Corneille
Corneille inconnu, par Jules Levallois.
I
Corneille inconnu ! Voilà, je crois, ce qui s’appelle un titre ! Si on ne mord pas à celui-là, à quoi mordra-t-on ?… Un Corneille inconnu, quelle nouvelle ! Ce n’était donc pas assez de celui que nous connaissions ? Un Corneille inconnu ! Mais n’est-ce pas trop dire ?… Si c’était seulement un Corneille mieux connu, mieux éclairé, plus pénétré, plus sorti enfin de cette ombre dans laquelle les circonstances ont enveloppé la vie du grand Corneille pour faire contraste avec l’éclat de sa gloire, ne serait-ce pas plus modeste, moins clic-claquant et plus vrai ?… M. Jules Levallois, qui se vante de nous donner un Corneille inconnu, — ce qui serait une fière découverte, une découverte qui vaudrait mieux que celle d’une étoile, — est-il réellement le Leverrier de ce nouveau Corneille, qui s’élève, sous sa plume, de l’ancien ?… Ce Corneille qu’il nous exhibe, ne l’avons-nous pas déjà vu passer dans les pénombres des notices, des commentaires, des critiques, des biographies, de tout ce qui, en définitive, est l’Histoire avant qu’elle soit épurée et condensée en ce noyau lumineux auquel nul autre rayon ne peut plus s’ajouter ? En plaçant à la tête de son livre cette promesse d’un Corneille inconnu pris à même l’autre Corneille, M. Jules Levallois a frotté d’un miel irrésistiblement savoureux les bords de la coupe qu’il tend au public, et tout le monde y voudra boire. C’est moins là une gasconnade qu’une finesse : M. Levallois est Normand ; à cette finesse, on le reconnaîtrait.
C’est un Normand, — et peut-être est-ce là aussi une des raisons déterminantes de son livre ?… Le Normand a été attiré par la plus grande gloire littéraire normande ; car lord Byron, qui se disait Normand avec orgueil, est une gloire anglaise, — mais à travers laquelle, comme à travers la langue dans laquelle il écrivit, se reconnaît l’identité de race, de cette forte race, de poésie profonde, qui va de Rollon à Corneille. Et non seulement M. Levallois est Normand, mais je le crois même de la ville de Corneille, ou s’il n’en est pas, il y a beaucoup vécu, dans cette ville plus pleine à présent de Corneille, privilège de la mort et de la gloire ! que du temps même où il vivait. L’auteur du Corneille inconnu a été bercé avec ce nom de Corneille, donné par le hasard à un aigle, et que voilà, par le fait du génie, presque aussi fier et aussi beau que le nom de l’aigle romaine. L’aigle, dans Corneille, fut souvent romain, mais il fut plus que cela, et M. Levallois a voulu nous montrer tout ce qu’il fut. Cela n’a pas fait — disons-le ! — un aigle nouveau. Cela n’a pas fait une physionomie différente de la grande physionomie immortelle. Mais cela a fait, certainement, sur Corneille, un bon livre de plus.
Et je dis : un bon livre, — meilleur (dans un sens circonscrit) qu’il n’est beau, et c’est ici que M. Jules Levallois va payer sa finesse… Quand il s’agit de Corneille et qu’on a dit à l’imagination qui l’admire : « Tu ne sais pas tout, ma petite, et je vais te montrer tout à l’heure un Corneille dont tu ne te doutes pas ! » l’imagination qu’on enflamme s’attend à quelque chose de splendide. Elle s’attend à quelque livre de feu, poétique comme le poète qui l’inspire. Et tel n’est pas le livre de M. Levallois. Il fait tomber de haut l’imagination, s’il satisfait d’autres facultés. Le critique rompu à la Critique l’a emporté ici sur le poète, dans un écrivain qui est, je le sais, poète à ses heures. L’auteur du Corneille inconnu a écrit son livre avec cette critique patiente, exacte, microscopique, contractée peut-être chez Sainte-Beuve, à laquelle il a mêlé pourtant une raison plus large et un ton plus grave et plus froid. Et c’est particulièrement cette froideur dans la justice et jusque dans l’admiration qui m’étonne : M. Levallois a été froid comme un vieux juge de sa province. Mais qui sait ? il a eu peut-être ses raisons pour affecter cette froideur singulière, pour étouffer l’expression ardente, pour pâlir une couleur qui eût pu briller davantage, pour enfin avoir fait, qu’on me passe le mot ! un livre non pas gris, mais blanc, un livre innocent de toute violence. Le livre avait-il en vue quelque prix d’Académie ?