(1837) Lettres sur les écrivains français pp. -167
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(1837) Lettres sur les écrivains français pp. -167

L’auteur à l’éditeur.

Je vous présente mes bien sincères excuses, Monsieur, du retard que j’ai mis à répondre à l’offre si honorable pour moi que vous aviez faite à ma tante de réimprimer mes lettres à l’Indépendant. L’expression de votre désir m’avait bien été transmise vers l’époque de votre visite rue Montagne-aux-Herbes-Potagères, mais étourdi par la vie fascinante que je menais à Paris, je n’avais eu ni le loisir, ni l’amour-propre d’y répondre. C’est en rentrant à Bruxelles que je trouve la lettre qui réitère votre première demande verbale, et je me hâte d’y répondre par une complète adhésion. Je ferai même plus, Monsieur, en vous offrant une chose à laquelle vous n’aviez, je suppose bien, nullement songé : c’est de faire graver mon portrait pour le placer en tête de ce volume. J’ai un croquis fort bien fait que j’ai rapporté de Paris, et qui pourrait vous être fort utile si vous croyiez avoir le temps de faire exécuter une planche.

À coup sûr, Messieurs les littérateurs parisiens devront bien rire à voir, sur la couverture de votre livre, le titre qui promet un examen de leurs personnes ; mais comme a dit quelqu’un, quelque part : « Un chien regarde bien un évêque ! »

Agréez donc toutes mes salutations,
Van Engelgom.

Lettres sur Paris à Monsieur le directeur de l’Indépendant.

I. Les écrivains du foyer de l’Opéra.

Hélas ! hélas ! mon cher Monsieur, quelle mauvaise inspiration ai-je eue là, de choisir le carnaval de 1837 pour voir Paris ! La reine de nos Tyrs et de nos Babylones ressemble à Sodôme ravagée par le feu du ciel ! Hélas ! hélas ! où êtes-vous donc, Capoue de mes désirs ! L’influenza plane sur la grande cité, et de chaque battement de son aile palpitante, couche mille victimes, qui ne se relèvent qu’après huit jours de lutte contre l’épidémie ; Paris est un gigantesque hôpital, où la moitié des gens soigne l’autre ; les promenades, les théâtres, les établissements publics, tout est désert… Hier, dimanche gras, anniversaire si rigoureusement consacré à la folie, pas de foule, pas de travestissements ! pas plus de voitures au boulevard qu’il n’y en a en ce moment sur l’Escaut ! pas plus de masques sur la place de la Bourse que sur notre bassin du Parc. C’est l’abomination de la désolation, dont l’Écriture nous menace…… Sainte Grippe, ayez pitié de moi !

Épidémie ou non, j’y suis, mon cher Monsieur, et j’y reste. L’âge d’or reviendra, car un aussi beau soleil que celui qui nargue Paris depuis huit jours, ne peut se contenter d’éclairer sans cesse une pareille image de désert. J’ai vu trois brins d’herbe place Vendôme, et je me suis étonné qu’on n’ait pas revêtu la colonne de son étui. Les restaurateurs ne vendent plus ; les cafés ne font rien ; ce sont les apothicaires qui fricotent dans ce grand entracte de la santé publique. Quelques-uns ont placé des tables et des escabeaux sur le devant de leur laboratoire, et hier, m’étant reposé un instant, pris par un violent mal de tête, rue de la Paix, un garçon (garçon apothicaire) m’a offert la carte. Elle était extrêmement variée et émolliente. J’ai demandé cataplasme de moutarde blanche à la vanille pour un ; on m’a, je crois, donné une spatule pour cuiller ; le vol-au-vent de manne aux pointes d’asperges et sauce blanche de magnésie, la crème de tartre et le vin de Seguin complétèrent mon écot. Je pris un supplément d’eau de Seltz et l’on me servit, avec le choix des moyens, un clysopompe et un verre à pied. Je me bornai à l’usage du verre à pied. Quand je sortis de chez le restaur… de chez l’apothicaire, veux-je dire, je n’avais plus mal à la tête, mais j’avais des tranchées abominables……

Il y a huit jours, l’influenza ne sévissait pas encore. Il faut donc que je me reporte à ce temps-là pour vous dater mes impressions de voyage, mon cher Monsieur, et pour vous parler de n’importe quoi, comme je vous l’ai promis. Les journaux vous disent assez ce qui se passe aujourd’hui depuis la grippe ; moi je voudrais vous entretenir de choses dont les journaux ne parlent pas.

Vous savez combien les voyageurs nous exaltent souvent leur Grand Opéra de Paris. Mon premier désir, ou mon premier besoin, en descendant de voiture, fut de connaître si cc jour était jour d’opéra. Je fus servi à souhait : Les Huguenots, œuvre colossale dans laquelle chante cette merveilleuse octave dont chaque note s’appelle, ou Nourrit, ou Levasseur, ou Falcon, ou Dorus. Quelle aubaine pour un modeste habitant de la rue Montagne-aux-Herbes-Potagères, à Bruxelles !

Je courus donc à l’Opéra.

Les journaux vous parlent de ces magiques représentations et de leurs acteurs triomphants. Mais, je vous le répète, je ne vous veux parler que de choses dont les journaux ne vous entretiennent pas.

Notre compatriote P……, qui vient d’être nommé avec succès au parterre de l’Ambigu-Comique, et qui se trouve conséquemment au moins écuyer dans le grand ordre de la chevalerie littéraire, se déboîta pour moi de sa stalle et me conduisit au foyer, afin de me faire voir les illustrations du jour (Je ne dis pas du siècle, mon cher Monsieur).

Je dois vous dire que le foyer de l’Opéra de Paris est le salon de MM. les princes de la littérature. C’est là que trônent ces aristocrates de la pensée, ces grands seigneurs de l’intelligence, ces rivaux de toutes les gloires et de toutes les noblesses — comme dirait l’un d’eux en parlant d’eux. — Le foyer de l’Opéra est donc un vaste salon qui a ses groupes ; chaque groupe a en quelque sorte son président ; on n’y demande pas la parole, on la prend ; là se glissent quelques greffiers qui annotent et mnémonisent pour continuer leur métier de colporteur par lequel ils vivent avec la réputation de gens d’esprit. Du reste, je suis fort persuadé qu’on ferait un beau livre de toutes les choses qui se disent chaque soir au foyer de l’Opéra, et le journal le plus intéressant du monde serait celui qui enverrait là ses sténographes. C’est que tout s’y agite : politique, art, science, critique et calomnie. Vous connaissez peut-être, mon cher Monsieur, l’histoire de cette olive si succulente que Carême offrit à Cambacérès, le célèbre gourmet et l’obscur consul. Cette olive avait été farcie, et mise dans le ventre d’une mauviette ; la mauviette était ensuite entrée dans un perdreau rouge, le perdreau rouge dans un ramier, puis celui-ci dans une poularde, la poularde dans un faisan, contenu lui-même dans un agneau qu’absorba un chevreuil. Quelle olive !!! Que fait ceci à l’Opéra ? M’y voici : Je procède par antithèse. — L’Europe est la première des quatre parties du monde. (Je ne m’occupe pas de savoir si notre monde est le meilleur de tous ceux que ballotte l’espace.) — La France est la première nation de l’Europe (puisque ce n’est pas la Belgique, laissez-moi déduire ma conclusion sans réclamer pour le royaume de Monaco ou un autre). — Paris est la capitale de France. — Le foyer de l’Opéra est le salon le plus choisi de Paris…… Ainsi voyez, mon cher Monsieur, quelle olive !! et quel salon !! Je laisse l’olive que Cambacérès a mangée et je parle du foyer de l’Opéra où j’étais, il y a huit jours.

Je vous ai dit que les artistes et les écrivains qui s’y donnent rendez-vous se divisent par groupes. Je vais essayer de vous signaler les personnages les plus éminents de ces aréopages du monde.

D’abord, je dois vous prévenir que les célébrités passées ici en proverbe ne sont pas précisément celles que nous acclamons nous autres, et que j’en veux pour ma part singulièrement à la contrefaçon d’avoir négligé de nous révéler quelques-uns de ces grands hommes. Le spirituel auteur de l’acte de vaudeville qui m’accompagnait, m’a fourni quelques détails sur quelques hommes ; je vous les transcrirai tandis qu’ils sont frais encore dans ma mémoire. On ne sait pas ce qui peut arriver de la grippe ! et si les tisanes de la faculté ne sont pas puisées dans ce fleuve qu’on appelait le Léthé du temps des classiques, et qui, vous le savez du reste, mon cher Monsieur, faisait oublier le passé.

Le foyer de l’Opéra se divise principalement en critiques, en poètes, en romanciers et en auteurs dramatiques. Il y a d’autres groupes formés des gérants de journaux, des artistes gens du monde, des employés supérieurs du ministère de l’intérieur, et enfin des industriels qu’on nomme ici les faiseurs, hommes dont le talent consiste à se servir de celui des autres, à l’exploiter et à en tirer, pour eux, des équipages et des cochers anglais. Les critiques seront par exemple Jules Janin, l’inévitable, soit qu’on lise quelque chose, soit qu’on aille quelque part ; Gustave Planche, qui est fort sale ; Capot de Feuillide qui est fort brutal ; Nisard, l’inventeur, comme vous savez, de la littérature difficile (à lire), puis enfin MM. (je rends le substantif aux illustrations moins éminentes) Hippolyte Fortoul, du journal le Droit, — Charton, du Temps, — Hippolyte Lucas, du Bon Sens, — Chaudes-Aigues, de la Chronique de Paris, — Lassailly, de tous les journaux possibles, — Louis Viardot et Théophile Thoré, du journal le Siècle. — Je reprendrai plus tard ceux de ces Messieurs sur le compte desquels j’ai appris quelques particularités qui me semblent inédites par-dessus tout.

Après la critique, critique de théâtre, de romans, de peinture ou de musique, voici mon auteur d’un acte de vaudeville qui me signale les poètes. Ils sont là, chaussés de bottes plus ou moins crottées, comme de simples mortels, les immortels ! Voilà M. Victor Hugo, qui a un pantalon trop court et des cheveux trop longs. Je ne suis pas bien sûr que son crâne géant n’ait pas crevé le fond de son chapeau, si ce n’est pas cela, alors c’est autre chose. Il dit à M. Granier de Cassagnac (que M Hugo appelle son scorpion, parce que c’est avec lui qu’il piquait M. Dumas) que son amour relève une fille perdue dont il a fait sa maîtresse. Voici M. Edgar Quinet, qui peut-être est plus ennuyeux encore à entendre qu’à lire, parce qu’on ne le quitte pas aussi facilement que ses poèmes. À côté de lui, ce petit homme qui appartient aux critiques complaisants autant qu’aux poètes novateurs, c’est M. de Sainte-Beuve ; il subit M. Quinet comme deux jours plus tard il subira peut-être la grippe ; l’auteur de Volupté est là comme s’il n’était pas le plus habile continuateur de la poésie du xvie  siècle et de Saint Augustin. Mon auteur d’un acte de vaudeville est infatigable, soyez-le aussi pour me lire, mon cher Monsieur. Voilà maintenant qu’il me prie de faire bien attention à M. de Lamartine qui sort d’une loge et qui passe à côté du groupe des poètes pour aller rejoindre un banc d’hommes politiques, l’ingrat ! Comme c’est pourtant un poète, à le voir ! Quelle tête noble et mélancolique, et quelle distinction dans cette taille haute et élancée ! Il est passé ! Maintenant c’est sur un jeune blondin, que sa ceinture coupe en deux, que mon attention est attirée. Celui-là n’est pas riche, mais il a des goûts de millionnaire, et il s’est fait un système de vie qui participe à la fois des privations que sa position lui impose et de ses désirs qui luttent avec sa position. M. Alfred de Musset reste quelquefois trois mois sans sortir de son cabinet. Il y vit comme un garçon tailleur, et fait des économies et de beaux vers. Quand il a amassé quelque argent et quelques vers, il se montre au soleil. Quand il paraît des vers de M. Musset quelque part, on peut être certain que M. Musset va aussi paraître ; si M. Musset se montre le premier, ce sont ses vers qui ne tarderont pas. Alors il vit joyeusement pendant tout le temps que dure le produit de sa poésie ! Ce système de vie est à mon avis fort ingénieux. Vous sentez, mon cher Monsieur, que Paris s’occupe bien davantage de M. de Musset lorsqu’il paraît et disparaît ainsi, avec son escorte de beaux vers et ses prodigalités d’un moment que s’il vivait comme le commun des êtres, parmi lesquels sont d’aussi grands talents que lui. J’ai beaucoup examiné M. de Musset à cause de cette singularité de son humeur : Il était d’une élégance écrasante, et rien n’est trop bon, trop beau, trop cher pour lui !

J’ai aussi vu M. Pierre Charpenne ; c’est à le voir une des accusations les plus graves que je porte contre les exclusions ignorantes de la contrefaçon belge. Le soir où je l’ai rencontré, M. Pierre Charpenne avait refusé la rédaction en chef du Corsaire, journal dont son nom, a, m’a-t-on dit, fait le succès en 1836. Ce jeune homme est plein de modestie ; pour sa mise, je n’en dirai rien, l’illustre voyageur avait un peu l’air de débarquer du guazacoalco.

L’auteur d’un acte de vaudeville qui m’expliquait toutes les pièces de ce musée, regretta vivement l’absence de quelques poètes célèbres dont les noms me parurent lui être fort connus. Mais je n’ai pu les retenir ; du reste, je verrai j’espère ces personnages après la grippe.

Nous traversâmes alors le foyer pour nous rapprocher d’une bouche de chaleur, auprès de laquelle s’étaient réunis les romanciers. Là il y avait foule, et notre aimable compatriote me fit remarquer les nuances qui distinguaient ces Messieurs, et que du reste j’appréciai sur-le-champ.

Ce groupe représentait dans son ensemble cette armée d’hommes qui jouent un si grand rôle dans les plaisirs du public. En disant armée, je me trompe peut-être, car la littérature française n’est pas précisément une armée qui combat en faveur de quelque bonne idée en soumettant l’indifférence publique, mais plutôt une mêlée où chacun a une devise, et au sein de laquelle la cuirasse et le haubert qui préservent des coups du voisin, sont aussi indispensables que la hache et l’épée qui conquièrent. Aussi distinguai-je promptement parmi ces Messieurs, d’abord les romanciers intimes, en grand nombre, les romanciers historiques, aussi nombreux, les romanciers maritimes plus clairsemés, les romanciers de mœurs, les romanciers phrénologiques, palingénésiques, utilitaires, humanitaires, etc., etc.

Quand je me vis auprès des romanciers, je demandai vivement M. de Balzac ; il était là ! Dieu, mon cher Monsieur, quel plaisir j’ai éprouvé en voyant ce beau conteur, ce gros analyste de tant de découvertes physiologiques ! Voir M. de Balzac, concevez-vous mon bonheur ! comme je le regardai, et comme je tournai autour de lui !… Il n’est pas beau, je suis bien contraint de vous le dire, mais qu’il est gros ! mais qu’il est petit ! c’est Falstaff. Je ne sais si c’est son habitude, mais il était court et rouge comme un œuf de pâques ; je ne me lassais pas de le regarder. Quel œil noir, profond comme la mer ! nous en causâmes un peu, mon auteur de vaudeville et moi, lorsque j’eus bien tout regardé de lui, de ses bottes à son chapeau qui ne sont pas fort loin les unes de l’autre.

M. de Balzac, qui a aujourd’hui 42 ans, n’est guère connu dans le monde littéraire au sommet duquel le place l’opinion publique, qu’à partir de la publication de la Peau de Chagrin. Deux ouvrages sans signature : le Dernier Chouan et la Physiologie du Mariage obtinrent un grand succès par suite de la vogue qui s’empara de la Peau de Chagrin. La carrière de l’illustre romancier fut datée de ces trois ouvrages, et on ignora longtemps que celui qui écrivait Eugénie Grandet avait précédemment composé vingt volumes !! Mais alors ce n’était pas M. de Balzac, qui ne fut même d’abord que Balzac et qui avait précédemment été tour à tour lord R’Hoone, marquis de Viellerglé et surtout Horace de Saint-Aubin. Saint-Aubin fut le premier de tous, l’œuf où germait le Balzac que j’ai vu, et à la suite sont venus de noms nouveaux en noms oubliés, toutes les initiations de sa métempsycose. Aujourd’hui un éditeur parisien fort habile : M. Hippolyte Souverain, a entrepris de ressusciter tous ces ouvrages conçus sous des noms variés, et que dans son long duel avec l’indifférence publique, M. de Balzac avait tués sous lui. Les titres de ces réimpressions déjà livrées à l’avidité publique sont : Jane la Pâle ; le Vicaire des Ardennes ; Argow le Pirate ; la Dernière Fée ; le Centenaire. Parmi ces ouvrages de la jeunesse de l’auteur, il en est un ayant pour titre l’Excommunié qui n’a jamais vu le jour. M. Hippolyte Souverain doit le publier incessamment. Quelques-uns de ces livres de la première phase du talent de M. de Balzac ont déjà, je crois, paru chez nous, je me souviens particulièrement de Jane la Pâle.

Du reste, le talent auquel est parvenu ce romancier explique assez, à la réflexion, ces profondes et longues études. Apparemment les débuts littéraires de M. de Balzac lui servirent à peupler ce gynécée immense, dont une à une, il a ensuite fait sortir au jour toutes les femmes éparpillées depuis dans ses romans. Sans doute qu’il les élevait et les formait dans cette espèce de Saint-Cyr littéraire. Il couvait là ses caractères, en attendant qu’il pût les faire éclore dans la foule mondaine, munies de leur pâleur, de leurs sourires, de leurs rêveries, les unes ; de leurs sentiments comprimés, de leurs extases, de leurs excentriques désirs, les autres. Saint-Aubin a longtemps tenu l’album sur lequel s’amoncelaient les esquisses et les ébauches dont Balzac devait composer par la suite de délicieux tableaux. C’étaient de mignardes études au crayon, des calques de types fugitifs et bientôt évanouis au regard, qui formaient ces cartons précieux, et qui plus tard, spirituellement ajustés et composés, puis enfin coloriés avec un charme exquis, devaient produire tous ces corps variés dont la guirlande capricieuse et éclatante commence à Fœdora pour finir à Mme de Mortsauf.

Un ami de mon auteur d’un acte de vaudeville, qui nous accosta, nous parla d’un marché que venait de conclure M. de Balzac avec un éditeur nommé Delloye. L’exploitation des ouvrages déjà publiés par l’auteur, a été accordée à l’industriel pendant 15 ans, à raison d’une rente annuelle de quinze mille francs, et de soixante mille livres comptant ; vous pourrez, mon cher Monsieur, mettre cette clause sous les yeux de nos contrefacteurs nationaux.

Puisque j’en suis à M. de Balzac, je veux vous conter une anecdote que j’ai apprise dans la même soirée, et qui, m’a-t-on assuré, révèle un des traits distinctifs de son caractère.

D’abord, je dois vous dire que M. de Balzac est bavard et menteur ; mais il est menteur comme il est écrivain, et jamais ses mensonges ne sont dépourvus de littérature : ce sont des mensonges exorbitants qui ne peuvent tromper personne. Ainsi il entra un dimanche dans le salon de Mme Sophie Gay, et cria qu’ayant passé huit jours sans sortir de son cabinet, il avait gagné dix-huit mille francs. Ce trait au fond duquel on ne voit qu’une folle vanterie est un trait de l’homme. M. de Balzac aime par-dessus tout à passer pour gagner considérablement d’argent. Mais l’anecdote, la voici : Un soir de Janvier M. de Balzac entra dans le même salon, disant à tout le monde qu’il avait donné à M. Sandeau un cheval blanc pour ses étrennes. Peu de jours après on parla du cheval blanc à M. Sandeau qui ne sut ce qu’on voulait lui dire. M. de Balzac continua pourtant de parler du cheval blanc, et, un peu plus tard, se trouvant en face de M. Sandeau, il aborda effrontément le jeune écrivain, en lui demandant très sérieusement s’il était content du cheval qu’il lui avait envoyé. M. Sandeau accueillit spirituellement la plaisanterie et se loua fort du cheval. M. de Balzac demeura plus que jamais convaincu.

On m’a assuré que malgré l’idée qu’on en pourrait avoir, à la lecture de ses ouvrages, M. de Balzac n’a eu dans les salons de Paris que des succès sans conséquences. À peine cite-t-on quelques femmes de trente ans, parmi lesquelles peut-être aussi quelques-unes de quarante-cinq, qui auraient prouvé à l’auteur combien elles lui savaient gré de la réhabilitation qu’il avait entreprise pour elles, et dont elles avaient fort besoin depuis l’Empire. J’ajouterai pour clore ces révélations sur le plus fécond des romanciers, (qualification inventée par M. Hippolyte Souverain pour désigner celui qui fut Saint-Aubin autrefois) que M. de Balzac, qui n’a qu’un cabriolet, est logé dans le quartier de l’Observatoire, c’est-à-dire, hors de Paris ; que son mobilier passe pour être d’un luxe princier, qu’il n’a plus sa grosse canne et qu’il boit à lui seul plus de café noir que toutes les bonnes femmes de ma rue Montagne-aux-Herbes-Potagères. Chez lui il s’habille en moine, et quand il traite, ce qu’il fait d’une façon splendide, sa table est couverte de vaisselle à son chiffre. Sa livrée est de fort bon goût. M. de Balzac qui est célibataire, vit avec sa mère.

Dans le même groupe que celui où s’épanouissait l’auteur de la Vieille Fille, je reconnus M. Roger de Beauvoir que nous avons vu tout un hiver à Bruxelles. M. de Beauvoir, m’a-t-on dit, est homme du monde avec les écrivains, et écrivain avec les hommes du monde. C’est un étourdi que la régence a oublié d’emporter dans son linceul et auquel la poudre et l’épée en verrouil manquent évidemment. Je ne vous en dirai rien, parce que je crois que vous le connaissez ; ici on le cite comme un homme aimable, et trop bavard pour ne pas rencontrer quelquefois l’esprit dans ses flots de paroles. L’ami de mon compatriote l’auteur d’un acte de vaudeville, nous raconta un fait qui peint assez bien apparemment l’humeur de M. de Beauvoir. Il paraît que l’auteur de l’Écolier de Cluny (son premier et son meilleur ouvrage) a la manie d’inviter tout le monde à venir le visiter, et surtout à déjeuner sans façons ; (il paraît du reste qu’il a une salle à manger parfaitement meublée dans le goût de la renaissance). Fort sollicité par M. de Beauvoir, l’ami de mon ami, prit enfin jour et heure, faisant promesse sur les instances de la recommandation, d’être exact au rendez-vous. C’était le surlendemain qu’on avait choisi. L’invité se lève, quitte sa bonne robe de chambre et son déjeuner de travail, pour aller rue de la Paix, céder à cette importunité gastronomique. Le domestique fait quelques façons pour recevoir, mais enfin la consigne est forcée ; il est 11 heures, et M. de Beauvoir dort encore : Ah ! c’est vous, cher ami !… on ne vous voit pas !… venez sans façons me demander à déjeuner un de ces matins !… J’ai passé la nuit au bal… excusez-moi si je me rendors ! et M. de Beauvoir se tira l’édredon sur le nez.

L’ami de mon ami rentra furieux chez lui reprendre son déjeuner dans sa robe de chambre et dans ses pantoufles.

M. Roger de Beauvoir est le plus remuant des romanciers que j’ai vus au foyer de l’Opéra. Il ne reste pas deux minutes en plaCe ; il connaît tout le monde et parle à tout le monde. Après s’être éclipsé derrière M. de Balzac, il reparut en nous amenant un jeune homme de 27 à 28 ans qu’on me dit être M. Alphonse Karr.

M. Alphonse Karr n’est pas beau, je dirai même qu’il a un tic dont il abuse étonnamment et qui a pu lui causer plus d’une aventure, car on croirait qu’il fait la nique ou la grimace à ceux qui passent près de lui. J’avais lu deux jours auparavant dans la Gazette des Tribunaux, un compte-rendu de procès en séparation, entre M. Karr et son épouse ; cette circonstance donnait plus de piquant peut-être à ma première rencontre avec le jeune écrivain. Voici en substance ce qui m’a été dit touchant l’auteur d’un roman que nous avions tort de ne pas connaître en Belgique jusqu’en 1837 (on vient de le réimprimer) et qui est intitulé : Sous les Tilleuls.

M. Karr qui est né en Bavière, a été professeur et maître d’études dans un collège. Il est entré dans la littérature par le journal le Figaro, qui a servi aux premières armes d’une foule d’écrivains fort estimés aujourd’hui. M. Karr passe et aime à passer pour un original. Il s’entoure de toutes les choses qui doivent contribuer à constater ce tic moral. Il s’habillait anciennement tout de velours noir, ou bien tout de nankin, suivant la saison. Il ne se loge comme personne, il demeure aujourd’hui à un 6e ou 7e étage de la rue Vivienne ; la rue Vivienne pour un artiste ! Sa chambre est tendue de noir ; il a des carreaux de vitre violets ou blancs dépolis. Il n’a ni table ni chaises (ou une chaise tout au plus pour les visiteurs trop extraordinaires) et il couche sur un divan, tout habillé, m’assure-t-on. Il vit à la turque, sur des coussins, et écrit sur le parquet, comme un choriste d’opéra-comique auquel on a crié : il bondo cani ! Ses murs sont garnis de vieilleries, dont quelques-unes sont assez curieuses ; des vases chinois, des têtes de mort, des fleurets, des pipes garnissent tous les coins. Il a pour domestique un mulâtre qu’il habille d’écarlate de fond en comble.

