(1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre XI. De la géographie poétique » pp. 239-241
/ 1898
(1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre XI. De la géographie poétique » pp. 239-241

Chapitre XI.
De la géographie poétique

La géographie poétique, l’autre œil de l’histoire fabuleuse, n’a pas moins besoin d’être éclaircie que la chronologie poétique. En conséquence d’un de nos axiomes (les hommes qui veulent expliquer aux autres des choses inconnues et lointaines dont ils n’ont pas la véritable idée, les décrivent en les assimilant à des choses connues et rapprochées), la géographie poétique, prise dans ses parties et dans son ensemble, naquit dans l’enceinte de la Grèce, sous des proportions resserrées. Les Grecs sortant de leur pays pour se répandre dans le monde, la géographie alla s’étendant jusqu’à ce qu’elle atteignit les limites que nous lui voyons aujourd’hui. Les géographes anciens s’accordent à reconnaître une vérité dont ils n’ont point su faire usage : c’est que les anciennes nations, émigrant dans des contrées étrangères et lointaines, donnèrent des noms tirés de leur ancienne patrie, aux cités, aux montagnes et aux fleuves, aux isthmes et aux détroits, aux îles et aux promontoires.

C’est dans l’enceinte même de la Grèce que l’on plaça d’abord la partie orientale appelée Asie ou Inde, l’occidentale appelée Europe ou Hespérie, la septentrionale, nommée Thrace ou Scythie, enfin la méridionale, dite Lybie ou Mauritanie. Les parties du monde furent ainsi appelées du nom des parties du petit monde de la Grèce, selon la situation des premières relativement à celle des dernières. Ce qui le prouve, c’est que les vents cardinaux conservent dans leur géographie les noms qu’ils durent avoir originairement dans l’intérieur de la Grèce.

D’après ces principes, la grande péninsule située à l’orient de la Grèce conserva le nom d’Asie Mineure, après que le nom d’Asie eut passé à cette vaste partie orientale du monde, que nous appelons ainsi dans un sens absolu. Au contraire, la Grèce, qui était à l’occident par rapport à l’Asie, fut appelée Europe, et ensuite ce nom s’étendit au grand continent, que limite l’Océan occidental. — Ils appelèrent d’abord Hespérie la partie occidentale de la Grèce, sur laquelle se levait le soir l’étoile Hesperus. Ensuite, voyant l’Italie dans la même situation, ils la nommèrent Grande Hespérie. Enfin, étant parvenus jusqu’à l’Espagne, ils la désignèrent comme la dernière Hespérie. — Les Grecs d’Italie, au contraire, durent appeler Ionie la partie de la Grèce qui était orientale relativement à eux, et la mer qui sépare la Grande-Grèce de la Grèce proprement dite, en garde le nom d’Ionienne ; ensuite l’analogie de situation entre la Grèce proprement dite et la Grèce Asiatique, fit appeler Ionie, par les habitants de la première, la partie de l’Asie Mineure qui se trouvait à leur orient. [Il est probable que Pythagore vint en Italie de Samé, partie du royaume d’Ulysse, située dans la première Ionie, plutôt que de Samos, située dans la seconde.] — De la Thrace grecque vinrent Mars et Orphée ; ce dieu et ce poète théologien ont évidemment une origine grecque. De la Scythie grecque vint Anacharsis avec ses oracles scythiques non moins faux que les vers d’Orphée. De la même partie de la Grèce sortirent les Hyperboréens, qui fondèrent les oracles de Delphes et de Dodone. C’est dans ce sens que Zamolxis fut Gète, et Bacchus Indien. — Le nom de Morée, que le Péloponnèse conserve jusqu’à nos jours, nous prouve assez que Persée, héros d’une origine évidemment grecque, fit ses exploits célèbres dans la Mauritanie grecque ; le royaume de Pélops ou Péloponnèse a l’Achaïe au nord, comme l’Europe est au nord de l’Afrique. Hérodote raconte qu’autrefois les Maures furent blancs, ce qu’on ne peut entendre que des Maures de la Grèce, dont le pays est appelé encore aujourd’hui la Morée blanche. — Les Grecs avaient d’abord appelé Océan toute mer d’un aspect sans bornes, et Homère avait dit que l’île d’Éole était ceinte par l’Océan. Lorsqu’ils arrivèrent à l’Océan véritable, ils étendirent cette idée étroite, et désignèrent par le nom d’Océan la mer qui embrasse toute la terre comme une grande île81 82.