Première partie. À la recherche de l’énergie
I. Enquêtes sur l’Angleterre1
L’Angleterre croit que le déchet de l’énergie humaine est ce qui mérite le plus de larmes ; elle croit que la condamnation d’une grande âme à l’inutilité est la misère des misères, digne de la miséricorde des miséricordes.
George Eliot.
M. Max Leclerc est un homme actif qui, au sortir de l’École des sciences politiques, alla 1º au Brésil, où il vit quatre ou cinq révolutions et fut l’ami de plusieurs généraux olivâtres ; 2º en Allemagne, où il étudia spécialement des magistrats provinciaux, 3º en Amérique, où il monta au Capitole, observa les grandeurs et les décadences du saindoux, surprit des fraudes électorales, interviewa des curés démocrates et faillit périr dans un déraillement.
Ce voyageur attentif nous a rapporté d’Angleterre deux gros volumes qu’il a intitulés : l’Éducation des classes moyennes et dirigeantes en Angleterre ; les Professions et la société en Angleterre. 658 pages, bourrées de faits, chargées de notes, traversées à la manière anglaise, par des lignes de chiffres, un peu hâtives quelquefois et expédiées avec une agilité toute britannique, un peu dénuées de grâce, de nombre et d’harmonie, mais tout à fait exemptes de verbiage, très alertes malgré leur pesant bagage, très souvent neuves et vraiment suggestives.
M. Max Leclerc, qui s’est fait libraire, et qui, je l’espère, continuera de faire des livres, me semble▶, comme disent les philosophes, représentatif d’un groupe intéressant. Il appartient à une génération qui atteint présentement l’âge d’homme, et qui est située entre des aînés dont les généreuses intentions furent amorties par un fâcheux concours de circonstances, et des cadets sur qui les faiseurs de réformes ont peut-être essayé trop de systèmes prétendus perfectionnés.
Cette génération arrive aux affaires publiques, à la notoriété littéraire, aux grandes entreprises d’exploration ou de science. Je crois que l’on doit beaucoup attendre de sa prochaine maturité. Elle est trop jeune pour être liée par les rancunes inévitables qu’ont semées les luttes anciennes pour la liberté. Mais, avant d’entrer dans ce morne désert, qu’est l’histoire de France depuis vingt-cinq ans, elle a été secouée par une émotion dont elle ressentira toujours le contrecoup. Elle se souvient de la Guerre. Elle a une notion vive et douloureuse de ces événements, déjà lointains, qui, pour les potaches d’à présent, sont lettre morte, matière d’examen, comme la bataille d’Azincourt ou les traités de Westphalie. Elle n’a qu’à fermer les yeux, pour retrouver, dans ses visions d’enfance, le cauchemar inoubliable qui lui dicte son devoir. Je revois encore le triste mur où j’épelais, au sortir du collège, nos bulletins de défaite ; j’entends la voix d’un ouvrier qui lisait tout haut, dans une rue de Niort, parmi des groupes violents, l’horrible papier de honte et de félonie : « Le maréchal Bazaine a capitulé… »
Dès lors, il ne faut pas s’étonner si les meilleurs d’entre nous, lorsqu’ils voyagent à l’étranger, rapportent volontiers leurs observations et leurs expériences à une idée fixe. Ils cherchent, au dehors, des raisons d’agir et des motifs d’espérer. Surtout, lorsqu’ils étudient un peuple vigoureux et sain, ils voudraient lui prendre le secret de sa force et rapporter le philtre merveilleux à cette chère nation qu’un politicien brutal a surnommée la « femme malade » et qui est, comme toutes les femmes, capable de sourire en d’atroces douleurs.
Plusieurs raisons ont déterminé le cadre où M. Max Leclerc a circonscrit sa monographie. Il est entré dans cette fourmilière anglaise, où l’on trouve, de vingt minutes en vingt minutes, des villes de 100 000 habitants et plus. Il est allé voir ce pays de Cocagne où le mariage n’est pas une retraite pour les hommes de trente-cinq ans ; où les jeunes gens épousent des jeunes filles, même sans dot ; où les ménages ont encore le courage de faire des enfants ; où les poètes-lauréats ne se consacrent pas officiellement à la pornographie ; ou les livres sont lus, où le gouvernement est respecté, où il y a enfin des volontés fermes et des cœurs entreprenants. Son voyage en Angleterre répondait à des préoccupations très précises. M. Leclerc appartient à cette École des sciences politiques dont le programme, tracé par de fermes esprits, est appliqué, depuis vingt ans, par une souple et robuste intelligence, doucement rebelle aux résistances et prompte à rayonner sur les hommes et sur les choses qui l’entourent. M. Émile Boutmy, qui avait montré lui-même, avec un art si savant, la structure et le mécanisme de la société anglaise, désirait qu’un de ses disciples découvrît, en quelque sorte, les réservoirs cachés où cette machine puise son mouvement et sa vie. L’énoncé du problème à résoudre était ainsi conçu :
Où s’instruisent et comment se forment, de l’autre côté de la Manche, les classes supérieures ou moyennes, où la politique recrute-t-elle ses parlementaires et ses diplomates, l’administration ses fonctionnaires, la guerre et la marine leurs officiers, l’industrie ses directeurs techniques, le commerce ses agents, la philosophie de si profonds penseurs, la littérature, l’histoire, la science tant de talents originaux ? Quels moyens de préparation ont été mis à la portée de cette élite, que nous rencontrons sur tous les points du globe, toujours prête, toujours en nombre, adaptée à toute la variété des œuvres à accomplir, ouvrière infatigable de la grandeur nationale ? Qu’a-t-elle dû à la famille et à l’esprit public, à l’école et aux pédagogues ? Qu’ont fait pour elle l’État et la loi ?
Au fur et à mesure qu’il rédigeait son rapport, M. Leclerc apercevait, d’une vue plus nette, les différences profondes qui séparent notre race de la race anglo-saxonne. En même temps, une instinctive préférence l’inclinait vers le système anglais.
Mettez l’une à côté de l’autre une famille anglaise et une famille française. Et demandez-vous :
1º Si là-bas, comme chez nous, l’instruction publique est tout entière tournée vers je ne sais quel dilettantisme scolaire où la vie de l’âme n’a point de part ;
2º Si les années de jeunesse, celles où l’on doit rêver, oser, entreprendre, sont prises en Angleterre, comme chez nous, par les examens et par les concours ;
3º Si l’on voit là-bas des hommes de trente ans, fourbus par diverses agrégations et déjà vieux avant d’avoir été jeunes.
Après cette excursion au pays des volontés fortes et expérimentées, revenez au pays des diplômes, et comparez !
Le livre de M. Max Leclerc est courageux. Il faut du courage, en France, pour dire ce qu’on a vu île bien hors de nos frontières. Quiconque ose déclarer que tout ne marche pas pour le mieux dans la meilleure des Républiques est aussitôt accusé, par des patriotes en chambre, de diminuer notre prestige national. M. Max Leclerc, comme tous ceux qui ont un peu couru le monde, a vu le recul de notre race. N’étant point fonctionnaire, ni ministre, ni porte-plume d’un ministre, il n’a point d’intérêt à cacher la vérité et il la dit. Quelle dissemblance dans la hiérarchie des sentiments, dans les rapports mutuels, dans les habitudes prises, dans les méthodes usitées ! Ici, l’enfant est presque toujours le tyran du père et de la mère, tyran choyé, dorloté, bichonné, devant qui l’on aplanit les routes, pour qui l’on voudrait semer des chemins de roses et dérouler des tapis de velours, tyran-joujou, dont les paroles sont pieusement recueillies, dont les grâces sont exhibées, et que l’on applaudit comme s’il était créé et mis au monde pour devenir cabotin. On le subit et on le surveille. Il dîne à la table des parents dès qu’il peut se tenir sur une chaise. Tout est subordonné à sa mince personne. Voyages, entreprises, aventures, grands desseins et grandes actions, tout ce qui fait le prix de la vie, on n’ose plus y songer dès qu’on a un enfant. Pour beaucoup d’entre nous, la paternité est une retraite. C’est pourquoi le titre de « papa » est devenu un peu ridicule. Il fait penser à une paire de pantoufles inamovibles. Il vieillit de dix ans celui qui le porte. En effet, sauf des exceptions qui se font de plus en plus rares, il n’y a plus de jeunes papas. Le bourgeois de France se marie tard. Son égoïsme, son amour de la grosse dot, joints à la tutelle où nous maintient notre beau régime d’examens, prolongent les célibats jusqu’à des limites invraisemblables et font, de nos célibataires, des maîtres cuisiniers dans l’art d’accommoder les restes. À l’âge où Robespierre fut guillotiné, où Napoléon organisait sa huitième campagne, où le général comte Lasalle fut sabré, où Victor Hugo publiait son dixième volume, on passe maintenant pour un jouvenceau, pour un « débutant » ; on flirte avec les jeunes filles ; on invente des figures de cotillon ; on intéresse les dames âgées, on se prend sérieusement pour un « petit jeune homme ». C’est grotesque.
Là-bas, dit M. Max Leclerc, l’enfant est élevé avec une salutaire rudesse par des parents qui sont encore assez jeunes pour ne point se résigner à l’inertie ou à la médiocrité. Le père a trop d’affaires sur les bras et de projets en tête pour assister, tous les jours, à l’emmaillotement et au bain de sa progéniture. Il n’appartient pas à cette catégorie de prud’hommes que les femmes d’esprit appellent des chauffe-la-couche, et qui se recrute parfois parmi les noceurs attendris et fatigués. On ne voit pas, d’ailleurs, que les bébés soient moins heureux pour cela. Dans leur nursery, ils sont chez eux, dans un domaine qui leur est propre et où ils peuvent faire l’apprentissage du self-government.
« Dans la nursery, comme dans le monde, dit M. Herbert
Spencer, la seule discipline salutaire, c’est l’expérience des conséquences bonnes ou
mauvaises, agréables ou pénibles, qui découlent naturellement de nos actes. »
Si le mioche tombe, il se ramassera, et il saura désormais, par la bosse de son
front, que les planchers sont durs. Le célèbre critique John Ruskin, qui, à propos de
littérature et d’art, s’occupe un peu de tout, a indiqué les caractères principaux d’une
nursery modèle : beaucoup d’air, point de dentelles aux berceaux ;
ni tapis, ni fanfreluches, lits durs ; nourriture simple ; murailles nues et propres.
Et, à son tour, M. Leclerc trace un
tableau enchanteur de ces
vastes salles où les petits s’amusent, se chamaillent et déjà se cognent comme s’ils
étaient grands. Le tub est là, et l’éponge, et le savon, et l’eau froide, tout ce qui
nettoie, durcit et tonifie. Les vêtements sont amples et commodes. Point de satin ni de
soie. Des sarraus bien blancs, salubres, et qu’on pourra laver s’ils attrapent des
taches. Quand on a lu cette page, on voudrait retomber en enfance et devenir un baby ou un boy.
Indépendance, individualisme, souci de laisser à la personne humaine l’espace
nécessaire à la pousse de ses facultés, voilà le trait essentiel de l’éducation
anglaise. Le père et la mère ne veulent point gêner leurs enfants par d’inutiles
cajoleries, par ces gronderies incessantes dont nous sommes coutumiers, par cet
espionnage craintif et tendre, par lequel nous tuons l’esprit d’initiative et l’habitude
de la responsabilité. Ils se conforment à ce conseil, que Guizot adressait à sa mère,
restée au Val-Richer avec ses petits-enfants : « Ne soyez pas trop avec eux ; laissez-les souvent seuls. »
D’ailleurs, ils n’entendent pas
davantage être gênés par la postérité qu’ils ont mise au monde. Chez nous, le mari passe
ordinairement au second plan, dès qu’il a commis l’imprudence de pourvoir à la
perpétuité de sa race. C’est un prince consort, utile et négligé. Le triomphant bébé,
orgueil et souci de la mère, le
chasse de ses prérogatives et
quelquefois de ses appartements. Chez nos voisins, les époux, quelle que soit leur
contribution au peuplement de la vieille Angleterre, continuent de vivre l’un pour
l’autre. La femme, au lieu de borner son rêve aux quatre murs qui enclosent les
prudentes et ennuyeuses destinées, admire son mari en proportion des entreprises où il
se lance, des matches qu’il affronte, des records qu’il détient.
Le savant Milne-Edwards se promenait un jour dans un des parcs d’Oxford, en compagnie d’un homme politique et d’un professeur.
