(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Madame Émile de Girardin. (Poésies. — Élégies. — Napoline. — Cléopâtre. — Lettres parisiennes, etc., etc.) » pp. 384-406
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(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Madame Émile de Girardin. (Poésies. — Élégies. — Napoline. — Cléopâtre. — Lettres parisiennes, etc., etc.) » pp. 384-406

Madame Émile de Girardin.
(Poésies. — Élégies. — Napoline. — Cléopâtre. — Lettres parisiennes, etc., etc.)

Et d’abord je tracerai un cercle autour de mon sujet, et je dirai à ma pensée et à ma plume : Tu n’iras pas plus loin. À l’intérieur de ce cercle, de ce cadre indispensable dont il faut entourer toute figure de femme belle et spirituelle, n’entreront point du tout, ou du moins n’entreront qu’à peine et à mon corps défendant, les éclats, les ricochets de la politique, de la satire, les réminiscences de la polémique, toutes choses du voisinage et auxquelles, si on se laissait faire, un si riche sujet pourrait bien nous convier. Je ne prendrai en Mme de Girardin que la femme, le poète de société et de théâtre, le moraliste du monde et de salon, Delphine, Corinne, et le vicomte Charles de Launay, rien que cela. Vous voyez que je suis modeste, que j’élude hardiment les difficultés, et que je ne suis pas homme à me mettre de grosses affaires sur les bras.

Mlle Delphine Gay, qui devait être de bonne heure célèbre, est née au plus beau matin du soleil de l’Empire, à Aix-la-Chapelle, où son père était receveur général, et elle a été baptisée, dit-on, sur le tombeau de Charlemagne. Ne voyez-vous pas déjà d’ici le siècle en perspective, avec sa prétention grandiose d’une part, et sa vocation positive de l’autre : le tombeau de Charlemagne pour décoration et fond de théâtre, et une caisse de receveur général tout à côté ? Enfant, elle fut nourrie au sein du luxe, des élégances et d’un certain idéal poétique extérieur et militaire que l’Empire favorisait. Elle grandissait sous l’œil d’une mère femme d’esprit, toute au monde, qui portait de la verve et une sorte d’imagination dans la plaisanterie, qui a eu de la finesse et de la sensibilité dans le roman, et qui a compté à son heure, comme dirait notre vieux Brantôme, à la tête de l’escadron des plus belles femmes de son temps. La jeune fille, aussi blonde que sa mère était brune, n’était pas moins belle, de cette beauté qui apparaît d’abord et qu’on ne s’aviserait pas plus de contester qu’on ne conteste le soleil. On eut de bonne heure auprès d’elle, et elle éprouvait elle-même, en l’inspirant, le culte et l’idolâtrie de la beauté. L’Empire était tombé ; la Restauration s’inaugurait avec de nouvelles modes et un changement complet de décoration, bien qu’avec bon nombre des mêmes personnages : c’était l’heure de la dévotion de salon, de l’aristocratie plus fine, de l’élégance plus assaisonnée d’esprit. Mme Delphine Gay, à quinze ans, débuta dans ce monde factice ; elle en fit ses premiers et uniques horizons, et s’y déploya (chose piquante !) avec naturel, gaieté, et une certaine abondance et richesse de nature qui ne demandait qu‘à s’épanouir. Elle s’est regardée et peinte elle-même bien des fois dans cette première attitude et ce premier éclat de jeunesse florissante :

Mon front était si fier de sa couronne blonde,
Anneaux d’or et d’argent tant de fois caressés !
Et j’avais tant d’espoir quand j’entrai dans le monde
    Orgueilleuse et les yeux baissés !

Ajoutons vite que si elle se dit fière et orgueilleuse, que si elle se sait belle, et que si elle se regardait souvent, elle restait gaie, franche d’abord, sans grimace aucune, vive et même naïve dans les mouvements, bonne enfant, disent tous ceux qui l’ont connue alors (Lamartine disait bien d’elle un jour : C’est un bon garçon !) ; enfin, aussi naturelle dans le factice, aussi vraie dans le faux qu’on le peut être. C’est alors qu’on la vit, qu’on la fit poser et se dessiner en muse, et qu’on la salua sous sa forme de Corinne.

Oui, me répète avec conviction un témoin aimable et des plus spirituels de ce moment, oui, elle était à la fois belle, simple, inspirée comme la Muse, rieuse et bonne enfant (c’est le mot unanime), et telle qu’elle a peint plus tard sa Napoline, c’est-à-dire encore elle-même,

        Naïve en sa gaieté, rieuse et point méchante ;

disant les vers avec élégance et un air de grandeur comme elle les faisait alors. Ceci est ressemblant, tenez-vous-en pour sûr, autant que le portrait d’Hersent, où elle a cette écharpe bleu clair couleur de ses yeux. »

C’est ainsi qu’elle est longtemps restée dans l’idée de ceux qui l’ont vue sous le rayon. Représentez-vous à une grande soirée de la duchesse de Duras, ou mieux à une brillante matinée du château de Lormois, chez la duchesse de Maillé, en plein soleil d’été, cette enfant rieuse, avec sa profusion de cheveux blonds et ce luxe de vie qui donne la joie, échappée dans le parc, bondissant et courant, puis rappelée tout à coup, et dans le plus élégant des salons, devant le plus recherché des mondes, récitant des vers d’un air grave, avec un front d’inspirée, un profil légèrement accusé de Muse antique, avec un timbre de voix précis et sonore, récitant ou un chant de Madeleine, ou son élégie (tant de fois refaite) sur Le Bonheur d’être belle, et dites s’il n’y avait pas de quoi rendre les armes et de quoi être ébloui.