… Il était, certes ! pensé et écrit pour en rafler un, et comme il faut que le Normand se retrouve partout, M. Levallois est-il ici dans les profits de sa finesse ? Un livre plus impétueux et plus éclatant que le sien l’aurait fait échouer, et il n’échouera pas, — selon nous, malheureusement pour lui. Il n’échouera pas, quoique avec un livre substantiel et de qualités excellentes, mais qui ne dépassent point le niveau de prudence et de goût prescrit par tous ces mulets d’Académie qui se croient le pied sûr et qui ne veulent pas qu’on l’ait emporté. M. Levallois, l’admirateur passionné de Maurice de Guérin semble s’être bien donné de garde d’écrire sur Corneille (sur Corneille !!!) un livre intense, mais je suis sûr qu’il l’aurait pu…
II
Le sien n’est donc que bon, — mais il est très bon, — quand je le voudrais beau. C’est un livre érudit, où rien n’est oublié, et qui ajoute la vérité de l’aperçu à une érudition qui ne l’a pas toujours. Corneille, non pas l’inconnu, mais le connu et aussi le méconnu, car il l’a été souvent, ce grand homme, y est apprécié ce qu’il vaut au poids de son génie. Malgré des timidités qui sont peut-être encore des timidités réfléchies et volontaires, dans un esprit aussi brave et même aussi pétulant que celui de l’auteur du Corneille inconnu quand il ne résiste pas à sa spontanéité, Corneille est vengé ici jusque de Voltaire. Ce singe qui s’amusa à gambader sur le tombeau de l’homme qui mérita le plus ce nom d’un homme, n’est certainement pas traité, dans ce livre, avec le mépris strident qu’il mérite, mais M. Jules Levallois, reconnaissons-le ! n’a pas trop tremblé devant lui. Il en a relevé les erreurs, qui sont des sottises quand ce ne sont pas des mensonges, — et des mensonges dictés par la jalousie littéraire, la plus basse et la plus détestable des jalousies ! Les injustices de la Renommée, cette tête de femme qui est si souvent une tête perdue, les injustices de la Critique, parfois aussi tête perdue que la Renommée, y sont signalées avec un discernement supérieur. M. Jules Levallois, qui aurait dû, pour rester dans la mesure, appeler son ouvrage : Corneille méconnu, a tiré de l’oubli les tragédies qui y sont trop tombées : Attila, Théodore, Médée, Œdipe et tant d’autres, et il a prouvé, par le raisonnement et par les plus intéressantes citations, que l’auteur du Cid, de Polyeucte et des Horaces, n’avait pas versé tout son génie dans ces chefs-d’œuvre, dont on s’est servi pour borner et étouffer sa gloire, tout en la proclamant. Comme on lie une pierre au cou d’un chien pour mieux le noyer, on avait lié ses chefs-d’œuvre au cou de Corneille pour mieux faire enfoncer dans l’oubli ce qui lui restait de génie, mais M. Levallois a coupé cette corde, et le génie a été sauvé et il a reparu dans son livre. Toute cette partie de son ouvrage est irréprochable. Quant à la vie de Corneille, à la vie en dehors des œuvres, il l’a éclairée autant qu’il a pu. Mais où il l’a le mieux vue, c’est là où elle est le plus dans des hommes d’autant de sentiment et de pensée que Corneille, c’est-à-dire dans ses écrits. La vie de Corneille n’est guères pour nous qu’un clair-obscur, — une espèce de tableau de Rembrandt au fond duquel, comme l’alchimiste qui fait de l’or, Corneille travaille à ses chefs-d’œuvre. En vain M. Levallois essaie-t-il d’y allumer la paillette de feu qui l’éclaire, cette vie restera toujours un clair-obscur sublime, et il ne doit pas s’en désoler. Les fonds noirs vont bien aux têtes de génie, et leur plus belle atmosphère, c’est le mystère à travers lequel on les entrevoit. Les ombres de la nuit allongent les monuments et les statues… Corneille, ce génie dans l’obscurité, entrevu, presque caché, — non pas seulement dans une petite maison noire d’une rue noire de Rouen mais dans la silencieuse fierté de son cœur, — une autre ombre ! — mais aussi dans cette vie étouffante, bourgeoise et pauvre, qui en est une troisième, — paraît plus idéal et plus grand. Et quand on y réfléchit, tant mieux peut-être, après tout, que le vieux portrait ait gardé sa fumée et que M. Jules Levallois n’ait pas pu l’essuyer !