Quant à lui, M. Karr, il s’enveloppe dans son logis, d’une robe turque, et se coiffe d’une grecque en maroquin couverte de broderies d’or. Ses cheveux sont ras comme du velours d’Utrecht, il porte des moustaches et une mazarine.

Un des titres littéraires les plus efficaces à la réputation de M. Karr, ce n’est ni Sous les Tilleuls, charmante confession d’une vie de souffrances, ni Une Heure trop tard, ouvrage moins vanté que son aîné, ni Fa dièze, que les plaisants ont appelé une fadaise, ni enfin Le Chemin le plus court, qui passe pour le procès-verbal de sa vie d’homme marié, mais c’est Frëychuts. qui Frëychuts ? C’est son chien. Imaginez-vous, mon cher Monsieur, que ce chien, qui, du reste, est un magnifique Terre-Neuve, est entre les mains de M. Karr un inestimable élément de réputation.

Le chien est promené par le mulâtre, vêtu d’écarlate (le mulâtre), dans tous les lieux publics ; ce mulâtre est aussi pour beaucoup dans la combinaison. Tous deux font parler du maître : c’est le chien d’Alphonse Karr ! c’est le mulâtre d’Alphonse Karr ! Lui-même, de même que son chien et son valet le rappellent sans cesse, rappelle aussi son valet et son chien partout où il écrit. Si vous voyez dans un article quelque chien de Terre-Neuve, l’article est de M. Karr. M. Karr pratique admirablement ce qu’ici on appelle la banque. Personne ne s’entend mieux à parler de soi, toujours et partout. Doué d’infiniment d’esprit, il sait placer son nom à toute page, jusque dans les articles qu’il signe, et le Nouveau Figaro, qu’il rédige aujourd’hui, tinte chaque jour de cet autre tic qui va peut-être jusqu’au mauvais goût. Les murs des édifices publics, toute pierre de taille neuve, portent le nom de M. Karr, au charbon, à la craie, en incrustation. Le calemboura y abonde, et cette seule circonstance sauve M. Karr du soupçon de se moquer ainsi partout de lui-même, au profit de je ne sais quelle manie de popularité. M. Karr est grand nageur, on a fait Karr-nage. Bien d’autres facéties plus ou moins ingénieuses : Karr-aime, Karr-naval, Karr-à-fond.

Il est tard, je vous quitte, mon cher Monsieur : demain, peut-être vous continuerai-je les révélations qui m’ont été faites dans cette soirée si neuve pour un habitant de la rue Montagne-aux-Herbes-Potagères, subitement transplanté au foyer de l’Opéra, et guidé dans cet examen de gens célèbres, par l’auteur d’un acte de vaudeville joué à l’Ambigu.

Tout à vous.

II. Les écrivains du foyer de l’Opéra.

Mon cher Monsieur.

Comme la grippe sévit toujours, je n’ai guère autre chose à vous raconter que ces révélations que mon compatriote, l’auteur d’un acte de vaudeville, a eu la bonté de me faire l’autre soir, à l’Opéra. Si ma première lettre vous a amusé, je me louerai fort d’avoir pris le parti de vous continuer ces confidences.

Je terminais, je crois, cette première lettre en vous parlant de M. Alphonse Karr. Je veux avant de passer à un autre, épuiser ce que j’ai appris sur cet écrivain. M. Karr est, je crois vous l’avoir dit, à propos des calembours qu’il fait, ou qu’on fait sur les murs de Paris à son intention, un grand nageur. Même en 1828 ou 1829, il a sauvé, dans je ne sais quelle rivière, un cuirassier tout cuirassé qui se noyait avec armes et bagages. Il a reçu pour ce fait une médaille d’argent qu’il a, par caprice, la bonhomie de porter à sa boutonnière, ombragée d’un ruban tricolore dont on ne voit guère que le rouge : Petit travers d’un homme d’esprit ! Cette médaille, qui a la taille d’un Léopold de 5 francs, est appendue sur la muraille de son cabinet, dans un grand cadre doré, qui contient en outre les procès-verbaux, ou attestations et diplômes, du fait de ce sauvetage et de la récompense préfectorale qui en a été la conséquence. Si M. Karr n’était pas l’original que vous savez déjà, médaille, diplôme et certificat seraient enfouis et oubliés dans un tiroir. Dans l’été M. Karr habite Saint-Maur, Saint-Ouen et tous les villages des environs de Paris auprès desquels il y a de l’eau. Les chaleurs attirant de nombreux baigneurs sur ces points, M. Karr se trouve ainsi à proximité de sauver de temps à autre quelqu’un qui se noie, ou qui ne se noie pas. Lui-même a fait, dit-on, l’an passé, le récit d’un sauvetage au canal de l’Ourcq, je crois, où un garçon cordonnier s’enfonçait. Quand M. Karr a rejoint le malheureux qui vivait encore, il l’a amené sur le rivage, l’a frictionné de son mieux pour rétablir la circulation du sang ; il lui a donné tant de soins, il l’a tant sauvé en un mot, que l’homme en est mort.

M. Karr n’a pas eu de médaille pour ce fait, mais il en a profité pour rappeler au public l’histoire de son cuirassier, et puis il a aussi glissé dans cette affaire deux ou trois mots de son chien, et cela a fait autant d’effet pour M. Karr qu’en eût fait sur sa réputation la publication d’un roman nouveau.

Passant au point de vue de la littérature, je vous dirai, mon cher Monsieur, que M. Karr jouit à Paris d’une grande réputation. Paris est une ville où l’on aime et où l’on comprend l’esprit, et M. Karr en a infiniment. M. Méry, M. Gozlan et lui, m’ont été cités comme les représentants les plus distingués du journalisme subtil, paradoxal, spirituel. M. Karr n’a pas, j’ai regret de le dire, autant de réputation chez nous. Un libraire me disait un jour qu’il avait depuis trois ans dans son magasin un exemplaire du meilleur ouvrage de M. Karr : Sous les Tilleuls, et cet exemplaire, le seul, peut-être, qui fut entré en Belgique, ne s’était pas vendu, tandis qu’en France le livre a obtenu trois éditions. Je l’achetai sur-le-champ et cet ouvrage me plut extrêmement ; le premier volume surtout. On vient de réimprimer chez nous le Chemin le plus court, livre auquel le procès en séparation avec la femme de l’auteur donne un caractère fort piquant. Ici on désapprouve formellement M. Karr d’avoir aussi scandaleusement fait passer dans le public les secrets de sa famille, mais le livre est amusant ; lisez-le, mon cher Monsieur, si vous ne l’avez déjà lu. Vous y reconnaîtrez une des causes qui expliquent le peu de succès qu’a obtenu jusqu’à ce jour dans notre pays un auteur fort en vogue par toute la France. M. Karr a dans ses romans une originalité qui ne convient guère à nos idées plus graves, et tout son esprit de mots, de subtilités, nous échappe, parce que nous n’avons pas autour de nous les mille explications nécessaires à l’intelligence et à l’appréciation du goût de ce sel attique. Du reste, on reproche ici à M. Karr de répéter partout et jusqu’à satiété ses bons mots et ses fines plaisanteries. Il rédige aujourd’hui le Figaro, ressuscité pour la troisième fois, de l’ancien Figaro dit Figaro-Bohain, qui fit un préfet, des sous-préfets et des légionnaires de ses rédacteurs en 1830. Mais M. Karr écrit à lui seul ou à peu près ce nouveau Figaro ; or, faites bouillir ensemble Voltaire, Fréron, Lesage, Méry, Gozlan et M. Karr, et le précipité d’une si riche ébullition n’offrira pas un rédacteur capable de suffire à pareille besogne. Ce Figaro a une vieille réputation de malignité et d’esprit que, quelque talent qu’il ait, un seul rédacteur ne pourra jamais soutenir seul. Aussi le Figaro-Karr n’est-il pas toujours à la hauteur des deux noms qu’ici j’ai accolés ensemble.

Gare à moi, pourtant, pauvre habitant du pays des contrefaçons, que ces lignes, qui après tout cependant ne sont guère que la sténographie de ce qui m’a été conté par mon compatriote, l’auteur d’un acte de vaudeville, ne tombent sous les yeux de M. Karr ! Ô M. Karr, qui avez un beau chien de Terre-Neuve nommé Freychutz ! ô M. Karr, qui avez un mulâtre habillé d’écarlate de fond en comble ! ô M. Karr, qui avez une médaille d’argent ! qui habitez au 8e étage où les cuirassiers ne se noient pas ! ô M. Karr, dont le nom est sur tous les murs près desquels vous avez passé, n’en veuillez pas, pour toutes ces indiscrétions, à un humble habitant de la rue Montagne-aux-Herbes-Potagères !

Je vous avouerai, mon cher Monsieur, que j’examinai longtemps l’auteur de Sous les Tilleuls et que j’eus quelque plaisir à reconnaître dans ses gestes et dans ses allures, quelques diagnostics de tout ce qu’on me révélait. Mon auteur d’un acte de vaudeville qui le connaissait un peu, à cause d’un article du Figaro, où ce bon M. Karr avait éreinté sa pièce, me proposa de l’accoster quelques instants. Je fus aux anges ! J’arrangeai un peu ma cravate, je boutonnai mes gants et nous l’approchâmes. Je ne vous répéterai pas tout ce qui fut dit, seulement je ne puis résister à vous offrir ici un petit échantillon de la façon dont il parle. D’abord, ayant appris que j’étais un jeune Belge voyageant incognito pour son instruction, il me dit que la contrefaçon faisait beaucoup de tort aux gens de lettres. Il me parla d’une commission qui s’occupait de cette grave question, et il me répéta vingt fois que la propriété littéraire était une propriété, ce qui résumait, à son avis, la question secondaire du domaine public, dans lequel, par la législation actuelle, tombent les ouvrages dix ans après la mort de leur auteur. Mon ami, l’auteur d’un acte de vaudeville, me dit tout bas que M. Karr avait déjà fourré cela quarante fois dans ses articles. En nous quittant, il nous annonça qu’il allait prendre la fuite, parce qu’il avait envoyé quérir sa nourriture du soir. Ce qui signifiait qu’il allait quitter l’Opéra, parce qu’il avait envoyé chercher à souper. Il ajouta qu’il était forcé d’aller dès l’aube du lendemain voir mettre à mort un ami. C’est-à-dire qu’il lui fallait être témoin d’un duel le lendemain matin.

J’ai vraiment peine à croire, mon cher Monsieur, que toutes ces manies de chien, de mulâtre écarlate, de chambre noire, de vêtements de velours, de mise à mort, de médailles, etc., ne soient pas de pure affectation. Pour se faire pardonner d’emprunter aux sots tous ces ridicules, qui rendent un homme insupportable, il ne faut pas moins que tout le talent et tout l’esprit de cet écrivain.

En quittant M. Alphonse Karr, nous retournâmes sur notre banc afin de regarder d’autres romanciers ; mais au même instant Mme la baronne Dudevant, dite George Sandb, entra au foyer, au bras de M. Charles Didier, l’auteur nébuleux de Rome souterraine. À la vue de George Sand, Alfred de Musset, dont le voyage en Italie avec la célèbre femme est un fait interprété, se glissa derrière M. de Balzac et s’enfuit dans la salle. Mme George Sand me parut une petite femme d’un aspect assez délicat, de 30 ans environ, ayant de beaux et nombreux cheveux et un visage fort noble. Son profil est de ceux que les Français appellent bourboniens. Elle était mise avec un goût dont l’originalité n’avait rien de forcé ; ce n’était que de la distinction. Une robe de soie très bouffante, à manches plates, une mantille de velours vert émeraude, garnie de dentelles démesurées, et un beau diamant sur le front. Son pied est irréductible, et sa main improbable. Elle avait une cour de jeunes artistes à sa suite et les gens célèbres se rangeaient pour la saluer avec empressement. La chaude pâleur de son visage laissait briller dans tout leur éclat ses yeux noirs et luisants. Nous avons à Bruxelles une jeune dame que je ne nomme pas, et qui rappelle infiniment l’ensemble du visage de George Sand.

Sans me prévenir, mon ami l’auteur d’un acte de vaudeville, eut l’impudence d’aborder Mme George Sand ; j’aurais voulu avoir une trappe sous mes pieds pour m’abîmer à ses yeux. Notre compatriote est fort lancé, comme vous voyez, mon cher Monsieur. L’auteur de Leone Leoni l’accueillit bien. Elle lui parla contrefaçon. Vous voyez qu’on nous parle beaucoup contrefaçon à Paris, mais notez bien que nous sommes deux enfants de Bruxelles, mon ami l’auteur, etc., et moi. Nous parler contrefaçon à nous, c’est parler saucissons à un Lyonnais ; pâtés à un Amiénois ; oranges à un Portugais ; harengs-saurs à un Calaisien. Aussi, après quelques minutes de conversation générale eus-je le front de causer avec Indiana, et quelques instants après l’audace surhumaine de lui offrir l’envoi des réimpressions de ses ouvrages. Elle accepta avec quelque plaisir, et dussé-je faire passer cette contrebande en ballon, je tiendrai parole. Alors George Sand eut l’insigne bonté de nous prier de prendre le thé chez elle après l’opéra ; nous acceptâmes, moi avec une humilité profonde, mon compatriote avec la confiance d’un homme qui a déjà son acte joué à l’Ambigu, et nous nous quittâmes jusqu’à plus tard.

Je fus le premier à reconnaître, quelques instants après, M. Frédéric Soulié, qui causait avec un très grand monsieur crépu comme un nègre. Ce grand monsieur, c’était tout simplement Alexandre Dumas.. Je reviens à M. Soulié.

Je fus très fier, mon cher Monsieur, d’avoir reconnu l’auteur des Deux Cadavres, et je m’en targuai d’autant mieux que par un hasard sans pareil mon compagnon ne le connaissait pas. M. Soulié est venu à Bruxelles, vous devez vous en souvenir, et j’allais exactement, à son heure, lire les journaux de Paris chez madame Taquet, rue de la Madeleine. Je n’ai donc pas besoin de vous rappeler que M. Soulié est un homme de 35 à 38 ans, grand et replet, portant une épaisse moustache sur un visage sévère, et peut-être rude. M. Soulié disait alors à ses amis qu’il fallait faire un succès à l’Histoire de la Marine de M. Sue, qui n’en avait d’aucune sorte, parce qu’il fallait prouver au public que lorsque les romanciers voulaient faire de l’histoire, ils y avaient de grands avantages. Je me souvins alors que M. Soulié compose dans ce moment des Romans historiques sur le Languedoc, sa patrie, et je m’expliquai sur-le-champ sa sollicitude pour la marine historique de M. Sue. M. Sue, dont je m’informai, n’était pas là, mais mon ami, l’auteur d’un acte de vaudeville, m’assura l’avoir aperçu dans la salle ; il me promit de me le montrer bientôt et de m’en donner l’explication.

Je reviens à M. Soulié, parce que c’est un écrivain fort estimé chez nous. Ici M. Soulié passe pour un homme d’imagination par-dessus tout. C’est le seul romancier qui balance M. de Balzac pour le moment. M. Soulié a eu en outre de grands succès au théâtre, et Clotilde a valu à Mme Dorval de belles ovations au Théâtre-Français. Aujourd’hui la manie des écrivains de tout genre les pousse au journalisme, et M. Soulié a cédé à cette espèce d’épidémie fort dangereuse pour quelques-uns : c’est une grippe qui a montré le côté faible de la constitution de beaucoup d’entre eux. Le journalisme demande par-dessus tout de la légèreté dans le style et de la flexibilité dans les idées ; pour le bien pratiquer, il faut savoir jouer sur les mots, et tirer une idée d’une paille que rafle le vent. Les romanciers ou les auteurs dramatiques qui sont accoutumés à prendre leurs coudées franches dans cinq actes ou dans deux volumes, ne peuvent pas réussir facilement à réduire leurs idées au pantographe du feuilleton ; ils les coupent et les donnent par tranche. M. Soulié fait dans la Presse des articles de critique qui sont au-dessous de sa réputation. Mais il prend triomphalement sa revanche dans les nouvelles et ses beaux romans resteront, je crois, avec ceux de M. de Balzac, comme des médailles de notre époque pour les temps prochains.

On m’a fait regarder M. Nestor Roqueplan. Le nom de Roqueplan m’est familier par M. Camille Roqueplan son frère, que nous avons vu à Bruxelles, et qui y a laissé de fort bons tableaux ; quant à M. Nestor inconnu pour moi. Alors on m’a expliqué que M. Nestor Roqueplan était un des rédacteurs de l’ancien Figaro-Bohain et qu’il y a eu la croix d’honneur en 1830. Que depuis, il s’était tenu au mieux avec le pouvoir qui donne quelque chose, et qu’il avait obtenu un privilège de théâtre à la porte Saint-Antoine. Aujourd’hui il signe comme gérant la Charte de 1830, feuille ministérielle semi-officielle. Le même M. Nestor que j’avais tort de ne pas connaître écrit dans la Revue de Paris quelques articles spirituels sous le pseudonyme de Paul Vermond. C’est un des habitués les plus fidèles de l’Opéra et du Café de Paris, ce restaurant par excellence de la fashion financière, littéraire ou industrielle.

Pour trouver le public ordinaire de l’Opéra aussi obstinément réuni au foyer, j’ai besoin de vous expliquer que les Huguenots étaient joués par les doublures, vu l’absence des premiers sujets grippés. C’était aussi l’influenza qui fournissait matière à toutes les causeries dont les personnages se trouvaient aussi heureusement étalés à ma curiosité indiscrète. Je remarquai quelques-uns de ces messieurs qui ne quittèrent ni le foyer, ni leur conversation de toute la soirée.

Pour ma part, je désirai rentrer un instant dans la salle, ne fût-ce que pour entendre chanter le grand trio du second acte de cet opéra vanté. Mais là, les sommités littéraires me poursuivirent toujours.

Nos stalles, celle de mon compatriote et la mienne, étaient les dernières du 2e rang de la droite de l’acteur, et dans une loge de baignoire (nous appelons cela, nous autres de Bruxelles, loge de parterre), je remarquai, malgré toute mon attention portée vers la musique, deux dames fort belles, chacune dans un genre différent. L’une était une petite brune, à l’œil vif et noir, toute gracieuse et enjouée ; on me la nomma Mme de Pontécoulant. L’autre, grande, blonde et fort blanche, de 30 ans environ, à l’air imposant et aux grands airs de tête, était Delphine Gay, aujourd’hui la femme de l’inventeur de la presse à bon marché, M. Émile de Girardin, devenu célèbre par les ennemis que ses publications diverses lui ont suscités. Il a fallu tous les incidents (et la mort d’Armand Carrel me contraint de dire les événements) qui ont marqué la carrière de M. de Girardin, pour lui permettre de s’affranchir de n’être pas toute sa vie le mari de Delphine Gay. J’ai demandé avec empressement à voir l’industriel qui a tant fait parler de lui et on me l’a montré en partie dérobé par sa femme. C’est un jeune homme qui ne paraît pas avoir trente ans, bien qu’il soit député depuis deux ans. Il est blond et petit, fort myope et assez distingué. Mon ami et cicérone m’a assuré que M. de Girardin ne paraissait pas au foyer.

En face de moi un beau jeune homme de trente ans environ, pâle, chauve, à barbe brune et bien dessinée, habillé avec sévérité et ganté avec une grande exactitude, s’appuyait d’un jonc à pomme d’or sur lequel étaient gravés un H et un B surmontés d’un casque de chevalier. C’était le chroniqueur de la Flandre française, l’auteur de dix volumes de romans de mœurs, le rédacteur en chef du Musée des Familles, M. Henri Berthoud.

M. Berthoud est l’un des habitués les plus familiers de l’Opéra, l’Opéra dans les ballets duquel se montrent tant de jolies jambes, et parmi ces jolies jambes, deux plus jolies encore, qui cessent souvent d’être debout pour M. Berthoud. C’est à M. Berthoud qu’on doit la littérature des noms en vogue réduite au bon marché du genre dit Pittoresque.

Tandis que je regardais M. Henri Berthoud, dont la physionomie douce et distinguée me plaisait infiniment, un grand bruit se fit au-dessus de notre tête ; mon auteur d’un acte de vaudeville me dit que c’était la loge des lions qui prenait ses ébats. J’appris que cette loge des lions est composée de jeunes gens riches qui ne trouvent pas de meilleur moyen de prouver leur bon goût et leur distinction, que de jeter la porte de la loge avec bruit, ou d’en renverser les sièges au moindre de leurs mouvements. L’opinion de ces Messieurs sur le chant ou la danse se manifestait très haut et provoquait bien des chut ! dans la salle. Ne pouvant rien apercevoir dans cette loge, de la place où nous étions, nous attendîmes respectueusement la fin du trio pour monter à la galerie. Alors on m’y montra M. Véron, l’ancien apothicaire, l’ancien directeur de l’Opéra, le fondateur de la Revue de Paris que M. Guizot, qui encourage les lettres, a décoré dans la personne du même M. Véron, pour honorer et récompenser ses rédacteurs. La pâte Regnault, si célèbre dans les annonces de nos feuilles, est également due à M. Véron. M. Véron a 40 à 45 ans, il est fort laid et porte jusque par-delà les oreilles un col de chemise qui cache une infirmité que les rois de France guérissaient autrefois. Ils ont sans doute perdu ce privilège, car M. Véron aurait sans cela demandé l’imposition des mains à Louis-Philippe en place de la croix d’honneur.

Parmi d’autres lions qui n’ont pour titre de célébrité que leur fortune, qu’ils mangent follement, je découvris enfin M. Eugène Sue. Un hasard adorable fit sortir M. Sue de sa loge, et je le croisai quelques instants dans les couloirs.

M. Sue est un gros garçon d’enveloppe assez épaisse. Il porte des talons de bottes de deux ou trois pouces d’élévation ; mon compatriote me dit que le désespoir de M. Sue était que ces talons ne fussent pas rouges. C’est un dandy dans toute l’exagération du mot. Il est pâle, fort brun et fort abondant en cheveux et en barbe ; son nez est tourné de côté ; il porte une petite canne couverte de pierreries. M. Sue est assez riche, sa fortune paternelle est, dit-on, de 20 à 30 mille livres de revenu. M. Sue est un des hommes sur lesquels j’ai reçu le plus de détails ; je vais, mon cher Monsieur, essayer de me les rappeler.

L’hiver, M. Sue habite rue Caumartin, à Paris. L’été, il reste à la campagne que possède à Saint-Brice M. Caillard, son beau-frère, le Caillard, Laffitte-Caillard, des messageries si connues. À Paris, l’auteur de Plick et Plock est meublé avec un luxe inouï dans le goût de la Renaissance et du siècle de Louis XV. Vous ne sauriez croire, vous, mon cher Monsieur, qui êtes meublé d’acajou, je pense, combien ces fantaisies d’antiquités sont exorbitantes et ruineuses à Paris. On dit que M. Sue a dépensé pour son mobilier plus de cent mille francs. Son cabinet de travail est de vieux chêne sculpté, garni partout de bronzes antiques, de vieux tableaux flamands et de tous les ornements en armes et curiosités les plus sévères ; des vitraux antiques, coloriés au quinzième siècle, ne laissent parvenir dans cette sorte de cellule qu’un jour de crépuscule fort mystérieux ; on ne sait comment M. Sue y voit assez pour écrire ou même pour lire, dans cette ombre qui a quelque chose de religieux. Son salon n’est que damas, meubles de rocailles dorées, meubles de boule, marqueterie de cuivre, laque, tentures de lampas, vases japonais et autres ruineuses fantaisies. La salle à manger est du style transitoire de Louis XIII ; mais, par un caprice qui semblerait même une infirmité de l’hôte de ces brillants appartements, la même obscurité règne dans toutes les pièces ; le jour avare n’y pénètre que pour glisser coquettement sur une surface satinée d’étoffe, ou bien pour tirer un éclair d’or d’un cadre ou d’un vase précieux.

M. Eugène Sue a, comme beaucoup de gens d’esprit, des travers et peut-être même des ridicules ; ainsi, son valet ne lui présente ses lettres que sur un plat d’argent. Il a en outre une singulière manie, une manie sans exemple peut-être, c’est celle de vouloir absolument passer pour ne pas manger. Ceci est, n’est-ce pas, mon cher Monsieur, une bizarre fantaisie ? M. Sue a été élève en chirurgie sur un vaisseau dans la Méditerranée ; à cela se bornent exactement ses titres maritimes. Dans ce temps-là, M. Sue, qui était jeune, n’était pas riche ; son père, brave médecin, usait pour lui-même de la fortune qu’il lui a laissée depuis. Les anciens camarades de M. Sue affirment que du temps de leur intimité, il mangeait fort abondamment, et comme tous les jeunes gens, sans doute. Mais aujourd’hui, peut-être M. Sue, qui, à ce que dit notre compatriote, a de grandes prétentions à la distinction, trouve-t-il que manger est une chose trop commune et trop populaire. Ainsi, s’il traite ses amis on lui servira pour lui seul un œuf à la coque et un carafon d’eau de Seltz ; mais je dois ajouter à ceci les indiscrétions de la chronique. M. Sue est gros et fort ; à pareil régime d’œufs mollets en si petit nombre, il maigrirait comme un os de seiche en moins de trois semaines. Comment fait-il donc ? En public, il ne mange pas… c’est vrai !… mais dès qu’il est seul, son domestique lui sert volailles et aloyaux, dont il ne laisse que le souvenir. Puis, le soir, M. Sue, qui est fort pâle et dont l’œil sait être mélancolique, s’en va faire du problème vivant dans les salons où le portent ses hauts talons de chaussure.