Les poètes surtout, ceux qui se groupaient dans le recueil de La Muse française, Guiraud, Vigny, Hugo, Deschamps, aimaient alors à prédire à Delphine, comme on l’appelait tout fraternellement, la couronne de l’élégie lyrique :

Son talent tout jeune, me dit un de ces fidèles témoins que j’ai voulu interroger pour être juste, nous paraissait devoir être un mélange de vigueur masculine avec une sensibilité de femme du monde, plus affectée des choses de la société que des spectacles de la nature ; plus nerveuse que tendre, plus douloureuse que mélancolique : le tout marchant de concert avec beaucoup d’esprit réel, sans prétentions, et se manifeste tant sous une forme de versification pure, correcte, savante même et assez neuve alors. Soumet paraissait être son modèle.

Et l’on répétait autour d’elle ce nom de Corinne qu’elle invoquait sans cesse :

Elle chante, et, devant son écharpe légère,
Corinne courberait l’orgueil de son laurier.

La Corinne de Mme de Staël était, en effet, le grand idéal alors pour toute femme célèbre. Mlle Delphine Gay, qui était déjà par son nom de baptême une sœur de Corinne, voulait plus et mieux ; elle voulait égaler et rivaliser en tout cette sœur de génie, et elle s’y appliqua avec une sincérité visible en ces années du début. Distinguée et couronnée par l’Académie française en 1822 pour avoir chanté le dévouement des sœurs de Sainte-Camille pendant la peste de Barcelone, Mlle Gay ne cessa de célébrer depuis en vers tous les événements publics importants, les solennités monarchiques ou patriotiques, la mort du général Foy, le sacre de Charles X, l’insurrection de la Grèce, tous les beaux thèmes du moment. On la vit un jour, au haut de la coupole du Panthéon, réciter son Hymne à sainte Geneviève, en l’honneur des peintures de Gros. Dans un voyage qu’elle fit à Rome en 1827, elle fut reçue au Capitole membre de l’Académie du Tibre ; elle fit ensuite, comme Corinne toujours, le pèlerinage du cap Misène. Tout cela donna prétexte de dire autour d’elle et lui donna l’idée à elle-même qu’elle n’était pas seulement une muse élégiaque, mais aussi la muse de la patrie. Quelques pièces de vers publiées par elle dans ces dernières années nous montrent qu’elle n’est pas encore complètement guérie de cette idée là, et qu’il y a des moments où elle parle comme si elle avait réellement manié dès le berceau l’épée de Charlemagne.

Revenons et demandons-nous, quand on relit aujourd’hui ces poésies de la première manière de Mme de Girardin, ce qu’il en faut penser.

Je dis première manière, car Mme de Girardin a déjà eu trois manières, s’il vous plaît, trois formes poétiques distinctes : la première forme, régulière, classique, brillante et sonore, qu’on peut rapporter à Soumet ; la seconde forme, qui date de Napoline, plus libre, plus fringante, avec la coupe moderne, et où Musset intervient ; la troisième forme enfin, qu’elle a déployée dans Cléopâtre, et où elle ose au besoin tout ce que se permet en versification le drame moderne. Il est remarquable que les femmes, si habiles et si maîtresses qu’elles soient, trouvent rarement leur forme elles-mêmes ; elles en usent bien, mais elles l’ont empruntée à un autre. De ces trois formes, disons que la première, celle de Racine vu à travers Soumet, serait celle que suivrait de préférence et le plus naturellement Mme de Girardin, si elle était livrée à elle-même.

Mme de Girardin, avant tout, a le sentiment du monde extérieur, de la beauté qui y est conforme, de la régularité de lignes et de contours, de l’élégance : c’est ce qu’on trouve dans ses élégies. Car, pour les pièces consacrées à célébrer des événements publics, il n’en faut point parler. Mais, dans ses élégies premières (Ourika, Il m’aimait, Natalie, etc.), il y a quelque mouvement, des vers heureux, parfois brillants ; d’autres fins ou spirituels. Ourika, la négresse, dira très bien de celui qu’elle aime et qui ne s’en aperçoit pas :

Et si parfois mes maux troublaient son âme tendre,
        L’ingrat ! il m’appelait sa sœur !

Dans le monde, il suffit d’un de ces jolis vers, d’un de ces jolis mots (l’ingrat !) pour défrayer de poésie toute une soirée, et surtout quand le poète est là brillant lui-même, spirituel et beau, et qui paie de sa présence.

Il est remarquable comme la préoccupation perpétuelle de la beauté physique domine dans toutes les élégies de Mlle Delphine Gay, et en est comme l’inspiration directe et déclarée. Cette belle jeune fille ne sait pas, en général, dégager son imagination des types convenus (chevalier français, beau Dunois, muse de la patrie) ; elle se prend à ces types naturellement, de bonne foi, mais trop en idolâtre et par les dehors. On sent que, dès l’origine, la source intérieure, intime, n’est pas très abondante, et que cette chevalerie de tête et de cœur, dont le poète s’exalte un moment, ne saurait longtemps tenir devant l’esprit qui est tout à côté dans la même personne, et qui va tout déjouer. Il y a en Mme de Girardin un homme de beaucoup d’esprit (celui qui sera le vicomte de Launay), et qui a tué le poète ; tué, non, car le poète apparaît encore parfois avec son masque, sa cuirasse, son casque de Clorinde, son escrime habile, aisée et large de jeu, ses poussées de beaux vers dans la tirade, et comme ses éclairs dans la mêlée ; mais tout cet appareil et cette mise en scène ne sauraient imposer à ceux qui ont une fois connu ce que c’est que la poésie véritable. Elle n’a guère jamais été ici qu’en passant et en se jouant, comme dans un tournoi.

