Le cycle de Napoléon
Quand on entend décrire avec naïveté cet empereur et son entourage, on voit bien qu’il n’y a jamais rien eu, et qu’il n’y aura peut-être jamais rien de pareil.
(Goethe, Lettre à Knebel.)
I
La littérature napoléonienne, déjà fort abondante, s’est enrichie de plusieurs ouvrages, qu’il convient de placer dans nos bibliothèques, au bon coin et à part. La Jeunesse de Napoléon 1, par M. Arthur Chuquet, n’est pas une œuvre de polémique, ni un monument d’admiration béate, ni enfin un de ces manuels d’arrivisme, que l’étonnante fortune de l’Empereur a fait éclore, ces temps-ci, dans des cénacles cyniques et naïfs. L’auteur de la Vie du général Chanzy, de Hoche et la lutte pour l’Alsace, de la Trahison de Dumouriez excelle dans la biographie, si l’on entend par ce mot (souvent réservé à de plates notices) la description d’une existence individuelle, exactement située au milieu des personnes et des choses qui en ont déterminé l’évolution, modifié l’allure, favorisé ou gêné l’élan. Vu de cette façon, le passé s’anime comme un drame. Ainsi comprise, l’histoire devient un roman réel. Les institutions, les codes, les coutumes, les traités, toutes les choses abstraites, collectives, anonymes, qui sont maintenant (à tort) la partie essentielle de l’enseignement historique, nous apparaissent en acte, et, pour ainsi dire, en fonction des individus. Nous pouvons peser ce que vaut cet appareil en face des volontés fortes, et mesurer tout le champ qui s’ouvre aux génies audacieux, dès que la loi faiblit, que la règle s’use, et que les barrières vermoulues chancellent. La biographie détaillée, la biographie minutieuse, la biographie complète, qui dispose les arrière-plans et ménage les perspectives autour d’un héros, me semble▶ être encore la meilleure méthode pour atteindre, dans le domaine des sciences historiques, quelques vérités générales.
D’ailleurs, c’est ici le cas de rappeler cette pensée de Goethe : « Il y a peu
de biographies qui puissent présenter un progrès pur, paisible continuel de
l’individu. Notre vie est, comme
l’univers dans lequel nous
sommes renfermés, un incompréhensible mélange de liberté et de nécessité. Notre
vouloir est un pronostic de ce que nous ferons dans toutes les circonstances ; mais
ces circonstances nous saisissent d’une manière qui leur est propre. Le quoi est en nous ; le comment dépend rarement de nous ; nous
ne devons pas demander le pourquoi, et c’est à cause de cela qu’on nous renvoie
justement à quia
2. »
En évoquant, une fois de plus, le cas de Napoléon Bonaparte, M. Arthur Chuquet limite son étude à vingt années d’une vie si féconde en merveilles. Il nous fait voir successivement le petit sauvageon de Corse, dans son île (15 août 1769-15 décembre 1778) ; — le boursier du collège militaire de Brienne (mai 1779-14 octobre 1784) ; — le « cadet-gentilhomme » de l’École militaire (22 octobre 1784-30 octobre 1785) ; le lieutenant en second de la compagnie des bombardiers de La Gohière, au régiment de La Fère-artillerie, stationné à Valence (1785-1788) ; le lieutenant en second des bombardiers de Coquebert, au même régiment, stationné à Auxonne (1788-1789).
Cette série de tableaux est, pour le lecteur, l’occasion d’apercevoir, en une vive antithèse dont l’historien ne force point les traits et n’exagère pas les contrastes, deux sociétés, l’une confinée dans les montagnes d’une île farouche, l’autre installée sur le territoire d’un royaume glorieux qui ◀semble▶ être l’asile de la politesse, du bon goût, des mœurs élégantes, de la vie aisée. La Corse, pour les beaux esprits de Versailles, est une colonie aussi lointaine que le pays des Hurons et des Topinambous. On y vit pauvrement, durement. On y baragouine un « affreux » patois. Mais on y garde une âpre fidélité aux anciennes mœurs. On y est croyant, austère, combatif. C’est un pays d’énergies neuves, qui, jusqu’à nouvel ordre, ne trouvent pas leur emploi. La France, au contraire, est habitée par une aristocratie riche, sceptique, railleuse. On y parle un langage exquis, très propre à tout bafouer en badinant et à tout détruire sans avoir l’air de toucher à rien. On s’y moque très spirituellement des vieilleries, et le « retour à la nature » n’y est qu’un jeu d’académie ou de salon. Bref, on y savoure, dans une fausse sécurité, cette « douceur de vivre », qui est souvent le signe avant-coureur des révolutions. Survienne une lézarde dans la vieille bâtisse continentale : le jeune greffon, transplanté de l’île sauvage, poussera des branches dans toutes les fissures, enfoncera des racines entre les moellons disjoints et fleurira, fructifiera triomphalement sur la ruine. La France ne savait pas exactement ce qu’elle faisait lorsqu’elle s’empara de la Corse. Ceci a conquis cela.
En 1768, la Sérénissime République de Gènes, qui devait quelques millions à la France et qui ne pouvait pas les payer, crut s’acquitter en nous cédant l’île de Corse. Du même coup elle nous a donné Napoléon, qui naquit précisément l’année suivante.
Il restait beaucoup à dire sur la jeunesse de Napoléon, après la compilation hâtive et partiale du passionné général Iung. Il restait de l’inédit à découvrir, même après les enquêtes dévotes et les trouvailles précieuses de M. Frédéric Masson. Le nouveau biographe de Napoléon a recherché, dans les archives du ministère de la Guerre, tout ce qui pouvait se rapporter aux premières années de son héros. Plusieurs papiers importants ou curieux lui ont été communiqués par des personnes obligeantes. Muni d’un nouvel instrument de précision, M. Arthur Chuquet a pu analyser d’une façon presque infinitésimale l’enfance rêveuse de Bonaparte et les dures saisons pendant lesquelles le futur empereur fit son noviciat militaire. J’aurais voulu qu’en racontant les dix années de Corse, il eut mis, dans son récit, un peu de réalité locale, de couleur insulaire. L’empereur aimait à rappeler dans ses entretiens de Sainte-Hélène, que l’odeur des cistes lui annonçait, en mer, l’approche du maquis natal. Il disait aussi que sa vigne héréditaire de la Sposata donnait un vin dont le bouquet rafraîchissait la bouche. Les couchers de soleil sur le golfe d’Ajaccio le ravissaient. Pourquoi M. Chuquet n’a-t-il pas imprégné de ce parfum, de cette saveur et de cette lumière les pages de son livre ? Son livre, si informé, si exact, si « documenté », manque de lentisques, d’arbousiers, de myrtes, de bruyères et de lauriers-thyms. Pourquoi, en indiquant la fière silhouette de Paoli, en dessinant le geste noble de Charles Bonaparte, en célébrant la beauté de Letizia Ramolino, a-t-il résisté au désir d’appuyer le crayon davantage et de serrer les contours en affinant les nuances ? Je regrette qu’il ait négligé l’occasion de fondre tous les renseignements dont foisonne sa mémoire, en une peinture plus vivante, plus intime, où apparaîtraient ces petits nobles d’Ajaccio, réduits à la simplicité par les conditions médiocres de leur fortune, mais très orgueilleux de leurs origines, jaloux de leurs prérogatives, hantés par je ne sais quel rêve impérieux.
Cette maison d’Ajaccio, dont la façade bourgeoise se rehaussait d’un blason seigneurial, j’avoue que je la vois mal dans ce récit dont la lucidité limpide décolore un peu les objets. Ici, je suis obligé d’appeler à mon secours Mérimée, Grevorogius, Paul Bourde, Maupassant, tous ceux qui ont respiré l’arôme des cistes, et qui aident l’histoire (quelquefois sans y faire attention) en notant certaines « actualités » très anciennes. Et j’associe volontiers au témoignage de ces voyageurs mes propres souvenirs, rapportés de plusieurs séjours aux îles gréco-latines du Levant. La Corse, divisée en circonscriptions électorales, a nécessairement changé. Je suis persuadé qu’au temps où le maréchal de Vaux débarqua sur la grève de Porto-Vecchio au nom du roi Louis XV, la Corse ressemblait à Naxos, à Santorin, à Corfou. Même vie pastorale, frugale, libre dans la montagne ; le bonnet des bergers du Monte d’Oro, et leur pelone, manteau en poil de chèvre, n’auraient pas été trop dépaysés, là-bas, sur les pentes du mont Koroni, parmi les vignes de Saint-Élie ou dans les lauriers-roses du Pantokrator. Même vie patriarcale, économe, fière dans le logis familial dont la porte s’ouvre libéralement à l’étranger de marque, à l’hôte recommandé, mais se clôt à toutes les curiosités indiscrètes.
Lorsque j’ai vu passer, à travers les récits de M. Chuquet, le père de l’Empereur, ce Charles Bonaparte, gentilhomme citadin et petit propriétaire rural, illustrissimo signor e nobile del regno, beau cavalier, instruit, éloquent, poète à ses heures, rimant en italien des gentillesses voltairiennes, parlant le français très correctement, plein d’ambition et chargé de famille, magnifique et besogneux, je me suis dit : « Mais j’ai rencontré quelque part cet insulaire ! »
On pourrait le retrouver, en montant au premier étage, au piano nobile des palais vénitiens de Corfou, en explorant l’ancien duché de Naxos, en visitant les familles latines de Santorin, même eu poussant une pointe jusqu’à Malte. La lignée des Metaxa, des Capo d’Istria, des Notara, des Negri ne diffère pas beaucoup de la sienne. Il vit encore, ou plutôt il végète, ici ou là, dans quelque coin de la Méditerranée. Il s’est marié jeune, selon la coutume de son pays. Sa femme est d’une fécondité admirable. Le mariage de ses filles et l’établissement de ses garçons occupent presque toutes ses pensées.
Charles Bonaparte avait vingt-trois ans, lorsque les Français débarquèrent en Corse. Il
se prononça d’abord pour l’indépendance et pour la neutralité de l’île. Quand il vit que
la lutte était inutile, Paoli étant vaincu et banni, son bon sens naturel lui fit
comprendre que la Corse ne perdait qu’à demi la partie, puisqu’elle était délivrée des
Génois. Il se rallia sans arrière-pensée au nouveau régime. « J’ai été,
disait-il, bon patriote et paoliste tant qu’a duré le gouvernement national ; mais ce
gouvernement n’est plus, nous sommes devenus Français, evviva il Re e suo
governo ! »
Notons d’ailleurs que les Corses avaient sollicité, en 1730, le protectorat de la France. Je regrette que M. Chuquet n’ait point rappelé ce fait : la domination de la République de Gênes fut abominable partout. En 1556, les Grecs de Chio préférèrent les Turcs aux Génois. C’est tout dire.
Charles Bonaparte, dès qu’il eut fait sa soumission, sut en tirer beaucoup d’avantages et de bénéfices. Docteur en droit de l’université de Pise, il n’eut qu’à montrer son diplôme pour être aussitôt nommé assesseur de la juridiction royale d’Ajaccio. Lié avec les officiers de la garnison d’Ajaccio, protégé par M. de Marbeuf, qui était lieutenant-général et gouverneur de la Corse, il s’empressa de faire prouver ses quatre quartiers de noblesse devant M. d’Hozier, juge d’armes de France, afin d’obtenir que son second fils Napoléon fût nommé « élève du roi » à l’école militaire de Brienne.
On a souvent conté le séjour du petit Bonaparte dans cette école, qui était un des douze collèges institués par le comte de Saint-Germain, ministre de la guerre, pour élever les fils des gentilshommes pauvres. L’humeur taciturne du petit Corse, son isolement volontaire dans un coin de la cour pendant les récréations, ses longues retraites dans la bibliothèque, tout cela rapporté, commenté, grossi, a servi de thème à plusieurs dissertations et de sujet à quelques tableaux de genre. On a voulu voir, dans cette attitude gênée, inquiète, parfois bourrue, une infinité de mystères. On s’est livré, sur ce sujet, à une véritable débauche d’ethnographie. Voilà bien l’Italien, le voilà bien ! L’Italien de la Renaissance ! Le condottiere ! Castruccio-Castracani ! Braccio de Mantoue ! Malatesta de Rimini ! Sforza ! Piccinino ! Et toute la séquelle de tyranneaux que Stendhal a exhumés de leurs tombes et déchaînés dans la littérature ! C’est beaucoup de bruit pour rien. N’est-il pas naturel qu’un enfant de dix ans, subitement transporté de Corse en Champagne, et passant de la maison paternelle dans une geôle de jeunesse captive, soit un peu abasourdi par cet exil et par cet internat ? Quitter les béguines et les jésuites d’Ajaccio pour les minimes de Brienne ; sentir autour de soi le dédain goguenard d’une centaine de gamins sans pitié pour qui le désarroi du petit hobereau corse était une occasion de taquineries sans fin : voilà de quoi décider n’importe quel écolier à prendre le parti du silence et à tomber dans la nostalgie. Et il n’y a pas là, vraiment, de quoi dénoncer l’Italien de la Renaissance, le condottiere, etc. Au reste, traiter Bonaparte d’« étranger » parce qu’il venait de la Corse (annexée en 1769), c’est comme si l’on refusait la qualité de Français au maréchal Ney, parce qu’il venait de la Lorraine (annexée en 1766).
Taine, au tome Ier de son Régime moderne, cite ce
mot que Napoléon Bonaparte, âgé de dix ans, aurait dit à son condisciple Bourrienne :
« Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai. »
M. Chuquet démontre que les fameux Mémoires
attribués à Bourrienne (lequel d’ailleurs était sujet à caution) ne sont pas de
Bourrienne : c’est l’œuvre d’un compilateur inepte et il les faut regarder comme des
commérages de domestique renvoyé.
Et puis, on traitait Bonaparte d’étranger. Les mauvais garnements du collège lui refusaient la qualité de « Français ». Le mot de « Français » désigne évidemment ici les camarades d’un clan formé dans la cour contre le petit Corse. Il n’y a pas lieu de s’arrêter sur cette parole enfantine d’un petit garçon persécuté.
M. Chuquet a eu la patience de reconstituer, avec des feuillets de papier raccordés ingénieusement, la liste nominative des jeunes nobles qui furent les camarades du futur empereur à l’école de Brienne. Si Napoléon avait été le mauvais camarade que l’on nous dépeint, il eût gardé rancune à ces jeunes gens. Or, je relève, dans cette liste, les noms suivants :
Nansouty. — Fils du major de Château-Trompette. Général de division en 1803 ; colonel général des dragons en 1813, commandant de la cavalerie de la garde impériale, premier écuyer de l’Empereur, etc.
Gudin de La Sablonnière. — Général de brigade (1799), général de division (1800), comte de l’Empire (1808). Tué en Russie (août 1812).
De Jessaint. — Préfet de l’Aube (21 février 1799), baron de l’Empire (15 août 1809). Son fils, auditeur au conseil d’État en 1810, fut sous-préfet de Genève en 1812.
Bruneteau de Sainte-Suzanne. — Chirurgien au 2e régiment d’artillerie à cheval ; sous-préfet de Saint-Hippolyte du Doubs (27 octobre 1802). Préfet de l’Ardèche (16 mars 1806), de la Sarre (7 août 1810), baron de l’Empire, avec une dotation sur l’octroi du Rhin (9 août 1812).
Laplanche-Mortières. — Adjudant supérieur du palais des Consuls (1802). « Élevé à Brienne avec Bonaparte, dit le général Bigarré dans ses Mémoires, il dut à ce souvenir d’être appelé par celui-ci à Paris, fit presque toutes les campagnes et mourut officier général. »
La Colombière. — Émigré en 1793, passe au service de l’Espagne. Réintégré par Napoléon dans les cadres de l’état-major français avec le titre d’inspecteur principal des vivres de la Grande Armée (7 février 1804).
Le Lieur de Ville-sur-Arce. — Démissionnaire. Réintégré comme officier d’ordonnance du général Marmont (1800). Envoyé à Cronstadt comme sous-commissaire des relations extérieures (1802). Sous-inspecteur aux revues (1809).
Champmilon. — Émigré. Réintégré comme capitaine (1810) et chef de bataillon (1812).
Balathier de Bragelonne. — Émigré. Réintégré comme capitaine à l’armée d’Italie (1797). Adjoint aux adjudants-néraux (1798). Major (1798). Chef de bataillon (1799). Chef de division au ministère de la guerre (1805). Sous-gouverneur des pages (1806). Général de brigade (1811).
Bonnay de Breuille. — Commandant d’armes à Neuf-Brisach (1803), à Thionville (1808). Retraité en 1816.
Calvet de Madaillan. — Baron de l’empire (1813).
Castres de Vaux. — Émigré. Réintégré en 1802. Sous-lieutenant-ingénieur-géographe (1803). Capitaine (1805). Chef de bataillon (1809). Colonel (1813). Mort à Rennes (1832).
Et ainsi de suite.
En résumé, tous ceux qui, dans le désarroi où les avait jetés la Révolution, s’adressèrent à leur ancien camarade de Brienne éprouvèrent les bienfaits d’un empereur qui apparemment avait oublié les déboires de l’écolier. Il y eut de singulières destinées, parmi ces jeunes nobles, soudain dispersés par les ouragans de la politique. Tel cadet de bonne race, après avoir guerroyé dans l’armée de Condé, se contenta, sous la Restauration, d’un costume d’officier de la garde nationale. Tel autre s’éteignit en des honneurs municipaux. Le brillant comte de Comminges, après avoir servi dans l’armée de Condé, devint officier de la garde nationale à Reims, et finit dans les contributions indirectes. Le tranquille La Bretesche devint capitaine dans un régiment autrichien. D’Argeavel créa, au Caire, le Tivoli égyptien, avec balançoires, musique, illuminations, danses du ventre. On cite un « Briennois » qui, lassé des agitations publiques, devint administrateur des pépinières impériales et se fit connaître par un Mémoire sur le dahlia… Toute cette partie du livre de M. Chuquet est très curieuse et très neuve.
Les minimes de Brienne n’eurent pas à se repentir d’avoir fait apprendre les Commentaires de César à Napoléon Bonaparte. Le Père Patrauld, procureur, ayant mal tourné, le Premier Consul paya ses dettes. Le Père Berton, supérieur de Brienne, devint économe à Saint-Cyr, et proviseur du lycée de Reims. Un autre Berton, frère du précédent et sous-principal de Brienne, fut, dans la suite, économe du Val-de-Grâce. Arrêté pour malversation, il ne dut son salut qu’à l’intervention de son ancien élève… Je n’insiste pas sur ces faits, M. Arthur Lévy les a indiqués dans son livre intitulé : Napoléon intime 3.
Taine a reproché au boursier de Brienne, devenu cadet-gentilhomme à l’École militaire,
de n’avoir point servi, pendant les désordres de la Révolution, la cause du roi, de
n’avoir point regardé celui-ci « comme son général-né »
, de n’avoir point
« tiré l’épée pour lui »
. Ici encore, l’enquête de M. Chuquet aboutit à
des évidences qui contredisent l’illustre auteur des Origines de la France
contemporaine. La promotion de Napoléon Bonaparte, reconstituée d’après les
archives de la guerre, atteste que le petit cadet d’Ajaccio, lorsqu’il se détacha d’une
royauté qui s’abandonnait elle-même, ne fit que se conformer à un mouvement qui emporta
bien d’autres fidélités. « N’émigrez pas, lui disait, à Valence, Mme du Colombier. N’émigrez pas ! On sait comment on sort, on ne sait pas
comment on rentre. — Oui, répondait le petit lieutenant. Mieux vaut devoir le bâton de
maréchal à la nation qu’aux étrangers. »
S’il fut « monstre » en ceci,
l’histoire impartiale doit dénoncer d’autres monstres, ses camarades :
Boisgérard. — Chef de bataillon en 1793, employé contre les Vendéens, général de brigade en 1796, tué dans l’expédition de Naples (janvier 1799).
Chrysogone de Chabannes. — Lieutenant au régiment de Navarre (1788), simple soldat au 72e d’infanterie (1792), brigadier au 24e chasseurs à cheval (1794).
Pierre de Champeaux. — Capitaine des guides à l’année du Rhin (1792) ; chargé d’apporter à la Convention les drapeaux conquis à Spire, demandé par Bonaparte pour servir à l’année d’Italie (1797) ; général de brigade (1800). Tué à Marengo. Napoléon se chargea de l’éducation de ses deux fils et nomma son oncle recteur de l’académie d’Orléans.
Raymond de Dalmas. — Capitaine-commandant au 2e régiment d’artillerie. Servit sous Dumouriez en Hollande (1792-1793).
Frévol de Lacoste. — Capitaine (1792). Employé à l’armée des Pyrénées-Occidentales. Mort de ses blessures à l’hôpital d’Hernani (1793).
La Bruyère. — Nommé adjudant-général par Carrier et Merlin de Thionville (1793). Chef de brigade (1796). Commandant du département de la Mayenne (1802). Tué à la prise de Madrid (1808), après avoir reçu, à la guerre, vingt-cinq blessures.
Richard de Castelnau. — Capitaine-commandant au 7e régiment d’artillerie (1792).
Parmi les anciens « cadets-gentilshommes » des autres promotions, on retrouve le maréchal Davout, les généraux Desaix, de Tugny, d’Hautpoul, etc. Notons aussi que M. de Quintin, M. de Lauriston, M. Jullien de Bidon, M. Roche de Cavillac, M. de Labarrière, M. de Gassendi, M. de Vaugrigneuse, M. d’Andigné, M. de Lariboisière, M. Sorbier, plusieurs autres officiers nobles qui avaient servi avec Bonaparte dans le corps royal de l’artillerie, rencontrèrent leur ancien camarade dans les rangs des armées républicaines.
Et ainsi de suite. Tous ces exemples prouvent qu’un officier français pouvait, en 1792, continuer de combattre dans l’armée française, sans être, pour cela, un condottiere de la Renaissance italienne.
L’empereur Napoléon n’est pas encore tout à fait sorti des nuages de la légende. Nous l’avons vu, jusqu’ici, sous deux formes également illusoires : 1º le vieux Napoléon des gens du peuple, « bon zigue » ou tyran abominable, petit caporal ou « ogre de Corse », selon les besoins de la politique courante et au gré des bourrasques de l’opinion ; 2º le récent Napoléon des gens de lettres : froidement ambitieux, tranquillement féroce, un Julien Sorel botté, éperonné, couronné. À la fin du siècle, qu’il a rempli de sa gloire, qu’il continue de régir par ses institutions, mais que ses pâles imitateurs ne peuvent plus effrayer, nous avons entrevu enfin le Napoléon des historiens.
Grâce à la science lucide et au talent probe de M. Chuquet, le colosse déjà s’humanise, le bloc se colore, l’énigme s’éclaire. À travers les brouillards accumulés par l’esprit d’adulation et par la manie du dénigrement, nous apercevons enfin la réalité, trop flexible et multiforme pour entrer dans l’armature des systèmes préconçus. Nous assistons aux moments successifs qui sont la condition même de la vie. Nous apercevons, au lieu du fantoche de mélodrame qu’inventa la crédulité populaire, à la place du mannequin de comédie qu’imagina le dilettantisme des lettrés, une créature humaine, sujette aux lois de l’existence, soumise à l’action du temps, accessible aux changements qui nuancent la série de nos actes. Dans ce récit, où s’inscrit presque jour par jour la Jeunesse de Napoléon, il est aisé de distinguer trois états d’une même personne.
C’est d’abord le petit collégien de Brienne, dépaysé, effarouché, taquiné ou taquin, bon camarade et peu expansif, bon élève sans rien de brillant, grand liseur des Vies de Plutarque, songeant à ses parents qu’il ne voit plus, pleurant à chaudes larmes en récitant les vers de Delille sur l’Exilé de Tahiti, parce que l’image de ce Tahitien lui fait faire un retour sur lui-même, exilé loin de sa Corse natale…
C’est ensuite le « cadet-gentilhomme » de l’École militaire, engoncé dans son habit, gêné aux entournures, jauni comme un polytechnicien par l’abus des mathématiques, — attristé, raidi par le caporalisme claustral de la maison, talonné par les examens, privé de vacances, songeant à son père mort, à sa mère veuve, à ses frères sans avenir, honorablement noté mais sans éclat, — estimé de ses maîtres, amicalement raillé par ses camarades, à cause de ses prétentions à la vertu et de ses tirades sentimentales sur la Corse.
C’est enfin le lieutenant Bonaparte, déniaisé,
déridé,
détendu, libre d’examens, ivre de liberté, tout fier de porter l’uniforme du corps royal
de l’artillerie, joyeux et sobre, laborieux et mondain, canonnier plein de zèle et
danseur enclin aux innocentes amourettes, savourant, avec deux ou trois camarades, ce
qu’il appelle la divine amitié, banquetant bruyamment en l’honneur de
sainte Barbe, patronne des artilleurs ; très ferré sur la théorie, sollicitant des
congés pour aller en Corse, mais piochant dur dans sa chambre de Valence ou d’Auxonne,
très soucieux d’obéir à l’ordonnance de 1720, qui prescrivait aux officiers « d’avoir de l’ambition, d’étudier chez eux, d’aller, par leurs méditations
et leur application, au-delà des instructions données, d’acquérir, par des progrès
quotidiens, le premier mérite de leur profession »
.
Jeunesse pensive, sérieuse, exemplaire, en somme ; aurore indécise et touchante d’une journée d’orage.
En 1789, le lieutenant Bonaparte a vingt ans. Encore quelques années, et son historien sera obligé de nous montrer comment, après cette enfance généreuse, son héros fut gâté par l’exercice précoce de la toute-puissance, égaré par l’ivresse du triomphe, porté au mépris du genre humain par les trahisons des politiciens et par l’expérience quotidienne de leur servilité.
II
« C’est une espèce de Sarrasin, disait Michelet,
— C’est un mauvais général, hasardait Lanfrey.
— C’est un garnement ! criait le général Iung.
— C’est un condottiere de la Renaissance, affirmait Taine.
— C’est le jobard de Sainte-Hélène ! » grondait M. Pierre Laffitte, en ses entretiens du Collège de France et du café Voltaire.
Ainsi chacun entreprend de définir l’empereur Napoléon :
Lui toujours ! lui partout !…
Ici, M. Arthur Chuquet intervient, les bras chargés de dossiers, la mémoire gonflée de renseignements, la bouche pleine de paroles instructives4. Il est incroyablement « documenté », M. Chuquet. Toute la littérature napoléonienne est présente à son esprit. Déjà, dans son premier in-octavo, il avait réuni tous les textes qui pouvaient contribuer à faire connaître ce collège de Brienne, cette École militaire et ce régiment de La Fère-artillerie où Napoléon Bonaparte fit ses premières études et ses premières armes. Nous avons étudié en détail cet important morceau de biographie, qui est, à vrai dire, moins un récit continu qu’un admirable catalogue de faits. L’infatigable M. Arthur Chuquet nous laisse à peine le temps de respirer. Le voici qui revient, avec une nouvelle moisson de faits liés en gerbes, de dates nouées en bouquets, de notes assemblées en guirlandes et de chiffres qui sillonnent de clarté le fourmillement touffu des pages, ainsi que des fusées de feu d’artifice. Être savant à ce point-là, c’est être artiste. L’érudition, poussée à ce degré d’exubérance, est une manière de virtuosité. Je ne sais pas où M. Chuquet trouve le loisir de dépouiller tout ce qu’il dépouille et d’extraire tout ce qu’il extrait. Cette fois, il a glané de jolies trouvailles dans les vieilles paperasses du ministère de la Guerre, libéralement offertes à ses investigations par son ami, M. l’archiviste Léon Hennet. Les archives nationales, dont il connaît familièrement les détours, lui ont aussi procuré des gains précieux et de vives joies. Le Napoléon inconnu, de M. Frédéric Masson, lui fut un répertoire inépuisable d’anecdotes curieuses, de pièces inédites et de preuves probantes. Mais c’est surtout aux Corses qu’il s’adressa pour bien connaître le héros corse qui est devenu, depuis quelque temps, l’objet préféré de ses soins.
Les Corses sont toujours très fiers de Napoléon Bonaparte. On parle souvent de lui dans l’âpre solitude des maquis. Et même son fantôme apparaît dans le décor, plus moderne, des réunions électorales. On m’a conté que, pendant les récentes élections, le plus spirituel des candidats corses fut violemment pris à parti par un capitaine retraité, qui lui dit en tordant une moustache amère :
« C’est humiliant, monsieur, c’est humiliant de penser que la Corse, après avoir été représentée par Napoléon Bonaparte, est maintenant représentée par vous ! »
Le candidat, loin d’être interloqué par cette interruption, se redressa d’un air digne, fit un geste oratoire et s’écria :
« Mes chers concitoyens, soyez persuadés que si Napoléon était ici, je m’effacerais devant lui ! »
Cette réponse, bien corse, mit tout le monde d’accord. Le spirituel candidat fut autorisé à représenter la Corse à Paris, où son esprit n’est pas moins apprécié qu’à Bastia et à Sartène.
Les Corses ne se contentent pas d’invoquer Napoléon dans les moments décisifs. Ils ont étudié, ils étudient passionnément sa vie, ses écrits, ses actes. Le président de la Société des sciences historiques et naturelles de la Corse, M. l’abbé Letteron, publie incessamment des documents d’archives qui permettent aux historiens de ressusciter ce « milieu » bastiais et ajaccien, où le jeune lieutenant Bonaparte, tout enfiévré de patriotisme corse et de jacobinisme français, consacrait ses loisirs à exercer, sur ses compatriotes, cet instinct de commandement, auquel la docilité de la France offrit plus tard un domaine plus étendu.
Le comte Costa de Bastelica, descendant de Nunzio Costa, qui fut lieutenant de la gendarmerie impériale en Corse, a obligeamment ouvert à M. Chuquet son chartrier de famille. L’auteur de La Jeunesse de Napoléon a pu y voir, par des pièces authentiques, combien l’Empereur était fidèle à ses amitiés corses. Jamais un Corse ne lui demanda une place en vain. Napoléon écrivait, de Nice, au docteur Costa, le 28 brumaire an III :
J’ai reçu la lettre que tu m’as écrite avec un vrai plaisir. C’est la première fois que j’en reçois de toi. Tu as tort de penser que j’eusse mis jamais la moindre négligence à ce qui pourrait t’intéresser. Marinaro et les autres sont employés dans une compagnie de gendarmerie. Je ferai ce qu’il me sera possible pour leur avancement. Ton frère est quelquefois mauvaise tête ; il agit avec ses amis comme avec des étrangers. Il ne doit pas moins compter sur moi comme sur une personne qui lui est entièrement attachée. Donne-moi quelquefois de tes nouvelles.
Le docteur Costa fut conservateur des eaux et forêts en Corse. Pascal Costa fut inspecteur des octrois en Corse et sous-préfet de Calvi.
M. Giubega, conseiller à la cour d’Aix, a bien voulu rechercher, pour M. Chuquet, l’histoire de ses ancêtres qui, eux aussi, éprouvèrent la durée et la bienfaisance des affections corses où se plaisait l’âme ardente de Napoléon Bonaparte. L’abbé Vincent Giubega — gracieux poète que l’on a surnommé l’Anacréon de la Corse — fut nommé, en 1800, juge au tribunal d’appel d’Ajaccio. Xavier Giubega, capitaine de la garde nationale de Calvi, occupa un emploi de son grade dans ces bataillons de volontaires corses où Napoléon Bonaparte avait été lieutenant-colonel en second. Il passa ensuite à l’armée d’Italie où il fut nommé adjoint de l’adjudant-général Arena. Il mourut préfet de la Corse.
M. Chuquet doit de précieuses indications à la famille Susini, qui reçut des marques particulières de la bienveillance impériale. Jean-Dominique Susini, d’abord soldat au Royal-Corse, fut lieutenant au 2e bataillon des volontaires corses, capitaine à la 17e demi-brigade d’infanterie légère, adjudant de place à Pizzighettone et à Osoppo, finalement admis au service de l’Empereur à l’île d’Elbe.
D’autres Corses, amicalement poussés dans les emplois publics par l’influence de Bonaparte et de ses frères, méritent encore d’être mentionnés.
L’abbé Coti, né à Zevaco, électeur du canton de Talavo et procureur-syndic du district d’Ajaccio, ne pouvait se passer de la conversation des Bonaparte. Il vivait à leur table. Et c’est par leur intermédiaire qu’il obtint des places du gouvernement. On le nomma d’emblée capitaine dans l’armée française. Grâce à la protection de Saliceti, un autre de ses compatriotes, alors puissant, il obtint, en même temps que le brevet de son grade, quatre couvertures de laine, quatre paires de draps, et quatre aunes de drap bleu pour se tailler un uniforme. Le 22 août 1797, Bonaparte éleva l’abbé Coti au rang d’adjudant-major de la citadelle de Milan.
C’est invraisemblable ; mais c’est vrai.
Pierre Peretti, adjudant-major du 2e bataillon corse, fut, en 1801,
nommé chef de bataillon et mis à la disposition de Murat. M. Chuquet publie un
certificat, signé de Bonaparte, et ainsi conçu : « Je certifie que le citoyen
Pierre Peretti a servi en qualité d’adjudant-major du second bataillon des volontaires
du département de Corse depuis sa création en 1792 et qu’il s’y est comporté avec
républicanisme. »
Peretti, reconnaissant, écrivit à son bienfaiteur :
« Je vous dois une existence honorable, il ne me reste rien à désirer et vous
avez fait un heureux de plus. »
Jean-Baptiste Galeazzini, maire de Bastia, fut nommé, en 1803, commissaire général de l’île d’Elbe, et demeura huit années dans ce poste. Il devint ensuite préfet de Maine-et-Loire. Il fut baron de l’Empire. Son frère, Pierre Galeazzini, fut employé dans la campagne d’Italie. Mais, comme il aimait un peu trop l’argent, Napoléon se débarrassa de lui en le cédant au roi Murat qui le fit colonel.
Le diacre Varese trouva, dans la marine, l’occasion d’exercer son talent et de contenter son ambition. Commissaire principal des îles du Levant, agent maritime à Corfou, sous-inspecteur du port de Toulon, ordonnateur à Saint-Domingue, il mourut en 1807. Sa veuve fut pensionnée par ordre de l’Empereur, et ses deux fils, Aristide et Timoléon, furent élevés gratuitement au lycée de Marseille.
Dominique Leoni, sergent du régiment de La Fère, désirait une place un peu plus reluisante. Il adressa une requête au Premier Consul, qui le nomma, le 7 novembre 1800, garde d’artillerie en Corse, bien que le requérant n’eût point de droits à cette promotion.
Santo Bonelli, de Bocognano, a laissé, dans son canton, le souvenir d’un agronome
tenace. Il transforma son maquis en terre de labour. Il planta des oliviers et des
vignes. Il éleva des moutons. Mais, avant de se livrer à ces travaux champêtres, il
avait guerroyé à côté de Napoléon. En 1796, aidé de tout son clan, de ses parents, de
ses amis, il avait soulevé l’île contre une incursion des Anglais. Et Bonaparte lui
écrivit : « Vous vous êtes acquis des droits à la
reconnaissance nationale ! »
En 1804, désirant être nommé chef de bataillon,
Santo adressa des doléances au Premier Consul : « Permettez, disait-il, que le
plus zélé de vos admirateurs, le plus sincère et le plus fidèle des braves militaires
que vous avez conduits à la victoire, vienne se rappeler à l’honneur de votre
souvenir. Oui, général consul, j’ai le même cœur, le même courage, la même prudence
que j’ai montrés en servant sous vos ordres ; j’ai été un instant oublié, humilié ;
mais vous daignerez jeter un regard sur ma position. »
Santo Bonelli, en 1808,
captura, dans une église, cent quarante-huit brigands. Nommé colonel de gendarmerie dans
le royaume de Naples, il fut un des derniers fidèles de l’infortuné Murat.
Je pourrais allonger indéfiniment cette liste. Toute la Corse y passerait. De tous ces
états civils, reconstitués par M. Chuquet, il résulte que Napoléon Bonaparte fut
incroyablement attaché à son île natale. Nous avons ici l’image d’un Napoléon familial,
local, essentiellement Corse. Nul député d’arrondissement ne fut plus soucieux de ses
électeurs que lui de ses compatriotes. Pendant toute la durée de ses années
d’apprentissage, il a beau être officier du roi de France, il se considère surtout comme
le délégué des Corses sur le continent européen. À Valence, au mess des lieutenants, il
fatigue ses camarades
par des dissertations interminables sur
la Corse. On trouve cet insulaire un peu « fâcheux » (nous dirions aujourd’hui un peu
« raseur »). On se moque de lui. On rit, lorsqu’il s’engage dans ses harangues
coutumières. On raille son accent de province et ses locutions de terroir. Il se console
de ces déboires en écrivant à Pozzo di Borgo : « Qu’ils nous dédaignent dans
leurs pays, mais qu’ils ne viennent pas nous dénigrer et nous humilier dans nos
montagnes ! »
Solitairement, il s’échauffe en songeant à la Corse. Il improvise fiévreusement des
Lettres sur la Corse, et il soumet cette œuvre passionnée au jugement
de l’abbé Raynal. Il aimait cet abbé, qui avait prédit aux Corses le rétablissement de
leur gouvernement national et la fin de l’injuste domination des Français. Il
griffonnait des romans, des nouvelles, dont les héros ne parlaient que de la Corse.
« J’ai puisé la vie en Corse, disait un de ces personnages, j’ai puisé la vie
en Corse, et avec elle un violent amour pour mon infortunée patrie et pour son
indépendance. »
Il jetait sur le papier des phrases comme celle-ci :
« Les Corses ont pu, en suivant toutes les lois de la justice, secouer le joug
génois et peuvent en faire autant de celui des Français. Amen. »
Le 3 mai 1786, étant sur le point de partir en congé de semestre, il songe qu’il ne
verra dans son pays que des hommes « lâches et rampants »
.
« Quel spectacle ! s’écrie-t-il, mes compatriotes chargés de
chaînes et qui baisent en tremblant la main qui les opprime ! Ce ne sont plus les
braves Corses, ennemis des tyrans ! »
Et il continue : « Français, non
contents de nous avoir ravi tout ce que nous chérissions, vous avez encore corrompu
nos mœurs ! »
Ce n’est pas tout. Le souvenir d’Harmodius et d’Aristogiton,
justiciers des tyrans, se présente à son esprit : « Si je n’avais qu’un homme à
détruire pour délivrer mes compatriotes, je partirais au moment même et j’enfoncerais
dans le sein des tyrans le glaive vengeur… Quand la patrie n’est plus, un bon patriote
doit mourir ! »
Heureusement, la Révolution commençante fît dévier vers d’autres pensées le génie de cet officier tumultueux. Les institutions nouvelles bousculèrent soudain les fonctionnaires royaux, les intrus que tout bon Corse considérait comme les pires suppôts de la tyrannie. Le vicomte de Barrin, commandant en chef de l’île de Corse, le chevalier de La Ferrandière, commandant d’Ajaccio, M. de Maudet, commandant de Calvi, M. de Lajaille, capitaine à Ajaccio, sans compter les intendants, les subdélégués et autres seigneurs de moindre importance, furent obligés, surtout après la prise de la Bastille, de se débattre contre toutes les têtes chaudes de la plaine et de la montagne.
Napoléon Bonaparte, alors lieutenant en second de la compagnie des bombardiers de Coquebert dans le régiment de La Fère, sollicita un congé, et partit le 16 octobre 1789, afin de se mêler aux agitations de son pays. Il trouva la Corse changée. Les gens d’Ajaccio se promenaient gravement, tous les soirs, sur les bords de leur golfe merveilleux, guettant les navires pour avoir des nouvelles de France. Et Napoléon, pour la première fois, aima cette France, d’où venait, avec la brise marine, un souffle de liberté. Il salua, dans l’avènement du régime nouveau, les franchises de la Corse. L’horreur de la domination tracassière que la royauté venait d’imposer à son pays le rendit républicain.
Mais il fut, dès ce temps-là, un républicain très impérieux. Il commença par prendre le
commandement de sa famille, régentant ses frères et sœurs, morigénant Caroline, grondant
Elisa, mettant aux arrêts le paresseux Joseph et le fantasque Lucien. Ensuite, il
entreprit de diriger le mouvement contre les notaires royaux, contre les greffiers,
contre les commis de la douane, contre tous les agents « étrangers » dont la présence
déshonorait son île. Il convoquait ses concitoyens dans les églises et leur débitait des
discours. Il faisait signer des pétitions. Il devint le principal meneur de la
révolution en Corse. Et, dès lors, il fut, parmi ses compatriotes, le plus chaleureux
apôtre de la nation française : « Elle nous a ouvert son
sein, s’écriait-il ; désormais, nous avons les mêmes intérêts, les mêmes
sollicitudes : il n’est plus de mer qui nous sépare ! »
Le 26 décembre 1792, le chevalier de La Ferrandière, commandant d’Ajaccio, adressait au
ministre de la Guerre un rapport où l’on peut noter ce détail : « Des esprits
exaltés par des lettres particulières, par des papiers publics, mettent la
fermentation dans l’île… Une douzaine de particuliers illuminèrent leurs fenêtres, et
on lisait : Vive la nation ! Vive Paoli ! Vive Mirabeau ! sur celle
de M. Bonaparte, officier d’artillerie du régiment de La Fère. Ce jeune officier a été
élevé à l’École militaire, sa sœur à Saint-Cyr, et sa mère, comblée de bienfaits du
gouvernement. Cet officier serait bien mieux à son corps, car il fermente
sans cesse. »
M. Chuquet nous rapporte, par le menu — avec une grande insistance de détails et d’anecdotes, — tous les effets de cette fermentation. Il nous montre le futur empereur, presque toujours absent de son corps, et uniquement préoccupé des affaires politiques de son département. Rien ne se fait, là-bas, sans Bonaparte. C’est lui qui préside aux élections ; sa maison, sa table sont ouvertes du matin au soir et du soir au matin, à des agents électoraux qui vont rabattre des voix dans la campagne.
Il avait une façon bien corse de se concilier le suffrage des électeurs influents. Un jour, n’étant pas très sûr de la sympathie d’un nommé Morati, qui était puissant, il manda François Bonelli, qu’il savait homme de main et fort résolu.
« Par la Madone ! lui dit-il, je te prie de m’amener Morati.
— Où est-il, Napolione ?
— Chez les Peraldi.
— Bien. »
Bonelli prend son fusil et court chez les Peraldi. Il trouve la famille à table.
« Que personne ne bouge ! s’écrie-t-il d’une voix tonnante, en couchant en joue le maître de la maison… Et maintenant, Morati, viens avec moi !
— Où ?
— Tu le sauras ! »
Morati obéit en tremblant. Quelques instants après, il arrive chez Bonaparte qui lui dit avec un sérieux imperturbable :
« J’ai voulu que vous fussiez libre. Vous ne l’étiez pas chez Peraldi. Ici vous êtes chez vous. »
Quel dommage que Mérimée ne nous ait pas conté cette histoire corse !
Et donc, il résulte des récits de M. Chuquet que Napoléon Bonaparte ne fut pas un
Sarrasin, comme le voulait Michelet, ni un condottiere, en dépit, de Taine, ni
simplement le « jobard de Sainte-Hélène »
, malgré les affirmations de
M. Pierre Laffitte.
C’était avant tout un Corse, le plus Corse de tous les Corses. C’est peut-être pour cela qu’il devint empereur, lorsqu’il eut annexé la France à la Corse. On remarque, en effet, que les Corses, à peine libérés d’un long esclavage, ont montré une prédilection particulière pour l’exercice de l’autorité. Ils sont volontiers maîtres d’étude, sergents de ville, commissaires de police, gendarmes. Or, qu’est-ce qu’un empereur, sinon un pion en chef, un policier supérieur, un gendarme souverain ? La place d’empereur étant devenue vacante, il était naturel qu’un Corse la sollicitât et l’obtînt.
Telle est — ou peu s’en faut — la thèse ingénieuse, un peu paradoxale, de M. Chuquet. Cette biographie minutieuse élucide certains points obscurs de la vie de Napoléon Bonaparte, empereur des Corses. On comprend mieux l’aventure du duc d’Enghien, si l’on considère l’enlèvement et l’exécution de ce malheureux prince comme une simple vendetta.
III5
Au temps de la Restauration — quand la France supportait mal un gouvernement sans gloire et une paix sans dignité — quelques Français, témoins d’une République inoubliable et d’un Empire éblouissant, se consolaient de leur misère présente en songeant aux splendeurs du passé.
Tout servait de prétexte à cette résurrection des grandes journées où la nation française avait conquis, par un effort surhumain, l’admiration de l’univers émerveillé. On opposait la magnificence de ces souvenirs à la vilenie du régime, à la vulgarité régnante, à la bassesse d’une Chambre servile, à la médiocrité intrigante des ministres du roi. Cette sorte d’antithèse est le divertissement habituel des peuples malheureux.
En 1820 — le duc d’Angoulême étant amiral de France, et aussi colonel-général des carabiniers et des dragons — le libraire Ladvocat vendait à sa clientèle de bourgeois libéraux et de grognards en demi-solde des calendriers tricolores. Je possède, dans ma petite collection de documents historiques et pittoresques, un de ces calendriers séditieux. Il est intitulé :
DEUX VICTOIRES PAR JOUR
almanach militaire dédié aux braves
Victoires des Français depuis 1792 jusqu’en 1815.
Ce calendrier, dont les mois sont coloriés en blanc, en bleu et en rouge, est illustré
par un luxe inouï d’emblèmes guerriers et de noms
héroïques.
Partout, des boucliers, des glaives, des lances, des couronnes de lauriers. On lit, sur
des cartouches d’or, parmi des casques empanachés de pourpre, ces mots fastueux :
Honneur, Gloire, Valeur, Patrie
. Et, plus haut,
comme pour joindre l’exemple au précepte, l’épitaphe des généraux morts pour la patrie
ou assassinés par les chouans :
Desaix, Colbert, Bessières, Duroc,
Ney, Joubert, Marceau, Lannes, Richepanse, Brune
. Ceux qui lisaient ces
noms sur le calendrier tricolore oubliaient, pendant un moment, que l’armée nationale de
la République et de l’Empire, désormais humiliée par le drapeau blanc, était forcée
d’obéir au maréchal marquis de Vioménil, au lieutenant général duc de Gramont, au
lieutenant-général comte de Béthizy, tous émigrés, ayant gagné leurs éperons en
s’enrôlant dans les armées étrangères.
L’éditeur de l’« Almanach militaire de 1820 » a soutenu sa gageure. Il a inscrit, en effet, pour chaque jour de l’année, la mention de deux victoires. Par exemple, le samedi 11 mars, je lis, sur mon calendrier : saint Euloge. Combat de la Piave, où les Autrichiens furent mis en fuite par le général Sérurier (1797). Prise de Badajoz sur les Espagnols, par les maréchaux Mortier et Soult (1814).
Ainsi, ce vieux calendrier est une sorte de bréviaire, à l’usage des patriotes dont la dévotion passionnée ne consent pas aux humiliations de la défaite et cherche, dans les spectacles d’hier, un motif suffisant pour espérer toujours6.
Les vingt-trois années où furent accumulés, par une sorte de vie surabondante, les
miracles de la Révolution et les prodiges de l’Empire sont inépuisables en merveilles.
Les historiens ne se lasseront jamais de les étudier, parce que jamais l’humanité ne
parut plus capable de prouesse. Tous les détails qui nous viennent de là sont épiques.
J’ai lu, si je ne me trompe, dans les Souvenirs du lieutenant-général,
vicomte de Reiset, compagnon de Kléber, cette lettre d’un conscrit à son père, le
lendemain d’une victoire de l’armée du Rhin : « Je suis tellement exténué de
fatigue, que c’est à peine si je vois ce que je vous écris. Voilà trois jours et trois
nuits que je passe à cheval, sans cesser presque de me battre ; mais ni périls ni
fatigues ne doivent arrêter un Français, et la mort ne peut l’effrayer lorsqu’il est
sur de mourir avec gloire. »
Tous, en ce temps-là, parlaient sur ce ton cornélien. Tous agissaient de cette façon homérique. Cette époque, à mesure qu’elle s’éloigne dans la perspective, grandit et flamboie comme un mirage. Nous y trouvons, sans effort, des héros, presque des dieux, de même que les Grecs d’Alexandrie se plaisaient, lorsqu’ils sentaient trop cruellement l’amertume de leur décadence, à évoquer l’entreprise des Sept Chefs ou la conquête de la Toison d’Or. Mais ils transfiguraient à plaisir les aventures de leur nation. Nous pouvons, au contraire, nous contenter de la vérité. Elle est, somme toute, assez belle.
Voici une narration, très minutieuse, dont l’auteur (c’est encore l’infatigable M. Chuquet) s’attache à montrer comment Napoléon Bonaparte « débuta », en qualité de capitaine d’artillerie, sous les ordres du général Carteaux et ensuite du général Dugommier, au siège de Toulon.
Dans le drame d’une grande existence, rien n’est plus intéressant à observer que la première démarche, l’entrée en scène. Tout dépend de ce moment-là. Un faux pas, un geste maladroit, et tout est perdu. L’occasion manquée ne revient pas… Henri de Navarre, tournant bride, dans la forêt de Vincennes, un soir de chasse, et fuyant la captivité dorée du Louvre, pour galoper vers le péril et vers le trône ; — Richelieu, évêque de Luçon, prenant la parole aux États généraux de 1614, afin de « présenter le cahier de son ordre » et de « faire la remontrance accoutumée » ; — Napoléon Bonaparte, passant au Beausset, près de Toulon, le 16 septembre 1793, et retenu par les conventionnels Salicetti et Gasparin, pour remplacer, à la tête des batteries, un officier blessé, — voilà des tableaux qui pourraient tenter un peintre d’histoire, puisque ces menus faits ont modifié, pour une longue série de siècles, les destinées de notre pays.
La ville de Toulon, révoltée contre la Convention, venait de se livrer aux Anglais.
Tout le Midi était insurgé contre la Terreur et bougeait terriblement. Le jeune
Bonaparte s’étant arrêté pour souper dans une auberge de Beaucaire, un jour de foire,
rencontra quelques Méridionaux, qu’il se plut à entendre pérorer. Cette conversation lui
parut assez mémorable pour mériter d’être publiée, par ses soins et aux frais de la
nation, chez un certain Marc Aurel, qui suivait l’armée en qualité d’imprimeur, et
distribuait aux soldats des journaux rédigés par les officiers. L’article de Bonaparte
parut d’abord dans le Courrier d’Avignon, sous ce titre : Souper
de Beaucaire ou Dialogue entre un militaire de l’armée de Carteaux, un Marseillais, un
Nîmois et un fabricant de Montpellier… Le Marseillais, qui se disait Girondin
et qui était surtout séparatiste, disait : « On est bien fort, lorsqu’on est
résolu à mourir, et nous le sommes, plutôt que de reprendre le joug de ces hommes de
sang qui gouvernent l’État… Un homme qui se noie s’accroche à toutes les branches.