— Comment se fait-il, dit Milne-Edwards, que vos jeunes gens, élevés à faire un peu de latin et de grec et à dépenser beaucoup de temps au cricket et au boating, deviennent tout bonnement des hommes de premier ordre, de grands hommes d’État, des Palmerston, des Gladstone ?
— C’est bien simple, répondit le professeur, but they have got english mothers, c’est qu’ils ont des mères anglaises.
De la nursery, passons au collège.
M. Max Leclerc a visité les internats urbains de Bristol, le collège de Marlborough, l’University college school de Londres, le Dulwich college, le Middle class school de Cowper Street, dans la Cité, les établissements scolaires de Birmingham, les instituts pédagogiques de Liverpool et de Manchester, les maisons d’éducation fondées par les fermiers du Devonshire, et un grand nombre d’écoles « privées », particulièrement réservées à ceux qui peuvent payer de fortes sommes.
Le collège de Harrow-on-the-Hill l’a surtout retenu et séduit.
C’est à l’ouest de Londres, à une demi-heure de la ville, en pleine campagne :
… Sous le ciel bleu, coupé de gros nuages blancs aux flancs rebondis, parmi les prairies à l’herbe épaisse et drue, où paît un bétail vigoureux, des bouquets d’arbres espacés de loin en loin et des maisonnettes rouges, éparses dans la verdure ; une colline escarpée se dresse empanachée de chênes et d’ormes centenaires et, au sommet, un clocher aigu ; des toits de tuiles percent le feuillage, des pignons curieusement découpés se détachent sur le ciel : c’est Harrow-on-the-Hill.
Rien n’annonce, dans cette petite ville coquette, presque entièrement formée d’élégantes maisons de campagne, une école rivale d’Eton, Vanves, sur sa hauteur, est une masse imposante, une grande machine. Ici, les maisons des maîtres sont dispersées. Ce sont de belles villas, entourées de jardins Quelques-unes sont nichées dans des coins très pittoresques. Au pied de la colline, s’étalent de vastes prairies, réservées aux ébats du cricket et du football.
Les élèves vont et viennent dans les larges avenues. On les reconnaît à leur uniforme : chapeau de paille très plat, orné d’un ruban bleu, grand col blanc, pantalon gris. Le plus ancien des maîtres du collège, M. Bowen, directeur de la « division moderne », a fait au voyageur français les honneurs de sa maison. Il habite un vaste logis, attenant au pavillon occupé par ses quarante pupils, qui peuvent venir, sans formalité aucune, le consulter sur leurs travaux. Chaque élève a sa chambre, qu’il peut meubler et orner selon son goût. Les repas sont pris en commun, dans un vaste dining hall, où les boys descendent individuellement, sans cérémonie, sans toutes ces marches, contremarches, haltes, conversions et autres parodies militaires, dont abuse la stratégie de nos maîtres d’étude. Pendant les récréations, qui sont fréquentes et longues, M. Bowen, malgré ses cinquante ans, quitte volontiers sa veste pour se livrer aux luttes violentes du football. Les classes ne durent guère plus d’une heure. Les devoirs écrits sont rares. Point de ces cours suivis, qui transforment parfois nos classes de rhétorique en conférences odéoniennes. Les Anglais pensent que la littérature ne s’enseigne pas, et qu’une heure de dissertation sur un auteur ne vaut pas la simple lecture d’un texte. Les notions historiques sont distribuées un peu au hasard, à propos des auteurs expliqués ou des faits rencontrés en chemin. Quant à la géographie, les Anglais estiment que, pour l’apprendre, il suffit de courir le monde.
Au sortir du collège, les boys se répartissent entre les universités, les professions libérales, l’armée et les affaires.
On sait que les universités d’outre-Manche ne sont point, comme nos « Facultés », des instituts d’État où des fonctionnaires, engrenés dans les rouages de l’administration, répandent avec une régularité automatique, la science et les diplômes. Ce sont de libres associations, constituées par des dons et legs, et vivant de leurs propres revenus.
Là-bas, on n’est pas obligé, pour être avocat, d’échelonner sur trois années (où Bullier prélève la plus grosse part), des examens de droit qu’un esprit moyen peut préparer en trois mois. Chez nous, au lieu de se battre contre la vie, on se bat contre des programmes. Je frémis en songeant qu’en mes jeunes années je cherchais non pas à bien écrire, mais à imiter le style de l’honorable inspecteur qui présidait le jury d’agrégation ! Je m’interroge moi-même : j’ai fait cinq rhétoriques ! J’ai été refusé deux fois à l’École normale. Je suis resté trois ans dans cette école. Et je n’ai pas eu trop de trois années de liberté, de voyages, d’initiation pratique, puis de quatre années d’apprentissage dans un grand journal pour apercevoir, trop tard, les lacunes énormes que cette scolarité prolongée creuse dans l’esprit et dans le cœur2 !
M. Max Leclerc a été vivement séduit par Oxford. Qui pourrait, en effet, résister au sortilège de la vieille cité universitaire, si surannée et si fleurie, gothique et jeune, découpée en clochetons, ajourée en fines dentelles, parée de lierre et de chèvrefeuille, merveilleuse relique, conservée par miracle dans un décor de vastes pelouses, d’eaux joyeuses et de claires feuillées ? Oxford est un paradis délicieux et triste. J’ai passé, dans le cloître de Magdalen college, des moments incomparables. Il n’est pas de plus douce retraite. La paix de cette solitude, les ombres que les arceaux dessinent sur le dallage blanc, les branches parfumées qui tremblent, toute la grâce de ce lieu unique au monde est une invitation au rêve, à la griserie sentimentale, au deuil de ce qui n’est plus, au regret vague de ce qui n’a pas été, à l’attente douloureuse de ce qui ne peut pas être… Là-bas, sous les grands, platanes dont les rameaux traînent à terre, un Français songe inévitablement aux années de sa jeunesse, consumées dans les laideurs de notre « quartier latin », parmi des gargotes, des monômes, des « chahuts » et des « vadrouilles ». Tous les poètes devraient aller à Oxford, afin d’y faire une cure d’apaisement, de fraîcheur et d’oubli.
Mais je ne sais pas si la science positive, qui veut plus d’alacrité et moins de songes, s’accommode aussi bien de ces conditions. Travaille-t-on beaucoup dans ce calme et dans ces inquiétantes délices ? « Nous sommes trop tranquilles, me disait le professeur Gardner. Nous ne faisons rien. » Et, accoudé à sa fenêtre, il aspirait, les yeux mi-clos, la bonne senteur des acacias fleuris.
Je crois que l’enseignement de nos facultés vaut mieux que celui des Universités anglaises. L’Angleterre possède un admirable linguiste : Max Müller. Mais il est Allemand.
Ainsi, les questions, les objections se pressent, à mesure qu’on lit ces deux gros
volumes, dont je n’ai pu ébaucher qu’une légère esquisse. M. Max Leclerc professe, pour
l’Angleterre, un enthousiasme qui est, à la fois, l’effervescence d’un néophyte et
réchauffement d’un disciple de Taine. Peut-être est-il trop tenté, comme Thomas
Graindorge, de ne voir chez nous que des tics, des déformations et des bassesses. Lui
aussi, il regarde nos bourgeois comme des « grigous effarés et vieux »
,
nos fonctionnaires comme des « employés hébétés et ratatinés »
, nos
femmes, comme de « petites vaches bouffies »
… Il n’en faut pas moins
remercier M. Leclerc. S’il a pu,
même par l’excès de son
enthousiasme anglophile, détruire certains préjugés malfaisants, stimuler notre
amour-propre, secouer nos torpeurs, réveiller en nous l’esprit d’initiative et d’audace,
il a servi efficacement une cause à laquelle plusieurs des hommes de sa génération
comptent se dévouer.
II. La découverte de l’Amérique3
L’Amérique a été découverte plusieurs fois D’abord par Christophe Colomb, comme chacun sait. Mais, depuis le jour où ce navigateur, cherchant la route des Indes, rencontra un continent imprévu, les flibustiers, les économistes, les poètes et les psychologues se sont jetés sur le nouveau monde. Les conquistadores, célébrés par les histoires du capitaine Bernal Diaz et par les sonnets de notre José-Maria de Heredia, mirent flamberge au vent pour conquérir, là-bas, l’El Dorado, la Castille d’Or, les richesses inépuisables dont rêvent encore, en leurs insomnies, tous les gueux, tous les ruinés, tous les « décavés » de la vieille Europe.
Plusieurs nobles maisons d’Espagne échappèrent ainsi à de fâcheux créanciers et donnèrent quoique lustre à leurs blasons décrépits.
Plus tard, Chateaubriand, qui étouffait en Europe, traversa l’Océan afin de respirer à l’aise et, d’oublier le bruit des passions humaines en écoulant la vaste rumeur des forêts vierges, des savanes inexplorées, des fleuves et des cataractes. Il rapporta, de cette expédition, des cahiers de notes dont il se servit plus tard pour rajeunir, ensauvager, agrandir l’âme des Français que la prose des salons et la versification des collèges risquaient de rétrécir et d’attrister. Aujourd’hui, les personnes qui sont agacées par notre civilisation timide, par nos alignements administratifs, par tous les menus défauts de notre démocratie, prennent un billet aux guichets de la Compagnie transatlantique et filent, à toute vapeur, vers les tramways à câble, les chemins de fer aériens, les ascenseurs, les téléphones, les monte-charge, les télégraphes, les locomotives, dont l’énorme machinerie emplit de mouvement et de tapage les avenues de New York.
Ces voyages, racontés au jour le jour sur des carnets de route, aboutissent à une enquête fort intéressante, où apparaît peu à peu la figure exacte de ce pays attirant et monstrueux. Nous découvrons beaucoup l’Amérique en ce moment. J’ai enregistré les témoignages de nos principaux américanistes. J’ai versé au dossier (on s’en souvient peut-être) les notes juvéniles, très pratiques et très enthousiastes, de M. Max Leclerc ; les récits un peu inquiétants du baron de Mandat-Grancey ; les gracieuses peintures de Mme Bentzon ; les souvenirs, très instructifs, de M. de Varigny ; les informations précises du marquis de Chasseloup-Laubat, ainsi que les rapports de M. Bonet-Maury sur la tentative des curés, des pasteurs, des rabbins, des muftis et des bonzes qui exposèrent leurs religions à la World’s Fair de Chicago. J’ai analysé Outre-Mer de M. Paul Bourget4. Devant cette liasse de documents, on doit se résigner d’avance aux dénombrements incomplets. Mais je me ferais scrupule de passer sous silence le livre de Mlle Dugard.
Cet ouvrage n’est point déplacé parmi les travaux des hommes remarquables ou considérables que je viens de citer. Il nous donne, avec une singulière fraîcheur, les impressions d’une jeune fille qui débarque pour la première fois en Amérique. Mais, entendons-nous. Ce n’est pas le diary d’une jeune personne qui tient correctement son journal de voyage afin de faire des progrès en « style » et d’être récompensée, au retour, par l’admiration de ses parents. Éloignons d’ici l’image de la demoiselle bourgeoise qui ne sort que sous la direction des domestiques, ne lit que sous l’œil d’une mère soupçonneuse, ne pense que sous le verbe des conférenciers et partage sa vie entre des besognes qui l’assomment et des amusements qui la détraquent. Les héros habituels de M. Henri Lavedan ne trouveraient pas ici une de leurs sœurs. Ancienne élève de l’École normale supérieure de Sèvres, agrégée des lettres, Mlle Dugard enseigne au lycée Molière. Je crains de lui nuire aux yeux de certaines personnes en révélant ces particularités qui ne sont pourtant pas déshonorantes. Voilà Mlle Dugard classée parmi les femmes instruites. Or, il y a au fond de tout Français, même en ce siècle de lumières, un bonhomme Chrysale qui réclame volontiers contre l’instruction des femmes. Toutefois, si quelques personnes, encore attardées dans de vieux préjugés, pouvaient croire que la culture de l’esprit, est incompatible avec la grâce, je les engagerais précisément à lire ce livre. Certes, il atteste une science variée, solide, puisée aux sources, réglée par d’excellentes méthodes. La doctrine des maîtres éminents qui n’ont pas cru déroger en apportant le secours de leur parole aux aimables et sérieuses pensionnaires de Sèvres, se marque dans ces pages et en soutient, pour ainsi dire, le tissu brillant. On y trouve aussi des ressouvenirs de lectures récentes, notamment un écho répété de Taine et de Chevrillon, dont Mlle Dugard imite avec un rare bonheur les réussites pittoresques. Les femmes, même les plus distinguées, ne peuvent résister à cet instinct d’imitation qui est le fond de leur nature… Mais, à mesure qu’on avance dans cette lecture, la personnalité de l’auteur se dégage, en dépit des leçons apprises et des diplômes conquis. L’expression toute fraîche des sensations originales affleure à la surface de cette science et ne perd rien à venir de si loin. Tel, un rayon de lumière qui, en traversant des « milieux » très riches et très divers, se colore de nuances précieuses.