Et, avec cela, cet homme de tant d’esprit qui s’intitule le vicomte de Launay aura beau faire, il y aura toujours en Mme de Girardin un certain type, un certain moule chevaleresque primitif qu’il ne parviendra pas à renverser. Elle aura jusque dans son époque la plus spirituelle et la plus consommée en connaissance du monde et en raillerie, elle aura, dis-je, de ces retours singuliers et impétueux de Jeanne d’Arc et d’amazone, qui ne seraient concevables que chez une muse restée naïve. Elle a, jusqu’en plein journal, des reprises de dithyrambe. Elle fera, par exemple, ces vers contre un certain vote de la Chambre des députés (13 avril 1839), vote que je ne prétends point d’ailleurs approuver ; et elle a écrit en novembre 1848 ces autres fameux vers contre le général Cavaignac, où, le voulant exterminer et pourfendre, elle ne trouve rien de plus fort à lui appliquer dans sa colère, parce que le digne général a dormi une heure pendant une des nuits de juin, que ce dernier coup accablant :

Vive l’Endymion de la guerre civile !

Singulière injure, de la part d’une belle femme, que d’appeler un homme Endymion. C’était assurément la seule chance qu’ait eue dans sa vie le général Cavaignac d’être comparé au pasteur Endymion.

Mme de Girardin est cause que je me suis souvent posé ces deux problèmes embarrassants :

Comment, avec tant d’esprit et d’élégance, n’a-t-on pas toujours du goût, de ce goût qu’elle-même a si bien défini quelque part la pudeur de l’esprit ?

Et aussi comment, avec un sentiment si vif et si fin de la raillerie, n’est-on pas toujours averti de celle à laquelle on peut prêter soi-même par le temps qui court ?

Pour trouver la réponse à ces problèmes, il était nécessaire de remonter à ce faux idéal primitif dont elle s’est éprise une fois.

Ainsi, une première sensibilité élégiaque dont elle s’est guérie, et, à côté, une certaine idole chevaleresque dont elle n’est pas encore revenue, telle ressort en définitive, à nos yeux, au milieu de tout son esprit d’aujourd’hui, Mme Émile de Girardin.

Rien n’est piquant pour un instant comme de se reporter à ses premiers vers, aux éditions de ses premiers chants qui ont pour vignette une harpe, quand on vient de relire tout fraîchement les jolis feuilletons dans lesquels se joue, en un sens si différent, un talent également sûr, une plume ferme et fine, une de celles vraiment qui font le mieux les armes. À y bien regarder, la contradiction n’est pas si grande qu’elle paraît ; l’un, je le sais, menait à l’autre ; mais qu’il y a donc à rêver sur les sinuosités du chemin !

Par moments (c’était la mode sous la Restauration) elle faisait des vers religieux ; elle chantait Madeleine et un des touchants miracles du Sauveur. Sa première pièce couronnée commence par une invocation aux séraphins :

Bienheureux séraphins, vous, habitants des cieux,
Suspendez un moment vos chants délicieux !…

Ces séraphins, qui tombent du ciel ou du plafond, viennent là comme, en d’autres temps, seraient venus les Amours et les Cupidons ; on les introduisait sans y croire ; c’est fâcheux, même en poésie. Quand une fois on s’est accoutumé à ce factice, on ne peut plus s’en passer désormais, et, qui pis est, on ne s’en aperçoit pas. On perd le sentiment du vrai, du vrai réel comme du vrai idéal. On finit par croire qu’avec de l’esprit, beaucoup d’esprit, et un tour de main extrêmement habile, on peut tout faire, tout contrefaire : contrefaire, je ne le nie pas ; mais avec de l’esprit seul, on ne fera jamais ni du sentiment, ni de la passion, ni de la nature, ni du drame, ni de la religion. Judith, tragédie sacrée, s’est ressentie, à vingt ans de distance, de ce genre faux du poème de la Madeleine et de ces premiers séraphins de convention et de salon, qui étaient si dignes de figurer dans la chapelle de Mgr l’abbé duc de Rohan. Et en général recueil, le malheur de Mme de Girardin comme écrivain, ça été qu’une organisation aussi forte, qui semble même puissante par accès, et qui, dans tous les cas, est si pleine de ressources, s’est jouée toujours dans un cercle artificiel et factice duquel, plume en main, ou lyre en main, elle n’est point sortie.