Une anecdote sur M. Eugène Sue, pour clore cette seconde lettre, mon cher Monsieur.

Je vous ai dit, je crois, que le père de M. Sue était médecin.

Les succès littéraires, la camaraderie, les séides, ont quelque peu gonflé l’auteur de la Salamandre, qui parfois veut oublier la condition roturière d’où il sort. Un jour interpellé par une belle et noble dame sur la rareté de sa présence dans le monde, il minauda quelques excuses qui, ayant pour but de l’excuser aux yeux de la dame, eurent pour expression des termes peut-être un peu pédantesques, avec un air fort important par-dessus tout.

— D’ailleurs, je ne fais pas de visites ! — dit en en terminant M. Eugène Sue, d’une façon affectée, et après une longue tirade sur ses liaisons particulières avec tous les ducs et les barons du jour.

— Vous ne ressemblez donc pas à monsieur votre père ! — répondit la dame, — lui, il en faisait beaucoup……

Si demain je n’ai pas la grippe, mon cher Monsieur, je vous enverrai une troisième lettre. Veuillez avoir la bonté de faire remettre le billet inclus, chez moi, Montagne-aux-Herbes-Potagères.

Mille compliments.

III. Les écrivains du foyer de l’Opéra.

Mon cher Monsieur

Si le moment en était venu, si je ne tenais pas immensément à ne vous écrire que dans l’ordre des révélations qui m’ont été faites, j’aurais ici une scène fort plaisante à vous raconter. Je veux pourtant vous en dire quatre mots, comme simple exposition, car la plume m’en démange. Imaginez-vous que ces humbles lettres que je vous écris font ici un véritable tapage, et que le hasard le plus délicieux m’ayant entraîné, il y a trois jours, au théâtre du Gymnase, je me suis trouvé dans un groupe d’hommes de lettres, dont l’un (et je vous parlerai de lui plus tard) tenait en main. que tenait-il, mon cher Monsieur ? l’Indépendant ! Jugez de ma décontenance ! Il me sembla que j’avais mon nom écrit en lettres sonores sur mon front, et je remis sur-le-champ mon chapeau comme pour voiler mon incognito. Mon ami, l’auteur d’un acte de vaudeville, s’approcha de moi en ce moment ; je le tirai promptement à l’écart, le suppliant de me donner un autre nom que le mien pendant toute cette soirée, et aussi pendant tout le reste de mon séjour à Paris.

Il fut convenu que je m’appellerais désormais… Ah ! mon dieu, mon cher Monsieur, j’allais, je crois, vous dire naïvement le nouveau nom sous lequel je circule ! Quelle imprudence ! Et ces Messieurs qui liront cette troisième lettre, comme ils viennent de lire la première ! tout serait perdu, plus de confidences, plus de portraits ! À mon aspect chacun s’envelopperait dans son manteau, me fermerait sa porte, et traînerait un meuble derrière elle. Les foyers de théâtre deviendraient comme ces lugubres assemblées vénitiennes, où rodait toujours, sans qu’on pût le reconnaître au juste, un des membres du conseil des Dix. Mais je puis encore me déguiser sous le domino d’un incognito rigoureux ; il n’y a que vous, mon cher Monsieur, qui soyez convaincu, pour avoir fait de votre journal la gueule de bronze de la place Saint-Marc ! En tous cas, comme j’ai encore beaucoup de choses à vous dire, si ces choses vous amusent assez pour que vous ne vous souciiez pas de les voir interrompues, ne donnez pas mon adresse à Paris à ceux qui pourraient vous écrire. Pour ce qui est de Bruxelles, c’est différent nº 48, rue Montagne-aux-Herbes-Potagères, vous savez ! Quiconque m’arriverait là, port payé, serait bien reçu ; le premier que j’y verrais empêcherait les autres d’en douter.

Retournons au foyer de l’Opéra qui est, si vous vous en souvenez bien, pour l’Europe, ou même pour le monde, ce qu’était au chevreuil, l’olive farcie que Cambacérès a mangée.

Je n’ai pas sous les yeux ma seconde lettre, mon cher Monsieur, et je ne me souviens pas précisément à quel point je vous avais laissé M. Eugène Sue. Je crois cependant vous en avoir suffisamment parlé comme homme ; j’ai quelques mots à vous en dire comme écrivain. Ce jugement est toujours celui de mon compatriote et ami, l’auteur d’un acte de vaudeville.

Vous savez que M. Sue écrit dans ce moment une histoire de la marine française. Cette histoire est peu entrée en Belgique, et peut-être ne la connaissez-vous pas, tout en sachant qu’elle existe. Il paraît que pour l’auteur aussi bien que pour l’éditeur, c’est une mauvaise spéculation. M. Sue a voulu donner une nouvelle forme à l’histoire ; il l’a faite trop romanesque pour une chose sérieuse, et en même temps trop sérieuse pour une chose romanesque. M. Sue est assez riche pour avoir des gens de plume à ses gages, et il avait envoyé dans les ports du nord de la France des scribes qui compulsaient les archives, copiaient le bon, quelquefois aussi un peu du mauvais, et expédiaient cela à l’imprimeur de M. Sue. Le même travail de recherche s’est fait par des agents à cent francs par mois, dit-on, aux archives du château de Versailles, et dans les différents ministères qui recèlent des documents sur l’histoire de la marine au 17e siècle.

M. Sue, de la maison de campagne de Saint-Brice (qu’il intitule château dans ses préfaces, par illusion d’optique apparemment), écrivait le texte romanesque de cette histoire, et ne regardait pas, tant c’est un homme de belles manières et d’un pur dandysme, à accorder quatre ou cinq pages in-8º au récit des gentillesses des petites chiennes de Louis XIV. tout cela dans l’Histoire de la Marine française ! Mais, mon cher Monsieur, j’ai parcouru quelques livraisons de cette histoire et j’affirme y avoir lu de fort belles choses. M. Sue est un homme de talent, cela n’est pas douteux ; seulement il s’est trompé dans la forme qu’il a donnée à son histoire, et cette bévue coûtera 60 ou 80 mille francs à son éditeur. Mon cicérone m’a assuré que M. Sue ne ferait plus de romans, après avoir terminé ce qu’il fera de cette histoire. Le roman est au-dessous d’un historien. M. Sue parle de faire des drames ; avec les idées morales qu’il a développées dans ses romans, il portera à la scène des choses dont le genre a déjà lassé le public, cela est à craindre. Nous lisons passablement M. Sue, à Bruxelles, et je préférerais de beaucoup, pour ma part, le voir écrire quelque nouveau roman que d’apprendre qu’il court les steeple chasses et qu’à veut faire de l’histoire et des drames. Une petite anecdote pour nous séparer de lui.

Il y a, dit-on, quatre ans que M. Eugène Sue prémédite son Histoire de la Marine. Longtemps avant la publication de la Ire livraison, quelques fragments avaient paru dans les revues parisiennes : on les avait jugés. Un jour qu’il venait de livrer l’avant-goût de son siècle de Jean Bart, par un chapitre à la Walter Scott, qui avait été imprimé dans je ne sais quel recueil, M. Sue reçoit un paquet de Toulon, par l’entremise du cabinet du ministre de la marine. On déballe, on décacheté, on ouvre ; M. Sue trouve. une médaille d’argent dorée, sur laquelle il lit :

à m. eugène sue,
La marine française reconnaissante

Et plus bas, une petite ligne imperceptible, qui semblait à première vue un trait de guillochage, et qui cependant portait cette petite conclusion à l’affaire :

De ce qu’il ne fait pas l’histoire de la marine.

M. Eugène Sue avait déjà montré sa médaille à quarante personnes ; ce fut la quarante-et-unième qui découvrit le conclusum.

On ne savait pas trop si M. Sue n’avait pas écrit des remerciements aux officiers de marine de Toulon.

Après avoir entendu sur cet écrivain tout ce qu’on pût m’en dire, je pensai à ses émules M. Édouard Corbière, le matelot de la littérature maritime, et à F. Jules Lecomte, l’inventeur des journaux maritimes et le pêcheur de baleine. J’avais lu le matin même dans le Figaro, des plaisanteries fort amusantes sur ce dernier, qui passe pour avoir composé des libretti de ballets pour l’Académie royale de musique. Comme tout cela me semblait assez incompatible avec les baleines et la marine en journaux, je demandai des explications. Mais mon auteur d’un acte de vaudeville ne put rien me dire de positif, et fut contraint d’aller aux renseignements. Un Monsieur qu’on appelle Jules Janin, passa près de nous et absorba toute ma curiosité, en satisfaisant celle que j’avais éprouvée avant de le savoir si près de moi. Il nous apprit que M. Corbière n’habite pas Paris, qu’il voyage au long cours ; et que M. Jules Lecomte est en Italie, où il passe tous ses hivers, depuis sa fameuse campagne à la découverte de la Méditerranée, avec M. Alexandre Dumas, sans doute pour y étudier la marine sur le lac d’Ischia ou dans les tableaux du Tempesta. Du reste, voilà ce que j’ai appris sur M. Jules Lecomte. C’est un grand mince et pâle, qui porte moustaches et mazarine. On lui donne l’air hautain et quelque peu fat ; c’est un de ces hommes qu’on aime complètement, ou qu’on hait complètement. Comme écrivain il a de l’imagination ; mais son style tâtonne encore et cherche une forme. Il fait des vers ridicules et menace d’en publier un volume sous le titre de : Les Goélands. Il a été officier de marine et s’est mis depuis trois ou quatre ans à vulgariser la marine, comme il le dit lui-même, en fondant des journaux maritimes qu’il rédige. M. Jules Lecomte a vingt-quatre ou vingt-cinq ans, et il porte à l’année, un petit lorgnon d’écaille incrusté dans l’œil. Une espèce de roman appelé l’Abordage, qu’il a publié il y a un ou deux ans, et dont on a fait tapage, m’a paru, je dois le dire, assez médiocre lorsque je l’ai lu. Ce livre ressemblait à mon avis à ces capharnaüms où l’on amoncelle un tas de choses gênantes et fastidieuses : ainsi a peut-être fait l’inventeur des journaux maritimes (et aussi le pêcheur de baleines) pour son roman. Il en aura fait une porte par laquelle il a chassé tout le fatras qui lui encombrait le cerveau. En tous cas le livre est mauvais. On cite de cet écrivain quelques à-propos qui sont ceux d’un homme d’esprit ; je vous en dirai un que mon compatriote l’auteur d’un acte de vaudeville tenait d’un témoin auriculaire, M. Alphonse Karr. M. Jules Lecomte se battait à l’épée avec un homme qui, peu après le croisement du fer, lui sembla plus faible en escrime que lui. Soit maladresse, soit que cet examen lui fit apporter plus de nonchalance dans son jeu, toujours est-il que l’adversaire de M. Lecomte parvint à lui porter dans le bas-ventre un furieux coup d’épée. Alors s’adressant à ses témoins : Il est évident que je tire mieux que Monsieur, — cria le blessé — et pourtant Monsieur s’en est mieux tiré que moi ! — Et il tomba sur le dos, baigné dans son sang, avant que ses amis n’aient pu le rejoindre.

Je finirai ma lettre en vous parlant de M. Jules Janin, parce que nous le trouvâmes de nouveau au péristyle de l’Opéra, à l’instant où nous nous rendions au thé de George Sand. En passant dans un couloir des secondes, j’eus l’indiscrétion de regarder dans une loge par un vasistas dont le rideau était ouvert, et je reconnus Mlle Déjazet. J’en parlai à mon compatriote, qui m’ayant entraîné de nouveau à la loge des lions où s’était trouvé M. Eugène Sue, m’y fit remarquer un élégant sur le compte duquel il me raconta l’anecdote suivante :

Ce jeune dandy, véritable marquis de la régence, avait pour Camargo (la Camargo était de Bruxelles, mon cher Monsieur), pour Sophie Arnould, ou enfin pour Champmeslé, Mlle Virginie Déjazet dont je venais de voir les 40 ans dans une loge des secondes. Leur intimité allait au mieux, lorsque le jeune de B*** reçut une lettre de province, lui annonçant qu’un sien oncle, très riche et sur lequel il comptait fort, était à toute extrémité. Le jeune homme embrasse Ariane et monte en chaise de poste. Il arrive au chevet de l’oncle, qui portait le même nom que lui. La maladie, toute grave qu’elle était, traîne quelques jours ; Mlle Déjazet s’impatiente et écrit au neveu une lettre folle, une lettre où l’oncle est traité d’Orgon et tout au rebours de la façon dont les oncles traitent ordinairement les coquins de neveux. Mais, par une fatalité de choix, la lettre est remise au moribond lui-même par suite de l’erreur qu’entraîne l’identité de nom. L’oncle lit… appelle son notaire, révoque son testament, ruine son neveu de ses immenses espérances et meurt dans un accès de colère. M. de B*** rentra à Paris perdant 70 000 fr. de rentes, parce que Mlle Déjazet avait parlé un peu trop chaudement des retards qu’apportait le vieux de B*** à en laisser jouir d’aussi tendres amants.

En regagnant la salle, afin d’entendre le final du 2e acte des Huguenots, nous rencontrâmes M. Théophile Thoré, le critique de peinture du journal le Siècle et de la Revue de Paris. M. Thoré porte une longue barbe et les cheveux ras. Cette barbe s’allonge chaque jour et s’allongera longtemps encore ; en voici la raison. Il y a trois ans environ, M. Thoré s’éprit d’une dame qui ne s’éprit pas de M. Thoré. Après une entrevue pendant laquelle le jeune artiste avait reconnu le peu de succès de sa passion : « Je laisserai pousser ma barbe à dater de ce jour, et jusqu’à ce que vous cessiez d’être cruelle ! » lui dit-il. — « Alors jusqu’ici », répondit la dame, eu passant, par un geste rapide, la main à ses genoux. La barbe de M. Thoré n’en est aujourd’hui qu’au creux de l’estomac.

Pendant notre sortie de la salle, il y avait eu une mutation dans les occupants des stalles voisines des nôtres, et mon auteur d’un acte de vaudeville me montra M. Méry, M. Méry, l’ancien collaborateur de M. Barthélemy pour la Villéliade, Napoléon en Égypte, et tant de belles œuvres ; M. Méry me fit l’honneur de mettre son chapeau sur le mien !!!

C’est un homme d’environ 38 ans, fort laid, mais d’une laideur si pétillante, si spirituelle, que cette laideur-là vaut toutes les beautés de têtes de coiffeurs possibles. Il était fort simplement vêtu, et s’épanouissait là, à entendre chanter Mlle Falcon, comme les vulgaires humains dont il était entouré.

Je vous ai dit, je crois, mon cher Monsieur, que M. Méry est l’homme d’esprit par excellence ; il paraît que les salons regorgent de ses bons mots. Personne n’est plaisant comme lui et n’est plus capable d’amuser tout un cercle, si blasé et si difficile qu’il puisse être. On dit qu’il a un sang-froid inaltérable, et qui rend plus dangereuses et plus étonnantes ses cuisantes plaisanteries. La veille on avait conté à mon compatriote une scène de M. Méry que je veux vous dire, bien qu’elle n’ait guère d’importance, auprès de ce dont le spirituel Marseillais est capable.

Il passait sur le boulevard avec quelques amis dont l’un se mit à lire une enseigne nouvelle qui portait ces mots : « Mors Secundo. » — Ce Secundo est l’inventeur de mors avec lesquels on se rend promptement maître du cheval le plus fougueux.

Méry entre, suivi de ses amis, et avec son sang-froid et son naturel inimitables, demande M. Secundo. On fait descendre M. Secundo qui se faisait la barbe. Méry se fait montrer les mors, mais feint de n’en pas bien apprécier le système.

L’inventeur s’épuise en démonstrations, Méry ne comprend rien. Mais il jette par-ci par-là des paroles si savantes sur la race chevaline, que M. Secundo, désolé de n’être pas apprécié d’un pareil amateur, prend, en désespéré, un de ses mors auquel pendait une bride, et le place avec entraînement entre ses propres mâchoires, ouvrant la bouche, tirant la langue, et rejetant sur son dos la bride en faisant toutes les contorsions possibles pour avancer son explication. C’est là que Méry voulait en venir. Alors il amène doucement le marchand jusque vis-à-vis la porte, ouverte sur le boulevard couvert de promeneurs, et là fait manœuvrer l’inventeur dans sa machine, à l’aide de la bride qu’il manie avec un sérieux irrésistible. L’opération terminée, Méry se trouva convaincu et acheta un mors. M. Secundo ne s’était jamais avisé sans doute qu’il emboucherait sa mécanique. Mais s’il lisait ces lignes, il pourrait se consoler de sa mystification : son acheteur c’était Méry.

Trois places plus loin que celle occupée par l’auteur du Fils de l’Homme, on me montra M. Émile Souvestre. Nous connaissons M. Souvestre par son beau roman de Riche et Pauvre, duquel il a tiré un drame joué depuis quelques jours avec succès au théâtre de la Porte Saint-Martin. Mon compatriote, qui connaît une foule de secrets de coulisses, depuis qu’il a eu un acte de vaudeville joué à l’Ambigu, m’a affirmé que M. Souvestre passait, dans le monde littéraire, pour n’être pas étranger au drame d’Antony, qui a valu tant de gloire à M. Alex. Dumas. M. Souvestre est un homme de 38 à 40 ans, d’un extérieur fort simple.

Hippolyte Lucas, l’auteur des Caractères et Portraits de Femmes que nous connaissons, était venu se placer dans une loge de parterre voisine de de celle où j’avais remarqué Mme Delphine Gay. Une petite dame que semblait accompagner M. Lucas, me fut désignée sous le nom de Marie de L’Épinay, qui rédige le Journal des Modes et écrit de charmantes nouvelles. Quant à M. Lucas, c’est un homme de 28 à 30 ans, à l’œil brun et vif ; un peu voûté, et dont la mise est assez négligée. lime parut avoir des gants de soie, ce qui est assez inusité dans le monde qu’on rencontre à l’Opéra.

La pièce finissait, nous sortîmes. Tout ce qu’il y a de riche, de célèbre, d’élégant à Paris, était alors dans les couloirs et dans les larges escaliers. Quelles ravissantes toilettes, que de jolis visages, que de regards évaporés, mon cher Monsieur ! Nous nous arrêtâmes un moment au pied de l’escalier principal pour voir descendre tout ce beau monde. Les marches couvertes de parures, d’écharpes, de plumes, de fleurs, de rubans ; les marches étincelantes de bijoux, de regards, de sourires, d’épaules qui se cachent, ressemblaient à ces larges gradins de nos serres-chaudes, où sont échelonnées mille plantes précieuses, des couleurs les plus vives et de l’aspect le plus éblouissant. Que de mains pressées, je suis sûr ! que de billets furtivement glissés dans les beaux manchons de velours, que d’œillades et de ris que la foule intercepte et qui n’arrivent pas à leur destination ! puis tout disparut, comme si un tourbillon avait raflé les fleurs de ce parterre !

— M. Janin ! — cria une voix sous le péristyle.

Nous nous approchâmes promptement pour voir. C’était la voiture de M. Jules Janin qui attendait son maître. Sa livrée est marron et or ; M. Janin parut. Vous le connaissez, mon cher Monsieur ! un petit homme rond, assez jovial, sans distinction dans sa tenue ni dans le choix de ses vêtements. Un jour, je le vis passer de ma fenêtre, rue Montagne-aux-Herbes-Potagères, il avait une canne d’un florin et un pantalon de nankin qui laissait voir ses chevilles ; il était sans gants ! Cette fois-ci il ne se montrait pas plus raffiné, je vous assure ; mais ce qui le relevait peut-être, c’était la belle dame qu’il conduisait par la main vers le marchepied abaissé de son landauc. Cette dame, petite, blanche, d’une minauderie assez gracieuse, s’appelle la marquise de La Carte ; c’est la fille de M. Bosio, sculpteur français qui a une belle réputation. Cette jeune dame habite le même hôtel que M. Janin…… Le marquis de La Carte vit toujours ; on m’a assuré qu’il envoie quelquefois les mémoires de ses fournisseurs chez sa femme. Jules Janin était suivi de quatre ou cinq jeunes gens, apprentis écrivains que j’appellerai des jeunes gens de lettres. J’ai remarqué que toutes les célébrités de la littérature française avaient ainsi leur petite cour de séides et de Trissotins. M. Janin congédia les siens à la portière de sa voiture. Le cocher fouetta, les deux valets de pied grimpèrent derrière et un coupé s’avança. C’était celui de M. Loève-Veimarsd, le co-homme de M. Janin au Journal des Débats. M. Veimars semble avoir 32 ans, il est petit, blond, élégant et distingué. Il s’assit dans son coupé à côté d’une femme d’une beauté remarquable, qu’il a épousée tout dernièrement à Moscoue.

Enfin, mon cher Monsieur, nous quittâmes à 11 heures l’Opéra, pour nous rendre chez George Sand.

L’auteur d’André habite rue Laffitte. Vous avez vu dans les journaux le compte-rendu d’un procès que l’illustre femme a soutenu, dans le Berry, contre M. Dudevant son mari, procès en séparation qui s’est terminé tout à l’avantage de celle qu’un critique a appelée : « Reine parmi les hommes, Roi parmi les femmes. » Il y a peu de temps que George Sand est de retour de son voyage, et elle habite encore un hôtel de la chaussée d’Antin ; c’est là qu’elle nous a reçus. Elle était rentrée avant nous ; nous la trouvâmes en pantalon à pieds de cachemire rouge, enveloppée dans une robe-de-chambre en velours brun et coiffée d’un bonnet aussi de velours, de forme grecque et richement brodé. Elle était à demi couchée dans une ganache de maroquin ; ses petits pieds jouaient avec les petites mules chinoises qu’elle perdait et retrouvait sans cesse sur le tapis. Elle était gantée, et faisait adroitement un cigaritto. À notre arrivée elle nous offrit la boîte au délicieux tabac de Smyrne et le papel. Je fis gauchement une cigarette qui fuyait, et je la fumai tant bien que mal, par contenance.

Les invités de ce thé sans façon, étaient (vous comprenez, mon cher Monsieur, que je me les suis fait expliquer !) M. Charles Didier qui tenait le bras de George Sand à l’Opéra ; M. Emmanuel Arago, de la famille de tous les Arago possibles ; M. Alphonse Royer, le spirituel auteur des Mauvais Garçons, que nous avons vu à Bruxelles pendant tout un hiver ; M. Calamatta, jeune graveur, qui vient de faire un beau portrait dont on a orné les œuvres complètes de George Sand, puis enfin, mon ami, l’auteur d’un acte de vaudeville, et… moi.

George Sand avait toute l’attitude d’un bon petit jeune homme qui babille avec ses amis. Chacun l’appelait tout simplement : George ; elle était fort simple ; et si simple même que beaucoup de son esprit passait inaperçu.

Quand on eut apporté l’eau pour le thé. — Charles ! faites le thé ! — dit-elle à M. Didier ; et elle reprit sa conversation, en me demandant d’un ton familier dont je fus très fier pour moi et pour Bruxelles, ma patrie, la boîte de palissandre qui contenait le tabac et que mon compatriote (ce que c’est que d’être seulement auteur d’un petit acte de vaudeville !) tenait sur ses genoux.

La conversation devint plus sérieuse quand M. Alphonse Royer y prit part. George Sand nous parla alors de M. de Lamennais qui était venu…

Plus de place, mon cher Monsieur ; je viens de sonner le garçon de l’hôtel, pour avoir d’autre papier, mais il est minuit, et il n’en a pas sous la main. À une prochaine lettre donc ! J’ai encore bien des choses à vous dire, si cela peut vous distraire.

Vous m’obligeriez infiniment, si vous vouliez bien faire tenir chez moi un des numéros de l’Indépendant, où vous avez eu la bonté d’insérer mes lettres. Ma tante doit m’envoyer des cols d’ici à peu de jours, et elle y joindra votre cadeau. Vous devinez quel usage je veux faire ici de mes indiscrétions. Cela m’a été demandé par un écrivain qui me fournit des anecdotes pour mes lettres. Je compte donc sur vous ; 48, rue Montagne-aux-Herbes-Potagères, vous savez !

Mille dévouements.