Aussi, plutôt que de nous laisser
égorger, plutôt que de nous
soumettre à de pareilles gens, nous nous porterons à la dernière extrémité. Nous nous
donnerons aux ennemis ! Nous appellerons les Espagnols. Il n’y a point de peuple dont
le caractère soit moins compatible avec le nôtre, il n’y en a pas de plus haïssable.
Jugez, par le sacrifice que nous ferons, de la méchanceté des hommes que nous
craignons. »
Une sorte de « tartarinade » à main armée ravageait la Provence.
Une troupe de Marseillais soulevés s’était postée « en Avignon », d’où Carteaux, malgré
son incapacité, la délogea et la poussa vivement, baïonnettes aux reins, jusqu’au-delà
de Châteauneuf-des-Papes. Le commandant Dommartin, dans ses Lettres,
rapporte que ces Marseillais, emportés par une fugue irrésistible,
« disparaissaient comme des ombres chinoises »
. Toutefois, cette petite
guerre du Midi ne fut pas exempte de sang ni de larmes. Ce fut une chouannerie
ensoleillée où, plus d’une fois, les routes blanches furent sillonnées de traînées
rouges. Les habitants de L’Isle-sur-Sorgue avant massacré un trompette envoyé en
parlementaire, cette petite ville fut mise à sac par la légion des Allobroges. Le
général Doppet raconte ainsi le fait dans ses Mémoires : « La
porte fut brûlée, et j’entrai ; tous les officiers virent mes efforts pour arrêter le
pillage ; mais le soldat était indigné. »
La Convention était irritée par ce
particularisme provincial
qui, à vrai dire, compromettait gravement les intérêts de la patrie, au moment même où
nos frontières étaient menacées de toutes parts. Les députés Albitte, Rovère et Poultier
suivaient la colonne du général Carteaux, avec mission de punir sévèrement les
fédéralistes et les décentralisateurs. « Il s’agit, disait Danton, en parlant de
Marseille, il s’agit de donner une grande leçon à l’aristocratie marchande »
;
« nous devons, ajoutait-il, nous montrer aussi terribles envers les marchands
qu’envers les prêtres et les nobles »
. En conséquence, les députés Fréron,
Barras, Ricord et Salicetti traitèrent Marseille à peu près aussi bien que le député
Couthon et ses collègues avaient traité Lyon. Nos Archives nationales possèdent
notamment un décret ainsi conçu : « Le nom de Marseille, que porte cette cité
criminelle, sera changé. La Convention nationale sera invitée à lui en donner un
autre. Provisoirement, elle restera sans nom… »
Cela est
daté du 17 nivôse an II. Ce châtiment moral ne suffisant pas, on décida de chasser de
Marseille les plus fougueux Marseillais. Pendant quelque temps, la Canebière fut
silencieuse. Voilà bien de la rigueur, pour la simple prise d’Avignon !
L’affaire de Toulon fut plus sérieuse. Les Toulonnais étaient défendus, contre l’armée
régulière, par l’artillerie de leurs forts et par les canons des Anglais.
« Toulon, dit M. Chuquet, passait alors
pour un des
camps retranchés les plus redoutables du monde. »
Le vieux chevalier du Teil,
qui commandait l’artillerie de l’armée d’Italie, et qui venait d’inspecter les défenses
du littoral, avait déclaré que ce port de guerre, avec ses rades barrées, ses batteries
de campagne, ses bastions et ses redoutes, était imprenable. Par surcroît, les Anglais
avaient eu le temps de jeter à terre des compagnies de débarquement. Ils mirent leur
flotte à couvert des feux de l’ennemi, par des gabionnades, des chevaux de frise et des
retranchements de pierres sèches. Un peloton de fusiliers marins, placé dans l’intérieur
des terres, au Pas de la Masque, leur assurait la libre pratique de toutes les hauteurs
qui dominent Toulon.
Le général Carteaux dut livrer un premier combat, le 7 septembre, pour s’emparer du bourg d’Ollioules, sur la route de Toulon à Marseille. Dans cette escarmouche, le chef de bataillon Dommartin, commandant l’artillerie, fut blessé d’une balle, au moment où il pointait un canon. C’était un excellent officier, qui avait été nommé lieutenant, en 1785, dans la même promotion que Bonaparte. Il fallait le remplacer, et ce n’était pas facile. Juste à ce moment, le petit officier corse, passant par là, crut devoir rendre visite au député Salicetti qui, lui aussi, était Corse. Telle fut l’origine de la fortune de Napoléon. Électeur influent, ayant manigancé, au pays natal, je ne sais quelles intrigues obscures, il entra dans les honneurs par la recommandation d’un député, qui, de l’aveu de tous, eut la main heureuse.
Salicetti était d’ailleurs un député modèle. Toujours le premier sous la mitraille, il donnait l’exemple aux troupiers.
Le capitaine Bonaparte se concilia d’abord la sympathie de tous par un acte de modestie
professionnelle. Son premier soin fut de solliciter la venue d’un général de son arme,
« qui pût, ne fût-ce que par son grade, imposer aux ignorants de
l’état-major »
. Le général Carteaux était un bellâtre moustachu, qui employait
le meilleur de son temps à pommader ses cadenettes. Il se croyait soldat parce qu’il
avait été enfant de troupe. Il disait avec orgueil : « Je porte l’uniforme depuis
l’âge de neuf ans ! »
Et il voulait que son uniforme fût de plus en plus
somptueux. Il endossait, chaque matin, une redingote bleue à la polonaise, toute cousue
d’or. Cet ancien dragon devait les réussites de sa carrière à l’étalage d’un civisme
dont l’expression enthousiaste ne connaissait pas de bornes. Hoche, sous lequel il
servit quelque temps, le nota ainsi : « Général sans-culotte ». Brave homme au
demeurant, bon compagnon et bon époux, Carteaux avait amené sa femme au quartier général
d’Ollioules. La citoyenne Carteaux a été calomniée par cette mauvaise langue de Barras,
qui affirme, dans ses
Mémoires, qu’elle
rédigeait les ordres du général. Barras prétend même qu’un jour elle signa, par mégarde,
une pièce officielle : Femme Carteaux. Mais un autre témoin, le
commandant Dommartin, dit au contraire que c’était « une brave et digne
personne »
, et qu’elle répétait à son grand benêt de mari, impatienté par le
ton cassant du capitaine Bonaparte : « Laisse faire ce jeune homme, il en sait
plus que toi ; il ne te demande rien ; il te rend compte, la gloire te reste, et, s’il
commet des fautes, elles seront pour lui ! »
Mais le pauvre Carteaux se
désolait. « L’artillerie, disait-il, ne m’est pas soumise, et son chef,
Bonaparte, fait tout en sens contraire ; il y a quelque dessous de cartes que je n’ai
pas encore découvert ; mais attaquer le chef de l’artillerie, c’est attaquer les
représentants eux-mêmes. »
En effet, le député Salicetti et son vaillant collègue Gasparin soutenaient ouvertement
le jeune capitaine. Ils le soutenaient d’autant plus volontiers, que son civisme et son
jacobinisme égalaient, au moins en paroles, les vertus républicaines du sans-culotte
Carteaux. L’auteur du Souper de Beaucaire, journaliste et artilleur, se
reposait du service des batteries en déclamant contre les tyrans et contre leurs
« séides ». Révolutionnaire et patriote, il célébrait, dans le style de son temps, les
armes de la Nation, « cent fois teintes du sang du furibond aristocrate et du
féroce
Prussien »
. Le lyrisme d’un « montagnard »
alternait sous sa plume, avec la précision technique d’un ancien élève de l’École
militaire. Tantôt il écrivait à la municipalité du Beausset pour réquisitionner des
fascines, des piquets et des paniers, tantôt il improvisait des chroniques pour faire
sentir aux rebelles de Toulon les charmes de la liberté.
Mais son attention se concentrait principalement sur l’artillerie. Passionnément résolu
à organiser, selon les règles, un équipage de siège, il défendait son service contre les
ingérences de l’état-major et contre l’humeur brouillonne des autorités civiles.
L’arsenal de Marseille était en désordre. Les gardes-magasins gaspillaient le matériel,
Bonaparte leur imposa un commandant d’artillerie qui, « avec l’aide des sans
culottes de Marseille »
(ceci est établi dans un rapport officiel), remit de
l’ordre dans cette confusion.
Les généraux surtout causaient du souci à l’artilleur Bonaparte. Ah ! ces généraux !
Non seulement ils se disputaient entre eux, mais encore ils s’occupaient sans cesse (et
Dieu sait avec quelle incompétence) de ce qui ne les regardait pas. Le capitaine
Bonaparte ne cessait de se plaindre aux députés. « Représentants, disait-il, tous
les objets relatifs aux approvisionnements militaires de l’armée regardent
l’artillerie. Toutes les fois que les généraux voudront… s’en mêler… j’en instruirai
le ministre et vous, afin de m’ôter la
responsabilité. Je
vous prie, représentants, de tenir la main à ce qu’aucune arme ne sorte de ses
fonctions. L’on ne peut pas savoir faire ce que l’on n’a pas appris et ce
que l’on n’a jamais fait. »
Il priait qu’on empêchât les généraux de s’emparer capricieusement des chevaux de
l’artillerie. « Une fois, disait-il, que les chevaux sont attachés à
l’artillerie, personne n’a plus le droit d’en disposer… Il faut une éducation pour
accoutumer les chevaux et plus encore les charretiers au feu… Sur vingt expéditions
manquées, dix le sont par la faute des retards des caissons et des pièces. L’on peut
rester vingt-quatre heures, s’il le faut même trente-six heures sans manger ; mais
l’on ne peut rester trois minutes sans poudre, et des canons, arrivant trois minutes
plus tard, n’arrivent plus à temps. »
À force de multiplier ces soins — qui montrent, une fois de plus, que le succès des grands desseins est fait de menue précision — le capitaine Bonaparte put « chauffer » l’ennemi par une pluie de boulets rouges.
Mais il ne suffisait pas d’installer et d’approvisionner la batterie de la Convention,
la batterie des Sans-Culottes, la batterie des Hommes-sans-Peur, la batterie des
Chasse-Coquins. Le général Carteaux et son état-major avaient la prétention de diriger
le tir des obusiers, des mortiers et des couleuvrines. Il fallait donc se débarrasser de
Carteaux, de cet insupportable Carteaux, qui refusait, de
plus en plus, d’écouter les bons conseils de sa femme et disait, en parlant de
Bonaparte : « Voilà un mâtin qui n’est guère ferré sur la
géographie ! »
C’est ici que l’on admire combien la Convention fut sage, en plaçant, auprès de ses généraux, une autorité permanente, qui était chargée, selon les cas, de contrôler leur gestion, de réparer leurs fautes ou de récompenser leurs mérites.
Sans les représentants Salicetti et Gasparin, le capitaine Bonaparte, soumis au général
Carteaux, aurait été sans doute fort embarrassé de reprendre Toulon. Heureusement, le
23 octobre 1793, Bouchotte, ministre de la Guerre, prescrivit à Carteaux de rejoindre, à
Nice, le quartier général de l’armée d’Italie et d’en prendre la direction. « Les
difficultés survenues dans le commandement, disait le ministre, rendent votre position
pénible pour la chose publique et pour vous-même. »
C’était une façon bien
courtoise d’éloigner un chef incapable. Carteaux se lamenta pourtant, parla de sa
« gloire ». Non content d’avoir vaincu les Marseillais « en Avignon », il voulait
triompher des Toulonnais. Enfin, mis en demeure de se démettre, il se soumit.
Après un court intérim, la direction du siège fut offerte au général Doppet, ancien médecin, qui honnêtement se récusa. Puis, on vit arriver au quartier général d’Ollioules le général Dugommier, le papa Dugommier, vieux soldat de la guerre de Sept Ans et de la guerre d’Amérique, et récemment signalé, en Italie, par d’éclatants faits d’armes. Malgré ses cinquante-cinq ans, le général Dugommier avait de l’ardeur, de l’activité et une intelligence supérieure des conditions de la guerre. Il aimait les soldats. Il en était aimé. Homme de belles manières, de haute taille et de fière mine, il s’imposa, dès la première revue, à l’admiration des troupes, par son air de gravité, par la droiture de son regard, par la mâle sévérité de son visage, que rehaussait une couronne de cheveux blancs. On oublia Carteaux et sa désinvolture d’écuyer de cirque. La discipline fut rétablie. Chacun fit son devoir. Le général Dugommier, qui avait de la prédilection pour les travailleurs, s’attacha au capitaine Bonaparte. Toulon fut pris. Les Anglais furent chassés.
Plus tard, l’empereur Napoléon, à Sainte-Hélène, inscrivit, sur son testament, cette clause :
Nous léguons au fils ou petit-fils du général Dugommier, qui a commandé en chef l’armée de Toulon, la somme de cent mille francs. Nous avons, sous ses ordres, dirigé ce siège et commandé l’artillerie. C’est un témoignage de souvenir pour les marques d’estime, d’affection et d’amitié que nous a données ce brave et intrépide général.
Ensuite, l’exilé, comme si cette vision d’une aurore lointaine lui eût été douce au cœur, évoqua le fantôme de tous ceux qui avaient été les premiers compagnons de sa gloire. Il ne pouvait oublier ces représentants de la Convention qui avaient si intelligemment découvert sa vocation, secondé son initiative, soutenu ses efforts. Il écrivit notamment ceci :
Nous léguons cent mille francs au fils du député à la Convention Gasparin, représentant du peuple à l’armée de Toulon, pour avoir protégé et sanctionné de son autorité le plan que nous avons donné… Gasparin nous a mis, par sa protection, à l’abri des persécutions et de l’ignorance des états-majors qui commandaient l’année avant l’arrivée de mon ami Dugommier.
J’ai suivi, en le complétant çà et là, le rapport, très circonstancié, de M. Arthur Chuquet. J’aurais voulu trouver, dans le nouvel ouvrage de ce très consciencieux, très exact historien, ce qui m’a plu, notamment, dans le Waterloo de M. Henry Houssaye : un peu plus de mouvement, de vie, de couleur. M. Henry Houssaye ne s’est pas contenté d’explorer des bibliothèques et de remuer des papiers. Il a voulu voir, de ses yeux, le théâtre du drame qu’il nous raconte. Il est allé à Waterloo. Il a composé son récit en plein air. Il a « revécu » les trois dernières journées de la Grande Armée, et cette nuit terrible, où la lune, se levant derrière les coteaux de Nivelles, éclaira l’agonie de l’Empire. Il a interrogé les gens dont la mémoire est encore hantée par la tradition de ces images tragiques. Cela donne du jour à son œuvre, et de la lumière, et de l’émotion. C’est ce qui manque un peu au livre exact de M. Chuquet. Je crains que ce troisième volume d’une Histoire de Napoléon qui pourrait être définitive, n’ait été rédigé d’une façon un peu expéditive. Les témoignages y sont classés avec méthode, critiqués avec sûreté, mais non pas fondus dans un de ces tableaux par lesquels l’histoire doit nous donner la sensation de la réalité. Nous avons le droit d’attendre encore davantage de l’historien de Valmy.
IV
L’historien Henri Welschinger, qui figure sur les contrôles du Sénat comme « chef du bureau de l’expédition des procès-verbaux et des pétitions », n’est pas un révolutionnaire. Cependant, c’est un des hommes qui respectent le moins l’autorité de la « chose jugée ».
Il passe sa vie à réviser des procès7.
L’Académie vient de récompenser son zèle et de confirmer ses conclusions en lui décernant le prix qui porte le nom de M. Gobert.
Sans remonter jusqu’au grand prêtre Caïphe, qui condamna le Christ, ni jusqu’au procurateur Ponce Pilate, qui, craignant pour sa place, « se lava les mains du sang de ce juste », M. Henri Welschinger a trouvé sans peine, dans l’histoire de l’humanité faillible et pécheresse, des erreurs judiciaires commises par des imbéciles, ou des crimes juridiques absous par les représentants officiels des pouvoirs publics.
M. Welschinger, n’ayant, à vrai dire, que l’embarras du choix, s’est attaché de préférence au cas de Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d’Enghien, condamné à mort, dans la nuit du 20 mars 1804, par un conseil de guerre.
L’auteur de cette enquête n’a rien négligé pour arriver à la manifestation de la
vérité. Il a voulu savoir dans quelles conditions avait été rendue cette sentence, que
les historiens de tous les partis s’accordent à déclarer inique et monstrueuse. Mme de Rémusat, Thiers, Mignet, Michelet ont cru que le conseil de
guerre du 20 mars 1804 avait jugé par ordre. Dans l’Histoire générale de
MM. Lavisse et Rambaud, on lit ceci :
« Les papiers du duc d’Enghien
prouvèrent jusqu’à l’évidence son innocence… Il n’en fut pas moins
condamné… »
De sorte que M. Welschinger s’est trouvé en présence de deux
« choses jugées » : 1º la condamnation capitale, prononcée par le conseil de guerre du
20 mars 1804 ; 2º l’arrêt de flétrissure, infligé aux
membres
dudit conseil de guerre par le témoignage des contemporains et par le verdict de la
postérité.
Impartialement, sans s’émouvoir, M. Welschinger a instruit ce double procès. Il a examiné le dossier du condamné. Il a scruté la conscience des juges. Les archives nationales, les archives des affaires étrangères, libéralement ouvertes à ses recherches, lui ont fourni des documents instructifs. Il a retrouvé, parmi des paperasses oubliées, la pièce secrète qui détermina la conviction des juges et leur dicta une sentence de mort.
L’historien rapporteur de cette instance en révision parle sans haine et sans crainte.
Il n’a point d’intérêts à défendre dans cette affaire. Nous pouvons le croire lorsqu’il
dit : « Le lecteur reconnaîtra que, dans cette œuvre, nous nous sommes
constamment adressé à deux guides qui sont pour l’historien une force et une lumière :
la justice et la vérité. »
Suivons-le donc, à travers son enquête, jusqu’à sa conclusion finale. Son ouvrage n’est pas seulement un livre d’histoire. On y rencontre plus de substance morale que dans tel ou tel roman psychologique et ennuyeux. On y voit comment la conscience humaine peut descendre aux pires capitulations lorsqu’elle est aveuglée par l’esprit de parti, gênée par l’intérêt, paralysée par la contagion de la peur, et enfin poussée au crime par un excès de faiblesse et de timidité. On y observe des hommes qui sans doute n’étaient pas mauvais dans le cours ordinaire de la vie, et qui, déconcertés par des circonstances exceptionnelles, devinrent féroces à force d’être lâches.
Les crimes juridiques sont toujours précédés par un prologue où la basse police joue le principal rôle. Dès que les policiers subalternes savent que la perte d’un homme pourrait être agréable aux personnages dont ils dépendent, ils s’arrangent de façon à perdre cet homme par des moyens que connaissent tous les mouchards. Au moindre signe du maître, parfois même sur un geste mal compris, les notes, foisonnent, les preuves abondent et les dossiers se garnissent tout seuls.
La police du Premier Consul était dirigée officiellement par le conseiller d’État Réal et clandestinement par le général Savary. Ces deux fonctionnaires, pleins de zèle, avaient exactement la même conception de leurs devoirs.
Le conseiller d’État Réal est connu pour l’habileté avec laquelle il s’efforçait d’obtenir les aveux d’un innocent ou de susciter, au bon moment, un faux témoin. C’est lui qui, sans succès d’ailleurs, offrit au général de brigade Lenormand cent mille écus et le grade de divisionnaire pour « le faire causer » sur les ennemis du Premier Consul. C’est Réal qui, pour extorquer des aveux, faisait écraser les mains, chauffer et brûler les pieds à Christin, Picot, Ducorps, Hyvonnet, Caron, inculpés de haute trahison…
Savary valait Réal. Et Réal valait Savary.
Ces deux compères savaient que le gouvernement consulaire, soupçonneux comme tous les pouvoirs improvisés et instables, était disposé à voir partout des conspirateurs et des traîtres. Désireux d’être agréables aux consuls et aux ministres, et d’ailleurs soucieux de leur avancement, ils découvraient un complot presque tous les jours.
Le duc d’Enghien habitait, depuis le 29 septembre 1801, la petite ville d’Ettenheim, dans le grand-duché de Bade. C’est une cité coquette, à une lieue du Rhin, à neuf lieues de Strasbourg. Le duc s’était fixé dans cette retraite, loin des importuns, afin de pouvoir s’abandonner sans trouble aux douceurs d’une passion romanesque dont il était alors très occupé.
Il voulait, selon ses propres expressions, demeurer près d’un intérêt constant, qui faisait le bonheur de sa vie intérieure. Il avait retrouvé, à Ettenheim, sa cousine, la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort, nièce du cardinal de Rohan. Il s’était épris de cette belle personne, et il avait résolu de vivre dans son voisinage, tant que le malheur des temps ne lui permettrait pas de s’unir à elle par les liens d’un mariage public.
Le charme de cette idylle l’avait à peu près éloigné de la
politique. La maison qu’il avait louée était proche du logis où demeurait la princesse.
On a conservé, de lui, des lettres qui révèlent assez l’état de ses sentiments.
« Il est impossible, écrivait-il au prince de Condé, il est impossible d’avoir
une conduite plus aimable, plus tendre, plus constamment parfaite sous tous les
rapports, que quelqu’un que vous devinerez bien et dont je vous ai déjà parlé souvent…
À force de sentiments, de soins vrais et touchants, ce quelqu’un a fixé mon
cœur. »
Il partageait ses loisirs, à Ettenheim, entre la promenade, la lecture et la chasse. La
meilleure part de son temps appartenait à celle qu’il aimait. Quelques vieux amis,
dévoués et discrets, l’avaient suivi dans cette retraite. L’un d’eux a décrit en ces
termes le genre de vie que l’on menait à Ettenheim : « L’habitation du prince
était petite, mais commode. Elle touchait à un jardin qu’il avait dessiné et auquel il
travaillait lui-même, aidé de quelques amis. Il aimait la culture des fleurs ; à
défaut de riches tentures, il en couvrait les murs et le vestibule de sa maison, qui
était transformé ainsi en un délicieux berceau de verdure. Le soir, après les fatigues
de la chasse ou les travaux du jardin, on se réunissait autour d’une table, on faisait
la lecture, on déployait des cartes, on formait des plans de
voyage à travers les Alpes ; on parlait arts, sciences et combats, mais le souvenir
de la patrie dominait tous les autres et formait le principal objet de la
conversation. »
Cette solitude et ce mystère perdirent le duc d’Enghien. On crut que ses entretiens étaient des conciliabules et que sa retraite recelait de mauvais desseins. La police de Réal et de Savary se mit en mouvement.
Un mouchard, nommé Lamothe, vint rôder autour d’Ettenheim.
Ce mouchard, s’étant attablé dans une auberge de village, interrogea un Badois.
« Alors le duc reçoit quelquefois des visites ?
— Des fois, pas souvent.
— Qui est-ce qui vient le voir ?
— Je ne sais pas bien. On parle d’un Français qui s’appelle Thumery. »
Il s’agissait, en effet, d’un vieil émigré, le marquis de Thumery, ancien officier, qui, à Ettenheim comme à Chantilly, venait régulièrement faire sa cour au duc. Le Badois, avec l’accent de son patois local, prononça Dhouméry. Le policier crut ou voulut entendre Dumouriez.
Quelques jours après, on mettait sous les yeux du Premier Consul, un rapport de police
attestant que le duc d’Enghien tramait, avec le général Dumouriez, un complot contre la
sûreté de l’État. Le duc et le général avaient été vus ensemble à
Ettenheim… Suivaient d’autres détails, non moins horrifiques,
signalés par le préfet du Bas-Rhin. Enfin, plusieurs gazettes, apparemment éclairées par
les soins de Réal, affirmèrent que le duc faisait de fréquents voyages à Strasbourg, où
il retrouvait des complices cachés. Sur ce point, M. Welschinger est très catégorique.
« Cette assertion, dit-il, est absolument fausse. Nos recherches nous ont
prouvé de la façon la plus positive que jamais le duc n’a mis le pied en
France. »
Mais que peut la vérité contre un rapport de police ?
L’arrestation du malheureux duc d’Enghien fut décidée.
On sait comment il fut enlevé de son domicile, malgré les plus élémentaires garanties
du droit des gens, dans la nuit du 15 au 16 mars 1804. Les généraux Caulaincourt, Levai,
Ordener et Fririon, assistés du commandant de gendarmerie Charlot, procédèrent à cette
opération de police. « Triste mission, dit M. Welschinger, triste mission, en
vérité, pour des soldats français ! C’est dans les ténèbres de la nuit qu’ils vont à
une expédition sans honneur, eux qui avaient l’habitude de marcher droit à l’ennemi,
en pleine lumière, sous le crépitement des balles, à travers le choc des épées et le
sifflement des boulets. »
M. de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères, se chargea d’aplanir les difficultés diplomatiques qui résulteraient de ce guet-apens.
Le plus zélé de tous fut le commandant Charlot. Ce gendarme fit un rapport où il
affirmait que « le duc d’Enghien avait voué une haine implacable aux
Français »
.
Sitôt que l’accusé fut mis en route pour Paris, des ordres furent donnés à l’effet de réunir un conseil de guerre. C’est au général Murat, gouverneur militaire de Paris, que revenait ce soin.
Les fonctions de rapporteur dans cet étrange procès furent d’abord offertes au colonel Préval, du 3e cuirassiers, qui refusa net, en offrant sa démission si on insistait. Un nommé Dautancourt, capitaine, accepta cette besogne.
Le conseil de guerre fut ainsi constitué :
Le général Hulin, commandant les grenadiers à pied de la garde consulaire, président.
Le colonel Guitton, du 1er régiment de cuirassiers ;
Le colonel Bazancourt, du 4e régiment d’infanterie légère ;
Le colonel Ravier, du 18e régiment d’infanterie légère ;
Le colonel Barrois, du 96e régiment d’infanterie légère ;
Le colonel Rabbe, du 2e régiment de la garde de Paris.
Pendant que le gouverneur s’occupait de cette organisation, certains faits matériels avaient vaincu, par leur évidence, la force haineuse du mensonge et l’inertie malfaisante de la peur. On avait reconnu que le nom de Thumery avait été confondu avec celui de Dumouriez. Le dépouillement des papiers saisis chez le duc d’Enghien n’avait rien fourni aux investigations passionnées et sottes des policiers enquêteurs. La prévention tombait d’elle-même. Or, aucune des pièces authentiques qui pouvaient affaiblir l’accusation ne fut communiquée au conseil de guerre. On les a retrouvées, depuis, dans les archives.
Le conseil s’assembla dans une salle du château de Vincennes, le 21 mars 1804, à minuit.
Savary, qui n’avait pas qualité pour assister à l’audience, était assis derrière le fauteuil du président. Il intervint plusieurs fois, au cours des débats, de la façon la plus vive et la plus indécente. Il manifesta son opinion avec un tel sans-gêne, que le général Hulin et les cinq colonels, malgré la timidité qui enchaînait leurs paroles, ne purent cacher leur mécontentement.
Le réquisitoire du capitaine-rapporteur n’était qu’un ramassis de commérages. L’interrogatoire de l’accusé se réduisit à une fière protestation d’innocence.
Il est avéré que le général Hulin et, les colonels Guitton, Bazancourt, Ravier, Barrois et Rabbe se débattirent dans une indécision cruelle. L’accusé gagnait leurs sympathies. Ils reculèrent instinctivement, lorsque le moment fut venu de salir, par une iniquité, leurs épaulettes et leurs galons. Mais Savary, l’homme du gouvernement, était là, qui attendait…
Le président ordonna au lieutenant Noirot d’emmener l’accusé. Et le conseil délibéra.
Ce fut un instant solennel. Le sinistre huis clos de ce tribunal a enfermé pendant une
heure, dans cette salle éclairée de chandelles fumeuses, un des plus sombres drames dont
l’histoire de l’injustice humaine ait gardé le souvenir. C’était, une fois de plus, la
bataille de la conscience et de l’intérêt, de la force et du droit. Le capitaine
Dautancourt tremblait déjà de remords : « Pût-il dépendre de moi, disait-il, de
me trouver à cent batailles et jamais à un jugement ! »
Il n’est pas douteux que, dans cette minute tragique, le devoir apparut très clair au général Hulin, au colonel Guitton, au colonel Bazancourt, au colonel Barrois, au colonel Rabbe. Ces officiers étaient des hommes braves, des soldats loyaux. Ils avaient pris part, glorieusement, aux grandes guerres de la République. Ils avaient été ennoblis par la victoire. Ils se croyaient incapables d’une infamie.
Hélas ! Une pièce secrète était étalée sur leur bureau, une pièce unique, qui, à elle seule, composait tout le dossier. Cette pièce, c’était un papier du gouvernement, affirmant, sans preuves, que l’accusé était coupable. Le général et les colonels ne pouvaient détacher leurs yeux de ce document. On vota. Hulin recueillit les voix, en commençant par le plus jeune en grade, le président, selon l’usage, émettant son opinion le dernier.
La condamnation fut prononcée à l’unanimité.
Aussitôt le général, président du conseil de guerre, chercha un moyen de se réconcilier avec sa conscience. Nous avons, sur ce point, sa propre confession, qui est ainsi conçue :
À peine le jugement fut-il signé, dit-il, que je me mis à écrire une lettre, dans laquelle, me rendant en cela l’interprète du vœu unanime de la commission, j’écrivis au Premier Consul pour lui faire part du désir qu’avait témoigné le prince d’avoir une entrevue avec lui, et aussi pour le conjurer de remettre une peine que la rigueur de notre position ne nous avait pas permis d’éluder.
C’est à cet instant qu’un homme qui s’était constamment tenu dans la salle du conseil : « Que faites-vous là ? dit-il, en s’approchant de moi.
— J’écris au Premier Consul, lui répondis-je, pour lui exprimer le vœu du conseil et celui du condamné.
— Votre affaire est finie, me dit-il en reprenant la plume ; maintenant, cela me regarde… »
J’avoue que je crus, et plusieurs de mes collègues avec moi, qu’il voulait dire : cela « me regarde d’avertir le Premier Consul ».
Hulin lâcha donc sa plume, que Savary tirait avec force. Ensuite il demanda sa voiture pour rentrer chez lui.
Il attendit quelques instants, avec ses
collègues, dans un
vestibule continu à la salle des délibérations. « Nous étions nous-mêmes
enfermés, raconte-t-il, lorsqu’une explosion se fit entendre… bruit terrible qui
retentit au fond de nos âmes et les glaça de terreur et d’effroi… »
C’était le
peloton d’exécution, qui fusillait le condamné sous la surveillance de Savary.
Le prévoyant Savary, plein de confiance dans le conseil de guerre, s’était occupé, avant l’audience, de faire apprêter les armes et creuser la fosse…
Pauvre général Hulin ! Pauvres colonels Guitton, Bazancourt, Ravier, Barrois et Rabbe ! Ils ont porté, toute leur vie, le poids de leur iniquité. Leur mémoire est chargée d’opprobre. Et pourtant, ils n’étaient pas méchants !
Le général président du conseil de guerre de Vincennes a fait amende honorable devant ses contemporains et devant la postérité. Il a balbutié de vagues excuses. Ne soyons pas inclément à ce lamentable confiteor :
Je dois observer que mes collègues et moi, nous étions entièrement étrangers à la connaissance des lois… Pour comble de malheur, le rapporteur et le greffier n’avaient guère plus d’expérience que nous…
Je ne prétends justifier ni la forme ni le fond du jugement ; mais je veux montrer… au milieu de quel concours de circonstances il a été rendu… Je veux éloigner de moi et de mes collègues l’idée que nous ayons agi comme des hommes de parti. Si l’on doit nous blâmer encore, je veux aussi qu’on dise de nous : Ils ont été bien malheureux !
… Oui, je le jure au nom de mes collègues, cette exécution ne fut point autorisée par nous… L’ordre d’exécution ne pouvait être régulièrement donné que par le général gouverneur de Paris… Rentré dans Paris, j’aurais été trouver le gouverneur, le Premier Consul, que sais-je ? Et tout à coup un bruit affreux vient nous révéler que le prince n’existe plus !…
Le dernier vœu du conseil était pour le salut du prince…
Vingt ans écoulés n’ont point adouci l’amertume de mes regrets… Qu’on me tienne compte, ainsi qu’à mes collègues, des circonstances fatales au milieu desquelles nous avons été appelés à prononcer.
Ainsi donc, il y a des « circonstances fatales » qui peuvent contraindre sept honnêtes gens à condamner un homme sans le croire coupable ! Il y a eu des juges qui se sont consolés de leur sentence injuste, en espérant que peut-être leur arrêt ne serait pas exécuté… Et ils n’ont pas vu qu’ils commettaient une action doublement affreuse, puisqu’ils trompaient leur conscience et parodiaient la justice.
Les révisions de M. Welschinger nous font découvrir, au fond des meilleures âmes et dans les plus braves cœurs, un effrayant abîme d’hypocrisie et de lâcheté. Ses livres font penser. Ils font frémir aussi. On est tenté de les trouver trop instructifs, trop révélateurs. On voudrait s’en rapporter davantage à l’infaillibilité des conseils de guerre, des tribunaux en général, et à l’autorité de la « chose jugée ». Mais il faut bien croire un historien que l’Académie a récompensé.
V8
Au musée du Louvre, dans la salle des Sept-Cheminées.
Sur le panneau du fond, une immense toile du peintre David représente le sacre de Napoléon Ier, empereur des Français, roi d’Italie. Cette scène est pompeuse, grandiose, vraiment impériale. Dans cette cérémonie du 2 décembre 1804, minutieusement réglée par le protocole des Tuileries et par le clergé de Notre-Dame, l’artiste a choisi un moment pathétique, émouvant, particulièrement propre à surprendre le spectateur par la beauté romanesque d’un geste imprévu. Si imposant, si éblouissant que fut le décor de la cathédrale illuminée de cierges, le peintre ne s’est point contenté de faire étinceler l’or des candélabres et d’effiler en fines torsades les franges d’or et de soie des baldaquins. Les mitres des évêques, les crosses, les camails et les dalmatiques offraient à son instinct pittoresque et à son génie décoratif une riche variété de couleurs, de reflets et de contours. Son pinceau sévère, scrupuleux, volontiers attentif aux intimes pensées des âmes héroïques, pouvait insister à loisir sur les maréchaux du nouvel empire, rudes gens de guerre, halés par le vent des batailles, habitués à la simplicité de l’uniforme républicain et réduits, en cet instant, à se draper de satin, à s’empanacher de plumes, à se cravater de mousseline et à prendre des poses de diplomates pour mieux rehausser la cour d’un Charlemagne sorti des rangs. Si David eut été, comme Rubens, un poète amoureux des splendeurs charnelles, il eût trouvé, dans les appas des dames d’honneur, étalés et magnifiés par la complaisance du costume Empire, un ample sujet de lyrisme et une occasion d’émoi. Si son esprit, comme celui de Victor Hugo, eût aimé le jeu violent des antithèses, quelles oppositions il pouvait noter brusquement, dans ce spectacle inouï : les généraux de la Convention, agenouillés devant les dignitaires du Sacré-Collège ; — les ci-devant sans-culottes, devenus ducs et princes, à la pointe de l’épée, et respirant, sans broncher, l’encens des enfants de chœur ; — le trône impérial et le Saint-Siège apostolique ; — la tiare et la couronne ; — la croix et l’aigle ; — la Révolution et l’Église ; — un ancien jacobin recevant, des mains du souverain pontife, l’onction de l’huile sainte, selon le rite institué par les rois très chrétiens ; — le pape de Rome, devenu chapelain du nouvel empire et obligé d’abaisser sa puissance sacerdotale devant le caprice impérieux du césar de Paris !
Tous ces traits — et d’autres encore que je ne puis énumérer — sont fixés en touches vigoureuses dans l’admirable tableau de David. Mais, en même temps, ce grand peintre, si complètement épris de toute la réalité humaine, nous montre, avec une habileté saisissante, que, sous le travestissement théâtral de son héros, il y a un homme. L’Empereur est debout, le front ceint de lauriers, droit et superbe comme un personnage de tragédie, sous les plis du manteau de pourpre, où frissonnent des abeilles d’or. D’un geste glorieux il élève, au-dessus de la foule, « avec un air sublime », la couronne d’or où flamboient des pierres précieuses… Au premier rang des gradins où sont échelonnés les compagnons et les amis de ce soldat vainqueur, une vieille femme est assise, engoncée dans une parure de gala, immobile, extasiée comme une idole byzantine. C’est l’impératrice-mère, la bonne dame d’Ajaccio, se rappelant peut-être la petite maison de la famille Bonaparte, là-bas, au pays natal, et se demandant sans doute in petto, dans son patois de Corse, combien de temps durera ce beau rêve.
Une autre femme est là, devant l’Empereur, agenouillée sur la première marche de l’autel, les mains jointes, la tête inclinée… Elle est revêtue d’un manteau impérial, si lourd que deux filles d’honneur en supportent la traîne… C’est sur la tête de cette femme que la couronne va descendre. C’est elle qui, dans cette minute inoubliable, attire tous les regards, toutes les admirations, toutes les envies… Elle est la femme du héros, l’épouse de l’Empereur. Qui donc aurait pu prévoir un tel enivrement de gloire, un pareil orgueil d’amour, un si haut sommet de triomphe, un tel épanouissement d’invraisemblable félicité, lorsque Joséphine Beauharnais devint, par contrat du 18 ventôse an IV, la citoyenne Bonaparte ? De l’étude où griffonnaient les clercs de Me Raguideau, notaire, à l’église où chantent les évêques du « signor Chiaramonti », pape, quel chemin parcouru ! Le petit général de vingt-six ans, si étriqué sous sa cape bleue, a endossé l’habit cramoisi des consuls, et, de ce grade, déjà fort élevé, il s’est vite promu lui-même à une dignité plus haute… Et maintenant, Napoléon Bonaparte ne veut pas qu’un autre que lui soit autorisé à faire, de Joséphine Beauharnais, une impératrice. Vivement, il s’est emparé de la couronne, qui était placée sur l’autel, et que le pape, conduit par un maître des cérémonies, se préparait à prendre d’une main résignée. Et il la dépose, avec des précautions de douceur dont il n’était point coutumier, sur la tête de sa femme.
« Cet acte, dit M. de Méneval, témoin oculaire,
excita
un mouvement spontané parmi tous les assistants. »
On y chercha de profondes
raisons, la plupart politiques. On pensa que Napoléon avait voulu, par ce geste, opposer
une manifestation significative aux « prétentions de la cour de Rome »
(c’est toujours M. de Méneval qui parle). Le peintre David n’a peut-être pas vu tant de
malices dans cet élan, où l’homme passionné, aimant, amoureux, apparaît sous le masque
romain de l’empereur. Qui sait si ce noble artiste, curieux de tous les mystères du cœur
humain, n’a pas eu le dessein de mêler à ce chapitre d’histoire une page de roman ?
Joséphine Beauharnais est apparemment la seule personne que Napoléon ait aimée de tout
son cœur.
Il l’aima d’abord comme les tout jeunes gens aiment les femmes déjà mûres. C’était vers la fin de vendémiaire an IV (octobre 1795). Il entrait alors, sinon dans la gloire, du moins dans la notoriété. Ayant mis ses talents militaires à la disposition des conventionnels, il avait été assez habile pour réprimer un mouvement populaire qui aurait pu devenir une révolution, mais qui, n’ayant point réussi, est compté, par les historiens, au rang des plus abominables émeutes. Il était général en second de l’armée de l’intérieur, un sous-Barras. C’était une subordination qui prêtait à rire, et beaucoup de vieux soldats honorés pour avoir servi contre les ennemis de la République, se moquaient du petit « général Vendémiaire », canonnier de la rue Saint-Honoré, héros des guerres civiles. Napoléon sentait amèrement que sa situation était, à la fois, encourageante et malaisée. Sauveur des thermidoriens, il ne comptait pas beaucoup sur leur reconnaissance, mais il entendait profiter de la frayeur où ils étaient plongés, pour obtenir d’eux quelque emploi digne de son mérite. Il était occupé de ces soucis et de cette ambition, lorsqu’il reçut, à son quartier général, la visite d’une dame qui venait le solliciter pour une affaire sans importance. L’affaire expédiée, on causa de la pluie et du beau temps. La dame ne paraissait pas trop pressée de rentrer chez elle. Le jeune général se plut à écouter son bavardage et à regarder sa figure extérieure, qui n’était point déplaisante. Elle était veuve, encore agréable et pas trop désolée. Son mari, dont elle parlait avec une sympathie convenable, avait été député aux États généraux, président de la Constituante, général en chef de l’armée du Rhin et finalement guillotiné sous la Terreur. Elle-même avait failli partager le sort du vicomte Alexandre de Beauharnais. Enfermée à la prison des Carmes, elle avait eu bien peur. Et, sans doute, elle aurait suivi à l’échafaud tant d’innocentes victimes, si les événements du 9 Thermidor n’étaient arrivés à point pour la sauver… La volubilité de cette aimable veuve plut au général Bonaparte. La citoyenne Beauharnais, sans être douée d’une vraie beauté, avait de la grâce. Et la grâce, plus forte que tous les autres dons de la nature, donne de l’agrément aux plus fastidieuses loquacités.
Une ci-devant vicomtesse ! Une femme du monde, du vrai monde, une survivante de l’ancienne aristocratie ! Il n’y avait pas, en ce temps-là, d’austérité républicaine ni de puritanisme jacobin qui pût tenir contre ce charme dangereux. Le général Bonaparte était alors très neuf en amour. Il n’avait connu que des bonnes fortunes de collégien et des récréations de sous-lieutenant. Ce petit provincial farouche éprouva du plaisir à respirer ce parfum de femme élégante qui, pour la première fois, lui montait au nez et lui insinuait, dans tous les sens, la douceur d’une griserie inconnue.
« Citoyen général, dit-elle en se retirant, j’espère avoir le plaisir de vous revoir. »
Cette invitation, modulée d’une voie chantante, et accompagnée d’une révérence assez engageante, fut, pour le jeune homme, peu accoutumé à de pareilles avances, un irrésistible appel. Sans tarder, il se rendit chez la citoyenne Beauharnais, 6, rue Chantereine.
Le logis, entre cour et jardin, était assez vaste, bien meublé, fort avenant. Le général Bonaparte, dont cette visite fut vraiment la première « entrée dans le monde », avait soigneusement brossé son habit bleu à feuilles de chêne d’or. Une haute cravate enserrait d’un triple tour son cou allongé et maigre. Il avait peigné mieux que d’habitude ses cheveux, qui tombaient en mèches irrégulières sur son grand front et sur ses joues creuses. Ainsi accoutré, ses bottes bien cirées, la bélière de son sabre bien ajustée à son ceinturon, il se présenta, non sans embarras, devant le portier de l’hôtel. On l’introduisit, au fond de la cour, dans un pavillon isolé, dont la discrétion, un peu retirée à la façon des boudoirs et des alcôves, aurait pu inquiéter un visiteur moins novice. Cette habitation était d’ailleurs située dans un quartier dont la réputation galante égalait (ou peu s’en faut) la réputation actuelle du quartier Notre-Dame-de-Lorette.
Le « général en second de l’armée de l’intérieur », soutenant son sabre de la main gauche, afin de ne point faire trop de bruit, passa dans une antichambre dont l’ameublement bizarre l’aurait surpris s’il avait eu quelque usage de ce « grand monde » où il croyait entrer. On voyait, en cet endroit, un bas de buffet en chêne, une armoire de sapin pour serrer la vaisselle, et une fontaine avec un essuie-mains. Dans le petit salon, qui servait de salle à manger, quatre chaises d’acajou, bourrées de crin noir, s’alignaient autour d’une table ronde à pans rabattus. Un placard, creusé dans le mur et fermé par une vitre, laissait voir une fontaine à thé en plaqué anglais forme étrusque, des plateaux, des tasses, un sucrier en plaqué… Sur les murs, quelques images encadrées, notamment une sanguine représentant l’Innocence dans les bras de la Justice.
Au bout de la salle à manger, rapidement examinée, le jeune homme entrevit un petit salon en demi-rotonde, qui était évidemment le sanctuaire où brillaient les grâces de la maîtresse du logis. Des glaces partout : au trumeau gris de la cheminée, sur le marbre bleu turquin de la commode, sur l’acajou de la toilette, sur le palissandre du piano-forte. Le général Bonaparte fut ébloui. Ce militaire, alors naïf, n’avait pas l’expérience du luxe. Quelle différence avec les murailles nues de sa maison d’Ajaccio ! Pour un garçon qui, au sortir du giron maternel, avait traîné une adolescence morose dans des dortoirs de collège et chez des hôteliers de garnison, cet intérieur représentait une somme considérable de magnificence et de bon goût. Il ne remarqua pas le caractère baroque de ce luxe improvisé, les disparates de ces meubles, qui ◀semblaient▶ jetés à la hâte, comme dans un camp volant. Il était pris tout entier par le plaisir inespéré d’être enfin chez une jolie femme, chez une femme à la mode, chez une grande dame… Au sortir des corps de garde où il allait, chaque jour, inspecter les troupes de la Convention, le « général en second de l’armée de l’intérieur » respirait avec délices l’odeur de coquetterie éparse dans ce boudoir. Et il attendit.
« Elle » se fit attendre, juste assez pour aviver d’une pointe de désir l’impatience du jeune homme. Elle vint, de son pas léger, glissant, souple, infiniment gracieux. Il la trouva plus belle encore qu’au premier jour, bien qu’elle eût dépassé le seuil de la maturité et que la floraison de son automne fût précocement fanée. Mais elle était de ces femmes expertes, qui savent défier les années en tirant parti de tout, même des ruines, et en découvrant des ressources de grâce jusque dans le deuil inévitable de l’arrière-saison.
Le peintre Gervex nous l’a montrée, au Salon des Champs-Élysées, en tête à tête avec Bonaparte, sous les traits d’une grisette qui lutine un soldat. Le peintre Prud’hon a saisi davantage la ressemblance du modèle, lorsqu’il nous a révélé cette femme, assise sur un banc de mousse, près d’une urne funéraire, sous les arbres de cette Malmaison, où vint resplendir et s’éteindre le dernier éclat de sa vie aventureuse. Elle est assise, mais elle ◀semble▶ quasiment couchée, tant son attitude est languissante, molle, savamment allongée de façon à mettre en valeur la ligne onduleuse d’un corps charmant qui se dessine, grâce aux complaisances du costume, depuis les bandelettes qui enserrent le front étroit, jusqu’aux souliers de satin blanc qui emprisonnent les pieds menus. Elle connaît, mieux que personne, l’art des poses. Ses bras nus, longs et flexibles comme les lianes de son île natale, sont disposés de telle sorte que nos yeux sont attirés d’abord par leur galbe et par leur fraîcheur. Le bras gauche se replie en un geste nonchalant, et la main s’appuie, au-dessus de l’oreille, sur le bandeau crêpelé des cheveux noirs. Le bras droit se laisse aller avec une négligence où se marque toutefois le souci de chercher une lumière très apte à glorifier la blancheur de la peau. Une tunique d’étoffe légère, libéralement décolletée, à peine attachée aux épaules par un lien fragile, suit, avec une sincérité voulue, le contour des hanches, et ◀semblerait▶ prête à tomber, si une ceinture opportune ne la retenait sous les seins. Une écharpe rouge, brodée de dessins antiques, et jetée en plis amples sur les genoux de la rêveuse, fait ressortir toutes ces blancheurs, toutes ces pâleurs, et donne je ne sais quoi de lumineux et de chaud à la richesse de ces carnations d’albâtre et à la fatigue de ce visage mat. Les lèvres, amincies et décolorées par les approches de la quarantaine, sont plissées par un demi-sourire où l’invincible coquetterie résiste aux menaces de l’âge et aux atteintes de la désillusion. Les yeux, sous les paupières voluptueuses, sont très noirs, très beaux.
Et dans le portrait de cette femme qui a pris un air pensif pour poser devant son peintre, rien n’est plus amusant que le contraste de cette méditation, simulée, avec l’audace, bien spontanée et presque enfantine, d’un petit nez fringant, qui se retrousse pour humer un vent d’aventure et pour chercher, parmi les aromes du printemps amoureux, la piste parfumée des bonnets envolés par-dessus les moulins.
C’est ainsi qu’on peut imaginer les séductions de cette créole entreprenante, lorsqu’elle vint s’asseoir devant Bonaparte intimidé, dans le boudoir de la rue Chantereine. Son scrupuleux biographe, M. Frédéric Masson, nous la décrit, pièces en mains, avec une précision rude, qui ferait assurément regretter au modèle le pinceau caressant de Prud’hon.
« Bonaparte, dit M. Masson, ne voit que la femme… ce corps si libre et si long… qui s’achève en des pieds étroits, mignons et cambrés… qui appellent le baiser… À ce corps, nulle entrave, nul corset, pas même une brassière pour soutenir la gorge… Mais… cette femme met à vivre une grâce qui n’est qu’à elle… On oublie que sa stature est médiocre, tant ses mouvements sont aisés et élégants…
« Une science longuement apprise de ce corps, une coquetterie qui a affiné tous les gestes… cette indéfinissable nonchalance… cette sensualité… ces abandons lassés… n’est-ce pas pour affoler tous les hommes, et celui-ci pour commencer, plus neuf et moins expérimenté que quiconque ?… La femme le séduit dès la première approche, en même temps que la dame l’éblouit et qu’elle lui impose… »
Oh ! que M. Frédéric Masson souffre durant cette entrevue !
S’il avait été là, il aurait servi de mentor au pauvre jeune homme inexpérimenté. Il aurait voulu l’emmener, loin de cette capiteuse citoyenne. Il lui aurait tenu à peu près ce langage :
Vertueux guerrier, ne vous laissez pas enjôler par cette créole câline. Fuyez, fuyez Joséphine ! Évitez ses regards langoureux, son parfum troublant, sa voix si douce. Vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! Je vais vous le dire, sans réticence et sans détour :
Joséphine est née aux Trois-Îlets, dans l’île de la Martinique, le 23 juin 1763. Elle a donc trente-deux ans, bien sonnés, c’est-à-dire l’âge où les femmes commencent à rechercher, avec une prédilection marquée, l’entretien des petits jeunes gens. Son père, M. Tascher de La Pagerie, sucrier aux Antilles, se ruina dans des spéculations malheureuses auxquelles il ajouta la passion du jeu et le goût des mulâtresses. L’enfance de Joséphine s’écoula sous un climat indulgent, parmi des bavardages de négresses. On l’appelait Yeyette. Elle était déjà paresseuse comme un lézard et plus coquette que les femmes de couleur. Elle s’est mariée en France, le 13 décembre 1779, à l’église de Noisy-le-Grand, avec Alexandre de Beauharnais, alors sous-lieutenant d’infanterie, et titulaire d’une « vicomté » que M. d’Hozier, généalogiste de France, n’a point vérifiée. Ils ont vécu comme mari et femme, assez longtemps pour mettre au monde deux enfants. Après quoi, ils se séparèrent par consentement presque mutuel.