Nous n’en sommes encore qu’à ce qu’on appelle la lyre. Un grand sage, Confucius, disait, et je suis tout à fait de son avis quand je lis nos écrivains à belles phrases quand j’entends nos orateurs à beaux discours, ou quand je lis nos poètes à beaux vers : « Je déteste, disait-il, ce qui n’a que l’apparence sans la réalité ; je déteste l’ivraie, de peur qu’elle ne perde les récoltes ; je déteste les hommes habiles, de peur qu’ils ne confondent l’équité ; je déteste une bouche diserte, de peur qu’elle ne confonde la vérité… » Et j’ajoute, en continuant sa pensée : Je déteste la soi-disant belle poésie qui n’a que forme et son, de peur qu’on ne la prenne pour la vraie et qu’elle n’en usurpe la place, de peur qu’elle ne simule et ne ruine dans les esprits cette réalité divine, quelquefois éclatante, d’autres fois modeste et humble, toujours élevée, toujours profonde, et qui ne se révèle qu’à ses heures. Mme de Girardin a fait, dans Napoline, un vers qui la trahit :

Ah ! c’est que l’élégance est de la poésie.

Certes, je ne voudrais pas exclure de la poésie l’élégance, mais quand je vois celle-ci mise en première ligne, j’ai toujours peur que la façon, le fashion, ne prime la nature, et que l’enveloppe n’emporte le fond.

Ce que je dis là, Mme de Girardin elle-même semble l’avoir senti, et elle l’a exprimé à sa manière bien mieux que moi. Dans ce poème de Napoline, qui marque sa seconde époque (1834), elle suppose une jeune fille, une amie intime, qui se croit fille du grand homme du siècle, Napoléon, et qui l’est grâce à une faute de sa mère, et c’est bien pourquoi on l’appelle Napoline. Cette jeune fille que Mme de Girardin décrit avec une complaisance de sœur,

Ayant un peu d’orgueil peut-être pour défaut,
Mais femme de génie, et femme comme il faut,

a tous les enthousiasmes d’abord, tous les cultes et les amours d’un cœur de jeune fille, et il est permis de supposer que le poète lui en a prêté quelques-uns des siens. Le cadre idéal est toujours la fête mondaine, l’éclat, la parure, la féerie du bal éblouissant, du bal de l’ambassade, et au milieu de tout cela le guerrier beau, jeune, pâle, blessé, intéressant, un Alfred quelconque. Mais, à la manière dont Mme de Girardin décrit les alentours, les personnages secondaires, et l’oncle fat, et la duchesse coquette, et l’héritière parée, il est évident qu’elle a déjà passé au portrait, à l’observation fine et satirique. Le vicomte de Launay est majeur en elle ; elle traite le monde comme un champ de bataille où elle sent qu’elle a désormais le pied ferme et qu’elle sait frapper. Que de jolis vers et de spirituelles malices ! Tandis que le poète désabusé observe ainsi et raille, Napoline aime encore et croit : voilà le piquant de ce petit poème, qui n’a pas été, ce me semble, assez compris ni goûté. Napoline, c’est la jeune fille aimante, croyante, enthousiaste, qui va essuyer ses premiers échecs et recevoir ses premières blessures dont elle mourra. Napoline aime, elle se croit aimée, et, à un mot qu’elle surprend, elle s’aperçoit qu’on la trompe, qu’elle a une rivale, et qu’on lui est infidèle :

La vierge la plus pure a cet instinct sauvage
Qui lui fait deviner une infidélité.
Tout l’enfer s’alluma dans son cœur agité…

Napoline pourtant est femme, et elle se contient dans le premier moment :

…………………… Elle cause, elle rit ;
Comme une femme heureuse, elle fait de l’esprit ;
Elle jette des mots piquants ; chacun l’écoute ;
Elle est un peu moqueuse et méchante, sans doute ;
Son esprit excité venge son cœur souffrant :
Le mal que l’un reçoit, c’est l’autre qui le rend.

Tout cela est à merveille, bien senti, bien frappé. Je ne suivrai pas plus loin l’idée. Dans un dernier chapitre qui termine le poème, Mme de Girardin dégage cette idée à nu et donne elle-même la clef à qui ne l’aurait pas saisie. Cette Napoline qui se tue et s’asphyxie de désespoir, c’est le génie éteint, énervé par le monde ; c’est l’amour et la foi qui expirent dans un cœur. Dans une lettre finale en prose qui est censée le testament ou la confession de Napoline, mais où chaque ligne atteste le prosateur et l’observateur le plus exercé, l’auteur est le premier à dénoncer cette lèpre d’égoïsme et de vanité qui envahit si vite dans le monde un talent et une âme :

Les ennuyeux, dit Mme de Girardin (elle qui a si peur des ennuyeux), endorment le génie et ne le dénaturent point mais le monde !… le monde !… il nous rend comme lui-même ; il nous poursuit sans cesse de son ironie, il nous atteint au cœur ; son incrédulité nous enveloppe, sa frivolité nous dessèche ; il jette son regard froid sur notre enthousiasme, et il l’éteint : il pompe nos, illusions une à une, et il les disperse ; il nous dépouille, et quand il nous voit misérables comme lui, faits à son image, désenchantés, flétris, sans cœur, sans vertus, sans croyance, sans passions, et glacés comme lui, alors il nous lance parmi ses élus, et nous dit avec orgueil : Vous êtes des nôtres, allez !

Certes, on ne saurait plus dire ni mieux ; et quand j’ai entendu, à travers ce masque léger de Napoline, comme le dernier cri et la dernière protestation du poète, j’ai cru sentir alors qu’il y en avait un bien réellement dans cette première forme de Delphine.