IV. Les écrivains du foyer du Gymnase.

Mon cher Monsieur

Je vous ai laissé, je crois, chez George Sand ; maintenant il convient que nous en sortions. Je ne sais pourquoi je ne me sens pas à mon aise à vous parler de ce nouveau collaborateur de M. de Lamennais, et le nom du rédacteur en chef du Monde, qui m’était venu sous la plume en terminant ma troisième lettre, a éveillé à temps ma discrétion alarmée, bien que cette discrétion ait fait preuve d’une élasticité extrême, par tout ce que je vous ai déjà écrit. Si le papier ne m’avait manqué, peut-être alors, emporté que j’étais dans le cours de mes souvenirs, aurais-je eu la faiblesse de répéter la conversation de George Sand, conversation intime, que je devais plutôt entendre qu’écouter, et qui reculerait jusqu’à une culpabilité blâmable les bornes déjà suffisamment élargies de ces indiscrétions. Tout ce qu’il m’est permis de vous dire, c’est que, suivant l’ordre nouveau d’idées où va entrer cet écrivain, il ne me paraît pas devoir jamais composer des livres qui se rattachent à Lélia et à Indiana par les idées. Appréciez ma réserve, mon cher Monsieur ; j’ai pu vous répéter les observations, les secrets qu’offre la fréquentation des autres écrivains, parce que je ne trahissais rien en écrivant pour vous les envoyer, et en quelque sorte sous la dictée d’un tiers, ces révélations auxquelles vous avez créé un écho retentissant. Mais George Sand n’est pas dans la même position vis-à-vis de moi ; elle m’a reçu chez elle, l’aimable et gracieuse femme ! Il m’a admis à ses causeries intimes, le grand prosateur ! J’ai eu l’estomac réconforté par ses biscuits et ses meringues ; j’ai eu le palais caressé par la fumée odorante de son rare tabac de Smyrne ; je connais George Sand en un mot ! Tout ce que j’en ai dit comble la mesure de ce que je puis, délicatement, en dire. À l’égard des autres je n’ai trahi ni foi, ni hospitalité, ni convenances ; je ne les connais pas, et à toute extrémité je me moque d’eux comme des Palatins de Rava et de Sandomir. Mais George Sand, quelle différence ! Je vous le répète, je connais Georges ! Georges m’a donné des commissions pour Bruxelles ; Georges m’a gagné quinze fr. au boston ; Georges m’a dit d’ouvrir une fenêtre pour chasser la fumée de nos cigares…… Quelle différence entre elle et eux, mon cher Monsieur !

En sortant de l’hôtel de la rue Laffitte, je quittai mon compatriote (vous savez, l’auteur d’un acte de vaudeville) et je regagnai mon logis, prenant rendez-vous pour le lendemain au foyer du théâtre du Gymnase, où je devais rencontrer une autre société d’écrivains.

Je ne pourrais vous dire au juste à quoi se dissipe le temps à Paris, mon cher Monsieur, à peine suis-je habillé et frisé (un étranger doit se faire exactement friser à Paris), à peine ai-je déjeuné et écrit mes dépenses de la veille, qu’il est déjà si tard, qu’après une heure, passée je ne sais à quoi, sur les boulevards, il devient temps de songer au dîner. Ainsi en sortant de chez moi, je trouvai un rassemblement auquel je me mêlai, pour voir. C’était un marchand de je ne sais quel savon qui détache les habits. À mon aspect le charlatan s’écria que le dos de mon surtout était dégoûtant, et il m’attira vigoureusement au milieu de son cercle, pour enlever publiquement je ne sais quelle tache qu’il y avait, ou qu’il n’y avait pas, sur mon drap. J’eus beau protester, le traître me garda une demi-heure au milieu de son exposition ; à peine me resta-t-il le temps de faire remettre un bout de cuivre à ma canne, qu’il me fallut courir au restaurant, pour me rendre aussitôt après au Gymnase.

Quand j’y arrivai mon compatriote m’attendait déjà, et me dit quelles gens j’aurais chance de rencontrer à ce théâtre.

— Ce que nous avons vu au foyer de l’Opéra, me dit-il, c’est, à-proprement dire, l’aristocratie de la littérature. Il ne faut peut-être pas complètement les nommer les plus haut-placés comme talents, mais ils sont les plus élégants ou les plus artistes. Ils se sont fait de ce foyer leur salon, où ils se retrouvent ; ils ont leurs entrées à l’Opéra parce qu’ils appartiennent au haut journalisme, ou bien parce qu’ils ont une influence marquée sur la haute société qui fait la fortune de ce théâtre. Je regrette que nous n’ayons pas rencontré là M. Léon Gozlan, parce que je le connais, et que j’aurais été bien aise de vous le faire entendre. (Il arrive souvent à mon compatriote de me dire qu’il me fera entendre de ces Messieurs, comme on dit d’un instrument ; cela se rapporte, dans son idée, à ce qu’il sait de l’esprit et de l’originalité qui leur est propre ; dans d’autres cas il me dit simplement qu’il me les fera voir.)

Je l’interrogeai donc sur M. Léon Gozlan, et voici à peu près ce qu’il m’en dit :

M. Gozlan, que nous connaissons tous par son Notaire de Chantilly et par bien d’autres œuvres, est le type de l’esprit de conversation, comme il est le Benvenuto-Cellini du style. Le Corsaire a depuis longtemps M. Gozlan pour actif rédacteur, et on ne risque pas de se tromper en disant que les plus jolis articles de ce journal découlent de sa plume incisive. Son influence est fort grande : tout le monde le craint, et il ne craint personne. À Paris, les petits journaux (ces petits journaux sont le Corsaire, le Charivari et le Figaro) se tiennent par la main et démolissent les grands, si cela leur fait plaisir. M. Gozlan est un des athlètes les plus vigoureux de cette presse si redoutable et si redoutée. Malheur à qui le touche ! Touchez-le, il vous rendra une égratignure ; égratignez-le, il vous rendra une blessure. Il n’y a pas d’exemple, qu’un journal ait jamais dit du mal du talent de M. Gozlan. Les trois lignes que je viens d’écrire sont peut-être les plus franches et les plus sévères qu’il ait eues à subir, et si j’étais autre chose qu’une espèce de feuilletonistef marron g, qui donnera sa démission avec la signature du dernier de ces articles, j’aurais tout à redouter pour mon œuvre présente, si elle en valait la peine, ou pour celle que je ferai un jour, si je deviens propre à en concevoir une.

M. Gozlan a 32 ou 34 ans, il a été marin dans la Méditerranée et au Sénégal, ainsi que l’annoncent quelques-uns de ses articles ; né à Marseille, comme Méry et Barthélemy, il a quitté cette ville pour Paris, qu’il habite depuis huit ans environ. Il débuta par être commis de libraire, tout en faisant des vers, avec le produit desquels il s’était figuré, en quittant Marseille, pouvoir vivre à Paris. Plus tard il fut du Figaro-Bohain, et c’est là qu’il commença à se rendre redoutable. Il a des amis partout : Karr, Auguste Luchet, Jules Sandeau, sont les plus ardents ; un coup de sifflet d’éveil suffit pour faire tirer la plume du fourreau (et aussi l’épée bien entendu) à ces francs-maçons littéraires. C’est une sorte d’assurance mutuelle où les risques sont garantis, et dont les primes se paient en dévouement. Physiquement M. Gozlan est petit, brun, vif, mais médiocrement distingué : son œil brûle quand il darde, sa toilette est convenable, mais n’atteint pas à l’élégance. Il est marié et a de petits enfants. Peut-être est-ce à cette dernière circonstance qu’on doit ces gracieuses nouvelles, le Croup, Rog, etc., où les larmes viennent aux yeux quand il parle des petites filles « moitié fruit, moitié chair », comme il dit lui-même quelque part.

M. Gozlan fait de jolis vers, bien qu’il ne soit plus commis en librairie, mais il n’en publie que fort peu. On croit dans la littérature qu’il a dessein de se livrer à la littérature dramatique ; quelques initiés affirment même qu’il a déjà conçu quelques actes…… Mais ceci se dit en tremblant…… Car si M. Gozlan le savait…… s’il savait qu’on sait cela ! Un roman qu’on a réimprimé chez nous sous le nom de Michel Raymond, et qui a pour titre les Intimes, est de la collaboration de M. Léon Gozlan, avec M. Raymond Bruckerh (le Michel Raymond d’aujourd’hui.) Le pseudonyme Michel Raymond a été longtemps alimenté par trois plumes, celles de MM. Raymond Brucker et Michel Masson, qui prêtèrent chacun un demi-nom pour le composer, et enfin par M. Léon Gozlan. À propos des Intimes, M. Gozlan, qui n’avoue pas sa collaboration complète, à ce livre, dit qu’il n’a écrit pour cet ouvrage que quelques chapitres ou articles, comme il fait dans les journaux, sans qu’on ait droit de dire que ces journaux sont de lui.

Je regrettai fort de ne pas rencontrer M. Gozlan, mais je l’oubliai bientôt pour M. Paul Lacroix, si connu sous le nom du bibliophile Jacob, et qui passa près de nous pour aller causer avec son frère, M. Jules Lacroix, auteur de quelques romans invraisemblables, et mal écrits, par-dessus tout.

Le bibliophile Jacob n’est pas vieux. Vous ne vous le seriez pas représenté tel qu’il est, mon cher Monsieur. C’est un homme de 35 ans, fort simple, et qui n’a nullement l’air d’être lui. Il porte le ruban de la Légion-d’Honneur. Son frère Jules, qui n’est pas assez célèbre pour que je vous entretienne de lui, est un grand garçon de 30 ans, et de bonne mine. Quant au bibliophile, ce n’est pas non plus un talent supérieur, mais c’est un nom populaire par sa fécondité, et par l’époque favorable où il publia ses premiers ouvrages. D’après ce que j’ai cru pouvoir constater, sa valeur littéraire est fort médiocrement estimée ici. C’est un homme de cabinet de lecture, comme disent les Français. Son principal mérite, c’est d’avoir ouvert le premier les portes du moyen-âge, où la foule s’est précipitée depuis en l’écrasant. Son roman, les Deux Fous, passe pour son meilleur livre ; mais en somme, c’est plutôt un arrangeur, un chroniqueur, un savant, qu’un homme de style et d’imagination. Paul Lacroix pond deux volumes par mois, s’il le veut ; son érudition est immense et hors de toute analogie avec son âge. Il est peu fortuné, malgré ses nombreux travaux, et un incendie de librairie, qui a eu lieu l’année dernière, lui a enlevé une partie de son avoir, résumé en éditions par suite de son association dans un commerce d’éditeur. Il est marié à une femme d’esprit qui est un peu l’auteur, dit-on, d’un des derniers ouvrages du bibliophile, trilogie dont la première époque a pour titre : Une Femme malheureuse. La belle-sœur de Jacob vient d’épouser le sculpteur déjà célèbre : Jehan Du Seigneur i.

Nous assistions à une première représentation, et leur devoir appelle à ces petites et fréquentes solennités tous les feuilletonistes de Paris. Or, comme la majeure partie des romanciers sont devenus journalistes, je devais retrouver là quelques personnages qui m’avaient manqué au foyer de l’Opéra.

À un tapage de tabourets et de portes qui se fit dans une avant-scène du rez-de-chaussée, mon compagnon se retourna et me signala bientôt M. Alexandre Dumas, en compagnie de quelques dames, parmi lesquelles Mlle Ida, ancienne actrice de la Porte-Saint-Martin, aujourd’hui engagée à la Comédie-Française, me fut désignée.

M. Alexandre Dumas me parut avoir 32 ou 34 ans, et cinq pieds sept à huit pouces. Son visage est brun, ses cheveux crépus et longs mériteraient peut-être un peu le nom de laine. Il n’a pas de barbe, mais de beaux yeux bleus, fort doux. L’ensemble de son visage est plus étrange que beau, et rappelle infiniment l’ossification des Nègres. Plus tard je le rencontrai dans les couloirs, et je lui reconnus une taille forte et élégante ; ses allures me semblèrent distinguées : sa mise était d’un bon tailleur. Quant à Mlle Ida, c’est une jeune femme petite et d’un embonpoint trop prononcé. Voici une anecdote que mon compatriote me raconta sur la liaison de M. Dumas avec cette actrice. L’auteur d’Henri III venait de composer Teresa j. Mlle Ida eut le principal rôle de ce drame, et s’y fit remarquer pour la première fois, d’obscure qu’elle avait été jusque-là au théâtre. Après la première représentation de la pièce, le public enthousiaste redemanda l’actrice, qui parut et rentra bientôt dans la coulisse, si émue, que, rencontrant M. Dumas, elle se jeta dans ses bras ou à ses pieds, lui disant, avec ce que le rôle et l’exaltation lui avaient laissé d’entraînement : Ah ! Monsieur ! vous venez de me rendre le plus grand service, moi, pauvre fille, vous me faites une réputation ; je vous devrai mon avenir…… et je ne sais comment vous remercier……

M. Dumas emmena souper l’actrice et devint son ami ; il y a quatre ou cinq ans de cela. Après cette première liaison, Mlle Ida a improvisé quelque chose à peu près analogue avec M. Roger de Beauvoir, mais elle est revenue depuis à son premier protecteur.

Il y a deux ou trois ans la réputation de M. Alexandre Dumas était colossale. On le considérait comme le premier écrivain dramatique que possédât la France moderne, et le théâtre de la Porte Saint-Martin lui doit d’immenses succès. Les articles de M. Granier de Cassagnac, publiés dans le Journal des Débats, journal qui passait alors et passe encore pour être à la dévotion de M. Victor Hugo, portèrent le premier coup de hache dans cette gloire si jeune encore, et pourtant si populaire. On ne put pas se dissimuler en France que les attaques du journaliste étaient fondées ; son renfort de citations et de preuves en rendait l’ensemble irrécusable. De cette époque date la décroissance de cette réputation, qui s’est abaissée aujourd’hui au rang de critique dramatique. M. Dumas juge ses pairs et n’est pas jugé par eux. Ce nom éclatant retentit maintenant dans les théâtres de vaudevilles, après avoir fait frémir d’applaudissements enthousiastes les plus larges scènes de Paris. Il paraît que M. Dumas passe pour vouloir faire désormais comme M. Scribe ; il ne fait plus de drames, mais des vaudevilles, des livrets d’opéras-comiques, des remaniements de pièces. À propos de cette dernière spécialité, on affirme que M. Dumas y est fort habile, et qu’il pratique journellement une foule de travaux de cette sorte qui restent ignorés.

Du reste, voici en résumé, ce que j’ai entendu sur les œuvres dramatiques de M. Dumas. Mon cicérone prétend être certain de ce que je vous répète. Henri III et Christine, premières pièces de cet écrivain, lui sont accordées comme personnelles. À Teresa, on cite un collaborateur dont le nom m’échappe ; à Antony, l’idée première à M. Souvestre ; à la Tour de Nesle, M. Gaillardet ; à Angèle, M. Anicet-Bourgeois ; à Richard Darlington k, M. Dinaux ; à Catherine Howard, M. Anicet-Bourgeois et à Don Juan de Marana, personne que M. Mérimée qui avait écrit une longue nouvelle sur ce personnage. Dans une longue association de travail contractée entre M. Dumas et M. Anicet-Bourgeois, le premier passe pour avoir toujours su distinguer les meilleures pièces : Ainsi Angèle, ainsi Catherine Howard furent représentées sous son nom, chacun ayant son tour pour être nommé seul. M. Anicet-Bourgeois essuya les mauvaises œuvres : Ainsi le Fils de l’Émigré, ainsi la Vénitienne.

Aujourd’hui M. Dumas travaille à la Presse ; il vient d’y publier un roman : Pascal Bruno, qu’on signale comme bien au-dessous de ses autres compositions du même genre.

L’auteur d’Antony est fils du général républicain Alexandre Dumas empoisonné en Italie, dit-on, par le père du roi de Naples actuel1. Il appartient par ses opinions au parti républicain, quoiqu’en général les écrivains ne se mêlent que fort peu à la politique. Ils font de la littérature partout, aussi bien dans le journal légitimiste que dans une feuille du pouvoir. La mère de M. Dumas vit encore.

M. Dumas habite rue Bleu (et non pas bleue ; Bleu est un nom d’homme) ; son appartement est cité par son confortable et son élégance artistique. Mon compatriote y a fait quelques pas, il y a deux ans, et m’a parlé d’une chambre à coucher tendue en soie chamois, avec les bordures en broderie. Il se souvenait aussi du plafond qui est une seule glace, des rideaux qui sont de velours bleu, et du mobilier en bois de citronnier, ainsi que des tapis de pelleteries. Malgré les sommes énormes que ses travaux lui rapportent, M. Dumas n’a point de voiture, et se sert de celles de place. Ses domestiques sont sans livrée.

Vous vous souvenez sans doute, mon cher Monsieur, des plaisanteries sans nombre que firent les journaux français à propos de ce voyage sur la Méditerranée, qui était considéré comme une tentative de découvertes. Je me suis informé des suites qu’avaient eues ce voyage, mais je n’ai appris que peu de chose. J’aurais bien désiré que M. Dumas publiât, à propos de cette longue excursion, quelques nouvelles impressions de voyage, mais rien ne transpire de ses projets. Il a jeté à droite et à gauche quelques articles sur l’Italie ; mais rien dans tout cela n’a de suite, et cela n’est guère que du feuilletonage l et non des livres, comme on en désirerait. À propos de cette campagne autour de la Méditerranée, j’ai su que c’était, suivant le premier projet, une véritable expédition. M. Dumas devait emmener avec lui une colonie d’artistes et de gens de science : trois ou quatre peintres, un botaniste, un chirurgien, un architecte, un géologue, un intendant et des secrétaires. Le gouvernement prêtait un brick, et M. Dumas l’armait avec les fonds d’une société d’actionnaires. C’était un gigantesque projet que celui qui devait faire visiter, par une réunion d’hommes d’imagination et de science, tout l’Orient et le berceau du monde. Partir de Toulon, faire le tour de l’Italie, de la Turquie, de l’Égypte, de la Barbarie, de l’Algérie, et rentrer en visitant l’Espagne. On n’a pu me dire ce qui avait fait avorter ce large projet, en réduisant le voyage de M. Dumas à une excursion particulière en Italie et en Sicile.

M. Alexandre Dumas est l’homme de France qui connaît le plus de monde ; il a des amis partout. Beaucoup font son éloge, beaucoup le dénigrent. Ceux qui l’ont beaucoup fréquenté affirment qu’il ne gagne rien à être connu, tandis que son abord et tous les préliminaires de la liaison qu’on peut très facilement contracter avec lui, sont agréables et séduisants. C’est, assure-t-on, un homme dont la tête domine le cœur. Quoiqu’il en puisse être, son extérieur m’a plu infiniment, et je me suis senti porté à croire tout le bien qu’on me disait de lui, en doutant du mal, quoique la somme de ce dernier l’emportât sur les éloges.

Un Monsieur, qu’on me nomma Arnould Frémy, vint s’asseoir dans une stalle voisine des nôtres. Ce Monsieur, que je ne vous offre pas comme une célébrité, me fournit le plaisir d’entendre une assez plaisante anecdote, dans laquelle un nom famé se trouva adjoint. Ce Monsieur voulait à tout prix faire partie d’une société qui se disposait à jouer la comédie à l’hôtel du comte de Castellane. Mais des scrupules, dont j’ignore la nature s’opposaient à son admission. Le théâtre de Castellane est desservi par deux troupes ; celle qui éliminait M. Frémy est dirigée par Mme Sophie Gay, mère de Delphine Gay (Mme E. de Girardin) ; l’autre troupe a Mme la duchesse d’Abrantès pour directrice. Évincé de l’une, le Monsieur se recommanda à la seconde, et y fut admis. M. Frémy, sans être fort gras, a le visage d’une extrême largeur et ses joues laissent son nez sans profil. Quand Mme Delphine de Girardin apprit qu’il allait débuter par : les Jeux de l’Amour et du Hasard, elle s’écria : — Ce seront donc les joues de l’amour et du hasard ! — Le mot fut relevé et rapporté. Dans une sorte de livre appelé une Fée de Salon, M. Frémy crut se venger de Mme Gay en les représentant sous les traits de deux muses de salon, obsédantes et parasites. L’allégorie a eu peu de succès.

Dans un entracte je vis Mme Dorval qui arrivait de Toulouse. M. Alfred de Vigny l’accompagnait. Mme Dorval est mariée à M. Merle, un des rédacteurs de la Quotidienne. M. de Vigny est un homme fort distingué, blond, élégant et simple à la fois ; il semble avoir trente-cinq ans. Quant à Mme Dorval, vous la connaissez, mon cher Monsieur !

M. Alphonse Brot, l’auteur de beaucoup de bons romans, parmi lesquels deux : Jeanne Grey m et Carl Sand ont été réimprimés chez nous parut un instant dans la loge de M. de Vigny. C’est un jeune homme de 27 à 28 ans, grand, blond et fort sans façons. Mon compatriote qui le connaît beaucoup, me dit infiniment de bien de son esprit, de son talent et de son caractère. M. Alphonse Brot a ici un second titre littéraire que nous ne connaissons pas ; il s’occupe avec succès de pièces de théâtre. J’avais lu Carl Sand, qui m’avait paru un livre remarquable, et je fus heureux d’en voir l’auteur. Il me semble avoir entendu dire à Bruxelles que M. Alphonse Brot y était venu, mais je ne l’affirmerai pas.

Je clorai cette quatrième lettre, mon cher Monsieur, en vous parlant d’une femme dont j’admire le talent comme poète, et que j’aime comme prosateur : c’est Mme Desbordes-Valmore. Mon compatriote qui la connaît, se fit ouvrir sa loge, où je n’osai le suivre, mais ma lorgnette y fut longtemps braquée. Comme elle ressemble au portrait qu’on doit s’en faire ! quelle douceur et quelle résignation dans son visage ! elle portait un turban de cachemire et une douillette grenat fourrée d’hermine. Je supposai qu’elle avait 38 ans, et mon cicérone me confirma dans cette opinion. Mme Desbordes-Valmore habite maintenant la ville de Lyon ; son mari qui est artiste dramatique, y tient l’emploi des premiers rôles. C’est, dit-on, un homme de beaucoup de talent. Mme Valmore, qu’un voyage à Paris m’a rendu assez heureux pour y rencontrer, appartenait anciennement au théâtre ; mais, ce qui est surprenant, à mon avis, c’est qu’elle y était fort médiocre. Quoi ! tant d’âme et de chaleur, tant de finesse et de charme, et n’être pas une actrice irrésistible ! Et pourtant son nom de poète fit bien vite oublier son nom dramatique. L’opinion ici place Mme Desbordes-Valmore à la tête des femmes poètes de l’époque ; on m’a surtout beaucoup parlé de son dernier volume de vers : Les Pleurs, que j’ai le regret de ne pas connaître.

En relisant ma lettre, mon cher Monsieur, je la trouve peut-être un peu sérieuse ; cela tient au genre des révélations qui m’ont été faites sur les hommes dont je vous parle. Pour la prochaine fois, j’essaierai de vous traduire ce que je vois chaque jour sur les autres hommes littéraires de la France. Avec de nouveaux noms, peut-être serai-je plus à mon aise. Les faits, les notes, les observations à faire, ne manquent pas. Je tâcherai de vous amuser… Adieu, le jour tombe, je n’y vois plus clair.

Tout et toujours à vous.

P. S. J’ai reçu les nos de l’Indépendant avec les cols que j’avais demandés à ma tante.

V. Les écrivains français.

Mon cher Monsieur

Je viens d’entendre lire mes quatre premières épîtres d’une façon assez singulière. Un petit Monsieur, qui est l’ami de mon compatriote, l’auteur d’un acte de vaudeville, chez lequel je déjeunais, est venu nous apporter les numéros de l’Indépendant, avec prière de lui dire si nous pouvions reconnaître, au style, le Bruxellois qui est l’auteur de ces lettres. Ce survenant qu’on nomme Paul Foucher, et dont mon compatriote a été le collaborateur pour quelques scènes de vaudeville, nous était dépêché par quelques écrivains, sur le compte desquels j’ai eu à dire des choses plus ou moins flatteuses, et dont leur susceptibilité s’est éveillée. Nous avons subi les quatre lettres, que nous a lues l’auteur des Saynètes n, mais nous avons affirmé ne pouvoir en deviner l’auteur. M. Paul Foucher est parti, en nous disant qu’il allait vous écrire.

Quand M. Paul Foucher fut sorti, mon compatriote m’apprit que ce jeune écrivain est beau-frère, par sa sœur, de M. Victor Hugo. Il est si myope, que si son domestique ne le prévenait pas quand il a les mains sales, il ne reconnaîtrait pas le besoin de les laver. À cela près, c’est un homme de talent et d’imagination. Si son nom est peu connu chez nous, cela tient à la spécialité des travaux de M. Foucher, qui s’occupe presqu’exclusivement de théâtre. M. Foucher est aussi un original dans le genre de M. Alphonse Karr ; seulement son originalité est native et sans calcul. Sa mise bouleverse ordinairement toutes les saisons. Le nankin l’hiver, le velours l’été, et un plaid écossais par-dessus tout ; rien de plus arbitraire que sa toilette.

Il porte constamment à la main une énorme lorgnette-jumelle, dont il se sert à tout propos, comme le ferait un autre des simples verres d’un binocle. De cette façon, M. Paul Foucher a toujours l’air d’être au spectacle. (À ce propos, mon cher Monsieur, sachez-moi gré de toutes allusions que je ne vous fais pas à propos du monde, qui n’est qu’une vaste comédie, etc., etc.)

La lecture qui venait de nous être faite ramena la conversation sur quelques-uns des hommes dont je vous ai parlé, et remit en mémoire à mon compatriote, quelques particularités omises. Dans ma dernière lettre, mon cher Monsieur, je passerai en revue les précédentes, pour faire une sorte d’appendice ou de conclusion à chacune d’elles, en consultant ce que j’aurai appris sur chacun des écrivains dont je vous ai entretenus.

Je vais donc vous continuer ici ces révélations, en commençant par M. Casimir Delavigne.

