(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Poésies, par Charles Monselet »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Poésies, par Charles Monselet »

Poésies,
par Charles Monselet13

Fréron ou l’illustre critique. — Les oubliés et les dédaignés. — Rétif de la Bretonne. — Le musée secret de Paris. — Les ruines de Paris. — Figurines parisiennes. — Les tréteaux. — Le théâtre du Figaro, etc.14

Edmond Texier a fait un joli portrait, l’Homme répandu : Charles Monselet est pour moi la figure vivante du littérateur qui se disperse. Je ne lui en fais pas un reproche. Combien de fois ouvrant un petit journal, le lisant d’abord machinalement, je me suis laissé intéresser à la page où glissait mon œil ! J’ai continué, l’intérêt a redoublé, j’ai regardé la signature : le piquant article, vers ou prose, scène de mœurs, esquisse populaire, réalité prise sur le fait, gaieté légère où brille une larme, était signé Ch. Monselet. Je m’y suis accoutumé et j’ai depuis longtemps écrit le nom de l’auteur sur mes tablettes (dût le mot le faire rire), je l’ai noté pour un sujet futur, un jour où je serais las du sérieux, où je relèverais de quelque gros ou grave article, au lendemain de considérations sur les destinées du monde ou d’une dissertation sur l’Iliade. Je viens m’exécuter sans trop d’effort et payer ma dette envers celui qui m’a donné souvent du plaisir.

Le recueil de Poésies que j’ai sous les yeux et qui n’est guère qu’une seconde édition revue, corrigée, avec additions et retranchements (le premier recueil de 1854 s’appelait les Vignes du Seigneur), s’ouvre par un portrait de l’auteur en lunettes et par une préface biographique en vers. Il appert de l’un et de l’autre que l’auteur, personnage d’une quarantaine d’années, portant lunettes, bonne mine, mâle encolure, tête posée avec aplomb, menton ras et double, lèvre fine, ferme, prompte à la malice, est né à Nantes, que son père y était libraire ; j’ajouterai, — car je ne suis pas homme à me contenter à demi en matière de biographie, — qu’il fut élevé à Bordeaux, qu’il y fit des études classiques succinctes et fut mis de bonne heure à la pratique, je veux dire au journal, au Courrier de la Gironde. Il y passa par tous les degrés de l’apprentissage ; correcteur d’abord, il s’éleva aux faits divers, à l’entrefilet, puis au petit article. Solar l’appela à Paris quand il fonda l’Époque, cette feuille immense pour le temps. De l’Époque, après le naufrage, il fut recueilli au journal la Presse, et, dès lors, on le vit un peu partout ; romans, nouvelles, feuilletons de théâtre, articles de critique, il ne se refusa rien :

Le principal étant de vivre,
Fidèle au : « Tel père, tel fils »,
Ma ressource devint le livre ;
Mon père en vendait, — moi, j’en fis.

Ma verve fut vite étouffée
Sous le journal, rude fardeau ;
La servante chassa la fée ;
L’article tua le rondeau.