Toute la lettre dont je parle est d’un style bien net, bien franc, bien adapté ; l’expression déjà prend et serre exactement la pensée : c’est une des grâces du vicomte de Launay. Cette lettre est peut-être ce que Mme de Girardin a écrit de plus sérieux comme moraliste ; car, plus tard, dans ses feuilletons sur le monde parisien, elle s’en tiendra volontiers aux surfaces et à l’épiderme social ; elle se jouera, elle se plaira à ne voir et à ne décrire la nature humaine que depuis le Boulevard jusqu’au Bois. Le fond chez elle se dérobe ; elle glisse ; mais ici elle enfonce, elle souffre, elle crie. C’est quelque chose pour un cœur que d’avoir une fois crié.

J’aperçois déjà dans cette lettre ce genre de plaisanterie pittoresque qui est familier à Mme de Girardin. Napoline déclare qu’elle ne veut pas de tous ces petits bonheurs secondaires, qu’elle pourrait grouper ensemble pour se composer un bonheur total et compenser celui qu’elle a perdu. « Je pensai un moment, dit-elle, que je pourrais arriver à un bonheur négatif qui ne serait pas sans douceur. Je me composais une sorte de paradis de neige assez agréable… » Un paradis de neige, ce sont de ces mots qui indiquent de l’imagination dans l’esprit, et comme il en échappe si souvent à Mme de Girardin en causant ; sa conversation en est toute semée. Quand elle ne veut avoir que beaucoup d’esprit (et elle n’a pas même à vouloir pour cela), elle paraît avoir assez d’imagination dans l’expression.

Ces cris du premier poète expirant, que Napoline nous rend à l’état d’emblème et de demi ironie, on les trouverait encore avec un peu de sagacité, et sous forme directe, dans les pièces de vers intitulées Découragement, Désenchantement, Désespoir, dans les vers à Mme la marquise de La B… Ces élégies mises à la suite et isolées de ce qui les entoure, donneraient une espèce de fil d’Ariane, s’il en était besoin dans un labyrinthe qui n’en est pas un ; ici le fil d’Ariane est peu nécessaire, et il est assez vite brisé.

Je voudrais pourtant, puisque je parle de poésie et que j’ai paru mettre la poésie toute vraie, toute sincère, en opposition avec celle qui ne l’est pas ou qui ne l’est qu’à demi, je voudrais donner de la première un exemple qui fasse bien sentir ce que j’entends. Et cet exemple, pour éviter tout parallèle voisin et désobligeant, je le prendrai chez un poète femme d’une autre nation. Mistress Félicia Hemans, poète anglais d’une grande distinction, d’une moralité profonde, d’une sensibilité naturelle, toujours revêtue d’imagination et voilée de modestie, a voulu exprimer aussi ce moment amer et cruel, deux fois amer pour un poète et pour une femme, où le cœur déplore la fleur première d’espérance et d’illusion qui s’est à jamais flétrie. Elle l’a fait dans une pièce dont voici la traduction littérale, et qui est intitulée

les choses qui changent.

 

Sais-tu que les mers s’étendent et passent là où ont été autrefois les cités ? Quand la vague est calme et dormante, on peut encore voir les tours qu’elle recouvre. Au fond, tout au fond, sous la marée transparente, la demeure de l’homme s’aperçoit encore là où la voix de l’homme a expiré.

Sais-tu que les troupeaux sont paissants au-dessus de ces tombes antiques, que les rois eux-mêmes, à la tête de leurs armées, s’arrêtaient à contempler ? Un mol et court gazon est tout ce qui marque désormais la place où les héros ont versé leur sang.

Sais-tu que le seul témoin des temples autrefois renommés n’est plus qu’une colonne brisée, que l’herbe et la giroflée couronnent ? et que le serpent solitaire élève ses petits là où chanta la lyre triomphante ?

Oui, oui, je sais trop bien l’histoire des âges écoulés et les lamentables débris que la gloire a abandonnés à la lente destruction. Mais tu as encore une autre histoire à apprendre, et bien plus remplie d’enseignements tristes et sévères.

Ton œil méditatif ne fait que se promener sur les temples et les palais en ruines. Hélas ! l’âme, dans sa profondeur, a des changements bien plus amers que ceux-là. Ne viens point, quand tu les as en foule devant toi, ne viens point parler de ce silence de mort qui a succédé à des chants.

Vois le mépris, là où a péri l’amour ; la méfiance, là où croissait l’amitié ; l’orgueil, là où autrefois une nature aimante nourrissait tous les sentiments de vérité et de tendresse ! Vois les ombres de l’oubli répandues sur la trace de chaque idole qui s’en est allée.

Ne pleure point pour des tombes dispersées, ni pour des temples renversés à terre. Plus renversés encore sont dans ton propre cœur les autels qu’il s’était dressés. Va, sonde ses profondeurs avec doute et crainte. Ne place plus tes trésors ici-bas !

Respirons le sentiment discret et profond qui fait l’âme de cette admirable plainte, recueillons la moralité qui en sort, et passons.

Cléopâtre me représente la troisième forme poétique de Mme de Girardin. Jouée pour la première fois au Théâtre-Français, le 13 novembre 1847, cette tragédie eut quelques soirs de succès, j’étais à cette première représentation, et j’en jouis encore, ainsi que de toute cette salle brillante, de cette foule d’élite, de cette jeunesse élégante et empressée à un triomphe que personne n’avait le mauvais goût de contester. L’actrice était belle et dans son rôle ; il y avait des scènes à effet, bien théâtrales, des tirades éblouissantes, un vernis tout frais et tout nouveau, quelques mouvements qui accusaient la force et l’impétuosité de la muse, un peu de Sapho, pas mal de Phèdre. Pour un premier jour, n’était-ce pas assez ? Hors de la scène et à la lecture, ça été différent.