Ceci, par une certaine surcharge de pinceau et par une façon brusque d’amener, de « piquer » à la fin d’une description, l’anecdote topique, le « fait significatif », rappelle, à s’y méprendre, les Notes sur l’Angleterre, de Taine :
Neuf heures du soir. — La mer est bleue, d’un bleu profond, presque uni et rosé à l’occident ; un trois-mâts passe près de nous, ses voiles déployées gonflées au vent du large ; les marins se saluent de l’un à l’autre bord, et longtemps nous suivons des yeux sa silhouette se profilant blanche sous les rougeurs du soir… Maintenant c’est le crépuscule ; le ciel s’efface, l’eau bleue s’éteint, et la nuit descend légère, étendant sur le vide une ombre transparente où les rayons du jour ont laissé leurs reflets. Et voici que, dans l’ombre étendue, des phosphorescences s’allument ; jaillissant autour du navire, aux volutes qu’il soulève, elles roulent leurs clartés d’or dans le ruissellement nacré des vagues et s’écoulent en une fluidité pâle qui argente l’écume, tandis que d’autres, s’éteignant et brillant tour à tour, palpitent au loin sur le sombre des flots, qu’elles traversent d’un frisson lumineux, et nous glissons en une blancheur sur l’obscurité limpide, comme éclairée de fuyantes étoiles… « Savez-vous que ce ne sont que des mollusques, une sorte de jelly-fish dont le corps a la propriété de dégager des phosphores au contact de l’air atmosphérique ? » demande près de moi une forte voix nasale. — C’est mon nouvel ami, un médecin américain dont j’ai fait la connaissance ce matin même, qui est venu s’accouder au bastingage, et, dans le silence de la nuit enchantée, il me fait une dissertation sur les poissons gélatineux.
Mais ceci est bien (si je ne me trompe) de Mlle Dugard :
San Francisco, 16 août.
— Des fleurs ! des fleurs !
Sur le quai de San Francisco une petite fille offre des roses, des chrysanthèmes du Japon aux pétales effilés, des pois de senteur aux couleurs fraîches, et cette vision aimable, une des premières que j’aie eues en débarquant, m’est restée si vive, que pour exprimer l’attrait de la Californie il ne me vient que l’image d’une corbeille de fleurs souriantes…
Un seul spectacle gâte cette ville aimable et vous y redonne brusquement des sensations d’inachevé du Far West : c’est celui des Chinois, plus nombreux qu’à Portland, et plus âpres : ils sont là quarante mille pullulant comme des rongeurs, dont ils ont l’œil rapace, les dents aiguës, la queue mince et jusqu’aux habitudes de vie souterraine… La Chinatown, où nous descendons avec un détective, est un quartier immonde… On sort de ces antres, alourdi, envahi d’animalité, et il ne faut rien moins que toutes les élégances de San Francisco, les avenues claires, les fleurs, les femmes aux manières affinées, pour effacer quelque peu cette vision de barbarie.
J’aime aussi cette esquisse de l’arrivée à New York. La femme s’y révèle par une certaine peur des foules, par le goût du chez soi, de l’« installation », par la recherche du coin préféré, loin des cohues :
On débarque dans la ville basse, et longtemps, au milieu des foules tumultueuses dont on ne distingue au crépuscule, maintenant descendu, que l’agitation continuelle, des tramways qui passent rapides et débordants, avec un sifflement d’acier, on va par des rues droites, régulières, s’allongeant entre des constructions de dix et quinze étages et des alignements de maisons de briques, toutes pareilles, monotones, interminables. Enfin, près de Union square, voici l’hôtel, block de pierre massif et d’aspect confortable avec des échelles de fer descendant de balcon en balcon pour fuir en cas d’incendie. Dans le vaste hall ruisselant de lumières électriques, une douzaine de nègres en habit noir et cravate blanche vous entourent, empressés, et à peine a-t-on aperçu les galeries somptueuses, les salons aux sièges profonds et bas, les tables chargées de verreries et de fleurs, qu’on est installé dans sa chambre, grande pièce nue, avec une large fenêtre, un tapis blanc et un bassin de marbre où l’eau coule abondante ; un nègre vous apporte des glaces, et l’on s’étend sur un rocking-chair, avec une joie de solitude et de fraîcheur, près des rideaux de neige où monte encore affaiblie la grande rumeur de la ville américaine.
Ceci encore. C’est un tableau, pris sur le vif, à l’université de Wellesley, où plus d’un millier de filles étudient le grec et le latin :
Au dîner, dans le large réfectoire aux tables étincelantes où elles prennent leurs repas avec les professeurs, toutes descendirent en toilettes légères, de crêpe rose ou bleu pâle, quelques-unes décolletées, avec, au corsage et dans les cheveux, des guirlandes de feuilles cueillies dans le parc, ces feuilles de l’automne américain, rouges et semées d’or, pareilles à des fleurs. En ces robes de soirée, elles-mêmes servirent le repas très simple — des viandes et des légumes bouillis, des pâtes sèches, des fruits, de l’eau, — mais animé de causeries ; au dessert, une d’entre elles, enfant de dix-sept ans qui avait voulu ménager une « surprise », arriva de l’office déguisée en négresse, la tête coiffée d’un madras jaune, aux oreilles de larges anneaux d’or, les dents blanches brillant dans sa figure noircie : ce fut une gaieté, et le repas finit en de frais éclats de rire…
Le lendemain on travaillait. Dès sept heures et demie, les étudiantes circulaient dans le collège ; les unes, simplement vêtues d’une jupe de lainage foncé et d’un corsage de toile serré d’une ceinture de cuir, transportaient des seaux, époussetaient, balayaient les galeries, droites, avec des allures de reine ; les autres, en toge noire et bonnet carré, costume dont leur grâce atténue le pédantisme, la toge se drapant en plis souples et le bonnet mêlant sur leur front son gland de soie légère aux boucles de cheveux, traversaient le hall, toutes affairées, ne s’arrêtant que quelques secondes pour lire les nouvelles d’Amérique et d’Europe que l’administration du collège fait chaque jour inscrire sur un tableau à l’entrée des galeries, ou pour choisir, dans les corbeilles de fleurs des marchands ambulants groupés sous les palmiers, des touffes de violettes, d’anémones et de roses.
Vit-on jamais université plus attrayante ? Nous voilà loin de cette geôle, heureusement
abolie, que Rabelais appelait « le punais lac de Sorbonne »
.
Chez nous, les mots de collège, d’école, d’université éveillent plutôt des idées sombres et moroses. Les réformes qui ont modifié notre système d’instruction publique n’ont pas encore détruit tout à fait dans notre pays le type affreux du potache, l’abominable silhouette de l’étudiant « vadrouilleur » et la triste figure du pion. Notre frivolité latine persiste à voir, aux mains de tout instituteur, une férule de magister et, aux jambes de toute institutrice, une paire de bas bleus. Les Anglo-Saxons, experts à parer et à fleurir les choses sérieuses, savent associer la science avec la joie. Les Français qui voyagent en Angleterre et en Amérique sont étonnés et ravis de trouver, là-bas, des paradis universitaires. Oxford est un asile merveilleux et doux, qui offre aux jeunes étudiants et aux vieux professeurs l’abri de ses arceaux gothiques, où s’épanouit, parmi les verdures tenaces du lierre, la floraison parfumée des chèvrefeuilles. Rien de plus souriant que cette cité grave, également propice à l’allégresse des aurores et à la sérénité des crépuscules. J’y ai passé des heures calmes et bénies… J’imagine que Mlle Dugard, en traversant les pelouses, les jardins, les bois où s’élèvent, près d’un lac, les cottages, les laboratoires et les bibliothèques de Wellesley, songeait à cette idylle où le poète Tennyson a fondu les couleurs les plus tendres, les nuances les plus irréelles, toutes les suavités de l’azur, toutes les douceurs de la lumière matinale, toutes les blancheurs de la neige, et l’or pâle des moissons blondes, et la clarté transparente des roses effeuillées, pour nous peindre, d’un pinceau léger, une université idéale, habitée par des doctoresses divines, au pays des fées.
D’ailleurs, on travaille ferme à Wellesley. Le canotage, la bicyclette, les soins du ménage, la lecture des journaux, la musique, les visites, les offices, l’escrime, le flirt, les œuvres de bienfaisance n’empiètent jamais sur le temps réservé aux cours. Et quels cours ! Mlle Dugard assista dans la même journée : 1º à une dissection de lapins, préalablement empoisonnés par des préparations chimiques ; 2º à une dissertation sur Shakespeare et sur le drame au xvie siècle ; 3º à une conférence sur les phénomènes inconscients dans l’état normal et hypnotique, avec discussions des psychologues français, Janet, Binet, Ribot ; 4º à une leçon sur la théorie de la connaissance d’après Platon, avec lecture et commentaires du Protagoras dans le texte. Ce n’est pas tout. Notre voyageuse regarda les programmes de la maison et recula, presque effrayée. Voici un résumé sommaire de ce que les jeunes Américaines apprennent à Wellesley, ainsi que dans les universités de Vassar et de Bryn Mawr : Problèmes du travail ; origines et essais de solution ; progrès et condition actuelle des classes ouvrières ; législation des fabriques ; problèmes sociaux ; famille, divorce, paupérisme, charité, crime, folie, système pénitentiaire moderne, immigration ; — histoire et progrès des idées religieuses du peuple israélite ; les inscriptions cunéiformes, et l’Ancien Testament ; patristique grecque ; — théorie de Hegel sur le beau ; — la doctrine de révolution appliquée à l’explication des modes de conduite individuelle ; système de Wundt ; discussion de l’influence de Saint-Simon et des utopies sociales de Cabet, Fourier et Owen ; étude du socialisme scientifique de Karl Marx et des révolutions industrielles imaginées par Louis Blanc et Lassalle ; — théorie des équations ; — botanique médicale ; — zoologie philosophique ; étude de la conformation et des mœurs des insectes ; lecture et discussion de Darwin, Spencer, Wallace, Weisman, etc. ; — hébreu, sanscrit, mécanique, calcul intégral et différentiel, astronomie, embryologie.
Cette journée de labeur un peu tumultueux s’acheva par une impression que Tennyson eût aimé à mettre en vers, après l’avoir goûtée dans la prose de Mlle Dugard :
Les cours finis, pendant qu’au Hosfrord parlor, salon avec tables chargées de brochures, rocking-chairs, colonnades, statues, pièce d’un goût disparate, à la fois musée et salle de travail, un professeur me dit la vie des étudiantes, leur forte culture biblique, leurs sociétés de philanthropie, le bien qu’elles font au sortir du collège, et que j’essaye d’ordonner ces images confuses de jeunes filles faisant le ménage et expliquant du grec, priant à la chapelle et offrant des tête-à-tête aux jeunes hommes, portant la robe de bal et la toge de docteur, par la baie du parloir ouverte sur le lac Waban j’aperçois, comme pour accentuer plus fortement ces contrastes, un groupe d’étudiantes descendre par un taillis jusqu’au bord de l’eau bleue, détacher les barques amarrées à la rive et, en quelques coups d’aviron adroits et fermes, disparaître rapides vers les lointains du lac.
Les motifs ingénieusement fixés, les « instantanés » saisis au vol,
même les tableaux dessinés, peints et, comme on dit, « poussés » avec une habileté
patiente, foisonnent dans ce livre. J’ai noté, au passage, dès la page 2, cette
définition de la beauté des Américaines : « un charme étrange de souplesse et de
force, comme une grâce de fleur sans la fragilité »
. J’ai marqué d’un signet
la page 70, où apparaît l’amusant croquis d’une soirée familiale, chez les Mormons, dans
la maison du docteur X…, membre influent de la « Société des saints ». Le lecteur
s’attardera volontiers aux pages 106 et 107, afin de camper avec l’auteur, dans une
clairière, à l’ombre des cotonniers, tout près des blocs de granit rouge où
retentissent, en cascades prodigieuses, les eaux pourprées du Colorado.