Elle a vécu ensuite à Fontainebleau, très joyeusement, allant au bal, à la comédie, suivant les chasses à cheval. On ne sait pas pourquoi elle retourna ensuite à la Martinique.
Au mois de novembre 1790, elle revint en France, rencontra son mari dans le monde et s’entretint parfois avec lui, au bal, de l’éducation de leurs enfants, — la pédagogie, en ce temps-là, étant déjà fort à la mode.
Elle employa l’année 1791 à nouer des relations dans l’aristocratie parisienne et dans le monde cosmopolite des diplomates. Elle obtint, en janvier 1794, un certificat de civisme, ce qui ne l’empêcha pas d’être enfermée à la prison des Carmes, où elle se consola par un manège de coquetterie réglée avec le général Hoche, emprisonné aussi. Hoche lui témoigna de la reconnaissance en recueillant dans son état-major le jeune Eugène de Beauharnais. On ne peut affirmer avec quelque certitude que leur liaison ait dépassé les limites d’une honnête amitié. Barras n’a pas craint de répandre sur ce sujet les plus injurieuses rumeurs. Mais Barras est sujet à caution.
Elle connut en prison Mme Tallien, la fameuse Teresa Cabarrus, et cette fréquentation n’était point faite pour la maintenir dans le chemin de la vertu. À partir du jour où elle eut goûté aux petits soupers de la Tallien, dont Barras était l’amant publiquement affiché, les scrupules que Joséphine pouvait avoir gardés cessèrent tout à fait de gêner sa conduite.
Ici, M. Frédéric Masson insiste, avec des inventaires, des chiffres, tout un arsenal de documents terribles.
Cet hôtel de la rue Chantereine, occupé auparavant par la scandaleuse Julie Carreau, femme Talma, coûte, chaque année, dix mille francs en assignats. Il y a, dans les dépendances de cette maison, un personnel nombreux : portier, jardinier, homme de peine, cocher, cuisinier, camériste, tous gens qui ne travaillent pas pour rien. Deux chevaux noirs et une vache rouge mangent dans l’écurie. Le mobilier, pour être baroque, a tout de même coûté de l’argent. Joséphine vient d’acheter, le 1er fructidor, douze pièces de nankin bleu pour recouvrir les chaises et le divan de sa chambre à coucher. Coût : 2 280 livres. Son lit vaut quarante louis = 50 000 livres assignats. Elle possède un secrétaire à glace, un piano-forte, un buste de Socrate en marbre blanc, une harpe. Or, tout son numéraire consiste en 50 000 livres assignats, récemment empruntés. Elle doit partout. Qui donc paye, dans cet hôtel de la rue Chantereine ? C’est Barras, hélas !
Je ne sais si Napoléon Bonaparte, écoutant les discours de M. Frédéric Masson, aurait renoncé aux séductions de cette sirène transatlantique. J’incline à croire qu’il eût persisté dans sa folie. Les garçons sérieux sont toujours attirés par les coquettes qui commencent à se faisander. Napoléon excessivement sérieux, était de ceux qui épousent. Il épousa la dame de la rue Chantereine.
Il l’aima éperdument. Elle le trompa sans pudeur. Il lui écrivait des lettres de tourlourou sentimental. Elle lui jouait des tours de créole déchaînée et de bourgeoise maligne. Un Molière épique pourrait seul raconter les déboires et les illusions de ce mari, vainqueur de l’Europe, et vaincu, chez lui, par le moindre godelureau. Qui osera dire, après cela, que les femmes se soucient de la gloire ? Tandis que le général en chef de l’armée d’Italie gagnait des batailles, la citoyenne Bonaparte filait le parfait amour avec un petit hussard râblé, noceur et faraud, qui s’appelait M. Charles. Tout était bon à cette petite femme pour diminuer, pour humilier, à ses propres yeux, son grand homme. Elle l’a trompé, dit-on, avec un nègre.
En lisant les livres si minutieux, si précis, de M. Masson, nous sommes tentés de plaindre Napoléon. Le pauvre homme, en vérité ! Que nous voici loin de la figure sculpturale, impassible, intangible, où Taine avait voulu fixer les traits de l’Empereur ! Ici, nous voyons un homme de chair et d’os, un amoureux qui soupire, un jaloux qui s’inquiète, un malheureux qui ne soupçonne même pas l’étendue de sa disgrâce. L’homme de la colonne Vendôme redescend sur la terre, reparaît à son rang, dans l’humanité, tout près du commun des mortels, dans la corporation, éternellement comique, des maris. Et c’est vraiment attendrissant, cette parenté imprévue qui, selon les historiens récents, unirait Napoléon à Georges Dandin…
VI9
Et donc, nous ne nous laissons point d’entendre parler du premier Empire, de Napoléon, de Joséphine, de Marie-Louise, de Fouché, de Talleyrand, des Tuileries, de Compiègne, de Fontainebleau, d’Austerlitz, de Wagram, de Waterloo, de tout ce qui fut l’état-major, la famille, l’entourage, le décor d’apothéose et le cadre de mélancolie où triompha l’Aigle, où végéta l’Aiglon. Les documents succèdent aux documents sans fatiguer notre patience ni jamais satisfaire jusqu’au bout notre insatiable curiosité. Les vieux tiroirs, au fond des châteaux héréditaires, ◀semblent▶ avoir livré tous leurs secrets. Les sabretaches des guerriers ont laissé tomber sur le bureau des bibliothécaires et des archivistes les carnets de campagne, qui furent griffonnés, entre deux batailles, à la lueur des feux de bivouac, sur la peau d’un tambour ou sur l’affût d’un canon. Épopée de soldats qui surent besogner avec la plume autant qu’avec l’épée, prouesses de guerre, confidences d’amour, discours de capitaines éloquents, grognements de grognards sublimes, — vantardises de vantards héroïques, brèves narrations, mémoires explicatifs, apologies et réquisitoires, belles phrases et jurons, proclamations et conférences, tristesses et joies, l’acclamation des vainqueurs, la plainte des blessés, le piétinement des piétons, la galopade des cavaliers, le cliquetis des armes, le claquement du drapeau déployé au vent des victoires, toute la rumeur de cette armée immortelle, tout cela nous vient, pêle-mêle, répercuté à tous les échos, et nous savons, par le menu, ce qui se disait au quartier général, au mess, à la chambrée ; nous avons vécu avec Ségur, avec Thiébault, avec Fantin des Odoards, avec Parquin, avec Coignet ; nous avons cheminé, à travers l’Europe éblouie, avec ces compagnons du nouveau Charlemagne.
C’est, en effet, un cycle épique qui se développe autour de nous et qui se déroule en
spirales sans nombre ; un cycle pareil à ce que fut, pour les gens du xie
et du xiie
siècle, le cycle
carolingien. Le plus modeste historien des lettres ou le plus irréconciliable adversaire
de l’impérialisme ne saurait éviter ce rapprochement littéraire. Les trouvères allaient,
de château en château, de ville en ville, racontant les exploits de Charlemagne et de
ses douze pairs. L’un disait comment l’Empereur invincible « pleura des
œils »
, en voyant son neveu Roland, occis traîtreusement au val de
Roncevaux.
Rollanz est preuz et Olivier est sage.
Un autre narrait le pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem, et les bons tours qu’il jouait, chemin faisant, à l’empereur de Constantinople. On n’oubliait pas l’expédition d’Espagne, ni la prise de Pampelune, ni le siège de Narbonne, ni les victoires d’Aimery, ni les « chevaleries » d’Ogier le Danois, ni les stratagèmes du vieux Girard de Vienne, ni la beauté d’Aude la Blonde. Et, malgré les noms, si divers, qui désignaient ces héros de la chrétienté occidentale, c’était de la gloire française qui se colportait ainsi de ville en ville, de château en château.
Aujourd’hui, après les odes napoléoniennes de Victor Hugo, après les chansons impérialistes de Béranger, voici des annalistes exacts, des chronographes précis, des fureteurs de dossiers, qui viennent, pièces en main, avec une netteté de procès-verbal, nous exposer, année par année, semaine par semaine, et quasiment jour par jour, les faits et gestes de Napoléon.
Parmi ces travailleurs passionnés et véridiques, dont l’enquête a prouvé que le cycle napoléonien n’a pas besoin de s’amplifier par la fiction, j’ai cité, en temps et lieu, M. Albert Vandal, M. Arthur Lévy (ce dernier, collectionneur d’une rare patience et d’un goût très sûr, a poussé le scrupule jusqu’à écrire son Napoléon intime au milieu d’un mobilier empire, parmi des consoles d’acajou, des sphinx en bronze, des chapiteaux à feuille d’acanthe, des aigles en or, des griffons de bois doré, sur un bureau à tiroirs mortaisés, pareil au secrétaire devant lequel s’asseyait Bonaparte à la Malmaison…). Je citerai aussi M. Félix Bouvier, auteur d’un travail très minutieux et très complet sur Bonaparte en Italie. Mais je puis dire, sans offenser personne, que, de tous les écrivains qui se consacrent à Napoléon, le plus napoléonien est encore M. Frédéric Masson, docteur ès sciences napoléoniennes.
Je causais, un soir, de M. Frédéric Masson, avec un illustre professeur que je consulte toutes les fois que j’ai à parler d’histoire, parce qu’il est, en effet, le maître des études historiques en France.
« Frédéric Masson ! me dit-il. Ah ! voilà un homme qu’on aime à lire et à relire ! Voilà un écrivain en qui le lecteur peut avoir confiance ! Imaginez-vous que Frédéric Masson, après avoir été républicain sous l’Empire, devint subitement bonapartiste, le 4 septembre 1870, au matin ! Voilà une sorte d’évolution qui n’assure peut-être pas à ceux qui agissent ainsi une brillante carrière dans la politique. Mais c’est un assez bon signe pour ceux qui sont historiens. C’est la preuve qu’ils ne mettront pas l’histoire au service d’une ambition personnelle. Depuis qu’il est bonapartiste à sa façon — qui est la plus désintéressée et la plus noble, — Frédéric Masson travaille douze heures par jour à compulser des documents, à colliger des fiches, à critiquer des textes, à comparer des témoignages. C’est le plus professionnel des historiens, car il est historien du matin au soir ; et, comme il doit rêver de Napoléon, il est historien certainement du soir au matin, sans trêve ni relâche… »
Tel fut le discours de mon savant interlocuteur, M. Lavisse. Je le rapporte sans y changer un mot, en évitant ce qui fut dit ensuite, parce que cela se rapportait à l’Académie, et que je ne veux pas glisser dans les indiscrétions de la chronique.
M. Frédéric Masson après Joséphine impératrice et reine, nous raconte Joséphine répudiée.
Les écrits qui ont précédé ce nouvel ouvrage ont été, pour ainsi dire, le prologue du drame où chancela l’ambition de la dame de Beauharnais, véritable héroïne de roman et de comédie, — femme à qui l’on doit pardonner beaucoup car elle fut beaucoup aimée.
Nous avons vu Joséphine à tous les moments de sa fantasque et bizarre jeunesse. Le narrateur, en des peintures qui font songer à Paul et Virginie, nous a conté l’enfance de son héroïne aux îles lointaines, d’où elle apporta sa grâce de créole et son incessant caprice d’oiselle exotique. Joséphine fut bercée, à l’ombre des palmes, par des négresses en foulard rouge, qui riaient de toutes leurs dents blanches, en regardant voleter, dans la tiédeur des journées molles, l’oiseau-mouche et le colibri. Ensuite, nous avons assisté au mariage de Joséphine, épousant un jeune gentilhomme de noblesse authentique, qui devint, par un coup du sort, président d’une assemblée révolutionnaire, commandant d’une armée républicaine, et qui fut décapité — comme tant d’autres — par une guillotine dont il n’avait pas prévu la sinistre persévérance. Quelques mois de prison, dans le couvent des Carmes, avaient procuré à Joséphine le plaisir de connaître un général héroïque et charmant, Lazare Hoche, ancien sergent des gardes françaises, qui, las des gaietés sans-culottiques, revenait à ses premières amours en coquetant avec les dames de la plus haute aristocratie. Et puis, quand la réaction du 9 Thermidor eut ouvert les portes des geôles parisiennes, Joséphine de Beauharnais, fort liée avec le vicomte de Barras, qui était alors pourvu du titre de « directeur de la République française », avec 150 000 francs d’appointements, attira par sa séduction, par ses câlineries, par son esprit, par tous ses attraits de femme experte, parfumée et rieuse, le jeune officier corse, de petite naissance, pâle et maigre, portant, sur ses épaules étriquées, une paire d’épaulettes de général, qui ◀semblaient▶ mal affermies et qui ne tenaient que par un fil. Joséphine devint, en bonne et due forme, la citoyenne Bonaparte, ainsi qu’il appert d’un acte signé et contresigné, le 19 ventôse an IV, par-devant Charles-Théodore-François Leclercq, officier public du 2e arrondissement de Paris.
Il ◀semble▶ que Joséphine Bonaparte eût dû se contenter de la fortune inouïe qui l’appela
bientôt à partager les lauriers d’un héros vainqueur et à s’asseoir sur un trône
impérial qui ◀semblait▶ être alors le centre de l’univers. Eh bien ! non. La vicomtesse de
Beauharnais, promue au grade d’impératrice, — familièrement surnommée
« Notre-Dame des Victoires » par un peuple qu’étonna sa prodigieuse
fortune, — la vicomtesse de Beauharnais restera toujours, et même au faîte des
grandeurs, ce qu’elle a été dans la médiocrité ou dans la gêne : une grisette
incroyablement étourdie, évaporée, légère et ardente, une grisette des Tropiques,
— toujours l’oiseau des Îles, la créole amusante et amusée que les négresses berçaient
sous les palmes… C’est du moins la thèse que soutient M. Frédéric Masson.
« Outre, dit-il, que les sens l’emportent parfois jusqu’à la rendre imprudente
et malavisée, elle dépend de ce qu’on nomme le plaisir et de cela
elle est esclave : c’est le besoin qu’ont les femmes de remuer, de voir, d’être vues,
d’organiser des parties, de se montrer à des spectacles, de se trouver hors de chez
elles… À cela, Joséphine sacrifiera tout : enfants, famille, amour même et bien plus
les calculs d’avenir. »
De page en page, à travers les mille péripéties de sentiments et de sensations qui font ressembler ce livre d’histoire à un roman psychologique, on voit paraître en traits de plus en plus surprenants cette prodigieuse inconscience d’une impératrice qui ne fut jamais que la petite femme d’un grand homme.
Il faut lire, en insistant sur chaque ligne, le curieux chapitre d’analyse que M. Frédéric Masson intitule : Sentiments de Joséphine. C’est l’impitoyable dissection d’un cœur de femme où les élans d’héroïsme ont moins de place que le désir de plaire et l’envie folle de s’amuser.
Joséphine n’est occupée que d’amusements. « Que fait-on aujourd’hui ? » Cela veut dire,
en son langage : « Quelle partie de plaisir allons-nous organiser pour passer la
journée ? » M. Masson, avec une ironie un peu grondeuse et très juste, a noté ceci :
« La partie s’impose. »
Et c’est
« l’obligatoire encanaillement dans les prétendus lieux de plaisir : jardins à
musiques et à danses, cafés, restaurants, petits théâtres et promenades de
banlieue »
. Joséphine aime les guinguettes, les petits vide-bouteilles dans la
campagne, les foires de village où les mondains vont se rassasier de paysannerie, les
tonnelles, les baraques foraines, les chevaux de bois. Si elle vivait à présent, elle
serait, pendant les vacances, une pédaleuse enragée ou une chauffeuse effrénée, Elle ne
manquerait pas une fête votive, aux environs des plages. Pendant l’hiver, elle
honorerait de sa dévotion assidue tous les différents « tréteaux », tous les « divans »
multicolores, toutes les « boîtes » qui se multiplient sur la butte Montmartre et que
les gens sérieux appellent des « bouis-bouis ».
Son mari, à peine arrivé en Italie, culbute, par des manœuvres foudroyantes, les vieux généraux autrichiens, podagres, méthodiques et fourbus. Il parcourt le Piémont au pas de charge. Il est vainqueur à Montenotte, à Millesimo, à Dego… Joséphine constate ces événements sans excès d’émotion. Mais elle est vraiment fâchée lorsque son époux, impatiemment amoureux d’elle, manifeste le désir de lui faire voir ces bourgades, hier obscures, désormais illustres. Quel ennui d’aller là-bas, dans ces pays perdus ! Les chemins sont affreux. Les voitures sont incommodes. Et, au bout du voyage, quel agrément ? Ce petit Corse, qui est tantôt taciturne avec profondeur, tantôt loquace avec passion. « Pas le plus petit mot pour rire, ce Bonaparte ! Toujours du grandiose, du sublime, du génie ! » Ah ! qu’il est fatigant !… Si Joséphine était notre contemporaine, elle dirait sans doute, en notre joli patois, que ce général en chef est « un monsieur rasant ».
En route, afin de se désennuyer, elle flirte avec son officier de
hussards, M. Charles. Oh ! un gentil garçon, celui-là ! Pas poseur. Toujours gai. Le
boute-en-train des tables d’hôte. Un aimable compagnon, fertile en calembours,
inépuisable en divertissantes malices, adroit de ses mains, dépensier de son esprit,
prodigue de son cœur. M. Charles est un de ces amuseurs et de ces « profiteurs » qui
plaisent aux femmes et font d’elles, littéralement, ce qu’ils veulent. L’hilarité
(chacun sait cela) est un état de l’esprit et du corps singulièrement propice aux
chutes. La
femme qui rit est désarmée. Les petits hommes drôles
sont capables de faire choir les vertus les plus revêches. Or, la vertu de Joséphine
n’est point farouche. Deux ou trois relais et voilà que M. Charles est son amant… Selon
les calculs de M. Frédéric Masson, « depuis quatre ans qu’elle est mariée, elle a
passé douze mois au plus avec Bonaparte, et deux années au moins avec
M. Charles »
. Ces « petits râblés, bien en chair »
, sont
terribles. Pendant l’expédition d’Égypte, le bruit ayant couru que Bonaparte était mort,
il s’en fallut de peu que Joséphine n’épousât cet officier de hussards, si bien moulé
dans ses culottes collantes.
Le plus étrange, c’est que cette femme invraisemblablement espiègle était mère. Elle avait un fils, qui fut, plus tard, le charmant prince Eugène, et qu’elle réduisait, sans y prendre garde (car elle était aussi incapable de malice que de gravité), à être le témoin, très ingénu, presque le confident de ses escapades. Elle assura l’avenir de ce fils en le recommandant aux hommes qui eurent à se louer de ses bontés ou de ses faiblesses. Après avoir gagné ses premiers galons dans l’état-major du général Hoche, le jeune Eugène de Beauharnais avait suivi le général Bonaparte au pied des Pyramides. Il était chargé de renseigner sa mère sur les dispositions d’un mari d’autant plus ombrageux que des rapports malveillants, propagés dans l’armée par Junot, par Berthier, ou par Bourrienne, faisaient jaser les soldats eux-mêmes dans les cantonnements. Or, ce pauvre Eugène crut devoir écrire, de Gizeh, en date du 6 thermidor, la lettre suivante qu’on ne peut lire sans une sorte de malaise apitoyé :
Bonaparte, depuis cinq jours, paraît bien triste, et cela est venu à la suite d’un entretien qu’il a eu avec Julien, Junot et même Berthier ; il a été plus affecté que je ne croyais de ces conversations. Tous les mots que j’ai entendus reviennent à ce que Charles est venu dans ta voiture jusqu’à trois postes de Paris, que tu l’as vu à Paris, que tu as été aux Italiens avec lui dans les quatrièmes loges, qu’il t’a donné ton petit chien, que même en ce moment il est près de toi ; voilà, en mots entrecoupés, tout ce que j’ai pu entendre. Tu penses bien, maman, que je ne crois pas cela, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que le général est très affecté. Cependant, il redouble d’amabilité pour moi. Il ◀semble▶, par ses actions, vouloir dire que les enfants ne sont pas garants des fautes de leur mère. Mais ton fils se plaît à croire tout ce bavardage inventé par tes ennemis. Il ne t’en aime pas moins et n’en désire pas moins t’embrasser. J’espère que, quand tu viendras, tout sera oublié.
Nous avons eu de bien grandes fatigues à supporter. Nous avons traversé des déserts. Nous avons souffert la soif, la faim et le chaud et nous voilà heureusement arrivés victorieux au Caire. Depuis six semaines, point de lettres de toi, de ma sœur, de personne. Il ne faut pas nous oublier, maman. Il faut penser à tes enfants. Adieu, crois que ton fils sacrifierait mille fois son bonheur au tien.
E. Beauharnais.
Le retour d’Égypte fut immédiatement suivi d’une capitulation de Bonaparte devant sa femme. Il était repris par la séduction de la souple et câline créole. Mais, selon M. Frédéric Masson, l’idée du divorce, suggérée, autorisée par l’évidence de l’adultère, entra dans l’esprit de Napoléon et n’en sortit plus jamais.
Dès lors, Joséphine eut peur de la redoutable échéance qu’elle savait ne pouvoir éviter. Non pas que les années aient resserré la sympathie qui l’unissaient au Premier Consul et à l’Empereur. Mais à son âge, en cette saison d’automne où les plus capricieuses femmes et les plus imprévoyantes aiment à installer leur vie hors du hasard et des risques, elle tient à la « position » que les dieux indulgents lui ont ménagée. Il lui en coûterait de quitter ces palais nationaux, où elle est enfin « dans ses meubles ». Elle aime les Tuileries, la Malmaison, non point dans les grands jours où il faut figurer en public et parader selon les règles du protocole, mais dans le trantran de la vie quotidienne, dans l’intimité du cercle où elle a des amuseurs à entendre et des amies à obliger. Car elle possède, au plus haut degré, la vertu coutumière de ses pareilles : la bonté. Elle est bonne fille. Elle se répand en effusions, elle s’épuise en prévenances, elle se ruine en prodigalités pour les personnes qui lui plaisent. De quel ennui ne serait-elle pas accablée, s’il fallait quitter ces belles demeures, ces mobiliers somptueux, ces parcs dont les ombrages sont si reposants, ces bancs de mousse dans le jardin de la Malmaison, ces retraites favorables aux amourettes mystérieuses, et aussi ces coffres impériaux où l’on peut puiser sans compter !…
L’auteur de Joséphine impératrice et reine a beaucoup diverti ses contemporains par le simple catalogue des pièces qui composaient le trousseau de cette femme adorablement désordonnée. On habillerait toutes les dames et demoiselles d’honneur de toutes les cours de l’Europe avec les paires de bas qu’elle achetait sans les mettre, avec les douzaines de chemises qu’elle abandonnait au fond de ses armoires, avec les quantités de jaconas, de mousseline et de soie qu’elle faisait prendre chez les marchands et qu’elle laissait moisir dans les coins. Napoléon, très économe, était exaspéré par ce gaspillage.
Pendant plusieurs années, ce ménage mal assorti offrit aux observateurs de l’âme humaine un curieux spectacle. Napoléon voulait divorcer. Et sa volonté, toute-puissante contre les plus difficiles obstacles, hésitait, reculait devant cette extrémité. Elle, qui savait comment elle avait pris cet homme si impérieux et si faible, s’ingéniait à exercer sur lui, en temps opportun, le pouvoir de ses charmes. De sorte que ce couple tiraillé se réconciliait, malgré tout, en des embrassades presque touchantes à cause du naturel avec lequel l’Empereur y joue son rôle de mari enjôlé (je dirais « un peu nigaud », si je ne craignais de commettre un crime de lèse-majesté).
Un jour, Napoléon rencontre Talleyrand et lui annonce, à peu près en ces termes, une grande nouvelle :
« C’en est fait. Je divorce ! »
Talleyrand approuve, sourit, salue et sort. Trouvant, par hasard, M. de Rémusat, Talleyrand dit :
« Vous savez ? Il divorce ! »
M. de Rémusat, qui n’est point étonné, va conter la chose à sa femme. Et bientôt l’annonce de cet événement est multipliée par toutes les bonnes langues du château.
Cependant, l’heure du dîner arrive. Napoléon s’assied devant son potage, en face de Joséphine. Tête-à-tête plutôt pénible. Le mari et la femme ne mangent pas de bon appétit. On s’entretient de choses indifférentes.
« Joséphine, n’oublie pas d’aller t’habiller ! Il y a “cercle”, ce soir aux Tuileries !
— Bien. »
Et Joséphine s’habille. Dès qu’elle est prête, elle fait prévenir Napoléon. Mais Napoléon est malade. Il ne veut pas sortir de sa chambre. Elle va le trouver.
« Qu’avez-vous ?
— Je suis souffrant… Mal à l’estomac… Mal aux nerfs… »
Il pleure :
« Viens près de moi, Joséphine ! »
Mais elle refuse. Elle le remet « à sa place ». Elle « fait de la dignité » :
« Sire, calmez-vous ! Sachez ce que vous voulez et finissons de telles scènes !
— Joséphine, viens près de moi !
— Y songez-vous ? Et le “cercle” qui nous attend ?
— Qu’il attende ! dit le vainqueur d’Austerlitz.
— Et nos invités ?
— Qu’on les renvoie ! »
Il retient sa femme, il la veut près de lui ; il ne peut se séparer d’elle, et c’est une nuit de larmes, de tendresses : « Ma pauvre Joséphine, je ne pourrai point te quitter ! »
M. Victorien Sardou pourrait découper, dans ces mésaventures conjugales, contées par M. Frédéric Masson, une série de comédies encore plus amusantes et instructives que Madame Sans-Gêne ou que Divorçons !
L’histoire, lorsqu’elle s’applique avec cette minutie à l’étude des héros que nous voyons habituellement de loin et en magnifique arroi, l’histoire devient une grande leçon d’humilité, de patience et de support. Elle nous apprend le peu que pèsent les plus riches dons du génie humain — l’audace, le calcul, la capacité de gouverner les peuples, l’art de vaincre les nations en bataille rangée — quand on est aux prises avec ces difficultés domestiques où il est si malaisé d’échapper au ridicule. Nous y voyons aussi l’action décisive de l’amour, de l’habitude, des passions et des manies, venant à la traverse des événements où la raison d’État ◀semble▶ régner avec une exclusive souveraineté. Les grands hommes paraissent plus humains lorsqu’ils sont vus dans l’intimité de leur vie conjugale. Le plus infortuné des maris, s’il songe à Napoléon, aurait mauvaise grâce à regimber trop vivement contre les disgrâces dont il a subi la loi et il est intéressant de découvrir ainsi des fabliaux à l’envers des chansons de gestes.
VII
Et M. Frédéric Masson continue de nous révéler, en des narrations savoureusement documentées, la vie conjugale de l’empereur Napoléon10.
Ce fut d’abord — insistons sur ce point — la romanesque et orageuse union du général Bonaparte avec la vicomtesse Joséphine de Beauharnais. Les jeunes officiers, récemment sortis de la claustration des écoles, sont rarement insensibles aux coquetteries des jolies veuves. Même, un certain charme de maturité commençante est un ragoût qui ne déplaît pas à leur appétit tout neuf.
Une rose d’automne est, plus qu’une autre, exquise.
Le général Bonaparte avait à peine vingt-six ans, lorsqu’il entra pour la première fois, le 14 octobre 1795, dans ce salon de la rue Chantereine où Joséphine, enfin sortie des prisons révolutionnaires, heureuse d’avoir échappé à la guillotine, se consolait des affres de la Terreur par la conversation du ci-devant vicomte de Barras et de quelques autres seigneurs, plus ou moins ralliés à la République. Le maigre officier, sans fortune, sans relations mondaines, réduit jusqu’alors au triste pis-aller des amours triviales, fut pris, tout de suite, par cette dame qui fleurait bon et qui parlait bien. Ces messieurs lui plaisaient aussi, parce qu’ils avaient conservé quelque chose du langage et des manières de la cour. Le « Corse aux cheveux plats », naguère protégé par le comte de Marbeuf, — ancien boursier du roi chez les minimes de Brienne, — cadet-gentilhomme à l’École royale militaire, — admis au corps royal de l’artillerie, — eut toujours, en somme, la nostalgie de l’ancien régime. C’était, lui aussi, un ci-devant. Il aima la vicomtesse pour le bon motif. Il l’épousa en bonne et due forme. On sait le reste et la prodigieuse histoire du ménage Bonaparte. Jamais on n’a vu un mari pareil. Sincèrement amoureux, il crut satisfaire sa femme en la comblant de gloire. Il fit de cette petite veuve, assez décriée, une impératrice des Français. Joséphine, beauté coloniale, venue de la Martinique à Paris sans savoir au juste pourquoi, ayant gardé jusque sous la pourpre impériale un exotisme d’oiseau des Îles, fut sacrée et couronnée, en l’église métropolitaine de Notre-Dame, par un pape qu’on fit venir de Rome exprès pour cela. Les canons des Invalides tonnèrent en son honneur. Elle entra, triomphalement, dans des villes conquises. Son aventure fut comparable aux merveilles des Mille et Une Nuits. L’Empereur crut bien faire en assignant à son impératrice un rôle d’héroïne dans un roman fantastique et surhumain. Peine perdue. Ce conquérant, exalté par la lecture de Rousseau, se trompait en matière de sentiment, comme tous ceux qui ont appris l’amour dans les livres. Il confondit la nouvelle Héloïse avec Joséphine. Cette créole, indolente et frivole, plus disposée au caprice qu’à la passion, était insensible aux sublimités de l’épopée. Un conte galant du xviiie siècle faisait bien mieux son affaire. Elle eût sacrifié Homère à Crébillon fils. Elle trompa son impérial époux avec les héros habituels du répertoire comique : beaux militaires, hussards entreprenants, muscadins séducteurs, toute la séquelle d’Éraste, de Cléante et de Clitandre. Et le récit de cette première expérience conjugale pourrait s’intituler irrespectueusement : « Napoléon-Sganarelle », ou si vous aimez mieux : « Napoléon-Dandin ».
Voici maintenant la suite : Napoléon-Arnolphe.
C’est en 1810. Napoléon, divorcé, cherche femme. Il a déjà plus de quarante ans. L’âge
a clairsemé ses cheveux sur son crâne génial ; et le coiffeur Duplan a reçu l’ordre de
ramener sur le front de Sa Majesté une mèche qui, selon la pittoresque expression de
M. Frédéric Masson, « vient de loin »
. L’ardent et fin profil consulaire
s’empâte dans un galbe de chanoine joufflu. Sous le gilet de casimir blanc, sous le
ceinturon en peau de renne où s’adapte l’épée du conquérant, un embonpoint de
propriétaire
Commence à dessiner la courbe d’un bedon.
N’importe ! Il a une belle situation à offrir. Et l’Empereur a raison de ne pas attribuer uniquement à la flatterie les propos de ses familiers, disant qu’il a le droit de choisir une belle fille, ce qu’on appelle un morceau de roi.
En ce temps-là vivait à la cour de Vienne une archiduchesse, âgée de dix-huit ans,
nommée Marie-Louise-Léopoldine-Caroline-Lucie. On fit
voir son
portrait à Napoléon : « gentille fille, blonde, très fraîche, avec de belles
couleurs, une peau rose et blanche, des yeux d’un bleu de faïence claire… »
.
Elle était l’aînée des enfants de François Ier, empereur d’Autriche.
Ce souverain avait à peu près le même âge que Napoléon et ◀semblait▶ peu préparé à devenir
le beau-père du vainqueur de Marengo. La maison d’Autriche et le fondateur de la
dynastie napoléonienne étaient divisés par les inimitiés dont M. Frédéric Masson, après
Albert Sorel, Ernest Denis et Gross-Hoffinger, nous explique les causes profondes :
François éprouve contre la Révolution et la France cette sorte d’horreur religieuse que doivent lui inspirer à la fois un cerveau peu développé, une éducation religieuse très stricte et le sentiment de sa majesté outragée. Dans le petit nombre des idées qu’il a acquises, celle de l’action directe de la Divinité sur les événements est une des plus claires. Il est donc convaincu que Napoléon, ce destructeur des choses sacrées, en qui la Révolution s’est incarnée, est une façon d’Antéchrist.
Cependant, la jeune Marie-Louise cueille des fleurs dans le parc de Schönbrunna ou dans les jardins
de Luxembourg. On l’amuse, en lui permettant d’élever des oies, des poulets, des
tourterelles. Parfois, accompagnée de son chien Tisbé et suivie de quatre laquais, elle
va, dans la plaine d’Achau, près de Vienne, « cueillir de la véronique pour faire
du thé »
. Elle aime les plaisirs simples.
Car, après
avoir raconté, dans une lettre, cette moisson de véronique, elle ajoute aussitôt, avec
une effusion de bonheur qui donne une grâce ingénue à son style enfantin : « Il
n’y pas un jour si heureux que j’ai passé dans ma vie que celui-là !… »
Elle est ainsi : naïvement expansive, aisément contente. Sa défunte mère, Marie-Thérèse de Bourbon-Sicile, épouse docile et tranquillement féconde, lui a laissé en héritage un goût de tendresse, une aménité volontiers passive, l’amour de la vie intime et une innocente prédilection pour les divertissements de la pèche, de la chasse et de la promenade champêtre.
Ce qu’on remarque d’abord dans l’âme de cette excellente fille, c’est un besoin
d’amitié vraiment délicieux, et, comme dit son biographe, « la recherche
instinctive d’une affection où s’appuyer, l’offre constante de tout ce qu’elle
possède, la joie de le donner… »
. À sa jeune amie, Mlle Victoire de Poutet, compagne de ses jeux et de ses études, elle écrit :
Ne te gêne pas ; ne pense pas que tu pourrais me priver d’une chose ou l’autre. J’aimerais t’envoyer tout ce que j’ai et je suis sûre que tu ferais de même pour moi.
Mlle Victoire de Poutet est la fille d’une Française, établie à la cour de Vienne. Cette Française, née Folliot de Crenneville, veuve d’un baron de Poutet, colonel de l’infanterie wallonne, a su se faire épouser par le vénérable comte de Colloredo-Waldseeb, ministre d’État, chef de la chancellerie impériale, et le vrai maître de l’Autriche après l’Empereur. La comtesse de Colloredo, promue à la dignité de gouvernante grande-maîtresse, a dirigé l’éducation première de l’archiduchesse Marie-Louise. Le programme de cette pédagogie fut abondant et varié. Outre la langue française, obligatoire dans toutes les cours, Marie-Louise a dû apprendre la plupart des langues usitées dans les États de son père. Ne faut-il pas qu’une princesse d’Autriche puisse dire : Eljen ! Eijen ! aux Magyars, parler tchèque aux Sokols, vanter en dialecte dalmate le marasquin de Raguse, savoir l’allemand et même, en cas de voyage officiel sur les frontières de Bosnie, baragouiner un peu de turc ?
Le piano, la harpe, le dessin, la logique (enseignée par un philosophe tudesque), la statistique, la législation, la géographie entraient dans l’encyclopédie de Mme de Colloredo, qui, apparemment, ne pensait pas
qu’une femme en sait toujours assezQuand la capacité de son esprit se hausseÀ connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.
L’histoire formait le fonds de cette éducation princière. L’enseignement historique se mêlait aux récréations par de vives leçons de choses. Ainsi, la jeune archiduchesse s’amusait, avec un de ses frères, à faire manœuvrer des petits soldats en cire. Le plus noir de ces guerriers, le plus laid, le plus farouche, on le baptisait Bonaparte, on le criblait d’injures et de piqûres d’épingle.
Mme de Colloredo ayant fait lire à son élève le Plutarque de la jeunesse, Marie-Louise résuma ses impressions :
C’est la vie des hommes illustres depuis Homère jusqu’à Bonaparte. Ce nom ternit tout l’ouvrage, et j’aurais mieux aimé qu’on eût terminé par François II, qui a aussi fait des actions remarquables en rétablissant le Theresianum, etc., tandis que l’autre n’a commis que des injustices en ôtant à quelques-uns leurs pays… Maman m’a raconté une drôle de chose à présent : que M. Bonaparte étant en Égypte s’est sauvé, quand toute l’armée a été minée, avec seulement deux ou trois personnes, et qu’il s’est fait Turc, c’est-à-dire qu’il leur a dit : « Moi je suis un musulman, je reconnais pour prophète le grand Mahomet ! » Et puis, en revenant en France, il a fait le catholique ; alors seulement il a été élevé à la dignité de consul.
Une autre fois, l’archiduchesse raconte à son amie Victoire cette anecdote :
Tu sauras comment M. Champagny (ministre de Napoléon) a reçu une caresse ; car, à ce qu’on dit, de tous les ministres M. Talleyrand a été seul excepté. Le Corsicain a fait venir Champagny et lui a demandé brusquement pourquoi il lui avait toujours caché les sentiments guerriers de la maison d’Autriche. Champagny répondit : « C’est que je ne savais pas que vous prendriez la couronne d’Italie. » À ces mots, un joli soufflet vint caresser la joue de M. Champagny.
Citons encore ceci, qu’elle écrivait à son père, en 1809, au moment où les Autrichiens s’attribuaient à tort, la victoire d’Eckmühl :
Nous avons appris avec joie que Napoléon était présent à la grande bataille qu’il a perdue. Puisse-t-il aussi perdre la tête ! On fait ici beaucoup de prédictions sur sa fin prochaine et l’on dit que c’est à lui que s’applique l’Apocalypse. On affirme qu’il doit mourir cette année à Cologne, dans une auberge appelée À l’Écrevisse rouge. Je n’attache pas grande importance à toutes ces prédictions, mais comme je serais heureuse de les voir se réaliser !
Or, voici que le « Corsicain », la Bête de l’Apocalypse, notifie à la cour de Vienne, précisément par l’entremise de son ministre Champagny, l’intention d’épouser l’archiduchesse Marie-Louise !
Étonnant Corsicain ! Lui-même ne se doutait pas, en expulsant de Vienne la maison d’Autriche, que sa future femme, une blanche et blonde jeune fille, fuyait dans ce convoi de princes et de princesses, refoulé jusqu’à Bude comme un troupeau qui s’effare devant le chasseur. Mais il s’est très vite accoutumé à l’idée d’un mariage où l’engagent les suggestions de ses conseillers, les intérêts de sa politique et sans doute aussi ce goût de nouveauté que détermine habituellement, chez les hommes résistants, la crise de l’âge mûr. Si les freluquets, novices en amour, ont du penchant pour les splendeurs automnales de la maturité féminine, en revanche les barbons quadragénaires sont enclins à rechercher la fraîcheur des tendrons. Le seigneur Arnolphe était féru d’Agnès… Et puis, dans le cas particulier de Napoléon, un chatouillement d’orgueil se mêle à l’émoi d’une passion très naturelle. Vaincre l’empereur d’Autriche en bataille rangée, cela ne fut qu’un jeu pour sa maîtrise de stratège. Vaincre, c’est son métier. Il est déjà blasé sur ce genre de volupté supérieure. Voici quelque chose de moins banal. Ce mariage est un établissement sérieux, par lequel la famille Bonaparte sera classée définitivement parmi les dynasties régulières. Napoléon s’est réjoui d’être le vainqueur de l’empereur d’Autriche ; mais il sera encore bien plus flatté d’être son gendre. La perspective d’épouser en justes noces une descendante authentique de Charles-Quint souriant, comme un invraisemblable rêve, à son imagination de poète. Marie-Louise est issue d’une race illustrée par dix siècles d’empire et que la jalouse surveillance de la noblesse allemande a préservée de tout alliage impur. Napoléon, dont les historiens ont souvent remarqué les prédilections nobiliaires, est fort aise d’obtenir une femme si bien apparentée. Ce second mariage marque une sorte de progrès aux yeux de cet ancien « boursier du roi », de cet artilleur arrivé, de ce grand capitaine que les questions de grade ne laissent jamais indifférent. Passer d’une vicomtesse des Îles à une archiduchesse d’Autriche, c’est un bel avancement.
Ici les lettres de Marie-Louise deviennent tout à fait intéressantes. Elle est à Budapest, très heureuse, dans l’agréable compagnie de ses oncles et de ses frères. Elle a entendu parler vaguement des projets de Napoléon. Elle a deviné, avec ce flair particulier qu’ont les demoiselles à marier, le projet qui se trame et qui fait chuchoter, autour d’elle, l’aréopage des tantes. Son premier mouvement est une insurrection de petite fille sentimentale qui n’entend pas qu’on dispose de son cœur sans la consulter. Vous vous rappelez, dans l’Avare, cette scène charmante :
« C’est là, ma fille, ce que j’ai résolu… Je te donne au seigneur Anselme.
— Au seigneur Anselme ?
— Oui, un homme mûr, prudent et sage, qui n’a pas plus de cinquante ans et dont on vante les grands biens.
— Je ne veux point me marier, mon père, s’il vous plaît.
— Et moi, ma petite fille, ma mie, je veux que vous vous mariiez, s’il vous plaît.
— Je vous demande pardon, mon père.
— Je vous demande pardon, ma fille.
— Je suis très humble servante au seigneur Anselme ; mais, avec votre permission, je ne l’épouserai point. »
L’archiduchesse d’Autriche fait à peu près les mêmes gestes, prononce, ou peu s’en faut, les mêmes paroles que la jeune bourgeoise Élise :
Je vois Koseluch (le professeur de piano) parler sur la séparation de Napoléon avec son épouse ; je crois même qu’il me nomme pour celle qui la remplacera. Mais dans cela il se trompe, car Napoléon a trop peur d’un refus et trop envie de nous faire encore du mal pour faire une pareille demande, et papa est trop bon pour me contraindre sur un point d’une telle importance.
Le même jour, 10 janvier 1810, elle écrit à la comtesse de Colloredo :
Bude est comme Vienne, et l’on ne parle que du divorce de Napoléon. Je laisse parler tout le monde et ne m’en inquiète pas du tout. Je plains seulement la pauvre princesse qu’il choisira, car je suis sûre que ce ne sera pas moi qui deviendrai la victime de la politique.
Cette archiduchesse de dix-huit ans ignorait encore ou se berçait de l’illusion d’ignorer que, dans ces sortes d’affaires, la politique a toujours le dernier mot. M. de Metternich, la raison d’État incarnée, venait d’adresser à notre ministre des Relations extérieures une dépêche ainsi conçue :
Nos princesses sont peu habituées à choisir leur époux ; d’après les affections de leur cœur, et le respect que porte à la volonté d’un père une enfant aussi bonne et aussi bien élevée que l’archiduchesse me fait espérer de ne pas rencontrer d’obstacles auprès d’elle… Elle ignore, comme de juste, les vues qui se rapportent à elle.
La résistance de Marie-Louise devait céder aux injonctions de la diplomatie. Et puis, cette bonne fille aimait tant son papa ! Voici une lettre d’elle, datée du 23 janvier 1810 :
Depuis le divorce de Napoléon, j’ouvre chaque gazette de Francfort dans l’idée d’y trouver la nomination de la nouvelle épouse, et j’avoue que ce retard me cause des inquiétudes involontaires. Je remets mon sort entre les mains de la divine Providence. Elle seule sait ce qui peut nous rendre heureux. Mais… je suis prête à sacrifier mon bonheur particulier au bien de l’État, persuadée que l’on ne trouve la vraie félicité que dans l’accomplissement de ses devoirs, même au préjudice de ses inclinations. Je ne veux plus y penser, mais ma résolution est prise, quoique ce serait un double et bien pénible sacrifice. Priez pour que cela ne soit pas.
Cela fut.
Le 8 mars, au palais impérial de Vienne, en audience solennelle, devant le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel et de Wagram, ambassadeur extraordinaire, l’empereur d’Autriche prononça la formule sacramentelle :
J’accorde la main de ma fille à l’empereur des Français.
L’ambassadeur extraordinaire s’inclina devant l’archiduchesse et lui remit un portrait-médaillon de Napoléon, enrichi de brillants, qu’elle attacha sur sa poitrine, en disant :
Je donne, avec la permission de mon père, mon consentement à mon union avec l’empereur Napoléon.
Le 13 mars, après un nombre incalculable de cérémonies officielles ou religieuses, de banquets et de réjouissances publiques, Marie-Louise, bien confessée par le chapelain de la cour, dûment embrassée par tous ses parents, monta en carrosse et partit en poste, au bruit des trompettes, des tambours, des grelots, des canons et des cloches. Quand les princesses ont le cœur gros, on les étourdit par toutes sortes de tintamarres.
Napoléon attendait la mariée avec impatience. Sincèrement amoureux, par ouï-dire, des qualités et des vertus de la jeune Marie-Louise, il était « emballé » et ne souffrait plus de délais. Il envoyait courriers sur courriers, estafette sur estafette, pour abréger les préliminaires et bâter le dénouement. En attendant, il méditait la conquête de son ingénue et s’exerçait consciencieusement dans l’art de plaire. Son état d’âme apparaît dans un document que j’extrais du Napoléon intime de M. Arthur Lévy. C’est une lettre que le roi de Wurtemberg a reçue de sa fille Catherine, alors fixée à Paris :
Vous ne croirez jamais, mon cher père, combien il est amoureux de sa femme future ; il en a la tête montée à un point que je n’aurais jamais imaginé… Chaque jour, il lui envoie un de ses chambellans, chargé, comme Mercure, des missives du grand Jupiter ; il m’a montré cinq de ces épîtres, qui ◀semblent▶ réellement dignes d’avoir été dictées par un amant transi…
Ce n’est pas tout :
Pour vous prouver à quel point l’Empereur est occupé de sa femme future, je vous dirai qu’il a fait venir tailleur et cordonnier pour se faire habiller avec tout le soin possible, et qu’il apprend à valser…
Il ne se contentait pas de ces exercices. Il présidait lui-même, en bon bourgeois, à la garniture de la corbeille et à la confection d’un trousseau très cossu, dont M. Frédéric Masson nous énumère les pièces : douze douzaines de chemises en batiste fine, avec broderies et dentelles, une douzaine garnie en vraie valencienne, haut et bas, quatre-vingts douzaines de mouchoirs, vingt-quatre camisoles, dont douze en batiste d’Écosse et douze en percale ; et ainsi de suite. N’oublions pas les vingt-quatre bonnets de nuit, les trente-six fichus de nuit en mousseline et dentelles, les vingt-quatre peignoirs, etc. Lui, si économe, il achetait pour sa femme quarante-huit paires de pantoufles, à huit francs la paire. Il s’occupait aussi, avec un soin touchant, de la table de nuit et de tout ce qui s’ensuit. Car, enfin,
Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes.
Bref, on ne saurait entrer en ménage avec des dispositions plus simplement familiales.
La première rencontre du marié et de la mariée eut lieu dans la soirée du 27 mars. Le protocole avait réglé je ne sais quelles formalités, en rase campagne, sur la route de Compiègne à Soissons. Une tente avait été dressée, sous laquelle Napoléon et Marie-Louise, entourés de tous les hauts fonctionnaires, devaient marcher l’un vers l’autre, et attendre qu’un maître des cérémonies leur donnât solennellement le signal du premier baiser. Après quoi, tous deux seraient montés dans une voiture à six places, en compagnie de quatre duègnes. Mais l’heureux époux dérangea toutes ces baliverneries. En dépit du protocole, il résolut de faire à sa femme une aimable surprise.
Il partit de Compiègne, incognito, dans une calèche bourgeoise, avec son beau-frère Murat. Les chevaux, rondement menés, trottèrent bon train pendant quinze lieues, traversèrent, sans s’arrêter, le pavé de Soissons. Au relai de Courcelles, on s’arrêta. La nuit était noire. Il pleuvait à torrents. Le marié s’abrita sous le porche de l’église. Tout à coup, on entend des claquements de fouet, des sonnailles, des galops de chevaux. C’est elle ! C’est la mariée !
Il s’approche de la voiture qui, au relai, fait halte. Son masque césarien apparaît dans la lumière. Un postillon le reconnaît. Alors, voyant que sa bonne farce est découverte, il avoue son identité, se jette au cou de sa femme, l’embrasse sur les deux joues. Le beau-frère Murat s’égaye et rit de cette plaisante aventure. Et l’on s’en va, tous ensemble, à Compiègne, non sans narguer, au passage, les préparatifs du protocole ébahi et penaud.
Plusieurs témoins oculaires nous ont retracé le portrait de Marie-Louise, au moment de ces épousailles. J’ajoute ces deux pièces au dossier, très riche, de M. Frédéric Masson. C’est d’abord le capitaine Parquin, fin connaisseur en femmes, qui commanda l’escorte après l’étape de Saverne :
Marie-Louise me parut être une très belle personne, ayant une taille des plus élégantes, une figure très fraîche, de belles dents et une main fort jolie, signe certain de la beauté du pied.
Le baron de Méneval, secrétaire du portefeuille, s’exprime ainsi :
Marie-Louise, alors dans tout l’éclat de la jeunesse, avait la taille d’une régularité parfaite… Son teint était animé par le mouvement du voyage et par la timidité ; des cheveux châtain clair, fins et abondants encadraient un visage frais et plein, sur lequel des yeux remplis de douceur répandaient une expression charmante… Toute sa personne respirait la candeur et l’innocence. Son embonpoint annonçait sa bonne santé.
À la place de Napoléon, qu’auriez-vous fait ?
Le protocole lui avait assigné un appartement à l’hôtel de la Chancellerie, loin de sa femme ! Car c’était sa femme, après tout. Le mariage avait été célébré, par procuration régulière, à Vienne.
« N’est-ce pas, demanda-t-il à son oncle, le cardinal Fesch, n’est-ce pas que nous sommes bien mariés ? »
L’oncle fit une réponse prudente, qui cependant penchait vers l’affirmative.
À souper, vers onze heures, quelqu’un de très fort en histoire rappela comment Henri IV s’était comporté envers Marie de Médicis. C’était un précédent. La tradition était sauve.
Le lendemain, à midi, on trouva Napoléon qui déjeunait tranquillement en robe de chambre auprès de sa femme. Le valet de chambre Constant affirme, dans ses Mémoires, que l’empereur avait l’air du plus heureux des maris. Il n’était guère ennuyé que pour le protocole.