Et d’abord ne cherchez point dans Cléopâtre la vérité historique, la Rome ni l’Égypte de ce temps-là. Dès le commencement du second acte où Cléopâtre est en scène, qu’est-ce que ce prêtre avec sa démonstration mythologico-allégorique ? Qu’est-ce que ce savant bibliothécaire, à qui la reine parle du front du penseur, de l’indépendance et quasi de la royauté littéraire ? Voilà une reine d’Égypte bien au fait des grandes phrases de nos gens de lettres de Paris. Je remarque aussi que, plus loin, elle parle bien en détail de Cicéron et a l’air de le connaître par ses harangues. En toute occasion, elle parle du climat d’Égypte comme n’y étant pas accoutumée, et comme ferait une Parisienne qui a trop chaud. Des voyageurs qui revenaient d’Égypte m’ont assuré qu’elle confondait d’ailleurs les climats, celui d’Alexandrie avec celui de Thèbes, qui est à cent cinquante lieues au-delà : ce sont des bagatelles. Quant aux grands intérêts du monde alors en conflit, ils ne se trouvent nulle part représentés. Si l’on ne savait un peu l’histoire par avance, on ne comprendrait pas. Ce caractère d’Antoine est faible, disparate, et n’est pas suffisamment posé ni expliqué. Le Nil, le climat d’Égypte, le soleil d’Afrique, deviennent successivement des thèmes à des tirades plus ou moins magnifiques : mais cette vérité qui sort, qui par endroits éclate d’une époque bien comprise ou de la nature humaine vue dans tous les temps, ne la demandez pas.

Faut-il presser la contexture de la pièce ? Dès le début, à quoi sert cet esclave admis aux faveurs de la reine, et qui devait mourir, et qu’on sauve pour en faire un témoin contre elle ? Mais quand on est amoureux, quand on l’est surtout comme Antoine l’est de Cléopâtre, de telles découvertes d’infidélité ne détachent pas, elles irritent ; elles font plutôt qu’on veut rester, qu’on veut punir. « On bat sa maîtresse, me disait mon voisin qui paraissait s’y connaître, on la surveille, et on l’aime plus fort. » Et puis toute cette machine, tout ce premier nœud n’aboutit à rien. Mais on a eu au début des scènes vives et risquées, des scènes où la passion de l’esclave heureux est hardiment produite. Je ne sais pourquoi j’appelle cela des scènes risquées ; autrefois elles eussent en effet compromis la pièce ; aujourd’hui elles l’assurent. Ce sont des scènes d’entrain et qui promettent.

Elles promettent même plus que la suite ne tient. Un homme d’esprit remarquait que, dans cette pièce, « Cléopâtre commence comme Messaline et finit comme Artémise ».

Je ne vais pas suivre la pièce dans la composition ni dans les caractères. Le style en est assurément le côté le plus remarquable, le seul même vraiment remarquable : non pas que la trame m’en paraisse de qualité solide, subsistante et sincèrement louable ; mais il est éclatant, souvent ferme et toujours habile. Le grand moment est celui du troisième acte, lorsque Cléopâtre, saisie d’un sentiment de jalousie et de remords à la vue de ce qu’elle croit le bonheur de la chaste Octavie, s’en prend à cette nature de feu qui l’a égarée, et lance son apostrophe au soleil d’Afrique, sa longue invective en l’honneur de la vertu. C’est l’air de bravoure, et qui est un motif à déployer quelques beaux accents. L’auteur, dans l’ensemble du style, a changé, ou du moins modifié sa manière. Au lieu de l’ancien vers classique tout noble et tout pur, on a du comique parfois, des mots hardis ou même vulgaires, et mis à dessein. Évidemment le premier genre Soumet est détrôné ; on sent que Théophile Gautier est venu, et que, tout à côté de l’auteur, il s’est beaucoup moqué de l’ancienne tragédie. Et pourtant, au fond, malgré ces déguisements, malgré ces greffes étrangères, je crois reconnaître encore beaucoup du même style d’autrefois, le vers sonore, spécieux, tout extérieur, se permettant parfois l’enflure et parfois la manière. Je n’y trouve pas plus de ce naturel véritable qui, né de la pensée ou du sentiment, et jaillissant de la passion même, pénètre dans tout le langage et y circule comme la vie.

On a remarqué qu’il y a de curieux développements et des jeux d’esprit à la Sénèque : par exemple, l’endroit du quatrième acte où Antoine désespéré s’attache à se démontrer à lui-même qu’il a donné raison après coup à toutes les philippiques de Cicéron, et qu’il s’est conduit de telle sorte que les invectives de ce grand ennemi sembleront désormais les propos d’un flatteur :

Flatteur !… j’ai dépassé les rêves de ta haine !…

Tout ce développement est à la Sénèque, et si on le juge de mauvais goût, c’est du moins d’un mauvais goût très distingué. Bien peu de personnes seraient capables d’en faire autant.

Après cela, est-ce une tragédie que Cléopâtre ? L’auteur est-il parvenu à donner un démenti à certain mot bien impertinent de Diderot sur les femmes et sur ce qu’elles auront toujours d’incomplet ? Je ne le crois pas. Malgré le talent viril de détail et de versification, Cléopâtre n’est pas encore ce qu’on peut appeler mascula proles. Ce n’est pas conçu d’un jet ; je puis admirer le métier , mais je ne vois pas l’œuvre.