Ailleurs, c’est une visite à des écoles nègres, ou bien, dans une église baptiste, un
congrès de gentlemen quarterons et de ladies noires. Puis, on s’arrête à Boston,
« la terre classique des États-Unis, la patrie des Poe, des Lowell et des
Emerson, un coin d’études silencieuses et presque d’antiquité »
. Il faut lire,
d’un bout à l’autre,
le chapitre qui commence par ces mots :
« Nous descendons la côte sèche et parfumée jusqu’au Mexique, nous arrêtant à
de jolies villes aux noms sonores… »
Mlle Dugard est revenue de cette exploration avec un peu de mépris pour le vieux monde et beaucoup d’admiration pour les États-Unis.
Il lui a ◀semblé▶ que l’Amérique était le royaume des femmes, ou, pour parler plus
précisément, le royaume des jeunes filles : « Voilà nos reines, lui disait un
brave Yankee, en montrant du geste les passagères d’un paquebot, voilà nos déesses,
goddesses. »
Chez nous, les jeunes filles, malgré les
hommages, parfois indiscrets, dont elles sont entourées, n’ont pas encore obtenu, en
dépit des apparences, le véritable droit de cité. Elles oscillent de leur état ancien,
qui était une sujétion bien ennuyeuse, à un état nouveau, dont la modernité alarme nos
habitudes. Elles sont affranchies, émancipées. Elles ne sont pas libres, si l’on entend par liberté un bénéfice qui suppose des charges et impose
des devoirs. Elles occupent une situation intermédiaire, quasiment fausse, une position
d’attente et de disponibilité. Elles ressemblent à ces stagiaires : qui sont obligés de
soupirer, du matin au soir, après une place. Elles vont au bal comme leurs frères vont
aux examens, et il n’est pas rare de voir leurs mères, en ces concours mondains, appuyer
savamment leurs
candidatures. Pauvres petites ! On regrette de
voir ainsi leur gracieuse et honnête coquetterie se compromettre en des avances
intéressées. On les voudrait moins désœuvrées, par conséquent moins promptes à
rechercher, pour s’occuper, l’alliance du premier venu, plus aptes à profiter et à jouir
du printemps trop court où fleurit leur beauté.
En Amérique, paraît-il, les choses vont tout autrement. Là-bas, au milieu d’un décor
fait à souhait pour encadrer leur charme, « sur les rives des lacs, parmi les
gazons, dans les vérandas aux lianes flexibles, dans les salons aux tentures soyeuses,
ornés de longs vases au col mince, aux tiges pliantes de fleurs »
, les jeunes
filles échappent à l’obsession de cet insipide « mariage de convenance », qui est, pour
ainsi dire, le baccalauréat de nos contemporaines. À Washington, Mlle Dugard rencontra une jeune fille qui se déclarait fort embarrassée et
cherchait une œuvre à laquelle elle pût se dévouer. — « Je voudrais, disait-elle,
utiliser ma vie, I want to do something in life. — À quoi bon ?
demanda une Européenne, bientôt sans doute vous serez mariée. »
À ce mot,
toutes les personnes présentes s’indignèrent. Et le témoin de cette scène ajoute :
« Nulle injure n’est plus offensante pour les Américaines, que de supposer
qu’elles pourraient songer au mariage avant d’avoir trouvé un gentleman qui leur
plaise et demande leur main. »
Aux États-Unis, on voit les jeunes filles non seulement sortir
seules dans les rues, mais s’embarquer pour de lointains voyages sans mentor ni
chaperon ; passer leurs vacances dans la montagne avec des amis ; recevoir des jeunes
hommes, se faire accompagner par eux au bal et au théâtre ; quitter même leur famille et
louer une maison afin de vivre plus aisément à leur guise. Le respect que l’on marque
pour leur indépendance, pour leur dignité, pour leur individualité, les engage en des
occupations de toute sorte, art, littérature, philanthropie, éducation des enfants, soin
des malades et des pauvres. Au lieu de « traîner jusqu’au mariage une jeunesse
inutile », elles apportent leur quote-part au progrès social. Leur présence ennoblit les
réunions mondaines. Leur amitié et leur confiance inspirent aux jeunes gens un vif
sentiment du devoir et de l’honneur. Par elles, les mœurs sont adoucies, épurées. Elles
existent vraiment. Elles sont des personnes et non pas des poupées ni
des joujoux. Ce n’est plus « la femme puérile qui ne peut entrer dans les pensées
de l’homme, arrête ses espérances, ses projets les plus hauts par des craintes
mesquines et, ne pouvant s’élever jusqu’à lui, l’abaisse graduellement jusqu’à sa
médiocrité »
. C’est une créature neuve, robuste sous sa faiblesse apparente,
douée d’un esprit positif et novateur, forte par le cœur et par la raison ; c’est la new Woman,
la Femme nouvelle. J’imagine qu’en
rédigeant ses notes de voyage Mlle Dugard a dû s’écrier plus d’une
fois :
Je suis Romaine, hélas !…
En effet, l’héritage de droit romain et d’idées latines dont nous sommes saturés nous empêchera, longtemps encore, d’admettre cette indépendance américaine, à laquelle d’ailleurs notre gauloiserie oppose les plus savoureuses objections. Polis avec les femmes, mais rarement pour le bon motif, nous avons chargé notre Code civil d’articles qui sont destinés à vexer, à réprimer ce sexe auquel nous prodiguons nos compliments et nos œillades. Nous sommes les fils d’une race qui se méfie de la femme, et qui, la considérant comme une mineure, s’ingénie à la maintenir en tutelle. Nous ne l’enfermons pas dans un harem, à la manière des Turcs, mais notre jurisprudence la frappe de toutes les incapacités légales. En Amérique, elle peut vendre, hériter, gérer ses biens et disposer du produit de son travail. Il est vrai que, chez nous, la théorie est souvent amendée par la pratique, et la coutume corrige heureusement les duretés de la loi.
On peut discuter longtemps sur ces problèmes. J’en connais peu qui soient plus dignes d’attention. Les nombreux écrivains qui ont suivi la voie jadis ouverte par Tocqueville, par Édouard Laboulaye et par miss Martineau nous fournissent, sur ce sujet, les plus complètes informations. On peut dire que la description de l’Amérique est devenue, chez nous, un genre littéraire. Le vieux monde, l’old world, a toujours eu besoin d’observer ou de rêver une Salente idéale, afin d’y retremper sa force usée et d’y rajeunir sa décrépitude. Au temps de Tacite, c’était la Germanie qui, par ses vertus barbares, faisait rougir les décadents de la Ville éternelle. Maintenant, c’est aux États-Unis que l’on trouve des exemples capables de stimuler notre émulation et de fouetter notre paresse.
III. Trois mousquetaires5
Voici de la bonne vulgarisation : M. André Maurel a tort de nous présenter ses excuses
au début de son livre. « Mon but, dit-il, n’a pas été d’écrire une étude
définitive et maîtresse sur les trois Dumas. Il a été plus modeste. J’ai voulu
simplement, sous un format populaire, dans un style de causerie, donner sur les trois
Dumas les renseignements biographiques, anecdotiques, littéraires, indispensables à
quiconque s’intéresse aux choses de l’esprit et de l’histoire. »
Ah ! nous en
avons trop de ces gens qui ne peuvent pas mettre la main à la plume sans prétendre
écrire
« l’étude définitive et maîtresse ». Cette outrecuidance
des plumitifs nous vaut, depuis une dizaine d’années, une quantité incroyable de
dissertations grises qui attristent le public, de vanités déçues qui accusent
l’injustice du siècle, et de livres invendus qui font enrager les éditeurs. Félicitons
M. André Maurel de n’avoir voulu écrire que des biographies héroïques. Après tout, c’est
par ce moyen que le bon Plutarque, narrateur fécond, est allé doucement à la
postérité.
Il y eut, dans notre siècle, trois Alexandre Dumas : le grand-père, le père et le fils. Tous trois se firent remarquer de leurs contemporains par une certaine fureur de tempérament. Ils aimèrent l’odeur des batailles et le tumulte des passions. Venus des pays chauds, ils ont souvent réussi, par leurs transports volontiers nègres, à secouer l’apathie blême des Parisiens exsangues. Le premier, mulâtre foncé, étonna les soldats de la République et de l’Empire — des gaillards qui pourtant n’avaient pas froid aux yeux — par la hauteur gigantesque de sa taille, par le tonnerre stupéfiant de ses discours, par le moulinet terrible de son sabre. Le second, mulâtre aussi crépu mais un peu plus clair, fut le plus extraordinaire entrepreneur de littérature qu’on ait jamais vu ; romancier déchaîné, il mit l’histoire de France en épopées ahurissantes et admirables ; il fit des mélodrames aussi émouvants que ceux de Victor Hugo ; il révéla au peuple la beauté perverse de la reine Margot, la fierté de Richelieu, l’astuce de Mazarin, la rapière de d’Artagnan, le collier de la reine Marie-Antoinette ; rédacteur principal des dernières chansons de gestes, successeur des trouvères par qui furent « assonancés » les exploits de Roland, les remontrances de Turpin, les plaisanteries de Raynouard et les conquêtes de Charlemagne, véritable bienfaiteur public par la somme d’héroïsme qu’il a répandue dans l’âme des demoiselles de magasin, il eût laissé aux âges futurs l’image d’un génie authentique, si les fées indulgentes qui ont arrangé sa destinée lui avaient départi plus largement le don divin du style.
Le dernier de la dynastie, celui qui s’appela Dumas fils, garda de ses ascendants une fougue, une ardeur, un élan qui firent de sa vie orageuse et militante une série d’attaques et de contre-attaques. Bien qu’il ait vécu davantage à huis clos qu’en plein air et dans les coulisses des théâtres que sur les champs de bataille, il se montra le digne descendant d’une race de soldats, pareil à ses aïeux par la vaillantise et la prouesse, supérieur à eux par l’âpreté de son éloquence et la générosité de ses croisades. Curieux de clarté, avide de liberté, il combattit les préjugés par qui nos esprits sont troublés et nos volontés asservies. Impatient du joug de l’injustice, il déclara la guerre aux lois, souvent injustes. Il invectiva violemment la société et lui reprocha de méconnaître par ses coutumes, par ses institutions, par ses opinions les droits sacrés de l’amour. Les pièces de Dumas fils sont chargées à mitraille et mises en batterie, formidablement, contre les solennelles sentences de l’égoïsme bourgeois, contre la brutalité du « mariage de convenances », contre les aphorismes désolants où se plaît la sagesse des pères de famille et sur qui se fondent nos fragiles foyers. Se battre là-contre, ce n’est point s’escrimer, nouveau don Quichotte, contre des moulins à vent. On peut, ici, juger l’ouvrier par l’efficacité de l’œuvre. Le dramaturge du Fils naturel et de la Femme de Claude a plus vigoureusement travaillé aux réformes sociales qu’une assemblée de législateurs investis d’un mandat par le suffrage universel. Ses prédications passionnées ont diminué la sécurité et le cynisme des pharisiens. M. Prudhomme, secoué par lui, a lâché pied. Et la répercussion de tout ce tapage a bel et bien modifié, au gré de l’équité et du bon sens, certains articles surannés du vieux Code. Moraliste hardi, écrivain emphatique et puissant, nullement artiste (ses vers, hélas ! le prouvent), doué singulièrement de la faculté d’apercevoir les anomalies et les mensonges qui rendaient ses contemporains malheureux ou coupables, Dumas fils serait digne d’être rangé au nombre des grands hommes, si ses livres étaient illuminés par ce rayon de beauté qui sauve de l’oubli les œuvres humaines. Sa trace durera peut-être plus longtemps que ses écrits. On entendra l’écho de ses conseils, alors qu’on aura cessé de lire ses épîtres-préfaces, ses évangiles romanesques, ses manuels de casuistique, ses traités de direction morale et ses monitoires dialogués. Confesseur d’une aristocratie qui ne va plus guère à confesse, oracle de cette même bourgeoisie qu’il maudissait, aumônier des pécheresses cossues, il exerça, vers la fin de sa vie, sur un diocèse élégant une sorte d’autorité pontificale. Apôtre autant qu’on peut l’être parmi des disciples frivoles, il fut un type de réformateur en un temps où les Luther, les Calvin et même les Melanchthona sont impossibles. Honorons ce grondeur bienfaisant. Il ne voulait pas que la littérature se réduisît à l’acceptation béate de l’ordre établi. Il avait une noble idée de son métier d’écrivain. Il tenta de s’armer pour les justes querelles. Il poursuivit une haute aventure. C’est lui qui portera le plus fièrement, chez nos arrière-neveux, le nom des Dumas. Rejeton d’une lignée fantasque, l’auteur du Fils naturel est le plus bel exemplaire et comme l’aboutissement de sa race. Son père l’avait mis au monde sans réfléchir, au petit bonheur. Et c’est lui, en somme, qui représente la dynastie. Tel ces « bâtards » fameux qui, au moyen âge, honoraient par la gloire la maison dont ils étaient sortis. Tel ce Dunois qui força les d’Orléans à s’enorgueillir de son blason barré.
