intérêt : la confiance entière n’existe plus ; cette aimable et douce amie est enveloppée par lui dans le sombre voile qui lui dérobe une partie du présent et presque tout le passé. Du moins elle lui resta inviolablement fidèle et attachée ; la dernière lettre qu’on ait d’elle, à la date du 24 août 1771, nous la montre n’ayant rien perdu de son enthousiasme ni de sa sensibilité :

« Je voudrais pouvoir vous donner des preuves de tous ces sentiments, mais je connais si bien les vôtres que, pour vous servir à votre mode, je m’en tiens à vous être inutile… Mais non, j’ose croire que je ne suis pas inutile à votre bonheur : le premier, le seul pour un cœur tel que le vôtre, c’est de savoir qu’il en existe un bien vrai, bien sensible, sur lequel vous pouvez compter à la vie et à la mort ; et vous savez en moi ce cœur. »

Elle lui adresse cette dernière lettre d’une terre où elle est, en Brenne, au sortir d’une maladie qui paraît avoir été assez grave :

« Actuellement, lui dit-elle en finissant, je suis en pleine convalescence et je n’ai plus que des forces à reprendre. Avant la fièvre, je charmais les douleurs de mon bras en chantant vos charmants airs ; je me suis bien affligée dans ce moment de la médiocrité de ma voix ; j’aurais voulu pouvoir rendre toute la mélodie de cette délicieuse musique : mais elle est si parfaite que, malgré le défaut de mon expression, tout le monde en était charmé ; je la quittais pour vous lire. Vous voyez, monsieur, que vous n’êtes point absent de moi… C’est ici où j’ai commencé à vous lire, où je formai le désir de vous connaître. Que j’ai de plaisir à vous l’écrire ! »

Mme de Verdelin disparaît entièrement pour nous à dater de ce jour. On ne sait plus rien de ce qui la regarde. Elle ne pouvait nous être connue que par Rousseau ; un rayon de sa gloire est tombé sur elle : le rayon se retirant, elle est rentrée dans l’ombre et l’on perd sa trace79.

Mais, revenant à l’idée première de cette Étude, à ces sortes d’amitiés d’esprit à esprit, à ces intimités d’intelligence et de sentiment, où il y a le plus souvent un sous-entendu d’amour qui ne sort jamais ; où il se mêle du moins, de femme à auteur, une affection plus tendre que d’homme à homme, n’ai-je pas raison de conclure en disant : Évidemment, la morale sociale a fait un pas ; un nouveau chapitre inconnu aux anciens, trop oublié même des modernes, est à ajouter désormais dans tous les traités de l’Amitié ? — J’aime à rattacher ce chapitre au nom de Mme de Verdelin : elle est pour nous une conquête ; nous venons lui payer la dette de Rousseau.

Plaisir désintéressé de la curiosité critique ! dernière jouissance de ceux qui ont beaucoup vécu dans leur chambre, qui ont peu agi et beaucoup lu ! Quoi de plus doux et de plus innocent, en effet, que de s’occuper dans un détail exact et avec une attention comme affectueuse d’une existence disparue, de ressaisir une figure nette et distincte dans le passé, de donner tous ses soins, pour la recomposer et la montrer aux autres, à celle qui ne nous est de rien, de qui l’on n’attend rien, mais dont je ne sais quelle grâce, quelle bienveillance souriante nous attire et nous a charmés ? L’esprit, le cœur, voilà ce qui survit à tout, ou ce qui devrait survivre ; le retrouver, le montrer est une vraie joie : y ajouter même au besoin un peu du sien n’est pas défendu ; on supplée ainsi à ce qui nous échappe. C’est le cas pour Mme de Verdelin. Après l’avoir étudiée de si près et dans ses propres confidences, je crois quelquefois, en vérité, qu’elle est là devant moi, intelligente et parlante ; je me la représente en personne, avec cette physionomie pétrie de tendresse, de finesse, de douce malice et de bonté : l’amour a passé par là, on le sent, non point précisément celui qui enflamme et qui ravage, mais celui qui brûle à petit feu et qui, toutes peines éteintes, laisse après lui une réflexion légèrement mélancolique et attendrie ; arrivée à cet âge où l’on n’espère plus et où l’on a renoncé à plaire, sans pour cela se négliger, dans sa mise de bon goût et simple, tout en elle est d’accord, tout se nuance, et s’assortit ; elle ne craint pas de laisser voir à son front et à ses tempes la racine argentée de ses cheveux où il a neigé un peu avant l’heure ; elle ne cherche pas à prolonger une jeunesse inutile et qui ne lui a donné que des regrets ; elle est aussi loin de l’illusion sentimentale et de l’éternelle bergerie d’une d’Houdetot, que de la sécheresse mordante et polie d’une Luxembourg ; elle a gardé la seule jeunesse du regard, l’étincelle aimante ; elle continue de sourire à cette vie qu’elle n’a guère connue que triste et amère ; elle rêve fidèlement à ce passé qui lui a valu si peu de douceurs, elle a le culte d’un souvenir, et si elle tient encore dans ses mains un livre à couverture bleue usée (comme dans ce portrait de femme attribué à Chardin), je suis bien sûr que c’est un volume de la Nouvelle Héloïse. En un mot, Mme de Verdelin, qui n’est pas un esprit supérieur ni une âme brûlante, est et reste pour nous une très aimable femme, une agréable connaissance, et il nous semble à nous-mêmes que nous l’ayons eue pour voisine autrefois80.