(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « II. M. Capefigue » pp. 9-45
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(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « II. M. Capefigue » pp. 9-45

II. M. Capefigue

Madame de Pompadour

I

C’est par M. Capefigue et M. Michelet que nous allons ouvrir cette première série des historiens du xixe  siècle, et nous allons dire tout à l’heure pourquoi. M. Capefigue promit un jour, sans le lui tenir, un véritable historien à la France. Nous n’avons point à le comparer à M. Michelet, qui n’a pas tenu davantage des promesses, bien plus éclatantes encore. Nous savons trop ce qui les sépare. Seulement nous savons aussi ce qui les unit. Quelles que soient les différences profondes de talent et de principes de ces deux historiens, ils n’en représentent pas moins, l’un et l’autre, ce que nous méprisons le plus, l’individualisme dans l’histoire, c’est-à-dire l’historien sans mandat supérieur, sans charge publique, sans fonction ! Ils expriment, chacun à sa manière, et par leur contraste, ce développement fatal et suprême de la Libre Pensée, — la fantaisie, qui se joue de tout, à cette heure, dans les arts, la philosophie et les lettres ! M. Capefigue et M. Michelet sont, pour leur compte, le dernier degré de la fantaisie dans l’histoire et le commencement de l’ivresse. S’ils faisaient encore un pas de plus du côté où ils penchent, ils ne relèveraient plus de la Critique, mais de la Médecine. Il n’y aurait plus chez eux qu’un cas pathologique à constater, l’intoxication et le délire.

Et justement pour cette raison et parce qu’ils s’arrêtent à temps pour rester littéraires, c’est par eux, tout naturellement, que nous ouvrirons cette Revue des diverses écoles historiques du xixe  siècle, ce grand corrupteur par l’Histoire. Écoles, du reste, est bien le mot, car dans ce pays de moutons de Dindenaut, tout historien a derrière soi son imitateur et son écolâtre. Nous nous placerons le plus bas possible pour remonter. Nous commencerons par les derniers échelons de cette échelle de Jacob de l’histoire, qui ne conduit pas au ciel, quoiqu’elle soit fort longue, et sur laquelle on voit peu d’anges monter ou descendre Nous irons des petits aux grands, ou des plus faibles aux plus forts, dans cette tournée critique que nous voulons faire, à travers les œuvres historiques de ce temps. Ce sera le contraire du précepte « Ab Jove principium. »

Nous commencerons donc par MM. Capefigue et Michelet.

M. Capefigue n’est pas un Jupiter. S’il y avait eu quelque chose d’inférieur à la notion que l’auteur du Maréchal de Richelieu et de Madame de Pompadour nous donne présentement de l’histoire, ah ! certainement, nous l’aurions choisi, pour mieux montrer, du premier coup, à quel degré de déchéance et de radotage, l’Individualisme, qui écrit l’histoire, peut tomber.

L’École historique à laquelle s’est laissé entraîner M. Capefigue, cette école qui nous bâtit aujourd’hui le Roi Voltaire, qui nous a donné dernièrement les Dédaignés de M. Monselet, et qui, éprise, ou plutôt grise du xviiie  siècle, baguenaude éternellement avec lui, la main indécente, les yeux troubles, n’est pas, malgré son air niais, aussi innocente qu’on pourrait le croire, mais de toutes les Écoles historiques dangereuses, — rendons-lui cette justice, — c’est la plus innocente. Nous l’appellerons l’École-trumeau.

II

En effet, elle peint un trumeau, voilà tout, et quand elle l’a peint et suffisamment vermillonné, son œuvre est achevée et elle est contente. Tout est pour elle affaire de trumeau. Vertu, vice, religion, politique, art, industrie, les plus hautes sphères de l’activité humaine ne sont pour elle que des sujets, plus ou moins heureux, de trumeaux à badigeonner.

Les principes, la conscience, les questions morales qui dorment sous le sol de l’histoire, et qui en sont le feu central et la vie, tous ces profonds problèmes, qui forment le sens même de la Destinée humaine, ne lui importent guère. Elle s’en soucie bien ! Est-ce avec cela qu’on peint un trumeau ? « Si le beau éternel est ennuyeux », comme l’a dit franchement, toute honte bue, l’auteur de Madame de Pompadour, et s’il n’y a que la fantaisie qui soit digne de plaire, le licou de la théorie conduira bientôt l’historien à l’histoire de… fantaisie, et il y est allé ! Si Watteau, nous a-t-il dit encore, est le plus admirable des créateurs, dans son ordre d’idées et de faits, l’historien aspirera à devenir un Watteau à sa manière. » Et cela n’a pas manqué ! L’auteur de Madame de Pompadour est un avortement de Watteau. Voilà la raison de cet amour dont il est transporté pour les figures, les choses et les mœurs du xviiie  siècle ; car, ne l’oublions pas, l’amour idolâtre, l’amour fétichiste pour le xviiie  siècle est la caractéristique de l’École-trumeau !

III

Et si nous la nommons, nous n’inventons pas cette École. Elle existe, allez ! Elle n’est pas organisée, avec chefs et soldats. Qui est organisé, dans ce temps d’anarchie intellectuelle, d’individualités jalouses ? Mais elle existe, florissante, agissante, influente ; elle ne nous donne pas que des livres comme Madame de Pompadour, elle en a d’autres, qui sont plus dangereux, parce qu’ils sont pires et plus spirituels. C’est elle qui publiait hier les gravelures du président de Brosses ; c’est elle qui publie aujourd’hui les ignobles Mémoires de Lauzun, et qui, demain, nous donnera quelque autre putridité de ce temps, dont nous ramassons et pressons les dernières écorces.

Légère, spirituelle, — quand elle l’est, — curieuse du vice autant que du bric-à-brac de l’époque dont elle est affolée, parce que ce bric-à-brac profané l’a fait penser au vice dont il semble porter l’empreinte, cette école historique enfantine, mais gâtée, nous l’avons dit, n’est pas et ne saurait être, à cause même de sa frivolité, la plus dangereuse des écoles d’histoire, vouées à la glorification du xviiie  siècle. Après celle des enfants, nous trouverons un jour celle des hommes. Après les amateurs de magots, de dessus de portes, de cruchons de Sèvres, nous trouverons les amateurs de Contrats Sociaux et de Philosophies naturelles, et vous verrez la différence ! Mais telle qu’elle est pourtant, dépravée, enthousiaste du petit et badaude, elle abaisse, jusqu’au jouet, la notion de l’Histoire. Elle apprend la corruption, en vantant les formes que cette corruption a revêtues pendant quelques jours ; et comme tout le monde n’a pas le cerveau historique pour résister aux mauvaises influences des historiens de la fantaisie, elle pénètre des siennes les esprits faibles, extérieurs, ignorants, sensibles, c’est-à-dire le plus grand nombre, car tout le monde comprend un trumeau !

Et même quand le trumeau pécherait par l’art, — l’art chétif, rabougri, ratatiné, Chinois, qu’ils admirent et qu’ils préfèrent, dans l’horreur fade de son joli, aux lignes simples et grandes de la vraie beauté, — il n’en serait que mieux compris et plus goûté peut-être, — le rayonnement probable de toute œuvre d’art ou de littérature étant bien plus souvent en raison de l’abaissement du génie, qui l’a produite, que de sa hauteur.