« Dis-moi, Constant, demanda-t-il, crois-tu qu’on s’est aperçu de l’accroc fait au programme ? »
Il est avéré que Napoléon fut très bon, très tendre pour Marie-Louise, avec cette nuance d’indulgente bonhomie qu’ont les hommes mûrs pour les jeunes épousées. Il jouait aux barres avec elle à Saint-Cloud ! Cependant, plus tard, quand il fut à l’île d’Elbe, elle ne répondit pas à ses lettres. Tant il est malaisé de conquérir une femme ! C’est, apparemment, plus difficile que de conquérir le monde.
VIII
Le général Bonaparte, âgé de vingt-huit ans, vainqueur à Montenotte, à Millesimo, à Mondovi, à Cherasco, à Lodi, à Lonato, à Mantoue, à Roveredo, à Bassano, à Arcole, à Rivoli, recevait naturellement beaucoup de lettres de femmes.
Toutes les dames de Paris avaient littéralement la tête tournée par les prodigieux succès de ce triomphateur.
Parmi les innombrables déclarations d’amour ou d’« amitié amoureuse « que ce courrier brûlant apportait au général en chef de l’armée d’Italie, on remarquait surtout l’écriture, particulièrement insistante, d’une personne très passionnée, qui s’exprimait ainsi :
… Vous êtes Scipion et Tancrède, alliant les vertus simples de l’un aux faits brillants de l’autre11…
Cette admiratrice enthousiaste essayait de détourner le général des devoirs sacrés de
la fidélité conjugale. Elle employait la méthode que les chercheuses d’aventures
illégitimes appliquent d’ordinaire à l’honorable résistance des hommes mariés. Elle se
moquait de l’épouse au sort de laquelle il avait associé sa destinée. Lui, le vainqueur
des monarchies réactionnaires, le libérateur des peuples, le disciple de Rousseau, le
« philosophe à la tête des armées »
, le rêveur « sensible aux
beautés d’Ossian »
, comment pouvait-il s’accommoder de cette puérile
Joséphine ?
… C’est une monstruosité, que l’union du génie à une petite insignifiante créole, indigne de l’apprécier…
Le général montrait ces lettres, en haussant les épaules, à son secrétaire Bourrienne, et disait avec une brusquerie soldatesque :
« Bourrienne, concevez-vous rien à toutes ces extravagances ? Cette femme est folle ! »
Il disait aussi, en riant aux éclats :
« Ah ! bien oui ! une femme bel esprit, une faiseuse de sentiment se comparer à Joséphine ? Bourrienne, je ne veux pas répondre à de pareilles lettres. »
La signataire de ces lettres était une très grande dame, domiciliée à Paris, rue de Lille. Elle s’appelait Germaine Necker, baronne de Staël. Fille de ce M. Jacques Necker, banquier genevois, qui fut contrôleur général des finances sous Louis XVI, elle avait sincèrement aimé les doctrines des philanthropes dont les prédications hâtèrent la fin de l’ancien régime. Son enfance, dans le salon de Mme Necker, sa mère, avait été bercée par l’éloquence de Buffon, et par les phraséologies de Marmontel, de l’abbé Raynal, de l’académicien Chabanon, du critique La Harpe, de M. Suard, du chevalier de Florian. Il faut certainement voir, en ses avances au jeune héros conquérant et pacificateur, autre chose que l’élan instinctif d’une femme impétueusement romanesque. Un idéalisme sincère se mêlait à l’imprudence de ces effusions. Mme de Staël saluait, elle aussi, dans la gloire d’un général républicain, l’aurore d’une ère nouvelle. On croyait alors, en France, que l’avènement radieux de l’âge d’or allait resplendir sur les lauriers moissonnés par la République. Les rois de l’Europe, vainement ligués contre l’ordre nouveau, avaient été chassés, tambours battants, clairons sonnants, l’épée dans les reins, jusqu’aux portes de leurs capitales. Vienne, la plus vieille citadelle des préjugés rétrogrades, avait cédé à l’impérieux et menaçant prestige du drapeau tricolore. Les trophées arrachés aux monarchies caduques par les jeunes défenseurs de la Patrie en danger attestaient le définitif avantage du progrès sur la routine, et imposaient au monde entier, par la proclamation de la liberté universelle, ce dogme de la « perfectibilité humaine », qui fut l’idée directrice des initiateurs de la Révolution.
La journée du quintidi, 15 frimaire an VI de la République française, une et
indivisible (mardi 5 décembre 1797), fut une date mémorable dans l’histoire de France et
dans la vie du général Bonaparte. Ce jour-là l’homme qui n’était encore que le « citoyen
Bonaparte », général en chef de l’armée d’Italie et président de la légation française
au congrès de Rastadt, négociateur prudent et capitaine invincible, apportait aux
Parisiens le traité de Campo-Formio, par lequel il avait terminé sa merveilleuse
campagne. Cette paix brillante, vite conclue, apparaissait à tous les
Français comme la condition de leur liberté. Le gouvernement fut
d’accord avec l’opinion pour accueillir comme un bienfaiteur public celui que Mme de Staël appelait « le meilleur républicain de
France »
. Avec quelle dévotion respectueuse Mme de Staël
sollicita la faveur de voir face à face son héros de prédilection ! Elle le vit d’abord
dans le salon du « citoyen » Talleyrand, ministre des Relations extérieures, à qui le
plénipotentiaire de Campo-Formio fit sa première visite, voulant montrer, par là, qu’il
revenait « avec le rameau d’olivier ». Oh ! qu’il était mince, pâle, fatigué ! Elle
jugea que « vingt batailles gagnées vont bien à la jeunesse, à la pâleur et à une
sorte d’épuisement »
. L’émotion de cette femme éprise d’héroïsme fut encore
plus profonde, lorsqu’elle assista aux cérémonies de l’audience solennelle où le
Directoire exécutif de la République française accueillit et fêta ce « héros de
Plutarque »
.
C’était le décadi, 20 frimaire an VI (dimanche 10 décembre 1797). Une imposante mise en scène avait transformé, d’une pompeuse façon, la grande cour du Luxembourg. On eût dit une espèce de temple. L’autel de la Patrie, dressé devant le vestibule du palais, s’illuminait d’un flamboiement de torches ardentes. Les drapeaux que notre armée d’Italie avait conquis sur les Autrichiens rehaussaient les colonnes et les pilastres de ce somptueux décor. Les chefs de l’État français, qui s’appelaient alors les « citoyens directeurs » Barras, François (de Neufchâteau), Merlin (de Douai), Rewbell et Révellière-Lépeaux, étaient vêtus d’un costume romain et attendaient, en cet équipage, le nouveau Cincinnatus. D’ailleurs, ils se méfiaient de cette explosion de gloire. Leurs hommages au héros acclamé par les multitudes étaient moins l’expression de leurs sentiments qu’une habile concession à l’opinion publique, absolument « emballée ». Le ministre de la Guerre (le général Schérer) assistait à cette fête, ayant mission de présenter au Directoire les généraux Joubert et Andréossy, porteurs d’une oriflamme où les noms d’Arcole et de Rivoli étaient brodés en lettres d’or. Mais on pria Schérer de se taire, afin que la cérémonie fût exempte de tout caractère belliqueux. C’est au ministre Talleyrand, ci-devant ecclésiastique, expert en l’art de tout dire sans rien compromettre, que fut confié le soin de haranguer le général Bonaparte. Il reçut, à ce sujet, les instructions du ci-devant comte de Barras, alors président du Directoire.
« C’est à vous, Talleyrand, que je donne la préférence, avait dit Barras. Ce n’est point le ministre de la Guerre qui nous présentera Bonaparte. Ce n’est point le général, c’est le négociateur de la paix, c’est surtout le citoyen qu’il faut louer… Vous avez du tact : que vos compliments soient dans ce sens ; mes collègues sont vraiment effrayés, non sans raison, de la gloire militaire : il ne faut pas l’éteindre, mais la diriger.
— Citoyen directeur, répondit Talleyrand avec un fin sourire, je vais me recueillir sur les ordres que vous m’avez fait l’honneur de me donner ; ils seront exécutés : je vous ai compris de reste, citoyen directeur. »
Malgré ce luxe de consignes préalables et de précautions oratoires, la réception, quasiment académique, du 20 frimaire an VI, tourna complètement à l’avantage du récipiendaire. Le « Corse aux cheveux plats », se sentant guetté par toutes sortes de malices, n’eut point de peine à démonter, pièce par pièce, la comédie arrangée par des politiciens aux abois, et fit voir à Barras, à Talleyrand, à Sieyès et à beaucoup d’autres compères, qu’il avait autant qu’eux, plus qu’eux, l’« l’habitude des planches ». Il se présenta, sans faste, dans l’uniforme sévère et puritain des généraux de la Convention (l’habit bleu, presque bourgeois, avec une étroite bordure de feuilles de chêne). Il évita de paraître « traîneur de sabre », comme cet imbécile d’Augereau qui épouvantait les civils par ses fanfaronnades de caserne. Personne, en effet, ne ◀sembla▶ plus inoffensif, plus éloigné de la dictature et du césarisme, que ce petit jeune homme émacié, ascétique, pâle d’une pâleur ossianesque qui attendrissait, à première vue, le cœur des femmes sentimentales. Il s’avança modestement vers l’avantageux Barras qui « plastronnait » avec emphase. Son attitude paisible, effacée, supérieurement intéressante, fit courir un frisson d’approbation admirative dans les rangs pressés des femmes, où Mme de Staël voisinait avec Mme Récamier. Il était entouré de ses aides de camp, tous plus grands que lui, mais « courbés par le respect ».
Talleyrand, d’une voix calme, avec sa face immobile de serviteur bien stylé, commença
son discours, qui fut un chef-d’œuvre de prétéritions. L’orateur du gouvernement
effleura, d’une main légère, les victoires qui avaient ennobli d’une auréole précoce le
nom de Bonaparte. Il insista sur les goûts champêtres du général. Il s’espaça sur les
charmes de la poésie. Il parla de ce « sublime Ossian avec lequel on apprend à se
détacher de la terre »
. Il vanta également l’attrait des mathématiques. Enfin,
après avoir dépeint, en termes enchanteurs, l’agrément des « chères études », il feignit
de regretter ce qu’il venait de dire, et se tournant avec grâce vers le héros de son
panégyrique, il eut l’aplomb de prononcer sans rire, cette phrase monumentale :
Ah ! loin de redouter ce qu’on pourrait appeler son ambition, je sens qu’il faudra peut-être le solliciter un jour pour l’arracher aux douceurs de sa studieuse retraite !…
Cette harangue indiquait nettement à Bonaparte le diapason qui devait régler sa réponse. Avec une souplesse merveilleuse, il profita, séance tenante, de ce charitable avis. Ses premières phrases furent un hymne en l’honneur des progrès de l’esprit humain. Pourtant, les oreilles fines distinguèrent, dans ce bref remerciement, une prédiction qui, par-dessus la tête empanachée des « citoyens directeurs », s’adressait à la nation entière :
Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l’Europe deviendra libre…
« Qu’est-ce à dire ? chuchota Barras.
— Il y a là de l’avenir ! » murmura Talleyrand.
L’ordre de la cérémonie et les traditions sacro-saintes du protocole voulaient que le président du Directoire parlât en dernier lieu. Barras s’évertua de toutes ses forces à multiplier les allusions malignes, les bons conseils et les comparaisons suggestives :
Vous avez, après dix-huit siècles, vengé la France de la fortune de César ; il apporta dans nos champs l’asservissement et la destruction : vous avez porté dans son antique patrie la liberté et la vie.
Le président du Directoire termina même sa mercuriale par une déclaration qui contenait de vagues menaces :
Le Directoire connaît les ennemis de la liberté et les siens : il écrasera toutes les ambitions.
Barras affirme, dans ses Mémoires, que ces
paroles furent « fort applaudies »
. Mais on sait que les affirmations de
Barras sont parfois sujettes à caution. Quoi qu’il en soit, la cérémonie du 20 frimaire
an VI fut close par une cantate officielle, dont Marie-Joseph Chénier était l’auteur, et
qui fut entonnée par les choristes du Conservatoire :
Tu fus longtemps l’effroi, sois l’honneur de la terre,Ô République des Français !Que le chant des plaisirs succède aux cris de guerre !La victoire a conquis la paix.
Le général Bonaparte, en sortant de la cour du Luxembourg afin de regagner son logis de la rue Chantereine, parut grandi aux yeux des multitudes. Un des témoins de cette scène, le futur général (alors commandant) Paul Thiébault, a noté, fort exactement, l’effet produit par l’entrevue solennelle du général victorieux et du Directoire déconsidéré :
Le général Bonaparte reçut du Directoire l’audience dans laquelle il présenta lui-même aux chefs de la République tous les drapeaux conquis par son armée durant ses campagnes d’Italie. Ambassadeurs, ministres, généraux et officiers supérieurs de terre et de mer, tout ce qui avait rang, autorité, illustration ou notabilité, tout ce que Paris renfermait de femmes riches ou belles remplissait la grande cour du Luxembourg, magnifiquement disposée pour cette solennité. Et malgré ce luxe, cette affluence, la recherche des costumes, la parure des femmes, et ce que la mise des Directeurs avait de somptueux, ce fut un petit homme maigre, pâle, sec, jaune et simplement vêtu, qui fixa tous les regards et parut à lui seul remplir tout l’espace. Pour toujours il avait conquis l’opinion du monde et dominait son pays, son siècle, d’autant plus indiscutablement qu’il affectait plus de simplicité, de réserve et d’impassibilité.
Comment une femme aussi enthousiaste que Mme de Staël aurait pu
échapper à une pareille contagion de popularité, c’est ce qu’il est difficile de
concevoir. Irrésistiblement attirée par les mirages de la gloire et par les énigmes de
la politique, elle s’abandonna, sans réserve, à l’instinct de curiosité véhémente et
jalouse qui l’entraînait sur les pas de l’homme prédestiné. Elle pressentait, en
Bonaparte, un grand conducteur de peuples. Affolée du désir de lui plaire ou, à tout le
moins, d’attirer son attention, elle inventa coquetterie sur coquetterie, ne négligeant
aucune occasion de se trouver sur le chemin du héros, allant au-devant de lui, le
conviant, chez elle, à un bal où il ne vint pas, essayant, par tous les moyens,
d’« accaparer sa jeune renommée »
, — obtenant enfin cinq minutes
d’entretien, dans une soirée de gala, chez Talleyrand.
Le général Bonaparte n’aimait pas les femmes qui ont la prétention de mener les affaires politiques. Cette répugnance lui était commune avec la plupart des contemporains de la Révolution. Le désastreux souvenir de la Pompadour hantait encore toutes les mémoires. Ceci explique les disgrâces successives où tombèrent ces femmes diversement illustres et malheureuses : Marie-Antoinette, Mme Roland, Théroigne de Méricourt. Le futur empereur des Français et l’ambitieuse authoress anglomane, qui déjà s’intitulait in petto l’« impératrice de la pensée », aperçurent bientôt les profonds dissentiments qui devaient, pendant près de dix ans, aigrir de plus en plus leurs relations.
Un livre récent (fort exact, très complet), de M. Paul Gautier expose en un récit tour à tour divertissant et dramatique, les péripéties tragi-comiques de cette brouille.
L’incomparable volubilité de cette femme éminente empêche le Premier Consul de dormir. Il se fâche. Elle se désole, s’abandonne à de véritables accès de dépit amoureux, s’exaspère, se répand en confidences naïves.
« Que voulez-vous ! dit-elle à Lucien Bonaparte les larmes aux yeux. Que voulez-vous ! Je deviens bête devant votre frère à force de vouloir lui plaire. Je ne sais plus, et je veux lui parler, je cherche, modifie mes tours de phrase ; je veux le forcer à s’occuper de moi, enfin je me trouve bête comme une oie.
— J’entends, répond en riant le Premier Consul, c’est que
Son génie étonné tremble devant le mien. »
Se sentant rebutée, elle se prend à détester celui qui fut l’objet de ses cordiales prédilections. L’amour, dès qu’il se décourage, a vite fait de se changer en haine dans le cœur des femmes romanesques. La victoire de Marengo déplut à Mme de Staël. Elle a imprimé, dans ses Mémoires, cet aveu plein de franchise :
Je souhaitais que Bonaparte fût battu…
Ce souhait fut désormais son idée fixe et le stimulant de son activité. Elle se
considéra comme en état de guerre avec le plus redoutable des guerriers. « Le
génie, disait-elle noblement, est aussi une puissance. »
Et sans peur elle
engagea une lutte épique et assez puérile, avec la puissance formidable de Napoléon.
Le roman de Delphine, paru en 1802, contenait un éloge immodéré des
Anglais, ennemis personnels de Bonaparte. « Il faut avouer, dit M. Paul Gautier,
que cette admiration systématique de l’étranger… tourna, chez Mme de Staël, à la manie véritable. »
Mais il faut reconnaître qu’elle
était maintenue dans ce système par son conseiller habituel, Benjamin Constant, lequel
était fort enclin à instituer sans cesse le procès de la France. Le Journal
intime de Benjamin Constant est bien humiliant pour notre amour-propre national.
On en jugera par ces courts extraits :
… Comme les Prussiens nous sont supérieurs !
… Les Français sont toujours les mêmes : fous et méchants.
… La France est une Chine européenne.
Le gallophobe Benjamin Constant écrivit un jour à un Anglais, sir James Mackintosh, pour lui dire que la France devait être mise au ban des nations. Rien que cela !…
L’anglomanie, et, pour parler plus exactement, la « xénomanie » de Corinne sont inspirées par les conseils et par les suggestions de cet homme d’État manqué, de ce romancier malcontent, qui ne pardonna jamais à la France les mécomptes de son ambition.
La caricature des Français fut tracée par l’auteur de Corinne, dans le portrait du comte d’Erfeuil, léger, vaniteux, bavard, résumant par les grâces de son aimable personne tous les défauts que nous tenons de notre extrême sociabilité. En face de ce vieil enfant, l’Angleterre est personnifiée par les étonnantes vertus du noble lord Nelvil.
Poétique, rêveur, taciturne et prudent.
Cette antithèse factice a malheureusement suscité tout un genre littéraire, fort dommageable au bon renom de notre patrie. C’est de là que viennent les aphorismes ahurissants dont on nous rebat les oreilles à propos de la prétendue supériorité des « Anglo-Saxons ». On oublie vraiment trop que le comte d’Erfeuil, bavard gentil, Numa Roumestan, bavard insupportable, l’illustre Gaudissart, bavard odieux, et Tartarin de Tarascon, prince du bavardage, ne composent pas, à eux seuls, toute la nation française. Il est faux que les Français soient toujours — comme on dit en Amérique — excitables et gesticulatoires. On peut citer des Français très sérieux, de bonnes têtes pensives et silencieuses : Michel de L’Hôpital, Coligny, Duplessis-Mornay, Calvin, Descartes, Colbert, le vieux Corneille, si impropre aux grimaces de la conversation mondaine. N’importe. Nous sommes maintenant étiquetés. Rien ne sert, apparemment, de récriminer contre des formules que nos plus distingués publicistes répètent, sans se lasser, avec une machinale insistance de perroquets.
Cette campagne littéraire irrita Napoléon qui se fâcha terriblement, et employa (il faut l’avouer) des moyens un peu gros pour en finir avec cette guerre de plume. On connaît les lettres furibondes qu’il écrivait, à ce sujet, de tous les pays d’Europe où flottait le fanion de son quartier impérial. Les estafettes du grand état-major crevaient des chevaux pour apporter, à franc étrier, au ministre de la Police générale, des billets comme celui-ci :
Ne laissez pas approcher de Paris cette coquine de Mme de Staël ; je sais qu’elle n’en est pas éloignée.
Cette femme illustre le hantait à tel point, qu’il avait mobilisé toute une contre-police, afin de connaître ses faits et gestes mieux que Fouché, auquel il écrivit ceci :
Je suis fâché que vous soyez si mal informé… Mme de Staël est probablement encore à Paris… Elle a fait beaucoup de dîners avec des gens de lettres. Si l’on n’avait pas rempli d’illusions la tête de Mme de Staël, tout ce tripotage n’aurait pas eu lieu, et elle se serait tranquillisée. En ne lui ôtant pas l’espoir de revenir jamais à Paris et de recommencer son clabaudage, c’est accroître les malheurs de cette femme et l’exposer à des scènes désagréables ; car je la ferai mettre à l’ordre de la gendarmerie.
Les bottes des gendarmes aux trousses d’une femme de lettres, c’est un tableau de comédie dont le ridicule échappa au vainqueur d’Austerlitz. Mais l’importance que Napoléon attribue aux écrits et aux paroles de Mme de Staël n’est pas trop exagérée. Homme d’État essentiellement moderne, l’Empereur connaît la toute-puissance de l’opinion publique. Il sait bien qu’aucune force temporelle ou spirituelle — armée de canons ou munie de dogmes — ne peut résister à l’insaisissable influence des idées et des mots qui courent parmi la foule anonyme et moutonnière. Sa fureur redouble, lorsque le directeur de la librairie, en 1810, dépose sur son bureau les « bonnes feuilles » d’un nouveau livre de Mme de Staël : l’Allemagne.
Quoi ! l’apothéose des vertus germaniques, au moment où l’Allemagne, de toutes parts, se soulève contre les Français ! Cette fois, la gendarmerie, à pied et à cheval, se déploie en ligne de bataille contre Mme de Staël. Expulsée de France, sommée de s’embarquer sans délai pour l’Amérique, elle réussit à rester en Europe, où elle s’occupe de « prêcher la croisade » contre Napoléon.
M. Paul Gautier, historien diligent, suit son héroïne d’étape en étape, à Berlin, à Londres, à Stockholm. Un dépouillement méthodique des correspondances diplomatiques de ce temps-là nous permet de suivre pas à pas les négociations et les menées où elle eut l’imprudence de se fourvoyer. Par exemple, les dépêches de M. Sabatier de Cabre, auditeur au Conseil d’État, notre chargé d’affaires en Suède, ne nous laissent rien ignorer de la part qu’elle a prise à l’enrôlement de Bernadotte dans la coalition des rois de l’Europe contre l’Empire français. À quoi sert donc le génie, puisque cette femme extraordinaire n’a pas vu qu’en visant Napoléon elle risquait d’atteindre la France au cœur ?
Plus tard, elle a reconnu son erreur en des termes qui doivent lui concilier l’indulgence de la postérité. En 1814, à Benjamin Constant, qui, indiscrètement, se réjouissait de nos désastres, elle adressa des lettres éloquentes :
Ne voyez-vous pas le danger de la France ? Je suis comme Gustave Wasa : j’ai attaqué Christiern, mais on a placé ma mère sur le rempart. Est-ce le moment de mal parler des Français, quand les flammes de Moscou menacent Paris ?… Que Dieu me bannisse plutôt de France, que de m’y faire rentrer par le secours des étrangers !… Je ne ferai rien contre la France. Je ne tournerai contre elle, dans son malheur, ni la réputation que je lui dois, ni le nom de mon père, qu’elle a aimé ; ces villages brûlés sont sur la route où les femmes se jetaient à genoux pour le voir passer. Vous n’êtes pas Français, Benjamin !
C’est sur ce beau mouvement qu’il convient de juger, en dernière analyse, cette femme célèbre et malheureuse. Elle eut, peut-être la première dans la série de nos écrivains politiques, assez de clairvoyance pour voir
Napoléon percer sous Bonaparte.
À la déception sentimentale que lui causèrent les froideurs du jeune héros d’Arcole et l’antipathie du Premier Consul se mêla certainement la douleur qu’elle ressentit en assistant à la faillite de la liberté. Ses livres, replacés par un savant et ingénieux biographe dans l’atmosphère où ils sont éclos, y puisent une nouvelle vie. À travers les pages de Delphine, de Corinne, de l’Allemagne on retrouve, pour ainsi dire, le son de sa voix, et l’écho de ces improvisations orales, où triomphait son génie oratoire et passionné.
IX
Au mois d’août de l’année 1810, par un chaud après-midi, le baron de Dedem de Gelder, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de S. M. le roi de Hollande près S. M. le roi de Naples, faisait la sieste dans une salle basse de son palais12. L’arrivée imprévue d’un de ses secrétaires le tira du demi-sommeil où il savourait les douceurs du far niente.
« Qu’y a-t-il ? demanda Son Excellence.
— Ah ! monsieur le ministre, regardez ! »
Le secrétaire tendit au ministre un numéro du Moniteur de l’Empire, arrivé, le matin même, par estafette. Ce journal contenait un décret impérial, ainsi conçu :
Napoléon, par la grâce de Dieu et les Constitutions, empereur des Français, roi d’Italie, protecteur de la Confédération du Rhin, médiateur de la Confédération suisse, etc., etc., etc.
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Article 1er. La Hollande est réunie à la France.
Art. 2. La ville d’Amsterdam sera la troisième ville de l’empire.
Art. 3. La Hollande aura six sénateurs, six députés au Conseil d’État, vingt-cinq députés au Corps législatif et deux juges à la Cour de cassation.
Art. 4. Les officiers de terre et de mer, de quelque grade qu’ils soient, seront confirmés dans leurs emplois. Il leur sera délivré des brevets signés de notre main. La garde royale sera réunie à notre garde impériale, etc., etc.
« Je m’y attendais », répondit simplement le baron de Dedem de Gelder.
M. de Gelder, étant Hollandais, savait garder, dans toutes les circonstances de la vie, un calme que les révolutions politiques ne parvenaient pas à troubler. Parfait diplomate, il faisait profession de ne s’étonner de rien.
C’était un homme de trente-six ans, de mine agréable, d’esprit vif et ingénieux, de caractère entreprenant. Sa naissance et ses facultés naturelles ◀semblaient▶ le prédestiner à jouer un rôle brillant dans une société turbulente et sur une scène instable où l’occasion de se signaler s’offrait à tout le monde, excepté aux timides et aux médiocres.
Élevé à l’école de l’ancienne diplomatie, M. de Gelder apportait, dans les royaumes
improvisés par les innovations révolutionnaires de Napoléon, une politesse qui fut
d’autant plus appréciée qu’elle était plus rare sous le régime nouveau. Il avait vu, en
son jeune âge, M. de Vergennes. Son enfance et sa première jeunesse s’étaient écoulées à
Constantinople, où son père occupa le poste d’ambassadeur de Hollande auprès des sultans
Abdul-Hamid Ier et Selim III. Le corps
diplomatique accrédité à la cour du Grand-Turc était, en ce temps-là comme
aujourd’hui, une sorte de colonie cosmopolite où les originaux ne manquaient pas.
M. de Gelder, en apprenant la politique, put exercer à loisir ses précoces facultés de
moraliste et d’observateur. L’attention passionnée avec laquelle il observait déjà les
progrès de la Russie et les empiétements de l’Autriche ne l’empêchait pas de regarder et
d’entendre, autour du Divan oriental, la perpétuelle discorde du « concert européen ».
Il connut l’ambassadeur de France, M. de Choiseul-Gouffier, gentilhomme aimable,
vaniteux et frivole, qui « portait l’empreinte de la légèreté et de l’insolence
de la cour de Versailles »
. Et il le jugea ainsi : « M. de Choiseul a
toutes les qualités et les défauts d’un homme de cour. Son goût pour les arts se
réduit à l’envie de se faire un nom ; ses ouvrages lui appartiennent parce qu’il les a
payés. »
Tout ce que faisait ou disait M. de Choiseul était régulièrement
contrecarré par sir Robert Ainslie, ambassadeur d’Angleterre. Celui-ci prétendait savoir
l’arabe autant que celui-là se piquait d’archéologie. Sir Robert, qui était affligé,
quoique Anglais, d’une volubilité intarissable, aimait à raconter les contes des
Mille et Une Nuits. Il goûtait, à ces narrations, plus de plaisir que
son auditoire coutumier. Un jour, le jeune baron de Gelder, subissant un de ces
redoutables récits, en compagnie
de son père et du comte de
Choiseul, avait vu Leurs Excellences s’endormir au nez de sir Robert, qui continua
imperturbablement sa rhapsodie pendant deux heures d’horloge…
Les plus hauts personnages et les moindres comparses de la comédie diplomatique qui se
prolonge, de siècle en siècle, sur les rives du Bosphore et de la Corne d’Or, avaient
laissé, dans la mémoire du baron de Gelder, des souvenirs instructifs et divertissants.
L’image du passé lointain évoquait à ses yeux, jusqu’en sa résidence de Naples, un
défilé de silhouettes surannées et abolies. Il avait vu les derniers ambassadeurs de
Venise, les « bailes », comme on disait dans le langage des chancelleries. Et,
considérant les tristes mandataires de cette république décadente, il avait enregistré,
sur son carnet, cette observation digne d’être méditée : « Les ambassadeurs de
Venise ou bailes, comme on les appelait, ne restaient jamais plus de trois ans à
Constantinople, ce qui tenait, je crois, à la jalousie du gouvernement vénitien et
peut-être aussi à ce fait que, l’ambassade étant fort lucrative, on y envoyait
successivement ceux des nobles qui avaient à refaire leur fortune. »
M. de Gelder acheva son éducation en visitant les monuments d’Athènes, dont le consul
Fauvel antiquaire charmant, lui expliqua les beautés. Il profita aussi des entretiens de
l’abbé Delille, que
l’ambassadeur de France hébergeait à
Constantinople. Il alla aussi en Égypte, où les belles Fatmas le « dégoûtèrent
par l’excès de leur lasciveté »
. Il vit Chypre et Famagouste. Il fut poursuivi
par un corsaire, dans les parages de Samos. Bref, ce jeune Hollandais éprouva là-bas des
émotions inoubliables, qui lui firent regretter à jamais « un pays où les vins
sont exquis, le poisson et le gibier excellents, et où il y a de fort jolies
femmes »
.
Un jour, lisant la Gazette de Leyde, M. de Gelder apprit qu’on venait de couper la tête au roi de France. En même temps, le comte de Choiseul-Gouffier fut remplacé par le citoyen Descorches, que la Sublime Porte refusa de reconnaître comme ambassadeur. Enfin, un « arbre de la Liberté » fut planté sur la terrasse du palais de France à Constantinople.
C’étaient là de graves événements. M. de Gelder résolut de changer sa vie et de ne plus
s’attarder aux bagatelles. Il avait beaucoup aimé les femmes. « J’ai commencé,
disait-il, à les aimer de fort bonne heure, et je les ai bientôt mises à leur juste
valeur. Elles ont été pour beaucoup dans tout ce qui m’est arrivé d’heureux et de
malheureux, sans qu’elles m’aient tourné la tête longtemps. À vingt-quatre ans, je les
ai abandonnées pour la politique. »
Ce sage de Hollande, si vite guéri de ses passions, trouva, dans la politique, un objet moins digne d’enthousiasme et d’amour. Il était à la cour de Vienne lorsqu’on apprit la fin tragique de la reine Marie-Antoinette, tante de l’Empereur d’Allemagne. Les scènes dont cette catastrophe fut l’occasion frappèrent son esprit à un tel point qu’il voulut noter, dans ses tablettes, cette impression rare :
Pendant que nous étions à Vienne, arriva la nouvelle de la fin tragique de la reine Marie-Antoinette. Je fus frappé du peu d’effet que ce terrible événement produisit. L’empereur François II nous en parla comme d’une chose à laquelle on s’attendait depuis longtemps. L’Impératrice s’exprima d’une manière étonnante sur les émigrés : « Ils sont cause des malheurs de la France, disait-elle. Ils ont abandonné le roi et la reine après les avoir conduits sur le bord du précipice par leurs mauvais conseils et par leur conduite : ce sont des égoïstes, aussi je ne fais rien pour eux. » Un grand seigneur que je ne veux pas nommer, après avoir lu le jugement de Marie-Antoinette, jeta le Moniteur sur la table, en disant avec dédain : « Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat, continuons notre partie. » Et l’on reprit le jeu…
En 1806, l’empereur Napoléon, ne sachant que faire de son frère Louis, le nomma roi de Hollande. Les principaux personnages des Pays-Bas accueillirent cette nomination avec faveur, d’autant plus que le mari de la reine Hortense était un brave homme. M. Gelder, en particulier, ne se choqua pas outre mesure de cette demi-annexion. Il accepta d’abord un poste de premier chambellan. Ensuite, il fut ministre plénipotentiaire auprès de Jérôme-Napoléon, roi de Westphalie. Enfin, il fut accrédité auprès du Gascon Murat, qui était devenu roi des Deux-Siciles sous le nom de Joachim-Napoléon.
Voilà pourquoi M. de Gelder se trouvait à Naples, au mois d’août de l’année 1810. Il aimait ce pays. Le golfe de Sorrente, la baie d’Amalfi enchantaient sa vue. Il avait cueilli des roses à Paestumc. Il avait échappé par miracle aux espingoles et aux tromblons de Fra Diavolo. Il avait commencé des fouilles à Pompéid. Le roi Joachim et la reine Caroline lui plaisaient, l’un par son héroïsme fringant, l’autre par son impérieuse beauté.
Mais un bon diplomate doit savoir boucler ses malles sans murmurer. D’ailleurs, toute réclamation eût été stérile. M. de Gelder ne pouvait plus représenter une puissance qui n’existait plus. Pour qu’il n’en ignorât, un courrier de cabinet lui remit l’ampliation d’un arrêté ainsi conçu :
Nous, prince architrésorier de l’Empire, duc de Plaisance, lieutenant-général de S. M. l’Empereur et Roi,
Nous avons arrêté et arrêtons ce qui suit :
Article 1er. Le ministère des Relations extérieures de Hollande est supprimé.
Art. 2. Les ministres de Hollande dans les cours étrangères sont rappelés.
Fait en notre palais d’Amsterdam, le 15 juillet 1810.
Signé : Lebrun.
En conformité de ces ordres, M. de Gelder remit les papiers de la légation hollandaise entre les mains de Son Excellence le baron Dupont, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de S. M. l’Empereur des Français, près S. M. le roi des Deux-Siciles.
Et puis il partit pour Paris.
La capitale de l’empire était alors très gaie. Le Théâtre-Français jouait, avec succès, Les deux Gendres, comédie en cinq actes et en vers, de M. Étienne. Le Grand Opéra triomphait avec les Bayadères. L’Opéra-Comique représentait Ninon chez madame de Sévigné. Aux Variétés, on voyait un vaudeville intitulé Boileau à Auteuil. Au Vaudeville, on admirait un pot-pourri qui s’appelait Piron chez Procope. Le Théâtre de l’Impératrice amusait le public avec la comédie des Lunettes cassées. L’Ambigu offrait aux amateurs de mélodrames La famille savoyarde ou les jeux de la Fortune. L’affiche de la salle Montansier portait ces mots : Arlequin partout. Le panorama du boulevard des Capucines célébrait la victoire de Wagram. La « Salle des jeux gymniques » montrait l’Union de Mars et de Flore. Il y avait bal, tous les soirs, à Tivoli et au jardin de la Grande-Chaumière.
M. de Gelder négligea ces divertissements, dont la simple énumération prouve que les plaisirs parisiens sont toujours les mêmes. Il prit à peine le temps d’admirer, sur la place Vendôme, la colonne que MM. Gondouin et Lepère, architectes, élevaient à la gloire de la Grande-Armée. Il loua une voiture, se rendit à Saint-Cloud et obtint une audience de l’Empereur.
Napoléon était, en ce temps-là, très accueillant pour les Hollandais. Il les « cajolait », il « leur dorait la pilule ». Et les bons Hollandais jugeaient, en somme, que la « pilule » ainsi « dorée » n’était pas difficile à avaler.
Ceux qui furent tentés de montrer quelque méchante humeur en apprenant que le comte Molitor était nommé commandant de la dix-septième division militaire, à Amsterdam, se consolèrent en songeant que leur compatriote l’amiral comte Ver Huell était nommé inspecteur général des côtes de la mer du Nord.
Le conquérant s’ingéniait à séduire les conquis. Il les accabla de décorations et de dignités. M. van Maanen, ancien ministre de la Justice, revêtit l’hermine en qualité de premier président de la cour impériale de La Haye. M. Van Andringa de Kempenaer devint préfet du département de l’Yssel-Supérieur, tandis que M. Lewe van Middelstum était nommé conseiller de préfecture de l’Ems-Occidental. M. Six d’Oterbeck obtint la direction du Grand-livre de la Dette hollandaise. Le chevalier de Stuers fut secrétaire général du Zuiderzée. Et M. Twent van Kortenbosk fut conservateur des hypothèques. D’autres furent versés dans les droits réunis.
Napoléon inventa des titres inouïs, des fonctions surprenantes, pour récompenser le loyalisme de ses fidèles Hollandais.
Le comte van Zuylen van Nyevelt reçut une sénatorerie et fut promu d’emblée gouverneur du palais impérial d’Amsterdam.
Le comte Schimmelpenning, sénateur, commandeur de la Légion d’honneur, fut nommé, par surcroît, grand trésorier de l’ordre impérial des Trois-Toisons d’or.
Le baron Van der Goës van Dirxland, membre du Corps législatif, officier de la Légion d’honneur, devint grand trésorier de l’ordre impérial de la Réunion et eut le droit de porter dans les cérémonies un baudrier bleu de ciel !
Enfin on envoya les acteurs du Théâtre-Français jouer la comédie à Amsterdam, à l’occasion des fêtes du 15 août.
M. de Gelder eut sa part de tous ces bienfaits et de tous ces galons.
« Monsieur, lui dit l’Empereur, vous êtes sans doute grand dignitaire de l’ordre royal des Deux-Siciles ?
— Oui, sire.
— Je vous nomme chevalier de la Légion d’honneur.
— Sire, ma reconnaissance sera éternelle.
— Vous serez, de plus, commandeur dans mon ordre impérial de la Réunion.
— Ah ! sire, je demeure confondu…
— Voulez-vous être conseiller d’État ?
— Sire, je préférerais autre chose.
— Eh bien ! je vous fais général de brigade. »
Les diplomates sont habitués à porter l’épée. Le baron de Gelder ne parut point gêné dans son nouvel uniforme. Le chapeau bicorne, l’habit bleu, brodé de feuilles de chêne, les épaulettes d’or lui convenaient très bien. Il avait toujours aimé, en secret, le métier des armes.
Il épingla, sans se faire prier, la cocarde tricolore à son chapeau de général. Ses
compatriotes lui donnaient l’exemple d’une adhésion enthousiaste aux couleurs de la
France. Le bourgmestre d’Amsterdam, M. Van de Poll, haranguant l’ancien consul Lebrun,
devenu Altesse Sérénissime et prince architrésorier, ne parlait pas autrement que n’eût
fait, en pareille circonstance, le maire de Lyon ou de Nantes. Le maréchal Oudinot, duc
de Reggio, distribuant des numéros et des aigles aux régiments de l’armée batave, était
accueilli par les cris, mille fois répétés, de Vive l’Empereur !
« Je vous félicite, répondait le maréchal, je vous félicite d’avoir compris
l’insigne faveur qui vous est faite par le souverain qui vous associe aux grandes
destinées de l’Empire. »
La gloire du
nouveau
Charlemagne était si forte que rien ne pouvait résister au prestige impérial. Tout se
transformait sous l’éblouissante lumière dont le foyer se concentrait à Paris. Le baron
de Gelder devint naturellement général français, comme les ducats et les rixdales
devenaient des napoléons et des pièces de cent sous.
Le général de Gelder ne se sentit nullement dépaysé, ni embarrassé, lorsqu’il prit le commandement d’une brigade d’infanterie, dans la division Friant, sous les ordres du maréchal Davout. Il tint garnison à Neu-Brandenbourg, petite ville située aux environs de Berlin. Ensuite, il fit la campagne de Russie. Blessé à la prise de Smolensk, il eut deux chevaux tués sous lui à la bataille de la Moskowa. Il fut des premiers à entrer dans le Kremlin, où il désarma la garnison russe…
Une telle vie, si étrangement variée, si intimement mêlée à tant d’événements divers et imprévus, méritait bien d’être racontée. Les Mémoires du général de Gelder doivent être classés hors ligne dans la collection, si riche, des rapports individuels qui nous font connaître en détail les péripéties du grand drame politique et militaire dont l’émouvant souvenir émeut encore les nations. Écrits avec un art délicat, en un style qui sent la bonne compagnie et qui révèle une fine culture, ces Mémoires nous découvrent les impressions d’un étranger, entraîné à notre suite dans une prodigieuse aventure, et assez détaché de nos passions pour apprécier impartialement la valeur relative des hommes et des choses.
En plus d’une rencontre, les Mémoires du général de Gelder complètent par un trait de mœurs, rapidement saisi, habilement noté, ce que nous savons par les autres témoins. Cette déposition d’un diplomate volontiers psychologue, jette parfois une vive lumière en des âmes obscures, que nous connaissons mal.
Un exemple entre autres.
Chacun sait que le passage du Niémen par l’armée française, allant guerroyer en Russie, fut un des plus mémorables spectacles que Napoléon ait offert à l’admiration des peuples. Le décor, la mise en scène, les figurants, tout était disposé pour frapper l’imagination des spectateurs. Ceux qui ont assisté à ce magnifique panorama du 24 juin 1812 en demeurèrent émerveillés.
Le capitaine Fantin des Odoards, grenadier de la vieille garde, nous a laissé cette note, griffonnée au bivouac de Kovno :
Vive l’Empereur ! Le Rubicon est passé. L’épée sortie brillante du fourreau n’y rentrera pas sans que de belles pages soient ajoutées aux fastes modernes de la grande nation… L’Angleterre ne retirera encore une fois que honte et malédiction de ses hideuses intrigues… Qu’elle sache, cette vieille ennemie de la France, que tout est possible au grand homme qui gouverne notre malheureuse patrie…
Le soleil a éclairé un magnifique spectacle. Par trois ponts jetés à la lutte sur le Niémen, la plus belle et la plus nombreuse des armées modernes faisait majestueusement son entrée sur le territoire russe, sous les yeux du grand Napoléon. Du haut de la colline qui, dans cet endroit, domine le cours du fleuve-frontière, qu’il était beau de voir nos innombrables colonnes s’élancer sur le sol ennemi !… Je ne pense pas que tableau à la fois plus imposant et plus pittoresque puisse être offert à l’œil de l’homme. Il me serait aussi difficile d’en donner une idée exacte que de peindre le sentiment d’orgueil et d’enthousiasme qui, dans ce moment solennel, épanouissait toutes les figures. Aucun bruit meurtrier ne venait se mêler à nos joyeuses acclamations. L’armée russe s’était repliée sans brûler une amorce, et notre invasion ◀semblait▶ débuter par une fête.
Le général de Gelder, lui aussi, malgré sa froideur néerlandaise, fut secoué par un frisson lorsqu’il vit cette invraisemblable « fête » :
On ne se fait point d’idée du tableau imposant qu’offrit la réunion de soixante mille hommes groupés au pied de la colline sur laquelle Napoléon avait fait établir ses tentes. De cette hauteur, il dominait toute son armée, le Niémen et les ponts préparés pour notre passage. Le hasard me servit pour jouir de ce spectacle. La division Friant, destinée à former l’avant-garde, s’était égarée pendant la nuit, en sorte qu’elle arriva sur le plateau après que l’armée fut rassemblée.
Mais le diplomate hollandais a remarqué les ombres du tableau :
L’Empereur, nous voyant enfin déboucher, fit appeler le comte Friant et lui donna ses ordres. Pendant ce temps, la division était arrêtée pour attendre son chef devant les tentes impériales ; je m’approchai du groupe d’officiers généraux de la maison de Napoléon. Un morne silence régnait parmi eux, presque de la consternation. M’étant permis un peu de gaieté, le général Auguste de Caulaincourt, gouverneur des pages, frère du grand écuyer, avec qui j’étais lié, me fit signe et nie dit tout bas « On ne rit point ici ; c’est une grande journée. » Il me montra l’autre bord du fleuve, et il eut l’air d’ajouter : « Voilà notre tombeau ! »
Ainsi, le grand état-major allait à contrecœur vers cet horizon chargé de menaces. D’où venait donc l’impulsion fatale qui poussait l’Empereur et l’Empire dans une vertigineuse course à l’abîme ?
Écoutons le général de Gelder :
L’Empereur en ayant terminé avec le général Friant, la division traversa tous les corps de l’année pour s’approcher des ponts ; bientôt elle se trouva sur la rive opposée. Alors les soldats jetèrent des cris de joie qui me firent horreur, comme s’ils voulaient dire : « Nous voilà sur le territoire ennemi ! Nos officiers ne nous puniront plus lorsque nous nous ferons servir chez le bourgeois ! » Jusque-là beaucoup de chefs avaient réussi à maintenir une stricte discipline, d’après les ordres mêmes de l’Empereur.
Voilà un détail très suggestif. Il apparaît que la crise de mégalomanie dont Napoléon fut atteint vers 1812, coïncide avec l’entraînement irrésistible d’une force aveugle qui échappe à toute direction et à toute maîtrise. L’armée, habituée à vivre en pays conquis, est désormais incapable de supporter la paix. Vingt ans de batailles et de victoires ont enraciné, jusque chez le plus humble troupier, l’accoutumance et la volupté du commandement. À Paris ou dans les pays alliés de l’Empire, un grenadier n’est presque rien. Passé la frontière, en terre ennemie, c’est un seigneur, le señor soldado, comme on disait au temps de la guerre de Trente Ans. L’« Empereur et Roi » ne peut plus rester dans son palais. Le chasseur est entraîné par sa meute. Il faut faire la guerre, toujours, partout, malgré tout, contre tout le monde. Et les chefs, saturés de gloire, las de marcher, désireux de repos, devront suivre le mouvement des soldats, jusqu’à ce que cet élan fatal se ralentisse et se brise sous des flammèches d’incendie, dans une tourmente de neige…
L’Empereur, ébranlé, désemparé par le vice originel de cette expédition désastreuse,
fut inégal à lui-même dans la navrante campagne de Russie. Plusieurs fois, par une
inexplicable erreur, il laissa échapper l’occasion d’achever ses victoires et d’en finir
avec l’armée russe. Il bavardait. On ne retrouvait plus en lui ce calme résolu, cette
inflexibilité méditative qui, si souvent, avaient enchaîné la victoire au vol triomphant
des aigles. Il gaspillait des heures précieuses. Son irrésolution déconcertait son
entourage. Il ne montait presque plus à cheval. Pendant la bataille de la Moskowa, il
resta assis sur une pierre, regardant
le portrait du roi de
Rome, qu’on venait de lui envoyer, et répétant, sur un ton machinal : « Il faut
voir ce qu’il sera à vingt-cinq ans. »
Les généraux lui obéissaient à peine.
Quelques-uns le trompaient grossièrement sur l’état de leurs effectifs, sur le chiffre
des morts. Il croyait tout ce qu’on lui disait. À Moscou, il perdit son temps à
s’occuper de théâtres, à nommer des commissaires de police et des maires. Il
s’« endormit sur le précipice ». Quand vint l’hiver, il suivit la retraite de son armée,
cahin-caha, en calèche ou en traîneau, emmitouflé d’une houppelande, et coiffé d’un
bonnet de fourrure qui lui tombait jusqu’aux yeux. On ne reconnaissait plus le général
Bonaparte. Un jour, dans les rangs, un grenadier osa dire tout haut : « C’est pas Moreau
qui nous aurait conduits comme ça ! » Plus tard, il se ressaisit, recouvra son génie,
regarda stoïquement pâlir son étoile et redevint grand dans l’adversité.
On voit tout cela, tragiquement, dans les Mémoires du général baron de Gelder.
X
Le genre littéraire que j’appellerais volontiers l’« histoire héroïque », s’est enrichi récemment de plusieurs ouvrages, qui nous racontent l’avènement et le déclin de l’épopée impériale. Après la campagne de France et les Cent-Jours, M. Henry Houssaye nous raconte Waterloo 13.
S’il est vrai, comme on l’a dit, qu’il y a des défaites triomphantes à l’envi des victoires, on peut ajouter que jamais cette parole ne parut plus digne d’être répétée que le jour où 74 000 Français furent vaincus par 67 700 Anglais, Hollandais ou Belges, joints à 30 000 Prussiens, dans les plaines de Waterloo en Belgique.
Le dimanche 18 juin 1815, depuis onze heures trente-cinq minutes du matin — heure exacte où fut tiré le premier coup de canon — jusqu’à huit heures trois minutes — instant précis où le soleil de cette effroyable journée disparut dans un ciel d’orage, parmi des rougeurs de gloire et de sang, — la dernière armée de l’empereur Napoléon a ennobli, par la sublimité d’un suprême sacrifice, les aigles que les soldats de France avaient suivies de bataille en bataille, depuis Austerlitz et Wagram jusqu’à Ligny et Fleurus.
Quelle tragédie ! Et combien les épopées de l’antiquité paraissent petites, à côté de cette formidable catastrophe, qui date à peine d’hier, et dont le souvenir, pareil à l’émotion d’un deuil récent, palpite encore dans les récits et dans les lamentations de nos aînés !
Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !…………………………………………………………Ce champ sinistre, où Dieu mêla tant de néants,Tremble encore d’avoir vu la fuite des géants !
Ces fortes expressions d’un grand poète ne sont point des figures de rhétorique. Ici, la légende est d’accord avec la réalité ; la poésie n’a pas besoin de grandir les proportions de l’histoire. L’idée seule de cette guerre, entreprise par la nation française contre toute l’Europe en armes, a quelque chose d’invraisemblable, d’inouï. C’est une gageure héroïque. Il faudrait remonter, dans nos traditions nationales, jusqu’aux narrations fabuleuses de nos « chansons de geste », pour rencontrer un tel accès d’aventureuse folie, un semblable désir de tenter l’impossible, un si bel appétit de se battre quand même, un contre dix.
Les exploits de la chevalerie française furent renouvelés par des paladins qui savaient mourir sous les trois couleurs de la nouvelle France, comme leurs devanciers étaient morts sous l’oriflamme rouge des anciens rois. Les ménestrels racontaient, dans les couplets de la Chanson de Roland, que l’empereur Charles était sorti de ses frontières, pour combattre, à lui tout seul, tous les rois païens : Marsile de Saragosse, l’émir Blancandrin, le calife de Cordoue, Corsablin, roi de Barbarie, Turgis de Tortose, Margaris de Séville, le sombre Chernuble du Val-Noir, et tous les autres… Il ne craignait rien, ayant avec lui les douze pairs de France, sire Olivier et le comte Roland, le vieux Gérard de Roussillon et Angellier de Gascogne, et Thierry, duc d’Argonne, et Geoffroi d’Anjou, gonfalonier de l’Empire… Il avait confiance dans la prudence de Naymes et ne doutait pas de la fidélité du comte Ganelon.