Si le marquis Antoine-Alexandre Davy de La Pailleterie, colonel et commissaire général de l’artillerie, émigré à Saint-Domingue pour refaire sa fortune, n’avait pas distingué, parmi les esclaves de sa plantation, au mois de juin de l’année 1761, une jeune négresse, nommée Cosette Dumas, le Théâtre-Français n’aurait sans doute jamais représenté l’Ami des femmes.
Le fruit de cette heureuse faute fut un gros garçon qui poussa comme une plante des tropiques et, après une enfance pareille à l’enfance d’Hercule, consacra sa jeunesse à faire la fête avec les gentilshommes de Paris. Voici comment ce jeune mulâtre fit ses débuts dans le monde : Il se trouvait, un jour, au théâtre de la Montansier, dans la loge d’une jolie femme, qui était, comme lui, native de Saint-Domingue. Un mousquetaire entra brusquement dans la loge et se mit à causer sans façon avec la dame. Comme celle-ci lui faisait des signes :
« Parbleu ! répliqua l’insolent mousquetaire, je prenais monsieur pour votre laquais. »
Parole imprudente. Le mousquetaire, saisi par la peau du cou et par le fond de la culotte, alla piquer une tête, par-dessus le rebord de la loge, sur les spectateurs du parterre. Cette opération ne fut qu’un jeu pour la poigne précoce d’Alexandre Dumas le grand-père.
Après avoir passé quelques années dans des amusements de ce genre, il se brouilla avec le vieux marquis — lequel avait éprouvé le besoin, à soixante-quatorze ans, d’épouser sa servante — et il s’engagea, moitié par dépit, moitié par désœuvrement, dans le régiment des dragons de la reine.
Ce fut un superbe dragon. Alexandre Dumas le père n’a pas résisté au désir de nous le peindre, et il en a tracé une esquisse comparable à ses meilleurs portraits :
C’était un des plus beaux jeunes hommes que l’on pût voir. Il avait ce teint bruni, ces yeux marrons et veloutés, ce nez droit qui n’appartiennent qu’au mélange des races indiennes et caucasiques. Il avait les dents blanches, les lèvres sympathiques, le cou bien attaché sur de puissantes épaules et, malgré sa taille de cinq pieds neuf pouces, une main et un pied de femme. Ce pied surtout faisait damner ses maîtresses, dont il était bien rare qu’il ne pût pas mettre les pantoufles.
Au moment où il se maria, son mollet était juste de la grosseur de la taille de ma mère.
Étonnant créole ! Il pouvait, paraît-il, en passant sous une poutre, au manège, saisir avec ses bras ladite poutre et enlever son cheval entre ses jambes. Il vous prenait quatre fusils, enfonçait dans les canons de ces fusils les quatre doigts de sa main droite et soulevait le tout à doigts tendus… ! Un jour, raconte M. André Maurel, il sortait de son château. Il avait oublié la clef. Quand il voulut rentrer, il saisit la barre transversale de la grille et, sans effort, fit sauter les deux montants de pierre où cette barre était scellée.
La Révolution permit à ce dragon de devenir général. Il manqua cent fois de se faire sabrer par les Autrichiens, à cause de sa folle bravoure, et de se faire guillotiner par les radicaux de ce temps, à cause de la franchise de son langage et de la générosité de son cœur.
Il fit merveille, sous Bonaparte, à l’armée d’Italie. Dans un rapport au général en chef, le général Joubert déclara que Dumas était devenu la terreur de la cavalerie autrichienne. Les Autrichiens le surnommèrent le « diable noir », schwartze Teuffel. Bonaparte, qui avait le don des flatteries épiques, le reçut un jour en lui disant : « Salut à l’Horatius Coclès du Tyrol ! »
Gouverneur de la province de Trévise, il fut, comme le roi d’Yvetot, adoré de ses peuples.
Au moment du départ du corps expéditionnaire d’Égypte, les relations de Dumas avec Bonaparte étaient fort cordiales. Se présentant un jour, de grand matin, au quartier général, à Toulon, Dumas fut conduit par l’aide de camp de service vers la chambre du général en chef et reçu familièrement. Bonaparte était encore au lit, à côté de Joséphine. Cette amitié ne dura pas. Bonaparte avait tenu à l’emmener en Égypte, afin de le montrer aux Arabes et de faire croire à ceux-ci que les Français étaient noirs. Mais l’intraitable mulâtre agaça par son indiscipline, par ses alternatives d’énergie et de mollesse, le Corse tenace et réfléchi. Le général Dumas ◀semble▶ avoir appartenu, dans cette campagne rude et merveilleuse, au groupe des mécontents, des frondeurs, de ceux que le désert ennuyait, qui se demandaient ce qu’on était allé faire là-bas. On glosait sous sa tente, le soir, en mangeant des pastèques. Bonaparte n’aimait pas les taquins. La moindre picoterie le faisait se retourner tout d’une pièce, sec et menaçant. Voici quelques phrases du Mémorial de Sainte-Hélène où apparaît la silhouette du général Dumas :
Un jour, gagné par l’humeur, je me précipitai dans un groupe de mécontents, et, m’adressant à l’un deux, de la plus haute stature :
« Vous avez tenu des propos séditieux, lui dis-je avec véhémence. Prenez garde que je remplisse mon devoir. Vos cinq pieds six pouces ne vous empêcheraient pas d’être fusillé dans deux heures. »
Le général Dumas ne fut pas fusillé. Heureusement. Car, si Bonaparte eût été trop méchant, la littérature française eût été privée d’un trésor. Le général Dumas, « mis à pied », comme nous disons maintenant, se retira à Villers-Cotterêts. Il s’était marié dans ce pays avec Marie-Louise-Élisabeth Labouret, fille d’un ancien maître d’hôtel de Philippe-Égalité.
Ce bon géant mourut à quarante ans, fort malheureux. Il ne se consola jamais de la disgrâce vraiment trop cruelle où il était tombé. Il avait adressé au premier consul cette lettre touchante, à laquelle on ne répondit même pas :
Général consul, vous connaissez les malheurs que je viens d’éprouver ! Vous savez mon peu de fortune… Les emprisonnements successifs que j’ai subis dans les prisons de Naples ont tellement délabré ma santé, qu’à trente-six ans j’éprouve déjà les infirmités que je n’aurais dû ressentir que dans un âge plus avancé.
… J’éprouve un autre chagrin et qui m’est plus terrible que ceux dont je me suis plaint. Le ministre de la guerre m’a prévenu, par une lettre du 29 fructidor dernier, que, pour l’an X, j’étais porté au nombre des généraux en non activité. Eh quoi ! Je suis, à mon âge et avec mon nom, frappé d’une espèce de réforme !… Je suis le plus ancien officier de mon grade… Et voilà mes cadets qui sont employés, et je me trouve sans activité !… Voyons, général consul, j’en appelle à votre cœur ; permettez que j’y dépose mes plaintes et que je remette entre vos mains ma défense contre les ennemis que je sais avoir.
Napoléon Bonaparte n’admettait pas que l’on fît intervenir le sentiment à l’occasion du
service. Il n’aimait pas les gens éclopés. Le pauvre général Dumas s’en aperçut à ses
dépens. Au moment de mourir, se sentant emporté, englouti, comme tant d’autres, par
l’effroyable consommation d’hommes
qui était apparemment
nécessaire à la gloire de notre pays, il s’écriait : « Oh ! faut-il qu’un général
qui, à trente-cinq ans, a commandé en chef trois armées, meure à quarante ans dans son
lit, comme un lâche ! Ô mon Dieu ! mon Dieu ! que vous ai-je donc fait pour me
condamner si jeune à quitter ma femme et mes enfants ? »
Le cadet de ces enfants était un garçon et s’appelait Alexandre. Ce fut Dumas II. Il était né le 25 juillet 1802. Sa naissance avait été la dernière joie de Dumas, qui, aussitôt, avait pris sa plume pour annoncer l’heureux événement à son ami le général Brune.
Ce 6 thermidor an X.
Mon cher Brune,
Je t’annonce avec joie que ma femme est accouchée, hier matin, d’un gros garçon, qui pèse neuf livres et qui a dix-huit pouces de long. Tu vois que, s’il continue de grandir à l’extérieur comme à l’intérieur, il promet d’atteindre une assez belle taille.
Ah ça ! tu sauras une chose ; c’est que je compte sur toi pour être parrain. Ma fille aînée, qui t’envoie mille tendresses au bout de ses petits doigts noirs, sera ta commère. Viens vite, quoique le nouveau venu en ce monde ne paraisse pas avoir envie d’en sortir si tôt ; viens vite, car il y a longtemps que je ne t’ai vu, et j’ai une grosse envie de te voir.
Ton ami,
ALEX. DUMAS
P.-S. — Je rouvre ma lettre pour te dire que le gaillard vient de pisser par-dessus sa tête. C’est de bon augure, hein ?
C’est ainsi qu’Alexandre Dumas père entra dans le monde.
Il fut d’ailleurs le meilleur des fils. Il consola de son mieux, et très bravement, le veuvage de Mme Dumas. Il étudia très consciencieusement dans tous les collèges où erra son enfance vagabonde. Dès l’âge de quinze ans, il entra chez un notaire de Villers-Cotterêts, en qualité de saute-ruisseau. C’est à ce moment que la vocation littéraire apparut chez lui pour la première fois. Flânant à travers les rues de Soissons, il lut une affiche par laquelle une troupe de comédiens annonçait aux Soissonnais une représentation d’Hamlet. L’Hamlet, de Shakespeare ? Non. Celui de Ducis. N’importe. Le jeune saute-ruisseau fut émerveillé. Il revit en rêve le triste prince de Danemark, son entrée fantastique, sa lutte contre sa mère, son urne, son monologue, le sombre interrogatoire adressé par le doute à la mort…
Il devint fou pendant quelques jours. Il demandait à chacun :
— Connaissez-vous Ducis ? Connaissez-vous Hamlet ?
Son enthousiasme se répandit de proche en proche. Tous les clercs de l’étude en eurent la tête troublée. Ce fut un vertige. On vit alors un prodige inouï. Le notaire lui-même, le patron, M. Mennesson, en oublia le souci de sa dignité professionnelle. Il fit appeler dans son cabinet le jeune inspiré et lui remit solennellement un fort manuscrit : ce n’était ni une vente à expédier ni une obligation à grossoyer. C’était une pièce de vers à copier en triple expédition. M. Mennesson avoua qu’il était poète. Il avait manié le fouet de la satire et flagellé vertement les Bourbons. Voici quelques alexandrins de ce notaire :
Où suis-je ? Qu’ai-je vu ? Les voilà donc, ces princesQu’un Sénat insensé rendit à nos provinces ;Qui devaient, abjurant les préjugés des rois,Citoyens couronnés, régner au nom des lois ;Qui venaient, disaient-ils, désarmant la victoire,Consoler les Français de vingt-cinq ans de gloire !Ils entrent ! avec eux la vengeance et l’orgueilOnt du Louvre indigné franchi l’antique seuil.Ce n’est plus le Sénat, c’est Dieu, c’est leur naissance,C’est le glaive étranger qui leur soumet la France ;Ils nous osent d’un roi reprocher l’échafaud :Ah ! si ce roi, sortant de la nuit du tombeau,Armé d’un fer vengeur venait punir le crime,Nous les verrions pâlir aux yeux de leur victime !
Ce n’est pas tout. Ce notaire forcené se dresse sur son trépied et s’écrie :
Ne balançons donc plus, levons-nous ! et, semblablesAu fleuve impétueux qui rejette les sables,La fange et le limon qui fatiguaient son cours,De notre sol sacré rejetons pour toujoursCes tyrans, sans vertus, ces courtisans avidesQui, jusqu’à nos exploits ne pouvant se hausser,Jusques à leur néant voudraient nous abaisser.
Que ce notaire soit béni ! C’est dans son étude que le père Dumas ressentit cette
« influence secrète » dont Boileau a parlé et que Chateaubriand appela « le
premier souffle de la muse »
.