M. Casimir Delavigne passe ici pour un de ces honorables caractères qui font reporter sur l’homme, toute l’estime que certaines opinions littéraires refusent à son talent. Ceux des Français qui contestent la valeur poétique de cet écrivain, ont tort à mon avis ; qu’il soit dépassé aujourd’hui, c’est possible ; mais il est ingrat d’oublier que M. Delavigne fut le seul poète que possédât la France dans l’époque transitoire où M. Baour-Lormian, le traducteur d’Ossian, par exemple, n’était plus, et où M. Hugo et M. de Lamartine n’étaient pas encore. Les réimpressions de Casimir Delavigne ont du succès chez nous, et son théâtre qui est sage et sévère, nous plaît à lire. On m’a dit ici que la fameuse chanson intitulée : la Parisienne, qui fit tant d’effet en 1830 que la révolution de Juillet la mit en pendant à la Marseillaise, n’a pas été composée, comme on pourrait le croire, dans la chaleur de cette inspiration civique ; le manuscrit resté dans les papiers de l’auteur n’était autre qu’une cantate en l’honneur des enrôlés pour l’Italie ; le refrain et deux ou trois couplets furent retouchés, et le chant populaire, lancé dans la rue au milieu de l’émeute, alluma pourtant bien des enthousiasmes !…

M. Delavigne est un homme de 44 à 45 ans, d’un extérieur vulgaire, et dont la vie fait peu de bruit ; il demeure en famille, et les personnes qu’il reçoit vantent l’aménité de ses manières et la respectable tenue de sa maison. Il ne paraît que fort rarement en public ; et le seul salon où on le vit assez assidûment, était celui du peintre Gérard, qui vient de mourir, et qui recevait tous les mercredis quelques écrivains ou quelques artistes supérieurs. Il y a 7 ou 8 mois, M. Casimir Delavigne a failli être nommé pair de France, avec plusieurs autres sommités de la science et de la poésie. Quelques visites de convenance auxquelles il n’a pas cru devoir se soumettre ont rendu sans résultat l’intention royale. On dit du reste que le roi Louis-Philippe affectionne beaucoup M. Delavigne. L’auteur des Messéniennes avait reçu de Louis XVIII la croix de la Légion-d’Honneur.

le vais vous dire une chose que la lecture des ouvrages de M. Paul de Kock ne vous aurait pas fait supposer, mon cher Monsieur, c’est que cet écrivain est un homme d’un aspect sombre et de mœurs tristes. M. Paul de Kock, un humoriste ! un familier du spleen ! cela semble un paradoxe ! cela est pourtant. Je l’ai rencontré sur le boulevard Beaumarchais ; il avait l’air de sortir du Cadran Bleu où il a placé tant de noces et de parties carrées. Rencontrer Paul de Kock dans ces parages, c’était comme une préméditation. Il portait une longue redingote bleue, des bottes larges, une grosse canne et un foulard à demi échappé de sa poche. Il avait véritablement l’air de plus d’un de ses personnages : et je croyais toujours qu’il allait se mettre à faire mouliner sa canne, comme Jean ou mon voisin Raymond. Il semble avoir 50 ans, et il a fort bonne mine, malgré cette tristesse inconcevable dont on m’a parlé. Vous savez, mon cher Monsieur, que Paul de Kock est notre compatriote ; à ce titre, il avait droit à exciter ma curiosité.

Je n’ose, en vérité, vous parler de Mme la duchesse d’Abrantès, l’auteur de tant de mémoires. C’est une chose si délicate qu’un grand nom passé aux mains d’une femme auteur, dont la vie est agitée par les continuelles vicissitudes de la fortune. Mme d’Abrantès a un salon ; mais j’ignore si sa société est fort nombreuse. On m’a dit que le jour où elle recevait le plus de monde, c’était celui où ses créanciers venaient chez elle. Passons ! Mme d’Abrantès, comme quelques autres femmes qui ont traversé de grandes époques politiques, a son nom mêlé à tant d’anecdotes, à tant de faits, qu’il faudrait plus d’un volume pour raconter tout ce qu’elle n’a pas jugé à propos de consigner dans ses mémoires. Je vous dirai donc, pour terminer, que la veuve de Junot n’est point riche et qu’elle tire de la littérature les principales ressources de sa maison. Cependant, femme du monde et de plaisir, Mme d’Abrantès, et je crois vous l’avoir déjà dit, dirige maintenant en rivalité avec Mme Sophie Gay, une petite troupe de comédiens de société pour l’hôtel Castellane.

M. Hippolyte Bonnellier, dont plusieurs romans sont réimprimés chez nous, est un ancien officier de l’armée d’occupation d’Afrique. Il a produit beaucoup de livres que nous ne connaissons pas, et qui, du reste, ne sont pas très haut placés dans l’opinion. C’est un écrivain consciencieux, correct ; de ceux qu’on ne critique pas, mais qu’on ne loue pas. Il semble un homme de 38 ou 40 ans ; de haute taille ; ayant tous les dehors d’un ancien militaire. C’est à ce dernier titre sans doute, qu’il porte le ruban rouge à sa boutonnière. On rencontre rarement M. Bonnellier, et on me l’a montré par hasard chez un éditeur. Je vous ai parlé de M. Alfred de Musset, comme d’un original assez conséquent dans sa conduite ; je dois maintenant vous dire quelques mots de son frère, M. Paul dont l’Anne Boleyn vient d’être réimprimée chez nous. M. Paul de Musset est l’aîné de son frère le poète.

L’un a environ 28 ans, l’autre 34. Il est d’une très grande taille, maigre et voûté. C’est un habitué des boulevards et des passages élégants. Il a des prétentions au dandysme, quoique sa fortune, son air et ses façons le trahissent souvent. On me parlait un jour, à Bruxelles, d’un ci-devant jeune homme d’Anvers, qui, amoureux de la première chanteuse du théâtre, passait plusieurs fois par jour sous ses fenêtres, en prenant soin de mettre en arrivant, et de retirer, lorsqu’il était hors de vue, les gants beurre-frais qui pouvaient servir des mois entiers à ce bizarre manège. Le dandy anversois n’avait pas inventé ce procédé pour toucher une belle ou pour lui jeter de l’éclat aux yeux ; on m’a affirmé que M. Paul de Musset était le père de ce moyen de séduction économique.

L’auteur de Lauzun passe pour bon musicien ; il joue de l’alto dans les quatuors ; c’est lui qui, le premier, a découvert l’araignée dilettante. C’est aussi un des collaborateurs habituels du feuilleton du journal le Siècle.

Ce que j’ai à vous dire de M. Lamothe-Langon, mon cher Monsieur, a été raconté, devant moi, par un éditeur que mon ami, l’auteur d’un acte de vaudeville, faisait causer, afin de me fournir des notes. Ces détails sont de la plus complète exactitude.

Une chose incroyable, et qu’on ignore bien sûr, c’est que M. Lamothe-Langon est l’auteur de plus de cent volumes, publiés, soit sous son nom, soit sous des pseudonymes, soit enfin sans signature. Ainsi, après avoir été souvent le collaborateur de M. Touchard-Lafosse, il a été tour-à-tour le duc de ***, le prince R*** pour les Soirées de Charles X et de je ne sais quoi encore ; aujourd’hui il s’appelle, je crois : un auditeur au Conseil-d’état. Sous cette nouvelle rubrique il va publier des volumes à l’infini sur la matière inépuisable qu’il exploite. M. Lamothe-Langon est baron ; mais vous voyez que ce qu’il publie sous son nom véritable suffit à la satisfaction de son amour-propre, puisqu’il consent à faire de la réputation à des pseudonymes.

Ainsi on sait parfaitement parmi les gens de lettres et les éditeurs ou libraires, les diverses transformations de cet écrivain ; mais il a encore une autre branche de travaux qu’on ignore, ou qu’on connaît mal. Pour vous l’expliquer, je dois vous offrir préalablement quelques détails. M. Lamothe-Langon possède une prodigieuse mémoire ; il n’y a rien au monde : arts, sciences, langues, histoire, dont il ne sache beaucoup ou au moins quelque chose. Il est déjà vieux et a beaucoup vécu ; il a traversé toutes les phases de la République et de l’Empire ; il a de l’esprit et crée l’anecdote avec un naturel infini. Ses prétentions ne sont pas fort élevées au sujet de ses ouvrages ; il vend ses volumes chacun 500 francs ; c’est pour rien. Ainsi, un éditeur va chez lui et lui demande deux volumes. Avez-vous quelque chose en train ? demande le libraire. — J’ai toujours plusieurs ouvrages sur le métier ! dit l’homme de lettres. Que voulez-vous ? désirez-vous des mémoires sur les hommes de la Convention Nationale, ou plutôt voulez-vous que je vous invente la Maîtresse d’un conventionnel, dont les mémoires diront tout ce que nous voudrons dire ? — Les mémoires sur 93 sont bien usés ! répond l’éditeur. — Très bien ! alors je vous ferai le salon d’une actrice célèbre sous la restauration ; nous y verrons venir tout le monde, depuis le prince de Bénévent jusqu’à Paul Couriero… — La restauration a été furieusement exploitée, répond l’éditeur. — En ce cas je puis vous faire une correspondance inédite trouvée dans les papiers de M. de Talleyrand, qui ne peut pas tarder à mourir ; vous imprimerez cela à l’avance, et vous le lancerez trois jours après l’enterrement… ça aura un succès furieux ! — Oui, cette idée me sourit assez ! dit l’éditeur, mais ne pourriez-vous rien me faire sur le Pape et les cardinaux de Rome ; une espèce de contrepartie au dernier ouvrage de M. de Lamennais… on signerait ça. — On signerait ça l’abbé H***, répond M. Lamothe-Langon, vous avez raison ! — On pourrait aussi, si vous le préfériez, faire deux volumes sur la police secrète du roi Nicolas, dans ses rapports avec la pèche aux perles à la côte de la Californie. ou deux volumes sur les votes secrets des deux chambres, depuis 1815 ; ou sur le magnétisme animal, le mesmérisme jugé par un réfugié italien, ou enfin une suite de révélations sur les derniers moments de Sésostris, de Rhamsès, de Juvénal, de Talma et de Lafayette, par un ancien professeur de trombone… — Qu’en pensez-vous ?

L’éditeur choisit ; 500 francs le volume, n’importe quelle matière ; c’est un prix fait. Dans 15 jours les deux volumes seront prêts contre mille francs. Le livre une fois imprimé, l’éditeur le publie comme et quand il veut, avec le nom de M. Lamothe-Langon ; sans nom ; avec des initiales seulement, ou des étoiles. Mieux encore : il le publie sous le nom de qui bon lui semble, sous le nom de son chapelier ou de son maître de clarinette, si ce nom est sonore et fait bien sur la première page d’un livre. Ainsi, rien n’empêche un propre à rien, qui veut se donner des gants d’auteur, d’aller trouver M. Lamothe-Langon, de lui imposer son sujet (un roman s’il le veut ! en indiquant quels personnages on y désire, et si ces personnages doivent être blonds ou châtains). Puis, moyennant 500 fr. le volume, de publier ce livre avec son propre nom pour se faire gloire. Ainsi, mon cher Monsieur, si j’avais mille francs de trop, il ne serait pas impossible que je fisse pareille affaire, rien que pour me voir réimprimé par nos contrefacteurs. J’ai d’ailleurs un sujet superbe ; voyez comme cela ferait bien :

Le hareng-saur malgré lui,
roman intime ;
par Van Engelgom (de Bruxelles).

Je n’ai pas besoin de vous faire apprécier la profondeur et la largeur d’un sujet pareil et le sel n’y manquerait pas.

C’est donc dans cette extrême insouciance que professe M. Lamothe-Langon pour la gloire littéraire, qu’on soupçonne un commerce secret dont l’intention que je viens d’émettre serait une des expressions. Nul doute que ce fécond écrivain, qui sait tout, qui a tout entendu, qui a tout vu, n’ait déjà prêté maint manuscrit à l’ambition de plumes incapables. Pour 500 francs, ou pour mille francs, on peut acquérir le droit d’être consigné dans les lettres que je vous écris ; on a le droit d’être lu dans les cabinets de lecture ; et aussi celui de n’être pas lu. Moyennant 500 francs comptant et une visite à M. Lamothe-Langon, on peut enfin voir son œuvre lancée ou critiquée dans un journal, et mettre : « Homme de lettres » sur la carte de visite et sur la plaque de sa malle de voyage. C’est joli. Je ne le sais pas, mais je soupçonne fort que M. Lamothe-Langon a chez lui des aides, des apprentis hommes de lettres, qui rabotent ce qu’il polit. Que je désirerais bien voir les livres de recette de ce fécond et complaisant écrivain ! Peut-être y a-t-il là des noms que nous estimons pour eux-mêmes ? M. Lamothe est pourtant, je vous l’ai dit, un homme d’esprit et d’imagination, au milieu de tout cet abus de son imagination et de son esprit.

J’ai vivement demandé à mon compatriote s’il y avait à Paris des bureaux où l’on pût acheter des pièces de théâtre toutes faites, ou même toutes reçues. Il m’a affirmé que non, pour l’honneur de son acte de vaudeville.

De M. Lamothe-Langon à M. H. de Latouchep, la distance est grande. M. de Latouche a écrit Fragoletta, la Vallée aux Loups, Grange-Neuve et France et Marie. Je ne sais pas au juste lesquels de ces ouvrages ont été réimprimés chez nous ; mais ce que je sais, c’est que leur auteur jouit, en France, d’une haute réputation. M. de Latouche appartenait anciennement à la rédaction de ce Figaro-Bohain qui possédait parmi ses collaborateurs les écrivains les plus spirituels de France : M. de Latouche est de ceux-là. C’est un homme de 40 ans ; satiriqueq jusqu’à la cruauté, dit-on ; qui s’est retiré du journalisme depuis 1830, et qui vit à la Vallée aux Loups, où il s’est renfermé. Quand M. de Latouche vient en ville, et qu’il paraît au foyer de l’Opéra, il y fait sensation ; et on l’entoure et on s’anime comme autrefois les jeunes lutteurs du cirque à la venue d’un vieil athlète aveugle dans la ville des Sept-Collines.

Le salon de Mme Sophie Gay est du très petit nombre de ceux qui ont conservé une physionomie littéraire dans Paris. Il a ses familiers de chaque jour et ses invités du jour fixe de la semaine. On y trouve, mais en très petit nombre, des hommes politiques et des financiers. Mais la littérature y est largement représentée. M. de Lamartine s’y rencontre fort souvent. Ensuite c’est M. de Balzac, Alphonse Karr, Jules Lecomte, Henri Berthoud, Eugène Sue, le marquis de Custine, Roger de Beauvoir, et d’autres encore. On ne joue pas ; on cause. Labarre, le célèbre harpiste, Thalberg le pianiste sans pareil, Lisztr et Berlioz sont les prétextes des réunions fixes ; on chante, on improvise, on rit, on s’amuse enfin, parce qu’on se connaît : et que peu de nouvelles figures pénètrent là. C’est dans le salon de Mme Sophie Gay que s’accomplit un soir une merveille, dont le plus exact récit ne pourrait jamais donner que la plus faible idée. M. le prince de la Moskowa, un des plus forts pianistes amateurs de France, et Méry, l’un des hommes les plus spirituels du monde, étaient là. C’était une petite réunion d’intimes, qui tirait à sa fin. On demandait déjà les voitures…… Minuit sonna. La princesse Belgiojosos, qui était présente, s’empara d’un instant de silence général, pour rappeler à Méry que, pendant leur rencontre à Florence, deux ans auparavant, ils passaient souvent des soirées, qui, prolongées fort tard, se terminaient toujours par un conte de revenant, commencé à cette même heure de minuit par le poète, et qui, toutes les lumières éteintes, aux douces lueurs de la nuit d’Italie, répandait dans l’auditoire des terreurs dont le souvenir la charmait et l’émouvait encore, elle, la belle et jeune femme. — Eh bien ! racontez-nous une histoire de bandits ou de fantômes, Méry ! — dit le jeune Ney ; — faites-nous quelque récit terrible ; moi je vais vous accompagner au piano !

L’idée parut si étrange qu’on s’enthousiasma pour elle. Mme Gay sonna les laquais qui emportèrent les bougies ; on ne laissa sur un meuble écarté qu’une lampe dont la mèche fut baissée au dernier souffle ; tous les assistants se rapprochèrent les uns des autres… M. de la Moskowa s’assit au piano ; Méry se leva……

Révéler ce qui se passa est impossible. Méry s’arma de sa voix la plus grave et la plus lugubre. Il débuta lentement par des paroles effrayantes. Son récit posé : tout à coup ! — s’écria-t-il — (et à ces mots le piano fit résonner ses plus retentissants accords, comme pour annoncer la venue d’un personnage surnaturel) — tout à coup, on frappa rudement à la porte ! — Et en disant ces mots, le narrateur cognait vivement le lambris avec sa canne. Le piano hurlait. Les coups retentirent dans l’âme des assistants comme ceux qui effrayent tant, lorsqu’on lit l’histoire de Venise. Pendant une heure, Méry ne parla que de cadavres, de mares de sang, de trappes, de cachots, de chaînes, de dagues et de terreurs. Le piano accompagnait chaque phrase en conformant son harmonie au sens toujours lugubre, toujours effrayant du récit. Les dames finirent par demander grâce… Quand on rapporta les lumières, deux d’entre elles étaient évanouies sur les divans !

Mme Sophie Gay est d’un âge respectable. Son mari, qu’elle a perdu, était un fournisseur général qui a possédé une grande fortune. Les ouvrages de Mme Sophie Gay sont fort lus ; elle a composé une vingtaine de volumes et quelques pièces de théâtre, entre autres le libretto du Maître de Chapelle, et plus récemment celui du Chevalier de Canolle, dont la musique n’a eu que peu de succès. C’est une femme fort spirituelle et fort aimée des gens qui la connaissent et l’apprécient ; on considère comme une faveur fort enviée, et on doit dire fort utile, l’entrée de son salon, qui est toujours resté extrêmement distingué. Les deux filles de Mme Sophie Gay, qui sont la comtesse O’Donnell et Delphine Gay, en font souvent les honneurs. Son gendre, M. Émile de Girardin, y paraît fort peu. Mme Gay a un fils qui est-officier de cavalerie.

J’arrive à M. Romieu, dont je vous dirai quelques mots, parce que je me souviens d’avoir vu chez nos libraires son roman le Mousse, autrefois publié sous le nom de Mme Augusta Kernoc. M. Romieu est, comme vous savez, mon cher Monsieur, préfet du département de la Dordogne. Mais avant d’être un fonctionnaire public, ce fut un viveur, un homme qui s’amusait et amusait les autres. J’arrive à une anecdote, quelque peu apocryphe peut-être, mais qui est fort populaire, et si répandue qu’elle est devenue plus vraie qu’une vérité ; la voici :

M. Romieu, traversant Paris en pleine nuit, après un souper copieux, soutenait d’un bras un de ses amis2, qui lui rendait le même service. Arrivés, après maint faux-pas et mainte culbute, dans le voisinage du domicile de son ami, M. Romieu ne voulut plus faire un pas, ni reculer, ni avancer, ni grimper chez l’ami, qui avait, lui, la prétention de pouvoir monter ses étages. Voilà M. Romieu bien obstiné dans sa résolution d’immobilité, qui s’étend de tout son long dans la rue, auprès d’une borne, jurant qu’il reste là jusqu’à la fin de ses jours. Ce fut alors que, ne pouvant rien contre cette détermination de son compagnon d’orgie, l’ami qui avait encore plus de tête que de jambes, frappa à coups redoublés contre une porte au-dessus de laquelle il avait lu, tant bien que mal : Commerce d’épiceries. On ouvrit…… il paya vingt francs un lampion, qu’il alluma et qu’il posa sur le ventre de M. Romieu endormi, cela afin de le préserver des coups de pieds des passants et des chevaux et voitures. Quand le soleil se leva, le lampion brûlait encore, renversant son suif fondu sur l’ivrogne agité dans son sommeil. Voilà la tradition. Est-elle authentique ? Il n’en est pas question dans Télémaque !

Chez nous on aime beaucoup M. Mérimée. J’aurais beaucoup désiré le rencontrer, mais ses fonctions d’inspecteur des monuments historiques, en France, le tiennent présentement hors de Paris. On m’a dit que c’était un jeune homme de 32 à 34 ans, éminemment distingué et fort élégant. Je n’ai également que peu de chose à vous dire sur M. Ernest Desprez, l’auteur d’un Enfant et des Femmes vengées. Ce nom de Desprez est un pseudonyme qui cache le nom d’Éléonore de Vaulabelle, sous lequel cet écrivain fait du journalisme pour les enfants. Ce n’est plus un jeune homme ; je l’ai rencontré dans un foyer du théâtre, il m’a paru fort maniéré, fort suffisant, tout ce que peut être enfin un homme de cinq pieds sept pouces qui s’appelle véritablement : Éléonore.

Dans ma sixième lettre, je vous parlerai de M. Jal, le littérateur maritime, qui, m’a-t-on assuré, est né à l’âge de trois ans, ex-officier de marine. M. Jal est un des hommes qui prête le plus aux plaisanteries du petit journalisme. M. Jal sera donc mon prochain et premier texte.

C’était M. Jal qui, en tête d’un article, mettait un jour ceci pour épigraphe : « La manière dont j’ai conçu le caractère de mon héros, exige qu’on ne le comprenne pas. » Il y a des sujets qui vous emportent, une fois qu’on les a entamés ; d’après tout ce que j’ai recueilli sur M. Jal, il serait de ceux-là…… Je m’arrête donc en coupant court à ce papotage.

Papotage est un mot fort expressif qu’a emporté le dix-huitième siècle, et que je veux maintenir pour qualifier ce que je vous écris. N’est-il pas charmant, ce mot, mon cher Monsieur ? C’est parler pour parler ; écrire pour écrire. Papoter ; je papote avec vous !

Mille bonjours.

VI. Les écrivains français.

Mon cher Monsieur

Je terminais, je crois, ma dernière lettre, en vous citant M. Jal, , dit-on, à l’âge de trois ans, ex-officier de marine. C’est par ce Monsieur que je vais reprendre le cours de ma correspondance hebdomadaire.

M. Jal, A. Jal, Auguste Jal, n’est peut-être pas né officier de marine, surtout à l’âge de 3 ans, comme le prétendent les petits journaux dont M. Jal défraie parfois, sans le vouloir, la verve railleuse, en concurrence avec M. Viennet. Mais à coup sûr, il est né avec la bosse de la marine, si cette charmante bosse fait partie de celles que la phrénologie a découvertes de l’occiput au sinciput humain. M. Jal a le fanatisme de l’art nautique, comme Sangrado avait celui de l’eau chaude et de la saignée. Quant à avoir été ex-officier de marine, n’importe à quel âge, cela n’est jamais arrivé à M. Jal. Il a, dit-on, été quelque chose comme aspirant, sous l’Empire, où il y avait tant d’aspirants, et voilà tout.

M. Jal, A. Jal, Auguste Jal, est aujourd’hui chef adjoint au bureau des archives du ministère de la marine à Paris. Il signe : Historiographe de la marine ; c’est un titre qu’il s’est composé. J’ai vu M. Jal, et je puis en parler ; nous nous sommes trouvés un matin dans le même omnibus. M. Jal est un grand bel homme qui porte moustache de raffiné en crocs, des lunettes d’or, un petit carton vert plein d’articles maritimes, et des socques articulés, ou non articulés, je ne suis pas bien sûr. Il a gagné la croix de la Légion-d’Honneur à être né avec la bosse de la marine.

M. Jal était autrefois un des rédacteurs du Constitutionnel, il écrivait dans cette feuille de lourds articles sous l’inspiration de son ministre. Quand M. Etienne (l’auteur de Joconde, qui a longtemps parcouru le monde, etc.), quand M. Jal (l’auteur de quoi, mon cher Monsieur ?) quand toutes ces grandes gloires de la restauration florissaient, M. Jal florissait aussi quelque peu, humblement assis à la base du journal alors pyramidal, dans son feuilleton d’art et de critique. Suivant les lois architecturales il faut que la base soit pesante ; les feuilletons de M. Jal étaient fort en état de former la première assise du Constitutionnel. Le Constitutionnel et M. Jal ont duré jusqu’en 1830, époque où tant de choses ont été momentanément culbutées en France ! Parmi celles de ces choses qui se sont relevées depuis, il ne faut compter ni M. Jal, ni le Constitutionnel.

Je vous ai parlé d’art et de critique, mon cher Monsieur, et je dois vous expliquer comment ces mots se lient à la nautique vocation de l’écrivain dont je vous parle. M. Jal a encore une petite bosse, une contre-bosse, qui le porte vers l’appréciation de la peinture. Il rendait compte de cette exposition de tableaux que les peintres français forment, tous les ans, dans les galeries du Louvre. À cette époque, M. Jal oubliait sa chère marine, et ses oracles se changeaient de Vasco de Gaina et de Colomb, en Murillo et en del Sarto. Le mât d’artimon, la brigantine et la poulaine étaient remplacés par le brio, le chic t et le poncif u. Ce fut de cette époque que data le mot, créé pour M. Jal : Marin avec les artistes ; artiste avec les marins. Sans avoir jamais écrit un livre, M. Jal se trouvait avoir un nom fourré partout. (C’est sa méthode ; il n’est pas un journal qui se fonde, auquel M. Jal n’écrive pour prier de joindre son nom parmi les collaborateurs, ce qui est un peu l’inverse de la plupart des écrivains qui improuvent ce charlatanisme de l’emploi de leurs noms, à l’enseigne d’opérations auxquelles ils ne participeront jamais.) De cette façon on connaissait le nom de M. Jal, auquel se lient de vagues idées de marine et de peinture. Pourtant, malgré sa bosse spéciale, il a fallu l’exemple de plusieurs écrivains, en faveur desquels la phrénologie n’avait rien fait, pour que l’historiographe composât aussi son livre.