L’article ne tua rien. Sous sa plume il était léger, et souvent animé de fantaisie ; il avait des ailes. L’auteur a recueilli depuis dans un petit volume, Statues et Statuettes contemporaines (1852), bon nombre des articles de sa première jeunesse. J’en distingue un sur M. de Jouy, qu’il avait écrit dans l’Époque, au moment de la mort du digne académicien ; il en parle bien, sans l’écraser. Il a même un faible pour cet ancien homme d’esprit dont c’était trop la mode alors de se moquer. Il le définit comme ayant été « le premier feuilletoniste de genre de son temps » ; ce qui est très-juste. « Il a eu de l’élégance, disait-il, de la finesse, de l’observation, du tact, alors que c’était chose presque nouvelle. Brossez et faites retoucher un peu ses toiles, et il vous restera d’agréables cadres d’antichambre dont il ne faut pas trop faire fi. » Un morceau sur Chateaubriand, une Étude qui avait eu l’honneur de servir d’introduction aux Mémoires d’outre-tombe, lorsqu’ils parurent dans la Presse, et qui a gardé de sa destination un certain air officiel, coudoie dans le volume un article sur Paul de Kock, — que dis-je, une Visite à Paul de Kock, une folie, une vérité, une perle de la vie de Bohême15. Ici l’auteur est en pleine veine, il s’abandonne, il fait sa pleine eau. Le caractère de Monselet, dès ses débuts, c’est le goût du naturel, un vif sentiment du ridicule. Il avait débuté à Bordeaux, de dix-sept à vingt ans, par des pièces représentées avec assez de succès, des parodies de circonstance, notamment Lucrèce ou la Femme sauvage, parodie de la Lucrèce de Ponsard, « ornée de chant et de danse », et une autre parodie des Mousquetaires. La gaîté et le naturel furent de tout temps sa note dominante.

Je ne saurais me flatter de le suivre partout, de l’étudier avec méthode et de l’embrasser, comme on dit, tout entier. Ce ne serait pas chose aisée :

Et puis, je suis devenu grand.
J’ai, sans paraître téméraire,
Juste la taille militaire ;
Mais en largeur, c’est différent.

Je ne ferai donc pas le tour de l’auteur ; j’irai à travers ses trente ou quarante petits et moyens volumes (il n’en a guère moins) comme à travers champs.

Ses vers, — il n’a pas osé tout réimprimer dans ce dernier recueil ; je le conçois et je le regrette. Passe pour Mme Clorinde, dont une pièce sur trois a dû sombrer ; mais les Stances à Théophile Gautier, qui donc l’empêchait de les reproduire ? Est-ce parce qu’il a attaqué les disciples, l’école de la couleur ? est-ce parce qu’il leur a dit : Ce que vous faites sans le savoir, c’est du Delille flamboyant. Bagatelle ! il en a dit bien d’autres, et, en général, il ne s’arrête pas à si peu. Les Stances, telles quelles, ont une vivacité de ton et d’allure, une familiarité chaude et franche qui sent la saison des amitiés premières. N’effaçons jamais cela. Je regrette aussi Une Date, des Stances de 1848, où perçaient des accents fiers, mêlés de dégoût et d’amertume. Il semble qu’en avançant dans la vie, le poète ait renoncé à souffrir ou qu’il en ait honte ; lui-même il nous le dit :

J’aurais pu souffrir davantage ;
Mais, de bonne heure, plein d’orgueil,
J’eus toujours le rare courage
De cacher les pleurs de mon œil.

A force de renfoncer ses pleurs, on les désaccoutume de naître. Chez lui, la gaieté, l’observation fine, une sensualité spirituelle, la malice et la bonne humeur, — ce qui faisait le fonds de cette nature française, — ont triomphé.

On remarquera pourtant dans son poëme En Médoc une veine poétique amoureuse assez délicate, un talent de description harmonieux et nuancé ; voulez-vous, par exemple, une charmante aurore ?

On était en automne et par une embellie
L’aurore se levait, frissonnante et pâlie ;
Ses voiles teints de pourpre, échappés à ses doigts,
Balançaient vaguement, comme une large écume,
Les coteaux d’orient endormis dans la brume,
Et jetaient cent lueurs aux tuiles des vieux toits.

En regard, une belle soirée :

Et le soir s’abaissait. Par la plaine et les monts,
Sous les deux imprégnés d’une couleur orange,
Il courait en tous lieux une harmonie étrange,
De ces ranz inconnus et doux que nous aimons.
C’étaient des bêlements, des sifflets, des clochettes,
C’étaient des angélus, des grillons, des musettes,
Une hymne sainte et grave, un bruit sévère et lent :
C’était le bruit que fait le jour en s’en allant.