IV

Nous avons dit que M. Capefigue avait, il y a bien longtemps, promis un historien à la France, et c’est cet historien possible autrefois et tué sur pied de son vivant, qu’on est tenté de regretter plus que jamais en lisant Madame de Pompadour. Il y a en effet à deux ou trois places de ce livre frivole, — dans tout ce fusain historique que le premier souffle doit emporter, — des miettes d’un bon sens rare et d’un mépris bien employé1 qui attestent encore ce qu’étaient, avant d’être altérées et faussées, les aptitudes de M. Capefigue aux choses de l’histoire. Or, cette altération de son être, cet amollissement d’un esprit qui eût pu aisément rester ferme, bien des choses tristes, bien des choses de ce temps les auront causées ; et parmi elles, il faut signaler l’excès de la production et l’abus de sa propre pensée, mortels à tant d’autres esprits.

Cependant, quoique à chaque ouvrage qui paraissait, il y eût un dépouillement plus profond des qualités qu’on pouvait remarquer encore dans l’ouvrage qui avait précédé, c’est particulièrement dans ces dernières années que M. Capefigue a perdu toute autorité et toute créance… Il le doit au xviiie  siècle. L’amour du xviiie  siècle s’est emparé de lui comme une passion tardive et que rien n’aurait pu faire pressentir. M. Capefigue avait toujours été un homme de catholicisme et d’ordre social. Qu’y avait-il donc de fascinateur et d’entraînant pour lui dans une époque où le Catholicisme s’appelait l’infâme, et où l’état social était, tous les matins, théoriquement renversé ? Qu’y avait-il ?… Mon Dieu, la pensée d’un homme défaille comme son âme ! Il y avait des femmes, des élégances et des mœurs qui saisirent son imagination et, il faut bien dire le mot, qui la corrompirent. Il écrivit son Siècle de Louis XV et son Maréchal de Richelieu, mais ce n’était point assez, et comme M. Cousin, cet autre vieillard d’une autre Suzanne, qui avait fait Madame de Longueville, il fit Madame de Pompadour.

« Je ne défends pas sa chasteté », dit M. Capefigue quelque part, dans sa Madame de Pompadour, en parlant du Roi Louis XV, et cela lui semble héroïque de dévouement à la vérité ! et il ne défend pas plus celle de madame de Pompadour, ni celle du xviiie  siècle tout entier ! Il n’entre pas encore, mais plus tard il y entrera, dans un paradoxe de réhabilitation aussi formidable, et les nuances qu’il se permet ont plus de finesse. Il aime mieux dire plutôt avec une incroyable sincérité, en parlant de ces mœurs dont les hautes classes en délire donnaient le spectacle à tout un peuple, qui les regardait à travers la grille de Trianon : Certes, non ! ils n’étaient pas de la première pureté, ces gens-là, et la calomnie est allée plus loin que leurs excès encore. Mais, après tout, ils étaient bien aimables ! ils avaient tant d’esprit ! ils étaient si charmants ! ils entendaient si bien la vie ! Et le voilà qui devient lui-même du xviiie  siècle, et qui voudrait entrer dans le trumeau qu’il peint. Évidemment il veut souper. Toutes les idées de ce pauvre historien, qui se lèche les lèvres à la porte de ses descriptions, toutes ses idées sur l’art, le ton et la politique du xviiie  siècle sont dominées par cette irrésistible envie de souper, et cela seul explique tout ce livre, d’une si naïve indulgence, où le cynisme a des douceurs de pastel, et le regret de ne pas souper, de si drôles de larmes…

Impayable spectacle que l’impudeur qui veut être décente, sans renoncer à ses petits profits d’impudeur ! C’est, intellectuellement, toute l’originalité de la Madame de Pompadour de M. Capefigue. Moraliste vaincu par le rococo, qui parle de Dieu et de l’ordre, en regardant le médaillon de madame de Pompadour et en trouvant Louis XV diablement heureux, il résume cependant, un peu trop comiquement pour un écrivain qui depuis trente ans s’efforce d’être grave, la pensée qui est le fond de la lâcheté humaine : Si on pouvait se sauver en se damnant, je serais canonisé demain !

Tel est, dans son esprit et son inspiration générale, ce livre sur madame de Pompadour, qui a pour objet de laver un peu (le croira-t-on ?) le xviiie  siècle et de lui refaire un à peu près de moralité. L’historien y a bien regardé. Il a mis la main et le nez sur tous ces débris, dont l’ambre révèle l’infection, et il vous affirme sur l’honneur que tout cela n’est si sale ni si pourri qu’on le croyait et qu’il faut beaucoup en rabattre… Ah ! Watteau fera toujours des bergeries ! Les mauvaises mœurs du xviiie  siècle ne seront jamais pour M. Capefigue qu’une bergerie historique Nous n’avions pas à analyser un tel livre. Nous n’avions qu’à le caractériser, et nous l’avons fait dans un but placé plus haut qu’un livre isolé.

Et M. Capefigue n’est pas, certes, le plus mauvais des écrivains qui ont pris pour leur idéal le xviiie  siècle. Il n’est pas le plus osé de cette école-trumeau, que nous vous donnons aujourd’hui pour le plus bas côté de l’histoire contemporaine. Il en est d’autre qui ne blanchissent pas, mais qui salissent, — qui saliraient même le xviiie  siècle ! Il est des gens qui tacheraient la boue, disait Rivarol. M. Capefigue nous en sommes convaincu, n’ira pas beaucoup plu loin que Madame de Pompadour. Il se devait à Madame Du Barry encore, et, vous le verrez, il s’y est donné ; mais d’autres que lui, encouragés par son succès, s’il en avait un avec de telles histoires, publieraient peut-être demain quelque livre d’histoire intitulé : Madame Gourdan.

Le Siècle de Louis XV

V

Mais, encore une fois, car nous l’avons déjà dit, M. Capefigue n’est pas plus coupable que tout le monde dans son goût pour le xviiie  siècle. Cet aimable goût scélérat est universel.

S’il est un règne dans les annales de la maison de Bourbon qui ait, plus que tout autre, éveillé d’insensées tendresses dans les faibles cœurs de la génération présente, c’est à coup sûr le règne de Louis XV, de Louis XV, toujours le Bien-Aimé, car, malgré la grande rupture de la Révolution française, qui fait deux rivages dans l’histoire de ce qui aurait dû rester le même sol, Louis XV et sa société sont encore, tous deux, très bien vus de la société démocratique du xixe  siècle, qui n’est pas puritaine au point de ne pas aimer les coquines !

Pour peu qu’on en doutât, on n’aurait qu’à feuilleter la littérature de ces trente dernières années. On y verrait, à toutes les pages, si l’on n’a pas fait plus que d’excuser les erreurs et les corruptions d’une époque où mœurs et monarchie achevaient de se précipiter, par la même pente, au même abîme ! On y verrait si on ne l’a pas ressuscitée autant qu’on l’a pu, cette société morte ; si on ne l’a pas exaltée comme un idéal fini, il est vrai, mais charmant et toujours délicieux à contempler dans les petits trumeaux de placage qu’on lui a dressés de toutes parts ! Louis XV et le xviiie  siècle ! Drames, romans, nouvelles, beaux-arts et jusqu’aux modes, tout, depuis trente ans, a porté, plus ou moins, l’empreinte de ce règne dont l’abbé Galiani disait avec son filet de voix claire : « Il y a des empires qui ne sont jolis que dans leur décadence », et pour lequel les Austères révolutionnaires de l’histoire, séduits comme des bourgeois par des duchesses, se sont parfois senti une indulgence, — que l’on comprend très bien, du reste, quand on regarde ce règne et ce temps, entre leurs trois grandes cariatides, Rousseau, Montesquieu et Voltaire.