Vous savez quelle nuée d’écrivains se produisirent en France pendant les premières années qui suivirent la révolution de 1830 ; M. Jal perdit son feuilleton du Constitutionnel ; l’art lui manquait, son nom pâlissait au milieu des nombreuses concurrences qui s’élevaient de toutes parts ; il semblait que Juillet avait ouvert la barrière de l’arène littéraire, où se promenaient en paradant, quelques classiques tragicides, pour ne pas dire tragédiens. Il parut cent romans de mérite et qui 1 montraient tout neufs encore ces noms de jeunes écrivains d’imagination et de style qui sont aujourd’hui des noms glorieux. Parmi ces romans, il s’en trouva de maritimes. M. Jal tâta sa bosse, la frotta, l’échauffa, et en fit sortir trois gros volumes de scènes nautiques, afin que sa marine ne lui fut point arrachée par les nouveaux jouteurs, comme l’avait été sa critique de peinture.

Comme ces noms de la restauration furent promptement effacés par tous ces noms nouveaux, mon cher Monsieur ! Qui est-ce qui lit aujourd’hui MM. Étienne, Jal, Viennet et autres ! Qui est-ce qui ne lit pas Janin, Godan, Soulié, Sand et Balzac ? Tous ces noms-là datent de 1831, 1832 et 1833. Les précédents sont écrits sur des épitaphes.

Les trois volumes de scènes de M. Jal n’ont pas été réimprimés chez nous. On m’a dit qu’il avait fait paraître depuis un nouvel ouvrage, dans lequel il avait mêlé son art et sa marine : Cet ouvrage porte en titre : De Paris à Naples ; c’est aussi fort inconnu chez nous. Ce de Paris à Naples forme le compte-rendu d’un voyage que M. Jal s’est fait commander par son ministre de la marine (appointements courants, sans doute), pour aller reconnaître l’oxydev d’une boucle d’airain scellée dans une pierre du quai extérieur de Gênes, et à laquelle il ne serait pas impossible que Christophe Colomb eût pu attacher la barque non pontée, dans laquelle il est parti de premier lieu, pour aller découvrir l’Amérique. Pour mieux compléter ses observations, M. Jal est allé jusqu’à Naples, et ses deux volumes concluent que, si Colomb n’a point attaché sa barque à cet anneau de bronze, il a incontestablement dû passer devant lui en quittant le fond du port. Il reste à savoir si l’anneau est contemporain de Colomb, mais à cela M. Jal répondra en deux volumes intitulés : De Naples à Seringapatam ; que si l’anneau n’y était pas, la place y était et que le grand navigateur n’a pas manqué de la franchir.

M. Jal qui se livre depuis quelques années à des recherches historiques sur la marine, conclut ordinairement ses longues dissertations par des raisonnements de ce calibre ; aussi le public ne lit-il rien de tout cela, et nos contrefacteurs n’en réimpriment-ils pas une page.

Si ce n’était pas accorder une trop large part relative à l’auteur de Paris à Naples, que d’en parler plus longtemps, je vous dirais, mon cher Monsieur, combien M. Jal a pris le parti de parler de lui dans tout ce qu’il écrit, et de placer partout et à tout propos ce prénomw possessif qui est de si mauvais goût chez un écrivain. Si vous lisiez de Paris à Naples (je ne vous en veux nullement du reste, vous le savez bien, et je ne vous engage pas à le lire), vous sauriez exactement la nuance des cheveux et des prunelles de Mme Jal ; la taille de son petit garçon ; combien le moutard sait de fables, combien de dents lui manquent encore, ou lui manquent déjà.

Vous sauriez ce que M. Jal mangeait à ses repas pendant la route, et à quelle heure il éteignait la chandelle, le soir, en s’endormant. Bien plus ! tout ce que Mme Jal n’aurait conté qu’à ses amies, sur les incidents particuliers de ce voyage, M. Jal l’a écrit avec naïveté. Vous savez aussi le nombre de ses douzaines de chemises, et vous connaissez la mémorable aventure d’un clyssoir oublié par Madame sur la cheminée d’une auberge de je ne sais pas où3. Tout cela est écrit très sérieusement, c’est ce qui en fait le charme pour ceux qui veulent rire. Si jamais ce livre vous tombe sous la main, parcourez-le, mon cher Monsieur ; assez sur M. Jal. Je dois ajouter pourtant qu’on m’a dit toute sorte de bien de son caractère, et que pour être un écrivain ridicule, de peu de moyens et d’une pauvre imagination, ce n’est pas moins un homme estimable et fort incapable de nuire sciemment à qui que ce soit ; si non à lui-même par ses écrits.

De M. Jal, l’historiographe de la marine, je passerai à M. Napoléon Landais, le très célèbre auteur du Dictionnaire général et grammatical et de la Grammaire des Grammaires.

M. Landais (Napoléon, le Napoléon de la grammaire et du dictionnaire) est encore un astre assez nouveau parmi les constellations qui gravitent au firmament littéraire. Il y a trois ou quatre ans, M. Landais courait les éditeurs subalternes de Paris, armé de petits romans qu’il leur vendait à grand-peine et à bas prix, et que ceux-ci ne vendaient pas du tout. Avant son dictionnaire monstre, M. Landais était à peu près aussi connu en littérature que Sexte-Aurèle ou Van Engelgom que je suis. Mais il eut une idée, et une idée vaut de l’or et de la réputation en France, à Paris. M. Landais inventa de faire pour la 333e fois un dictionnaire de la langue française ; les 332 premiers ont pâli devant ce projet nouveau ; même le 334e qui devait être le dictionnaire de l’Académie (dont est M. Viennet, la même dont sont encore MM. Jay et Kératryx) fut retardé d’un an pour la discussion de cinq ou six mots romantiques imaginés par M. Landais, et dont les quarante hésitaient à voter l’adoption. Ces mots les voici : confort, confortable, excentrique, excentricité, homogénéiser, et viennet (ce dernier mot considéré comme synonyme).

L’entrepreneur de l’idée de M. Landais fut M. Bohain, le Bohain du Figaro dont je vous ai déjà parlé, et que ce même Figaro fit préfet peu de temps après la révolution de 1830. M. Bohain ayant quitté ses fonctions publiques, se voua aux entreprises de librairie, et celle du Dictionnaire Général et Grammatical, fut une des plus heureuses. M. Landais y gagna à lui seul 30 ou 40 000 francs, et n’y dépensa que l’achat d’une seconde paire de ciseaux, quand la première fut usée sur les vieilles pages de Richelet, de Boiste, de Wailly, etc. On m’a affirmé que M. Landais qui avait aussi fait l’acquisition d’un paquet de plumes pour son travail : mais il n’en prit qu’une pour se faire un cure-dent. Les autres furent cédées à un ami qui écrivit avec elles un beau roman qui ne se vendit pas.

Le succès du dictionnaire fit concevoir l’invention d’une grammaire. Si la grammaire a une réussite pareille, nous devons espérer un catéchisme et une cuisinière bourgeoise toujours par Napoléon Landais. Ô Landais ! Il s’est fait à Paris, en 1832 ou 1833, un magnifique journal qui avait pour titre l’Europe littéraire. C’était encore une entreprise de M. Bohain. L’Europe littéraire offrait jusqu’à cette époque la plus grande expression du luxe typographique ; elle avait pour rédacteurs quelques hommes déjà célèbres, et d’autres qui reçurent d’elle tout leur éclat. Les uns lui prêtèrent de la gloire, les autres lui en empruntèrent. Vous devez vous souvenir de ce magnifique journal, car je me rappelle parfaitement en avoir trouvé quelques numéros à Bruxelles. Née entre les mains libérales de M. Bohain, l’Europe littéraire vécut six mois et mourut entre les mains de M. Capot de Feuillide, qui a fait les Poésies vendéennes quand il était légitimiste, et qui depuis la révolution de Juillet a écrit dans le Constitutionnel, et puis dans la Tribune, et puis dans le Bon Sens. Il travaille aujourd’hui dans la Presse. Et c’est à cause de lui que Carrel se battit contre Girardin, et fut tué. Je ne reviendrai pas sur ce Mr Feuillide.

Parmi les jeunes écrivains qui firent leurs premières armes littéraires dans l’Europe, il faut que je vous parle de M. Louis de Maynard qui a écrit, il y a deux ans, un bel ouvrage ayant pour titre : Outre-Mer, et qui a, je crois, été réimprimé chez nous. Si ce n’est à ce titre, M. de Maynard vous est connu par sa collaboration à la Revue de Paris, où il a fait des articles d’un très beau style.

M. de Maynard est créole de la Martinique. C’est un ami intime de M. Victor Hugo, un ennemi intime de M. Dumas. M. de Maynard est jeune ; c’est un dandy à tous crins. Il écrit, mange et dort avec des gants ; il se parfume et vit comme une femme fort éprise d’elle-même. Les amis de M. de Maynard ont observé une singularité de son caractère qui mérite d’être rapportée. Chez lui, c’est un excellent jeune homme, plein de cœur et de dévouement, spirituel à l’excès, et en un mot de la meilleure société possible. Hors de chez lui, au théâtre, dans la rue, c’est un être hargneux, insipide, malhonnête même, et impatient hors de toute convenance. Pourquoi cela ? Cherchez, mon cher Monsieur ! Qui pourrait donner la cause de cette bizarre transformation d’humeur qui rend insupportable, une fois hors de chez lui, un homme qu’on vient de trouver charmant dans sa chambre à coucher ? La cause, la voici : Je vous ai dit, je crois que M. de Maynard était petit-maître. Il est d’une taille mignonne, et il a un pied de femme. Son bottier lui fait des bottes d’une extrême justesse, parce que M. de Maynard professe une immense coquetterie pour son pied. Mais dès qu’il est botté, il souffre ; la douleur dure tant qu’il est botté, et tant qu’il souffre il est de la plus maussade humeur. Le triomphe des agréments de M. de Maynard, ce sont les pantoufles !

Que de bizarreries chez tous ces hommes, mon cher Monsieur ! et combien je vous en dirais d’autres, ma foi ! si je ne respectais le bon goût et les convenances !

Je n’ai appris que peu de choses touchant M. Auguste Luchet. Je l’ai vu au théâtre de la Porte Saint-Martin ; il occupait une loge avec M. Léon Gozlan. M. Luchet n’a rien de remarquable dans son extérieur ; c’est un homme de 32 ans, simplement vêtu, portant sa barbe en collier et un gros jonc. Il a ici une bonne réputation littéraire ; c’est ce que les Français appellent un patriote. On dit M. Luchet très savant en phrénologie ; on doit à sa collaboration avec M. Félix Pyat un drame fort bien écrit, joué à la Porte Saint-Martin, sous le titre de : Le Brigand et le Philosophe. (Les deux mêmes écrivains avaient précédemment composé Ango.) Depuis son beau roman, Thadéus le ressuscité, M. Luchet annonce divers ouvrages qui tardent à paraître ; il passe pour paresseux comme le sont, parmi les hommes de talent, beaucoup de gens de lettres. M. Pyat qui n’a point encore écrit de livre, mais un grand nombre d’articles, dont partie dans la Revue de Paris, est aussi rangé parmi les républicains ou patriotes. Les amis de M. Pyat, ceux qui connaissent les allures de ses idées et la force de ses sentiments, s’accordent à dire que lorsqu’il fera un ouvrage, cet ouvrage sera remarquable, Pour ma part, je ne connais encore de M. Félix Pyat que des feuilletons et des nouvelles ; son talent m’a semblé incisif et chaleureux. M. Pyat a 27 ou 28 ans, il est brun, assez grand, sérieux ; il porte sa barbe et ses moustaches comme on traduit les figures du Christ ; il semble avoir peu de souci de sa toilette ; on le trouve dans les foyers des théâtres des boulevards à toutes les premières représentations.

Revenant à M. Luchet, mon cher Monsieur, je vous dirai que je ne connais qu’une anecdote sur lui ; la voici :

Il y a deux ou trois ans, l’auteur de Thadéus était fort tourmenté par le directeur d’un journal, pour qu’il lui donnât un article vaguement promis. Mille subterfuges, mille faux-fuyants avaient sans cesse éliminé cette instance, jusqu’à une époque où M. Luchet, dînant chez le restaurateur avec quelques amis, se trouva en société de son importun. Celui-ci de recommencer ses instances ; le spirituel écrivain de se réfugier dans les banalités du lieu commun. Le dessert arriva. Avec le dessert le vin de Champagne, d’Aï et de Sillery. Une contestation amicale s’éleva sur le nombre de verres que chaque bouteille pouvait fournir en versant le vin de certaine manière. On convint que celui qui, se retranchant du côté d’un avis contraire, recevrait dans son verre, et à la ronde, les dernières gouttes d’une bouteille entamée, paierait toute la dépense. M. Luchet perdit ; la dépense s’élevait à 130 fr. La carte payante présentée, M. Luchet ne trouva par hasard qu’un louis ou deux dans sa bourse ; alors l’officieux directeur de journal offrit la somme avec empressement, et avant que les autres convives n’eussent eu le temps d’intervenir. Il faut dire que tous ces Messieurs avaient peut-être déjà déposé le bilan de leur raison ; excepté sans doute le voisin de M. Luchet, qui n’avait pas perdu de vue son affaire.

Comme M. Luchet s’épuisait en excuses et en remerciements pour ce service forcé, le traître lui fit sur-le-champ une proposition tout au plus acceptable et à coup sûr fort intempestive. Il offrit le montant de la carte payée en échange de 40 lignes écrites sur-le-champ par M. Luchet, n’importe sur quelle matière. C’était une espèce de tour de force pour l’état des idées de l’écrivain, mais la bizarrerie de la situation, et peut-être aussi la libéralité de cette proposition le firent céder. Il demanda l’écritoire et griffonna deux pages sur le revers d’une carte de restaurant, tandis que ses amis causaient bruyamment. Peu après on se sépara.

Trois ou quatre jours plus tard, M. Luchet lut avec le plus grand étonnement, dans le journal du directeur en question, un article où les théories multiples de la science dite humanitaire et les idées sociales du Fouriérismey étaient résumées avec une concision et une lucidité si extraordinaire, que ces quelques lignes donnaient l’accès immédiat de toutes les combinaisons obscures des adeptes des phalanges et des phalanstères. L’auteur redemanda son manuscrit qu’on ne put reproduire. Depuis cette époque, M. Luchet passe pour l’homme le plus fort de France sur cette nouvelle science sociale ; et quand on parle Fouriérisme, on ne manque pas de dire : Ah ! si Luchet voulait s’en mêler ! si Luchet voulait écrire !

M. Sainte-Beuve, que nous avons aperçu un instant au foyer de l’Opéra, est un homme de 35 ans. (Vous avez dû remarquer, mon cher Monsieur, que la plus grande partie des écrivains français les plus en vogue, flottent entre 30 et 40 ans). L’auteur de Volupté est né dans le nord de la France, contrée qui produit les penseurs plutôt que les hommes d’imagination. Vous connaissez les admirables vers de M. Sainte-Beuve et vous avez lu Volupté. Volupté est un ouvrage singulièrement nommé pour être signé Sainte-Beuve, mais voici qui vous expliquera le choix de ce titre. Il faut d’abord que vous sachiez que les éditeurs français font comme les directeurs de journaux, qu’ils spéculent beaucoup sur les noms pour achalander leur maison et donner du relief à leurs entreprises. Ainsi, l’éditeur qui avait publié le dernier ouvrage de M. Sainte-Beuve, lui demandait tous les jours un titre nouveau qui annonçât un ouvrage en train, pour le faire ressortir sur son catalogue. M. Sainte-Beuve ne s’exécutait pas, et las d’importunités finit un jour par dire au libraire : — Eh bien, puisque vous voulez à toute force annoncer un de mes ouvrages, indiquez le titre que vous voudrez ! Quand mon livre sera fait, je prendrai le titre qui me conviendra, et je changerai le vôtre, voilà tout !

L’éditeur se le tint pour dit. Il chercha longtemps et inventa ce titre mystérieux et alléchant : Volupté ! Pendant deux ou trois ans (M. Sainte-Beuve ne travaillait à aucun livre, et se contentait d’enrichir les revues de ses excellents articles), on ne vit partout sur les catalogues, sur les prospectus, sur les couvertures d’ouvrages nouveaux que Volupté , par Sainte-Beuve, sous presse, ou pour paraître prochainement. À force d’être imprimé, répété, fourré partout, Volupté fut plus connu, sans avoir jamais paru, qu’une foule de livres dûment imprimés. Peu à peu les critiques parlèrent de Volupté et reprochèrent sa lenteur à M. Sainte-Beuve ; il arriva ensuite que lorsqu’on voulut signaler une chose irréalisable, on la compara à Volupté. Ce fut une sorte de proverbe pour être appliqué aux événements impossibles.

M. Sainte-Beuve ainsi plaisanté, finit par prendre la chose au sérieux ; son éditeur affirma que le retentissement de ce titre ferait le plus grand succès au livre qui le porterait au front… M. Sainte-Beuve écrivit un livre pour le titre ! et quel beau livre il a fait, mon cher Monsieur !… n’est-ce pas là une chose curieuse, que de voir un des premiers écrivains d’une nation qui possède la meilleure littérature de l’Europe, se conformer au hasard d’un titre, au caprice d’un éditeur, pour renoncer à son libre arbitre de poète, à son inspiration de grand prosateur, et concevoir deux volumes exprès pour une étiquette ? Qu’aurait pourtant fait M. Sainte-Beuve, si l’éditeur eût annoncé sous son nom le titre de l’ouvrage dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, et que je compte commander à M. le baron Lamothe-Langon ?

M. Sainte-Beuve est petit, blond, d’un extérieur fort simple, et qui ne trahit nullement son âme si chaleureuse. Il vit fort retiré avec sa vieille mère dans le quartier du Luxembourg, qui est presque un département pour le centre de Paris.

Vous avez dû lire un volume intitulé : Madame de Sommerville, et signé Jules Sandeau. M. Jules Sandeau est le même auquel M. de Balzac s’était persuadé avoir donné un cheval. C’est un jeune homme de beaucoup d’esprit, qui a une large part dans les meilleures choses que publie maintenant le petit journalisme parisien. M. Sandeau est auteur, en participation avec George Sand, d’un roman ayant pour titre Rose et Blanche et signé, je crois, Jules Sand, bien qu’il soit maintenant compris dans les œuvres complètes de Georges, qu’on publie à Paris. M. Jules Sandeau et Mme Dudevant ont eu ensemble une liaison fort intime ; le nom de Sand, que l’illustre femme a depuis rendu si célèbre, est comme on voit une syllabe prise à celui de son premier collaborateur. Depuis Rose et Blanche, M. Jules Sandeau et Mme Dudevant se sont séparés, et Indiana, Valentine, etc., ont paru sous le pseudonyme devenu si retentissant. De son côté, M. Sandeau a fait Madame de Sommerville, un ouvrage charmant ; son éditeur annonce un autre roman qui ne doit pas tarder à paraître.

Pour finir ma lettre, mon cher Monsieur, je vais vous rapporter les nouvelles acquisitions qu’a faites ma curiosité touchant l’un, ou le premier des écrivains français. Je parle de M. Victor Hugo.

M. Victor Hugo a 34 ans. Il est marié depuis 1827, et a quatre enfants. Sa femme (Mlle Foucher, sœur de Paul Foucher) a été et est encore même fort jolie ; c’est une brune qui rappelle les belles jeunes femmes espagnoles peintes par Velasquez. M. Victor Hugo est fils du général Hugo ; son frère M. Abel Hugo, est le fondateur de la France militaire ; il écrit des ouvrages de statistique et d’histoire, et s’occupe d’entreprises de librairie. M. Victor Hugo est le plus jeune de trois frères dont l’aîné vient de mourir. Il habite maintenant place Royale au Marais, dans une ancienne maison du 17e siècle, dont les escaliers sont larges à livrer passage à des bataillons. Les appartements du poète ont une hauteur monumentale ; rien n’impose comme ce logis qu’habite M. Victor Hugo. Son salon est tendu de vieux lampas ; sur une des faces principales, un large dais de soie garni de franges, de glands, de bois sculpté, enveloppe le fauteuil féodal de quelque vieux suzerain, échu à l’auteur de Notre-Dame de Paris. Lorsqu’il reçoit, M. Hugo se tient dans ce fauteuil ; cela est un peu affecté peut-être, mais c’est à coup sûr fort imposant ; le mobilier de ce salon est d’un style un peu indécis, le 17e et le 18e siècles s’y confondent. Les bois sculptés de Hollande, les meubles de boule, les rocailles dorées, les miroirs de Venise, les tapisseries d’Alençon et le camaïeuz en font les frais. Exact ou non, conforme à une époque ou capharnaüm de plusieurs, l’aspect de ce large salon n’en est pas moins curieux. Le tapis qui recouvre les dalles de marbre est d’une extrême magnificence et d’une rare conservation ; il représente une scène du moyen-âge.

M. Hugo est fort simple dans ses allures et dans ses habitudes. C’est surtout à le voir sans le connaître qu’on doit être trompé. Il a reçu de Louis XVIII la croix d’honneur, et une pension qu’il n’a plus depuis 1830. M. Hugo a une cour de jeunes poètes qui se sont enflammés pour lui du fond de leur province et dont il se sert avec l’adresse la plus réfléchie. Quand il n’a plus besoin d’eux, il les brise. On doit dire aussi que la plupart de ces séides sont obscurs : sitôt que leur nom perce, ils vont travailler pour eux ; ils auront de l’ambition, de l’amour-propre pour eux ; ils emploieront leur crédit pour eux-mêmes…… M. Hugo les change. On le dit un cœur sec et égoïste ; des hommes qui ont beaucoup vécu avec lui s’en plaignent amèrement. On le dit aussi fort avare, et surtout peu obligeant malgré sa position si haute et son influence si efficace, s’il le voulait. La publication des fameux articles démolisseurs, publics dans le Journal des Débats, par M. Granier de Cassagnac, et dont M. Hugo s’est avoué l’instigateur, seront toujours considérés comme une mauvaise action, moins pardonnable à un homme si éminent qu’à tout autre. M. Hugo a avoué à M. Dumas, dans une correspondance qu’on peut lire, la part qu’il avait eue à la publication de ces manifestes ; c’est un fait connu de tout Paris.

Si je n’apprends pas beaucoup de nouvelles choses touchant Messieurs les écrivains français, je compte bien vous porter moi-même ma dernière lettre, mon cher Monsieur. Toutefois je dois me trouver dimanche prochain à un déjeuner littéraire où je pourrai trouver les éléments d’un papotage supplémentaire ; en ce cas, au lieu de vous la porter moi-même, je vous l’adresserai encore par les voies ordinaires. Mais à vous parler franchement, je commence à être las de Paris, où j’ai mangé beaucoup plus d’argent que ma tante ne me l’avait permis. Cependant je suis décidé à ne partir que lorsque je ne trouverai plus dans mon tiroir que les deux pièces de dix florins qu’il me faut rigoureusement pour rejoindre ma rue Montagne-aux-Herbes-Potagères.

Gardez-moi vos bons sentiments.

VII. Les écrivains français.

Mon cher Monsieur

Ceci sera définitivement mon avant-dernière lettre, car je quitte enfin Paris, où je suis depuis deux mois. Le congé que m’avait accordé mon patron expire, je me rends moi-même à ma patrie et à ma rue, Montagne-aux-Herbes-Potagères, où j’ai reçu le jour. Pendant ces deux mois, je n’ai rien fait que flâner et vous écrire ces quelques lettres. Du reste, si j’ai été prolixe avec vous, (jamais vous ne me l’avez reproché), je puis me vanter d’avoir été laconique avec ma tante, la bonne chère femme ! Je lui griffonnais quatre lignes pour lui demander des caleçons ou des cols, et c’était tout. Je ne prenais seulement pas la peine de lui dire quel temps il faisait à Paris ; c’est très blâmable, et j’en conviens ; mais là ne se borne pas mon ingratitude envers elle ; ma paresse pour tout ce qui n’est pas flâner et vous écrire (autre flânerie de la plume au lieu de celle de l’individu) est si grande, que j’ai laissé sans réponse une lettre où il s’agissait cependant de ma gloire, en vérité. Imaginez-vous, mon cher Monsieur, qu’un libraire de Bruxelles est allé chez moi, nº 48, rue Montagne-aux-Herbes-Potagères, pour me faire visite. Son but était tel, que depuis que ma tante m’a écrit cela, je ne considère plus les écrivains de France avec ma première humilité ; le dessein de cet honnête Monsieur, était de réimprimer en un petit volume toutes mes lettres à l’Indépendant, et il venait pour traiter avec moi. Vraiment, j’avoue que c’est une chose bien imprévue, bien honorable et bien rare qu’un éditeur qui vient trouver un homme dans ma position ; il y a là de quoi le rendre très vain assurément. Mais le plus beau de l’affaire n’est pas là, ce n’est pas en cela que consiste surtout l’imprévu ; cet imprévu, le voici : c’est de ne pas répondre à cet éditeur ; c’est de le traiter aussi cavalièrement que M. Hugo le ferait d’un confiseur qui viendrait lui demander des vers de rébus. Non, mon cher Monsieur, je n’ai pas répondu à ma tante, pour qu’elle répondît pour moi à l’éditeur ! un éditeur ! l’éditeur de Van Engelgom ! un éditeur a écrit à Van Engelgom ! Van Engelgom ne répond pas aux éditeurs !… Peut-être tout cela se dit-il à Bruxelles ! le savez-vous ?