Dès lors, il prit sa
plume et, depuis ce temps, ne cessa d’écrire…
Quelques mois après, ayant griffonné un vaudeville qu’il intitula le Major de Strasbourg, et bâclé un drame sur la tragique histoire des Abencerages, il vint à Paris et se lança, corps et âme, dans la grisante, amusante et charmante carrière des lettres. Il fut conduit, un soir, par son ami Adolphe de Leuven, dans la loge de Talma, et il manqua de défaillir d’émotion en voyant, réunies dans cet étroit espace, toutes les gloires dont l’éclat et le bruit lui faisaient envie. Talma venait de jouer le Sylla de M. de Jouy. Il était drapé d’une toge blanche. Il venait d’ôter sa couronne et de dépouiller son manteau de pourpre. Près de lui, M. de Jouy, noble tête de vieillard, recevait, d’un air spirituel et bienveillant, les compliments de l’assemblée. Casimir Delavigne répondait avec aménité aux personnes qui lui demandaient affectueusement des nouvelles de l’École des vieillards. Soumet se montrait fier de Saül et de sa Clytemnestre, deux tragédies qui ont fait courir tout Paris. C’était aussi Lucien Arnault, qu’un Régulus en cinq actes avait rendu célèbre. C’était Népomucène Lemercier, bizarre bonhomme, à peu près fou, presque génial, et le grotesque Viennet, figure de singe, talent de pion.
Un dialogue s’engagea entre le jeune Dumas et le vieux Talma.
« Ah ! ah ! dit le tragédien de sa voix ronde. Avancez donc !
Dumas s’avança.
— Eh bien, monsieur le poète, êtes-vous content ?
— Je suis mieux que cela, monsieur… Je suis émerveillé !
— Eh bien, il faut revenir me voir, et me redemander d’autres places.
— Hélas, monsieur Talma, je quitte Paris demain ou après-demain au plus tard.
— C’est fâcheux ! Vous m’auriez vu dans Régulus. » (Se tournant vers Arnault). « Vous savez, Lucien, que j’ai fait mettre au répertoire Régulus pour après-demain ?
— Oui, fit Arnault, je vous remercie.
Talma continua :
— Comment ! monsieur Dumas, vous ne pouvez pas rester jusqu’à demain au soir ?
— Impossible ! Il faut que je retourne en province.
— Que faites-vous en province ?
— Je n’ose pas vous le dire. Je suis clerc de notaire.
— Bah ! dit Talma, il ne faut pas désespérer pour cela ! Corneille était clerc de procureur ! Messieurs, je vous présente un futur Corneille !
— Touchez-moi le front, répondit le jeune homme en rougissant. Cela me portera bonheur.
Talma lui posa la main sur les cheveux :
— Allons, soit ! dit-il. Alexandre Dumas, je te baptise poète au nom de Shakespeare, de Corneille et de Schiller !… Retourne en ta province, rentre dans ton étude, et, si tu as véritablement la vocation, l’ange de la Poésie saura bien aller te chercher où tu seras, t’enlever par les cheveux comme le prophète Habacuc, et t’apporter là où tu auras affaire. »
Transporté de joie, Dumas saisit la main de Talma, qui se déroba prudemment aux baisers, aux accolades et aux effusions de son jeune ami.
« Allons, allons ! dit-il, ce garçon-là a de l’enthousiasme ; on en fera quelque chose. »
Telle fut la cérémonie du sacre d’Alexandre Dumas, deuxième du nom. On sait combien son règne fut long et prospère, les vastes contrées sur lesquelles il étendit son empire, les peuples qu’il soumit à sa sujétion et le vaste fleuve d’inépuisable « copie » qu’épancha sa veine féconde. Cent trente volumes de romans, de contes et de nouvelles, trois vaudevilles, deux tragédies, quarante drames, quatorze comédies, deux opéras comiques, dix volumes de Mémoires, sans compter une bibliothèque de « scènes et d’études historiques », d’« impressions de voyages » et même de critique, voilà son héritage. Il fonda deux journaux quotidiens, une revue hebdomadaire et un recueil mensuel. Depuis Lope de Vega, on n’avait pas vu pareille polygraphie.
Dumas III lui succéda. Le règne de celui-ci est trop présent au souvenir de tous pour que j’entreprenne d’en tracer ici le dessin. Sa naissance, comme celle de ses ascendants, ne fut point banale. Inscrit sur les registres de l’état civil, le 27 juillet 1824, sous le nom d’Alexandre, fils naturel de Marie-Catherine Lebay, couturière, il ne fut reconnu par Dumas II que le 17 mars 1831, lorsqu’il avait près de huit ans. La tendresse paternelle, un peu tardive à se manifester, fut dès lors exubérante et farouche. Dumas père, aussitôt après les formalités, voulut tout de suite emmener Dumas fils. Comme l’enfant avait peur et s’était réfugié sous un lit, il le tira par les pieds, malgré ses cris, ses larmes et ses supplications… Si vous voulez savoir ce qui advint dans la suite, lisez le livre de M. André Maurel. Il est très documenté. Trop peut-être. Ou, du moins, je lui reprocherai de n’avoir pas assez fondu ses documents, un peu disparates, dans la trame d’un récit bien ordonné et suivi. Si, d’autre part, vous êtes curieux de savoir comment travaillait Alexandre Dumas fils, de connaître les retouches et surtout les ratures par lesquelles il amendait, modifiait, perfectionnait incessamment ses œuvres, consultez l’étude très attentive que M. Hippolyte Parigot a insérée dans un volume intitulé Génie et métier. M. Parigot a reçu communication de divers manuscrits originaux ; il les a étudiés minutieusement ; il a noté, en quelque sorte ligne par ligne, les tâtonnements et les scrupules d’une pensée qui se contentait difficilement. Il a pu écrire ainsi une monographie qui est une bonne contribution à l’étude expérimentale de la psychologie et de la technique des dramaturges.
Les trois Dumas furent, en somme, trois beaux exemplaires d’humanité. Ils offrent aux anthropologistes une intéressante série où l’on voit l’évolution d’une race un peu mêlée suivre une ligne ininterrompue vers cet état, de plus en plus complexe, qui est la condition même du progrès. Depuis la négresse ancestrale jusqu’à l’auteur de la Dame aux camélias, le caractère de la famille s’affine, se précise, s’enrichit. La fougue, la passion, l’incapacité de subir une règle, en sont les traits permanents. L’origine créole, marquée d’abord par une propension malheureuse au découragement, s’efface, disparaît presque, grâce à des croisements successifs.
Le premier se haussa jusqu’à l’héroïsme ; le second fut une étonnante machine à écrire,
toujours sous pression et prête à éclater ; le troisième atteignit les confins du génie.
Avec cela, tous les trois, bien que la morale vulgaire ne les ait pas beaucoup gênés,
furent de braves gens. J’entendais un jour une femme d’esprit, une des pénitentes de
Dumas fils, dire, en parlant de son directeur de conscience : « Il est
incroyablement
naïf. Une femme un peu roublarde lui fait
croire tout ce qu’elle veut. »
Ceci ne me déplaît pas. En ce temps
d’universelle roublardise, le spectacle de la bonhomie, surtout lorsqu’elle essaye
vainement de se déguiser sous un masque de brusquerie et de force, est un vrai repos. Je
suis ravi d’apprendre que l’auteur de Francillon était, comme nous disons
dans notre langage veule, un peu « gobeur ». C’est peut-être pour cela qu’il a si
profondément touché nos âmes et qu’il a vu clairement des choses que nos ironistes
subtils, avec toutes leurs malices, tous leurs clignements d’yeux et tous leurs airs
finauds, n’apercevront jamais.
IV. Shakespeare et M. Léon Daudet6
M. Léon Daudet, — dont j’admire le talent combatif, la veine fertile et la perpétuelle fermentation, — M. Léon Daudet est moins un romancier qu’un critique. J’entends par là qu’il aperçoit mieux les idées que les hommes, les raisonnements que les passions, les intérêts sociaux que les instincts individuels. Ses livres touffus, enchevêtrés, bourrés à éclater et, somme toute, fort intéressants, ne sont pas les fantaisies d’un poète qui s’amuse, mais bien les machines de guerre d’un polémiste qui aime à démolir, les réquisitoires d’un procureur qui demande volontiers des têtes, les sentences d’un juge qui condamne avec une secrète volupté.
L’auteur de Germe et poussière, de Hæres et de l’Astre noir regarde la vie avec des yeux perçants, et nous dit ses impressions d’une voix presque toujours irritée, en un langage que chauffe un feu sombre. Son œuvre qui, tous les jours, s’augmente, servira plus tard de preuve contre cette théorie du « milieu » et de la « race », par laquelle Taine voulait expliquer l’évolution des littératures. Voilà un homme qui, en naissant, a respiré du soleil, de la gaieté, de la bonne humeur. Les fées bienfaisantes qui avaient jadis fait éclore, dans la lumière, l’âme légère, vibrante et colorée du « Petit Chose », ont essayé, j’imagine, de fleurir et de parfumer son berceau. Tout jeune, on l’a mené au radieux Midi, sur les collines pierreuses, où frissonne le vol des abeilles, parmi les lavandes et les serpolets que mordillent les chèvres folles… Et maintenant on dirait qu’il descend, non pas des Alpilles bleues, mais du triste Carmel où tonnait le verbe courroucé des prophètes. Ce fils d’un Prince Charmant, cet héritier de noble et fine race, répond aux souhaits de bienvenue et aux saluts de son peuple par des paroles mécontentes. Tels, ces porphyrogénètes, à qui souriait l’or gemmé des mosaïques impériales et qui pourtant promenaient, par les rues de Byzance, un air ennuyé, un regard hautain et une mystérieuse fureur.
D’ailleurs, les colères de M. Léon A. Daudet sont souvent éloquentes. Il frappe fort, mais parfois il frappe juste. Ses Morticoles méritaient mieux qu’un succès de malignité ou de scandale et resteront au dossier des justes doléances, pour le soulagement des malheureux qui ont souffert dans leur chair meurtrie et pour la satisfaction des gens de cœur dont la conscience fut révoltée par le cynisme des charlatans. Cette satire contre certains médecins a rencontré dans le corps médical les plus vives approbations. Les personnes honorables qui dirigent les services de nos hôpitaux sont particulièrement intéressées à n’être point confondues avec les tristes commerçants qui exercent un chantage sur la souffrance humaine. Je n’hésite pas à dire que l’âpre flagellant des Morticoles a rendu service au public, en reprenant un sujet que la comédie de Molière n’avait pas épuisé.
J’aime moins les Kamtchatka, verte semonce où M. Léon Daudet a essayé de « châtier en riant » la septentriomanie des cénacles, l’exotisme polaire des dîners intellectuels, l’ibsénite qui nous travaille, notre prédilection excessive pour les « brumes du Nord ». L’innocent travers des snobs ne méritait peut-être pas de si formidables étrivières. Pauvres snobs ! Ils « écopent » toujours, et cependant ils payent. Ils achètent des livres, ils subventionnent des conférenciers… Et puis, lorsqu’on pense aux « sages », aux « pondérés » qui bénéficient de ces invectives contre le snobisme ibsénien ou tolstoïsant, on est indulgent pour l’inquiétude mentale qui est au fond de ces engouements et de ces modes.
Les Idées en marche sont un recueil où M. Daudet a réuni des études critiques qui furent publiées d’abord dans la Nouvelle Revue. Plusieurs de ces articles sont fort curieux. Quelques-uns sont gros de doctrine et nourris de philosophie. J’ai eu le plaisir de retrouver, dans ces pages copieuses, la trace visible d’un maître dont je suis resté, moi aussi, le disciple : le regretté Burdeau. Mais Burdeau n’aurait pas souscrit à cette déclaration, que je rencontre à la page 17 :
Considérez l’œuvre de Renan. Sa tombe à peine fermée, elle s’éparpille, se dessèche et disparaît. Elle ne reposait que sur l’idée la plus aiguë que l’imagination du plus subtil penseur ait pu atteindre : l’élégance des contradictoires.
Tout simplement ! Vous ne vous doutiez guère (n’est-ce pas ?) que l’Histoire des origines du christianisme et l’Histoire du peuple d’Israël, sans compter l’Histoire générale des langues sémitiques, pourraient un jour s’enclore dans une aussi brève formule. On croyait qu’Ernest Renan, professeur au Collège de France, secrétaire de la Société asiatique, membre de l’Académie des inscriptions, rédacteur principal du Corpus inscriptionum semiticarum, avait été un épigraphiste, un hébraïsant ; on se doutait que ses vastes synthèses d’histoire religieuse étaient fondées sur des analyses de textes, sur des inductions hardies, sur des accumulations de témoignages et, pour tout dire, sur une interprétation géniale des méthodes philologiques. Eh bien ! pas du tout. Ernest Renan n’a conçu, pendant sa longue vie de méditation, qu’une seule idée : « l’élégance des contradictoires ». C’est, dit-on, « très subtil », très « aigu », très remarquable. En tout cas, nous voilà prévenus.