Mais ces accidents plus ou moins bucoliques ne sont pas essentiels chez lui ni dans son talent : là même, dans cette pièce toute bordelaise, le bachique l’emporte, et quand il en vient à la saison des vendanges, il ne se tient pas ; il se donne la joie toute rabelaisienne de nous décrire le formidable cuvier :

C’est une cave immense, ou plutôt c’est un antre
Où le vin en courroux monte au nez dès qu’on entre,
Courant des piliers noirs au cintre surbaissé,
— Un temple de Bacchus dans le sable enfoncé. — 
Comme un chœur de Titans, là sont d’énormes cuves
Où la liqueur mugit comme dans des étuves.
Douze à quinze garçons, du matin jusqu’au soir,
Nu-jambes et nu-pieds, dansent dans le pressoir.
Une étrange vigueur en leurs veines circule :
On les dirait piqués par une tarentule ;
Sous leurs talons nerveux, rouges et ruisselants,
Dans la mare de bois les grappes s’éparpillent ;
Les raisins égorgés éclatent et pétillent ;
Ils courent éperdus, noyés, demi-saignants ;
Toujours monte et descend la brutale cheville,
Le danseur infernal les brise sans les voir,
La grappe aux longs bras nus comme un serpent sautille ;
La boisson turbulente écume, — tourne, — brille,
Et s’égoutte en chantant au fond du réservoir.

C’est assez montrer que Monselet a pu être poëte ; raison et nécessité, il a dû préférer la prose. Sa prose, on le sent en maint endroit, a touché la rose, je veux dire la poésie.

Érudit et bibliographe, chassant sur la piste de Charles Nodier, il s’est de bonne heure attaché à de certains noms secondaires, à des écrivains plus cités que connus : en ce genre le rare, le clandestin, l’amusant, le tentent. C’est ainsi qu’il a conçu de bonne heure sa galerie intitulée : les Oubliés et les Méprisés ou les Dédaignés, comprenant Linguet, Mercier, Dorat-Cubières, Baculard d’Arnaud… et finissant par le célèbre gastronome Grimod de La Reynière, « le plus gourmand des lettrés, le plus lettré des gourmands. » C’est à cette série qu’appartiennent encore, bien que publiés à part, Rétif de La Bretonne, le peintre ou mieux « le charbonnier de mœurs », et Fréron, non pas l’illustre, mais le fameux critique (famosus), sur lequel je veux un peu m’arrêter.

Il faut bien aussi que je fasse mon métier de critique grave, d’écrivain de grand journal, et que je ne donne pas raison en tout, que je ne paraisse pas rendre les armes à mon auteur d’aujourd’hui, à ce « premier d’entre les petits journalistes », ainsi que je l’ai entendu qualifier, et qui sans cela pourrait bien se rire de nous. M. Monselet (car ici je l’appellerai monsieur), a donc voulu réhabiliter Fréron ; il n’est pas le premier qui l’ait tenté ; je me rappelle, il y a bien des années, avoir entendu là-dessus, à l’Athénée, une leçon de notre ami Jules Janin qui fit précisément la même tentative. Je résistai alors, je résiste encore, et je vais dire pourquoi.

Je comprends très-bien le mouvement équitable et généreux qui porte un homme du métier, et qui en sait les épines, ennuyé à la fin de n’entendre parler de Fréron chez Voltaire que comme d’un âne, d’un ivrogne et de pis encore, à s’enquérir du vrai et du faux, et à vouloir vérifier une bonne fois l’exactitude de ces accusations infamantes. Que si, dans cette disposition d’esprit, il vient à ouvrir par curiosité quelque volume de la collection de ces feuilles maudites, il est surpris tout d’abord d’y trouver du bon sens, de la modération même (une modération relative et qui nous paraît telle à distance) ; il ne s’explique pas les fureurs dont fut l’objet le folliculaire vivant, et il est tout porté alors à le venger après coup, à le justifier en tout point, à lui refaire une réputation posthume. Mais ce sentiment louable en soi ne doit pas ici se donner cours sans bien des précautions et sans contrôle ; autrement il va vous entraîner au-delà des bornes ; vous plaiderez, et à merveille sans doute, si vous êtes spirituel ou éloquent ; vous ne serez qu’un avocat, vous ne serez pas un juge.