Assez sur moi pourtant ! car je m’aperçois d’une chose assez bouffonne, c’est que je parle autant de moi dans ces lettres sur toutes les célébrités de la plume et de la pensée, que j’ai parlé des plus célèbres d’entre elles.

On prétend que M. Th. Muret a dernièrement failli se marier ; bien que l’anecdote, vraie suivant les uns, soit apocryphe suivant les autres, je la rapporte :

L’auteur du Chevalier de Saint-Pons avait loué de moitié avec un peintre de ses amis un appartement dans un quartier très retiré. L’appartement s’était trouvé avoir deux portes sur l’escalier, de façon que chacun avait la sienne. Intérieurement les amis avaient, chacun de son côté, poussé le verrou à une communication qui rendait précédemment toutes les chambres solidaires. Mais les portes ainsi condamnées étaient doubles et séparées l’une de l’autre par une épaisseur de muraille, de façon qu’au besoin cet intervalle pouvait servir d’armoire à un des deux locataires, en ouvrant la porte de son côté et en prenant l’autre pour fond. C’est ce qu’avait fini par faire le peintre, qui s’était improvisé un porte-manteau de ce recoin. Le peintre était républicain. Un jour qu’il faisait secrètement poser sa maîtresse pour une composition destinée au salon de 1837, on frappe vigoureusement à sa porte. Il s’était fait celeraa et ne répondit pas. Mais apparemment que le portier l’avait trahi, car on continua à cogner, et bien plus on lui parla du dehors ; au milieu de paroles confuses, il fut même facile d’entendre ces mots : au nom du Roi ! Le peintre se voyant l’objet d’une visite domiciliaire, ne crut pas devoir résister plus longtemps, et jetant sa robe ou un foulard, à la jeune fille presque nue, il ouvrit le placard, l’y fit entrer, poussa le verrou et alla recevoir les gens de justice.

C’était le commissaire de police du quartier, qui procéda avec ses agents à une minutieuse perquisition, en vertu de son mandat.

Mais M. Muret qui était chez lui dès le commencement de cette scène, avait entendu la double porte s’ouvrir, se refermer brusquement, et une sorte de frissonnement qui se reproduisait par instants dans le placard semblait y trahir la présence de quelqu’un. De son côté, M. Muret n’avait qu’un verrou à pousser pour ouvrir la porte et voir ce que contenait l’armoire improvisée. La curiosité l’excita, il ouvrit. Et se trouva face à face avec une jeune et jolie fille fort effrayée. Le jeune homme la fit bon gré mal gré entrer chez lui, la rassura… vainquit ses craintes et ses appréhensions. Or voici le dénouement de cette affaire.

Le commissaire ayant vu la porte verrouilléeab du placard, et les embarras du peintre lorsqu’il en avait réclamé l’ouverture, avait senti grandir ses soupçons et avait fait ouvrir. Mais comme la seconde porte était restée entrebâillée, chez M. Muret, le commissaire et ses agents franchirent l’intervalle et assistèrent au tête-à-tête si véritablement improvisé. Maintenant jugez de l’effroi de la pauvre jeune fille : le commissaire de police était son père !

M. Muret eut, dit-on, tout le mal du monde à ne pas épouser.

Il y a ici un écrivain que je crois n’avoir pas eu, jusqu’à ce jour, l’occasion de vous nommer, parce que je ne l’ai rencontré que des derniers. C’est M. Théophile Gautier. M. Gautier a fait un ou deux ouvrages, mais que nous n’avons pas contrefaits, ce dont le dit M. Gautier aura été apparemment fort vexé, si nous nous en rapportons à certains articles écrits dans la Chronique de Paris, à la suite d’un voyage de ce grand homme par nos contrées. M. Gautier se moque de tout ; pour moi je suis plus exclusif, et comme Belge, je le lui rends, à lui personnellement. Rien n’est bien ni bon chez nous, selon M. Gautier : il appelle notre lion belgique un caniche adolescent en culotte de nankin ; c’est outrageant ! Ce M. Gautier a fait ce qu’il appelle un tour en Belgique, et, rentré à Paris, s’est mis à écrire son tour, afin, sans doute, de rentrer dans ses frais de campagne. En tous cas, s’il se traite en voyage comme il s’habille à Paris, il ne doit guère épuiser ce qu’il a de bourse, car je l’ai rencontré à Bruxelles, je l’ai rencontré à Paris, et soit en Belgique, soit à l’étranger, il est fort sale. Il porte de longs cheveux d’un blond indécis, qui auraient quelque peu besoin du fer, ou mieux encore des ciseaux. Ils partent de Paris, croyant visiter des contrées peu civilisées, etc.

Il s’est déjà trouvé quelques écrivains français qui, ayant traversé la Belgique, ou étant simplement allés à Bruxelles et à Anvers, par le chemin de fer, sont rentrés à Paris avec la prétention d’avoir pour dix feuilletons d’études morales ou d’observations physiques sur notre pays. M. Gautier est de ceux-là. Voilà ce que font ces Messieurs le plus communément. Ils arrivent à Bruxelles, et descendent à l’hôtel. Sur-le-champ ils commencent leurs études de voyage en analysant la chambre qu’on leur donne, en s’extasiant par leur croisée à la vue de la petite maison mauresque qui leur fait face. Ils comparent nos rues vieilles et étroites à des mâchoires de caïmanac, dont chaque toit pointu est une dent qui veut mordre les nuages, ou bien ils disent que nous sommes des Titans qui avons voulu escalader le ciel par nos toits, et qui sommes restés impuissants à la vingtième marche… Tous même n’ont pas cet esprit et cette poésie ; quelques-uns se contentent d’aller boire un verre de faro dans un estaminet, d’aller voir la Juive à la Monnaie, d’entrer dans un magasin pour acheter quelques volumes de contrefaçon… et voilà un pays observé ! Ils arrivent à Paris et parlent Belges et Belgique ; écrivent, grattent du papier, et datent de notre pays leurs inspirations ridicules. Allons donc ! ce n’est pas là de la conscience, de l’observation, ce n’est pas même du sens commun. Parbleu ! si je voulais trouver des côtés plaisants, même ridicules à Paris et aux Parisiens, je pourrais aussi peut-être écrire un tour de France, tout Van Engelgom que je suis, ce qui en Belgique ne veut même pas dire Gautier.

Notre pays vaut les autres, je crois, et je ne sais vraiment de quel droit un méchant écrivain viendrait y rire et en remporter de quoi faire rire les autres. Certes, si l’un des artistes que j’ai nommés dans mes précédentes lettres venait habiter quelque temps parmi nous, changeant souvent sa tente de lieu et de point de vue, s’imbibant du pays enfin, par un séjour un peu prolongé, il en pourrait repartir avec deux bons volumes d’études qui auraient sous tous les points de vue possibles, depuis la sérieuse politique et l’aride industrie jusqu’aux plus futiles observations de mœurs et d’art, un intérêt fort réel pour la France, et celui-là serait le bien venu chez nous, de même que son nom y resterait honoré. M. Gaultier devra à sa mauvaise foi sur notre pays, la réserve où je me tiendrai sur son compte, bien que j’aie recruté sur son individu une somme fort complète de ridicules ; on trouvera peut-être cela une singulière vengeance ; mais je vous dirai, mon cher Monsieur, que la plupart de ces écrivains français sont si désireux de publicité, que quoi qu’on dise de leur talent ou de leur personne, ils aiment mieux qu’on en parle que de se voir laissés dans l’oubli. Ainsi il pourrait se faire que le plus maltraité d’entre tous ceux dont je vous ai raconté les vérités jouât la fureur à l’épiderme, et fût charmé en secret de mon bavardage. M. Gautier n’aura rien, c’est décidé. S’il se présente, je dirai qu’aujourd’hui on ne donne pas.

Pour finir cependant avec ce nom, je vous dirai que les livres de M. Théophile Gautier passent pour être de la plus scandaleuse immoralité. C’est un des collaborateurs du Figaro ! Ah ! gare à moi le bois vert de Figaro, si jamais il me court sus ! Mais pour être éreinté par Figaro, ne faut-il pas être quelque chose ? Il leur fait en croquant les gens beaucoup d’honneur. Ahi ! M. Karr ! ahi ! M. Gozlan ! ahi ! M. Gautier, moi qui ne renonce pas à l’idée d’écrire mon tour en France.

L’inventeur d’une nouvelle religion qui n’a pas eu de sectaire, le Néochristianisme, l’auteur du Manuscrit vert, de Résignée, des Ombrages, M. Gustave Drouineau enfin, est dans une singulière position aujourd’hui devant le public ; on ne sait pas au juste s’il est mort ou s’il n’est pas mort. Le dit-on décédé ? il écrit au journal qu’il vit toujours. A-t-on besoin de sa présence, comme il y a quelque temps à la Comédie-Française, pour la mise en scène de son Don Juan d’Autriche, auquel M. Casimir Delavigne avait cédé le pas, qu’on le somme de paraître, que les huissiers s’en mêlent, M. Drouineau ne se produit pas. Mort ou vivant, M. Drouineau n’en a pas moins laissé aux personnes qui l’ont connu le souvenir d’une originalité sans pareille. Les idées de réforme religieuse et sociale qui lui assiégeaient la tête avaient sans doute altéré son cerveau. Ainsi il vivait autrefois à Paris de la façon la plus bizarre ; il logeait dans une immense salle, propre à faire un atelier de peintre, et y nourrissait une collection d’oiseaux pour laquelle il se ruinait. Il avait un énorme chien du Mont Saint-Bernard, pour lequel il avait choisi une large peau de tigre qu’il avait fait préparer à l’aide d’agrafes, de façon à pouvoir en revêtir le chien. L’habitude avait rendu l’animal patient et il se laissait faire tigre ; de façon qu’un étranger arrivait-il chez M. Drouineau, après un moment de conversation, il s’enfuyait tout effrayé à la vue du terrible animal qui, un moment couché dans un coin, se levait brusquement et s’approchait familièrement du visiteur trop épouvanté pour s’arrêter à l’examen des imperfections de la bête.

Il y a trois ou quatre ans le bruit courut que M. Drouineau s’était subitement retiré en province, dans sa famille. Puis, peu de temps après, les feuilles publiques annoncèrent que le jeune écrivain venait de succomber à une affection cérébrale. Mais un Drouineau réclama. Était-ce le vrai Drouineau, ou bien un mystificateur ? Le fait est que plusieurs circonstances fort importantes sommèrent l’écrivain de se produire et qu’il n’en fit rien. En d’autres occasions, son nom reparut encore dans des réclamations mortuaires. Aujourd’hui aucune œuvre littéraire ne se produit sous ce nom, et cependant l’opinion n’est pas fixée sur la vie ou la mort d’un homme d’un mérite réel, mais d’une exaltation telle que les plus grandes bizarreries sont jugées compatibles avec son humeur.

Je ne vous parlerai guère de M. Félix Davin, mon cher Monsieur, puisque ce jeune écrivain vient de mourir bien réellement. C’était un beau talent qui se formait et se mûrissait pour de bonnes œuvres. On lui doit une douzaine de volumes, parmi lesquels nous comptons en Belgique quelques réimpressions. M. Davin avait épousé une jeune personne d’une beauté très remarquable et qu’il a laissée mère. Un des amis de M. Félix Davin, le rédacteur du Musée des Familles, M. Henri Berthoud, a écrit sur les derniers moments de Davin des choses très touchantes. La perte de M. Félix Davin a été fort douloureusement sentie par toute la littérature française.

H. Arnaud qui a écrit les Aventures d’un Renégat, Pierre, et le Château de Saint-Germain, qui vient de paraître à Bruxelles, est un pseudonyme sous lequel se cachait Mme Charles Reybaud, épouse d’un des rédacteurs influents du Constitutionnel, lequel Charles est frère de Louis Reybaud, rédacteur en chef du Corsaire. H. Arnaud manque de style, mais possède de l’invention et du dramatique plus que n’en avaient communément les femmes avant George Sand. Louis Reybaud a, dit-on, écrit en grande partie sous la direction du capitaine de vaisseau Dumont d’Urville, le Voyage pittoresque autour du Monde. C’est un homme partial mais de beaucoup de talent et qu’il est facile de juger, à voir dans son journal, le Corsaire, la façon dont il traite les gens qui n’ont pas le bonheur de lui plaire.

J’ai été présenté, il y a peu de jours, à un jeune poète de province duquel vous devez connaître quelques articles insérés dans la Revue de Paris, et qui a publié, il y a plus d’un an, un bel ouvrage, dit-on, intitulé : Les deux Martyrs ; ce poète c’est M. Fulgence Girard. On parle d’un roman, Caroline Vauvert, qu’il va publier incessamment et qu’une lecture de salon fait citer comme une œuvre fort supérieure. M. Fulgence Girard est un des jeunes poètes de France dont le talent a le plus de grâce et de force à la fois, qualités qui s’excluent moins dans l’ordre moral que dans l’ordre physique, comme vous savez. Ses vers sont fort recherchés, parce qu’il en publie peu, jusqu’à l’époque, prochaine sans doute, où il lancera son premier volume de poésies. M. Fulgence Girard a 26 ou 27 ans. C’est un jeune cavalier élégant et d’une physionomie extrêmement distinguée ; j’ai causé quelques instants avec lui chez M. Alfred de Vigny où j’accompagnai mon ami et compatriote, l’auteur d’un acte de vaudeville, dont je vous parle si peu maintenant, et je l’ai quitté avec la persuasion qu’il est un des hommes les plus aimables et les plus spirituels d’entre tous les écrivains que j’ai trouvé l’occasion de juger d’aussi près.

Mme la princesse de Craon devait se rendre à cette soirée de l’auteur de Chatterton, mais elle n’y est pas venue. On a réimprimé chez nous un ou deux ouvrages de Mme de Craon ; on m’a cité sur elle une anecdote que je vous rapporterai. Le premier roman qui parut sous son nom était intitulé Thomas Morus. Le livre était fort bien ; il eut un très grand succès. L’éditeur, enchanté, tourmenta la grande dame pour obtenir de sa plume habile un second ouvrage, pour lequel il traita moyennant un prix fort élevé. Un an plus tard, l’ouvrage fut livré, puis imprimé, puis mis en vente ; mais il n’eut pas le moindre retentissement. Au fait, il était exécrable. Quelle pouvait être la cause de cette énorme différence qui séparait de valeur littéraire deux ouvrages portant le même nom ? Cette cause était extrêmement simple et la voici : le second roman était bien réellement composé et écrit par Mme la princesse de Craon ; mais Thomas Morus était de son secrétaire. Le secrétaire, enthousiasmé du succès de son œuvre, ne trahit pas, il est vrai, le secret qui avait présidé à l’enfantement du livre, mais il songea qu’il valait mieux clouer son nom au front de ses œuvres, que de les voir retentir sous celui d’un autre, fût-ce une princesse. Aussi le secrétaire est-il aujourd’hui un écrivain fort distingué qu’on ne nomme pas, et Mme de Craon a-t-elle essayé de voler de ses propres ailes. Pourtant il a paru sous son nom un troisième ouvrage, qu’on dit meilleur que le second, bien qu’inférieur au premier. Peut-être est-ce un nouveau secrétaire moins fort que l’auteur réel de Thomas Morus, qui a aidé Mme la princesse.

Puisque je parle de dames, je dois vous dire quelques lignes de madame Jenny Bastide (Camille Bodin) l’auteur des Contes vrais, de El Abanico, de Savinie et autres romans dont la plupart ont déjà paru chez nous.

Mme Jenny Bastide est une jeune et jolie dame qui ne manque ni d’imagination, ni même de style, ce qui est le plus rare chez les femmes-auteurs. Je l’ai entendue tenir avec infiniment de grâce et d’esprit, la conversation qui pivotait autour d’elle. Sa toilette n’avait rien de cet imprévu, de ce fantastique qu’on s’attend quelquefois à rencontrer chez une femme artiste ; ses vêtements étaient plus sévères que frivoles, voilà tout. J’aurais fort désiré lui parler, ou me mêler à sa conversation, mais je n’osai en saisir l’occasion qui pourtant en naquit plusieurs fois. Aujourd’hui je le regrette, parce que Mme Jenny Bastide est une de ces femmes dont on aime à entendre la voix s’adresser à vous et les yeux se fixer sur les vôtres dans un dialogue.

M. Gustave Planche, écrivain d’un mérite inattaquable du reste, critique éminent et homme d’un beau style surtout, est individuellement un original. Fils d’un pharmacien, dont on m’a montré le magasin, au coin de la rue de la chaussée d’Antin et du boulevard, M. Planche n’avait d’abord songé qu’à devenir apothicaire ; mais la fin de ses études classiques, qui furent excellentes, changea le cours de ses idées, et il se mit à faire de la critique, d’abord obscurément, aujourd’hui avec éclat.

M. Planche, à mon avis, ne mérite pas de figurer dans la liste des jeunes hommes de bon ton et de manières élégantes que j’ai cités. M. Planche est un homme sans souci de sa personne, qui porte, jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus, l’habit noir que son tailleur avait fait pour quelqu’un qui l’a trouvé trop large et n’en a pas voulu. M. Planche est taché, crotté, les cheveux au vent et le nez barbouillé de tabac ; c’est l’antithèse physique la plus complète de M. Musset, ciré, ganté, pincé, frisé, parfumé au dernier point. M. Planche n’a même pas de manières ; il tutoie tous les gens avec lesquels il a dîné une fois. C’est d’ailleurs un gros garçon de bonne mine, de 32 à 33 ans, grand, fort, à l’air monacal et imposant. M. Planche connaît tout Paris littéraire, tout Paris artiste ; tout enfin ce qui dans ce grand Paris n’est pas le public qui regarde, lit ou écoute. La Revue de Paris, la Revue des deux Mondes, sont les arènes familières dans lesquelles il fait jouter sa critique brillante, avec tout ce qui se présente au héraut d’armes de la publicité : peinture, musique, littérature, théâtre ; théâtre surtout.

J’ai le regret de n’avoir rien à ajouter au peu que je vous ai dit de M. Michel Masson. Je n’ai pu le rencontrer, bien que j’aie fait quelques efforts pour cela. On m’a dit qu’il avait une quarantaine d’années et que c’était un homme de mœurs simples. À cela se réduit, avec le secret des pseudonymes et de ses collaborations déjà expliqué, tout ce que je sais sur son compte.

Je crois vous avoir nommé, dans ces lettres, tous les hommes de la littérature française qui ont quelque valeur. Il en est bien quelques autres fort connus à Paris et qui sembleraient exclus avec injustice de mon inoffensive revue, mais ceux-là n’ont de réputation qu’à Paris, et ils sont totalement inconnus chez nous. À Paris, si un écrivain est attaché d’une façon un peu apparente à un journal politique, ou à un recueil littéraire, sa position s’établit ; on le connaît. Ainsi dans son monde on parle de lui, on le cite, on fait rebondir son nom de bouche en bouche. Mais pour parvenir à être adopté dans la province en France, comme chez nous à l’étranger, il faut absolument avoir écrit quelque bon ouvrage. Pour nous il ne peut y avoir de réputations de convention, ni surtout de réputations de portefeuille, comme on m’en a cité quelques-unes. À nous, il faut la preuve en main, les génies inédits ne sont pas notre fait ; la contrefaçon c’est le thermomètre de ces valeurs littéraires, qui brillent ici et qui ne jettent que la plus légère lueur là-bas.

À la rigueur vous pourriez trouver que le nombre des écrivains français d’une valeur réelle n’est pas encore aussi considérable qu’on affecte de le dire. Moi je suis certain qu’il n’y a pas à Paris plus de quarante noms, parmi lesquels cinq ou six noms de femmes, bien légitimement adoptés par le public, de noms enfin qui se traduisent par des analogies d’argent chez les éditeurs. Les autres naissent et disparaissent ; tout ce qui n’a pas de consistance s’éteint après un petit tapage d’annonces ou de camaraderie. Le public y est fait maintenant et ne s’émeut plus ; on a beau lui comparer ces talents en aurore, à tout ce qu’il y a de beaux noms formés par vingt succès, il n’acclame à rien. Que de jeunes gens à Paris sont dits ainsi jeunes gens d’avenir ! L’avenir, toujours l’avenir ! pas de présent, que l’espérance. Après ils vieillissent, et l’avenir, celui qu’on leur prédisait, ne vient pas. Alors ils retournent faire des brouettes et c’est bien fait. Aussi quand je vois abaisser dans une mauvaise critique tout ce qui a produit, tout ce qui a beaucoup pensé et inventé, qui s’est fait lire mainte fois et redemander souvent, je souffre, mon cher Monsieur, parce que, grâce à mon séjour ici, et parmi les gens de lettres, j’apprécie ce que valent et les uns et les autres. Mais comme tout ceci dépasse le sujet au bénéfice duquel vos colonnes me sont ouvertes, je me tais ; adieu. Ma prochaine et dernière lettre sera l’errata ou postface ad des sept autres. J’y reprendrai quelques-uns des noms cités, sur le compte desquels j’aurai oublié quelque chose, ou appris des particularités nouvelles.

Je crois bien aussi qu’avec les dernières lignes de cette lettre, je signerai ma démission de feuilletoniste de l’Indépendant, car décidément, je renonce à quelques folles idées de littérature que j’avais eues en vivant dans cet air ambiant de Paris ; même je renonce, je crois, à ce roman dont je vous ai envoyé le titre, et pour lequel j’aurais fait avec M. Lamothe-Langon, comme Mme la princesse de Craon avec son secrétaire. — Vos lecteurs vont enfin respirer ! Deux mois d’oppression, chaque dimanche ! au moins ma conscience est-elle légère, si leur tête est lourde…

Mille souvenirs.

VIII. Les écrivains français. Conclusion.

Mon cher Monsieur

Lorsque M. Jouslin de La Salle, accusé d’avoir trafiqué sur les billets d’entrée, quitta la direction de la Comédie-Française, il permit aux comédiens de recevoir et d’ouvrir les lettres qui lui seraient adressées après sa retraite. On vient de me citer la suivante, signée Alexandre Dumas :

« Mon cher directeur, j’apprends ce qui vous arrive ; je ne crois pas un mot de ce que l’on dit ; mais rien ne m’étonne de la part des comédiens, qui sont aussi bêtes que méchants, etc. »

Cette lettre, si curieuse, me fournit une porte par laquelle je rentrerai dans quelques détails que j’ignorais encore, quand je vous écrivais mes premières lettres, et que je ferai passer dans ce conclusum, comme dirait M. Thiers ; dans ce postface, comme dirait un romancier à la mode.

M. Dumas trouve les comédiens bêtes et méchants ! Il passe ainsi bien facilement l’éponge de l’ingratitude et de l’oubli, sur les immenses services qu’il a mainte fois reçus de ces méchantes bêtes ! M. Dumas oublie que Henri III, sa première pièce, celle qui donna en 1831 quelque valeur à un nom devenu depuis si éclatant, mais un peu terne aujourd’hui, M. Dumas, dis-je, a oublié que c’est à Firmin des Français, à Joanny des Français et à plusieurs autres encore, qu’il doit l’aplanissement des abords si escarpés d’une grande scène, surtout à une époque où le romantisme, dans ses langes, avait à détrôner, par une lutte qui ne commençait même pas encore, la superbe domination qu’exerçaient dans ce théâtre les Alexandre Duval, les Jouy, les Viennet et autres vigoureux piliers du temple classique, au frontispice duquel grimaçait le masque de pierre de Melpomène. M. Alexandre Dumas et Melpomène ! Le joli rapprochement ! Pourtant ce sont ces comédiens bêtes et méchants qui ont tendu la main à M. Dumas, qui l’ont soulevé, même un peu porté sur leurs épaules, pour lui faire atteindre ce féodal écusson de la Comédie-Française, représenté par le masque de cette muse de la tragédie, qu’il a balafré et jeté à terre à l’aide de sa petite dague de Tolède, comme fit Gennaro des armes que l’hôtel des Borgia portait comme une ferronnièreae à son front. Le personam tragicam de Phèdre af fut révélé dans son entier, une fois à terre, renversé par M. Dumas ! Il n’y avait pas même derrière, la cervelle de MM. Viennet et de Jouy ! Et M. Duval fit une ode représentant Melpomène en pleurs, ode superbe qu’on siffla dans les journaux. Voilà ce que les comédiens firent pour M. Dumas dès son entrée dans la carrière. Ils jouèrent Henri III, contre l’opinion qui proscrivait la pièce ; contre les pouvoirs organisés par lesquels ils étaient régis, qui s’ameutaient contre les idées nouvelles laissées à Paris par Mistriss Smitson et Kemble, et ramassées par M. Dumas après leur passage. Et pour ce grand acte d’indépendance, pour prix de cette incomparable faveur, de cette manifestation généreuse, voilà que ces pauvres comédiens français sont appelés méchantes bêtes, par celui qui leur doit son entrée libre et formelle dans une voie généralement hérissée de dégoûts, de haines, de jalousies à ses abords ! Et vous Bocage, et vous Frédéric Lemaître, et vous Lockroy, et vous Mme Dorval, et vous Mlles Georges et Ida, vous êtes aussi bêtes et méchants, pour avoir créé d’une façon si retentissante, qui Yacoub, qui Richard Darlington, qui Buridan, qui Marguerite de Bourgogne, qui Angèle, qui Catherine Howard ! Celui qui vous a dû tout ce que doit l’harmoniste à l’instrument auquel il se confie, vient tout à coup et sans raison vous insulter bêtement dans une phrase, vous condamner méchamment dans une lettre close que j’imprime moi, comme on enregistre en passant les preuves testimoniales de l’histoire qu’on écrit. J’ai dit dans une de mes précédentes lettres que M. Dumas était un homme dont la tête domine le cœur. L’occasion de le prouver m’est venue, je l’ai saisie. Vos lecteurs rendront justice à mon indépendance… ou la lui feront.

