(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 192-197
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 192-197

MALHERBE, [François de] né à Caen en 1556, mort à Paris en 1628.

C’est ainsi que Despréaux l’annonce pour le créateur de la belle Poésie parmi nous :

Enfin Malherbe vint, & le premier, en France,
Fit sentir dans ses Vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit sa Muse aux regles du devoir.
Par ce sage Ecrivain, la Langue réparée,
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
Les Stances, avec grace, apprirent à tomber,
Et le Vers sur le Vers n’osa plus enjamber.
Tout reconnut ses loix, & ce guide fidele
Aux Auteurs de ce temps sert encore de modele.

Malherbe est en effet le premier de nos Poëtes qui ait fait sentir que notre Langue pouvoit s’élever à tout ce que la Poésie lyrique a de plus sublime. Avant lui, Ronsard avoit compote des Odes héroïques ; mais en se proposant Pindare pour modèle, il en avoit plus souvent imité l’enflure & l’obscurité, que la force & l’élévation. Sa Poésie consistoit moins à dire de grandes choses, qu’à en exprimer de petites par de grands mots moitié Grecs, moitié François ; il donnoit, par cet appareil, un air merveilleux à son style, que l’ignorance seule pouvoit goûter. Malherbe, au contraire, en s’attachant à la lecture des Anciens, ne puisa dans leurs Ouvrages que cette douce harmonie ; cette noble simplicité, qu’il nous est si difficile de faire passer dans les nôtres. Il imita les mouvemens de Pindare ; mais, à l’exemple d’Horace, il sut captiver l’enthousiasme sous le joug de la raison, de sorte que le désordre est chez lui un effet caché de l’Art ; qualité bien préférable à cette impétuosité fougueuse, plus semblable au délire, qu’à la chaleur du vrai génie.

Dans l’Ode qu’il composa pour Louis XIII, lorsque ce Prince alloit réduire les Rochellois, on admire à la fois une netteté d’idées, un tour heureux d’expression, une justesse & un choix dans les comparaisons, une variété dans les figures, une adresse dans les transitions, qui la font regarder, avec raison, comme un vrai modèle de Poésie lyrique. Le sujet en est grand, l’ordonnance hardie, l’exécution noble, les couleurs fortes & habilement ménagées.

Quand Malherbe traite des sujets agréables, il déploie une richesse d’ornemens qui embellit la matiere la plus stérile, un coloris vif & tendre qui anime jusqu’aux moindres détails. Peindre ainsi la Renommée,

Nymphe qui jamais ne sommeilles,
Et dont les messagers divers
En un moment sont aux oreilles
Des peuples de tout l’Univers.

nous donner cette idée de la Paix,

C’est en la Paix que toutes choses
Succedent * selon nos désirs.
Comme au printemps naissent les roses,
En la Paix naissent les plaisirs.

n’est-ce pas être né vraiment Poëte ? N’est-ce pas joindre la force de la vérité aux graces du pinceau ? Ne semble-t-il pas voir dans la Strophe suivante, le temps s’écouler tacito pede, comme dit Ovide ?

Le Temps, d’un insensible cours,
Nous porte au terme de nos jours :
C’est à notre sage conduite,
Sans murmurer de ce défaut,
De nous consoler de sa fuite,
En le ménageant comme il faut.

Qui croiroit que ces Vers ont plus de cent soixante-quinze ans ? Mais peut-on lire rien de plus poétique & de plus agréable que la description du Siecle heureux qu’il prédit lui-même, sous le nom d’un Berger ?

La terre, en tous endroits, produira toutes choses ;
Tous métaux seront or, toutes fleurs seront roses.
Tous arbres oliviers.
L’an n’aura plus d’hiver, le jour n’aura plus d’ombre,
Et les perles, sans nombre,
Germeront dans la Seine au milieu des graviers.

Horace a-t-il mis plus d’énergie dans sa fameuse Strophe du Pallida mors aquo pulsat pede, que Malherbe dans sa riche Imitation, que tout le monde sait par cœur ?

Tant de douceur & d’harmonie dans le style, ne semblent pas devoir annoncer un caractere naturellement brusque & caustique : celui de Malherbe étoit cependant l’un & l’autre. Sa conversation & ses manieres ne se ressentoient en rien du génie de sa Muse. Il y a même lieu d’être étonné du peu de ressemblance qui se trouvoit entre le Poëte & l’Homme. En lisant les Anecdotes de sa vie, on est fâché de lui voir une sensibilité d’amour-propre, dont les grands talens devroient être à l’abri. Un jour, son ami Racan, à qui il venoit de réciter une Ode, lui ayant avoué de bonne foi, qu’il n’avoit pu en juger, parce que dans la récitation il avoit mangé la moitié des vers, il entre aussi-tôt en fureur, & lui répond : Ils sont à moi, puisque je les ai faits ; si vous me fâchez, je les mangerai tous. C’eût été grand dommage assurément, mais c’en est un plus grand encore, qu’un tel Génie fût si foible contre un reproche si léger.

Malherbe, ayant dîné chez l’Archevêque de Rouen, s’endormit après le repas. Le Prélat l’éveilla, pour le mener à un Sermon qu’il alloit prêcher ; Dispensez-m’en , lui dit-il brusquement, je dormirai bien sans cela.

On sait qu’il voulut se battre contre de Piles, qui avoit tué son fils en duel : Il avoit alors soixante-treize ans, & quelqu’un lui faisant sentir l’inégalité de la partie, C’est pour cela , répondit-il, que je veux me battre ; je ne hasarde qu’un denier contre une pistole  ; réponse plus ingénieuse que philosophique ; tant il est vrai que les Muses, qu’on nous dit avoir apprivoisé les hommes sauvages, ne rendent pas toujours le même service à leurs plus chers Nourrissons.