Le Voyage de Shakespeare est incontestablement ce que M. Léon Daudet a écrit, jusqu’ici, de plus ingénieux et de plus personnel. C’est un roman historique. L’auteur insère dans un cadre vrai des événements fictifs. Et sa principale innovation consiste à transporter dans l’histoire littéraire, dans la biographie des artistes, les audaces par lesquelles le père Dumas avait, pour ainsi dire, rajeuni la politique de Richelieu, les exploits de d’Artagnan et les aventures du chevalier de Maison-Rouge.
On n’a pas oublié ce mémorable chapitre de l’Histoire de la littérature anglaise où Taine démonte, décrit et déforme, avec une outrance admirable et un don de poésie vraiment merveilleux, les rouages intérieurs dont le mouvement combiné a dû mettre en branle le génie créateur de William Shakespeare. On connaît le diagnostic par lequel l’illustre auteur du traité de l’Intelligence nous expliqua la névrose particulière à qui nous devons Hamlet, le Roi Lear, Comme il vous plaira et Beaucoup de bruit pour rien. Voici les traits essentiels de ce diagnostic : frénésie de l’imagination, fièvre des sens, paganisme invétéré, alcoolisme, violence innée de tous les appétits, mépris des lois morales et sociales, nerfs saccadés, fantaisie visionnaire, aptitude extraordinaire à changer les idées en images. Ici, il faut citer :
Sa Vénus est unique ; il n’y a point de peinture du Titien dont le coloris soit plus éclatant et plus délicieux, point de déesse courtisane, chez Tintoret ou Véronèse, qui soit plus molle et plus belle, « dont les lèvres plus avides fourragent ainsi parmi les baisers », qui avec un tressaillement plus fort noue ses bras autour d’un corps adolescent qui ploie, tantôt pâle et haletante, tantôt « rouge et chaude comme un charbon », emportée, irritée, et tout d’un coup à genoux pleurante, évanouie, puis subitement redressée, « collée à sa bouche », étouffant ses reproches, affamée et « se gorgeant comme un vautour » qui prend, et prend encore, et veut toujours, et ne saurait jamais se rassasier. Tout est envahi, les sens d’abord, les yeux éblouis par la blanche chair frémissante, mais aussi le cœur d’où la poésie déborde… Admirable débauche d’imagination et de verve, inquiétante pourtant ; un pareil tempérament peut mener loin.
(Histoire de la littérature anglaise, tome II, p. 170-171.)
À cette monographie de Shakespeare correspondait, chez Taine, une théorie générale du xvie siècle. Il crut, et il nous fît croire, à force de talent, que la Renaissance fut une monstrueuse goguette. Il démontra qu’en Italie au temps de Benvenuto Cellini, en France avec Rabelais, en Angleterre avec Nash, Decker, Kyd, Peel, Lodge, Greene, Marlowe, Massinger, Ford, Ben Johnson et enfin Shakespeare, tout le monde était forcené, débridé, entripaillé. Jamais pareil tumulte n’avait entrechoqué les hommes et les femmes. On aima éperdument, on but de même. Ce fut une embrassade générale et une tuerie mutuelle. En tout, dans l’amour comme dans la haine, dans la volonté et dans le désir, dans les plaisirs du corps et dans les voluptés de l’âme, le paroxysme fut atteint. On voyait des hommes de génie qui étaient, en même temps, de beaux animaux. « Il faut jouir », disait le poète Laurent de Médicis. « Qu’il fait bon d’être nu ! » soupirait, paraît-il, l’orfèvre Benvenuto. Chaque seigneur jouait avec le pommeau de son épée et tortillait, en marchant, son manteau de satin. Le véhément Sidney, rien qu’en songeant à sa maîtresse, tombait pâmé. Un jour, dans une représentation organisée pour égayer le roi d’Angleterre, trois dames qui figuraient la Foi, l’Espérance et la Charité s’enivrèrent et vomirent. Cependant, à Paris, Ronsard se gorgeait de grec et de latin. Agrippa d’Aubigné se soûlait de poésie et de carnage… M. Gabriele d’Annunzio a entonné un hymne en l’honneur de cette époque surabondante et déréglée :
Mon cœur est infatigable. Toutes les douleurs de la terre ne réussiraient pas à lasser ses palpitations ; la plus fière violence de joie ne le briserait pas… Une immense multitude de créatures avides pourraient s’abreuver à sa tendresse sans l’épuiser…
Ô beauté, ce n’est pas à toi seulement que s’adresse ma louange, mais aussi à mes ancêtres, à ceux qui ont su jouir de toi dans les siècles anciens, et qui m’ont transmis leur sang chaud et riche. Qu’ils soient loués maintenant et toujours pour les belles blessures qu’ils ont ouvertes, pour les beaux incendies qu’ils ont allumés, pour les beaux palefrois qu’ils ont caressés, pour les belles femmes auxquelles ils ont fait plaisir ! Qu’ils soient loués pour leurs massacres, pour leurs ébriétés, pour leurs magnificences, pour leurs luxures !
(Les Vierges des rochers, p. 17-18-66).
M. Léon Daudet a développé supérieurement ce thème. Lui aussi, il s’est écrié :
Polvere da gran tempo !
Il évoque, en ses peintures
vivantes, un Shakespeare effréné, un homme de la Renaissance, un génie violemment
individualiste, rebelle à tous les obstacles, révolté contre tous les préjugés, prompt à
tous les combats et attentif à tous les mirages de l’universelle fantasmagorie. Son
roman historique est la mise en action du fameux chapitre de Taine. Mon distingué
confrère, M. Georges Renard, a remarqué, avant moi, que la matière de ce récit est
contenue dans cette phrase de la Littérature anglaise :
Si Shakespeare avait fait une psychologie, il aurait dit avec Esquirol : « L’homme est une machine nerveuse, gouvernée par un tempérament, disposée aux hallucinations, emportée par des passions sans frein, déraisonnable par essence, mélange de l’animal et du poète, ayant la verve pour esprit, la sensibilité pour vertu, l’imagination pour ressort et pour guide, et conduite au hasard par les circonstances les plus déterminées et les plus complexes, à la douleur, au crime, à la démence et à la mort. »
M. Léon Daudet a voulu montrer comment le puissant dramaturge de Macbeth
et du Songe d’une nuit d’été avait pu acquérir, au contact de la réalité,
sa psychologie pessimiste et son lyrisme éperdu. Voici le canevas sur lequel il a brodé
ses plus brillantes fantaisies : le 10 août 1584, Shakespeare, âgé de vingt ans,
s’embarque pour les pays du Nord, traverse la Hollande, l’Allemagne, le Danemark,
recueille chemin faisant les germes de tous ses drames et ses principales idées sur la
vie et les hommes, ébauche la conception d’Hamlet et s’arrête à Elseneur, « où la
débâcle des glaces coïncide avec le jaillissement de sa personnalité »
.
Un talent moindre que celui de M. Léon Daudet n’eût réussi qu’à faire, sur ce beau sujet, une amplification parfaitement ennuyeuse. C’est soutenir une gageure que de vouloir exposer, sous forme de fable, une thèse d’histoire littéraire et de psychologie appliquée. M. Daudet a gagné, haut la main, son pari.
Ce récit, qui ne comprend pas moins de 352 pages, m’a paru court. Je m’y suis diverti comme à un feuilleton de cape et d’épée. C’est vif, alerte, suffisamment teinté de couleur locale, et animé, jusqu’à la fin, par une poussée vigoureuse qui hâte l’action vers le dénouement prévu. J’ai suivi sans regret ces étapes d’un poète fougueux. Je me suis arrêté sans rechigner à toutes les stations où la personnalité du grand William s’affirme. Je vous le répète, c’est très amusant.
Il y a d’abord la traversée de Douvres à Rotterdam. Très drôle, très loup de mer, très
Anglais, le capitaine Blacknaff. Un Falstaff retouché par Mayne-Reid et par Dickens. Et
le pilote Fred, quelle trogne de Caliban ! Ici, Shakespeare, appuyé à un mât, lotise un peu (« souffle du vent dans les cordages, cette harpe
lui jouait un air d’aventure »
, etc.). Survient une tempête dont la
description est fort belle. Enfin, le vent se calme et on arrive au pays des
kermesses.
Là, curieux tableaux où grouillent des Gueux dont les buffleteries ◀semblent▶ enluminées par Gérard Dow, des Espagnols dont les barbiches furent effilées par Velasquez, des suppliciés extraits de la Géhenne de Ribeira, des hôteliers pansus dont la graisse débordante et le triple menton furent empâtés par Jordaens… Dans un coin sourit une jeune fille délicate, blonde, à peine entrevue, première vision qui se multipliera en un cortège d’adorables fantômes : Desdémone, Ophélie, Miranda, Cordelia… Plus loin, disserte un bouquiniste qui ressemble à une caricature de M. Anatole France. Écoutez cet homme subtil :
Je me moque, en long et en large, de la plupart des choses que respectent mes contemporains, et ce dont ils se moquent, je le vénère… Quand je suis seul, je lis, je lis, je lis. Je pars sur une de ces petites barques reliées où vous appuyez en ce moment votre coude. J’aborde à des plages lointaines. Je vois venir à moi des courtisanes vêtues de cheveux, de pierreries et de sourires, des sages qui jouent de la flûte et des jeunes débauchés raisonneurs. Je chasse furieusement les militaires. Le seul tolérable fut Coriolan, parce que la poésie s’agitait en lui sous la forme de la trahison ; mais ses remords me le rendent odieux. Vous riez. Vous me jugez paradoxal. Je vous jure que je suis sincère. Ah ! monsieur, quand serez-vous las d’admirer la brute dans l’homme et de faire un sort aux plus bas instincts ?
À Amsterdam, ville marchande où Descartes, plus tard, se retira pour penser,
Shakespeare observa « des arquebusiers et des bourgeois, des vieillards, des
enfants, de belles filles casquées d’or »
. Il vit la Hollande insurgée, à
cause de l’assassinat récent du Taciturne.
À Leyde, cité industrieuse et docte, il regarda les syndics des drapiers, tels que les
a peints Rembrandt. Un étudiant, dans une auberge, lui fit la théorie de la Renaissance
païenne (« délire de vivre… frénésie de s’instruire… frénésie de jouir… Les
jeunes filles les plus chastes tombent dans les bras du premier venu et l’on ne
rencontre, monsieur, que des femmes enceintes »
, etc.).
Shakespeare répondit à cet écolier par un fort beau discours sur le
christianisme, sur le panthéisme, et sur Plutarque, dont il parla, en termes savoureux,
comme fit, depuis, le roi Henri IV.
Revenu dans Amsterdam, Shakespeare admire de beaux meubles, et fraternise, à table, au
restaurant du Fanal-Rouge, avec des peintres et des gens de lettres.
Ventre-Saint-Gris ! Quelle galimafrée ! On vide des brocs de bière blonde. On mange des
quartiers de bœuf et beaucoup d’andouilles. Un artiste musculeux flétrit, en un langage
imagé, les « poncifs » de l’Institut et les nobles académies de l’École des beaux-arts.
Il vante les tons roux, le clair-obscur, la « gamme de l’or ». Tiens ! mais c’est
Rembrandt lui-même, un peu modernisé, ayant lu certainement la Philosophie de
l’art dans les Pays-Bas, ayant peut-être aperçu sa propre figure dans les
miroirs d’Eugène Fromentin et de M. Émile Michel. Un gros garçon lui donne la réplique
et vante, avec friandise, la « graisse farcie de lumière »
, les
« boursouflures des gourmands sédentaires et respectables »
, les
« courbes et les replis de la carne »
. Toujours la Renaissance…
Selon la juste remarque de M. Georges Renard, Shakespeare prend la parole dans cette assemblée pour raconter aux Hollandais ahuris comment Victor Hugo dessinait :
Il projetait, sur une feuille de papier, du vin, de l’encre, du jus de pruneaux, quelquefois du sang, quand il se piquait une veine. Ensuite il considérait longuement le contour de ces éclaboussures, et, comme il n’est aucun chaos que le regard n’humanise, il y découvrait bientôt des chevaliers, des châteaux-forts et des fontaines, des lions combattants, des hydres, des forêts fantastiques, toute une architecture de rêve puissamment ombrée et éclairée. Alors, à l’aide d’un bout de bois, d’un calame, du premier instrument venu, il améliorait, retouchait, pignochait, et, en quelques minutes, on voyait naître positivement un paysage.