Fréron, successeur et héritier de l’abbé Desfontaines, peut-il être dit de la bonne et droite lignée, et l’un de ceux qui ont institué chez nous la critique littéraire judicieuse et intègre ? Est-ce un père, un aïeul qu’on puisse revendiquer, qu’on doive rechercher, avouer hautement, dont on doive mettre le portrait dans son cabinet comme on peut avoir son recueil (et je l’ai) sur quelque rayon perdu et poudreux, dans les combles de sa bibliothèque ? Là est toute la question. Je dirai à M. Monselet que son plaidoyer m’a intéressé, m’a instruit, mais ne m’a point convaincu ; car il n’a pas touché ou du moins approfondi les points essentiels et qui subsistent à la charge de Fréron, même du Fréron blanchi et innocenté qu’il nous présente. Fréron, dans cette grande lutte et ce mouvement d’idées qui partageait le xviiie  siècle, avait choisi le rôle de défenseur de l’autel et des saines doctrines contre les philosophes : quand on se donne une telle mission, il faut être deux fois irréprochable. Or, Fréron s’appuyant sur le crédit de la reine, de la vertueuse Marie Leckzinska et du vertueux Dauphin son fils, n’était rien moins que vertueux pour son propre compte. En l’acceptant même sous sa meilleure forme et tel qu’il nous revient des mains de M. Monselet, comment nous apparaît-il ? C’est un bon vivant, qui a fait de bonnes études et qui a ce qu’on appelle en rhétorique du goût, mais fermé ou indifférent à toute idée de progrès, à toute vue élevée, neuve, et qui sort de la routine. Il n’eut, dans toute sa vie littéraire, qu’une heure de vrai talent ; c’est le jour où, piqué au jeu et piqué jusqu’au sang, traduit en personne sur le théâtre par Voltaire, et gêné d’ailleurs ou du moins contenu dans ses représailles par M. de Malesherbes, alors directeur de la Librairie, il rendit compte, après maint essai infructueux et maint remaniement obligé, de la première représentation de l’Écossaise. La difficulté et le péril aiguisèrent sa verve ; il fut ironique et piquant dans sa propre cause : il fit un joli feuilleton, le seul qui mérite qu’on s’en souvienne. Hors de là il est terre à terre : il broche et publie ses feuilles moins pour dire la vérité qui le possède et l’enflamme, moins pour satisfaire à une passion de bon sens et de raison, que pour s’en faire un moyen de subsistance ou de fortune. Il paraît bien que, dans sa paresse, il acceptait volontiers des extraits tout faits de certains auteurs ; il ne refusait pas en cadeau les tabatières et autres petits objets, et tirait argent de tout ; il est évident que sa feuille où il préconise des bandagistes, des oculistes, des remèdes contre la goutte, etc., était aussi une feuille d’annonces, et, comme on dirait, une industrie. En réduisant autant qu’on le voudra la gravité de cette remarque, il s’ensuit toujours que sa critique baisse d’un cran ; la dignité des lettres ne brillait ni dans ses écrits ni dans sa personne. Sa vie ne sent en rien l’étude : elle était celle d’un épicurien qui vit sur son fonds de collège, et qui, une fois sorti des nouveautés, n’aime rien tant qu’à faire bombance. Qu’on allègue tant qu’on le voudra ses convictions : il fut mal avec les meilleurs de son siècle, il se prononça contre les hommes qui avaient le plus de distinction et de mérite en son temps, et s’acquit leur mésestime : c’est toujours une mauvaise marque pour un critique. Sa lutte avec Voltaire, j’en conviens, semble aujourd’hui, et à la voir d’un peu loin, son plus beau côté ; elle suppose un certain courage. Fréron, même quand il eût été plus prudent, plus mesuré à l’égard de Voltaire, n’aurait pas trouvé grâce sans doute auprès de lui, ni triomphé de la position difficile que lui faisait sa fonction de journaliste. N’hésitons pas à le reconnaître : il est presque impossible au critique, fût-il le plus modeste, le plus pur, s’il est indépendant et sincère, de vivre en paix avec le grand poëte régnant de son époque : l’amour-propre du potentat, averti sans cesse et surexcité encore par ses séides, s’irrite du moindre affaiblissement d’éloges et s’indigne du silence même comme d’un outrage. Voltaire n’était pas un voisin commode ni possible pour qui n’était pas son disciple, son admirateur-né. Il avait l’amour-propre insolent, intolérant, tyrannique. Mais les torts de Voltaire, si grands qu’ils soient, ne peuvent aller jusqu’à faire que Fréron soit respectable. Quel plus triste métier après tout, quand on a l’honneur d’être le contemporain d’un grand esprit qui a des défauts de caractère, que de passer son temps et de consacrer sa vie à le harceler, à l’irriter, à lui faire faire toutes les fautes dont il est capable ! C’est un vilain jeu, et même en le jouant avec le plus grand sang-froid, Fréron perdit bien vite la partie. Il la perdit avec affront, avec avanie ; car, selon la remarque de Gœthe à son sujet, « le public, comme les dieux, aime à se ranger du côté des vainqueurs. » Fréron, dès le principe, n’estima pas assez son ennemi. Ne vous attaquez pas au poëte ; quelqu’un l’a dit : « Tout vrai poëte a dans son carquois une flèche d’Apollon. » Percé donc et transpercé de flèches, écorché tout vif, le malheureux Fréron excita le rire et ne trouva pas même indulgence auprès de tous ceux qui haïssaient son vainqueur16. La postérité n’a que faire de le venger ; en vérité, il n’y a pas de quoi, et quelques pages sensément médiocres ne sauraient justifier l’appel ni faire casser l’arrêt. C’est encore dans Voltaire qu’il faut chercher la vraie et vive critique littéraire de ce temps-là ; c’est dans Grimm, c’est dans La Harpe lui-même.