Tel l’empereur Napoléon, rappelé sur son trône par les acclamations de son armée, jeta
un superbe défi à l’univers entier et offrit la bataille à tous les rois coalisés. Pour
la septième fois, les souverains, réunis à Vienne, se liguaient pour nous vaincre. Le
tsar Alexandre lançait à nos trousses 150 000 Russes, Cosaques et Baskirs, qui devaient
nous envahir par Sarrelouis et Sarrebruck… Ailleurs, les Kaiserlicks de François
d’Autriche guettaient, l’arme au pied, nos régiments décimés. Frédéric-Guillaume de
Prusse avait cantonné aux alentours de Sedan les grenadiers et les uhlans de Blücher.
Les Écossais gris, les gardes rouges et les dragons bleus du roi d’Angleterre
bivouaquaient près de Maubeuge et n’attendaient qu’un signal pour marcher sur Paris.
Derrière ces dogues menaçants, jappait, comme une meute de bassets, la troupe hargneuse
des roitelets, principicules et
petits-ducs : Guillaume
d’Orange, Charles Bernadotte, Guillaume de Hesse, François de Modène, Ferdinand de
Toscane, et Brunswick et Mecklembourg, sans oublier Lichtenstein et Waldeck et Lippe… Un
historien qui n’aime pas Napoléon, M. Henri Vast, apprécie sévèrement les dispositions
de ces monarques. « Les souverains, dit-il, s’apprêtaient à faire contre Napoléon
une guerre de sauvages. »
L’empereur des Français ne se laissa pas émouvoir par ce cercle de fer et de feu, de
canons, de sabres et de baïonnettes, au milieu duquel il allait se débattre comme un
lion traqué par les chasseurs. Il rappela, sous les drapeaux tricolores, le ban et
l’arrière-ban de ses fidèles. Un merveilleux élan rassembla encore une fois, au geste
étincelant de son épée, cette nation, qui était amoureuse de lui, et à laquelle il
pouvait tout demander. Il écrivit au maréchal Davout, prince d’Eckmühl, qui était son
ministre de la Guerre : « Le salut du pays est dans la quantité de fusils dont
nous pourrons nous armer. »
En quelques jours, la France fabriqua
150 000 fusils ou mousquetons, 15 000 paires de pistolets et 12 millions de cartouches.
Les cuirasses manquaient. « Faites rejoindre les hommes quand même, ordonna
l’Empereur ; les cuirasses ne sont pas indispensables pour faire la guerre. »
Tout le monde « rejoignit ». On mobilisa les militaires retraités, les fusiliers
vétérans,
les canonniers sédentaires, les forestiers, les
douaniers, les gendarmes. Les gardes nationales, réorganisées par Carnot, quittèrent
leurs foyers aux cris de : « Vive la nation ! Vive l’Empereur ! » Le mois d’avril de
l’année 1815 fut ensoleillé d’allégresse et d’enthousiasme. Les régiments chantaient le
long des routes et fleurissaient leurs fusils avec des branches de lilas.
« Le 26 mars, dit M. Henry Houssaye, les dragons de la garde arrivent de Tours ; ils apprennent sur les quais que l’Empereur passe une revue. Il y a un an qu’ils n’ont vu leur idole ! Ils entraînent leurs officiers, enfilent le guichet du Louvre et débouchent au grand trot, tout couverts de boue, les chevaux en sueur, sur la place du Carrousel, en vociférant : “Vive l’Empereur !” Quelques jours plus tard, à une inspection à rangs ouverts, des dragons de la ligne se donnent le mot. Soudain, le premier rang fait demi-tour, et les deux rangs lèvent leurs sabres et les croisent au-dessus de l’Empereur. Il courbe la tête en riant et achève son inspection sous cette voûte d’acier. »
Le général Foy, commandant de la 8e division d’infanterie, écrivait
sur son carnet, le 15 juin : « Le moment d’entrer en campagne est parfaitement
choisi. Les troupes éprouvent non du patriotisme, non de l’enthousiasme, mais une
véritable rage pour l’Empereur et contre ses ennemis. »
Chacun voulait doubler les étapes pour arriver aux premières batailles. On vit, comme au temps des « Spartiates » de l’armée du Rhin, des compagnies entières renoncer à leur solde. Les grognards grisonnants, les conscrits imberbes disaient : « Nous nous f… de notre peau, pourvu que l’Empereur rosse les Alliés ! »
On trouve l’exacte expression de « cet état d’âme » dans l’imagerie populaire de ce temps-là. J’ai sous les yeux un grenadier de la garde, vivement colorié, fier de son plumet rouge, de son habit bleu, de ses buffleteries blanches et de sa croix d’honneur. Il dit, en montrant sa cocarde tricolore : À la bonne heure ! C’est la bonne, celle-là ! Je la portais à Marengo.
L’Empereur confia les destinées de ces braves gens à des chefs qui, presque tous, s’étaient illustrés sur les champs de bataille. Le 1er corps d’armée fut placé sous les ordres du général Drouet, comte d’Erlon, combattant d’Iéna et de Friedland. Le 2e corps fut commandé par le comte Reille, ancien soldat des campagnes d’Italie. Et le peuple de Paris admira, sur la place du Carrousel, les hussards de Pajol, les dragons d’Exelmans, les carabiniers de Donop, les cuirassiers de Milhaud et du comte de Valmy. La garde impériale, dont les régiments étaient commandés par des généraux, montrait avec orgueil les grenadiers du baron Petit, les chasseurs du baron Cambronne, les voltigeurs du comte Duhesme, la cavalerie légère de Lefebvre-Desnouettes. Le duc de Dalmatie était major général. Le bon Radet, terreur des traînards en maraude, était grand-prévôt. Avec de pareils hommes, l’Empereur se croyait sûr, après quatre jours de marche, d’entrer tambours battants, clairons sonnants, à Bruxelles, où la duchesse de Richmond venait d’annoncer un bal en l’honneur des officiers anglais. Il croyait que le maréchal Ney, prince de la Moskowa, avait gardé cette ardeur qui déconcerta l’ennemi dans les plaines d’Iéna et le fit détaler aussi vite que les lièvres de Saxe. Privé des services de Murat, il se souvenait que le maréchal marquis de Grouchy, glorieusement blessé pendant la campagne de France, avait commandé l’escadron sacré en Russie, et il n’hésita pas à ressembler, sous le fanion de ce cavalier intrépide, plus de 20 000 sabres. Enfin, il crut pouvoir compter sur la fidélité du général comte de Bourmont, ancien chouan, parvenu au commandement de la 14e division d’infanterie par la protection inconsidérée du loyal et naïf Gérard.
Le désastre de l’armée française à Waterloo fut célébré par les étrangers, avec une pompe et un faste qui démontrent, mieux que tous les récits, l’épouvante que cette armée sema sur son passage et l’admiration qu’elle inspira, jusque dans son agonie, à nos ennemis vainqueurs. Les voyageurs français peuvent aujourd’hui, sans éprouver le moindre sentiment d’humiliation, visiter les ruines de ce château de Hougoumont où les fantassins de Reille se firent fusiller à bout portant plutôt que de se rendre, et ces labours d’Ohain, où nos cuirassiers, chasseurs et chevau-légers, galopant à travers les seigles, sous une rafale de mitrailles et de boulets, prirent d’assaut l’artillerie anglaise…
Ce pèlerinage est d’ailleurs commode. Les Anglais, qui sont particulièrement intéressés à commémorer ce drame, organisent, en cet endroit, des caravanes, ou plutôt des processions, où abondent les guides Murray, les redingotes de clergymen et les ulsters à carreaux. L’incomparable Cook a lancé, dans Bruxelles, des breaks et des mail-coaches dont les conducteurs, pendant la belle saison, appellent, à son de trompe, les pèlerins curieux d’impressions héroïques. Sur la caisse de ces véhicules, on lit ces mots : Waterloo Victoria. Si l’on est un peu gêné par ce léger excès de gloriole britannique, on est libre de prendre un billet de chemin de fer à la gare du Midi et de cheminer en wagon sur la ligne de Bruxelles à Charleroi. On descend, après un court trajet de dix-neuf kilomètres, à la station de Braine-l’Alleud. C’est une bourgade au versant d’un vallon. Les gens du pays, lorsqu’ils cultivent leurs jardins, heurtent encore, du bout de leurs bêches, des cuirasses bossuées et des sabres tordus. À gauche de la voie ferrée, l’horizon de la plaine est exhaussé par une sorte de butte gazonnée, en forme de pyramide, au sommet de laquelle un piédestal de pierre supporte un lion de bronze. Les Belges ont voulu que ce monument rappelât à la postérité la plus reculée que plusieurs de leurs compatriotes, notamment le général Chassé (un des héros d’Arcis-sur-Aube !), ont combattu contre nous après avoir marché fraternellement dans nos rangs. Ce lion, fondu avec les débris des canons français par un médiocre sculpteur de Malines, qui s’appelait Van Geel, regarde la France d’un air qui, malgré tout, n’est pas menaçant. Victor Hugo a pourtant invectivé, en beaux vers, ce lion belge. À la fin de l’ode triomphale où il a célébré le Retour de l’Empereur, l’auteur de les Rayons et les Ombres s’est écrié, s’adressant à son héros impérial :
Nul homme en ta marche hardie,N’a vaincu ton bras calme et fort ;À Moscou, ce fut l’incendie ;À Waterloo, ce fut le sort.Que t’importe que l’AngleterreFasse parler un bloc de pierreDans ce coin fameux de la terreOù Dieu brisa Napoléon,Et, sans qu’elle-même ose y croire,Fasse attester devant l’histoireLe mensonge d’une victoirePar le fantôme d’un lion ?Oh ! qu’il tremble, au vent qui s’élève,Sur son piédestal incertain,Ce lion chancelant qui rêveDebout sur le champ du destin !Nous repasserons dans sa plaine !Laissons-le donc conter sa haineEt répandre son ombre vaineSur tes braves ensevelis !Quelque jour — et je l’attends d’elle !Ton aigle, à nos drapeaux fidèle,Les soufflettera d’un coup d’aileEn s’en allant vers Austerlitz !
En attendant la revanche de l’aigle, « le coq gaulois, selon la piquante
remarque de M. Larroumet, s’est contenté d’un coup de patte »
. En 1832, les
soldats du maréchal Gérard, passant par là pour aller prendre Anvers, s’amusèrent à
couper la queue du lion de Waterloo…
M. Larroumet a visité ce champ de bataille en compagnie de MM. Mounet-Sully et Paul Mounet, qui s’arrêtaient, de temps en temps, pour lancer aux échos de ce lieu tragique les alexandrins ou les strophes de Victor Hugo. Il nous dit, dans un récit où l’humour alterne avec l’émotion, que ce décor convenait merveilleusement à l’âme grandiloquente, aux gestes amples, à la voix impérieuse de ses deux compagnons. La couleur de ce paysage est sombre. C’est une argile brune, qu’illumine doucement, en été, l’or pâle des moissons blondes. Le coteau de la Belle-Alliance — d’où l’Empereur observa, au commencement de l’action, les lignes ennemies — et le mont Saint-Jean — qui fut au même moment l’observatoire de Wellington — sont les deux points culminants, les « signaux » (comme disent les topographes) de ce terrain aussi ondulé, tourmenté qu’une mer orageuse.
L’étroit espace où gronda et flamboya cette lutte gigantesque est repéré par les clochers des villages, aujourd’hui si calmes, autour desquels tourbillonna la mêlée furieuse des escadrons.
À l’ouest, c’est le clocher de Braine-l’Alleud, modeste comme un éteignoir ; au nord, la coupole de Waterloo, un « Val-de-Grâce » en raccourci ; à l’est, la pyramide aiguë de Plancenoit. Ces trois points déterminent un triangle où s’inscrivent fort exactement toutes les actions et réactions de la bataille. Cette aire, peu étendue, derrière laquelle bleuissent les masses profondes de la forêt de Soignes, est traversée par deux larges chaussées, pavées de grès, venant l’une de Nivelles, l’autre de Charleroi. Double voie, douloureuse et triomphale, où piétons et cavaliers se précipitaient avec cette sorte d’ivresse et d’extase qui fait courir les jeunes hommes, les fiers soldats, orgueilleux de vivre, au-devant de la gloire et de la mort.
Le duc de Wellington, en habit bleu, cravate blanche et petit chapeau sans plumes, était debout, sous un orme, au bord de la route de Bruxelles, et regardait passer, en silence, ses divisionnaires et ses brigadiers.
Au général Kemp, qui demandait des renforts, il répondit :
« Mourez avec ce qui vous reste ! »
Au général Hill, qui sollicitait des ordres :
« Mourir jusqu’au dernier. »
Le généralissime anglais n’avait pas l’espoir de vaincre, tout seul, une armée commandée par l’Empereur en personne. Il savait que le succès de cette journée de juin, si mortellement longue, dépendait de l’heure à laquelle les troupes fraîches du roi de Prusse prendraient position sur la ligne de bataille.
À quoi tiennent les destinées du monde ! Si une pluie d’été n’eût pas détrempé le sol, mouillé les seigles et attardé les soldats ; des deux côtés, en de vulgaires travaux d’astiquage, l’action eût commencé plus tôt. Dès trois heures et demie, l’aube blanchissait le ciel, vers ces taillis de Wavre, où l’immobile Grouchy retint ses 50 000 hommes, attendant un ordre pour rompre les faisceaux.
Quels changements dans l’issue de ce drame, et ensuite dans la série de l’histoire humaine, si l’Empereur, renouvelant une fois de plus les rapidités foudroyantes de sa tactique, avait pu manœuvrer dès l’aurore, au lieu d’attendre jusqu’à onze heures que la campagne fût asséchée par un rayon de soleil et par un coup de vent ! C’est seulement vers sept heures du soir que les premiers uhlans de Blücher furent aperçus par les lorgnettes des états-majors. Il est douteux que l’armée anglaise, attaquée de bonne heure, eût été capable, malgré sa ténacité souvent éprouvée, de tenir jusqu’au soir contre les canonnades de Drouot, contre les salves de Durutte, contre les charges de Ney qui, à huit heures, ayant eu cinq chevaux tués sous lui, se battait à pied, l’épée à la main, son chapeau de travers, en criant aux soldats : « Vous allez voir comment meurt un maréchal de France ! »
Plusieurs fois, les officiers anglais crurent que la partie était perdue. Beaucoup de
témoins affirment que Wellington regardait sa montre avec anxiété, anxiously. Rien ne pouvait décourager nos cavaliers qui, mitraillés à
brûle-pourpoint, fouettés par une grêle de balles, recommençaient sans cesse, sur les
talus boueux du mont Saint-Jean, une invraisemblable chevauchée de la mort. Jetés à
terre, désarçonnés, criblés, eux et leurs chevaux, par une fusillade infernale, ils se
relevaient comme par miracle, revenaient à la charge, se précipitaient sur la gueule des
canons, sur le hérissement des baïonnettes, et « sillonnaient d’éclairs d’épées
tout l’échiquier des carrés »
. À quatre heures, l’artillerie des Anglais,
enveloppée par l’ouragan de cette cavalerie vertigineuse et
fantastique, prenait déjà ses dispositions pour battre en retraite.
Le colonel Gould dit au capitaine Mercer : « Je crains bien que tout ne soit
fini. »
En voyant monter du fond de la plaine, sous la pluie des obus, cette
masse étincelante de cuirasses d’acier et de casques échevelés, cette galopade furieuse
où tant de jeunes visages gardaient, malgré la passion des âmes et la souffrance des
corps, une expression d’héroïque sérénité, le taciturne Wellington laissa échapper ce
mot : Splendid ! se rappelant peut-être le cri du prince d’Orange :
« Oh ! l’insolente nation ! »
et ne sachant pas que le roi Guillaume de
Prusse, cinquante-cinq ans après Waterloo, dans une aventure encore plus désastreuse
pour nos armes, dirait, en voyant les chasseurs de Margueritte et de Galliffet gravir le
calvaire d’Illy : « Oh ! les braves gens ! »
À présent, la plaine sinistre de Waterloo n’est plus qu’un vaste cimetière où des tombes monumentales sont consacrées au souvenir des vainqueurs. Mais les vaincus ne sont pas absents de ce champ d’honneur, où ils ont trouvé, à défaut du succès, un surcroît de gloire. Leurs ossements peuvent fraterniser avec les reliques de leurs anciens ennemis, dans l’ossuaire où un vieux soldat anglais, ramené par la nostalgie au champ clos de ce duel inoubliable, a recueilli pieusement, sans distinction de nations ni de races, quelques-uns des morts de Waterloo. Des deux parts, la vaillance fut égale. L’honneur est sauf. On pourrait faire une sorte d’anthologie, très flatteuse pour notre amour-propre national, en réunissant ce qui fut dit, sur ce sujet, par nos adversaires, depuis les strophes de lord Byron jusqu’aux pages récentes de lord Wolseley.
C’est pourquoi nous ne nous lassons pas d’entendre parler de cette défaite.
Sainte-Beuve disait, le 22 août 1862 : « Il s’est écrit depuis des années bien
des batailles de Waterloo : il y en a eu de nettes et de patriotiques, de savantes et
de passionnées, de fougueuses et de brillantes, de poétiques et de souverainement,
j’allais dire d’outrageusement pittoresques. M. Thiers, venant le
dernier, ◀semble▶ devoir clore le concours entre les
historiens. »
Malgré ce « décret de clôture » un peu prématuré, le critique des Lundis ne refuserait pas son audience à M. Henry Houssaye, qui vient, après Stendhal, après Charras, après Thiers, après Victor Hugo, après Erckmann-Chatrian, raconter en détail cette lutte où la réalité fut épique. Trop sévère pour ses devanciers — notamment pour le colonel Charras dont j’admire, avec M. Larroumet et beaucoup d’autres, la lumineuse précision, — M. Henry Houssaye ne s’est pas laissé entraîner par le désir naturel de les imiter. Possesseur de documents nouveaux, muni de tous les renseignements que nous offrent les Mémoires et les Souvenirs qui sont récemment sortis des cantines et des sabretaches, M. Houssaye a fait un livre qui est nouveau par le scrupule des informations, et qui excelle par un sincère souci de simplicité. J’attends curieusement ce qu’en dira M. Chuquet dans la Revue critique. Je serais surpris que cet enquêteur, si exactement informé, y découvrît de graves inexactitudes. On sent que l’auteur a tout vérifié, tout contrôlé, depuis les paroles et les écrits des témoins qu’il cite, jusqu’à la couleur des épaulettes tresses, galons, brandebourgs, aiguillettes, retroussis, fourragères et plumets dont il aime à noter, sans emphase, le pittoresque détail.
Je ne le suivrai pas dans ses considérations stratégiques ou tactiques. On dissertera longtemps encore à propos du plan de Napoléon et du cas de Grouchy. Sur l’ensemble des événements passés, à mesure qu’ils reculent dans l’histoire, la liberté d’hypothèse est illimitée. Que serait-il advenu si l’Empereur, au lieu de Soult, avait choisi pour major général le comte Belliard ou Bailly de Monthione ? Je n’en sais rien. Lorsqu’une entreprise échoue, c’est toujours la faute de quelqu’un. Que le comte d’Erlon ait mal compris les ordres de son chef, que le maréchal Ney, avant les belles inspirations de la fin, ait montré de la lenteur et de l’incertitude, c’est possible, et je n’y contredis pas. Mais j’aime mieux insister sur l’art avec lequel l’historien a su, en accumulant des parcelles de vérité, nous procurer la vision des personnages et des multitudes que cette tragédie a mis en mouvement. Il arrive au relief par la justesse et à la couleur par la netteté.
Et ici la poésie n’a rien à craindre de la plus minutieuse investigation. Il y a des moments où l’histoire est plus superbe que la légende. Tout est grand dans cette aventure. Le génie malheureux du grand homme n’est pas plus sublime que l’héroïsme des humbles qui le suivent et qui le défendent. Il est impossible que tant de force morale ait été dépensée en vain. Cette journée de Waterloo, où la mauvaise fortune ajouta je ne sais quelle beauté triste à la magnificence d’un effort surhumain, fait honneur à l’humanité.
Maintenant que les haines sont apaisées, nous pouvons songer avec orgueil que la France était là, dans ce champ saturé de gloire et de misère, comme si la place de notre nation était marquée d’avance, par le destin favorable ou contraire, en toutes les occasions mémorables où l’homme est obligé de s’élever au-dessus de son infirmité coutumière, et de faire plus que son devoir, en répétant la vieille devise des ancêtres : « Advienne que pourra ! »
Le cycle de la guerre
I
Lisons le Désastre !
Un snob, à qui j’ai prêté ce livre, me dit, effaré :
« Mais ce n’est pas un roman ! »
Je crois bien que ce n’est pas un roman ! Non. Ce n’est pas un roman, si l’on entend par roman la répétition insipide des menues élégances, des « troublances » cruelles, des « navrances » et des « mourances » dont les psychologues ont saturé jusqu’à l’écœurement une minorité d’âmes faisandées et veules. Non. Ce n’est pas un roman, si le roman est condamné à la perpétuelle description des ignominies où le naturalisme s’est enlisé. Non. Ce n’est pas un roman, si le roman doit se traîner et croupir dans les endroits secrets qui ont fait gagner tant d’argent aux pornographes. Je préviens les lecteurs qu’ils ne trouveront point, dans ce récit de 500 pages, la « garçonnière », naguère inévitable, ni ce bon petit adultère des familles, qui jadis était de rigueur dans les récréations intellectuelles des gens du monde. Ici, point d’excursion vers ces « dessous » dont la « féminité », paraît-il, fut enivrante. Nulle concession à la mode, abolie, des subtilités sensuelles et des grossièretés bêtes. Mais quelque chose de fier, de généreux, de noble. Une allure dégagée, entraînante, qui, jusque dans les champs de carnage et à travers les scènes de désolation, reste un exemple d’optimisme allègre. Un ton où la pitié pour la souffrance humaine s’accorde avec la compassion jalouse, la prédilection passionnée que nous devons au cœur douloureux de la patrie. On sentirait à chaque détour de ce pieux pèlerinage, la race et le caractère de nos deux guides, quand même nous n’en serions pas avertis par la superbe simplicité de cette dédicace :
À
LA MÉMOIRE
DE NOTRE PÈRE
LE GÉNÉRAL MARGUERITTE
ET
AU GRAND SOUVENIR
DE L’ARMÉE ET DE LA VILLE
DE
METZ
Ces deux frères, fils d’un soldat qui mourut en héros pour la France, ont voulu honorer à la fois leur maison et leur patrie en déposant, sur leurs autels familiers, une offrande qui fût particulièrement agréable à la mémoire sacrée dont ils gardent le culte.
Ils sont allés à Metz, dans le mois où revient le lugubre anniversaire des sanglantes victoires qui auraient pu sauver notre pays, et de cette capitulation sans précédent qui faillit compromettre notre honneur national.
Des hauteurs de Plappeville, ils ont vu le clair décor où tant de braves gens se firent
tuer en vain. « Lentement, dans l’azur splendide, le cercle de l’horizon
grandissait. Le vaste paysage ensoleillé se déploya. Les rivières dessinaient leurs
méandres bleus. Metz apparut, toute blanche, avec son troupeau de maisons, la haute
masse de la cathédrale… La cité lorraine souriait toujours… dans une brume
dorée. »
Ils ont respiré les parfums de l’arrière-saison sur ce vaste plateau de Rezonville, où
l’on vit les grenadiers de Bourbaki, serrés dans leurs habits bleus à brandebourgs
blancs, les guêtres alignées comme à la parade, recevoir à la pointe de leurs
baïonnettes le choc des escadrons de Bredow. Et ils ont entendu chanter dans leur
souvenir la plainte funèbre où un poète allemand pleura la perte de ces cavaliers
intrépides : « Sonne, trompette, sonne en l’honneur des hussards de Bredow !…
Mais la trompette refuse de
sonner… Sa bouche de métal ne
laisse échapper qu’un sourd gémissement, un cri de douleur… Une balle a troué le
cuivre… La blessée pleure les morts ; elle pleure, d’une voix brisée, d’un sanglot qui
nous glace jusqu’à la molle des os, les braves et les fidèles, tombés en cette
bataille. Les feux de bivouac s’allumèrent, et nous pensions aux morts, aux
morts ! »
Avec quelle émotion les fils du général Margueritte s’arrêtèrent sur ces collines de Borny, où l’herbe et les fleurs ont enseveli dans un linceul odorant nos soldats tombés sous la grêle des balles parmi les moissons blondes ! Ils s’attardèrent là-bas jusqu’à l’heure indécise et charmante du crépuscule. Lorsque la nuit d’été enveloppa de silence et de paix le paysage tranquille et tragique, ils songèrent à la nuit pareille qui, vingt-six ans auparavant, dans une saison aussi tiède, avait voilé de ses clartés pures un flot de sang, des amas de décombres, des rougeurs d’incendie, des monceaux de cadavres, et qui avait rafraîchi de son souffle embaumé les blessures que font les hommes.
« On entendait vers Noisseville des hourras et les accents d’une musique allemande… La lune avait disparu. À sa place, une, deux, puis trois, puis quatre, tout un champ d’étoiles scintillèrent, fleurirent, pures, fraîches, éternelles. Partout, partout des cadavres ; les routes, les maisons, les champs, les bois en étaient pleins. On ne voyait plus que des cadavres. À plat ventre, couchés sur le dos, dans les sillons, dans les fossés, les cadavres raidis, sanglants, rien que des cadavres, un amoncellement de cadavres. Les étoiles brillaient toujours, vives, sur l’azur noir… Pourquoi ce carnage ? Une brise imperceptible soufflait. Les étoiles frissonnèrent. Jamais elles n’avaient été plus belles. »
À toutes les stations de ce calvaire, sur toutes ces tombes hâtives, creusées dans un sol saturé d’horreur, ils ont cueilli des fleurs de cimetière. Tristes fleurs et cependant très douces. Fleurs de deuil ; mais j’en préfère l’amertume au maléfice décevant de cette plante magique, dont la saveur, disent les anciens, faisait oublier la patrie. Gardons-les, ces fleurs de Lorraine, reliques fragiles et invincibles du pays où l’on n’oublie pas, fleurs d’amour et de détresse, symboles de nos souvenirs et gages de nos espérances.
À Metz, devant la vieille façade de l’hôtel de ville, le respect instinctif d’un
vainqueur qui est bon juge en fait d’honneur militaire a laissé debout la statue du
maréchal Fabert. Sur le socle qui soutient l’image du héros, on a gravé ces mots,
dignes, en effet, d’être confiés à la mémoire de la postérité :
Si,
pour empêcher qu’une place que le Roi m’a confiée ne tombât au pouvoir de l’ennemi,
il me fallait mettre à la brèche ma
personne, ma famille et tout mon bien, je n’hésiterais pas un moment à le
faire.
Aux portes de Metz, dans une jolie prairie qui se colore, jusqu’en automne, de ce « vert lorrain » dont l’éclat fait songer aux plus vives émeraudes, le village du Ban-Saint-Martin éparpille, au milieu des pelouses, un troupeau de maisons coquettes, où les Messins vont prendre le frais pendant l’été. On peut voir encore, au bord de la route, un logis de bourgeoise apparence, où flotta, en 1870, le fanion du grand quartier général de l’armée du Rhin. Là, dans une chambre du rez-de-chaussée, le maréchal Bazaine, après avoir réuni les maréchaux Canrobert et Le Bœuf, les généraux Ladmirault, Frossard, Coffinières et Soleille, commandant sous ses ordres, signa une capitulation qui livrait au prince Frédéric-Charles la place de Metz, 173 000 hommes, 1 570 canons, 137 000 chassepots, 123 000 armes diverses, et tous les drapeaux de l’armée, de quoi munir tous les arsenaux et pavoiser tous les palais d’outre-Rhin…
Ce généralissime avait oublié, à défaut des injonctions de sa conscience, l’article 209
du Code de justice militaire, ainsi conçu :
Peine de mort, avec
dégradation militaire, pour tout gouverneur ou commandant qui rend la place qui lui
a été confiée.
Il ignorait apparemment l’article 210 :
Peine de mort, avec dégradation
militaire, pour tout commandant en chef qui capitule en rase campagne avant de
faire tout ce que prescrivent le devoir et l’honneur.
Il n’avait pas
entendu l’écho de ces paroles, jadis adressées par l’empereur Napoléon au général
Legendre (un des capitulards de Baylen), et récemment révélées par les
Mémoires du général Thiébault : « Où a-t-on vu une troupe
capituler sur un champ de bataille ? On capitule dans une place de guerre, quand on a
épuisé toutes les ressources, employé tous les moyens de résistance, quand, avec des
brèches praticables, on a honoré son malheur par trois assauts soutenus et repoussés…
Mais, sur un champ de bataille, on se bat, monsieur, et lorsqu’au lieu de se battre on
capitule, on mérite d’être fusillé… Et où en serait-on si des corps capitulaient en
plaine ? En rase campagne, il n’y a que deux manières de succomber : mourir ou être
fait prisonnier, mais l’être à coups de crosse !… »
Une nation, même si elle est affaiblie par les discordes civiles, même si elle est démoralisée par la farandole burlesque des classes prétendues dirigeantes, ne peut tomber ainsi, de prime saut et du premier coup, au fond de la honte.
Un homme, si dénué qu’il puisse être de sens moral, de réflexion et de volonté, ne glisse pas tout seul dans l’infamie. Le manque d’un point d’appui, l’absence de directions extérieures, le défaut d’une autorité centrale, désarment les cœurs faibles, aveuglent les esprits médiocres, encouragent les ambitions basses, embrouillent les sournoises intrigues. Soldat de fortune, officier remuant, chef jusqu’alors surfait par une renommée de mauvais aloi, troupier brave, déjà vieilli (comme le furent, hélas ! trop souvent nos généraux d’armée), égoïste, esclave de ses habitudes et de ses aises, le maréchal Bazaine, ne sachant pas se commander à soi-même, et n’étant commandé par personne, tomba tout de son long, comme un bonhomme de plâtre, qui s’effrite dans la boue. C’était un de ces hommes de guerre, dont les capacités ont besoin d’être réconfortées par les bonnes paroles et, le cas échéant, par les menaces d’un intendant du roi, d’un commissaire impérial ou d’un de ces représentants de la Convention, qui menaient les généraux, de gré ou de force, à la victoire. Son malheur fut d’être lâché en liberté.
MM. Paul et Victor Margueritte ont bien montré, en une claire évocation des dernières splendeurs de Saint-Cloud, tout ce qui se cachait de désarroi, de déséquilibre, d’incertitude, derrière la frêle et brillante façade de l’empire libéral. Le pouvoir vacillait aux mains d’un rêveur malade. Et tout se tient dans la vie des peuples. On n’a jamais vu, jusqu’ici, une bonne armée au service d’un gouvernement désorganisé.
Lorsque Napoléon III, malade, affaissé, la moustache tombante et les yeux vagues, entra à Metz, amenant avec lui, sur les coussins d’une calèche peu militaire, le jeune prince impérial, une paysanne, qui passait, ne put s’empêcher de dire : « Le vieux est trop vieux. Le petit est trop petit ! »
Sénilités, enfantillages, voilà ce qui s’agite, dès le début du drame, autour de ce fantôme d’empereur et de cet enfant malingre, sur qui reposent les destinées de l’empire.
Les auteurs du Désastre ont exactement noté ce qui nous a perdus : les retards de la concentration, l’impéritie des services administratifs, la faiblesse des effectifs, le vide des magasins. L’état-major général ne connaissait pas les mouvements de l’ennemi. On opérait dans l’inconnu. Peu d’officiers étaient capables de déchiffrer les dépêches allemandes saisies sur les espions. C’étaient des ordres et des contre-ordres, des malentendus, un incroyable laisser-aller, du « flottement » partout. Ces pauvres généraux, sauf de rares exceptions, étaient décidément trop vieux. Alourdis par les ans, comblés d’honneurs, constellés de décorations, éteints par la bureaucratie, ils avaient passé l’âge de la souplesse physique, de la force morale, de la vigueur intellectuelle. Tous, ou presque tous, ils étaient de braves gens ; mais ils étaient incapables de longs espoirs et de vastes pensées. Jamais la victoire n’a fait bon ménage avec les généraux âgés. Napoléon est mort à cinquante et un ans, et ses dernières batailles furent malheureuses. Il y avait peut-être un Hoche, un Marceau, dans cette armée du Rhin, qui végéta, piétina, grelotta sous la pluie, dans la fange, mourant de froid et d’inertie. Mais cet inconnu était sans doute lieutenant, peut-être moins encore, une tête anonyme dans le troupeau livré à l’ennemi. S’il avait voulu protester contre les ordres de son chef, on l’aurait fusillé.
Pour peindre l’« état d’âme » du vieux Bazaine les auteurs du Désastre n’ont eu qu’à traduire en actes et à transposer en paroles vivantes, ce portrait, esquissé par un historien dont ils ont suivi, avec raison, les sobres et lucides résumés :
Bazaine avait la bravoure, le sang-froid, l’indifférence au péril ; mais il n’avait ni l’activité, ni l’énergie, ni aucune des qualités du général en chef, et dans le secret de son cœur, il comprenait que le fardeau dépassait ses forces… Profondément égoïste et songeant à lui-même plus qu’à la patrie, cauteleux, ne faisant que de petits calculs et n’employant que de petits moyens, n’allant jamais droit au but et ne se fixant jamais un but précis, dictant à dessein des instructions qui manquaient de netteté, ne s’exprimant que d’une façon ambiguë, avec réticences et restrictions, prodiguant les si et les mais, jaloux du commandement et dépourvu d’autorité, incapable de parler ferme et d’imposer l’obéissance, invitant au lieu d’ordonner, se plaignant de ses généraux en leur absence, n’osant les réprimander ou les punir, cherchant néanmoins à rejeter sur eux une part de la responsabilité qui l’écrasait, et les associant avec adresse à ses actes, tâtonnant toujours, attendant les événements, comptant sur le hasard, s’abandonnant à la fortune qui l’avait jusqu’alors favorisé, tel était Bazaine.
C’est, d’après ces indications très précises, très équitables, de M. Chuquet, que MM. Paul et Victor Margueritte ont mis en scène le commandant en chef de l’armée du Rhin. Et ils ont évité une faute de perspective : ils ont relégué aux arrière-plans et presque dans les coulisses, ce faux bonhomme, gros et rougeaud, bedonnant dans sa tunique boutonnée, et opposant aux ardeurs du soleil d’août un couvre-nuque blanc, préservatif de l’apoplexie. Les survivants de ce « désastre » attestent qu’on ne le voyait presque jamais. Il dirigea les premiers combats, eut une épaulette déchirée par un éclat d’obus à Borny, dégaina, dans la mêlée de Rezonville, contre un hussard allemand qui le pourchassait. Ensuite, il s’enferma dans sa maison du Ban-Saint-Martin, occupé à des attentes inexpliquées, à des conciliabules mystérieux, ou même à de sottes flâneries. Il ne mit jamais les pieds dans une ambulance ni dans un hôpital. Il jouait au billard, tandis que ses soldats crevaient de faim, d’inaction et de rage. Il n’intervenait que pour empêcher d’agir. De cette maison maudite, close aux conseillers probes et libres, ouverte aux intrigants, partaient ces ordres vagues qui retenaient l’élan des troupes et ces signaux de retraite en pleine victoire… Pourquoi rester ainsi « collés » aux murailles de Metz, quand la France attendait la marche triomphante de cette magnifique armée ? Les officiers renonçaient à comprendre ou risquaient des explications effrayantes :
« C’est apparemment qu’il veut laisser Canrobert dans la mélasse, Mac-Mahon dans la bouillie et laisser Frossard s’aplatir. Il le fait exprès pour leur passer sur le dos. »
Et les troupiers, encore plus énergiques, disaient au bivouac :
« C’est bien la peine de se faire casser la gueule !… »
Et on se la faisait casser tout de même, avec entrain.
Car elle fut admirable, cette armée de Metz, avant d’être paralysée, énervée, anéantie par la mauvaise volonté d’un général qui, après sa honteuse capitulation, s’enfuit tout seul, à la dérobée, comme un voleur.
Voleur, en effet, voleur d’héroïsme, d’abnégation, d’allégresse, gaspilleur de toutes les vertus qui s’agitaient en mouvements de révolte dans l’âme de ces régiments dont son crime inexpiable avait fait une cohue.
Oh ! combien de ces soldats, combien de ces officiers auraient voulu lui jeter au
visage cette
apostrophe dont Napoléon souffleta un
capitulard : « Et votre main ne s’est pas desséchée en signant l’ordre de déposer
les armes ? De quel droit avez-vous arraché à tous ces braves des armes qu’ils
portaient avec honneur ? De quel droit avez-vous paralysé leur courage et leur
fidélité ? Pourquoi les associer à votre déshonneur ? Comment employer jusqu’à la
puissance de la discipline pour livrer une armée aux ennemis de la
France ? »
Hélas ! la discipline les obligeait à se taire, les tenait à la gorge, ces hommes qui étaient partis, la confiance au cœur, vers de magnifiques aventures, et qui, sous un autre chef, auraient, peut-être comme dans la foudroyante campagne de 1806, jalonné le vol de l’aigle jusqu’à Berlin.
C’est ce drame muet, cette torture intime de l’armée silencieuse, qui fait la beauté de
ce livre. J’avoue que je me suis senti presque incapable d’opposer aux auteurs du
Désastre des objections d’ordre purement esthétique. Je me rappelle
cette maxime de La Bruyère : « Quand une lecture vous élève l’esprit et qu’elle
vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour
juger de l’ouvrage : il est bon et fait de main d’ouvrier. »
II
S’il est un ouvrage qui soit cligne d’être offert à tous les petits Français pour leurs étrennes, c’est bien ce bon et brave livre, que M. Charles Grad, correspondant de l’Institut de France, député au Reichstag allemand, a consacré au culte de sa province natale14.
Ce n’est pas sans dessein, j’imagine, que l’on publie en ce moment une nouvelle édition de cette œuvre, gênante peut-être pour ceux qui oublient, mais douce au cœur pour ceux qui se souviennent.
« Il faut y penser toujours, disait Gambetta, et n’en parler jamais. »
Malheureusement cette formule qui, dans l’âme du généreux tribun, répondait à une pensée
profonde, s’adapte trop commodément à l’insouciance des têtes folles et des cœurs
légers.
Y penser toujours ! C’est si facile d’avoir l’air de « penser » aux choses sérieuses, lorsqu’on songe gravement à la dernière opérette des Bouffes ou aux dernières productions de la librairie pornographique.
N’en parler jamais ! Admirable prétexte pour pérorer sur les nombreux thèmes qui alimentent l’éloquence de nos orateurs et qui ne sont, à les regarder de près, que des diversions imaginées par l’esprit de bagatelle pour éviter la hantise d’un remords.
Il y a une question qui domine toutes les autres : — question nationale puisque de cette énigme dépend le salut de notre patrie ; — question sociale, puisqu’une France humiliée, diminuée, décadente, ne pourra jamais imposer sa règle de justice et de bonté à l’assentiment de l’univers ; — question qui touche aux plus vives et plus chères susceptibilités du citoyen, puisque les événements quotidiens de la politique atteignent, par des touches incessantes et répétées, la plaie, encore fraîche, de notre orgueil meurtri ; — question militaire, puisqu’une, armée inemployée, perpétuellement déçue dans son espérance et frémissante de son inaction, risquerait de perdre son éclat et sa trempe, comme un sabre qui demeure trop longtemps au fourreau ; — question littéraire même, puisque nous n’avons pas le droit, jusqu’à nouvel ordre, de parler haut à l’Europe et que notre littérature ◀semble▶ condamnée aux pornographies et aux gaudrioles, ordinaire gagne-pain des vaincus ; — question universelle enfin, puisque l’humanité aura reculé de dix siècles en arrière, si une violation flagrante du droit des gens se consacre par notre misère et se prescrit par l’interminable délai de nos revendications.
Et c’est justement cette question de vie ou de mort, qu’il nous serait interdit de discuter ? C’est précisément ce point douloureux, qui serait soustrait à nos tentatives d’adoucissement ou de guérison ?
Lorsque Gambetta nous recommandait le silence, il croyait que ce silence ne serait que la pudeur d’une douleur muette et inapaisée. Il ne pouvait pas prévoir l’excès et le paroxysme des occupations folâtres où les Français, humiliés et démembrés, allaient endormir leur mélancolie. Il espérait que la date prochaine d’une échéance héroïque viendrait rompre cette réticence, et qu’à défaut de la voix humaine, insuffisamment persuasive, une autre voix, celle qui est l’ultime raison des rois et des Républiques, remettrait toutes choses à leur vraie place, en bousculant une paix boiteuse, et en obligeant les diplomates à refaire un traité qui est une menace permanente pour la sécurité et la dignité de l’État.
Gambetta est mort assez tôt pour ne point voir se faner, parmi nos reliques d’amour, les fleurs de deuil et d’espérance que nos frères exilés avaient rapportées d’Alsace. Ensuite, les années ont succédé aux années, apportant leur provision périodique et monotone de batailles parlementaires, de campagnes électorales, de voyages officiels, d’inaugurations, de banquets, de premières représentations et d’Expositions universelles. La France a essayé de tromper son ennui en se figurant qu’elle s’amusait. On a bâti des théâtres. On a renversé des ministères. La France rit, boit, mange, danse, saute, politiquaille, sans parvenir à dérider sa tristesse, à noyer son chagrin, à secouer sa torpeur, à soulager sa peine. Entre temps, on a distribué des drapeaux neufs, dont la soie présentement meurt de vieillesse sans avoir vu le feu. La guerre de 1870, l’horrible guerre recule dans un passé presque fabuleux. Les échos de la défaite, le cliquetis des armes brisées, les râles des mourants, les cris des blessés, la protestation des « annexés » et des proscrits s’éloignent à l’horizon chargé de nuages et traversé de rapides éclairs. Les survivants de ce désastre épique s’éteignent un à un, emportant dans la tombe, sous leurs paupières closes, sur leurs lèvres scellées, nos dernières visions d’épopée et le suprême appel de leur patriotisme inécouté. Les générations nouvelles ne ◀semblent▶ pas soucieuses de se rattacher aux traditions d’hier. D’autres soins, apparemment plus pressants, les occupent. On prétend que beaucoup de nos jeunes gens sont secs, durs. vaniteux, égoïstes, ambitieux, si l’on peut appeler ambition un vain désir de devenir riche ou de se pousser dans les commodes refuges de la bureaucratie.
On s’agite, on gesticule, on s’inquiète. On parle de tout, sauf de l’essentiel.
Et voyez comme le manque de la maîtresse pièce, dans un édifice, fait tout vaciller.
Les pédagogues ont beau multiplier les homélies ; toutes les prédications qui appartiennent au genre fastidieux des sermons en dehors ne servent de rien. À quoi bon prêcher aux jeunes gens l’industrialisme et le mercantilisme, si notre industrie et notre marchandise reculent partout, évincées par des concurrents qui triomphent pacifiquement, sur tous les marchés du monde, par le prestige de leurs victoires guerrières ? Pourquoi évacuer l’excédent de nos licenciés et de nos agrégés vers des colonies que nous ne sommes pas sûrs, le cas échéant, de pouvoir défendre ?
Tout se tient dans la vie des peuples. L’explication de nos déboires est simple. Nous sommes assiégés, de tous côtés, par des problèmes redoutables. Ce n’est pas en éludant la principale de ces questions que nous résoudrons les autres.
Cette loi du silence, hélas ! n’a été que trop bien observée. Et pourtant nous sommes un peuple loquace. Mais nous aimons mieux parler de la pluie et du beau temps.
J’ai cité quelquefois, dans mes livres antérieurs, le nom
d’un professeur allemand, M. Koschwitz, qui, ayant eu l’occasion d’étudier « la
littérature française dans ses rapports avec la guerre de 1870 »
, fut
véritablement stupéfié par les sujets qui, après l’année terrible, occupèrent ou
amusèrent nos écrivains.
En effet, les prosateurs et les poètes qui, pendant ces trente dernières années, ont eu la charge de nos âmes ont été, en général, de singuliers directeurs de conscience. Ce n’est pas leur faute s’il nous reste encore, çà et là, un peu de santé morale. Trop de dilettantes ont énervé nos énergies et paralysé nos volontés. Trop de psychologues ont blasé notre goût par la saveur quintessenciée des amours perverses. Si nous sommes vannés, faisandés, blets, à qui la faute ? Les historiens riront plus tard, ou pleureront (cela dépendra de leur humeur) en trouvant, dans nos papiers publics, la preuve que plusieurs Français, battus et contents, se sont résignés littérairement à la décadence.
Le répertoire littéraire où nous avons dû, faute de mieux, puiser nos sentiments et nos pensées, nos règles de jugement et nos principes de conduite, n’était vraiment pas fait pour nous réconforter. On songe parfois en parcourant les catalogues de nos librairies et les programmes de nos « bouis-bouis », à ces titres suggestifs que Tertullien lisait sur les affiches des théâtres de Rome, au temps où l’empire romain se décomposait dans les cirques…
Des aventures immondes, des « élégances » répugnantes, toutes les variétés de l’éréthisme abêtissant, de l’amour égrillard et de l’adultère bourgeois, voilà ce que nous avons vu, revu à satiété, dans les boudoirs, alcôves, « garçonnières » et cabinets de toilette, sempiternellement décrits par nos romanciers mondains. Toutes les défaillances des êtres veules, dégradés, abrutis, voilà ce qui fut offert aux méditations de la France, après Sedan !
Quelle différence avec cette magnifique sonnerie de clairons, qui réveilla la Prusse après Iéna !
Hélas ! Où sont nos Körnerf, nos Arndt, nos Rückert, nos Redwitz, nos Spielhagen ?
Au sortir des proses qui forment l’habituel fonds de notre littérature « courante », on éprouve une sensation de salubrité lorsqu’on ouvre les pages serrées et copieuses du livre où M. Charles Grad a célébré et décrit l’Alsace.
Je n’entreprendrai pas l’analyse détaillée de ces notices pittoresques. L’Alsace y apparaît, village par village, presque maison par maison, comme sur les plaques mobiles d’un cinématographe. Autour de la cathédrale de Strasbourg, dont la flèche rose découpe, au-dessus des toits d’ardoise, un triangle de clarté, la plaine opulente, large, avenante, étend, depuis Mulhouse jusqu’à Wissembourg,
Ses champs bariolés comme un riche tapis.
En cet espace, qui est comme un résumé de toutes les beautés et de toutes les richesses de l’Occident, l’or des moissons blondes — cet or pâle et lustré qui fait songer aux cheveux des jeunes filles d’Alsace — alterne avec la verdure des pâturages et des houblonnières. Vers l’Est, une longue file de peupliers minces jalonne la ligne du Rhin. Et, au-delà des brumes argentées qui flottent sur le fleuve illustre, on aperçoit, dans les journées limpides, la Forêt-Noire, bleuâtre et vaporeuse comme un fantôme de montagne… Vers l’Ouest, du côté de la France, la haute muraille des Vosges arrondit sur l’horizon les contours flexibles de ses crêtes, et prolonge lentement, jusqu’au milieu de la vallée d’Alsace, des contreforts et des talus dont la pente est veloutée de mousses, enluminée de fleurs, égayée d’eaux vives… Je ne connais pas de plus verdoyant paradis ni d’oasis plus délicieuse que ces Vosges de Lorraine et d’Alsace. Les coteaux, sous les mélèzes, ont une belle couleur de cuivre fauve. À l’ombre des sapins, la terre est feutrée d’une mousse couleur d’émeraude, qui repose les yeux et amortit le bruit des pas. Les sentiers, rayés de soleil et d’ombre, s’enfoncent sous les feuillages tremblants et grimpent, en souples sinuosités, à l’assaut des cimes. Par endroits, le réseau des sentes forestières est coupé par les échelles raides où les schlitteurs font dévaler leurs traîneaux chargés de planches. En été, le parfum des feuilles neuves, l’odeur du bois frais, l’humidité de la mousse, l’embrun des cascades et cette imperceptible rosée qui perle en poussière de diamant aux touffes et aux bouquets des jeunes pousses, entretiennent sous ces futaies merveilleuses, l’arôme et la douceur d’un éternel printemps. Le soir, quand le crépuscule étend des draperies violettes sur le manteau des sapinières, le matin, quand la blancheur de la première aube ourle d’un liséré d’argent le bord frangé des sommets, ces montagnes sont divines. Je les ai vues à toute heure du jour et de la nuit. Je ne me suis jamais lassé de les regarder et de les adorer. J’en ai savouré l’arrière-goût sauvage. J’aurais voulu entendre la voix de ces solitudes. Voix mystérieuse des rameaux qui bruissent, des oiseaux qui chantent, des sources qui pleurent. Voix pure, claire et profonde comme le cristal transparent des fontaines. Voix qui charme les soucis, qui apaise les regrets, voix douce, conseillère d’amour et de fidélité.
Sans doute, si l’on pouvait conserver, dans notre civilisation désabusée, le don de métamorphoser en beauté humaine la divinité de la nature, j’aurais cru voir, quand l’ombre indécise évoquait sous les arbres l’apparition des fantômes, quelque nymphe des bois, errante au clair de lune, à la recherche d’un étang pour y mirer ses yeux ingénus et sa tresse dénouée…
La terre d’Alsace est embaumée de poésie. On n’y peut faire un pas sans s’aventurer, malgré soi, au pays bleu des contes de fées. Là-bas, toutes les collines ont leur donjon, tous les hameaux ont leur chapelle, toutes les vallées ont leur légende. Les trois châteaux de Ribeauvillé dominent la plaine comme des vedettes aux aguets. Lorsqu’on gravit, à travers la splendeur verte des sapinières, les chemins qui mènent aux ruines féodales, on oublie le présent, on quitte les pensées coutumières de l’homme moderne, on redevient contemporain des anciens âges. On voudrait renoncer aux défroques et aux accessoires de la vie moderne et jeter l’alpenstock du touriste pour prendre un de ces bâtons de pèlerin qui, parfois, lorsqu’on les plantait dans ce sol fertile en miracles, se couvraient d’une parure de fleurs.
C’est justement ce qui arriva, sur les bords de la Thur, à un serviteur de saint Thiébault, évêque de Gubbio en Ombrie. Saint Thiébault étant mort, ce pèlerin venait d’Italie et s’en allait vers les Pays-Bas, rapportant, au fond de sa besace, le pouce de son maître. Il voulait donner cette inestimable relique à l’église de sa paroisse natale. Un soir, il s’arrêta aux premières pentes du mont Rangen, près du château d’Engelbourg. Accablé de fatigue, il s’endormit sous un sapin, après avoir pris soin d’enfoncer en terre, pour ne pas l’oublier, son bâton de frêne. Quelle ne fut pas sa surprise, le lendemain matin, lorsque, voulant arracher ce bâton, il ne put y parvenir ! Des racines retenaient au sol ce bâton noueux, jadis cueilli, d’un coup de serpette, dans les forêts de la Toscane. Et déjà le bois sec, dépouillé de son écorce, recommençait à fleurir. Le pèlerin s’écria : « Miracle ! miracle ! » Après quoi, ayant fait oraison, il consacra, en ce lieu, une chapelle au saint évêque Thiébault. Cette histoire est racontée, tout au long, dans la Chronique de Thann.