Mais ce que l’on comprend très bien, venant de ceux-là qui ont salué l’aurore d’un pouvoir nouveau dans le déclin de cette royauté des Bourbons qui éteignit, on sait comment, le soleil de son Louis XIV, le comprend-on au même degré venant de ceux qui ont gardé au fond de leur âme l’amour espérant ou désespéré de cette malheureuse royauté, coupable et perdue ? En d’autres termes, si l’on conçoit sans peine que les ennemis de la vieille monarchie puissent rétrospectivement s’intéresser à ce roi, suicide de sa race, qui l’a frappée en sa personne, à cette fête de Sardanapale incendiaire qui a dévoré ses convives, à ce souper de soixante ans qu’on appelle le règne de Louis XV et qui semblait rendre après lui tout règne de ses descendants impossible, conçoit-on aussi facilement que les hommes, vassaux fidèles du passé, qui ont reconnu que ce n’était pas le passé seul, mais l’avenir pour eux, qui périssait dans un tel désastre ; puissent en parler autrement que pour le déplorer et le maudire ? Eux, les chevaliers déshérités de l’Histoire, les Ivanhoë sans tournoi, doivent-ils, royalistes quand même, pousser le respect pour la royauté jusqu’à l’applaudir de leurs mains aveugles, jusqu’à la glorifier de ses fautes ? Grave question que le livre nouveau de M. Capefigue soulève ; ce livre à outrance, écrit, malgré l’abandon de sa forme littéraire, avec une hardiesse d’admiration pour Louis XV et son temps, qui n’est pas de l’indulgence, même plénière, mais une manière de voir et de montrer les choses qui a raison d’être, sans nul doute, et que pour cela importe à la Critique de pénétrer !

En effet, jusqu’à cette histoire de Louis XV qui commencé la série des publications de son auteur sur le xviiie  siècle, M. Capefigue, — quelles que fussent d’ailleurs les opinions politiques de l’homme privé et la portée de l’écrivain, — était resté un historien qui voyait plus haut que l’intérêt des partis et même des dynasties. À tout moment de notre histoire, dans les nombreux ouvrages sortis de sa plume, la question dominante, pour lui, était la question monarchique, qui est de fait, pour les esprits sensés, toute la question de l’histoire de France. Qu’il la touchât avec plus ou moins de vigueur, cette question qui renferme les autres, nous n’avons pas à l’examiner, mais il la posait, mais pour lui elle effaçait tout sous son importance, et c’était toujours de cette question suprême, c’était toujours de l’intérêt absolu du Gouvernement et du Pouvoir, quels qu’en fussent momentanément les titulaires, qu’il écrivait l’histoire et qu’il en jugeait les événements.

Tel, pendant toute sa vie, avait été l’honneur de sa pensée, et voilà ce qui rachetait à nos yeux les défauts d’un écrivain sur lequel notre sympathie ne nous a jamais fait illusion ! Né avec des aptitudes pour l’histoire dont il n’a pas tiré le grand parti qu’on pouvait attendre, élevé d’horizon, mais superficiel ; d’un coup d’œil pressé comme l’est le coup d’œil d’un homme du xixe  siècle, d’un de ces hommes chauffés à la vapeur de leur temps, qui manquent le fini dans les arts et, dans l’histoire, brusquent l’exactitude et atteignent rarement la profondeur, M. Capefigue était, du moins pour nous, à une époque où le Scepticisme amollit et détrempe les plus fortes pensées, un historien qui, sur le fonds vital de l’histoire, n’avait pas fléchi, et nous admirions cette tenue. Oui, nous admirions dans cet esprit méridional, vibrant et sensible, dupe de la couleur et de la surface, amoureux de la forme ; comme un Phocéen, — mais ne la réalisant pas comme un Grec, — cette pérennité d’une idée vraie, cette impersonnalité du point de vue, qui est peut-être toute l’impartialité permise à nos chétifs esprits d’un jour ! Malheureusement, à dater de Louis XV, c’est de cette hauteur d’horizon, c’est de cette impersonnalité de point de vue, que M. Capefigue se mît à descendre. L’historien monarchique, qu’il a été si longtemps, ne fut plus dans ce panégyrique de Louis XV qu’un homme lige, l’historien lige du roi qui a le mieux résumé, en sa personne, les vices qui ont flétri la gloire de toute sa race et qui l’ont renversée du trône !

Et nous serons juste jusqu’au bout. M. Capefigue est de très bonne foi dans le livre, qui nous étonna tant quand il parut. Ce panégyrique universel qui va de Louis XV à Mme de Pompadour, de Mme de Pompadour à Mme Du Barry, et qui glisserait jusqu’à M. Le Bel, si l’auteur, qui ne se retiendra pas plus tard, ne se retenait encore ; cette absolution qui tombe sur tout le monde et sur toutes choses avec une largeur de bonté qu’on voudrait moins inépuisable, n’est point un parti pris ou une de ces combinaisons de l’esprit de parti, une de ces tentatives comme l’esprit de parti s’en permet quelquefois, et qui serait d’ailleurs malheureuse… Non, l’auteur est séduit ! Il est entraîné ! Il est sincère. En écrivant son livre, il a cédé très naïvement (trop naïvement !) à l’influence de la royauté personnelle et à cet optimisme béat, d’un éternel sourire, que nous connaissons, et que le grand Moqueur des cieux grave parfois à la lèvre des partis qui ne croient pas à leur défaite. M. Capefigue, qui a montré, dans quelques-uns de ses ouvrages, le don précieux et rare de l’initiative ; qui a souvent touché le premier, quand personne n’y pensait ou n’osait, à des réhabilitations d’hommes ou de choses qui se sont achevées depuis, sous des plumes plus creusantes que la sienne, n’a même pas songé à justifier, par une discussion préalable, tout ce qu’il nous dit de Louis XV et de la société du xviiie  siècle.

Il ne s’est nullement pris pour un Hercule chargé de nettoyer les étables d’Augias de la calomnie et du pamphlet. Il n’a pas cru, lui qui a touché pourtant à tout le bagage de fétidités, laissé par cette société pourrie et parfumée, qu’il y eût une lessive à faire pour blanchir le linge de ce siècle, taché du vermillon de tous les excès. S’il ne l’avait démenti depuis, on dirait qu’il croit à son innocence ! Et voilà comment, pour la première fois, la philosophie du Mondain :

Il n’est jamais de mal en bonne compagnie,

s’est introduite dans l’histoire sous une plume que le catholicisme de l’auteur (car l’auteur a toujours respecté le catholicisme dans ses ouvrages) aurait dû rendre plus sévère. Voilà comment M. Capefigue a oublié ce que les Royalistes, tels que les a faits la maison de Bourbon, ne manquent jamais d’oublier non plus dans leurs appréciations raccourcies, — l’importance des mœurs dans la politique des gouvernements et dans la destinée des peuples !