Notez-le bien : les excès de la passion littéraire, chez ce La Harpe si souvent mis en cause, valent mieux que les mêmes écarts ou les manquements chez Fréron, ils partent d’un meilleur principe ; ils sont d’un ordre supérieur, de l’ordre tout intellectuel, exempts et purs de tout trafic, sans alliage d’industriel et de mercantile. La Harpe et Fréron avaient un soir soupé ensemble. C’était Dorat qui avait eu cette idée de les réunir à table avec Colardeau et Dudoyer, un auteur dramatique oublié ; La Harpe en était à ses tout premiers débuts, et Fréron déjà établi et en renom :

« Fréron, nous dit l’amphitryon Dorât, y fut aimable et bonhomme ; son antagoniste, au contraire, y fut tranchant, disputeur, criard et ennuyeux…, un mauvais convive. L’auteur de l’Année littéraire, qui pardonnait encore moins un souper triste qu’un mauvais ouvrage, me demanda avec une sorte d’impatience quelle était cette bamboche (ce fut son expression) qui parlait au lieu d’écouter, qui avait le ton si affirmatif, nous régentait depuis deux heures et se pavanait à table en empereur de rhétorique. »

Après le récit de Dorat, voici celui de La Harpe :

« J’étais encore au collège quand je dînai avec lui chez M. Dorat qui était, dès ce temps-là, un de ses protégés.  L’Écossaise n’avait point encore paru, mais j’avais lu quelques feuilles de l’Année littéraire qui m’avaient révolté. La jeunesse ne dissimule rien : je ne lui cachai pas tout le mépris que j’avais pour lui, et il ne l’oublia pas, d’autant plus que, sans lui répondre jamais, je lui donnais quelquefois en passant des marques de ce mépris qui était en moi un sentiment vrai. »