Plus tard, les maîtres maçons à qui l’on doit la cathédrale de Strasbourg et Saint-Nicolas de Colmar, ne résistèrent pas au désir de transfigurer cette chapelle en une église de pierre. Mais, dans ce nouvel ouvrage, ils ne recherchèrent point la grandeur ni la magnificence. Ils s’appliquèrent à ciseler, dans le grès des Vosges, un fin bijou d’orfèvrerie. L’église de Saint-Thiébault, à Thann, est petite comme un oratoire, mais elle est délicate, précieuse comme un reliquaire. En la voyant si jolie, si menue, si fragile, on songe à ces « autels portatifs » que René le Victorieux, duc de Lorraine, emportait dans ses camps et dressait au milieu de ses armées. Rien de plus léger, de plus effilé, de plus aigu que cette flèche, dont la pointe ◀semble▶ piquer le ciel, au-dessus des maisons basses qui, lentement, de siècle en siècle, se sont assemblées en troupeau serré, à l’appel du carillon. Rien de mieux ajouré, fouillé, refouillé, que ce portail, dont l’ogive encadre une multitude mouvante de figurines qui ont l’air de vivre ! Voici Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit, les anges et les bienheureux, la vierge Marie, les bergers et les mages, les enfants et les apôtres, l’allégresse de Pâques et l’adoration de Noël. Ce chef-d’œuvre de patience est enclos dans des limites si étroites qu’il faut s’approcher et regarder de près, si l’on veut voir et reconnaître ces effigies. On dirait que l’artiste a soutenu la gageure d’adapter aux dimensions de ces arcatures fleuronnées l’Ancien et le Nouveau Testament, comme ces bimbelotiers de Nuremberg qui logent toute la création entre les quatre planchettes d’une arche de Noé. Pourquoi donc est-ce qu’on nous dit toujours, dans les livres et dans les collèges, que l’art gothique est triste ? Il a suffi qu’un pédant quelconque énonçât ce contresens avec emphase, pour que la troupe des docteurs opinât du bonnet. A-t-on assez disserté sur l’âme douloureuse des cathédrales ! Ce sont là des propos de cicérone en délire. Ces insanités, d’ailleurs utiles pour alimenter des conférences, étonneraient beaucoup les croyants d’autrefois qui trouvaient, dans leurs églises, des vitraux coloriés, des peintures aussi variées que l’arc-en-ciel, des statues de pierre, — avec, çà et là, des bonshommes qui faisaient la grimace et qui tiraient la langue… Le moyen âge n’a jamais craint de mêler un grain de sel, granum salis, à l’explication des dogmes et des mystères. Les cathédrales gothiques sont un catéchisme illustré. Cette imagerie était une fête pour les yeux, dans le temps où les dimanches étaient gais.
À deux pas de l’église Saint-Thiébault, les fabriques de Thann mettent en mouvement des centaines de machines et des milliers d’ouvriers. Les hautes cheminées des usines étendent, sur le ciel, des nuages de fumée noire, tandis que les vignes, alignées au versant du Rangen, promettent les joyeuses vendanges qui raniment et réchauffent le travailleur.
Ainsi, à chaque pas de ce pèlerinage d’Alsace qui, pour tous les Français, devrait être obligatoire, on rencontre la double marque, à la fois idéaliste et pratique, du génie alsacien.
La collaboration de ce génie était nécessaire au progrès de la nation française. L’Alsace est une terre de patience et de rêve. C’est la patrie de cette sainte Odile qui passa trois cents ans à écouter l’oiseau de la forêt. C’est aussi un immense atelier qui vibre et bourdonne comme une ruche en perpétuel travail. Les grands artistes ne sont jamais rares dans les pays où abondent les ouvriers songeurs et attentifs. Depuis que nous avons perdu l’Alsace, un contrepoids manque à nos qualités latines. Nous sommes déséquilibrés, dépareillés.
Ah ! parlons-en souvent de notre Alsace, parlons-en toujours, puisque les légendes affirment que l’indomptable fidélité du souvenir peut venir à bout de tous les mauvais sorts.
Surtout, ne laissons pas à d’autres le soin de publier les mérites et de vanter les vertus de cette race fidèle. Les Allemands ne se contentent plus de fortifier et d’embellir leur conquête. Ils n’ont pas cru que leur tâche fût achevée, lorsqu’ils eurent construit ces gares monumentales dont la réelle beauté fait ressortir si cruellement l’indigence de nos stations-frontières. Ils ont environné Strasbourg d’un rempart de casernes. Ils ont bâti des palais universitaires. Ils étalent partout la somptuosité de leurs postes impériales… Maintenant, ils veulent séduire, capter, prendre l’âme du peuple alsacien. Méthodiquement, avec cette ténacité inlassable qui est une des raisons de leurs triomphes, ils ont entrepris une œuvre de propagande intellectuelle et morale dont les résultats pourront nous étonner quelque jour. Ils étudient avec un soin jaloux le passé et le présent de la province qu’ils nous ont prise. Ils fondent des sociétés, ils organisent des réunions où ils invitent l’archéologie, l’histoire, la géographie à fraterniser dans un dessein de germanisation amiable. Le « club des Vosges », où les Français sont spécialement conviés, est une de ces associations dont les statuts bénins dissimulent, sous couleur de science et de tourisme, des projets à longue échéance. Les publications de ce club sont d’ailleurs excellentes. Partout, dans les villes, dans les bourgades, dans les plus petits hameaux, les maîtres d’école, les professeurs de gymnase, les inspecteurs contribuent à cette œuvre. Et, dans les librairies de Strasbourg, toute une littérature nouvelle, inconnue de nous, s’accumule sur les souvenirs d’hier, pour les ensevelir et les effacer : manuels d’histoire locale où la race alsacienne est représentée comme la fleur et la parure de la nation allemande, — anthologies poétiques où sont exaltées les vertus de l’Alsace ; — proses doucereuses dont la cautèle insinue des idées de concorde et va jusqu’à conseiller une alliance franco-allemande, fondée naturellement sur l’oubli de nos plus élémentaires devoirs. Bref, c’est la main tendue, par-dessus cent mille cadavres, au-dessus des femmes et des enfants que le général de Werder refusa d’épargner en bombardant Strasbourg. C’est toujours la science, la littérature, la « culture », servant d’appât aux avances les plus dangereuses, après avoir servi d’arguments aux plus rudes brutalités.
J’espère que nos savants, nos littérateurs, nos artistes n’abandonneront pas aux Allemands le soin de parler de l’Alsace à l’univers civilisé. Ce serait une nouvelle annexion, plus décisive peut-être que l’autre.
Et il n’y aurait pas de pire injure pour les braves gens qui, là-bas, persistent encore à nouer les couleurs de France aux branches du sapin de Noël.
III1
PERSONNAGES :
- Othon, prince Bismarck de Schönhausen g, chancelier de l’empire d’Allemagne.
- Jules Favre, ministre des Affaires étrangères de la République française.
- Pouyer-Quertier, plénipotentiaire de la République française.
- Harry, comte d’Arnim, plénipotentiaire de S. M. l’empereur d’Allemagne.
- Eugène de Goulard, plénipotentiaire de la République française.
La scène se passe à Francfort-sur-le-Main, le 10 mai 1871.
Bismarck. Eh bien, messieurs, nous allons signer.
Jules Favre. Hélas !
Bismarck. Je supplie Votre Excellence de ne point dire : « hélas ! »
Jules Favre. Je dis « hélas ! » parce qu’il est évident que l’Allemagne veut réduire la France au rang d’une puissance de second ordre.
Bismarck. Oh ! je sais bien que la délégation de Tours, dans une proclamation officielle, a déjà répandu ce mauvais bruit. Mais je demande à Votre Excellence la permission de protester contre une légende qui pourrait émouvoir les personnes non familiarisées avec le langage usuel des négociations diplomatiques. Je regrette que MM. Crémieux, Glais-Bizoin et Fourichon, signataires de ladite proclamation, aient cru devoir accorder le crédit de leurs noms à une pareille billevesée.
Jules Favre. Cependant…
Bismarck. Voyons ! La cession de Strasbourg et de Metz, à laquelle nous prétendons, comporte, dans sa connexion territoriale, une diminution du territoire français égale à peu près à l’agrandissement de ce territoire par l’annexion de la Savoie et de Nice…
Jules Favre. Mais la population de l’Alsace-Lorraine dépasse de 750 000 âmes la population de la Savoie et du comté de Nice !
Bismarck. C’est vrai. Mais si l’on se rappelle que la France, d’après le recensement de 1866 (Almanach de Gotha) compte 38 millions d’âmes, et, avec l’Algérie, 42 millions, vous conviendrez qu’une diminution de trois quarts de million ne change rien à l’importance de la France vis-à-vis de l’étranger ; tout au contraire, elle laisse à ce grand État les mêmes éléments de puissance à l’aide desquels il a été en mesure d’exercer, dans la guerre d’Orient comme dans la guerre d’Italie, une influence si décisive sur les destinées de l’Europe. J’ai toujours été fort éloigné de faire la moindre allusion blessante aux conséquences de la guerre actuelle pour la position future de la France dans l’ordre européen.
Jules Favre. L’Alsace et la Lorraine veulent rester françaises…
Bismarck. Rester ? rester ? Nous prétendons, nous, que l’Alsace est allemande. Ce n’est pas moi qui le dis. Ce sont des hommes très savants, très graves. Tenez, connaissez-vous le professeur Treitschke, de Berlin ?
Jules Favre. Non.
Bismarck. Eh bien, M. Henri de Treitschke, historiographe de S. M. le roi de Prusse et professeur à l’Université de Berlin, a fait une chanson que je vous chanterai si vous voulez. C’est la chanson de l’Aigle Noir :
Aigle noir, au clair regard,Contemple les armes brillantesDe tes bandes de héros teutons !…Sus guerriers germains !Tout l’équipage sur le pont !Vaillant cavalier, enfourche ton coursier !Chasseur, quitte ta retraite !…Rendez-nous la cathédrale de StrasbourgEt délivrez le fleuve allemand !
Ils sonnent bien la charge, nos vieux professeurs ! Voulez-vous maintenant que je vous cite une page de la grande Histoire romaine qu’achève mon vieil ennemi M. Théodore Mommsen ? Justement, un de mes secrétaires vient de m’envoyer ce texte. Veuillez écouter, messieurs :
Nous voyions avec douleur le drapeau français flotter sur cette merveilleuse cathédrale de Strasbourg, chef-d’œuvre de l’architecture allemande. Si nous lisions les poésies écrites par Goethe, étudiant à Strasbourg, et, dans son Autobiographie, la délicieuse idylle de Sessenheim, la plus vive, la plus belle incarnation poétique de l’amour allemand, nous ne fermions pas le livre sans nous demander comment nos pères avaient pu laisser ravir ce champ sacré de notre poésie par des étrangers pour qui ces fleurs n’exhalaient pas tous leurs parfums et que nous savions occupés à extirper notre langue, nos coutumes et notre culte.
Voilà, messieurs, ce que disent les savants allemands.
Pouyer-Quertier. Cela rappelle un mot historique de votre roi
Frédéric II, ami de notre Voltaire. Frédéric II, entrant en Silésie, disait :
« Je prends d’abord ; je trouverai toujours des pédants pour prouver mes
droits. »
Bismarck. Vous, monsieur Pouyer-Quertier, vous me plaisez… Vous avez de la bonne humeur et de la riposte. Avec vous, on peut toujours s’entendre. Vous devez être très sceptique en politique et très habile en affaires. Je vous dirai donc franchement que les arguments les plus médiocres sont bons lorsqu’on a pour soi la majorité des baïonnettes… Mais nous perdons notre temps à causer. Allons, messieurs ! signons.
…………………………………………………………………………………
Ce scénario — si toutefois il était revêtu de l’indispensable visa de la censure — pourrait servir de prologue au roman que M. René Bazin vient de consacrer à la question d’Alsace.
L’article II du traité qui fut signé à Francfort, le 10 mai 1871, par MM. Jules Favre, de Bismarck, Pouyer-Quertier, d’Arnim, de Goulard, est ainsi conçu,
Les sujets français originaires des terrains cédés, domiciliés actuellement sur ce territoire, qui entendront conserver la nationalité française, jouiront, jusqu’au 1er octobre 1872, et moyennant une déclaration préalable, faite à l’autorité compétente, de la faculté de transporter leur domicile en France et de s’y fixer, sans que ce droit puisse être altéré par les lois sur le service militaire, auquel cas la qualité de citoyen français leur sera maintenue.
Ils seront libres de conserver leurs immeubles situés sur le territoire réuni à l’Allemagne.
M. René Bazin a longtemps médité ce grimoire. Son instinct de juriste, sa clairvoyance de patriote, sa divination de romancier ont discerné, à travers ces lignes perfides, la menace des drames cruels et des conflits tragiques qui, selon le brutal calcul du vainqueur, devaient, aussitôt après la conclusion d’une paix boiteuse, diviser l’Alsace contre elle-même.
Il a écrit Les Oberlé, histoire d’une famille alsacienne qui souffre, en
son fond le plus intime et, pour ainsi dire, en ses œuvres vives, d’être tiraillée,
torturée par « la question maîtresse, irritante et fatale, celle qu’on n’évite
pas, celle qui unit et qui divise, qui est au fond de toutes les relations sociales,
des honneurs, des vexations comme des institutions, celle qui tient, depuis trente
ans, l’Europe en armes »
.
Le grand-père Philippe Oberlé, fondateur d’une scierie mécanique à Alsheim, ancien député protestataire à la Diète de l’Empire, est vieux, impotent. L’âge a éteint, dans ses yeux mornes, la flamme dont naguère s’illuminait son regard dès qu’on parlait des souvenirs de l’année terrible. Sa voix affaiblie ne sait plus exprimer les sentiments d’invincible fidélité qui sont le ressort essentiel de sa vie intérieure. Mais il n’a rien oublié. Il a lutté tant qu’il a pu, contre la germanisation de l’Alsace. Toutes les images de l’invasion et tous les spectres de la défaite sont encore présents à sa vue. Tant qu’il vivra, il songera aux razzias des uhlans, à l’incendie de Strasbourg, à la mutilation de la frontière, au deuil inoubliable des Alsaciens.
Le vieux Philippe Oberlé, trop infirme pour s’occuper de ses affaires industrielles, est remplacé à la tête de l’usine, par son fils, Joseph Oberlé.
Celui-ci, né vers 1848, a fait ses études au lycée Louis-le-Grand, au temps où M. Rouland était ministre de l’Instruction publique. Étudiant à l’École de droit, il ne fut pas de ceux qui vouèrent leur jeunesse à une opposition généreuse contre le régime arbitraire de l’empire. Tandis que plusieurs de ses compatriotes, les Scheurer, les Risler, les Chauffour, les Kestner dédaignaient les avances d’un césarisme soi-disant libéral, M. Joseph Oberlé sollicita et obtint une place dans la hiérarchie officielle. Il ambitionna l’honneur d’endosser un habit brodé d’argent. Il fut attaché au cabinet du préfet de la Charente. Et M. Chevandier de Valdrome, ministre de l’Intérieur, allait lui offrir une sous-préfecture, lorsque tous ses projets d’avancements administratifs furent dérangés par cette déclaration de guerre du 19 juillet 1870, qui bouleversa l’univers entier, et par cette révolution du 4 septembre, qui bouscula tant de préfets.
M. Oberlé fils échangea son chapeau à cornes et son épée à poignée de nacre contre un képi de garde mobile et un sabre-baïonnette. Il guerroya dans l’armée de l’intrépide et tenace Chanzy, et fut un des infatigables piétons de cette campagne de la Loire où l’on marcha sans cesse afin de refuser à l’ennemi toute occasion de bataille rangée et de profiter du moindre avantage de terrain ou de moment, contre les innombrables régiments du grand-duc de Mecklembourg et du prince Frédéric-Charles.
Rentré dans ses foyers, après la conclusion de la paix, M. Joseph Oberlé lut l’article II du traité de Francfort, relatif à l’option, et se demanda quel était son devoir.
Il opta pour la nationalité allemande.
Pourquoi ?
Parce que son père lui-même lui conseilla de prendre ce parti. Et certes ni l’un ni l’autre n’ont agi à la légère. Ne fallait-il pas que la scierie mécanique d’Alsheim continuât de prospérer en terre d’Alsace ? Quel crève-cœur, de quitter ce coin de terre où l’on a grandi, où l’on a travaillé, où l’on a aimé !
« Je déteste le Prussien, disait le père Oberlé. Mais je prends le seul moyen que j’ai de continuer utilement ma vie : j’étais un Français, je deviens un Alsacien. Fais de même. Je pense que ce ne sera pas pour longtemps. »
Et puis, les années passent, monotones et tristes. En vain, chaque printemps, les blondes filles d’Alsace demandent aux hirondelles des Vosges, si elles sont avant-courrières des étendards français. La revendication promise est lente à venir. Sans doute, les orateurs de distributions de prix, dans leurs harangues périodiques, ont conseillé longtemps aux « jeunes élèves » de se préparer à l’accomplissement d’un grand devoir. Mais, peu à peu, ce sursum corda est devenu moins énergique, plus languissant. Les écoliers, à qui ces exhortations patriotiques furent adressées, ont quitté depuis longtemps l’armée active. Ils ont même achevé leurs périodes d’instruction dans la réserve. Ils sont entrés mélancoliquement dans la territoriale et renoncent à l’espoir de voir quelque chose de nouveau avant leur congé définitif. Hélas ! le paragraphe relatif aux Alsaciens et aux Lorrains a disparu du genre oratoire communément adopté dans les cérémonies scolaires. Cette manifestation verbale, qui avait au moins le mérite d’indiquer une obligation précise, est maintenant remplacée par des élans d’idéalisme vague, par un rite nouveau qu’on pourrait appeler la diversion humanitaire et sociale, et qui n’engage à rien.
Alors doit-on s’étonner si, là-bas, derrière la « ligne bleue des Vosges », les courages se lassent et les bonnes volontés se désespèrent ? L’Alsacien est pourtant patient. Il sait que les années sont impuissantes à effacer le ressentiment des âmes fières et que la Prusse n’a pas attendu moins de soixante ans pour laver le triple affront d’Ulm, d’Iéna et de Berlin.
M. Joseph Oberlé se résigne. L’accoutumance façonne insensiblement cette âme, qui n’a pas de prétention à l’héroïsme et que le maniement quotidien des intérêts industriels et commerciaux incline à l’acceptation des faits inévitables. La scierie mécanique d’Alsheim sera exposée à la faillite, si l’administration allemande regarde les Oberlé d’un mauvais œil. Tous les jours, l’usine a besoin des chemins de fer, de la poste, du service des eaux, du personnel forestier, douanier et voyer. Sans compter que Son Excellence le statthalter, dans son bureau, à Strasbourg, se fait remettre des rapports où sont notés les noms des irréconciliables. Les affaires sont les affaires, que diable ! La crainte des autorités est le commencement de la sagesse mercantile… C’est ainsi que l’usine, avec ses hautes cheminées, ses turbines en émoi et le va-et-vient, l’activité intense de ses ateliers, s’interpose, comme une personne vivante, entre la France et cet Alsacien hésitant.
Je voudrais que l’aimable et délicat romancier des Oberlé eût saisi d’un trait plus puissant cette invincible influence de la maison sur l’homme. C’était là le point central de son sujet, le nœud du drame. En tout cas, M. René Bazin analyse très finement les nuances d’opinion et de sentiment qui modifient l’âme de Joseph Oberlé :
La première ferveur, pour lui et pour d’autres, diminuait. Il voyait les manifestations antiallemandes des paysans alsaciens se faire de plus en plus rares et prudentes. Il ne faisait presque plus d’affaires avec la France ; il ne recevait plus de visites de Français, même intéressées, même commerciales. La France, si voisine par la distance, était devenue comme un pays muré, fermé, d’où rien ne venait plus en Alsace, ni voyageurs ni marchandises. Les journaux qu’il recevait ne lui laissaient aucun doute non plus sur le lent abandon que certains politiciens français conseillaient sous le nom de sagesse et de recueillement.
Donc Joseph Oberlé s’ingénie à trouver des prétextes pour colorer son erreur. Selon la
coutume des gens qui ne se sentent pas en règle avec leur conscience, il s’empresse de
justifier sa conduite par une doctrine et, comme dit le philosophe poméranien Emmanuel
Kant en un jargon étrange,
de « maximer son
action »
. Écoutez-le chapitrer son fils Jean :
Je t’interdis de faire du chauvinisme alsacien ; de t’en aller, répétant comme d’autres, à tout propos : « La France ! la France ! » de porter sous ton gilet une ceinture tricolore, d’imiter les étudiants alsaciens de Strasbourg qui, pour se reconnaître et pour se rallier, sifflent aux oreilles de la police les six notes de la Marseillaise : « Formez vos bataillons ! » Je ne veux pas de ces petits procédés, de ces petites bravades et de ces grands périls, mon cher ! Ce sont des manifestations qui nous sont défendues à nous autres industriels qui travaillons en pays allemand. Elles sont en contradiction avec notre effort et notre intérêt, car ce n’est pas la France qui achète… Tu es, par ta volonté, industriel allemand ; si tu tournes le dos aux Allemands, tu es perdu.
Conformément à ces principes, M. Joseph Oberlé fait élever son fils Jean au gymnase de Munich. Le jeune homme a été ensuite inscrit, en qualité d’étudiant en droit, sur les registres des universités de Bonn, de Heidelberg, de Berlin. Les bals, les soirées, quelques fleuretages dans le monde bavarois ou prussien ont achevé cette éducation germanique.
Pareillement, M. Joseph Oberlé a voulu que sa fille Lucienne se résignât, par intérêt, à toutes les conséquences de l’annexion. Élevée chez les religieuses de Notre-Dame, au couvent de la rue des Mineurs, à Strasbourg, Lucienne apprend le français, parce qu’il est convenable qu’une jeune fille de bonne maison, même à Berlin, sache notre langue et copie nos modes. Mais l’influence du milieu, les relations, l’habitude plus forte que l’hérédité, le culte du succès assez fréquent chez les femmes de santé robuste, déterminent l’entière conversion de Lucienne au germanisme. Elle valse, elle patine, avec des valseurs et des patineurs allemands. Elle admire, sans restriction ni regrets, l’uniforme, en effet fort coquet, des hussards rhénans : l’attila couleur de bleuet, soutaché de ganses jaunes, les bottes vernies, la lance à banderole, surtout la grande tenue : le colback en peau de phoque avec son panache de crin blanc et noir, le dolman à brandebourgs blancs. Lucienne souffre volontiers que le lieutenant von Farnow lui fasse la cour. Il est visible que cette belle fille ne répugne pas à l’idée d’un prochain mariage avec cet aimable vainqueur.
Pendant ce temps, Mme Oberlé, née Biehler, se plaint discrètement à son frère, Ulrich Biehler, rude et brave chasseur des Vosges, qui, lui, ne sait qu’une chose : c’est qu’un Alsacien doit rester Français.
C’est ainsi que la famille des Oberlé se divise en deux camps.
Or, voyez comme la séduction de la France déjoue les plus habiles calculs ! Le jeune Jean Oberlé, à mesure qu’on le traîne d’université en université, se dégoûte de la science allemande, de la littérature allemande, de l’élégance allemande, des ripailles allemandes. Il entrevoit, comme en rêve, quelque chose de meilleur et de plus humain, une culture exquise, une civilisation supérieure. Ayant, un jour, égaré ses flâneries vers le col de la Schlucht, à l’endroit où sont maintenant les poteaux de la nouvelle frontière, il regarde la France et il croit être au seuil d’un paradis perdu…
Dès lors, une irrésistible nostalgie s’empare de toutes ses pensées, gouverne tous ses actes. Incorporé, en qualité de volontaire, dans ce régiment des hussards rhénans, où commande le quasi-fiancé de sa sœur, il ne peut se résigner à cet état de dénationalisation. Il confie ses secrètes douleurs à son oncle, le patriote Ulrich Biehler. Et il déserte, par monts et par vaux, éperdument, à travers les coups de fusil des douaniers et des gendarmes. Il est maintenant en France. Il a retrouvé la vraie patrie de son esprit et de son cœur.
Telle est la tragédie morale et sociale que M. René Bazin nous expose en un roman très honnête, très bon, où j’oserais peut-être désirer une moindre abondance d’épisodes gracieux. Je comprends d’ailleurs que l’auteur de la délicieuse Sarcelle bleue, de Madame Corentine, de La Terre qui meurt n’ait pas résisté au plaisir de consacrer aux paysages d’Alsace son rare talent d’aquarelliste. Quelle page lumineuse et fraîche, que cette Récolte du houblon ! La description du « pèlerinage à Sainte-Odile », toute en jeux de lumières douces, de ciels tendres et de sentiments nuancés contraste avec l’énergique et farouche peinture que Taine a faite du même décor. Les dialogues amoureux de Jean Oberlé et d’Odile Bastian prouvent que l’amour français vaut bien cet « amour allemand » dont le professeur Mommsen est si fier. À travers ces feuillets, doucement coloriés, circule un parfum de discrète poésie, qui embaume de suavité la grandeur du sujet.
Voilà un livre à mettre dans nos bibliothèques, à côté du Désastre, des Tronçons du glaive et des Braves Gens, de MM. Paul et Victor Margueritte. Les Oberlé ont eu un nombre considérable d’éditions. C’est bon signe. L’opinion publique est disposée, plus que jamais, à écouter la protestation du droit méconnu, l’inlassable plainte que certaines défaillances ne peuvent interrompre, l’écho de l’éternel procès que rien ne saurait prescrire. En France, toutes les fois que la politique ◀semble▶ distraite ou absente, les Lettres, les « bonnes Lettres », les « douces et puissantes consolatrices » se chargent de l’intérim.
L’exotisme colonial et pittoresque
I15
Il faut, par tous les moyens qui sont en notre pouvoir, tourner les jeunes gens vers les grandes routes, vers le plein air, vers les endroits où l’on respire, où l’on agit, où l’on exerce sa force, où l’on se sent devenir un homme ! Assez de stations dans les antichambres ! Assez de courses forcenées vers les diplômes ! Assez de sollicitations et de mandarinats ! Il faut tirer la jeunesse de toutes ces salles d’attente où elle végète et s’aigrit. Il faut la faire démarrer de tous ces ronds-de-cuir où elle se cramponne.
Cette œuvre de bienfaisance est tellement nécessaire que les meilleurs d’entre nous s’y emploient, s’y développent ou s’y transfigurent. Tel explorateur s’est fait journaliste, conférencier, prédicateur, pour répandre la bonne doctrine. Tel autre qui conseille aux jeunes filles (et combien il a raison !) de ne point fleureter avec les gardénias sédentaires et d’imposer à leurs fiancés un stage dans les lointaines colonies. D’autres encore se distraient du théâtre et de ses pompes illusoires, du boulevard et de ses bocks insipides, pour secouer nos torpeurs, réveiller notre inertie, et nous rappeler l’image de cette « France extérieure », qu’une politique quasiment chinoise risquait de nous faire oublier.
Je voudrais aider de mon mieux cette belle croisade en ouvrant La Vie et les Livres aux ouvrages qui ont été librement écrits loin des bureaux où l’on s’étiole, des salons où l’on s’anémie, des brasseries où l’on s’empiffre et des parlotes où l’on se chamaille. Mon Dieu ! je n’ai que l’embarras du choix. Je pourrais, grâce à Grosclaude, circuler sur la carte de Madagascar aussi aisément que sur l’asphalte du boulevard. Notre ami Marcel Monnier nous ouvrirait fort aimablement les profondeurs de la France noire qu’il a explorée avant de faire partager aux lecteurs du Temps les aubaines de son « tour d’Asie ». La traversée de l’Afrique, sur les pas de Dybowski, du colonel Monteil, du lieutenant de vaisseau Hourst, nous paraîtrait facile et agréable. M. Villetard de Laguérie nous montrerait, à travers le clayonnage des vérandas coréennes, quelques beaux drames que nous verrons peut-être un jour représentés sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, lorsque M. Rostand ou M. Sardou auront fait le tour du monde.
Jean Hess, l’Homère du Dahomey, nous révélerait, en des récits dont l’exotisme est très neuf, la vie simple et touchante de l’Âme nègre, la chanson des griots, la poésie des pagnes, la musique des tams-tams, la saveur du cacao-chouva, et ce baiser des femmes zanzibarites, qui a (disent les connaisseurs) la fraîcheur d’une neige noire !…
Mais les vaillants hommes dont je viens de citer les noms et les œuvres sont, presque tous, des explorateurs de profession. Ce sont des « entraîneurs ». Je voudrais étudier de préférence quelques « entraînés ».
MM. André Chevrillon, André Bellessort et Pierre Leroy-Beaulieu ont compté parmi les meilleurs élèves des lycées et des Facultés de la République. Leurs noms figurent, en bonne place, sur les tableaux d’honneur et sur les listes des palmarès. Ils furent primés dans les concours.
Ces jeunes gens, surchargés de diplômes, gavés de doctrine, accablés de scolarités, fatigués d’examens, auraient pu, comme tant d’autres, limiter leur horizon aux quatre murs de quelque établissement pédagogique, piétiner devant les guichets de l’État et allonger l’interminable file des lauréats en détresse.
Ils ont mieux aimé se donner de l’air.
C’est dans l’Inde que M. André Chevrillon alla secouer la poussière des rhétoriques et des philosophies où s’était attristée son adolescence. Dès qu’il eut dépassé le canal de Suez et qu’il vit flamboyer, sous le soleil, l’étincellement monotone et superbe de la mer Rouge, il ne songea plus aux salles moroses où il venait de subir les épreuves de l’agrégation. Quand le paquebot eut jeté l’ancre à l’escale d’Aden, il fut heureux de sauter dans un canot, de descendre à terre, de se promener parmi les pastèques d’un marché indigène ; il fut étonné de voir que les négrillons d’Arabie sont plus joyeux que nos potaches.
Oh ! quelle délicieuse aventure, après trois jours de roulis et de tangage, que cette halte dans le paradis de Ceylan ! Les bons cocotiers étendaient leurs palmes, comme pour rafraîchir le cerveau surchauffé du jeune homme. Les larges fleurs odorantes des santals lui faisaient oublier le relent de renfermé qu’exhalent les vieux grimoires. Les ébéniers lissaient leurs feuilles pour lui faire plaisir. Les grandes fougères balançaient, au bout de leurs tiges frêles, des éventails parfumés. Le scholar, récemment affranchi du quartier latin, se grisait d’arômes et de couleurs, de lumière et d’ombre, de magnificence et de beauté. Les lotus roses, les lotus bleus épanouissaient leurs pétales, ouvraient leurs calices emperlés de rosée et ◀semblaient▶ dire au jeune Français, à peine libéré de la sujétion des collèges : « N’est-ce pas, que nous sommes plus jolis que les parchemins de la licence et du baccalauréat ? »
Dans l’Inde, M. André Chevrillon vit des paysages éblouissants, où vivaient côte à côte une race vaincue et une race victorieuse. Ce spectacle lui parut plus beau que toutes les descriptions qu’il avait admirées en classe. Cette antithèse lui ◀sembla▶ plus saisissante que toutes les figures de rhétorique dont on avait saturé sa jeunesse pensive.
Il a, sur ses carnets de route, jeté des notes où l’influence de Taine s’unit à la hantise de Loti. M. Chevrillon est un artiste dont l’originalité apparaît sous l’amas des choses apprises, comme ces terroirs généreux dont la sève est plus forte que l’amoncellement des détritus et des décombres. Nul observateur n’a mieux vu la blancheur tropicale et l’activité britannique de Calcutta. Nul peintre n’a fixé en nuances plus roses la lumineuse féerie de Jeypore. Nul poète ne s’est abandonné avec une langueur plus molle au flot voluptueux du Gange. C’est vraiment aller Dans l’Inde que de lire ce livre, qui assura naguère à M. André Chevrillon une si belle place parmi nos jeunes écrivains. Telle de ces pages est brûlante, fourmillante, aveuglante comme un après-midi de soleil à Bénarès. Et je connais peu de leçons d’histoire qui vaillent ce tableau synoptique des Hindous bouddhistes et des Anglais anglicans.
Comment les nations s’épuisent, se découragent et se soumettent, c’est ce que notre voyageur apprit en regardant les moines de Ceylan, les babous de Calcutta, les brahmes de Bénarès, les bonzes de Delhi, les cipayes d’Agra, les danseuses de Bombay, les cuistres de Lahore, l’Inde immémoriale, innombrable et lasse. Depuis longtemps l’« énergie de Siva » n’anime plus les membres des Sikhs et des Mahrattes. Le vieux Badji Rao, vainqueur des Mongols idolâtres, ne reconnaîtrait point sa lignée dans les rajahs en smoking et en souliers vernis, qui vont prendre le thé chez le lord vice-roi. Le féroce Nana Sahib dédaignerait les dilettantes domestiqués à qui la lecture de Shelley fait oublier leur patrie.
Comment les peuples se fortifient, s’activent et triomphent. M. André Chevrillon le vit clairement, en regardant les tramways de Calcutta, le railway du Bengale-Nord, les tennis de Darjeeling, les boarding-houses de l’Himalaya, le football dans les jungles et une multitude affairée qui s’agitait posément, depuis le Dekkan jusqu’au Pendjab : des hommes en flanelle blanche, des jeunes filles en casquette de drap, des petits garçons sur de gros poneys, des clergymen noirs et des soldats rouges, la vieille Angleterre, jamais fatiguée, toujours jeune.
Un soir, à Pondichéry, M. André Chevrillon vit la statue de Dupleix. Le conquérant des
Indes, installé par une justice tardive dans la terre qu’il a conquise, est debout, face
à la mer, encore audacieux et hardi, malgré les humiliations subies et son grand rêve
effacé. « Un fameux homme, dit un Anglais, et qui nous a donné du fil à
retordre ! Maintenant, à quoi vous sert Pondichéry ? Vous nous forcez à maintenir des
douaniers autour de la frontière, et tous nos voleurs se sauvent chez vous. Qu’est-ce
que cette colonie vous rapporte ? — Rien du tout, répondit un Français, mais il
importe que Dupleix ait sa statue dans l’Inde, et qu’il soit chez lui. »
Attiré par cette race anglaise, dont l’universelle réussite l’hypnotise et le navre, M. André Chevrillon, qui est aussi enclin à la liaison des idées générales qu’à la notation des faits particuliers, résolut de comprendre l’Angleterre, de démonter, selon la méthode de Taine, cette formidable machine, et d’en saisir, en quelque sorte, le ressort moteur.
C’est pourquoi il raconta la vie et les sermons d’un certain révérend Sydney Smith, qui naquit en 1771 et mourut en 1845.
Qu’est-ce que le révérend Smith ? Un homme médiocre. Et c’est à cause de cette médiocrité qu’il plut si fort à son nouveau biographe. Taine lui a accordé deux lignes dans les cinq volumes de son Histoire de la littérature anglaise. M. André Chevrillon lui consacre 413 pages. Cette prodigalité vient d’un raisonnement imité de George Eliot. Vous savez que la copieuse romancière d’Adam Bede et du Moulin sur la Floss refusait d’employer son génie à la peinture des héros. Elle pensait que les exceptions ne sont pas instructives et que seules les destinées moyennes peuvent nous renseigner sur le fonds permanent de l’humanité. Pareillement, dit M. Chevrillon, si je regarde un Anglais génial, un Shakespeare, un Byron, je risque de réduire mon travail à l’étude d’un cas isolé, tandis que ce médiocre Smith est légion en Angleterre. Ce n’est pas un Anglais que je contemple dans sa biographie, c’est un nombre infini d’Anglais. Il a l’air insignifiant. C’est pour cela, donc, qu’il est significatif. Ses vertus (la patience, la régularité, l’économie, la combativité, l’optimisme, l’équilibre mental, le respect de soi-même uni à l’instinct de la discipline sociale) sont les qualités moyennes de sa nation. Il croyait, comme tous les Anglais, à la supériorité de l’Angleterre. Cet acte de foi est une bonne préparation à la conquête de l’univers. M. André Chevrillon voulut oublier le révérend Smith, en quittant les brumes de Londres pour les splendeurs de l’Orient. Mais l’Anglais est partout. Le Levant n’est pas seulement une des provinces préférées de M. Cook. Il fera bientôt partie intégrante des États de S. M. la Reine. Le pibroc’h des régiments écossais égrène des fioritures nationales, le soir, sous les sycomores et les acacias d’Alexandrie et du Caire.
Du moins, dans cette nouvelle étape de sa vie errante, M. André Chevrillon a essayé de fuir le présent. Sur le Nil, le long des vastes plages pâles, et sous le ciel ardent où montent les futaies de hautes palmes, le jeune voyageur ◀semble▶ las de tout ce qui est contemporain. Il s’absorbe, il se perd, il disparaît presque dans une contemplation accablée et morne. Tels, ces anachorètes qui, sous ce même ciel, près de ce même fleuve, bâtissaient des cabanes de branchages et d’argile, afin d’y coûter, loin des vains bruits du monde, l’austère plaisir de la solitude. D’où vient cette mélancolie ? Pourquoi cette résignation à laisser les heures se consumer dans le vide ensoleillé des journées pareilles ? Pourquoi, l’Égypte quittée, tant de désespérance devant le Saint-Sépulcre ? Serait-ce que le pèlerin passionné de l’Inde a cru voir l’antique gloire de sa patrie reculer devant l’invasion méthodique des autres nations ? Serait-ce que le confident du révérend Smith n’a pu voir sans terreur l’esprit anglais adapter le dogme chrétien à des fins trop temporelles, trop utilitaires ?
En tout cas, de cette longue intimité avec le monde extérieur, de ce contact avec les terres vivantes et avec les terres mortes, M. André Chevrillon a gardé une vision colorée, un langage frémissant, qui feront de lui, dès qu’il sera délivré de certaines imitations, un écrivain marqué du signe de maîtrise.
M. André Bellessort, alerte voyageur, a envoyé, plusieurs fois, aux lecteurs du Temps des lettres venues de loin, et qui furent très bien accueillies.
Il était professeur de rhétorique, lorsque l’attrait des voyages l’arracha de sa chaire. On ne résiste point à une passion si impérieuse. M. Bellessort, si je ne me trompe, est allé au Japon, afin d’en rapporter, pour la Revue des Deux Mondes, un tableau de la moderne civilisation jaune, éclairée à l’électricité, habillée à l’européenne et armée de canons Krupp.
C’est dans l’Amérique du Sud que l’apprentissage de la réalité vue et observée remit d’aplomb son esprit, fort bousculé par les examens et par les concours.
Il vit la République argentine, la République de Bolivie, la République du Pérou, la République du Chili, bref, toutes ces démocraties, à la fois très jeunes et très vieilles, qui étalent, au soleil du Sud, devant l’océan Pacifique, au pied des Cordillères, leurs discordes civiles, leurs constitutions délabrées, leurs fièvres mercantiles et leur militarisme usé.
On sait que, dans ces pays, les premiers rôles ◀semblent▶ appartenir aux généraux et aux avocats. Les présidents, les ministres, les lois, le peuple lui-même ne comptent plus dès qu’un chapeau à panache, incliné sur l’oreille, fait mine de se fâcher. Tout le monde se sauve, et chacun ferme sa porte à triple verrou, lorsqu’on entend le bruit saccadé d’un fourreau de sabre qui traîne sur le pavé. Parfois, il arrive que deux généraux se battent entre eux, car là-bas les armées servent rarement contre les étrangers. Alors les avocats s’empressent de courir vers le vainqueur, afin de mettre leur éloquence au service de sa poigne. Et l’on fonde un régime nouveau, qui, d’ordinaire, ne dure pas longtemps.
Ces républiques pourraient être riches. L’or abonde en Californie, l’argent dans le Nicaragua, le cuivre dans le Chili, le sucre dans le Brésil, le quinquina dans la Bolivie, le cacao dans l’Équateur, le guano dans le Pérou. Cependant l’Amérique du Sud est, par excellence, le pays des krachs, des banqueroutes, des financiers fugitifs et des budgets en déficit.
On peut y faire, d’ailleurs, des excursions agréables. M. Bellessort ne se rappelle pas
sans nostalgie le « désert fabuleux » qui s’étend sur les hauts plateaux du Chili :
« une terre nue, du sable, de la marne, rien que de l’or, de l’argent, du
cuivre, du salpêtre, des richesses colossales et la fièvre rouge du lingot, et la
folie des splendeurs… »
.
Sur cette terre sans verdure, sans ombres, sans eau, on vit d’une existence absurde et féerique. « Au-dessous de ce Sahara peuplé de mirages, Valparaiso, Santiago, villes très bariolées, assemblent des populations indigènes qui n’ont plus que l’ambition de ne rien faire, — et des colonies cosmopolites qui n’ont d’autre souci que de s’enrichir promptement. Les gens du pays flânent sous les eucalyptus, vont au café, et se livrent aux différents sports de la politique, dans les Chambres ou dans la rue. Les étrangers exploitent méthodiquement la contrée, en tirent tout le suc, et rentrent aux États-Unis ou en Europe après fortune faite. C’est pour des étrangers et non pour des autochtones, que la province de Coquimbo a donné, jusqu’à l’épuisement, tout le cuivre qu’elle possédait. Le salpêtre d’Iquique, l’argent de Huanchaca vont dans des mains étrangères.
Nos moralistes visitent peu ces cités aux noms sonores, ces républiques envahies par les marchands et démoralisées par l’agio. L’étude des Espagnols d’Amérique est suggestive. Voilà une race fière, glorieuse que l’égoïsme des politiciens livre à la rapacité du premier venu. On se demande malgré soi : Est-ce que les races latines sont condamnées à ce dépérissement, dès le jour où elles renoncent à tout idéal, répudient toute discipline et inaugurent, sous le nom d’institutions libérales, une anarchie officielle qui est justement le contraire de la liberté ? Dans l’immense domaine de l’Amérique du Sud, le Latin est refoulé, supplanté, « roulé » par l’Anglais, surtout par l’Allemand…
Plus loin encore que M. Bellessort, en Australie, en Nouvelle-Zélande et dans l’Afrique australe, M. Pierre Leroy-Beaulieu a retrouvé les inévitables « Anglo-Saxons » ou du moins les groupes ethniques qu’une anthropologie bizarre affuble de ce nom baroque.
Le génie colonisateur des Anglais a fait, de l’Australie, naguère abandonnée à quelques tribus sauvages, le siège d’une société de quatre millions d’âmes, qui vient inquiéter, jusque chez nous, notre marché industriel, commercial et agricole. La Nouvelle-Zélande ressemble à la banlieue de Londres. L’Afrique du Sud, depuis que les chercheurs d’or et de diamants s’y sont abattus, s’annexe rapidement à l’Angleterre : quelques noms français y subsistent : de Villiers, du Plessis, Malherbe, Jourdan, Le Febvre, Le Roux, Joubert, Théron, Labuchagne, vestiges d’un temps où les voyages étaient difficiles et où, pourtant, notre nation ne rechignait pas au départ. Et, déjà, la colonie anglaise du Cap déborde ses anciennes limites. Elle a dépassé le fleuve Orange. Ses pionniers ramifient des lignes de chemins de fer, des lignes de navigation vers tous les points où l’on soupçonne un filon d’or, un gisement de houille, une mine de diamants. Le royaume de Cecil Rhodes s’étend à vue d’œil. Le Transvaal héroïque n’est plus qu’une province anglaise !
Et il y a quelque chose d’effrayant dans cette phrase, si simple, de M. Pierre Leroy-Beaulieu.
« L’empire britannique est le plus vaste qui ait jamais existé : son étendue est triple de celle de l’Europe et dépasse le cinquième de la surface totale des terres émergées, laissant bien loin en arrière les territoires, pourtant énormes, occupés par la Russie, la Chine, les États-Unis d’Amérique, le Brésil ; sa population est probablement quelque peu inférieure à celle du Céleste-Empire, mais n’en forme pas moins un quart de l’humanité. »
M. Pierre Leroy-Beaulieu n’a point cet éclat du verbe, cette effusion de poésie, cette force de coloris, ce luxe d’épithètes volontiers virtuoses, qui font de M. André Chevrillon un peintre frissonnant du mobile univers. Il n’a pas non plus l’allure dégagé, l’humour savoureuse et les fougues oratoires de M. Bellessort. Il a promené, à travers le monde, l’esprit exact, pratique et raisonneur de l’École libre des sciences politiques. Ses prédilections pour les procédés britanniques l’inclinent à nous donner moins des pages écrites ou des chapitres composés, que des « états de situation », des collections de faits, statements of facts. Ses statistiques sont copieuses ; ses renseignements sont circonstanciés ; ses monographies sont très intéressantes.
Dans ce livre, très riche de documents, la partie la plus neuve est celle qui se rapporte aux expériences socialistes où se sont engagés récemment les Australiens. L’Australie est un véritable laboratoire de science sociale, où la vieille Europe travaillée par tant de malaises, peut s’instruire d’exemple. Le régime parlementaire et la coutume du referendum s’associent, là-bas, tant bien que mal, avec les revendications ouvrières, formulées par les syndicats ou signifiées par les grèves. Dans les environs de Melbourne, on voudrait donner des terres aux « sans-travail ». Plusieurs manifestations ont eu lieu, à Sydney, en faveur des « trois-huit ». Les femmes votent, en Nouvelle-Zélande, depuis 1893, et c’est leur suffrage qui soutient, dans cette colonie, un ministère socialiste.
Donc, quoiqu’on en ait dit, les « Anglo-Saxons » ne sont pas plus préservés que nous des témérités et des menaces du collectivisme. Les personnes qui désireraient s’édifier sur ce sujet sont priées de comparer aux rapports, si documentés, de M. Pierre Leroy-Beaulieu les études récemment consacrées au Socialisme en Angleterre, par M. Albert Métin.
J’ai pris plaisir à suivre ces jeunes hommes vers les terres lointaines où ils ont dépaysé leur esprit et leur cœur. Ils ont trouvé, outre-mer, l’emploi de leur talent et de leur activité. Restés en France, confinés dans l’existence étroite du mandarin ou du snob, de l’écolier ou du fils de famille, ils auraient peut-être ajouté quelques unités à la liste des romans négligeables, des thèses mort-nées, ou des dissertations superflues. Ils avaient mieux à faire. L’air salubre des grands espaces leur a nettoyé l’âme et les a prédisposés à des occupations dignes de leur âge. Ils ont rencontré un terrain solide où diriger leur marche, des choses réelles où poser leurs yeux. Ils sont revenus chez nous avec un amour plus ardent pour leur pays et un désir viril de servir la chose publique.
Si nos romanciers voyageaient davantage, nous aurions peut-être, nous aussi, un Rider Haggard, un Rudyard Kipling, une Olive Schreiner. Cela serait utile non seulement à la joie des lettrés, mais aussi aux intérêts de la patrie.
II16
Les Français aiment beaucoup les récits de voyage, surtout si on leur parle des pays
qu’ils ont visités ou qu’ils croient connaître. Ils sont un peu rétifs lorsqu’on veut
les entretenir des contrées où ils ne sont pas allés. Remarquez, dans les dîners,
l’accueil fait au monsieur qui raconte trop longuement une excursion chez les Hurons ou
chez les Topinambous. On l’écoute d’une oreille distraite. Les personnes lettrées
songent vaguement au fameux Arrias de La Bruyère : « On parle à
la table d’un grand d’une cour du Nord ; il prend la parole ; il s’oriente dans cette
région lointaine ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses
lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les
trouve plaisantes… »
Nous dirions, nous autres, en notre jargon plus
expéditif, que c’est un « raseur ».
Au contraire, si la conversation s’engage sur des voies plus fréquentées, le dialogue s’anime et se prolonge indéfiniment. Les voyageurs se répètent volontiers, les uns aux autres, les impressions qu’ils ont éprouvées de compagnie. Ils apprennent avec une inlassable joie ce qu’ils savent déjà. Tels, les chasseurs qui ressentent un plaisir infini à raconter les derniers moments des lapins qu’ils ont fusillés ensemble. Grâces soient rendues aux caravaniers de Cook, aux convoyeurs de Lubin, aux pilotes de la Revue générale des sciences ! Leurs exodes, leurs tournées, leurs croisières ont sauvé un genre littéraire qui ◀semblait▶ s’alanguir. Ils ont rendu la vie à des relations de voyages que les bouquinistes, parfois, accablaient de leur dédain. L’Exposition universelle a achevé de remettre à la mode la prose des écrivains qui ont l’humeur aventureuse et le pied léger. Cette gigantesque encyclopédie, mouvante comme un cinématographe, nous rapproche des cantons les plus reculés de l’univers. Une simple flânerie sur l’esplanade des Invalides, dans la rue des Nations ou parmi les jardins du Trocadéro nous procura l’illusion d’un voyage au long cours. Les plus lointains décors se rapprochèrent de notre vision. Une accoutumance quotidienne et commode nous familiarisa avec les plus étranges aspects de la terre habitée : pampas de l’Amérique du Sud, sierras de Castille, steppes salés de la Russie, lacs africains, fjords de Norvège, polders des Pays-Bas, madrépores des Carolines, banquises polaires, brumes de Terre-Neuve, sargasses des Bermudes, jungles de l’Inde, baobabs du Soudan, agaves de Cuba, saules souffreteux de la Sibérie, tous les horizons, brûlants ou glacés que peuplent les diverses tribus de l’humanité jaune, noire ou blanche, viennent au-devant de notre fantaisie, à portée de notre main, et ne nous paraissent pas plus éloignés que les plaines de la Beauce, les bois de Meudon ou les étangs de Saint-Cucufa. Nous sommes, à présent, délivrés de l’espèce d’horreur sacrée que nous inspiraient jadis ces choses inouïes, inaccessibles, extravagantes. Nous parlons de Ceylan comme d’une banlieue. L’Indochineh, le Pérou, le Congo, l’Asie russe, le Sahara sont chez nous. Le monde entier a élu domicile à Paris. On peut donc nous parler de géographie sans effaroucher ni dépayser nos manies casanières. Règle générale : il y a toujours, après chaque Exposition, une reprise d’exotisme littéraire. Après 1878, M. de Vogüé tolstoïsa. Vers le même temps, Loti lotisa. La Cosmopolis de M. Paul Bourget suivit de près la panégyrie internationale de 1889. Les Scandinaves (Ibsen, Björnstjerne Björnsoni), les Italiens (d’Annunzio, Fogazzaro, Mathilde Serao) doivent leur succès aux mêmes causes, presque aux mêmes initiatives. Je ne sais ce que l’avenir nous réserve. Mais je suis sûr qu’un de nos grands écrivains découvrira l’âme d’une race inconnue et d’une patrie inexplorée. En attendant, suivons les bons voyageurs qui consentent à être nos cicérones dans la fantastique Cité, malheureusement éphémère et fragile, où se résume la figure bariolée de l’univers.