Car c’est là la faute ! et elle est immense ! Elle n’est pas d’hier. Elle est traditionnelle. Elle vient moins de M. Capefigue que d’un parti qui semble lui avoir donné ses manières de sentir et de voir les choses. La maison de Bourbon, brillante de qualités qu’il faut reconnaître, malgré le prestige d’une attitude chevaleresque et l’éclat de l’épée, qui sera toujours la fascination irrésistible dans une nation de soldats, la maison de Bourbon est morte… de ses mauvaises mœurs. Laissons les Don Juan de la Philosophie et les Jocrisse du machiavélisme profond sourire quand nous écrivons ce mot-là… Mais pour nous, qui savons le néant de toutes les formules auxquelles croient les sots, ce qu’on appelle la politique n’existe plus que dans la moralité de l’homme, depuis qu’il existe du christianisme sur la terre, et le crime chrétien, le grand crime que la maison de Bourbon paie encore et expie, c’est le coup porté par elle au cœur de la famille et aux mœurs. Qui ne voit point cela ne voit rien. On dirait du reste qu’elle s’en est doutée le jour que, voulant réagir contre les bâtardises qui l’avaient frappée, elle inventa le mot inconséquent, mais instructif, de légitimité. Révolutionnaire en ceci qu’elle n’était pas assez chrétienne, cette maison qui devait, comme toute famille royale, parmi les peuples chrétiens, représenter l’essence de la société, c’est-à-dire la famille, la tua au contraire, la famille, et par Henri IV, et par Louis XIV, et par Monsieur le Régent, et par Louis XV ; et, par le massacre sans cesse renouvelé de l’adultère et des bâtardises, elle créa le monstre de l’individualisme dans l’État, comme le Protestantisme avait créé le monstre de l’individualisme dans les doctrines. Elle détruisit le peuple, dont les mœurs étaient la sauvegarde, et nous légua ses traditions ! Grâce à elle, le vice devint tout à la fois royal et populaire ; et voyez les conséquences ! il l’est si bien devenu, que nous n’en apercevons plus les inconvénients et les dangers, et que nous trouvons charmante cette tête de Méduse et en caressons les serpents. Propagateurs des vices dont nous sommes le produit (comme disait un jour un homme éloquent)2, nous n’en avons pas plus de repentir que nos pères, si bien qu’un écrivain, religieux pourtant, comme M. Capefigue, a écrit un livre pour les poétiser !

En vérité ! tout ceci est plus grave que le livre même et que l’historien ; mais que ce soit du moins pour nous une occasion de proclamer bien haut l’imprudence des écrivains qui seraient tentés de l’imiter, en essayant d’identifier les mœurs d’un peuple avec sa gloire. On se perd dans de telles confusions. M. Capefigue, dans ce tableau sincèrement flatté du règne de Louis XV, ne montra que le côté qui lui plaît, le côté brillant, étincelant, élégant, pourpré, d’une société qui avait sur le front les reflets encore chauds du grand siècle et dans le cœur, cette chose qui chez nous ne meurt point, quelles que soient les souillures de l’autel, le feu de Vesta du courage ! Mais il n’a pas plongé une seule fois dans les entrailles de cette société corrompue et à la corruption de laquelle ses chefs ont si misérablement travaillé !

VI

Quoique Louis XV ne fût ni un Louis XIV, ni un Henri IV, sinon par les vices de tous les deux, qu’il multiplia les uns par les autres, et qui furent les siens, cependant il eut aussi son rayon de gloire, cette rose d’honneur militaire, cette enivrante rose qui sent la poudre et que la Postérité n’oubliera pas sur sa poitrine, à côté de son cordon bleu. Seulement, pour les rois comme pour les peuples, la Gloire ne vaut contre les Mœurs. Elle n’en voile pas plus la perversion qu’elle n’en arrête les effets terribles. C’est un ornement de la vie. Ce n’est pas la vie. La vie se compose de vertus. Quand, au lieu du rayon de Fontenoy, Louis XV aurait eu de la gloire, à périr par elle, comme Napoléon, dans une hémorragie sublime, ces torrents d’un noble sang versé par le glaive n’auraient pas guéri du mal de ses mœurs la famille de ces rois très-chrétiens dont la conduite avait été païenne, hélas ! pendant des siècles. Pour eux et pour leur infortunée descendance, 93 n’aurait pas moins sonné, et il importe de le crier aux esprits imbéciles qui croient qu’on paradoxe contre les grands hommes de la France, parce qu’on ose embrasser et juger leur vie ! Ceux qui disent qu’un peu de gloire lave tout pour les races que Dieu a punies, malgré la gloire de leurs pères, demandent, sans le savoir, pour elles plus que l’échafaud de Louis XVI, c’est-à-dire leur effacement absolu de l’Histoire, dans un exil sans épée et sans repentir !

Assurément, telle n’a point été la pensée de M. Capefigue. Il n’a pas mesuré, nous le savons bien, la redoutable portée des préférences et des apologies de son livre. La société du xviiie  siècle, à laquelle il eût résisté, s’il ne l’avait vue que dans les doctrines de ses philosophes, l’a enivré de sa propre ivresse, de ses manières, de son esprit et jusque de ses costumes, et le grave historien a écouté le chant de la trompeuse Sirène qui, depuis, l’a fait si tristement naufrager ! En la peignant comme Boucher l’aurait peinte, il a cessé d’être grave ; il a été passionné, tendre, approbateur, courtisan, justaucorps bleu ; il a trouvé tout exquis ou à peu près… Et quand (ce qui est rare) le vieux instinct de l’écrivain politique ou du moraliste chrétien s’est réveillé, et qu’il a fallu, sous peine de se renier soi-même, blâmer quelque chose dans cette société qui, après tout, a quelquefois de de grisantes odeurs de cloaque et d’effroyables réalités, il n’a pas appuyé, il a glissé, un mot a suffi, et il est retourné vite au bonheur de ses admirations. Il en a qui semblent s’exclure, mais qu’il allie. Ainsi, par exemple, il a vanté également la chaste Marie Lecsinska et Mme de Pompadour. Le croira-t-on ? il a osé comparer cette dépravante courtisane, qui a coûté trente-six millions à la France, trente-six millions d’écus et de hontes, à la grande reine, sous couronne de marquise, qui fut la femme légitime et voilée de Louis XIV et sauva l’honneur de sa vieillesse.

Après Mme de Pompadour, c’est Mme Du Barry qu’il exalte : Mme de Pompadour et Mme Du Barry, ces deux femmes qu’il a reprises plus tard comme s’il n’avait pas assez appuyé cette bouche d’historien qui doit rester chaste sur la main de ces prostituées ! Dans cet énervement de sa raison historique, il perd jusqu’à la fermeté de la langue de l’histoire. Il s’effémine… Il y a un autre mot pour cela. Son livre, qui n’a pas de nerf, a de la grâce et du chiffon, mais plus de chiffon que de grâce. Tenez ! on le dirait écrit par Mme Du Barry elle-même, Mme Du Barry vieillissant, qui songe à bien finir, mais qui hésite… C’est spirituel quoiqu’un peu fade ; c’est un peu libertin, un peu sentimental, mais c’est encore joli. Joli ! Et il y avait un beau livre à faire, sévère et pur, sur le xviiie  siècle, et dont M. Capefigue ne s’est pas douté !