Il y a des instincts de race : pourquoi cet écolier de philosophie méprisait-il Fréron ? Il avait tort de le lui marquer : avait-il si tort de le sentir ? La Harpe, dans sa chétive personne, presque aussi exiguë que celle de Pope, sous cette enveloppe petite et frêle, que tous ces hommes gros et gras lui reprochaient grossièrement, avait des qualités vives, des susceptibilités fines, des nerfs délicats ; il sentait en lui un principe supérieur, une flamme, ce qui est devenu à certain jour un flambeau, ce qui lui a fait entreprendre et mener à bien les belles parties de son Cours de Littérature. La Harpe a eu bien des querelles fâcheuses, il a eu des ridicules : il n’a pas fait de choses basses ; il est honnête, il est respectable, et le petit homme, quand il a parlé de ce qu’il savait, a été un maître. — Notre lignée, à nous critiques français, c’est Bayle, Despréaux ; au besoin j’y mettrais cent fois La Harpe plutôt que Fréron : celui-ci jamais. Fréron, qui est le fils de Desfontaines, a été le père de Geoffroy ; il n’est pas le nôtre, il n’est pas notre grand-père. Suis-je assez pédant, va-t-on me dire, et assez à cheval sur le chapitre de la généalogie ?

Pardon ! mais pour tous les autres oubliés et dédaignés, je suis d’accord avec M. Monselet. Il a fait de Fréron le fils, le proconsul, le roi de la jeunesse dorée, l’amoureux évincé d’une future princesse, une esquisse vivante, rapide, et qui semble une page arrachée d’un Gil Blas moderne. Et sur presque tous les autres dédaignés, Linguet, Mercier, etc., il est curieux, il est chercheur, il est amusant. Je fais pourtant mon métier de grand journaliste ; je chicane, tout en allant avec lui bras dessus, bras dessous, mon aimable confrère. Selon moi, il n’a pas tiré un parti assez sérieux de Linguet et de ses nombreux écrits ; Linguet le paradoxal, si éloquent lorsqu’il a raison ; celui de qui Voltaire écrivait dans une lettre à Condorcet (24 novembre 1774) : « Si ce Linguet a d’ailleurs de très-grands torts, il faut avouer aussi qu’il a fait quelques bons ouvrages et quelques belles actions » ; celui dont Mme Roland, qui l’avait vu à Londres en 1784, a parlé comme d’un homme « doux, spirituel, aimable », corrigeant dans sa personne et dans sa conversation ce que sa plume pouvait avoir d’âpre et d’amer, et en particulier (chose rare chez un exilé) ne s’exprimant sur la France et les Français qu’avec circonspection, réserve et modestie17. Ce Linguet vu de près est fait pour surprendre. Et puis il a eu l’honneur d’avoir pour disciple et pour successeur en journalisme Mallet du Pan. Il méritait un portrait en pied.

Le Sébastien Mercier de M. Monselet est un croquis des mieux venus, des plus accentués, et fort ressemblant. Ce bizarre Mercier dont l’An 2440 inspirait, il y a peu de mois, un excellent article à M. Léon Plée, et qui s’intitulait lui-même « le premier livrier de France », est un de ces excentriques qualifiés qui frisent le génie et qui le manquent. Il y a des paradoxes vrais et des paradoxes fous : Mercier en avait des deux sortes ; il avait fini par proscrire indifféremment Raphaël, Racine, Newton et le rossignol. Il ne pouvait souffrir un livre relié, et, dès qu’il en tenait un, il lui cassait le dos. Ce bric-à-brac de singularités qui s’entrechoquaient dans une même tête a été très-vivement mis en relief par M. Monselet. Il fait peut-être Mercier un peu trop bonhomme, pas assez charlatan ; car il y a souvent plus d’un grain de charlatanisme sous ces airs d’homme fougueux et exalté. Est-il bien vrai de dire de lui que « son bonheur était de rendre service ? » J’ai sur ce point un texte à sa charge (je ne vais jamais sans un texte), et je le produis. Un jeune homme de mérite, pauvre, cherchait du travail dans les journaux ; il s’adressa à Mercier qui dirigeait alors les Annales patriotiques et littéraires (1795), et dont le langage philanthropique lui avait inspiré confiance :