Voici M. Chailley-Bert, qui revient de Java. Il fallait se munir de son livre (Java et ses habitants), si l’on avait l’intention de visiter intelligemment, au Trocadéro, le temple bouddhique où fut aménagée la section des Indes néerlandaises.
M. Chailley-Bert n’est pas un simple touriste. Il ne s’est pas contenté de cheminer, sous un beau payoeng (parasol), de kampong en kampong, le long des rizières. S’il a crayonné, sur son carnet, le profil d’un coolie, la silhouette d’un boy ou la lippe d’un chiqueur de bétel, c’est moins pour en tirer des effets pittoresques ou imprévus que pour apporter du renfort à une démonstration. M. Chailley-Bert décrit trop peu. Il prouve. Il ne raconte pas. Il raisonne. Que faisait-il, aux haltes, en dehors des moments où il étudiait les mœurs des indigènes et les habitudes des colons ? Nous ne le savons pas assez. Un voyageur, surtout s’il se promène chez des peuples si différents de nous, doit se montrer moins avare de confidences personnelles. Parler de soi-même, en pareil cas, est un droit dont certains pèlerins abusent peut-être, mais auquel il ne faut pas renoncer trop discrètement. Le monographe de Java nous refuse avec un scrupule excessif le plaisir d’être ses compagnons de route. On ne peut même pas suivre, sur la carte, le tracé des gîtes où il a mangé, bu et dormi. Or, le dessin d’une paillotte, le fumet d’une fricassée indigène, l’aspect des nattes où rêvent, à l’abri d’une moustiquaire, les Javanais et les Javanaises pourraient, à l’occasion, nous renseigner sur l’état du pays mieux que cent pages d’économie politique. Je voudrais voir M. Chailley-Bert, fumant son cigare au Tennis-Club de Batavia, prenant une tasse de café à l’ombre des muscadiers, des kolas et des cacaos, dans les merveilleux jardins de Buitenzorgj… À peine consent-il à nous montrer, en passant, le chignon de son cocher, la kabaaja et le sarong de son hôtesse peu vêtue, les bouquets de lotus blancs que lui offre son hôte, le veilleur de nuit qui tape sur un cylindre de bambou sonore, l’ardoise où l’on inscrit son nom dans le vestibule des maisons riches, les kiosques enguirlandés d’orchidées grimpantes, les auberges où l’on déguste des huîtres cuites au vin blanc et des confitures de gingembre. Il indique, d’un geste rapide, les attelages de buffles qui alternent, sur les routes, avec les porteurs de litières. Tous ces détails, pourtant, sont précieux ; ces traits, éparpillés, indiquent, mieux qu’une série de bornes kilométriques, la distance qui sépare Java de Paris. M. Chailley-Bert néglige les inquiétantes idoles des temples bouddhiques, les dieux ventrus de ce panthéon difforme, bonshommes coiffés de mitres en forme de pagodes, quadruples têtes aux yeux exorbitants, langues de feu, dont le dard fourchu a l’air de narguer la multitude pieuse, abdomens agressifs, mâchoires grimaçantes, dents extraordinairement canines, India et son gourdin écarlate, Broena et ses ongles griffus, bref tout ce qu’inventa la plastique des Hindous en quête d’épouvante et en frénésie de laideur…
Plus d’une fois j’ai dû, pour compléter ma lecture, recourir aux intéressants croquis et aux notes un peu hâtives que MM. C.-W. Allers et Jules Hoche ont improvisés, alertement, aux escales de leur Tour du monde.
M. Chailley-Bert est d’ailleurs un sociologue fort lettré. Il mêle à ses statistiques,
avec une coquetterie raffinée, toutes sortes de réminiscences livresques, qui, malgré
leur bonne odeur d’humanisme, dépaysent un peu l’esprit du lecteur. La politesse exquise
des domestiques javanais, qui sont, paraît-il, délicieusement cérémonieux, lui rappelle,
par contraste, l’impertinence d’un laquais, nommé Lubin, qui dit au gentilhomme Dorante,
dans les Fausses Confidences : « Je serai le valet qui sert et
vous le valet qui serez servi ».
Plus loin, notre savant économiste ◀semble▶ imiter la brièveté
piquante et incisive du Montesquieu de l’Esprit des lois.
Quelqu’un a dit plaisamment : « Il y a le courage civil et le courage militaire : le courage civil, c’est quand il n’y a pas de danger. » Le Javanais a le courage civil.
Je tourne quelques pages et je rencontre un souvenir classique :
Vous souvient-il que Thémistocle appelait son fils le tyran de la Grèce ? Il n’est pas un Javanais qui ne comprenne cette servitude. Père et mère servent leurs enfants…, le père davantage peut-être encore que la mère. Rien n’est plus touchant que de le voir, sur le pas de sa porte, berçant dans ses bras le dernier-né. Ses yeux, son geste, sa voix, tout est tendresse. Il ne le baise pas (ce n’est pas l’usage), il le serre sur lui et le respire. Les années qui se posent sur ces petites têtes si chères ne calment pas cet amour inquiet. Quand l’enfant, devenu gamin, déserte la maison pour le jardin ou la grande route, au moindre bruit, le galop d’un cheval, le roulement de la foudre, le père accourt pour le protéger ou le rassurer. Pour lui, vivre c’est trembler. Et ce père tendre est un bon mari…
Afin de mieux définir le menu peuple de Java, M. Chailley-Bert se souvient des fabulistes latins :
À quoi bon s’indigner et s’inquiéter ? À quoi bon travailler, épargner ? Volontiers le Javanais dirait comme l’âne de Phèdre : Clitelas dum portem meas. Ce peuple est un peuple enfant.
Le même procédé de citation littéraire sert à dépeindre les anciens maîtres de ces insulaires sans malice :
Les Hollandais, malgré leur apparente froideur, rappellent assez ce type que, dans le Fils de Giboyer, Guy-François de Condorier dépeint à la baronne Pfeffers : « Grands chasseurs, grands mangeurs, grands coureurs de jolies filles. » Les gros propriétaires fonciers, ces nababs, les hauts fonctionnaires, ces sultans — je parle de jadis — exerçaient un peu partout le droit du seigneur.
M. Chailley-Bert, après avoir étudié, selon les principes de la science coloniale, l’évolution des Javanais, a aimé, en artiste, le charme de Java.
Nous ne connaissons pas assez la poésie des rizières. Le riz ne nous apparaît jamais qu’au fond d’une assiette ou d’un plat, dans la prose d’un pilaf ou d’une soupe. C’est là-bas qu’il faut aller le voir, avant les chaudes journées où les hautes tiges tombent, en gerbes drues, sous la serpette du moissonneur. Quelles surprises de couleurs et de nuances nous réserverait le paysage de là-bas, si nous pouvions suivre, dans les rizières, le laboureur qui sème, repique, sarcle et désherbe la plante nourrissante ! Chez nous, les saisons revêtent la campagne d’une teinte uniforme. Nos printemps sont colorés de vert par la fraîcheur des jeunes pousses. Nos étés sont ennoblis de fauves reflets par l’or des moissons blondes. La pourpre des grappes mûres glorifie l’opulence de nos automnes. La campagne javanaise, moins riche peut-être, est plus variée. Les plantations de riz sont diaprées comme la palette d’un peintre. On voit, en même temps, toute une gamme de couleurs. Le riz en pépinière est vert tendre. À côté, les épis, déjà grands, s’enluminent de vert clair. La maturité du riz se hâle d’une rousseur ardente. Les éteules et les javelles du riz coupé s’éparpillent en fines nuances de cendre ou de gris-perle. Quand le soleil descend vers l’occident vermeil, une brume très légère étend sur la plaine un voile de blancheurs vaporeuses. Les sveltes cannes du bambou, l’éventail des palmes s’effacent peu à peu, s’allègent, s’atténuent dans la douceur pâle du soir silencieux. Le contour des collines tremble et ondule. Les grandes montagnes, au fond de la perspective, sous le ciel insensiblement nuancé de teintes changeantes, étagent des arrière-plans où l’œil du spectateur s’attarde et s’amuse à suivre la métamorphose du bleu-saphir et du bleu-turquoise, de l’azur et de l’outremer, de l’opale et de l’aigue-marine. C’est l’heure où çà et là, dans les hameaux, s’allument les feux de la veillée. Le paysan, rentré au logis, prend un petit couteau, emmanché de deux lamelles de bambou, et nettoie, émonde, pare le jardinet attenant à sa case. Une douceur d’églogue lointaine se répand sur cette vie calme et agreste, tandis que le clair de lune baigne d’une lueur molle les vallées endormies, et que les étoiles, par myriades de myriades, font scintiller un poudroiement d’étincelles dans la nuit lumineuse où resplendit, très loin, comme un panache de pierreries, l’aigrette enflammée d’un volcan.
C’est très beau. Malheureusement la nature prodigue ses trésors en pure perte, lorsque sa beauté n’est point rehaussée par le sublime commentaire des poètes et des peintres.
Le Javanais ne sent rien de tout cela. Où en aurait-il appris le charme ? Ni Ruysdaelk, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni George Sand n’ont passé par là. Ses yeux sont fermés.
Il est donc vrai que les paysages ne sont rien s’ils ne sont promus à la dignité littéraire par le sortilège de l’esprit, qui fixe le sourire fuyant des choses, en célèbre la grâce, en immortalise la magnificence. Que serait la Sicile sans Théocrite ? Qui aimerait les abeilles de Mantoue, si Virgile ne faisait frissonner à nos oreilles le vol de leur essaim doré, parmi les fleurs d’où s’exhale l’arôme du miel ? Paul et Virginie, en donnant à l’île Maurice une popularité poétique, ◀semble▶ avoir contribué à la colonisation de cette terre, plus efficacement peut-être qu’une équipe de conférenciers. Il est donc urgent d’envoyer dans nos colonies non seulement des fonctionnaires, des soldats et des trafiquants, mais encore des voyageurs soigneusement choisis dans cette élite qui sait voir et entendre. On aura beaucoup fait pour la propagande coloniale, le jour où nos colonies seront connues autrement que par des prospectus officiels dont les boniments rebutent le plus intrépide lecteur. Les Angolais, gens pratiques, ont très bien compris l’inutilité de la prédication administrative et la toute-puissance des lettres. Sir Hercules Forbes, gouverneur de la colonie du Gap, emmena dans son gouvernement le romancier Ryder Haggard, dont les innombrables lecteurs et lectrices croissent et multiplient dans les cités populeuses du Sud africain. Les écrivains seuls ont le pouvoir de déterminer un mouvement et de « lancer » une mode. Leurs vives descriptions enchantent les imaginations, raniment les courages, entraînent les volontés. Ils savent rassurer les timides, raffermir les hésitants, apprivoiser les indociles. Combien de voyages d’Amérique ont été décidés par les Natchez ou amorcés par la Case de l’oncle Tom ! Je regrette, en vérité, de ne pas avoir vu un poète à côté de M. Doumer en Indochine, ou un romancier près du général Gallienil à Madagascar. Que saurions-nous du Sénégal et de Tahiti, sans les mariages successifs de Pierre Loti ? Si j’étais secrétaire d’État des colonies, je ferais chauffer un paquebot où j’installerais, avec des plumes, de l’encre et du papier, nos meilleurs peintres de paysages exotiques, André Chevrillon par exemple, ou Pierre Mille, ou Louis Bertrand, ou André Bellessort. Je tirerais des cabarets de Montmartre une douzaine d’excellents garçons qui font semblant de s’égayer sur la Butte, mais s’ennuient à périr et qui n’ont pas les moyens de s’en aller. Enfin je trouverais bien, dans les chaires universitaires, quelques bons géographes prêts à regarder les contrées dont ils parlent. Les journaux nous entretiennent, depuis quelque temps, d’un « généreux anonyme » qui met libéralement à la disposition de l’Université de Paris une somme d’argent, destinée à procurer aux meilleurs professeurs de notre enseignement secondaire le plaisir et le profit d’un voyage autour du monde. Je ne sais si les bénéficiaires de cette admirable fondation auront envie, en revenant au port, de reprendre le chemin de leurs lycées respectifs. Je crois plutôt qu’ils iront, tout droit, porter des articles dans les bureaux de rédaction et offrir aux éditeurs la relation de leur périple. Par conséquent, il importe que ces jeunes et heureux boursiers soient choisis non point parmi les écolâtres gonflés, bouffis et aveuglés de pédantesque suffisance, mais parmi ceux qui ont les yeux frais, la plume agile, la langue bien pendue et le jarret nerveux. Ainsi, nous pourrions obtenir, chaque année, par le bienfait du « généreux donateur », une série de livres dont l’influence serait singulièrement profitable aux intérêts publics. Il nous serait fort utile de connaître toutes les peuplades des colonies européennes, comme nous connaissons maintenant, grâce à M. Chailley-Bert, les habitants de Java.
« L’on voit, dit La Bruyère, certains animaux farouches, des mâles et des
femelles, répandus par la campagne, noirs, livides… »
Les paysans de Java,
sous le règne de S. M. la reine Wilhelmine, ne ressemblent pas à ces tristes paysans du
temps de Louis XIV. Rien n’est plus gai, plus bariolé que le spectacle de la moisson,
aux Indes néerlandaises. C’est une fête à laquelle on convie les parents et les amis. La
bande joyeuse s’égaille à travers les rizières. De loin on dirait, tant les costumes
sont variés, un vol d’oiseaux de toutes les couleurs. Le rouge, le vert, le rose
éclatent dans le chatoiement mobile des légers tissus, tels que mousselines, foulards et
satinettes.
À Java, c’est pendant la moisson qu’on prépare les entrevues, les fiançailles et les
justes noces. L’amour javanais est simple, franc, naïf. Peu de préambules. On se plaît.
On se prend. Les passions de l’amour ne s’épurent et ne s’affinent qu’au contact du
christianisme. Là-bas, malgré l’évidente finesse de la race indigène, le grossier Islam,
dompteur brutal des femmes passives, abrège les circonlocutions et précipite les
dénouements. Au reste, ce que nous appelons la « pudeur »
était une chose inconnue dans les Kampongs javanais, avant l’arrivée
des Européens. On y vivait innocemment, comme dans les primitives oasis du paradis
terrestre. C’est la civilisation occidentale qui a importé dans l’île la bégueulerie
avec le cortège de vices qu’elle suppose. « Pour que le Javanais, dit
M. Chailley-Bert, se risque aux conversations licencieuses, il faut qu’il ait
fréquenté les Européens. »
Cinquante mille Hollandais, marchands, planteurs, notaires, médecins, avocats,
entrepreneurs, fonctionnaires ou retraités du gouvernement des Indes, vivent en bonne
intelligence avec les doux et inoffensifs insulaires de Java. Le climat les a quelque
peu assoupis, alourdis. Ces colons ont pris les habitudes et quasiment le costume des
indigènes : veste lâche, large pantalon, sandales traînantes. Il fait si chaud à Java !
Leurs femmes ont renoncé à l’attirail, si compliqué, des ajustements d’Europe. Elles ont
laissé là le corset, le jupon et tout ce qui s’ensuit. Elles se contentent d’une
camisole flottante et d’une pièce de cotonnade ou de soie qui s’enroule autour des
hanches. « C’est si bon d’avoir le buste à l’aise, les jambes libres et nues, et
nus les pieds dans les mules brodées ! »
Ces coutumes nuisent à la vie
sociale. Car, pour aller dans le monde, il faut se vêtir d’un accoutrement moins
commode. Dans la colonie hollandaise de Batavia, on aime mieux
s’abstenir d’aller dans le monde que de prendre la peine de s’habiller. Une dame à qui
l’on veut faire visite doit être prévenue d’avance, afin qu’elle ait le temps de passer
une robe et un corsage. D’ailleurs, la simplicité de ces mœurs patriarcales est souvent
exquise. Lorsqu’on est admis dans l’intimité de ces familles semi-indigènes et quasiment
transformées par la chaleur des tropiques, on goûte les joies d’une hospitalité qui
dépasse en cordialité tout ce qu’on rapporte sur le compte des Écossais. On peut alors
apprécier les vertus des colons hollandais de Java. M. Chailley-Bert a vu de près les
renoncements dont est capable le patriotisme de ces braves gens, qui ont bien senti les
dangers d’une acclimatation trop résignée. Résolument, ils combattent ces dangers par un
sacrifice volontaire, très douloureux au cœur des mères. Ils savent que l’atmosphère de
Java est alanguissante, délétère, conseillère de nonchalance et d’oubli. Ils veulent que
leurs enfants échappent à cette contagion et soient munis d’un antidote contre le
délicieux poison de ce ciel qui endort les énergies. Ils prévoient les risques où
s’engagerait leur lignée si elle demeurait trop longtemps sous l’action d’une torpeur
héréditaire, dans une société sans art, sans idéal, presque sans patrie. Ils se séparent
de leurs enfants, afin que la colonie ne perde pas le souvenir de ses origines et que
chaque génération
soit retrempée dans l’air natal.
M. Chailley-Bert nous définit ce sentiment, avec un accent d’admiration significative,
dans une page qu’il faut citer :
Je touche ici à un côté du caractère hollandais qui approche du sublime. C’est si élevé, si noble, si pur, qu’il n’y a qu’à s’incliner dans le respect. Les Hollandais savent bien ce qui manque à leur Java. Ils connaissent ses faiblesses, et les causes de ces faiblesses. Pour eux, ils s’en accommoderaient ; pour leurs enfants, ils sont plus exigeants. Et quand arrive l’âge de l’éducation, ils les envoient en Hollande respirer le patriotisme et l’esprit national.
À quel âge cette séparation ? De très bonne heure, suivant certains rigoristes ; à sept ou huit ans, si l’on veut que ces enfants des tropiques soient de corps et d’âme de purs Hollandais ; un peu plus tard, selon la commune opinion, à dix ou douze ans pour les garçons, à seize ou dix-sept ans pour les filles. A quelque moment qu’elle doive venir, cette séparation pèse sur la vie : entrevue, elle est le coup toujours suspendu ; accomplie, elle est la blessure toujours saignante. Je sais des mères qui ont vu partir des enfants de dix ans et ne les ont revus qu’hommes de vingt. Ô saintes résignées, quelle immolation et quelle grandeur !
On pourrait extraire de ce livre copieux beaucoup d’autres remarques également instructives ou édifiantes. Mais il faut se borner. Je note, en finissant, que l’auteur ne parle pas de ces « danseuses javanaises » dont nous avons admiré, en 1889, les jolies têtes casquées d’orfèvrerie, les bras souples, les attitudes serpentines et les mièvres frimousses, fardées de safran. Il ne ◀semble▶ même pas les avoir vues. Est-ce qu’il y aurait des « javanaiseries » spécialement instituées pour la parure des Expositions ?
III
Il faut, à présent, donner audience aux voyageurs qui connaissent l’Extrême-Orient pour l’avoir vu, et qui nous disent simplement, sans phrases :
J’étais là ; telle chose m’advint.
Voici M. Bard, un commerçant, qui, pendant quatre années, a observé les Chinois chez eux 17. De son séjour à Shanghaï, à Pékin, à Ning-Po, à Canton, à Tien-Tsin, M. Bard nous rapporte une collection de carnets bourrés de notes et un riche album de photographies. Sans cesser d’être attentif à l’importation des cotonnades, des filés de coton, des lainages, des pétroles, des verres à vitres, des horloges, des vins et liqueurs, des rubans, des parapluies européens et des parasols japonais, M. Bard a regardé les petits hommes jaunes, vêtus de soie, qui grouillaient, dans les villes, autour des pagodes, cheminaient, en charrette, sur les routes poussiéreuses ou boueuses, trafiquaient au fond des échoppes. Sans renoncer à l’étude des charbons, des céréales, des porcelaines, des cannelles et du thé que les négociants des deux mondes exportaient du Céleste Empire, l’auteur des Chinois chez eux a voulu discerner, au-delà des couleurs visibles et des formes extérieures, les motifs secrets et les mobiles cachés qui font agir les Jaunes. Enfin, désireux de pousser son enquête aussi loin que possible, il a complété ses observations personnelles par une série de consciencieuses lectures. Il a lu, de préférence, les livres qui sont le résultat d’une expérience directe et qui ont été écrits en Chine, sur les Chinois. L’ouvrage classique du P. Hue (L’Empire chinois) lui a fourni une ample moisson de faits dûment constatés et de conclusions savamment déduites. La curieuse monographie que M. Chester Holcombe intitule Le véritable Chinois lui a offert plus d’une occasion de rapprochements instructifs. Sa petite bibliothèque de voyage contenait les Traits caractéristiques des Chinois, de M. Arthur Smith, le Gouvernement chinois, de M. William Mayers. Une autre Chine, du P. Reynaud, évêque de Ning-Po, une Note de MM. Tillot et Fischer sur la monnaie et les métaux précieux en Chine, le Rapport du consul Brenan sur les ports de commerce de la Chine ; sans compter les journaux indigènes : la Gazette de Pékin, le Progrès chinois, l’Aide-mémoire du professeur, la Revue de l’étudiant chinois, etc. Je profite de ce mémento bibliographique, pour signaler, tout de suite, au lecteur studieux, la saisissante étude du docteur Matignon sur la Superstition, le Crime et la Misère en Chine. Le Tour d’Asie de M. Marcel Monnier est un beau livre qui a paru d’abord sous forme de correspondances adressées au Temps.
L’ensemble de ces témoignages continue à nous présenter l’image d’une Chine vraie,
longtemps cachée aux esprits frivoles et aux yeux distraits par un paravent bariolé de
couleurs illusoires. Nous avons cru, pendant longtemps, que toute la « chinoiserie »
consistait en un décor moitié coquet, moitié grotesque, encombré de bibelots amusants et
fragiles. Notre fantaisie errait complaisamment dans les jardins du Palais d’Été,
arrangés à souhait par notre imagination divertie et leurrée. Ce n’étaient que sentiers
sinueux, pelouses fleuries, gais ruisseaux, îles flottantes, rochers artificiels et
saugrenus. « Les paysages chinois, dit le savant horticulteur Alphand, sont
précieux, maniérés, indice d’un art un peu caduc. On y trouve trop de
conceptions bizarres, tourmentées, de petits tableaux : la poursuite
de l’exception, les contrastes heurtés, des formes maigrelettes et confuses… Dans les
carrefours et les massifs se dressent des animaux fantastiques, des chimères, des
fantoches pansus, de grands vases peints. Des kiosques aux fines colonnettes, aux
toits retroussés et frangés de sonnettes, avec des couleurs vives, des fleurs, des
dragons ou des scènes poétiques, se mirent dans l’eau des lacs. Sur ces lacs glissent
de charmantes barques, ornées de banderoles. On franchit les rivières sur des ponts en
bronze, en porcelaine, en bambou. Ces ponts offrent quelquefois des passages en
zigzag. Le tout a l’aspect d’un charmant fouillis, frais, gracieux, gai, fleuri et
faux comme un travestissement. »
À la place de cette Chine travestie, dont les labyrinthes se transforment si aisément en coupe-gorge, les voyageurs nous proposent des tableaux moins engageants.
Les quartiers chinois et tartares de Pékin sont un indescriptible fouillis de masures
en bois, couvertes de mauvaises tuiles, encombrées d’immondices, séparées par des rues
où s’embourbe et s’enlise, sous la pluie, au soleil, selon la saison, un va-et-vient de
piétons, de carrioles, de bourriques, de chameaux. « Pékin, dit M. Bard, possède
de larges avenues, dont le sol est rehaussé de manière continue, depuis des siècles,
par les immondices, en sorte que les maisons primitives
sont aujourd’hui en contre-bas. »
Et M. Bard continue sa description par des
traits qui montrent le degré d’abandon où peut descendre l’incurie orientale. Pékin fut
jadis une fort belle ville. C’était une capitale très présentable, en un temps où Paris,
Londres, Berlin et Moscou n’étaient que des villages ignorés. Aujourd’hui, le dallage
des avenues est interrompu par des terrains valus. Les roues des charrettes s’enfoncent
jusqu’au moyeu.
Voici, parmi les notes de M. Bard, quelques lignes qui me ◀semblent▶ particulièrement
dignes de mémoire : « La rue où se trouvent les légations mérite une mention
spéciale. La mule de notre charrette y entrait dans la boue jusqu’au poitrail…
L’“hôtel de Pékin”, où nous étions descendus, et la légation de France sont porte à
porte, et cependant nous dûmes affréter une charrette pour pouvoir répondre à
l’aimable invitation à dîner du ministre de France. Des lacs de boue séparaient les
deux immeubles. »
Si nous n’étions renseignés, ici, que par un seul témoin, nous pourrions craindre
d’être induits en erreur par l’exagération d’un voyageur malchanceux. Mais un autre
voyageur, M. Marcel Monnier, qui s’est longtemps promené, à Pékin, dans la rue de la
Patte-de-Poule et sur le boulevard de la Peau-qui-pue, a été fortement offusqué,
malgré sa bonne humeur, par les « terribles
effluves »
de la « majestueuse et sordide capitale »
. Quelles
visions de découragement et de souffrance il a notées, aux abords du petit hôpital
français du Nan-Tang, lorsqu’il assistait aux cliniques matinales du docteur Matignon.
« Je vois encore, dit-il, parmi les immondices de l’horrible rue, la multitude
des souffreteux, des malingres, des stropiats… »
Le docteur Matignon a
rencontré plusieurs fois, dans les rues, des cadavres de mendiants, qu’on laissait là…
M. Pierre Leroy-Beaulieu a été scandalisé, lui aussi, par la voirie de Pékin.
« Pour éviter d’être trop bousculé, dit-il, il faut parfois se réfugier dans
les boutiques, au fond desquelles les marchands fument paisiblement leurs longues
pipes. Ces magasins, où tout est rangé avec un soin minutieux, ont un air calme,
ordonné, propret même, qui contraste avec le tohu-bohu, avec l’effroyable saleté de la
rue. »
Si j’osais ajouter un commentaire à des témoignages si instructifs, je
dirais que ce contraste entre l’intérieur et l’extérieur, ces différences qui séparent la vie privée et la vie publique,
l’individu et la société ne sont pas des misères exclusivement chinoises. Chez toutes
les nations décadentes, qui n’ont plus d’administration, les voyageurs observent les
mêmes négligences, les mêmes ordures, symptômes de la même décrépitude et signes
avant-coureurs des
mêmes accès de folie criminelle. En
d’autres régions de l’Asie, à Trébizonde, à Alep, à Diarbékir, on trouve aussi, à deux
pas du bazar où l’honnête marchand fume paisiblement sa pipe, des ruisseaux de fange,
affreusement souillés, de temps en temps, par des flots de sang.
Le Céleste Empire est affligé d’un « personnel dirigeant » dont tous les voyageurs, par
un accord unanime, dénoncent les faiblesses et les vices. Le vénérable évêque de
Ning-Po, Mgr Reynaud, a jugé la Chine en des termes auxquels sa
longue expérience confère une singulière valeur : « Le grand mal de la Chine,
c’est d’avoir de mauvais fonctionnaires, et la faute de ceux qui la condamnent est
d’attribuer au peuple les vices qui frappent dans les chefs. »
On sait qu’en
Chine les fonctions publiques sont décernées, par voie de concours, à des candidats dont
les compositions obtiennent des notes proportionnées au bakchich des
examinateurs. Les diplômés sont répartis en des grades que désigne un bouton de corail
rouge, de corail bleu, de cristal, de jade ou de cuivre, vissé à la pointe du chapeau
officiel. Les titulaires de ces différents boutons grappillent à qui mieux mieux sur les
biens du pauvre peuple.
Le bakchich est une institution nationale en Chine. M. Bard nous
explique philosophiquement les raisons, bonnes ou mauvaises de cette coutume orientale :
« Les extorsions des
mandarins sont pour ainsi dire
obligatoires. Leurs appointements fixes sont dérisoires. Il s’ensuit qu’ils ne payent
pas leur personnel, et ces satellites sont redoutables au peuple qu’ils pressurent de
mille manières… »
Les très grands personnages, en Chine, ont l’honneur de porter une casaque jaune et une plume de paon. Les petites gens ont ordinairement peur de cette plume et de cette casaque, et regardent ces insignes comme des épouvantails. Là-bas, ainsi que sur beaucoup d’autres points de l’Asie, l’autorité patriarcale a dégénéré en oppression barbare. Je ne connais pas les vice-rois, les gouverneurs, les préfets et les sous-préfets qui représentent, dans les dix-huit provinces de l’empire chinois, la majesté du Fils du Ciel. Mais je les soupçonne de ressembler excessivement à certains caïds, khalifas, pachas ou moutessarifs que j’ai fréquentés ailleurs. J’ai rencontré, un jour, en Anatolie, un vieux laboureur qui avait cessé de cultiver son champ. « Pourquoi, lui dis-je, ne cultives-tu pas ton champ ? — C’est, me répondit-il, parce que le gouvernement me prendrait la moisson. » Je crains que les nations qui éprouvent envers leur gouvernement ce sentiment de terreur et de méfiance ne soient prêtes à tomber dans l’anarchie et à subir, par conséquent, la domination étrangère. Le rêve du Chinois de la classe moyenne, c’est d’être (selon la piquante remarque de M. Marcel Monnier), non pas précisément heureux, mais aussi peu malheureux que possible, sous le détestable gouvernement que la fatalité lui impose. Le charretier qui, quatorze heures sur vingt-quatre, trottine comme une bête de somme à côté de sa guimbarde et de sa haridelle, le porteur de palanquin, dont les épaules sont tannées par le poids des fonctionnaires ventrus, les bateliers du fleuve Bleu, qui manœuvrent les lourdes jonques à travers les eaux rapides, tous ces gens-là, terriens ou mariniers, quand ils ont achevé leur journée, soupent d’une écuelle de riz, font une partie de dés, fument une pipe et s’endorment tranquillement, la tête sur une brique ou sur une bûche. Ils souhaitent silencieusement de ne jamais apercevoir de trop près les boutons de cristal, les vestes de soie jaune ou les plumes de paon. Dans le voisinage des mandarins, on ne recueille guère que des ennuis et des horions : impôts arbitraires, coups de rotin sur le dos, gifles appliquées sur la joue avec des semelles de souliers. Les percepteurs, en Chine, sont toujours disposés à prouver la légitimité de leurs exactions par l’argument décisif de la cangue. Les sous-préfets, chargés de rendre la justice à leurs administrés, s’acquittent de leurs fonctions judiciaires avec un sans-gêne très expéditif. Un voyageur américain, M. Holcombe, vit, un jour, trois Chinois qui, solidement liés par les poignets, étaient suspendus à un arbre, en plein été, sous un soleil de plomb.
« Que font là ces gens ? » demanda-t-il.
Un fonctionnaire, préservé de la chaleur par une ombrelle et par un éventail, lui répondit gravement :
« Ce sont des individus que j’accuse d’avoir volé. J’attends qu’ils avouent. »
Les trois patients, après trois heures de suspension, furent descendus à terre. Ils étaient évanouis. Leurs bras étaient luxés, bleuis, effroyablement enflés. Quand on les eut ranimés, ils protestèrent de leur innocence.
« C’est bien, murmura le fonctionnaire. Alors on va vous suspendre de nouveau. »
Les trois Chinois, effarés par les préparatifs d’une nouvelle suspension, s’avouèrent coupables.
Une autre fois, un sous-préfet, que connaît M. Bard, fît comparaître dans son yâmen, un Chinois chrétien faussement accusé d’un meurtre. Et voici le procès-verbal de l’interrogatoire dirigé par ce fonctionnaire :
Le sous-préfet. — On t’a vu sur le lieu du crime ; tu étais donc présent.
Le Chinois. — C’est impossible. Le meurtre a été commis dans la nuit du 9 au 10 août. Or, depuis le 7 août, je suis à la résidence de la Mission.
Le sous-préfet. — Précisément, le 7 est le jour du crime ! Frappez-le de cinq cents coups de bambou. Il faut qu’il avoue…
Quand les cinq cents coups de canne eurent été appliqués par les employés de la sous-préfecture, le dialogue recommença :
Le sous-préfet. — Veux-tu avouer que tu étais présent sur le lieu du crime ?
Le Chinois. — J’affirme que j’étais en ville.
Le sous-préfet. — Allons ! Cinq cents coups sur les épaules vont te délier la langue. Il faut que tu dises que tu étais présent !
Le Chinois. — Je ne pouvais pas être en même temps là-bas et en ville. Si j’avais pris part au meurtre, je me serais enfui ou caché. Aurais-je encore osé venir au tribunal ?
Le sous-préfet. — Tu es un bavard ! Tu parles trop ! Donnez-lui deux cents gifles ! Il faut absolument que tu avoues ta présence.
Le Chinois. — Non, je n’étais pas présent.
Le sous-préfet. — Deux cents coups de rotin sur les reins.
Après cette bastonnade, un secrétaire du mandarin s’approcha du malheureux fustigé.
« Attention ! lui dit-il. Gare à ta peau, Tsien Héou Tching ! Il y a d’autres
moyens de te faire parler. Si tu persistes à nier, il va t’arriver pire. »
L’interrogatoire touchait à sa fin.
Le sous-préfet. — Eh bien ! avoueras-tu enfin ?
Le Chinois. — Ta Lao Yé, vous le voyez, je n’en puis plus, je suis incapable de souffrir davantage. Je n’étais pas présent au meurtre ; mais, pour vous obéir, je conviens que j’étais présent.
Le sous-préfet. — Ah ! enfin, il avoue ! Qu’on l’emmène en prison !
Le pauvre Tsien Héou Tching, battu jusqu’au sang, n’était plus que plaies et bosses. On l’emporta dans un cachot. Les geôliers crurent devoir prendre la précaution inutile de lui passer des chaînes de fer au cou, aux mains et aux pieds. Il fut mis au secret.
Les satrapes diplômés, les sinistres « forts en thème » dont se compose trop souvent le mandarinat chinois exercent une tyrannie où la férocité du despote oriental se mêle à un pédantisme de pions méchants. Quelques-uns, en torturant leurs victimes, font des citations d’auteurs classiques. Ces fonctionnaires lettrés, grands docteurs en supplices, tiennent à garder un prestige académique aux yeux des populations qu’ils abrutissent et terrorisent par l’épouvante des châtiments corporels.
Les Chinois sont tellement habitués à ces procédés de la racaille officielle qu’ils ne
s’en émeuvent pas outre mesure. Un couple d’Anglais, M. et Mme Archibald Little, ayant porté plainte pour un vol commis à leur préjudice dans
une ferme chinoise où ils étaient en villégiature, on
arrêta
le fils de leurs hôtes. Pendant plusieurs jours, ce jeune homme fut roué de coups. Et
puis, on découvrit les voleurs, quelques vagabonds, coutumiers de ce méfait. Le jeune
homme, reconnu innocent, fut relâché. Ses parents furent si heureux de cette
« ordonnance de non-lieu » qu’ils donnèrent un grand repas auquel furent conviés M. et
Mme Archibald Little ! M. Bard ajoute que « ce garçon,
naguère vigoureux et bien portant, n’était plus qu’un débris humain estropié par la
torture »
. On est stupéfait par ce fatalisme, si exempt de rancune, si prompt
à excuser des étrangers responsables d’un pareil malheur.
Au centre du mandarinat qui règne ainsi par le rotin et la cangue, il faudrait, pour achever la peinture du gouvernement chinois, décrire le palais impérial, vaste bâtisse qui envahit la Cité jaune, foyer des intrigues, source des faveurs, rendez-vous de toutes les ambitions et de toutes les convoitises. La demeure immense où réside le Fils du Ciel est mystérieuse comme un sanctuaire, clandestine et close comme un harem, inquiétante comme une caverne. On est tenté de dire, en voyant ce monstrueux sérail :
Ô murs, que vous savez de lugubres histoires !
La vie des sultans tartares, cette vie murée, recluse, effrayée et effrayante, ◀semble▶
calquée sur les plus détestables exemples de Byzance, de
Bagdad et de Stamboul. Une domesticité innombrable et abjecte s’agite autour du
maître, en une continuelle émulation de bassesse, de corruption et de cupidité.
« Tous les fonctionnaires du Palais, dit le docteur Matignon, sont
eunuques. »
Cette armée d’eunuques atteint le chiffre de 7 000 individus, et
l’on est obligé, chaque année, de refuser beaucoup de candidats qui voudraient chercher
fortune dans les antichambres impériales. Il y a, parmi cette assemblée d’esclaves,
plusieurs catégories. Trois cents d’entre eux sont acteurs et jouent la comédie devant
les femmes de l’empereur. Mais leur principale fonction consiste à servir
d’intermédiaires entre l’empereur et ses femmes. Lorsque le Fils du Ciel veut faire
appeler une de ses favorites, il inscrit sur un jeton le nom de la femme élue. Un
fonctionnaire à peu près pareil à l’homme de confiance que chez le Grand-Turc on appelle
le kizlaraga (le « capitaine des filles »), s’empresse d’aller
remettre le jeton à la destinataire. Celle-ci est aussitôt portée en palanquin jusqu’au
seuil de la chambre du maître, vers qui elle doit, selon le rite, se traîner d’un air
respectueux. Un greffier inscrit sur un registre spécial la date de cette entrevue, afin
qu’il n’y ait point d’erreur dans les héritages de la dynastie mandchoue. Mille
cérémonies burlesques, qu’on dirait copiées sur le scénario du Bourgeois
gentilhomme, une infinité de simagrées bouffonnes ou
grossières, inspirées par les plus folles superstitions, occupent les habitants du
palais impérial de Pékin. L’empereur est une espèce d’idole, jalousement cachée aux yeux
des simples mortels et qu’on doit approcher en tremblant. Quand, par hasard, Sa Majesté
sort des profondeurs où elle est retenue par une tradition immémoriale, chacun doit
rentrer chez soi, afin d’éviter de voir la face auguste. Les ambassadeurs des puissances
étrangères n’obtinrent qu’en 1873, après d’interminables palabres, la permission de
paraître devant l’empereur-fétiche sans se prosterner ; mais ils ne furent pas encore
admis dans l’intérieur de l’enceinte sacrée, et un bizarre cérémonial les empêcha de
voir le visage du potentat. Le journal officiel de Pékin annonça d’ailleurs, après cette
audience, que les « diables étrangers », ayant osé se présenter devant le Fils du Ciel,
étaient tombés à la renverse, foudroyés. C’est ainsi que les historiens officiels en
Chine écrivent l’histoire. Plus tard, lors de l’avènement de Kouang Su, les
représentants de la France et de la Russie refusèrent de se rendre à l’audience
impériale si elle devait être ainsi réglée et commentée. Une nouvelle série de
pourparlers aboutit enfin, après plusieurs années de négociations, à un protocole dont
la légation française bénéficia pour la première fois en 1894. M. Gérard, ministre de
France, accompagné par le capitaine de Fleurac,
attaché
militaire, et par les interprètes Vissière et Leduc, descendit de sa chaise mandarine à
l’entrée du Palais, traversa les cours intérieures à pied, fut gratifié d’une tasse de
thé sous une tente pavoisée, et se présenta devant l’empereur, qui était assis sur un
trône, « dans une salle de moyenne grandeur »
. L’idole, immobile, fut
saluée. Les lettres de créance furent remises. On salua de nouveau. Et l’on sortit à
reculons, en réprimant sans doute, sous des dehors froidement diplomatiques, un vif
accès de gaieté française. Pour comble d’ironie, cette idole tartare, ce souverain des
souverains, ce Fils du Ciel, ce seigneur ombrageux qui envoie volontiers le « fatal
lacet » aux mandarins suspects, n’est souvent, lui-même, qu’un fantôme d’empereur, dont
un intrigant peut se débarrasser par un coup de sabre ou par une dose d’opium.
Un proverbe turc dit que c’est toujours par la tête que les poissons pourrissent.
L’histoire du Bas-Empire chinois ◀semble▶ vérifier cet aphorisme de la sagesse orientale.
À Pékin, aussi bien qu’à Byzance, les destinées de tout un peuple sont capricieusement
régies par des révolutions de palais où fermentent d’horribles passions et où pullulent
d’affreuses multitudes, ouvrières d’émeutes et de carnages. Chaque fois que dans un État
l’autorité tombe en déshérence, que la loi est inefficace et que les cadres
administratifs sont
brisés par l’excès de l’arbitraire ou par
les vices des gens en place, le pouvoir effectif passe entre les mains sauvages de la
foule. Le rebut malfaisant que toute nation contient s’échappe par toutes les fissures
de la société vermoulue. C’est un débordement d’impuretés, où se mêlent, fatalement, ces
éclaboussures de sang frais dont les populaces révolutionnaires sont toujours friandes.
Là-bas, dans cet empire peuplé par quatre cents millions d’habitants, le chiffre énorme
de la population décuple les éléments de désordre, centuple les instruments de rapine et
de meurtre. M. Marcel Monnier, dans ses pittoresques récits, qu’on ne peut relire
maintenant sans une émotion croissante, nous a montré, en de brefs cauchemars, bientôt
suivis, hélas ! d’une longue angoisse, cette « légion de gens à tout
faire »
. Ces gens (qu’on les appelle Boxeurs ou autrement) sont là,
« aux heures de crise, surtout lorsque les inquiétudes des mandarins et des
lettrés devant le progrès de l’influence européenne les incitent à procéder par
intimidation en donnant à des violences calculées les apparences d’un irrésistible
mouvement populaire »
. Cette tourbe « devient aux mains des autorités
l’instrument commode de l’émeute que l’on peut désavouer, après le
pillage »
.
« L’Européen, voilà l’ennemi ! » tel est alors le cri de guerre par lequel on soulève, là-bas, les faubourgs grouillants, les campagnes pullulantes, en faisant croire aux misérables que les « Ogres de l’Ouest » sont des mangeurs d’enfants et des bêtes à face humaine. Les placards qui excitent les foules au massacre et à l’incendie sont parfois libellés en vers par les plus ingénieux rhétoriciens de la caste lettrée.
« En résumé, dit M. Marcel Monnier, ma conviction est que la plupart de ces mouvements soi-disant populaires… sont imputables non pas à la population prise dans son ensemble, mais à de très hauts et de très puissants seigneurs et à la canaille diplômée. »
Voilà une observation qu’il ne faut pas oublier si l’on veut poser avec soin le diagnostic de l’« Homme malade de l’Extrême-Orient ».
IV
Le Japon, depuis quinze ans, s’est souvent reflété dans la littérature française.18
Tout d’abord, ce fut très amusant.
Des petites femmes, aux yeux d’émail, retroussés et bridés, aux cheveux noirs, au visage blanc, aux lèvres rouges, souriaient, d’un sourire mièvre, dans un décor fragile et fleuri. Elles avaient des attitudes silencieuses d’idoles et des gestes menus de poupées. Leurs grands chignons, dont la proportion contrastait, si drôlement, avec la petitesse exquise de leur taille, étaient fixés par des épingles de métal brillant très longues. C’étaient des visions étranges. Les robes de ces Japonaises ◀semblaient▶ découpées, par des ciseaux magiques, dans des ailes de papillons. Quelles étoffes ! Si légères, avec des bouquets brodés en argent ou en or, des bigarrures invraisemblables, des libellules bleues et des nénuphars en miniature ! Rien ne ◀semble▶ trop bizarre, trop fluide ou trop volatil pour ces princesses-bibelots. On dirait qu’elles ne se nourrissent point de choses terrestres. Quand l’heure est venue de faire la dînette, elles saisissent délicatement, du bout d’une baguette de bois maniée avec un doigté merveilleux, des aliments fantastiques : petits poissons secs au sucre, crabes au sucre, haricots au sucre, fruits au vinaigre et au poivre, hachis de moineaux, crevettes farcies, bonbons salés, piments sucrés. Elles ont des langues de chattes, pour laper la blonde liqueur du thé dans des tasses toutes petites, dont la porcelaine est enluminée d’oiseaux et de fleurs. Et si rieuses, si joyeuses, toutes ces figurines nipponnes ! Jamais l’enfantillage féminin n’eut des grâces plus gentilles ni mieux étudiées. On ne sait comment définir ces joujoux, qu’une longue éducation initia patiemment à l’art de plaire. Leurs noms mêmes, dans le parler puéril de leur lointain pays, ont l’air d’attirer la caresse par une mignardise d’artificielle floraison. Elles s’appellent, là-bas, à Nagasaki ou à Kiotom, Madame Campanule, Madame Jonquille, Mademoiselle Jasmin, Madame Chrysanthème…
On les désigne, en japonais, d’un mot intraduisible : mousmé.
« Ce mot, dit le savant linguiste Loti, signifie jeune fille ou très jeune
femme. C’est un des plus jolis de la langue nipponne ; il ◀semble▶ qu’il y ait, dans ce
mot, de la moue(de la petite moue gentille et drôle comme elles en font) et surtout de
la frimousse, de la frimousse chiffonnée comme est la
leur. »
Et Loti ajoute : « J’emploierai souvent ce mot, n’en
connaissant aucun qui le vaille. »
Oh ! que Loti a vu de choses dans ce mot de « mousmé » ! Pourquoi n’y verrais-je pas de la mousseline, symbole des nuages blancs dont l’aérienne légèreté plane dans l’azur tendre du ciel, au-dessus de la pointe volcanique du Fousi-Yaman ? Et pourquoi ce mot de « mousmé » ne me ferait-il pas songer aux mousses fraîches que constelle l’éclosion multicolore des roses-pompon, des marguerites-reines et des zinnias, sur les collines où s’échelonne, en terrasses, le célèbre temple de la Tortue Sauteuse ? La Tortue Sauteuse, d’après le théologien Loti, est une des principales idoles de la religion japonaise.
Je ne sais si les « mousmés » chantent, en s’accompagnant des grêles accords de leurs guitares, ce sonnet de Heredia :
D’un doigt distrait frôlant la sonore biva,À travers les bambous tressés en fine latte,Elle a vu, par la plage éblouissante et plate,S’avancer le vainqueur que son amour rêva.C’est lui. Sabres au flanc, l’éventail haut, il va.La cordelière rouge et le gland écarlateCoupent l’armure sombre et sur l’épaule, éclateLe blason de Hizen ou de Tokungawa.Ce beau guerrier, vêtu de lames et de plaques,Sous le bronze, la soie et les brillantes laques,Il l’a vue. Il sourit dans la barbe du masque.Et son pas plus hâtif fait reluire au soleilLes deux antennes d’or qui tremblent à son casque.
Je suis comme José-Maria de Heredia : je ne suis jamais allé au Japon, hélas ! Si donc je veux me figurer « l’Empire du Soleil Levant », depuis le détroit de Van Diemen jusqu’au détroit de La Pérouse, je suis obligé de recourir au japonisme littéraire que les Goncourt, si je ne me trompe, ont inauguré chez nous, et que Loti a consacré par le succès de Madame Chrysanthème et des Japoneries d’automne.
J’ai feuilleté quelques-uns de ces charmants albums que le Japonais Hayashi nous a rapportés de l’Extrême-Orient, — ces albums venus avec les quarante pivoines rarissimes qui ont fleuri jadis dans le jardin d’Edmond de Goncourt… Vous savez ces pivoines qui s’appelaient, en japonais, Soleil levant du port, Bambou neigeux, Blanc de la vie mondaine, Toilette légère, Parfum de manches de femmes… J’ai regardé les maisons vertes du peintre Outamaro, et aussi les adorables « mousmés » de ce même artiste qui mourut d’épuisement, ayant continué d’être amoureux dans un âge où l’amour est hors de saison. J’ai acheté fort cher, en un jour de folie, un wakizashi, petit sabre japonais, dont la gaine, la garde et la poignée étaient ornées de chrysanthèmes d’argent. Que celui qui est exempt de toute japonaiserie me reproche cette dépense !
Eh bien ! de toute cette enquête résulte en moi l’image d’un Japon que je sens
excessivement japonais. Je vois un pays trop laqué, trop vernissé, trop amenuisé pour
être viable. C’est déjà rocaille, et aussi un peu rococo, comme la Louisiane de
Chateaubriand. Les jolies inventions de l’exotisme littéraire vieillissent vite, parce
que, Dieu merci ! elles se renouvellent souvent. Il y a un Japon de musée, de librairie
et d’Exposition universelle. Ce Japon, très connu, presque trop vu, consiste
essentiellement en un « jardin de
fleurs ». On appelle ainsi,
là-bas, l’équivalent des endroits joyeux où les étrangers de passage en France ont
coutume d’étudier Paris. C’est dans un « jardin de fleurs » que Loti connut
M. Kangourou, « interprète et agent discret pour grands mariages »
.
M. Kangourou négocia entre Loti et Mme Chrysanthème cette union si
féconde en philosophiques récits. Et l’on aurait pu croire que, dans tous les États du
mikado, les honnêtes familles élevaient leurs filles en vue de procurer quelques
désillusions aux officiers de marine égarés sur les rivages de cet empire hospitalier.
C’était bizarre. Et Loti, présentant son livre à une duchesse pleine de grâce et de
bonté, ne pouvait s’empêcher d’exprimer sa surprise en termes ingénieux :
Madame la duchesse,
Veuillez agréer ce livre comme un hommage de très respectueuse amitié. J’hésitais à vous l’offrir, parce que la donnée n’est pas bien correcte ; mais j’ai veillé à ce que l’expression ne fût pas de mauvais aloi, et j’espère y être parvenu… Veuillez recevoir mon livre… comme vous recevriez une potiche drôle, un magot d’ivoire, un bibelot saugrenu quelconque rapporté pour vous de cette étonnante patrie de toutes les saugrenuité.
Hélas ! quelque temps après, le même Loti, revenant de visiter Kioto, la ville sainte, écrivait à Edmond de Goncourt :
Jusqu’à ces dernières années, elle était inaccessible aux Européens, mystérieuse ; à présent, voici qu’on y va en chemin de fer, autant dire qu’elle est banalisée, déchue.