Richelieu

VII

Tel est cependant le Louis XV de M. Capefigue, dépassé en mollesse et en indulgence par le Maréchal de Richelieu qui vint après. Indulgent, trop indulgent déjà, dans son Louis XV, pour des excès qui devaient tuer la monarchie dans la famille, comme on tue l’enfant dans le lait de la mère, M. Capefigue, qui n’y a pas assisté pourtant, s’est laissé enivrer aux soupers divins, comme il dit, où l’on buvait et l’on mangeait l’honneur de la France, et d’ivresse en ivresse, il a fini par épouser des deux mains et les yeux fermés la honteuse époque qu’un esprit comme le sien aurait dû répudier avec le mépris qu’elle inspire. Comme les femmes tombées qu’on a le malheur d’adorer, il ne l’a plus vue, cette époque, il ne l’a plus comprise, il ne l’a plus jugée, et devant elle il a perdu toute raison et même tout libre arbitre. La chose en est arrivée jusqu’au phénomène. L’historien du Maréchal de Richelieu n’a plus aperçu le dix-huitième siècle qu’à travers un pastel d’innocence qu’il s’en va veloutant de plus en plus, et les mirages d’un optimisme enchanté. Ce peintre d’un roué (mais y avait-il vraiment des roués au dix-huitième siècle ?), ce peintre qui veut blanchir son modèle, met à ce travail qui semble horrible, au lieu de peine, la plus négligente candeur. Quand il a dit que Richelieu, le régent et ses filles, Mme de Prie, Mme de Pompadour, Mme Du Barry, tout le monde enfin de ce temps calomnié et… infortuné, sont les pauvres petites victimes des Mémoires d’alors, il se repose dans le bonheur et l’ingénuité de sa découverte et il n’a rien à dire de plus ! Les Mémoires, sont pour lui ce qu’est pour Crispin : C’est votre léthargie ! Quand il s’agit de cette masse immense de témoignages et d’accusations qui pèsent sur la moralité d’un homme comme Richelieu et l’accablent : Je ne veux m’informer, dit-il, ni de leur valeur ni de leur vérité. Plaisant historien qui ne s’informe pas ! Il explique Richelieu par un type. Il en devient le Strauss. « Les générations aiment les types… Richelieu le fut de la galanterie comme le marquis de Bièvre du calembour et Roquelaure des bons mots et des aventures burlesques… » Mais d’être types, cela a-t-il empêché l’un de faire ses calembours, l’autre de dire ses bons mots ?… Certes ! on n’a jamais défendu personne avec une superficialité plus distraite… et distraite par excès de préoccupation ! Jamais on n’a secoué plus indolemment un grain de tabac sur son jabot de dentelles… mais aussi les grains d’infamie qui criblent la mémoire du dix-huitième siècle y resteront, et ce n’est pas en s’y prenant ainsi qu’on les fera tomber ! « Le régent pouvait aimer le plaisir et les distractions, nous dit M. Capefigue (il n’en est pas bien sûr), mais c’est un esprit sérieux en politique… » Mme de Prie fut une grande femme sérieuse. On ne vit jamais tant de gens sérieux que sous la Régence et peut-être n’y a-t-on pas ri une seule fois. Madame de Châteauroux fut, elle, plus que sérieuse ! elle était chevaleresque. Mme la duchesse de Berry, « fine et charmante de caractère » (surtout !) aimait le plaisir (pour celle-là, il en est plus sûr !) et les arts. Elle s’y livrait avec une ardeur qui compromettait sa santé, « et, comme elle faisait tout avec passion » (c’est un bien gros mot que tout !), les arts l’ont tuée. Telle est la curieuse manière dont M. Capefigue, jusque-là sérieux, lui aussi ! perçoit maintenant, affirme et rétablit les faits historiques. Évidemment il est devenu la proie d’une hallucination complète ! Évidemment il est entré dans quelque chose qui peut avoir son agrément, mais qui n’est plus l’histoire et qu’il est difficile de déterminer. « Chevalier (s’appelle-t-il lui-même) des temps écoulés, il défend ces gracieux et beaux portraits de marquises, chefs-d’œuvre de Boucher, de Lencret et de Greuze. » Mais une raison de cette maigreur, l’amour d’une fausse élégance dans les arts, pouvaient-ils voiler à un esprit qui eut longtemps le sentiment de l’histoire, cette autre corruption dans les mœurs, bien plus épouvantable, qui allait faire tomber à quelques années de là toute cette société pourrie sur la planche de l’échafaud et devant laquelle l’historien, l’historien politique, devait enfin se dégriser et se retrouver ?

VIII

Lorsque M. Capefigue écrivait son Maréchal de Richelieu, il semblait dire et disait aussi : Vous verrez prochainement mieux encore. Vous verrez la Mme Du Barry que je vous prépare. Ce sera le bouquet. Et de fait, pour M. Capefigue et même pour tout le monde, Mme Du Barry est bien l’idéal, fait femme, du xviiie  siècle. Ce règne de toute jupe se résume et s’incarne assez exactement dans ce dernier cotillon.

Puisque M. Capefigue fait une série d’œuvres, entreprises à l’honneur calomnié d’une époque plus pure qu’on ne croit, selon M. Capefigue, l’histoire de Mme Du Barry devrait être l’œuvre suprême, le dernier mot du temps, et M. Capefigue ne paraissait avoir vécu jusque-là et affiné ses facultés d’historien que pour mieux l’écrire. Comme on aurait dit dans la langue des petits soupers qu’il regrette et qui le font rêver, il l’avait gardée pour la bonne bouche, cette intéressante histoire. Il l’avait longtemps savourée, et, puisqu’il la publiait enfin, nous étions en droit de nous attendre à quelque chose de hardi et de distingué, par son audace même, de toutes les autres hardiesses auxquelles l’auteur nous avait accoutumés. Et, il n’y avait pas de milieu, ce devait être quelque chose de fièrement campé et de terriblement retroussé dans le leste, ou quelque chose de bien nouveau et de renversant d’innocence !

C’est même pour l’innocence que nous aurions parié. Qui sait ? Mme Du Barry était peut-être une rosière qui avait combattu et qui n’avait pas succombé. Eh bien ! non ! Pourquoi ne pas le dire ? Elle a succombé. Cela est à peu près sûr. M. Capefigue ne le nie pas. Son livre, plus modeste que son héroïne, son livre indécis, manque déplorablement de ce relief paradoxal qui convenait à ce grand nom de Du Barry, — grand dans le mépris, et qui probablement y restera. Nous avons été trompé et surpris. L’auteur n’a plus été au niveau de lui-même dans un sujet où il aurait dû se surpasser. Il a fléchi. Il s’est troublé. Un sentiment inattendu s’est tout à coup éveillé dans sa vieille conscience d’historien religieux, de moraliste, d’homme d’autorité, et l’a saisi à la fin de sa tâche, l’inquiétant, pour la première fois, sur la valeur de travail de blanc forcé auquel il s’est livré depuis longtemps pour le compte du xviiie  siècle.