Dans la comédie, c’est différent ; il y a tel genre de comédie où Mme de Girardin pourrait très bien réussir. On dit qu’elle nous en prépare une nouvelle. Elle sait le monde à fond, elle a le sentiment et l’observation de tous les travers de la société ; elle a l’art des portraits ; elle a le vers satirique, piquant et gai ; elle peut et elle ose tout dire : ce n’est pas assez encore, mais c’est beaucoup. Attendons.

Moraliste de salon et journaliste, Mme de Girardin a créé un genre qui est à elle et où elle a excellé du premier jour. Il y eut un moment voisin de Napoline, où elle s’aperçut que ce siècle de fer ne s’accommodait pas de l’élégie, surtout quand celle-ci est trop prolongée. Et l’élégiaque antique ne l’avait-il pas remarqué déjà de son temps :

Ferrea non Venerem, sed praedam saecula laudant.

Le vicomte de Launay sentit cela, et le dit tout bas à sa sœur Delphine, afin de la remplacer : « Eh quoi ! le sentiment, le roman, la nature ; ô ma sœur, en seriez-vous là encore ? Il y a longtemps que j’ai traversé ces misères. » Elle entendit et comprit le génie du temps ; elle se figura que le beau Dunois lui-même, de nos jours, n’irait plus en Syrie, mais qu’il fonderait un journal. Elle se dit que la force, le péril, l’influence, étaient là. On n’est pas moins adoré, et l’on est plus craint. Elle prit la plume dans son Courrier de Paris, et fit la chronique, la police des salons. Le vicomte de Launay est, à mes yeux, comme un beau chevalier de Malte qui combat les corsaires tout en l’étant un peu. Et qui donc ne l’est pas un peu aujourd’hui ?

Notez bien, je vous prie, les deux points extrêmes de la carrière. Partie des salons de la haute aristocratie sous la Restauration, de ces salons exclusifs où elle gardera toujours un pied et où elle aura ses entrées franches, Mme de Girardin se trouve, à un moment, jetée dans le monde tout artiste, tout littéraire et, à sa manière, artificiel aussi, du journalisme. Elle veut allier les deux mondes, les deux tourbillons, les deux genres ; elle y réussit, mais elle supprime et ne compte pour rien bien des choses vraies, générales et naturelles à ce temps-ci, qui sont dans l’entre deux. C’est ainsi qu’avec tant de qualités de l’observateur, elle s’est toujours circonscrit, comme à plaisir, ses horizons.

Si on laisse de côté certains traits lancés à satiété et sans bonne grâce contre les gens qu’elle a pris en déplaisance (contre une certaine dame des sept petites chaises, par exemple, qui revenait sans cesse comme souffre-douleur et comme victime), le feuilleton créé par Mme de Girardin, en 1836, sous le titre de Courrier de Paris, était piquant, léger, gai, paradoxal et pas toujours faux. En général, il ne faut pas appuyer en la lisant. La société parisienne est observée à fleur de peau ; elle est saisie dans son travers, dans son caprice d’une saison, d’un seul jour, d’une seule classe qui se dit élégante par excellence. Une course de chevaux, une chasse, une mode nouvelle, une chose frivole prise au sérieux, une sérieuse prise au frivole, ce sont là ses sujets, ses triomphes ordinaires et faciles. Elle arrive, elle entre dans son sujet comme dans un salon, ayant d’avance ses partis pris d’être gaie, aimable, éblouissante, à rebours du lieu commun (je n’ai pas dit du sens commun), et elle tient sa gageure. Des mots heureux, imprévus, tout à fait drôles, font oublier l’absence du fond ; elle a du facétieux. On rit, on est déconcerté, on oublie un moment, par les finesses et les saillies de détail, ce qui souvent est une complète moquerie ou mystification de la nature humaine. Le blanc et le noir, le vrai et le faux, elle vous retourne tout cela, et ce serait du vrai pédantisme, auprès d’elle, que de s’en préoccuper. L’auteur écrit ces petits feuilletons si légers, d’un style des plus nets, et les compose avec un art parfait ; l’imagination aussi s’en mêle. Quelle plus folle idée, par exemple, quelle invention plus plaisante, que, dans la description d’une chasse à Chantilly, de supposer que le pauvre cerf a eu le bon goût, dans sa fuite, de parcourir les vallons les plus pittoresques, les sites les plus célèbres :

Il a traversé tout le parc d’Ermenonville, dit-elle ; il a salué en passant, rapidement, il est vrai, la tombe de Jean-Jacques, ce mortel qui, comme lui. se croyait toujours poursuivi… Après six heures de course, la victime ingénieuse (voyez-vous la curiosité de l’expression ?) est allée tomber dans le bel étang de Mortfontaine ; elle a choisi le site le plus poétique pour y mourir. Si nous croyions à la métempsycose, nous dirions que l’âme de quelque peintre de paysage, malheureux en amour, avait passé dans le corps de ce noble cerf, tant il s’est montré artiste dans toutes ses promenades et jusque dans sa chute…