Vous avec certainement lu, ces temps derniers, dans les journaux de Paris qui vous parviennent, une autre lettre très curieuse encore, et que le directeur du théâtre de la Porte Saint-Martin écrivait au même M. Alexandre Dumas en réponse à une attaque de je ne sais quel feuilleton de la Presse, que je n’ai pas lu. La lettre de M. Harel, spirituelle à l’excès, m’a fait comprendre que M. Dumas s’était plaint dans son feuilleton (voyez où en est arrivé, ou descendu, cet écrivain !) de ce que M. Harel ne jouait plus ses pièces. N’est-ce pas bien misérable de voir un grand écrivain se plaindre dans un journal que M. de Rougemont, qui a fait Léon et la Duchesse de la Vaubalière, ait plus de pouvoir sur le public qu’il sait attirer, que lui, l’héritier présomptif et présomptueux de Shakespeare, de Schiller, de Calderonag et de Lope de Vegaah ? M. Harel aime mieux la Duchesse que don Juan de Marana, et M. Harel a raison ; le public qui, dans la pensée de M. Dumas, est aussi bête et méchant, a voulu voir deux cents fois la Duchesse, et a demandé grâce à Marana après sept ou huit apparitions sur les planches ! Où est le sot rôle ?

J’ai omis de vous dire dans le temps, mon cher Monsieur, une petite anecdote qui se réveille dans mon souvenir au bruit que fait, autour de moi, la lettre de M. Dumas, sur les comédiens ; c’est que, en 1834, ce même M. Harel précité, proposa très sérieusement à M. Alexandre Dumas, de représenter, sur son théâtre, le personnage d’Antony, dans le drame de ce nom, qui avait alors un grand succès, et que Boccage abandonnait pour jouir de son congé dans les départements. M. Dumas hésita. Vous savez que ce drame (qui, à part l’idée première attribuée à M. Émile Souvestre, a, dit-on, été écrit dans le paroxysmeai d’une passion que M. Dumas éprouvait pour Madame Mélanie Waldor) est une création individuelle, une sorte d’exception dont l’acteur avec ses goûts, ses penchants, ses passions et toute sa fougue de jeune poète, semblait la personnification vivante ; à le voir, à l’entendre alors, on ne pouvait pas douter que M. Dumas ne fût saisissant dans ce rôle. Je le répète, M. Dumas hésita pendant quelques jours ; M. Harel offrit 2 000 francs par soirée à l’auteur-acteur ; mais cette idée n’eut pas d’exécution, bien qu’on m’ait assuré qu’un jour l’affiche portant ces mots : « Antony , drame en cinq actes, par M. Alexandre Dumas. Le rôle d’Antony sera représenté par M. Dumas en personne. », avait été commandée à l’imprimeur. Mais pendant la nuit, M. Dumas se ravisa. Tout Paris serait passé par le théâtre de la Porte Saint-Martin. M. Dumas eût été sublime ou exécrable dans ce rôle ; c’était sans terme moyen. On voit à ce dernier trait qu’il n’a en bonne conscience aucun droit d’appeler bêtes et méchants les comédiens parmi lesquels il a failli s’enrôler. Au fait, je crois qu’en ne jouant pas, M. Dumas a prudemment agi. Dans cette nouvelle carrière qu’il franchissait au passage, il ne courait risque que de forger de nouvelles armes pour la critique, sans espoir d’attacher, même par le succès un nouvel éclat à son nom.

J’ai observé que la manie essentielle de la plus grande partie des écrivains français, c’est de voyager, et surtout de visiter l’Italie ou l’Espagne. Quelques-uns, comme M. Alphonse Royer, poussent l’exagération de la mode jusqu’à parcourir tout l’Orient. Il n’est pas un de ces Messieurs qui ne compte dater incessamment un de ses livres, soit du Mont-Cenisaj, soit de l’Atlas. Quelques illustrations ont donné l’exemple : George Sand a signé Simon et Leone Leoni des glaciers de la Suisse ; M. de Latouche a écrit Fragoletta à Naples. Aussi les appartements de ces artistes voyageurs deviennent-ils de véritables musées. M. Royer a pour quinze mille francs de pipes turques, garnies d’ambre et de pierreries ; M. Gozlan possède les plus rares épreuves moulées sur les reliefs du Parthénon ; M. Jules Sandeau a tout un arsenal de kangiars, de yatagans, de krics et de sabres mauresques. J’ai vu, il y a huit jours, chez M. Méry (où j’accompagnais mon ami, l’auteur de l’acte de vaudeville déjà cité, qui portait une lettre au poète) une collection très curieuse et de fort bon goût, bien certainement ; c’est la réunion complète de tous les costumes originaux de la Suisse, de l’Italie et de la Turquie. Il y a là pour cinquante mille francs de velours, de laine, de soie, de broderies et de tissus précieux. Le cabinet de M. Méry est sans contestation une des curiosités de Paris pour un artiste ; et tel peintre achèterait fort cher la faveur d’y dessiner tout un jour. C’est que rien ne manque à ces nombreux costumes : l’escopette du bandit calabraisak est en sautoir sur le costume complet, qui commence par des guêtres de cuir et finit par des plumes de coq ; les sandales, les dolmans, les basquines, les écharpes, les feutres emplumés, les résilles, les turbans, les genouillères, les fustanelles, les armes de toutes sortes, les ajustements de toutes couleurs se confondent dans ce salon oriental. Mais une idée fort heureuse qu’a eue M. Méry est, à mon avis, celle d’avoir acheté ces divers costumes à des gens qui en faisaient journellement usage ; de façon que chaque ajustement est accompagné de sa petite notice biographique, et de son certificat d’origine. J’ai vu plusieurs costumes grecs tachés du sang des officiers qui les portaient à Missolonghi.

En sortant de chez M. Méry, qui avait mis une grâce inimaginable à nous montrer son vestiaire, comme il l’appelle, mon compagnon me raconta une petite anecdote qui lui revenait en mémoire au sujet du dernier voyage de M. Méry vers l’Italie. M. Méry était accompagné d’un jeune écrivain de ses amis. Les deux voyageurs arrivèrent à Gênes. Gênes est une ville de marbre, comme vous savez, mon cher Monsieur. Harassés de fatigue, les deux amis se couchèrent après un copieux repas, nécessité par des courses excessives dans la campagne. Mais le sommeil ne vint pas pour l’un des deux voyageurs, de sorte que M. Méry se réveilla avec le soleil levant, que son compagnon n’avait pu fermer l’œil, tant sa couche était dure. Aussi après un léger assoupissement que le charitable Morphée lui envoya vers l’aube, comme pour lui mieux faire sentir le prix du sommeil qu’il n’avait pas goûté, l’infortuné voyageur se mit-il à crier dans la chambre, l’improvisation suivante, que le voisinage poétique de M. Méry lui avait peut-être inspiré :

Bienheureux est l’homme indigène,
Qui du ciel a reçu le don,
De dormir dans l’état de gêne
Que cause un pareil édredon.
Comme un éléphant sur un arbre,
J’ai passé ma première nuit ;
À Gênes on fait tout de marbre…
Jusqu’aux matelas de mon lit !

Je conçois que dans la position où se trouvaient les voyageurs, cet à-propos ait eu un sel qu’il peut perdre à être déplacé ; pourtant cela m’a paru drôle, et je vous le répète.

Je ne vous ai rien dit, je pense, de Mme Constance Aubert, qui écrit des articles de mode fort suivis, dans le journal le Temps. Mme Constance Aubert est fille de la duchesse d’Abrantès, et comme sa mère, elle n’a qu’une fort médiocre fortune. Junot a mal fini, comme vous savez, mon cher Monsieur, et n’a pu s’occuper de la position matérielle de sa famille, ni de l’avenir de ses enfants. L’aîné seul, le duc Napoléon d’Abrantès, possède un inaliénable majorat de 6 000 fr. M. le duc d’Abrantès fait des quarts, des tiers de vaudeville, dans le genre de notre compatriote ; voyez pourtant ce que l’argent, ou mieux, le manque d’argent peut faire des hommes ! Voilà un duc qui porte un des plus beaux noms de l’Empire, qui a eu pour parrain l’empereur Napoléon, qui s’appelle aussi Napoléon, et qui jette un pareil nom au parterre de l’Ambigu-Comique ou de quelque autre bouge des boulevards du peuple ! que d’exclamations je pourrais faire ici jusqu’à la fin de ma lettre, mon cher Monsieur, et que je ne fais pas !!!

Je me suis un peu écarté de ce que je voulais dire de la sœur, en nommant le frère ; je reviens à Mme Constance Aubert.

Je crois avoir entendu dire que M. Aubert était un ancien officier supérieur en retraite. Maintenant, si je vous parle de son épouse, ce n’est pas précisément à cause d’une célébrité littéraire qu’elle n’a pas, mais plutôt en raison d’une certaine industrie semi-littéraire, qu’elle pratique, et qui se rattache essentiellement à l’idée morale qui plane sur tout ce que je vous ai déjà écrit.

Les modes du Temps ont donc, je vous l’ai dit, et par avant vous le saviez, une certaine vogue. Elles sont spirituellement écrites, exemptes d’extravagances ou d’idées irréalisables, et par-dessus tout du meilleur monde et d’une extrême distinction. Aussi le Temps prête-t-il son bulletin des modes à une foule de journaux, et c’est là encore que les feuilles de province se renseignent. De cette façon, Mme Constance Aubert est parvenue à se faire une sorte d’autorité dans la matière, autorité qu’ont surtout appréciée les marchands et les fabricants de toute espèce. Une fois cette autorité bien acquise, les industriels sont venus chez Mme Aubert pour se faire prôner et mettre à la mode. Le marchand de meubles a envoyé une garniture de boudoir, le tapissier a tendu le salon, orné la chambre à coucher, et le lendemain l’article Ameublements a vanté le goût et la supériorité de telles ou telles fabriques. Un thé de rare porcelaine a payé une adresse adroitement placée dans une phrase ; les cartons de la lingère ouverts à discrétion chez la feuilletoniste, ont fait trouver à la première mainte pratique inattendue ; le bijoutier a toujours offert les échantillons de ses nouveautés, et l’article Modes a donné la vogue à ses ciselures, à ses pierreries. Ainsi Mme Aubert a pu (nous ne disons pas précisément qu’elle l’ait fait) se monter une excellente maison, et même placer un coupé sous sa remise. Elle a pu avoir ses fournisseurs à l’année, en réglant leurs factures avec quelques lignes de recommandation fashionable. Puis une fois approvisionnée, elle a pu encore convertir en valeur numéraire les témoignages non équivoques de la reconnaissance des grands marchands de Paris. Alors la plume devient un véritable capital qui peut fixer, jour par jour, le revenu qu’il lui convient d’obtenir. Paris entier devient un bazar où rien ne se dérobe à la main qui veut prendre car il y a longtemps déjà que cette main ne se tend plus. C’est admirable ! Ce que c’est que l’industrie ! ce que c’est que le savoir-vivre et le savoir-faire ! À coup sûr, cette révélation est quelque chose, comme peinture des mœurs parisiennes et littéraires. Mais combien d’autres choses encore j’ai vues, j’ai devinées, j’ai apprises, dans cette atmosphère agitée où j’ai vécu deux mois ! que de combinaisons inconnues, d’industries secrètes, de révélations incroyables, il me serait maintenant facile de vous raconter, pour l’histoire du journalisme en France ! Que je connaissais peu le monde, mon cher Monsieur, lorsque le 1er Février 1837, je quittai ma rue Montagne-aux-Herbes-Potagères, pour monter dans la diligence de Paris ! Que d’illusions perdues plus grandes et plus trompeuses que celles de M. Chardon de Rubempré, si médiocrement étalées dans son dernier livre, par M. de Balzac !

Je touche à la fin de mon papotage, mon cher Monsieur, voilà probablement les dernières lignes que je daterai de Paris. Y reviendrai-je jamais ? je l’ignore absolument. Ma carrière depuis déjà longtemps commencée, va reprendre son cours, et vous savez combien mes occupations à l’année sont peu littéraires. En somme, je suis enchanté d’avoir vu ce que j’ai vu, d’avoir appris ce que j’ai appris. J’ai bien senti quelques grands hommes descendre du piédestal que mon opinion leur avait bâti ; j’ai bien vu quelques personnages que j’avais peine à accoler aux figures que je m’étais créées par tels noms, ou par telles œuvres ; mais je dois dire aussi, qu’à les connaître, quelques hommes se sont élevés dans mon estime, et que le résultat de mes enquêtes m’a causé autant de véritables plaisirs que de déceptions. Maintenant je vais avoir dans mon pays une occupation agréable : ce sera de veiller tous ces noms-là au passage ; de suivre leur marche ; d’étudier leur portée ; de lire leurs œuvres et de les mieux apprécier. Je sais quels sont les hommes d’art, et quels sont les hommes d’argent. Je lirai un peu moins ce que fait aujourd’hui M. Dumas, par exemple, et je lirai un peu plus ce qu’il écrivait autrefois. Je ne m’occuperai pas de M. Gautier, très peu de M. Sue, aucunement de M. Jal, et je suivrai exactement Émile Souvestre, Léon Gozlan, Alphonse Karr, Soulié et quelques autres encore. Et puis il y a une chose qui m’a été prouvée jusqu’à l’évidence, c’est que la plus grande partie des écrivains actuels visent à se faire un avenir dans la politique ou dans le gouvernement. M. Hugo se présentera aux élections très incessamment ; M. Delavigne aussi ; M. Dumas, quand il osera l’oser, n’y manquera pas non plus. Avant cinq ans, il y aura un ministre des beaux-arts, un ministre de l’intérieur, des sous-secrétaires d’état et une foule de chefs de division, parmi les hommes que mes huit lettres ont passés en revue. Voilà M. Loève-Veimars, premier secrétaire d’ambassade ; Alphonse Royer va l’être ; Jules Janin sera ministre, quand M. Guizot sera passé de mode. Ce que je vous dis là, mon cher Monsieur, est ce qu’on apprend à préjuger en vivant ici, en recueillant des mots inconsidérément prononcés, en étudiant un peu la marche des idées nouvelles qui portent chaque jour le pouvoir gouvernemental de la France aux mains des hommes de plume. Le règne des soldats est passé ; celui des financiers aussi, celui des avocats aussi. Aujourd’hui les ministres sont de l’Académie et se vendent comme pittoresques ; c’est une nouvelle intelligence qui se fait jour. Vous pouvez juger, mon cher Monsieur, qu’ayant envisagé tout cela de près, j’éprouverai d’agréables passe-temps à suivre, même de loin, ces hommes dont l’avenir m’est inconnu, mais dont les prétentions me sont révélées.

Maintenant que je vous remercie, mon cher Monsieur, d’avoir bien voulu me prêter votre retentissante tribune, pour raconter à mes compatriotes une des études les plus curieuses pour moi, de ce voyage à Paris, à travers ces gens de lettres. Il me restera mille choses à conter à mes amis, qui sont pour ainsi dire les rognures de ces lettres, et qui pourront servir à leur édification et à leur instruction. J’irai le 1er Avril à l’Opéra, voir Nourrit faire ses adieux au public dans un bénéfice où tout ce que Paris intelligent, Paris artiste, Paris élégant et riche renferme d’élite, se trouvera réuni. J’ai payé ma stalle soixante francs. Malheureusement à habiter deux mois la capitale de France, on ne devient pas capitaliste, et je joue de mon reste. Le 3 Avril je serai à Bruxelles, nº 48 rue Montagne-aux-Herbes-Potagères, et après-midi de 2 à 4 visible dans la grande allée du Parc : redingote noire de Staub, pantalon gris mi-collant de Sicart, gilet de piqué de Blanc Palais-Royal galerie Montpensier, chapeau Gibus, canne de Thomassin, gants de Boivin, bottes vernies de Lahyrek, la moustache blonde en croc et mon petit plaid de drap noir doublé de velours raisin de Corinthe brochant sur le tout.

Je sortirai de chez moi à 2 heures précises ; je passerai par la Puterie, la rue de la Madeleine, la montagne de la Cour et la place Royale ; j’aurai souvent à la main un foulard chinois de soie écrue à ramages. À 4 heures fixes, je rentrerai chez moi par la montagne du Parc.

À bientôt donc, mon cher Monsieur !

Postface.

à monsieur le directeur de l’ INDÉPENDANT.
Mon cher Monsieur

Pour m’être occupé de Paris et de ses hommes littéraires pendant les deux mois d’absence que j’ai passés hors de Bruxelles, je me suis vu condamné, depuis mon retour, à un travail excessif qui m’a laissé fort peu de loisir. Mes écritures de bureau étaient en retard, et il m’a fallu les mettre à jour. Pourtant quelque absorbant qu’ait été mon travail, quelque isolée qu’ait été ma personne depuis un mois, il m’a été fort difficile de ne pas entendre parfois bruire à mon oreille quelques-unes de ces clameurs qui viennent du monde que je fuyais, et il m’a fallu, bon gré mal gré, songer encore à MM. les écrivains parisiens que j’aurais voulu oublier, du moins pour quelque temps ; je ne dis pas pour toujours.

On m’envoie dans ma retraite des journaux français, des journaux belges farcis de lettres, de réclamations, d’attaques et de ripostes que paraissent avoir soulevées mes lettres à l’Indépendant sur le gent littéraire de Paris. On y conteste mon existence, on veut à toute force faire de moi un pseudonyme, comme si Van Engelgom n’était pas un nom comme un autre, comme si ma famille, assez connue Dieu merci ! ne m’avait pas laissé au moins ce nom, comme inaliénable héritage !

M. Hippolyte Lucas accuse M. Alphonse Brot, je crois, d’avoir écrit ces lettres. Si j’avais quelque vanité, quel beau texte pour moi ! Car enfin, M. Alphonse Brot a fait Jane Grey ; la Tour de Londres ; Carl Sand ; la Chute des Feuilles…… Et voilà qu’on me hisse sur le même pavois que lui ! J’ai donc des dispositions pour la littérature ? Mais, d’autre part, M. Théophile Muret conteste mon aptitude dans la Quotidienne. Auquel croire ? J’aime mieux croire ce qui me flatte ! Décidément, je vais amasser cinq cents francs, pour commander un volume à M. le baron Lamothe-Langon.

Je dois dire ici combien je regrette sincèrement que M. Hippolyte Lucas ait eu l’idée d’accuser M. Brot de mon papotage. Certes, j’ai la conscience nette sur ce que j’ai écrit dans mes huit lettres ; mais pourtant j’avoue franchement que cela me convenait mieux à faire et à signer, dans la position indépendante que j’occupe, qu’à M. Brot dans la sienne. Ce que j’ai dit, c’est ce que j’ai vu le plus souvent, c’est ce que j’ai entendu, c’est ce qui m’a été rapporté avec les gens sous les yeux. Parfois ces choses m’ont été racontées par des écrivains eux-mêmes, en parlant de leurs confrères, de leurs amis. Beaucoup d’autres particularités sont connues à Paris, jusqu’à la banalité la plus large ; aussi ne me suis-je guère appesanti sur elles en vous les rapportant. Je n’affirme pas cependant que vers la fin de mes lettres je n’aie attribué à celui-ci ce qui était arrivé à celui-là ; mais cet aveu me coûte peu, car il ne repose bien certainement que sur des faits sans conséquence et que j’aurai mal retenus ; ou bien ils se rapportent à des écrivains très secondaires dont je me souciais peu, et vos lecteurs aussi. Peut-être en est-il ainsi de l’aventure de M. Muret (auteur du Chevalier de Saint-Pons, que je n’ai pas lu), bien que cette aventure ait été publiée à Paris, presque en même temps qu’à Bruxelles, et par un grand journal sérieux : le temps. M. Muret (l’auteur de Georges, ou un entre mille, que je n’ai pas lu), prétend que l’aventure ne lui est pas arrivée, et fait entendre que la raison qui rend le fait impossible, c’est qu’il est marié. Si l’aventure est réelle, voilà une raison qui explique l’emportement que met à s’en défendre M. Muret (l’auteur de Mlle de Montpensier, que je n’ai pas lu). Après cela, je dirai que l’article de M. Muret (l’auteur du Pruneau à l’Oseille, roman sous presse, que je n’ai pas lu), ne court pas risque d’être attribué à un écrivain du talent de M. Alphonse Brot, comme cela nous est honorablement arrivé ; pour les nôtres. Que M. Muret (l’auteur du feuilleton de la Quotidienne contre moi, feuilleton que j’ai lu, il faut bien le dire) attaque mes lettres et condamne leur matière, je m’en moque comme des hannetons de l’an passé et je ne me soucie nullement de me soumettre à son avis, d’après lequel j’aurais dû faire un examen des œuvres de tous les écrivains français, plutôt que d’esquisser leurs personnes et leurs allures extérieures. Cet examen critique des livres de ces Messieurs, examen que je n’ai du reste jamais eu envie de faire, devient pour moi une pensée effrayante, depuis que j’ai lu le feuilleton de la Quotidienne, signé Théophile Muret, et que j’entrevois sur un catalogue de livres parisiens au rabais, que le même M. Muret a composé sept ou huit volumes !

Non, je n’ai pas songé à m’ériger en critique de la littérature française. Ceux de mes compatriotes qui tiennent la plume dans nos journaux belges, et qui sont chargés de ce soin, le font avec un talent que je n’ai pas, et une indulgence qui rend les hommes de lettres de France très avides de nos appréciations ; Je sais maintenant, pour avoir vécu deux mois parmi ces Messieurs, de quelle façon ils critiquent mutuellement leurs productions, et je suis fortement persuadé que les rivalités, les haines, les jalousies parisiennes font si bien, que les livres français n’obtiennent pas à Paris une critique aussi bienveillante que celle qui se pratique chez nous, sans passion. C’est à ce propos des rivalités et des jalousies haineuses de la littérature française, que je rentrerai en matière pour repousser le reproche qui m’a été adressé, à moi, Belge et Bruxellois, Van Engelgom, d’avoir révélé dans les colonnes d’un journal les secrets de la vie privée de certains individus. Je rejette ce reproche qui n’est pas juste. J’ai écrit des lettres qui ne sont que la sténographie d’une partie des choses qui m’ont été racontées ou montrées pendant mon séjour à Paris, au milieu des gens de lettres dont je faisais chaque jour connaissance. Ce que j’ai écrit n’a jamais eu de caractère sérieux, et ma plume n’a effleuré que les épidermes. J’affirme que j’aurais pu la faire pénétrer dans les chairs quelquefois… J’atteste que je pouvais égratigner et blesser ; … et c’est à des écrivains que je dois la révélation exacte de maints défauts de la cuirasse… Je ne l’ai pas fait, et je dis même plus : je ne le ferai pas. Je l’ai déjà écrit : dans mes rencontres de Paris, j’ai vu maint homme descendre du piédestal où l’avait juché mon enthousiasme à distance ; c’était une illusion d’optique, qu’un sévère examen devait renverser. Mais aussi, et je le proclame hautement, j’ai rencontré bon nombre d’hommes dont la fréquentation a été pour moi le motif d’une grande exaltation d’opinion, des écrivains que j’ai logés dans le Panthéon de mon esprit.

Maintenant pour finir, je dirai ici, en toutes lettres, que bon nombre des littérateurs dont j’ai parlé dans mes articles, m’ont rencontré à Paris, et me connaissent. Ils me connaissent pour un Belge, un Bruxellois, ils savent mon nom. J’ai pris de quelques-uns d’entre eux des commissions pour Bruxelles que j’ai fidèlement remplies. L’un d’eux a reçu directement de moi l’envoi des numéros de l’Indépendant qui contenaient mes lettres. lime les a demandées par une lettre à mon adresse, Montagne-aux-Herbes-Potagères, et il n’y a pas la moindre équivoque dans les rapports que je cite ici sur mon nom qu’on semble ne pas vouloir admettre. Les hommes les mieux traités dans ma revue, ce sont ceux que j’ai rencontrés, que j’ai connus ; ceux qui se rangent dans la catégorie de M. Muret (l’auteur de sept ou huit volumes que je n’ai pas lus, et d’un feuilleton que j’ai lu), sont les individus que je n’ai fait qu’entrevoir ou dont on m’a parlé. D’ailleurs j’ai beaucoup interrogé à Paris, et il m’a beaucoup été répondu. Je n’ai dit que la partie la plus faible et la plus inoffensive de ce que j’ai appris.

J’ai d’ailleurs et pour en finir une consolation dans l’esprit, à propos de mes lettres ; c’est que si les hommes auxquels j’ai rendu justice en les présentant sous le point de vue brillant qu’ils provoquent, prenaient la plume, ou la parole, pour défendre ou excuser mon papotage, il resterait bien peu, ou rien, des jérémiades qu’a écrites dans la Quotidienne M. Théophile Muret (l’auteur d’une foule de roman et de distiquesal sous presse et sous plume, que je n’ai pas lus). Amen donc, pour cette polémique dédalienne ; n’en parlons plus, pour en avoir trop parlé.

Van Engelgom.