Tel est le changement qu’il faut constater dans M. Capefigue. Tout l’ensemble de ce dernier livre l’atteste, mais sa préface l’exprime avec une netteté qui ne permet plus aucun doute. Cette préface, malgré une mise en scène assez rusée et assez joliette, cette préface est, d’un bout à l’autre, le cri d’une conscience inquiète qui croit s’imposer silence à elle-même en se parlant haut. Il est évident, pour qui la lit, que les reproches élevés de toutes parts, depuis quelques années, contre M. Capefigue, finissant sa carrière d’historien sensé, grave et religieux, par des amours de jeune homme, ont porté coup à son aplomb et à sa confiance, et que ces reproches venant jusque de voix amies (car nous aimons M. Capefigue et nous ne les lui avons pas épargnés), il les entend toujours, il se débat contre eux, car il leur répond et il les discute. Or, qui parlemente se sent vaincu. Aujourd’hui M. Capefigue ne défend pas uniquement Mme Du Barry contre ceux qui l’attaquent, il se défend de la défendre… Premier mouvement d’un esprit qui s’ébranle pour revenir peut-être, mais, tentative inutile ! les raisons qu’il se donne pour s’excuser dans une matière qui n’admet pas d’excuse ne sont assez bonnes pour convaincre personne, pas même lui. Il y a plus : elles sont assez mauvaises pour qu’il ait l’embarras de leur vide et qu’il renonce un de ces jours à l’opinion qui voudrait animer son livre et qui, par faiblesse, le trahit.

IX

En effet, il faut réhabiliter Mme Du Barry de la tête aux pieds, avec une autorité souveraine, — faire resplendir ce qu’elle fut, c’est-à-dire le contraire de ce que croient les hommes et de ce que dit l’histoire, — préciser avec une rigueur qui rende toute contestation impossible l’action qu’elle eut, si elle en eut jamais de profitable à la monarchie, ou ne pas s’en mêler du tout et la laisser oubliée, — si tant est qu’on puisse l’oublier — dans ce tas de chiffons souillés qui finissent par devenir sanglants et qui furent le dix-huitième siècle. Si la réhabilitation d’une pareille femme n’est pas complète et reste équivoque, elle n’a pas de sens, ou, ce qui est pis, elle en aura un qui sera dangereux. Nous ne taisons point de puritanisme. Nous savons bien que gouverner n’est pas le métier des hermines.

« Souvenez-vous — disait hier M. de Maistre, trop fort sur les choses de la vie pour avoir le bégueulisme de ceux qui les ignorent — que, dans toute affaire politique, il y a une femme. On ne l’y voit pas toujours, mais, regardez-y, elle y est. »

Et c’est la vérité ; mais Mme Du Barry et ses pareilles ne sont pas seulement de ces influences ou de ces instruments nécessaires dont les têtes politiques les plus pures sont parfois obligées de jouer : elles sont plus que cela, elles ! elles sont quelque chose d’absolument mauvais en soi et d’un vice hors de proportion avec tout autre. Être la maîtresse reconnue d’un roi corrompu, qui donna fastueusement à toutes les familles d’un pays l’exemple honoré de l’adultère, voilà un de ces crimes irréductibles pour lequel on n’a pas le droit de réclamer les circonstances atténuantes devant l’histoire : car rien ne saurait atténuer, pas même la passion, que n’eut d’ailleurs jamais Mme Du Barry pour Louis XV, le crime de l’adultère public et royal. Ni donc, en ces sortes de femmes, le degré plus ou moins profond de corruption, ni même des qualités restées saines et charmantes, ne peuvent entrer en considération avec le mal absolu d’un vice élevé jusqu’à la hauteur d’une fonction !

Sans doute, ceux qui eurent un intérêt quelconque à calomnier Mme Du Barry purent aussi bien la calomnier que si elle fût demeurée vertueuse, mais en dehors de toutes les lettres, de toutes les horreurs, de toutes les chansons, de tous les mémoires que M. Capefigue a signalés contre elle, subsiste toujours cet adultère royal, certain, authentique, ineffaçable, qui suffirait seul pour interdire jusqu’à l’idée d’une réhabilitation à tout esprit droit. M. Capefigue a ajouté, il est vrai, à cette masse compacte de calomnies, l’injure abjecte de Fouquier-Tinville dans un de ces rapports où il éructait le sang qu’il avait bu ; mais cette injure, pour sortir de cette bouche basse et atroce, était-elle moins pour cela une vérité ! Enfin vouloir, comme le prétend en dernière analyse M. Capefigue, faire bénéficier de l’échafaud cette femme, qui ne fut jamais plus qu’une courtisane, même dans sa dernière terreur avec le bourreau, n’est-ce pas confondre toutes les notions et surtout oublier que tout le prestige de l’échafaud n’a jamais pu couvrir les fautes de Louis XVI aux yeux sévères de l’histoire et les lui faire pardonner, quoique, lui, il eût vécu chaste et soit mort avec la sérénité d’un martyr ?

Car voilà les trois espèces de raisons invoquées par M. Capefigue dans sa préface : les calomnies des pamphlétaires, un mot qui est une faute de français de l’horrible Fouquier, mais qui n’est pas une faute de justesse, et en dernier lieu l’échafaud. Ajoutez à tout cela une espèce de déclamation sur l’hypocrisie dont M. Capefigue prie Dieu de nous garder, afin qu’il puisse écrire en paix, et sans qu’on y trouve à redire, l’histoire de Mme Du Barry, vous aurez toutes les justifications assez embarrassées de la préface et les motifs de sentiment que l’auteur de Madame la comtesse Du Barry se donne à lui-même encore plus qu’à nous pour écrire l’histoire d’une femme qu’on trouve bien à une certaine place de l’histoire, mais qui ne mérite pas l’honneur qu’on lui fait aujourd’hui d’un livre d’histoire. « Anachorètes de bals publics, s’écrie M. Capefigue de la voix qu’on a quand on chante dans la nuit, trappistes de théâtre, puritains de spéculation et de Bourse, avons-nous bien le droit, au milieu de nos Thébaïdes de plaisir, de nous montrer si impitoyables pour le siècle de nos aïeux ? Appartient-il bien à nos critiques, feuilletonistes spirituels (merci ! c’est toujours cela !), gazouilleurs de romans adultères (il ne gazouille pas, lui, M. Capefigue !), de s’ériger en saint Jérôme pour déclamer contre les vices des temps passés ? Prenons garde à l’hypocrisie !… » Et toute cette tirade contre l’hypocrisie possible de notre temps, refaite cent fois par tous les sacripants littéraires qui se font une vertu à eux du vice de Tartuffe et très indigne, d’ailleurs, d’un écrivain qui se connaît en choses sociales et qui n’a pas le droit de conclure contre les doctrines vertueuses de l’absence de nos vertus, montre mieux que tout le reste à quel point d’anxiété l’auteur de Madame la comtesse Du Barry en est arrivé, le malheureux ! pour s’établir sur la conscience le calmant de raisons pareilles !

L’inconséquence entre les opinions qu’on a et la vie qu’on mène est bien plus commune que l’hypocrisie, ce vice des sociétés fortes, qui gêne comme un masque et suppose une volonté et un caractère inconnus aux sociétés faibles, lâchement et cyniquement sincères, mais cette inconséquence ne fausse pas la vérité des principes, parce qu’en pratique elle les viole, et tout au contraire, elle la proclame de plus haut ! Cela a aussi son éloquence que l’histoire de Mme Du Barry puisse encore paraître un scandale dans le siècle de la Dame aux Camélias, et que M. Capefigue en ait si peur que, dans sa préface, il soit obligé de s’en aller à Luciennes, de s’asseoir, morbleu ! sur le même banc de pierre que Louis XV, et d’appeler le fantôme charmant de la comtesse « à travers les vapeurs de la colline embaumée », pour se rassurer et pour se décider enfin à en publier la galante histoire.