Tout cela est poussé un peu loin, un peu marivaudé peut-être ; le conteur s’amuse et abuse : il tient à son joli dire, et, une fois mis en train, il ne le lâche pas. Pourtant c’est gai, surtout si c’est dit plutôt qu’écrit, si c’est lu une première fois plutôt que relu. À certains jours, le moraliste en Mme de Girardin rencontre plus vrai, et il ne tiendrait qu’à lui d’être profond. Je ne sais pas, dans ce genre semi sérieux, de plus agréable feuilleton que celui du 29 mars 1840. Mlle Rachel avait paru à la Chambre des députés, puis à un bal de ministre, et elle avait été accueillie avec toutes sortes d’égards. Mme de Girardin se demande : « Ces grands égards que témoigne pour Mlle Rachel le monde parisien, sont-ils accordés à son talent ?… à son caractère ?… » Et elle finit par répondre qu’on les accorde surtout à son rang. Vous vous étonnez ! C’est qu’il y a deux sortes de rangs, le rang social, et le rang natif ou naturel : « Non seulement, dit-elle, la nature nous désigne un rang, mais ce rang est une vocation. Il y a de très grandes dames qui sont nées actrices, et qui cependant n’ont jamais joué la comédie. » Et elle développe cette idée dans toutes ses variétés et ses bizarreries de contrastes que vous voyez d’ici. Il y a de très grandes dames qui sont nées portières, il y en a d’autres qui sont nées gendarmes, colonels, que sais-je ? Elle continue de s’amuser, et pas si à faux, ce me semble. Et les hommes, il y en a qui sont nés troubadours, d’autres chevaliers, d’autres bouffons, quelques-uns grands seigneurs. Quand la condition sociale et le rang naturel se rencontrent, tout est bien, on a l’harmonie. « Il y a, dit-elle encore, des hommes nés moines, qui sont chauves à vingt-cinq ans, qui passent leurs jours à compulser de vieux livres, et qui transforment en cellule tout appartement de garçon. » Ce feuilleton m’est toujours resté depuis, dans la mémoire, comme un petit chef-d’œuvre dans l’espèce. Il devrait porter pour épigraphe ces vers de Bérénice :

En quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,
Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître.

Dans les romans de Mme de Girardin, on retrouverait le même genre d’esprit que dans ses feuilletons, des portraits et des scènes de société, des observations fines, force paradoxes, quelque charge, peu d’émotion, peu d’action, une grande science du monde à la mode, l’art et jusqu’au métier de l’élégance. De tous ses romans, celui (s’il m’en souvient) qui m’a paru offrir les qualités de l’auteur avec le plus d’avantage, est Le Lorgnon.

Il est temps de le dire, Mme de Girardin comme femme, et là où elle se montre de sa personne, paraît bien supérieure, jusqu’ici, à ce qu’elle a été comme auteur. De l’esprit proprement dit, on n’en a pas plus qu’elle. Dans une soirée, à un dîner, dans un cercle, on n’est pas plus vif, plus amusant, plus inépuisable en mots piquants et en étincelles. De l’aplomb, de l’aisance, de la dextérité, de l’attaque et de la repartie, on n’en saurait charitablement désirer davantage. Si elle semble apporter, au début de la conversation, quelques plaisanteries préméditées et qui font comme partie de sa mise du jour, elle en a d’autres qui lui sortent à l’improviste à chaque instant, et ce ne sont pas les moins bonnes. Elle s’amuse elle-même, on le sent, de ce qu’elle dit et de ce qu’elle entend, pour peu que ce qu’elle entend soit spirituel. Elle joue franc jeu, et son esprit y va de bon cœur. Je ne sais si elle a des ennemis, ou du moins des ennemis qu’elle déteste, mais je crois qu’à un dîner qu’on lui ferait faire avec eux, s’ils l’écoutaient avec plaisir, et s’ils ne lui répliquaient pas trop sottement, elle cesserait de leur en vouloir. Ses bonnes qualités se retrouvent là en nature, à leur source, et quand on la voit, on comprend encore cet éloge que lui accordent unanimement ceux qui l’ont beaucoup vue sous sa première forme de Delphine, « que, connaissant comme elle faisait ses avantages naturels, elle n’en usait ni pour tourmenter les hommes, ni pour accabler les femmes. » Plume en main, elle n’est pas toujours ainsi.

Pour ceux qui, comme nous, ont la manie de chercher encore autre chose et mieux que ce qu’on leur offre, il reste à regretter que l’esprit, chez Mme de Girardin, si brillant qu’il soit, ait pris dès longtemps une prédominance si absolue sur toutes les autres parties dont se compose l’âme du talent, et qu’elle se soit perfectionnée comme écrivain dans un sens qui n’est pas précisément celui du sérieux et du vrai. Telle qu’elle est, il manquerait quelque chose d’essentiel à la société, à la poésie et au journalisme de ce temps-ci, et les trois ensemble n’auraient pas donné leur dernier mot, s’ils ne s’étaient entendus pour produire ce composé singulier, étrange, élégant, qui, dans sa forme habile et précise, se jouant du fond, associe à son gré avec malice, avec gaieté, naturel et même un reste de naïveté, la femme d’esprit, le cavalier à la mode, l’écrivain consommé, et l’amazone parfois encore et la muse.

[Note.]

Mme Émile de Girardin est morte le 29 juin 1855. Sa perte a été vivement sentie. La joie fait peur, jolie comédie, représentée au Théâtre-Français, et où, d’un bout à l’autre, le rire étincelle à travers les larmes, a été son dernier adieu au public. Cette femme avait bien de l’esprit. C’est ce qu’on se prend à dire plus que jamais depuis qu’on l’a perdue.