III
Ses révélations, en effet, sont assez peu de chose, et n’ajoutent pas beaucoup à ce qu’on savait. Et, d’ailleurs, il y a peu de faits à apprendre dans cette vie studieuse, méditative et fermée de Corneille, et qui n’a transpiré dans l’Histoire que par le génie, la gravité des mœurs et la pauvreté. Corneille est un des hommes comme les voulait Pascal. S’il ne restait pas précisément dans sa chambre, il restait du moins au foyer domestique, au milieu des siens. C’était un génie sédentaire. Il n’était pas, de tempérament, un coureur d’aventures et de mers lointaines, comme le Camoëns ou Byron. Il ne quitte guères son logis de Rouen que pour celui de Paris, où il vint tard, quand il fut de l’Académie. Je suis intimement convaincu qu’il avait en lui la racine de toutes les poésies, mais il fut plus spécialement entraîné vers la poésie dramatique et l’étude de la nature humaine, et pour creuser dans cette poésie-là et dans cette étude, il n’avait pas besoin de l’émotion de ces voyages qui furent peut-être nécessaires au génie du poète de la Lusiade et du chantre de Childe Harold. Milton, aveugle et pauvre comme Corneille, moins heureux par ses filles, qui furent mauvaises, paraît-il, comme nous venons de le dire au chapitre précédent, que Corneille par ses enfants, vécut la dernière partie de sa vie entre l’orgue dont il jouait et la Bible qu’on lui lisait. Mais cet Illuminé intérieur, ce Visionnaire du Paradis perdu, avait voyagé dans sa jeunesse, et il avait remporté dans ses souvenirs le ciel et le soleil de l’Italie pour en éclairer sa cécité et ses vers… Corneille n’avait besoin d’aucun soleil pour être le poète qu’il a été. Son soleil, c’était le cœur de l’homme. Il ne relevait point de l’espace, mais du temps. Les six pieds de terre qui suffisent à la mort suffirent à sa vie, et il fut aussi grand dans ces six pieds de terre que s’il avait traîné son génie, pour le développer, partout l’univers ! On comprend après cela, n’est-ce pas ? qu’il n’y ait pas grand-chose à raconter en événements comme la biographie les recueille, dans cette vie dont presque tous les faits sont intellectuels, hormis les tapages de la gloire. Excepté le nom de cette marquise, dont il n’y a jamais que le titre singulier dans les œuvres de Corneille et qui n’était autre, à ce qu’il paraît, qu’une actrice, mademoiselle du Parc, je ne vois rien de bien nouveau dans la biographie de M. Levallois ; car pour les détails de ce triste amour du grand Corneille vieillissant et dédaigné pour le jeune Racine, beau alors comme le jour à son aurore et qui s’élançait dans la gloire, nous pourrions en suivre la trace dans les œuvres même de Corneille, à la piste de ses plus beaux vers.
Dernier épisode de cette vie austère et toute à la gloire, et qui, sans ce malheur cruel qui l’a fait touchante, n’aurait été que majestueuse, — de cette majesté un peu monotone, il est vrai, des grandes destinées et des grands horizons, et que l’on pourrait appeler la tristesse de la grandeur et de la beauté !
IV
Mais voici l’accident qui empêche cette grandeur d’accabler nos âmes : c’est cet amour infortuné du grand Corneille. Je ne sache rien de plus touchant… On croit que l’armure impénétrable d’Achille, c’est la gloire, et pas du tout. Surprise amère ! elle est faussée, cette armure divine, à l’endroit du cœur. Réfléchissez-y avec moi ! Que le Corneille des jeunes années eût aimé Marie Courant, comme Byron aima Marie Chaworth, et ne fût pas plus heureux que Byron, car Marie Courant épousa un je ne sais qui, comme Marie Chaworth, c’est un malheur que la jeunesse — cette belle Hercule de la jeunesse, qui porterait le ciel sur ses épaules, s’il y tombait ! — peut facilement supporter ; mais aimer quand la vieillesse est venue, quand le cœur, selon la loi vulgaire applicable aux créatures humaines, devrait être froidi et se sent jeune encore, par le fait de la loi d’exception qui s’applique aux créatures supérieures, c’est, à coup sûr, le malheur suprême, et Corneille, le sévère, le majestueux, le Romain Corneille, l’a connu !