X

Cette histoire, du reste, puisque M. Capefigue l’a abordée, malgré les petits tremblements de conscience qui lui restent, continue, sans beaucoup les varier, les justifications pâlottes et impuissantes de la préface. C’est toujours, ou à peu près, de la part de M. Capefigue, ce causeur historique qui nous donne maintenant, hélas ! la petite monnaie de son ancien talent d’historien, c’est toujours, ou à peu près, la même manière de tirer de sa poche la bonbonnière où elle est peinte sur ivoire, cette coqueluche de roi, avec tous les détails de sa toilette biographique, et de vous dire, la perle d’une larme à l’œil : « Elle était bien charmante, et ils l’ont bien calomniée ! » Sans doute, elle l’a été, et qui ne l’est pas dans le monde ? Mais la calomnie, toute calomnie qu’elle soit, est parfois une large justice, comme lord Bacon disait de la vengeance. Le fait qu’on nous impute est faux, mais il entre dans la donnée générale de notre caractère et de nos habitudes, et voilà pourquoi il est admis. Les légendes de la calomnie, car elle a ses légendes, sont des médailles frappées à notre propre image. On a exagéré bien probablement sur Cartouche, mais il n’en reste pas moins un coquin assez complet, et si on a exagéré sur Mme Du Barry, nous croyons qu’elle restera aussi une coquine assez complète. L’histoire de M. Capefigue changera peu de chose à cela, et comment le pourrait-elle ? À part l’admiration pour la femme et l’attendrissement continu pour sa destinée, il n’y a pas un fait ou une manière de regarder les faits qui puisse modifier d’un iota l’opinion générale sur une femmelette dont M. Capefigue avait cru repétrir la statuette, j’imagine, pour le seul plaisir d’y toucher. M. Capefigue qui, depuis longtemps, n’appuie plus l’histoire, n’avait pas le pouce qu’il fallait pour laisser n’importe quelle empreinte sur ce petit bronze libertin du xviiie  siècle, dans lequel la Postérité continuera de voir — tout simplement — l’image à voiler de la Frétillon d’un roi qui ne pétillait plus, de l’indécente Sunamite d’un Salomon qui ne fut jamais Salomon que par la vieillesse !

Et pourtant c’était cette insignifiante et assez honteuse physionomie que la visée de l’auteur de ce livre au titre respectueux et qui fait presque la révérence, Madame la comtesse Du Barry, était de changer ! Ce n’est pas tout qu’elle fût jolie, qu’elle eût les yeux de son état et les épaules de sa situation, ce n’est pas même tout qu’elle fût indignement calomniée comme si elle eût été une vertu et qu’elle valût mieux que sa fonction officielle : il fallait qu’elle fût encore quelque chose de plus pour M. Capefigue. Il fallait qu’elle cumulât les supériorités de tous les genres, et que la femme politique, se trouvant au fond de l’odalisque, emportât le cœur de l’historien ! Et cela n’a pas manqué. Le cœur de l’historien est parti, mais la femme politique est-elle venue ? Voilà la question ! Y avait-il vraiment l’étoffe d’une femme politique dans cette jupe relevée ? Parce que M. de Maupeou soupait à Luciennes, parce que les coups d’État se brassaient devant elle, parce qu’elle avait la hardiesse de bec qu’on laisse prendre aux oiseaux de son espèce, parce qu’elle jonglait avec les oranges, saute, Choiseul ! saute, Praslin ! et peut-être pour mieux montrer ses bras ! avait-elle vraiment l’aptitude aux choses de gouvernement que M. Capefigue a mise en elle ? Eut-elle l’importance et l’influence qu’il prétend, et dans cette alcôve de maîtresse qu’il a voulu entrouvrir et qu’il eût été mieux de tenir fermée, pouvait-on réellement trouver cette femme que M. de Maistre voit au fond de toute affaire, et dont il a dit : « On ne l’y voit pas toujours, mais regardez-y. Elle y est ! »

M adame Du Barry

XI

Elle y était peut-être, mais passive et secondaire, instrument du règne en des mains plus fortes que sa tête, à elle, ployée par ces mains dans des intérêts plus grands que les siens. C’est le destin commun à toutes ces femmes que les rois subissent plus qu’ils ne les choisissent, dans cette sphère inouïe où ils vivent, et où tout, jusqu’au hasard même, est organisé autour d’eux, d’être les pions, plus ou moins sensibles, avec lesquels on perd ou l’on gagne des parties sur un échiquier mystérieux. Pas de doute que Mme Du Barry n’ait été un de ces pions sensibles et qu’avec la souplesse de la courtisane, qui n’est que la souplesse cultivée de la femme, elle ne se soit mêlée fort bien aux mouvements de la main qui jouait avec elle : main multiple ! la main de toute la coterie d’Aiguillon, qui voulait renverser Choiseul et le tenir renversé sous elle ! L’arme qui menaçait Choiseul, toujours chargée sur le cœur de Louis XV, était précisément elle, la favorite, cette faiseuse d’amour sans amour ! Dressée à cette politique de l’intrigue et de la coterie, comme un faucon qui n’a pas même besoin du sifflet de ses fauconniers pour obéir, ils la lançaient et la ramenaient à leur gré… Elle avait la souplesse, la docilité et les jolis mouvements de la femme qui reste femme. Sa correspondance avec Voltaire en fait foi. Elle y fut plus spirituelle que lui qui y aplatit son génie ; mais l’esprit politique n’est pas seulement la faculté de câliner les amours-propres pour les conduire, c’est du coup d’œil à soi et une habileté plus profonde. En vérité, la bayadère du vieux roi Louis XV n’est pas si compliquée que cela, et il ne pouvait y avoir au monde que M. Capefigue pour voir en cette entretenue de Luciennes, en cette bonne fille des chansons de Maurepas, une Maintenon (qu’on pardonne le mot !), une Maintenon jeune, légère et joyeuse, tombée dans le xviiie  siècle où tout se rapetisse en tombant, se casse et se souille, et y devenant une Du Barry !

Car voici ce qui serait le crime d’insolence du livre de M. Capefigue, si ce n’en était pas la folie : à plus d’une page de son histoire, l’historien de Madame la comtesse Du Barry a, en tremblant plus que jamais, il est vrai, et ici il y avait de quoi ! comparer Mme Du Barry, la maîtresse en titre et passionnée du roi Louis XV, à cette grande et sévère Mme de Maintenon, qui ne fut pas la maîtresse du roi Louis XIV. Pour tirer Mme Du Barry du mépris où elle est plongée, malgré la pitié que sa mort inspire, M. Capefigue n’a imaginé rien de mieux que de rappeler Mme de Maintenon et son influence sur un roi vieux et ennuyé, et les calomnies dont elle aussi fut abreuvée, et l’obscurité de sa jeunesse, quand elle était Mme d’Aubigné ou Mme Scarron, et que de chercher dans tout cela des analogies ! Certes, nous ne croyons pas que jamais démence ait été plus complète et qu’il soit besoin de faire saillir, même pour des enfants, s’il en est qui nous lisent, les différences de moralité, de situation et de génie, qu’on verra toujours entre ces deux femmes, dont l’une est la gloire de son sexe et dont l’autre… assurément n’en est pas l’honneur !