Est-il autant « fini » que cela, le Japon ? Non pas, si l’on en juge d’après un autre voyageur, M. André Bellessort, qui, à peine débarqué dans un hôtel de Tokioo, fut poliment abordé par un reporter, appartenant au meilleur journal de cette populeuse cité :
« Que pensez-vous de la nature du Japon ? des villes japonaises ? des Japonais ? de leur politique ? »
M. André Bellessort considéra, stupéfait, ce questionneur imprévu. Il n’osa pas lui réciter, en guise de réponse, le sonnet ultra-japonais que José-Maria de Heredia intitula le Daïmio :
Sous le noir fouet de guerre au quadruple pompon,L’étalon belliqueux en hennissant se cabreEt fait bruire, avec des cliquetis de sabre,La cuirasse de bronze aux lames du jupon.Le chef, vêtu d’airain, de laque et de crépon,Ôtant le masque à poils de son visage glabre,Regarde le volcan sur un ciel de cinabreDresser la neige où rit l’aurore du Nippon.Mais il a vu vers l’Est éclaboussé d’or, l’astre,Glorieux d’éclairer ce matin de désastre,Poindre, orbe éblouissant, au-dessus de la mer ;Et pour couvrir ses yeux dont pas un cil ne bouge,Il ouvre d’un seul coup son éventail de ferOù dans le satin blanc se lève un Soleil rouge.
Le Japonais que M. Bellessort avait devant les yeux n’était point vêtu d’airain ni de laque ni de crépon. Un simple overcoat, de cheviotte quadrillée à la mode britannique drapait son torse sans prétendre aux effets pittoresques dont les anciens chefs étaient si friands. Un « melon » couvrait sa tête. Il avait un porte-crayon perfectionné, de fabrication américaine. Cet interviewer, véritablement représentatif, symbolisait à merveille le Japon moderne. Était-il rédacteur au Nichinichi, gazette du marquis Ito ? Collaborait-il au Jiji Shimpô, organe ministériel, ou bien au Yorozu, qui s’imprime sur papier rose et qui est toujours d’un avis contraire à l’opinion du gouvernement ? M. Bellessort néglige de nous renseigner sur ce point. Et d’ailleurs peu importe. Car notre compatriote, alerte journaliste, s’empressa de prendre les devants, et interviewa son exotique confrère, lequel d’ailleurs ne fit point de difficulté de répondre à un questionnaire fort complet.
« Nous nous occupons de réformer nos institutions politiques, dit le reporter japonais, qui ◀semblait▶ avoir puisé le respect de la législation constitutionnelle dans les ouvrages de Grotius, de Montesquieu, de Pufendorfp, de Sieyès et de Tocqueville. »
Et M. Bellessort fut immédiatement renseigné sur le fonctionnement du parlementarisme dans la patrie de Mme Chrysanthème.
« Nos politiciens, dit le reporter, ne valent pas les vôtres.
— Ah bah !
— Mais ils font tout leur possible pour marcher sur les traces des parlementaires européens.
— Allons ! tant mieux.
— Oui. Et puis, nous voulons réformer notre clergé. Nos bonzes sont séditieux…
— Oh ! vraiment ?
— Très séditieux. Ils ne lisent que des journaux d’opposition. Mais nous avons un premier ministre qui n’a pas peur des prêtres bouddhistes ou shintoïstes. Nous voulons conformer notre religion aux directions générales de la civilisation moderne. Nous ne voulons pas être les esclaves du passé mort. Il ◀semble▶, au premier coup d’œil, que l’immobilité du bouddhisme soit inconciliable avec le mouvement endiablé de la civilisation contemporaine. Nous prouverons que nos idoles, endormies depuis des siècles et des siècles dans la paix des sanctuaires, peuvent très bien assister à des inaugurations de chemins de fer, à des fondations d’écoles, à des constructions d’usines, aux exercices de nos soldats, vêtus d’uniformes européens et munis des engins de tuerie les plus parfaits.
— La peau des Chinois, monsieur, a éprouvé la supériorité de votre armement.
— Certes !… Et puis, nous avons des vaisseaux, cher monsieur, des cuirassés d’escadre, des cuirassés garde-côtes, des torpilleurs, des contre-torpilleurs. Tout cela (que Bouddha nous le pardonne !) ne marche pas trop mal, et nous permet de faire assez bonne figure à côté de vos magnifiques escadres, quand l’Europe se dérange pour corriger, manu militari, nos voisins du Céleste Empire. Et enfin notre armée n’est pas à dédaigner. Nous n’avons en temps de paix que 300 000 hommes environ, sur pied. Mais nos excellents réservistes et nos consciencieux territoriaux — amicalement raillés, comme les vôtres, par les chansonniers de café-concert — compléteraient allègrement nos effectifs. Parcourez nos départements. Allez dans le Saïtama, ou abonde la soie. Visitez la province de Sinane, riche en plantations de thé. N’oubliez pas le district d’Ivate, fertile en moissons de riz. Vous voyagerez partout sous l’œil vigilant de notre gendarmerie, sans craindre les voleurs plus qu’en Beauce ou en Poitou. Munissez-vous de quelques bons ouvrages, capables de vous renseigner sur le progrès économique et social de notre pays. Quelques-uns de vos plus distingués compatriotes ont bien voulu étudier sur place l’état actuel du Japon. Vous connaissez, évidemment, les écrits de l’amiral Layrle et de M. Georges Bousquet, de M. Marcel Monnier. Vos journaux, vos magazines, vos revues publient, à chaque instant, des monographies qui prouvent un sincère désir de comprendre notre caractère et de l’expliquer au reste de l’univers. Je ne doute pas que votre ouvrage ne soit, comme ceux que je viens de citer, excellent. »
C’est ainsi — ou à peu près — que M. Bellessort, voyageur au Japon, fut catéchisé par un reporter japonais, sitôt qu’il eut mis le pied dans l’« Empire du Soleil Levant ». Cette « interview » est si intéressante, que je n’ai pas hésité à en exprimer toute la substantifique moelle.
Négligeant donc, provisoirement, les « Jardins de fleurs », les bons offices de M. Kangourou et les danses des « geishas » (demi-mondaines qui étaient une des parures de l’ancien Japon), M. André Bellessort fréquenta des préfets, des sous-préfets, des maîtres d’école, des candidats à la députation.
Il assista aux péripéties d’une campagne électorale. Ce n’était pas ennuyeux. Le candidat s’appelait M. Kumé, ingénieur. Voici son portrait :
M. Kumé, plus grand que le commun des Japonais, respire la civilisation américaine. Son complet à carreaux gris, sa casquette du même drap, son mac-farlane, ses bagues d’or et ses diamants, tout, en lui. ◀semble▶ importé de Chicago… Son sourire, d’une extrême douceur, découvre deux rangées de petites dents courtes et larges dans des gencives d’un rouge éclatant. Il a voyagé en Angleterre et en Amérique. Son élection est assurée.
Dans le train, qui cahote de bourgade en bourgade M. Kumé, son programme et sa fortune, on remarque une assemblée, sans cesse croissante, de gentlemen qui lisent fiévreusement les journaux locaux, et tantôt sourient à des articles bénins, tantôt froissent, avec indignation, de leurs mains crispées, ce qu’on appelle, dans tous les pays civilisés, « une certaine presse ».
« Ces messieurs, dit le candidat, font partie de mon comité électoral. »
Stations dans les gares. Dès que la locomotive a stoppé, M. Kumé descend, salue, sourit à la ronde, encourage d’un geste bénisseur le zèle de ses partisans. Acclamations. Musique. Orphéons. Bannières. On se forme en cortège. Le candidat et le président du comité local ouvrent la marche. M. Kumé a ôté son mac-farlane. Et maintenant, avec sa belle redingote noire, il est superbe à voir dans ce défilé processionnel.
« Merci, messieurs, dit-il avec une émotion contenue. Merci de cette ovation toute spontanée ! »
L’enthousiasme ne connaît plus de bornes. C’est un paroxysme, un délire. On entend des crépitements de fusillade, des salves d’artillerie. Les notables du lieu viennent saluer le futur député, avec toutes sortes de révérences surannées auxquelles l’étroitesse du veston-sac et la coupe du pantalon européen s’adaptent malaisément.
Une collation de thé, de gâteaux et de « saké » (légère eau-de-vie de riz) a été préparée, dans une salle publique, pour le candidat et pour ses grands électeurs. Comme le vieux Japon n’a pas encore tout à fait perdu ses droits, cette fête électorale est égayée par la présence de deux ou trois « geishas », vêtues de crépon bariolé. On n’aurait pas l’idée, chez nous, de convier des petites cocottes aux opérations du premier tour ou du ballottage. C’est en quoi le Japon, même modernisé, nous est supérieur.
Discours. Le président du comité remercie M. Kumé d’être venu. « C’est moi qui vous remercie, réplique M. Kumé. Merci de cet accueil significatif ! Aux urnes ! mes chers concitoyens, aux urnes ! pas d’abstention !… Votre confiance m’impose des devoirs auxquels je ne faillirai pas !… » Applaudissements. Cris : « Vive Kumé ! » La séance s’achève par une danse, exécutée par quelques dames du « bataillon de Cythère » en l’honneur du futur député. Et puis, le train part et s’en va ailleurs.
Banquets. On compare, à voix haute, les mérites respectifs des hommes d’État japonais. Le comte Okuma, le marquis Ito sont discutés, pesés, approuvés ou blâmés, selon l’humeur des convives. M. Kumé, candidat, se lève au dessert et développe son programme, dont voici l’article essentiel, imprimé en lettres rutilantes sur ses affiches électorales : « Le peu que j’ai de cœur rouge appartient à la patrie ! »
Il serait étonnant qu’une pareille déclaration ne fût pas accueillie par ce genre de manifestation qu’on appelle un tonnerre d’applaudissements. M. Kumé sera élu.
Voilà un des multiples tableaux modern style que j’ai aperçus dans la galerie très mouvementée et très humoristique de M. André Bellessort. J’ai vu aussi, au tournant de certaines pages, des « mousmés » très studieuses, qui se rendaient à l’École normale supérieure de Tokio, afin d’apprendre l’Art poétique de Boileau ou le quadrille des Lanciers.
Ainsi se dévoile, peu à peu, cette « âme nipponne » dont Loti désespérait de découvrir le secret dans la passivité amoureuse de sa petite amie. Elle s’offre à nous sous une double image, l’ancienne et la nouvelle. Je laisse au lecteur le soin de décider laquelle des deux est la plus attrayante.
V
Jaune est la couverture de ce livre19 avec une épigraphe qui évoque l’image des pays jaunes,
là-bas vers le cap Batagan et la baie de Tourane : « Ô ma petite fleur
d’Annam ! »
Jaunes sont les « petites épouses », parées de bignolias jaunes et de prénoms exotiques où abonde la couleur locale : Frisson-de-Bambou, Lotus-de-l’Étang-Sacré, Mme Pamplemousse…
Et les époux de ces « petites épouses » ont des visages blancs ; mais ils s’exposent, par leurs aventures conjugales, à être peints sous les couleurs qui symbolisaient aux yeux de nos pères l’infortune classique de Sganarelle et de George Dandin.
Ceci est l’histoire d’un mariage mixte, à Saïgon.
Nous savions déjà, par de copieuses confidences, orales ou écrites, que ce genre d’union, essentiellement pittoresque, fait partie des obligations et des divertissements de la vie coloniale. C’est un rite quasi officiel. La métropole consent à fournir un nombre presque illimité de maris aux femmes de race jaune. Et comme, après tout, Mmes Frisson-de-Bambou, Lotus-de-l’Étang-Sacré, Pamplemousse, etc., ne sont pas nécessairement stériles, le chiffre de la population, sur les bords de la mer de Chine, s’accroît, chaque année, d’un certain nombre de bébés franco-indo-chinois dont le « pourcentage » serait intéressant à établir. Nos fonctionnaires ne perdent pas leur temps. Il y a plusieurs façons de coloniser. Celle-ci n’est pas la plus inusitée ni la moins originale. Nos statisticiens, qui se croient sérieux parce qu’ils sont graves, n’ont pas suffisamment étudié l’influence de ces idylles exotiques sur les progrès de notre colonisation. Il faut que la littérature supplée, ici, au silence des documents administratifs. Je ne crois pas que Myriam Harry occupe le moindre poste dans la hiérarchie européenne de la Cochinchine, du Cambodge, de l’Annam ou du Tonkin. Cependant, si j’avais l’honneur d’être ministre des Colonies, je réserverais, dans mes cartons, un coin pour les descriptions et pour les récits que nous offre l’auteur de Petites épouses :
… Un café de la rue Catinat.
C’était l’heure exquise de la journée où l’humide pesanteur se diluait en transparences douces et lumineuses. Les vérandas s’ouvraient, les palmes s’étiraient et les épaules se redressaient.
Saigon se réveille de son hébétude asiatique ; un semblant d’élégance parisienne anime la ville.
Un flot de fonctionnaires se répand dans les rues, des victorias emportent au « tour de l’Inspection » les élégantes en toilettes claires ; charrettes, phaétons, bicyclettes se croisent et se dépassent dans le poudroiement rose des routes. Devant le cercle joue la musique militaire ; et, au « jardin botanique », des couples flirtent à l’ombre des banians…
Eh ! oui, Saïgon s’européanise. On y boit des breuvages dont la vertu soi-disant « apéritive » délabre les estomacs et coupe les appétits encore plus vite et plus sûrement que le poison débité par les limonadiers de la métropole. Car, sous le ciel d’Asie, toutes sortes de puissances méchantes contribuent à exaspérer le venin de ces potions homicides. Mais que voulez-vous ? Il est entendu, jusqu’à nouvel ordre, que des barriques d’absinthe, des tonneaux de bitter et des cuves d’« amers » diversement manipulés doivent suivre les voies de la civilisation et s’écouler par les issues qu’ouvrent les « débouchés nouveaux ». C’est pourquoi on meurt communément de maladies intestinales sous le soleil de l’Indo-Chine.
Justement, M. Alain (le fonctionnaire colonial que nous présente Myriam Harry) apprit, à peine débarqué à Saïgon, que M. Duclos, le seul ami qu’il eût dans la colonie, venait d’être foudroyé par une attaque de choléra. Et sa première occupation, sur ce sol lointain, fut d’accompagner le mort jusqu’aux ébéniers et aux hibiscus d’un cimetière charmant, dont les épitaphes, brèves et mystérieuses, commémoraient des noms de fonctionnaires, d’actrices, de religieuses, de soldats, de marins et de quelques femmes sans état-civil. Il s’attarda, mélancolique et amusé, dans ce charnier bizarre où s’entassait un tribut de chair blanche, happée par le pays jaune.
Le soir tombait. Un crépuscule bref atténuait dans une lueur mauve toutes les violences du jour. L’air s’allégeait délicieusement, le sol rouge et les arbres verts prenaient des teintes d’enluminure chinoise…
Les fossoyeurs avaient terminé leur travail ; sous le toit de leurs chapeaux coniques, ils ressemblaient à des champignons qui s’en allaient…
Alain retourna au tombeau de son ami. Une forme qu’il n’avait pas vu venir y était accroupie. Elle piquait des bâtons d’encens dans la terre, et articulait d’une voix puérile des paroles plaintives. Au pied du tertre, elle avait disposé des bananes et des choses bizarres dans des soucoupes. Mais, à la tête du sépulcre, deux souliers minuscules en papier doré devaient probablement faciliter au mort le passage de ce monde à l’autre.
Alain s’était approché. Il discerna mal ces traits brouillés de larmes et de crépuscule ; mais lorsque enfin elle se leva, il devina sous sa tunique plaquée, un corps frêle de jeune fille, et longtemps il la regarda sinuer parmi les arbres et les stèles…
Le cœur attendri de cette vision, Alain s’agenouilla à l’endroit où la petite épouse, la petite veuve bouddhiste était venue, dans la grisaille du soir, prier sur une tombe chrétienne.
Ainsi, on aime, on est aimé dans cette étrange contrée où l’esprit est d’abord déconcerté par un exotisme d’étagère, voisinant avec des banalités de chef-lieu de canton. Ces « congaïes », ces pauvres enfants vite prises, vite abandonnées, dont les Lovelaces coloniaux parlent volontiers avec un mélange de sans-gêne et de naïveté, sont capables d’un amour plus fort que la mort. Il y a des cœurs de femme en la fragilité de ces bustes de poupées… Regardons, parmi les images photographiées par le kodak de Myriam Harry, ces figurines menues, au sourire mièvre, aux gestes grêles. Elles ont des têtes mignardes que surcharge une chevelure très noire imprégnée d’huile de coco, tenue par un peigne d’écaille, arrangée en coques et en chignons du plus singulier effet. Une fleur de corail, piquée dans les cheveux de jais, avive brusquement, d’un ton de pourpre ardente, la grâce des idoles jaunes. Et que d’enluminures, sur leurs frimousses de petits chats câlins ! Les sourcils sont laqués au pinceau. Sur les joues, de chaque côté, bien symétriquement, une rondelle de cinabre. Les yeux d’émail et de faïence bridés, étirés vers les tempes, allongés de kohl, scintillent, sans savoir pourquoi, en œillades espiègles. Des colliers d’or et des pendeloques de jade font un joli cliquetis sur le col mince, ambré de colorations chaudes, et sur la gorge, si jeune, qui ◀semble taillée dans un vieil ivoire jauni. Aux poignets, aux chevilles tintent des bracelets de filigrane adorablement puérils. Ces princesses-bibelots sont attifées de soie violette, mauve, cerise… Leurs soutanelles étroites les enserrent, les emmaillotent comme des momies. Elles sont petites, si petites, qu’on dirait des garçonnets gentils. Leurs pieds d’infantes sont librement chaussés de brodequins pomponnés, dont les semelles à chaque pas se détachent, claquent. Elles ont des bagues à tous les doigts des mains et aux orteils. On dirait des icônes peinturlurées, vernissées, dorées. Nullement idéales, ces idoles-fillettes attirent par un charme d’irréalité, comme si c’étaient des fétiches artificiels, des joujoux factices, entrevus dans un rêve d’opium. Elles sentent la vanille, le santal, toutes sortes d’aromates capiteux et décevants. D’une voix féline, en pinçant les cordes d’une guitare aux sons aigus, elles chantent les exploits de leurs ancêtres. Quand elles ouvrent leurs lèvres fraîches et charnues comme une fleur de grenade, on voit leurs petites dents de porcelaine, rosies par le léger incarnat du bétel…
La première fois que M. Alain, Parisien de Paris, rencontra Mlle Frisson-de-Bambou, Annamite d’Indochine, c’était au bord du fleuve Donnaï, au
fin fond des faubourgs de Saïgon. Il était entré en flânant, sans penser à rien de fixe,
en laissant errer sa pensée au gré des formes ondoyantes et des couleurs éphémères,
« dans une sorte d’auberge riveraine, vaste hangar bâti sur pilotis, où des
voyageurs faisaient irruption pêle-mêle avec des cochons noirs, des chiens jaunes et
des enfants nus »
. Le décor où s’encadra l’aurore de son idylle était bizarre
à souhait, comme la plupart des choses et des gens de ce pays étrange où les hommes,
imberbes, ressemblent à des femmes, où les femmes sont des espèces de gamins
inquiétants, où l’on se coiffe d’un abat-jour, et où l’on adore des dieux qui sont des
magots. Le Parisien regardait, d’un œil vaguement étonné, une pendule allemande, un
coucou de la Forêt-Noire, qui s’obstinait consciencieusement à marquer les heures.
Quelle drôle d’idée, de marquer les heures, en cet Extrême-Orient, où la notion
du temps n’existe pas ! La voix de ce coucou disait :
« Tic-tac ». Ce qui, dans toutes les langues européennes, veut dire : « Dépêchez-vous !
travaillez ! Vous n’avez pas de temps à perdre. La vie est courte. Le temps, c’est de
l’argent ! » Ce tic-tac, là-bas, était particulièrement obsédant, impérieux dans ce
silence de la Cochinchine, qui est le plus silencieux de tous les silences. Les eaux du
fleuve coulaient sans bruit entre deux berges plates, sous la lourdeur de l’été
accablant. La splendeur de l’horizon, embuée de vapeurs chaudes, révélait la torpeur des
rizières, la fermentation fiévreuse des marécages… On entrevoyait des logis parsemés
dans l’exubérante verdure. On ne savait si c’étaient des maisons ou des tombes, des
bourgades ou des cimetières. La vie, en ces terres où la nature aplatit l’humanité, se
mêle perpétuellement à la mort, comme si l’homme, affligé des limites que lui impose la
durée, aspirait sans cesse aux perspectives illimitées du repos éternel. Et le bon
coucou faisait toujours « tic-tac » ! Peine perdue, pauvre coucou ! Cette dame
rabougrie, qui est assise sur ses talons, et qui prépare des chiques en étendant avec un
couteau de la chaux rose sur des feuilles de bétel, se moque bien des minutes
périssables que l’aiguille, une à une, jette dans le néant. Ce petit vieillard ratatiné,
qui plonge son museau de rat dans un bol de thé, et qui, entre deux gorgées de la
liqueur blonde, grignote des
pépins de pastèques, voilà
certes un philosophe dès longtemps blasé sur la vanité de l’effort humain. Et ce
marinier du bac, qui, tapi dans un coin, sur une natte, joue de la harpe avec les doigts
de ses pieds, quel poète désabusé des illusions de ce monde !
C’est dans ce musée composite et bariolé, plein de reliques immémoriales, que M. Alain découvrit Mlle Frisson-de-Bambou. Cette jeune personne, trop bien élevée pour sortir seule, était allée se promener en ce lieu, avec une vieille femme qui était sa mère adoptive. Elle tenait en laisse un petit singe qui avait, lui aussi, une physionomie essentiellement indochinoise. Avec quelle grâce Mlle Frisson-de-Bambou lappait, du fin bout de sa langue rose, le contenu d’une noix de coco ! Son joli minois, si drôle, disparaissait dans l’énorme calebasse, comme le nez des enfants qui boivent dans un bol trop grand. Quand elle eut étanché sa soif, elle offrit à son singe, d’un mouvement infiniment gracieux, ce qui restait au fond de la noix de coco.
Lorsqu’elle partit, M. Alain ne résista pas au plaisir de la suivre…
En France, un monsieur qui suit une jeune femme ou une jeune fille finit quelquefois par l’épouser. Le mariage est une conclusion. Notre coutume veut qu’on réfléchisse avant de se porter à cette extrémité. En Indochine, on commence tout de suite par les épousailles. L’ironie de la sagesse indochinoise a décidé que, pour une femme, cela n’a pas d’importance. Ne soyons donc pas surpris de voir, ici, un mandarin blanc se marier très vite avec la marionnette jaune, rencontrée par hasard au bord du fleuve.
D’ailleurs, tous les renseignements s’accordaient pour convertir en amour la sympathie qui inclinait Alain vers Mlle Frisson-de-Bambou. Cette demoiselle était de haute naissance. À peine âgée de quatorze printemps, elle résumait, en ses beautés adolescentes, tous les attraits d’une illustre lignée. Son défunt père, qui fut régisseur des pompes funèbres dans la ville de Cholon, près de Saïgon, appartenait à la famille chinoise des Min-King, dont la généalogie, comme on sait, remonte jusqu’au douzième siècle. Elle était d’origine annamite par sa mère. On l’avait appelée Frisson-de-Bambou, parce qu’au moment de sa naissance le bambou du jardin paternel avait frissonné, signe apparent d’une destinée romanesque. Elle savait la musique et l’art de confectionner trente-neuf sortes de gâteaux. On lui avait appris aussi à écrire son nom à l’encre de Chine sur une feuille de papier léger.
C’était plus que n’en demandait M. Alain. Il offrit des présents qui furent agréés. Un
bonze déclara que l’union projetée avait reçu l’approbation non seulement de tous les
parents vivants,
mais encore de tous les ancêtres morts et
enterrés. Cette condition était rigoureusement nécessaire. Si les nombreux aïeux de la
famille des Min-King eussent répondu : « non », c’en était fait du mariage de ce grand
Blanc avec cette petite Jaune. Mais ces excellents patriarches, adroitement interrogés,
font rarement des objections, à moins qu’on n’ait pas songé à mettre dans la main du
bonze les indispensables piastres qui déterminent la réponse des morts. Quand les rites
furent accomplis, M. Alain reçut l’avis d’attendre sa fiancée. Elle vint, le soir,
recouverte d’un voile rouge à broderie d’or, escortée par deux dames d’atours. On fit la
dînette : « des gelées multicolores, des pâtés d’algues, des fruits confits, des
salades de fleurs dans une vaisselle amusante de poupée »
. Ce repas de noces
était rythmé par la mélopée d’une conversation indochinoise où les mots, selon la
coutume du pays, étaient plutôt miaulés que prononcés. Et puis les dames d’atours les
serviteurs se retirèrent. Dans la maison, éclairée comme pour une fête, les lanternes
multicolores s’éteignirent peu à peu, sauf dans la chambre nuptiale. La nacre incrustée
cessa de chatoyer sous la lueur des girandoles. Les chimères et les hippogriffes des
panneaux de satin rentrèrent dans l’obscurité. On baissa les stores. Alain, troublé, un
peu confus, très hésitant, regarda sa « petite épouse », vêtue de plusieurs
soutanelles de soie : noire doublée d’amarante, violette doublée de
jonquille, pervenche doublée de carmin, mauve, bleu, vert pâle… Ils étaient enfin
seuls.
On songe ici, involontairement, aux nombreux mariages mixtes dont Loti, sous des latitudes diverses, nous a raconté les péripéties. En effet, on découvre aisément, sous la signature mystérieuse de Myriam Harry,
Quelque chose comme un Loti qui serait femme.
L’originalité du livre que j’ai sous les yeux consiste en ceci : l’aventure en question est étudiée, avec une extraordinaire clairvoyance, d’un point de vue où Loti ne pouvait pas se placer. Madame Chrysanthème est une histoire qui est arrivée à bon nombre d’officiers de marine et que, pour ma part, j’ai entendu raconter une cinquantaine de fois, par d’excellents amis, au « carré », à bord des navires de l’État. Pareillement, Aziyadé est une personne qu’il me fut peut-être loisible de connaître au temps où les courtiers de Constantinople et de Smyrne couraient sur mes talons, en m’insinuant à l’oreille le monotone vocabulaire de leur sabir tentateur : Moussiou… Moussiou… oune Tourque très zôlie… Mari pacha, parti pour la guerre… Bonne occasion, tou sais… Viens, Moussiou… Je dois dire, par respect pour la vérité historique, et afin d’épargner une erreur aux voyageurs mal informés que ces prétendues Tourques sont habituellement des Grecques, des Juives et parfois (ô surprise) des Montmartroises déguisées en belles Fatmas… Quoi qu’il en soit, aucun homme n’osera conter de telles « bonnes fortunes » après les chefs-d’œuvre de Loti. Ce serait, de gaieté de cœur, s’exposer à des redites superflues ou à des tentatives d’imitation impossible. Toutes les illusions dont est capable un Occidental en quête d’amourettes exotiques, sont résumées à merveille dans ces livres précieux. Notre complaisance sentimentale y est reflétée, un peu grossie comme en ces miroirs « magiques » où les objets sont plaisamment exagérés. Nul d’entre nous n’aurait su peindre Chrysanthème et Rarahu comme a fait Loti dans ses inoubliables tableaux. Mais nous les aurions aimées à peu près de la même façon. Car nous avons le bonheur ou (si l’on veut) le malheur d’appartenir au sexe qui se croit le plus fort.
Ici, c’est une femme qui raconte l’histoire des Petites épouses, et qui, naturellement, en renouvelle la lettre et l’esprit. La pauvre petite Frisson-de-Bambou nous est révélée par une sœur lointaine qui compatit aux douleurs de son corps fragile et aux peines de sa petite âme fantasque et effarée. De sorte qu’ici nous avons un roman de Loti, retourné, pour ainsi dire, et regardé de l’autre côté. Qu’on ait des cheveux noirs et une peau jaune, ou des cheveux blonds et une peau blanche, il n’y a pas deux manières d’être promue à la dignité de femme par la volonté souveraine d’un seigneur et maître. Il n’y a pas deux méthodes, non plus, pour narguer cette seigneurie et pour dompter cette maîtrise. L’auteur des Petites épouses prend un malin plaisir à nous montrer notre compatriote, l’Aryen guerrier et administrateur, trembler, pleurer, sangloter devant « son épouse », qui cependant devrait être deux fois vaincue, étant femme et étant Annamite.
Un souffle de pitié, une douceur tendre atténue l’humour de ce récit, et brise, çà et
là, d’un accent d’émotion, la continuité de la voix chantante qui module les couplets,
souvent tristes, de cette idylle tragique. La « petite fleur d’Annam » n’embaume pas
longtemps la demeure de notre fonctionnaire transplanté. Elle meurt, ayant toujours aux
lèvres l’énigme de son demi-sourire enfantin et dolent. Un savant docteur d’Europe,
appelé en consultation, baragouine un grimoire où l’on comprend clairement que la mort
est la cessation de la vie. Un vieux médecin chinois dit, en hochant la tête :
« Elle a été emportée par le vent !… »
Que sa petite âme d’oiseau, exaltée sur l’aile des brises, rejoigne le sein de Bouddha pour y reposer dans la paix suprême ! Les péchés de la « petite épouse » seront pardonnés. Car elle ne pouvait pas prendre au sérieux son mariage avec ce mandarin étranger qui, maintenant, pleure à côté de son cadavre, comme auprès d’un joujou cassé. Elle fut aimée, pour quelque temps. Ou plutôt son mari, selon l’habitude des hommes sincèrement amoureux, s’aima en elle. Cependant, elle ne regrette rien de ce qu’elle laisse sur la terre — rien, sinon l’enfant qui est né de ce mariage éphémère, le petit Zim-Zi-Zi, autrement dit Bébé-Alouette.
Et c’est navrant, après la dislocation d’une union contraire aux lois sociales et aux lois naturelles, c’est navrant, la survivance de cet innocent, de cet intrus que les amateurs de mariages exotiques ne prévoient jamais. L’enfant ne comprend pas encore. Il laisse errer sur son horizon coutumier le regard des yeux bleus qu’il tient d’une race étrangère. Il a suivi gravement les funérailles de sa mère. Il a vu qu’on brûlait sur la tombe un petit bonhomme en papier qui lui ressemblait. On lui expliqua que, par ce moyen, au ciel, la maman-poupée croirait encore voir Bébé-Alouette… Plus tard, quand il apprendra le secret de sa naissance, je ne sais ce qu’il pensera de l’auteur de ses jours.
M. Alain, pourtant, est un brave garçon. Il n’a rien de ce cynisme colonial, dont nous voyons, autour de lui, quelques exemplaires grotesques ou repoussants : l’ingénieur Bertold, l’administrateur Morin. Mais il est enclin à toutes les défaillances dont la conscience masculine s’accommode si facilement, en pareil cas. Il s’est cru intéressant dans son rôle de sultan faisant choix d’une odalisque. Oh ! que les femmes de tous les pays et de toutes les couleurs sont bien vengées par la narration maligne — et si féminine — où ses exploits sont racontés ! Il se pardonne à lui-même l’abandon de l’enfant qu’il laisse après lui — comme souvenir — dans l’Indochine française. Il a recours, pour apaiser son remords, à l’habituel sophisme des séducteurs de filles : « Après tout, ce bébé n’est peut-être pas de moi. » Pourtant, la nature est plus forte que tous les raisonnements : il veut que l’enfant vienne lui dire adieu, une dernière fois, à l’appontement du paquebot. Son cœur se serre, ses larmes coulent, en voyant les yeux clairs de Bébé-Alouette, ces yeux d’Occident, égarés là-bas et qu’il ne reverra jamais… Adieu, pauvre petit ! Plus tard, enfant aux yeux bleus, quand tu sauras parler la langue de ton père, on pourra, si tu es bon sujet, te confier, à l’École normale de Saïgon, un cours de colonisation.
Il est rare que l’exotisme nous émeuve. Ce genre littéraire risque de devenir stérile s’il se réduit à une simple description de bibelots lointains. Mais il y a des réalités qui associent, à travers les océans, toutes les portions de l’humanité vivante : ce sont les larmes des femmes, la plainte ingénue des enfants, toute la douleur éparse, à travers l’infini, dans l’innombrable diversité des cœurs unis par la souffrance. C’est pourquoi on trouvera une source d’émotion vraiment humaine dans l’exotisme attendri et charmant de Myriam Harry.
VI20
… Et Loti, sur un beau navire cuirassé, retourna aux pays jaunes.
Il connaissait déjà les parages de l’Extrême-Orient, l’île Formose, les grandes houles du Pacifique. C’est là-bas, sur la Sibylle (vous vous en souvenez) que mourut la « perruche » de « mon frère Yves ». Vous savez comment :
Ce fut un matin, à l’entrée de la mer des Célèbes, que mourut cette chouette qui était la perruche d’Yves, un matin de grand vent où l’on prenait le second ris aux huniers. Elle se laissa écraser par insouciance entre le mât et la vergue.
Yves, qui entendit son cri rauque, vola à son secours, mais trop tard. Il redescendit de la hune, rapportant dans sa main sa pauvre perruche morte, aplatie, n’ayant plus forme d’oiseau, un mélange de sang et de plumes grises, au-dessus duquel remuait encore une pauvre patte crispée.
Yves avait du chagrin, je le voyais bien dans ses yeux. Mais il se contenta de me la montrer sans rien dire, en mordant sa lèvre dédaigneuse. Puis il la lança à la mer, et le requin qui nous suivait la croqua comme une ablette.
Le récit de cet accident m’a toujours fait songer à cet endroit de l’Odyssée où le divin Ulysse raconte aux irréprochables Phéaciens comment une demi-douzaine de ses compagnons furent happés, en mer, par l’affreuse Scylla, « bête farouche dont la voix inquiétante retentit comme plusieurs chiens nouveau-nés ». Tous les bacheliers ès lettres qui encombrent le territoire de la République se rappelleront avec plaisir les vers d’Homère et me sauront gré, toutefois, de ne point citer le texte grec :
La pâle terreur effare les hommes de l’équipage. Tout le monde, sur le pont, regarde du côté de Charybde, parce qu’on nous a dit que c’est de là que nous viendra le danger. Cependant, Scylla, d’un coup de gueule (oh ! quelle gueule !) enlève, du bateau six de mes plus robustes matelots, branle-bas épouvantable. De l’arrière, où je tiens la barre, je regarde les bancs des rameurs. Hélas ! je vois mes pauvres gens, lâchant leurs avirons, chavirer, jambes en l’air, par-dessus le bordage, attirés par les tentacules de la pieuvre. Ils m’appellent. Ils crient : « Ulysse ! Ulysse ! » Ils m’appellent pour la dernière fois.
Avez-vous vu, au bord de la mer, sur une falaise peu élevée, un pêcheur jeter aux poissons, à l’aide d’une ligne et d’une ficelle, l’appât fallacieux qu’il apporta dans une corne creuse, suspendue à son cou ? Dorades et turbots frétillent autour de l’hameçon et, brusquement, s’y accrochent. Le pécheur, d’un geste vif, les enlève et les jette sur le sable, où ils s’agitent en mouvements désordonnés et convulsifs… Telle. Scylla enlève mes compagnons palpitants et les mange.
Ces malheureux jettent des cris déchirants. Ils tendent les mains vers moi, leur capitaine… Ah ! j’en ai vu de dures pendant mes traversées. J’ai navigué partout. Jamais je n’ai assisté à de pareilles horreurs…
Loti est plus familier. Ulysse est plus épique. Mais la comparaison de ces deux marins est fertile en rencontres intéressantes.
Il faut, lorsqu’on relit Mon frère Yves, Propos d’exil ou Fantômes d’Orient, avoir constamment à portée de la main, cette admirable et divertissante Odyssée, recueil de contes merveilleux qu’en des temps très anciens les caboteurs et les corsaires de l’Acarnanie et de l’Eubée se répétaient les uns aux autres, pour charmer l’ennui des longues veillées, tantôt sur le rivage, au milieu des filets étendus parmi les galets, tantôt sur la dunette d’un caïque, au clair de lune, par les nuits de calme plat, autour des voiles qui, en clapotant, attendent la brise. J’ai lu l’Odyssée dans l’archipel des Cyclades, sur le pont d’un fin voilier que commandait le capitaine Laërte Psaropoulo, surnommé le Céphallénien. Quels moments délicieux ! Les vagues d’azur et de lumière déferlaient, frangées d’écume blanche, sur les flancs coloriés du navire. L’eau, animée d’une sorte de gaieté par le souffle d’un tiède zéphyr, jasait, chuchotait dans la clarté du jour, comme si les néréides, déesses ondoyantes, vaguement apparues dans la transparence des flots, eussent voulu nouer un dialogue amical avec les mortels assez hardis pour troubler leur asile. Je lisais ces vers, rythmés par un léger roulis et par un tangage berceur :
Dans le foyer de la maison, brûlait un grand feu. On y avait mis des bûches de thuya et de cèdre. Le parfum de ce bois aromatique embaumait toute l’île, comme une cassolette d’encens. Auprès du feu brillant, la nymphe Calypso chantait un air de son pays. Et sa voix était très belle.
Calypso, blonde et vermeille, tissait de la toile avec une navette d’or.
Autour de sa demeure il y avait une forêt verdoyante. C’étaient des arbres de toutes sortes : des aulnes, des peupliers, des cyprès au feuillage odorant.
Une multitude d’oiseaux, nichés dans les frondaisons de cette futaie, faisaient un incessant bruit d’ailes. On entendait jacasser les éperviers et ces corneilles de mer, qui vivent de la mer.
« Mais c’est presque du Loti ! » m’écriai-je, au risque de déranger, par cette exclamation incompréhensible, le jeune mousse Kharalambos, fort occupé à ravauder, en prévision du mauvais temps, la toile, fort usée, de notre brigantine…
J’avais relu, tout récemment, les belles narrations maritimes de Loti, dans la grande édition in-8 (un peu solennelle) que nous devons à la diligence de l’éditeur Calmann-Lévy. Certaines pages, tout illuminées de visions exotiques, me revenaient à la mémoire. Celle-ci, par exemple :
Les trois dames de la kasbah s’occupaient à presser des roses ou des fleurs d’oranger pour composer des parfums. Elles fumaient aussi des narguilhés ou s’exerçaient à chanter, en jouant du tambour de basque et en battant de la derboucca…
Fathma était si bien peinte que ses joues rondes et lisses avaient l’éclat des poupées de cire. Ses yeux ombrés étaient plus grands que nature. Entre ses longs cils noirs, on voyait ses prunelles remuer sur de l’émail blanc, et elle souriait à demi…
Ses cheveux étaient pris dans un petit turban en gaze d’or, et sur son front retombait une couronne de sequins d’argent séparés par des perles de corail. Une quantité d’anneaux lourds et magnifiques étaient passés à ses oreilles, et plusieurs rangs de fleurs d’oranger, enfilées avec d’autres fleurs rouges, pendaient de sa coiffure sur les plaques de métal qui ornaient son cou.
Ce n’est pas tout à fait le même ton que dans la description homérique. La mode a changé. À présent, on enfle moins la voix pour parler des choses lointaines. Pourtant notez que le patient Ulysse, discourant chez Alcinoüs, père de Nausicaa, est très apte, lui aussi, à énumérer les précieux bibelots qui ont amusé sa curiosité.
Un savant allemand (il n’y a que les savants allemands qui soient capables d’une pareille entreprise) a démontré que les bagues de Pénélope, les colliers de Circé, les pendeloques du casque de Télémaque seraient dignes de figurer, au premier rang de l’étalage, dans les bijouteries de la rue de la Paix.
Des scarabées en smalt bleu, des fibules d’argent rehaussées d’une torsade en filigrane d’or pâle, des ceintures en cuir fauve, lamées d’or et scintillantes de pierreries, divertissaient le charmant enfantillage des femmes, au temps d’Homère. On citait même, en certaines régions, principalement à Chypre, des coquettes dont la taille était entourée d’un cercle de clochettes d’argent. Quand elles dansaient, quel joli cliquetis !
Le savant allemand auquel j’emprunte ces détails pittoresques, a étudié pendant plusieurs mois la coiffure d’Andromaque. Il consacre tout un chapitre à ce sujet, si curieux. L’épouse d’Hector enserrait sa blonde chevelure dans une ferronnière de métal battu et repoussé. Un bonnet de brocatelle, haut, raide, en forme de pain de sucre, couvrait sa tête, ne laissant voir qu’un étroit bandeau de cheveux lissés, le long du front. Une mantille, posée sur le bonnet, retombait des deux côtés du visage et flottait sur les épaules… Ainsi attifée, Andromaque avait l’air de porter la tiare du grand-prêtre des Hébreux. De plus, elle avait, aux oreilles, des disques d’or, garnis de jade et de sardoine… Mme Bartet, lorsqu’elle joua l’Andromaque de Racine, n’osa pas adopter cette coiffure, trop exotique. Homère, pourtant, nous en a fait la description avec la précision consciencieuse d’un costumier de théâtre :
Τῆλε δʹἀπὸ κρατὸς βάλε…κρήδεμνόν θʹ, ὅ ῥὰ οἱ δῶκε χρυσέν Ἀφροδίτη.(Iliade, XXII, 470.)
Bref, la civilisation homérique qui, vue de loin, nous paraît surtout colossale et massive, aurait plu à Loti par sa mièvrerie étrange. C’est pourquoi je n’hésite pas à évoquer les images héroïques de l’Odyssée en face des arabesques levantines ou des kakémonos japonais que nous devons au mélancolique ami d’Aziyadé et de Madame Chrysanthème. Loti, qui déclara un jour, en pleine Académie, son peu de goût pour les livres des autres, n’a peut-être pas lu, en effet, les magnifiques rhapsodies d’Homère. Tant mieux. Cette lecture sera, pour les loisirs de sa retraite, plus tard, une occupation exquise. Certes, l’idée de la retraite ne s’accorde guère — quant au présent — avec la souplesse et la fraîcheur d’un talent descriptif pour qui le spectacle de la nature éternellement changeante est une perpétuelle source de Jouvence. Mais, enfin, tout arrive. Et il faut songer à l’avenir. Je vois très bien l’emploi du temps de Pierre Loti, lorsqu’il aura suspendu à ses panoplies que l’on dit très riches en armes diverses, le sabre d’ordonnance à fourreau de cuir orné d’or qu’il porte à son ceinturon de soie bleue et blanche depuis sa sortie du Borda. Atteint dès lors — comme ces vieux maîtres dont il a merveilleusement dépeint la vie sédentaire et méditative, — atteint de la nostalgie des traversées et des périples, il se penchera sur l’insondable profondeur de l’Odyssée, afin de retrouver dans cette féerie aux vastes horizons ce qu’il aime par-dessus toutes choses : la grande monotonie de la mer.
Loti, commentateur d’Homère ! Quelle joie pour les écoliers ! Cela eût scandalisé peut-être le circonspect M. Bitaubé. Mais cela réjouira, j’en suis sûr, MM. Alfred et Maurice Croiset, hellénistes ingénieusement doctes, ou ce réaliste philologue Victor Bérard, qui, se référant au « journal de bord » du divin Ulysse, a refait, d’escale en escale, les croisières de cet illustre navigateur, et a poussé le scrupule de la précision jusqu’à photographier la grotte de Calypso !
Est-ce de Loti, ou d’un autre, cette glose, que je retrouve, sans signature, sur un vieux carnet, fouetté par les embruns et encore tout imprégné de sel marin ?
Les marchands de Phénicie ont l’habitude d’entreprendre de longs voyages sur mer. Ils emportent avec eux beaucoup d’objets agréables ou utiles qu’ils désirent vendre aux étrangers. Dès qu’ils aperçoivent, du large, une acropole qui domine quelque cité populeuse et riche, ils y courent, jettent l’ancre dans la rade, descendent sur le rivage et étalent à terre ou sur des planches toute une pacotille multicolore et amusante. Oh ! les jolies coupes d’argent, toutes ciselées de dessins fantastiques, toutes peuplées et comme grouillantes d’oiseaux, d’arbres, d’hommes, de reptiles ! Que ces bracelets d’Égypte, incrustés d’agate, vont bien aux bras fermes et aux chevilles délicates des femmes grecques ! Que ces colliers où les perles d’or et les fleurs de lotus se mêlent à des grains de cornaline, d’onyx et de cristal, se noueraient avec grâce, en triple rang, sur la gorge ambrée d’une Syracusaine ! Plus loin, ce sont des flacons d’or et d’ivoire où sont enfermées de subtiles essences, des épingles d’argent, des anneaux d’or, assez grands pour retenir les torsades et les nattes des lourdes chevelures. Oh ! ce bracelet ! On dirait un serpent qui, roulé sur lui-même, fait luire ses petits yeux de rubis, tout pétillants de malice… Dans ce fouillis, voyez ces anciennes monnaies où sont gravés des mots mystérieux, ces miroirs de métal poli, ces masques d’or que les embaumeurs de Sidon appliquent sur le visage immobile des morts, ces amulettes qui exorcisent les maladies, surtout ces statuettes de bronze et ces figurines d’argile où les modeleurs de Tyr ont façonné l’image multiple d’Astarté, et qui en éveillant l’art des statuaires de Chypre ou d’Égine ont peut-être peuplé de dieux l’imagination amusée des Grecs.
En attendant que Loti (devenu patriarcal et studieux comme l’amiral Jurien de La Gravière) étudie, d’après MM. Clermont-Ganneau, Victor Bérard et Philippe Berger, l’influence des navigateurs phéniciens sur la mythologie hellénique, bénissons le Conseil d’État, dont la juste équité, tranchant un conflit regrettable, ouvrit au lieutenant de vaisseau Loti l’accès des grades supérieurs et rendit, par là, un signalé service à la Littérature.
Promu capitaine de frégate, ayant sur la manche trois galons d’or et deux galons d’argent, aux épaules deux épaulettes à gros grains, Loti fut désigné pour servir en Chine sur le Redoutable, battant pavillon de l’amiral Pottier.
Tous les navires qui ont abrité les rêves de Loti sont maintenant illustrés par le souvenir d’un livre célèbre. Le balancement de la Sibylle a cadencé la jolie prose de Mon frère Yves. Le Javelot, chaloupe-canonnière, embossée à Hendaye sous le pont de la Bidassoa, pour surveiller la contrebande, s’associe à la gloire du contrebandier Ramuntcho. Plus tard, les touristes iront visiter, sur le Redoutable, la cabine où le commandant Loti entreprit le beau et triste tableau de guerre, qui s’intitule : Les Derniers Jours de Pékin.
Cet ouvrage est dédié à l’amiral Pottier par une lettre préliminaire, qui serait digne d’être citée d’un bout çà l’autre et dont il faut retenir au moins ce passage significatif :
Amiral,
… Je vous demande de vouloir bien accepter cette dédicace, comme un hommage du profond et affectueux respect de votre premier aide de camp. Vous serez d’ailleurs indulgent à ce livre plus que personne, parce que vous savez dans quelles conditions il a été écrit, au jour le jour, pendant notre pénible campagne, au milieu de l’agitation continuelle de notre vie de bord.
Je me suis borné à noter les choses qui ont passé directement sous mes yeux, au cours des missions que vous m’avez données et d’un voyage que vous m’avez permis de faire dans une certaine Chine jusqu’ici à peu près inconnue.
Quand nous sommes arrivés dans la mer Jaune, Pékin était pris et les batailles finissaient. Je n’ai donc pu observer nos soldats que pendant la période de l’occupation pacifique. Là, partout je les ai vus bons et presque fraternels envers les plus humbles Chinois. Puisse mon livre contribuer pour sa petite part à détruire d’indignes légendes, éditées contre eux !…
Les Lettres seraient bien ingrates si elles ne remerciaient publiquement l’amiral Pottier, commandant en chef de l’escadre de l’Extrême-Orient, — l’amiral Pottier qui, ayant appelé Loti à servir sous ses ordres, demanda moins à la hache d’abordage du vaillant marin qu’à la plume de l’académicien nomade.
L’amiral Pottier n’est point de ces hommes d’épée qu’effarouche la puissance insaisissable de l’esprit. Lorsqu’on est très intelligent et très bon, on est volontiers enclin à aimer les bienfaits de l’intelligence. Et c’est précisément le cas du commandant en chef de notre escadre d’Extrême-Orient. Permettra-t-il à un « ancien » de cette École d’Athènes, qui est un peu apparentée à la division navale du Levant, de lui rappeler respectueusement le temps où il commandait le Vauban, au Pirée, sous les ordres de son regretté camarade, le contre-amiral Olry ? Plus d’une fois, il voulut bien gravir l’âpre coteau du Lycabette, afin de suivre l’allée de myrtes et de lauriers-roses qui conduisait au seuil de notre maison. Souvent, il nous accueillit à son bord, mêlant à l’hospitalité traditionnelle de la marine française une nuance d’estime obligeante qui redoublait notre ardeur au travail et nous encourageait à bien remplir notre mission. Quand il voulait bien nous prier de l’accompagner au pèlerinage de l’Acropole, nous avions l’innocente vanité de nous croire un peu ses officiers d’ordonnance pour le service particulier de l’archéologie. Les « Athéniens » de ma promotion n’ont pas été surpris d’apprendre que l’amiral Pottier avait choisi un rare écrivain pour premier aide de camp21.
Grâce à ce chef, dont l’esprit est large et dont le cœur est généreux, Loti nous
rapporte, du rivage de la mer Jaune, autre chose que les potiches peinturlurées ou les
idylles grimaçantes qui sont le bagage ordinaire des voyageurs retour de Chine. Il a vu,
sur place, l’agonie d’une civilisation et les péripéties d’un drame immense, dont les
proportions dépassent, de beaucoup, les limites d’un continent, et sont (comme on dit à
présent) mondiales. Le notateur, frémissant et nerveux de tant de
sensations fines, s’est haussé soudain à un rôle plus élevé. Il est devenu historien,
grandi d’emblée par la grandeur du sujet vivant et lamentable qui palpitait sous ses
yeux.
De toutes les guerres qui ont affligé ou qui
affligeront l’humanité, la plus colossale est assurément cette lutte qui met aux prises
les Blancs et les Jaunes. Cela est formidable, inéluctable. On y sent je ne sais quelle
puissance de fatalité, qui épouvante. On a le sentiment que personne n’y peut rien.
C’est ce que déclare expressément le plus autorisé de nos sinologues. « La
vieille muraille de Chine, dit M. Édouard Chavannes, a été renversée… Quelque
redoutable que puisse être la rencontre entre l’Extrême-Orient et l’Occident, elle
fait partie de l’évolution dans laquelle s’élaborent les destinées de l’humanité
future. »
Loti a fixé, sur ce « moment » de l’évolution humaine, l’appareil de
photographie instantanée et coloriée dont il a été pourvu par la nature. Le déclic de ce
merveilleux kodak a saisi des champs de bataille, des temples en ruines, des tombeaux
profanés, le vaste sépulcre de la Chine ouverte… Tableaux inoubliables. C’est du Loti,
du meilleur Loti. Et c’est de l’histoire. On lira ces pages, quand beaucoup de gros
traités d’ethnographie ou de sociologie auront disparu.