Attendrissement inattendu qui vous prend en regardant cette figure d’une si mâle expression de génie qu’il semble qu’on ne l’a jamais vue jeune, quoi qu’elle l’ait été… et quand le grand Corneille est toujours, plus ou moins, le bonhomme Corneille ! — (Comme La Fontaine, qui s’appelle aussi le bonhomme, mais pour d’autres raisons que Corneille ; La Fontaine, lui, toujours heureux, le croira-t-on ? dans ses amours.) — Corneille, le bonhomme de grand homme, qui avait aimé cette Marie Millet dont il avait fait sa Mélite, qui avait aimé Marie Courant et probablement mademoiselle de Lamperière, — qu’il épousa comme Byron épousa miss Milbanck, tous deux, ces téméraires poètes, donnant, comme dit Bacon, cet otage à la fortune, que la fortune, cette affreuse Communarde, égorge presque toujours ! — Corneille, réfugié et monté dans la gloire et qui semblait inaccessible et invulnérable, reçut en plein cœur ce coup d’une pâle amour dédaignée et il n’en put guérir… Il avait cependant en lui de vigoureux dictames. Lui, l’homme des héros et d’un Idéal trop haut pour n’être pas étroit, l’homme à qui on a reproché de pousser la nature humaine jusqu’à l’abstraction, à la plus impossible des abstractions, sentit sur le tard de sa vie combien cette malheureuse nature humaine est concrète. Il souffrit… Et quoique l’amour des vieillards soit comique dans les comédies et dans la vie, dont elles sont l’imagé, le sien se marqua du tragique de son génie et de sa fierté. Il le prouva, à vingt places de ses œuvres, dans des vers que M. Levallois a cités. Il le prouva jusque dans Sartorius. Que dis-je ? Sartorius, c’est Corneille lui-même, Corneille amoureux ! Je sais bien qu’il reprit son cœur aux pieds sous lesquels il l’avait mis, mais en le reprenant, il emporta sa blessure, — la blessure dernière qui ne se ferme plus que quand le cercueil se ferme sur nous.
Cette calotte noire de Corneille qui couvre tout dans son siècle, a dit Chateaubriand, couvrit encore cela !
On n’ose pas dire : « Pauvre Corneille ! » du grand Corneille. La pitié prend peur. Mais rien de plus navrant que cet amour insensé d’une âme sublime. Et rien n’y fit ! Ni son génie romain, ni son génie gaulois ; car il avait les deux génies. Il était héroïque et stoïque, cet étonnant Corneille, et il était narquois et rieur. Père de la tragédie et père aussi de la comédie, il a fait Racine et il a fait Molière, — Molière, que la terrible observation de son esprit et la profondeur de sa plaisanterie ne garantirent pas non plus des égarements de son cœur.
V
C’est ce dernier Corneille — le Corneille de la comédie — sur lequel M. Jules Levallois a montré le plus d’inconnu. Il nous a parlé longtemps du poète comique dans Corneille : de la comédie de la Suivante, jolie comme son sujet ; du Menteur, dont il n’était pas besoin de nous parler (car il tient toujours la scène comme Molière, avec des touches que n’a pas Molière, et cependant Molière a écrit le rôle de don Louis — dans Don Juan — qui est un rôle cornélien !) ; mais surtout il nous a parlé avec juste raison de cette perle, dissoute dans l’oubli : la Suite du Menteur, d’une conception si naturellement ingénieuse et de situations si profondes. Seulement, c’est toujours là de l’inconnu tiré des Œuvres. En d’autres termes plus précis, c’est encore là bien moins de l’inconnu que de l’oublié… L’oubli qu’on a fait de la moitié du grand Corneille est égal à la gloire de l’autre moitié.
Le mérite du livre de M. Levallois n’est point de ressusciter un phénix tiré d’un autre phénix qui a brillé et qui brille encore aux yeux des hommes, mais de nous ramener au vieux Corneille, à ce phénix dont la jalousie de Voltaire avait coupé les ailes, et de nous en faire admirer les beautés depuis longtemps inaperçues. Le livre de M. Levallois est un véritable Cours de Littérature sur Corneille. La Harpe, qui ne quitta la livrée de Voltaire que pour prendre celle de Jésus-Christ, avait sifflé comme Voltaire, cet éleveur de perroquets, lui avait appris à siffler ainsi qu’à tout son siècle. Le xviiie siècle avait fait comme La Harpe. Les esprits médiocres et ignorants qui sont de tous les siècles et qui ne lisent que quand tout le monde lit, le servum pecus des âmes basses et des sots qui est le public, avaient pris pour Évangile littéraire le Commentaire de Voltaire et s’étaient taillé un petit Corneille de rhétorique dans le grand. Après le livre biographique et critique de M. Levallois, ce ne sera plus possible. Il faudra tout lire de Corneille. Il faudra mesurer l’envergure de ces ailes immenses. Le Normand a rendu ce service au plus grand des Normands, et c’est un Normand qui l’en remercie·