Mme de Maintenon ne faisait point d’adultère et le titre légitime qu’elle aurait pu porter, elle ne le prenait pas. La couronne de cette reine de France anonyme est restée cachée sous le voile noir qui convenait si bien à l’austérité de sa vie. Il serait tout aussi violent et messéant de comparer Louis XV à Louis XIV que Mme Du Barry à Mme de Maintenon, car Mme de Maintenon ressemblait à Louis XIV, ou Louis XV lui ressemblait, comme Mme Du Barry ressemblait à Louis XV, ou comme Louis XV ressemblait à Mme Du Barry, nos maîtresses étant presque toujours faites à notre image ou nous étant faits à la leur. Cette idée, du reste, de chercher des rapports autres que des contrastes entre Mme de Maintenon et Mme Du Barry possède tellement M. Capefigue, que les faits qu’il raconte et qui devraient l’avertir ne l’avertissent pas. C’est ainsi, par exemple, qu’il nous parle, à deux reprises, de ce projet qu’on eut dans les dernières années du règne de Louis XV de faire cesser par un mariage le scandale public que le roi donnait à ses peuples. Mais il se garde bien de dire pourquoi cette négociation, confiée aux soins du cardinal de Bernis, ne réussit point à Rome, parce que, s’il l’avait dit, il n’eût pu s’empêcher de voir la différence fondamentale de situation devant laquelle il ferme obstinément les yeux. En effet, Mme Du Barry était mariée, et casser son mariage eût été presque, au sens léger des peuples, consacrer l’adultère pour éviter le concubinage, c’est-à-dire éviter un mal déjà effroyablement grave, par un mal plus grand. Rome s’abstint. Elle est éternelle. Le roi, qui ne l’était pas, fut bientôt arraché par la mort aux bras impurs que l’Église avait refusé de bénir.

XII

Et maintenant nous avons à peu près tout dit sur le livre de M. Capefigue, sur cette réhabilitation historique osée et manquée à la fois, — en même temps poltronne et audacieuse, car l’auteur a peur de son audace ou plutôt de l’effet de son audace sur le public scandalisé. Il veut être moral ; le sujet qu’il traite ne l’est point. Il y avait, pour un esprit qui se serait piqué de moralité, un beau livre à écrire sous ce titre : « Les Maîtresses de Roi », mais ce ne serait la biographie d’aucunes d’elles. Il faudrait laisser ces choses-là où elles sont et où elles doivent rester, — dans les bas-côtés de l’histoire.

M. Capefigue, qui n’a pensé, lui, qu’à faire de la biographie, n’a pas, en nous donnant l’histoire de Mme Du Barry, ajouté beaucoup à ce qu’on savait sur cette maîtresse babiole de la vieillesse de Louis XV, Si le livre de M. Capefigue avait un intérêt, il devrait se trouver non dans des détails et des faits nouveaux qu’il ne découvre pas, mais dans les raisons qu’il expose pour ne pas admettre ou pour suspecter les faits connus. Malheureusement, toutes ces raisons, nous en avons vu la faiblesse.

Elles ne soutiendront pas une minute l’édifice fragile de cette fantaisie amoureuse et historique que M. Capefigue a intitulée : Madame la comtesse Du Barry. En effet, quand on a été la maîtresse publique d’un roi de France et qu’on a vécu plusieurs années de son état, nul historien n’est capable de vous refaire une innocence avec des calomnies de journalistes ou des insultes de bourreaux.

Et, d’ailleurs, dans l’histoire de cette grisette royale que M. Capefigue se donne tant de peine pour anoblir, et qui n’en fut pas moins une mésalliance pour le gentilhomme qui l’épousa et pour le roi qui ne l’épousa pas, tout n’est pas insultes et calomnies, mais tout le serait-il qu’il resterait toujours la vérité de ces quatre mots d’histoire : « Elle fut la maîtresse du roi de France de 1770 à 1774 », et cela seul suffirait pour la honte que M. Capefigue veut lui éviter aujourd’hui ! Cela seul suffirait pour qu’elle eût droit, comme concubine adultère d’un roi, à tout le mépris de l’histoire, et comme victime parmi les trente mille victimes (plus ou moins peut-être) que la Révolution égorgea, à son trente millième de pitié !

XIII

Il faut pourtant en finir avec le dix-huitième siècle ! Ce perpétuel déterrement de toute cette vieille société, que nous connaissons suffisamment et pour tout le mal qu’elle a fait, et pour le profit qu’on en retire, n’est pas seulement malsain, il est nauséabond. L’histoire en sait assez pour l’enseignement des hommes. Elle a dans les mains assez de faits nombreux, éclatants et certains, pour poser maintenant des conclusions inébranlables et éternelles. On ne replaide pas tous les matins des causes jugées et perdues. La dignité de la justice en recevrait une trop profonde atteinte. Il en est de même de la dignité de l’histoire, cette justice qui n’est pas le jeu sans fin de la curiosité et du scepticisme, et qui coupe nettement avec le glaive quand elle a pesé.

Le dix-huitième siècle est un siècle déshonoré. Il l’est au premier et à tous les chefs, ou bien l’honneur n’est donc plus ce que jusqu’ici l’ont fait les hommes ! Qu’on ébranle tant qu’on voudra le sens des mots, le nom du dix-huitième siècle n’en dira pas moins toujours à la pensée : corruption de mœurs, mépris du passé, c’est-à-dire de la paternité sociale, révolte de l’orgueil, impiété, vice du corps, abaissement de l’esprit et prostitution du génie. Ôtez-en les résistances de Louis XIV à la coalition européenne, les deux gouttes de sang versées à Fontenoy, l’épisode de Suffren aux Indes, et les magnifiques années de victoires expiatrices que Bonaparte, qui date le dix-neuvième siècle par une si fière rupture avec le siècle qui l’a précédé, mit par-dessus une tombe qui, sans cela, serait un cloaque, et le dix-huitième siècle vous paraîtra ce qu’il est réellement, un crime et une honte de cent ans. Il ne saurait être innocenté et même excusé devant l’histoire, si ce n’est par ceux-là qui veulent en continuer les destructions. Pour ceux-là, en effet, nous comprenons très bien qu’incessamment ils y reviennent, qu’ils essaient d’en recommencer la chronique glorieuse, selon eux, ou charmante, qu’ils expriment jusqu’à la dernière goutte le suc enivrant et mortel de ce fruit monstrueux et empoisonné. Ils ont leurs raisons et ils en ont la logique, mais que des écrivains de religion et de monarchie comme M. Capefigue, par exemple, fassent un effort, un effort suprême, pour infirmer une condamnation prononcée, voilà ce qui doit étonner ! Quant aux autres moins graves de visée et d’études, qui ne sont plus des historiens, et qui, comme MM. de Goncourt, passent leur vie à racler le pavé du dix-huitième siècle pour y trouver quelque loque oubliée qu’ils puissent suspendre à leur ficelle, ou comme M. Monselet, qui consacre une plume faite pour mieux que cela à des biographies de médiocrités frelatées, nous disons que c’est moins dangereux, sans doute, mais non plus utile ou plus juste. À quoi bon, en effet, ces fouilles acharnées qui asphyxient l’esprit quand ce n’est pas la conscience ? À quoi bon ces exhibitions des dernières misères ? Pourquoi donc souiller, en le remuant, l’oubli ? Quel est le sens de cette chasse aux impurs fantômes ?… The table is full , comme dit Macbeth, la table est pleine ! Il n’y a point de place pour un spectre de plus !