« Je lui communiquai, nous dit le jeune homme, quelques morceaux que j’avais écrits : il parut enchanté de ma manière ; il y trouva tout réuni, force de style, imagination, philosophie. Depuis quinze jours je fais dans ce journal l’article Variétés… C’est avec un sentiment de douleur bien amère que je me vois forcé d’abandonner pour une chétive rétribution, un travail qui pourrait bien contribuer à me faire une réputation : car ce Mercier est un vrai corsaire. Et puis fions-nous à l’honnêteté de ces hommes qui ne parlent que de vertu !…18 »

Ce Mercier est un vrai corsaire ! voilà une tache dans le tableau.

Il n’y en a pas dans le portrait de Grimod de La Reynière, le gourmand rubicond, généreux, l’Amphitryon prodigue des gens de lettres avant 89, et qui n’est mort qu’en 1838. M. Monselet l’a traité avec amour, j’allais dire avec appétit, en homme qui aurait voulu être de ces fameux soupers de février 1783, dans cette maison du coin des Champs-Elysées (aujourd’hui le Cercle impérial), avec les Trudaine, André Chénier, Fontanes, et même le délicat M. Joubert, car je crois bien que c’est de notre platonicien Joubert qu’il est question à un endroit de cette biographie. On ne le saurait pas d’ailleurs, on devinerait vite, à la manière dont M. Monselet parle de Grimod, qu’il est lui-même de la confrérie des amateurs de la table et de la fine chère : tout ce portrait est traité rondement, richement. Le fermier général de l’ancien régime, avec son habit d’or et son ventre majestueux, y a la place d’honneur. Le style est partout approprié au sujet, il est succulent. Les mouvements lyriques qui viennent par intermèdes y font comme la symphonie entre deux services : « Suspendez au plafond les jambons de Bayonne et de Westphalie, couronnés de lauriers, etc. » La vision finale où le gastronome, transporté en idée sur son Thabor, ou sur sa montagne de Nébo, comme Moïse, voit de là tout le matériel et le personnel d’animaux, gibiers et végétaux, qu’il a consommés durant sa vie, ferait un digne couronnement des noces de Gamache. Partout dans ces pages circule une verve de Gargantua. On sent que Grimod de La Reynière, qui les a inspirées, est, parmi les Pères de la table, aussi supérieur à Brillat-Savarin que Mathurin Régnier l’est à Boileau. Berchoux y est remis à sa place pour ce poëme trop vanté de la Gastronomie, qui semble avoir été « composé en face d’un verre d’eau sucrée. » Il n’y a guère, en effet, que la forme de gastronomique dans ce badinage. L’homme d’esprit qui l’a rimé n’a vu là dedans qu’un sujet littéraire, un thème à poésie didactique. Ceux qui, alléchés par le titre, venaient à lui comme à l’un des arbitres de la bonne chère étaient fort déçus. M. Monselet, au contraire, a fort cultivé cette branche. J’ai connu, il y a quelque quinze ans, un pauvre homme de lettres plus maigre et plus râpé que feu Baculard d’Arnaud, Fayot, qui passait sa vie à recueillir, à éditer, à colporter les Classiques de la table. Oh ! que M. Monselet n’est pas ainsi ! Il avait fondé en février 1858 le Gourmet, journal des intérêts gastronomiques, qui dura six mois. Quand ce journal se fonda, il fut donné en son honneur, à l’hôtel du Louvre, un grand dîner à toute la presse ; on y mangea des nids d’hirondelles et mieux encore. L’Almanach des Gourmands, qui a succédé (1862), rapporta à son auteur un si grand nombre de cadeaux, bourriches, pâtés, etc., qu’il lui devint indispensable d’appeler autour de lui un jury dégustateur, composé d’hommes experts, « pour l’aider, disait-il, à se prononcer sur le mérite de ces envois. » Il faut voir comme il en parle. Je ne ferai pas la petite bouche, je ne dirai pas que c’est chez lui un faible : c’est un de ses talents.

Il y aurait maintenant à envisager M. Monselet par un autre aspect (car il a cinq ou six aspects et plus, bien des faces ou facettes), à le montrer auteur de sainètes, de figurines, de statuettes, de petits tableautins, de croquis « pas plus grands que l’ongle », de parodies et de malices de toutes sortes, dans les petits journaux où il écrit depuis quinze ans et où il s’est disséminé. Un jour les Monselet futurs y feront leur choix. Ces tableaux de genre à la Lantara, à la Saint-Aubin, gagnent à vieillir. Dès à présent je distingue ou crois distinguer de petits chefs-d’œuvre : la Visite, déjà citée, à Paul de Kock ; le Voyage de deux débiteurs au pays de la probité ; Ma femme m’ennuie ; les Réputations de cinq minutes ; le Peintre des morts ; Mon ennemi ; les Dimanches du charbonnier, etc., etc. C’est plus prosaïque que Baudelaire, lequel peint sur émail (se rappeler le Vieux saltimbanque, les Petites vieilles, le Café neuf ou les Yeux des pauvres) ; c’est moins cherché aussi. Quelques-uns de ces petits tableaux ont fort réussi : je ne saurais oublier, entre autres, la Bibliothèque en vacances, gaie et légère satire littéraire où nous sommes tous : je la sépare expressément des chapitres qui suivent, et où l’auteur s’est donné le plaisir trop facile de railler des hommes utiles et des savants respectables. Dans la Bibliothèque en vacances, la plaisanterie s’arrêtait à temps ; un pas de plus, on est dans la gaminerie : le goût comme la justice conseillait et commandait de rester en deçà.

Arrêtons-nous nous-même, de peur d’être bien long sur un auteur court et de paraître pesant à propos d’un esprit léger. Monselet a une qualité précieuse : il est dans la veine française, mot dont on abuse et qui est vrai pour lui. Il a du bon esprit d’autrefois, de ce qu’avait Colnet, celui qui a fait une si jolie scène de La Harpe à table, dévot et gourmand. Piquant et naturel avec grâce, il a la gaieté de bon aloi ; sa façon d’écrire est nette, vive et claire. Il n’a jamais été dupe dans sa vie ni de la couleur, ni de l’emphase en littérature ou en politique. Trop peu enthousiaste aussi, il n’a pas cherché à s’élever. Il tranche sur plus d’un de sa génération et de celles qui ont précédé (les Delord, les Carraguel), en ce qu’au rebours des autres il a commencé par le grand journal et qu’il finit par le petit. Comme son Bourgoin « qui a renoncé à faire un chef-d’œuvre », il jette au vent d’heureux dons, de l’imagination, de la fantaisie, de l’esprit sans jargon, de la malice souvent fort leste, mais sans fiel : il y joint du sens, un fonds de raison, un avis à lui et bien ferme. Il a une vertu du moins, il aime son métier, et il le considère comme un but, non comme un moyen. Les conseils sont inutiles, j’en donnerai un pourtant. Le goût des livres et de l’érudition semble vouloir prendre le dessus en lui avec les années ; c’est bon signe : qu’il ait un jour le plat du milieu, le livre solide et de résistance, tous ses hors-d’œuvre y gagneront19.