Plus loin, très joli morceau sur Rabelais « qui dans sa jeunesse mâcha l’herbe
de véhémence »
, et sur Gargantua, « bouquin
océanique »
… Une visite au Ghetto, vraiment riche d’impressions. Shakespeare
traverse le Zuiderzeeb et aborde aux côtes de Frise, où il reconnaît (Dieu me pardonne !)
la justesse des descriptions de Taine (terres plates, basses, mince bordure de boue,
horizon mouillé, et, au-delà des polders, les prairies regorgeantes où paissent des
vaches lustrées. (Voir La Fontaine et ses fables, p. 2 ;
Philosophie de l’art, t. I, p. 278-282 ; Histoire de la
littérature anglaise, t. I, p. 3.)
Notre pèlerin s’attarde dans une petite hôtellerie de Leeuwarden, où un notable bourgeois lui prodigue des renseignements sur les anabaptistes et leurs farouches prédicateurs. Halte à Dorkum, où se confesse en public une jeune femme quasiment salutiste.
Le 8 octobre, au matin, arrivée du voyageur sur les bords de l’Ems, qui sépare les Pays-Bas de l’Allemagne. Rencontre avec des brigands. Discussions esthétiques. Théorie de Taine sur la Réforme… Arrêts à Oldenbourg, à Brème. Peu s’en faut que Shakespeare ne s’empare, deux siècles avant Goethec, de la légende du docteur Faust. Réflexions sur le plagiat. Shakespeare se montre indulgent et dit avec raison : « Quiconque pense est en contact avec les générations anciennes et les générations futures comme s’il les embrassait »… À Hambourg, station chez un alchimiste. À Hadersborg, en Danemark, nuit bizarre, en compagnie d’une délicieuse personne qui s’appelle Aïno Petersen… Départ pour Copenhague et pour Elseneur…
J’en ai dit assez pour montrer toute l’opulence de cette œuvre ou foisonnent les mots vigoureux, les notions solides, les souvenirs précis, les anecdotes suggestives, les dissertations plantureuses. On voudrait plus d’air et de jour dans cette masse de faits et de doctrines. La verve de ce récit est un peu trop exempte d’émotion. L’auteur est surtout un cérébral. Il s’entend mieux à ébranler notre intelligence qu’à toucher notre cœur. Mais quel prodigieux répertoire, quelle encyclopédie ! On sent qu’un jeune talent, encore tout chaud de la forge et de l’enclume, a voulu déverser là, comme dans une cuve bouillonnante, le trop-plein de sa science. C’est le soulagement et la récréation d’un esprit qui fut saturé par l’entretien des bons maîtres et par la hantise des beaux livres. Cette surcharge de la mémoire donne quelquefois au lecteur l’illusion de la candeur inventive. La joie y manque un peu, et la grâce. Mais quelle fougue ! quel mouvement ! quelle richesse d’expressions !
J’ai indiqué, en commençant — M. Renard l’avait noté avant moi — que c’est là proprement le roman d’un critique. Il est superflu d’ajouter que, de ma part, cette observation ne peut pas être un grave reproche.
V. Stations au pays de Richelieu
5 octobre 1896.
Les fêtes que la démocratie française organisa en l’honneur de S. M. l’empereur de toutes les Russies ont dirigé tous les esprits vers des pensées, vers des sentiments qui seront tôt ou tard perpétués, éternisés, s’ils méritent de l’être, par la vertu souveraine de l’Histoire et de l’Épopée7.
Pour l’instant, les Muses, un peu effarouchées, ont fui vers les hauteurs inaccessibles d’où les sages interrogent les perspectives mystérieuses de l’avenir. La voix des foules, cette voix qui, dit-on, est la voix de Dieu, a couvert de son vaste tumulte la chanson des poètes. Telles, ces clameurs profondes de l’Océan, qui empêchent les navigateurs d’entendre ce que crient, du haut des mâts, les vigies dont le regard consulte les étoiles, cherche un rivage propice et guette les écueils.
Aujourd’hui, donc, je laisserai dormir sur ma table les livres nouveaux que j’aime à éveiller pour l’ébattement ou pour l’édification du lecteur bénévole. D’ailleurs, il m’est impossible de faire autrement, étant séparé de ma table par une centaine de lieues, et plus occupé aux travaux guerriers qu’aux arts de la paix. La loi militaire m’a ramené encore une fois dans les casernes de mon Poitou natal. Je porte, au collet et au képi, le numéro d’un régiment d’infanterie où je suis incorporé pour une « période d’instruction » et que je considère (tout le monde à ma place en ferait autant, n’est-ce pas ?) comme le plus beau régiment de la République.
Pour être tourlourou, on n’en est pas moins critique littéraire du Temps. L’autre jour, tout en obéissant aux principes de l’école de bataillon (sur un magnifique champ de manœuvre, par une exquise matinée gris-perle, dans une brume légère qui voilait de gaze et de tulle les rives verdoyantes du Clain), je songeais à part moi : « De quoi pourrais-je bien parler, cette semaine, aux lecteurs du Temps ? »
Pendant la pause (oh ! quelle jolie pause dans la fraîcheur de la brise matinale, sous un ciel de nuance fine !) le capitaine de ma compagnie me fit appeler.
« Eh bien ! me dit-il, pouvez-vous travailler un peu, malgré le service ? Sur quoi comptez-vous faire votre prochaine Vie littéraire ?
— Mon capitaine, lui répondis-je, je voudrais bien pouvoir répondre d’une manière précise à la question que vous me posez avec tant de bienveillance. Je suis fort indécis. Et puis, je ne suis guère outillé, en ce moment, pour mes paisibles travaux. »
Un bruit d’armes, des galops de chevaux, des exclamations militaires retentissaient sur le plateau où le régiment était échelonné en colonnes de compagnie à distance entière. La pause touchait à sa fin. On allait rompre les faisceaux et recommencer à « pivoter », lorsqu’une idée me vint.
« Ma foi, dis-je au capitaine, j’ai envie de profiter de mon séjour dans le Poitou pour m’occuper de notre illustre compatriote le cardinal de Richelieu et de son historien, M. Hanotaux. Le cardinal est un peu oublié, mais M. Hanotaux est tout à fait actuel. De cette façon, malgré l’antiquité de mon personnage, je n’aurai pas trop l’air d’un revenant aux yeux des personnes qu’enivreront les fêtes franco-russes. »
Cette idée parut plaire au capitaine.
— Tiens, me dit-il, voilà qui va bien. Ce sujet est tout à fait intéressant. Et j’espère pouvoir vous être utile en ceci. Je possède, à la campagne, une maison qui a fait partie du domaine de la famille du Plessis de Richelieu. C’est la Vervolière, commune de Coussay-les-Bois, canton de Pleumartin. Vous n’aurez qu’à prendre le chemin de fer de Châtellerault à La Roche-Posay… Demandez donc une permission dimanche prochain, et allez là-bas. Vous direz au fermier que vous venez de ma part ; il vous fera visiter le logis. Il est prouvé que la Vervolière a été la propriété des Richelieu. Une légende prétend même que le cardinal serait né là. Si vous voulez être exactement renseigné sur tout ce qui concerne l’histoire locale, je vous mettrai en rapports avec le très savant et très obligeant archiviste de la Vienne, M. Alfred Richard… »
La pause était finie. Je remerciai le capitaine, je le saluai militairement, et je recommençai à appliquer de mon mieux les principes de l’école de bataillon.
Dès lors, pendant tous les loisirs que m’a laissés l’infanterie, je n’ai songé qu’à Richelieu et à M. Hanotaux. Ces deux ministres m’ont suivi dans toutes mes évolutions, dans toutes mes marches et contremarches. Ils m’escortaient, quand je défilais au pas accéléré. Ils me suivaient au pas gymnastique. Ils se déployaient en tirailleurs. Ils chargeaient à la baïonnette. Ils exécutaient des feux de salve, des tirs à volonté et même des feux rapides. Mon képi rouge voisinait avec la barrette pourpre de l’un, avec le bicorne doré de l’autre. La nuit, j’entrevoyais en rêve leurs barbiches pointues.
Je les ai emmenés à Avanton, petit village poitevin où le régiment cantonna, et certainement je crois devoir à leurs leçons de diplomatie toute l’habileté que je déployai pour, obtenir en ce gîte d’étape un lit réputé introuvable et un dîner dont l’invraisemblance me paraissait une cruelle énigme.
Et je suis allé voir la Vervolière.
De Poitiers à Châtellerault, la ligne ferrée suit la vallée du Clain, une plaine fertile, rayée par deux rangées de peupliers. La ligne de l’horizon est presque plate. La vue s’étend à loisir vers de larges espaces, sans être arrêtée par ces singularités de paysage qui, dans d’autres pays, retiennent l’attention. Châtellerault est une assez grande ville, étalée en terrain plat, quadrillée par un réseau de rues rectilignes, éclaircie par des voies très aérées et des places très vastes. Au-delà, en cheminant à bicyclette sur la route de Coussay-les-Bois, je longeais des jachères et des brandes à peine vallonnées par des pentes molles. Sur le sol crayeux, serpentaient des sentiers blancs. Des bouquets de châtaigniers et de chênes ombrageaient çà et là des pelouses peu vivaces. Cette terre se ressent du voisinage ingrat de la Brenne. Les fermes sont clairsemées et de figure assez triste. Dans tout l’après-midi de ce dimanche d’automne, je n’ai rencontré que deux ou trois piétons et un char à bancs.
Au-delà de Coussay-les-Bois, petit troupeau de maisons rustiques, assemblé autour d’un clocher d’ardoise, je remarquai, sur la carte, un lieu-dit Richelieu. Était-ce un hameau ? une maison forte ? une châtellenie ? Je me réjouissais à l’idée que peut-être j’allais voir l’endroit où s’était enraciné l’arbre généalogique des Richelieu, que j’allais tenir, en quelque sorte, Je nid d’où était sortie la prodigieuse couvée.
J’interrogeai quelques bonnes gens qui se reposaient devant la porte d’une métairie.
« Richelieu, s’il vous plaît ?
— Richelieu ! Ah ! vous en êtes loin. Vous êtes écarté. C’est au-delà de Châtellerault, près de Loudun. »
Ils croyaient que je voulais parler de la ville de Richelieu (Indre-et-Loire), où se trouve un superbe château, reconstruit par le cardinal.
« Il ne s’agit pas de cela, leur dis-je, mais d’un endroit situé tout près d’ici, entre la Martinière et la Grange.
— Ah ! dirent-ils, en rappelant leurs souvenirs. Richelieu ! Richelieu ! c’est tout près d’ici, mais à cet endroit y a rien du tout, plus rien que des cailloux, une broustaille. »
Je renonçai à ce pèlerinage, et je tournai vers la Vervolière.
C’est ce qu’on appelait autrefois une « maison forte ». Une tour moyen âge s’y associe à des constructions délicatement ouvragées par les artistes de la Renaissance. Avec ses toits en poivrière et son profil aigu, cette bâtisse résume, en des proportions restreintes, les caractères généraux de deux époques. La chapelle est encore intacte. Au-dessus de l’autel de pierre, une fresque, détériorée par le temps et martelée par les révolutions politiques, représente le Christ, les bras étendus en croix.
Je ne sais si le cardinal-duc a officié dans cet oratoire. En tout cas, la solitude de ce logis se prête aux méditations et aux rêves. J’ai relu, dans cette retraite, une bonne partie des deux volumes de M. Hanotaux. Je tâcherai, plus tard, de dégager quelques-uns des enseignements que renferme cette biographie.
Je suis allé frapper à la porte de la bibliothèque de Poitiers, laquelle est riche en documents relatifs à Richelieu.
Le bibliothécaire, M. Lièvre, est trop connu des érudits pour que j’entreprenne l’énumération des travaux par lesquels il se recommande à l’estime du monde savant. Nul ne connaît mieux que lui le passé des provinces de l’Ouest. Poitiers, ville cruellement pavée, encombrée de moines et de territoriaux, mais abondante en vénérables merveilles, n’a pas de secrets pour lui. Plus d’une fois, M. Hanotaux a cité avec reconnaissance son Histoire des protestants du Poitou, qui est un modèle de science ingénieuse et de saine critique. Je lui dois, pour ma part, des moments d’aimable et sérieuse causerie, soit dans sa maison de la rue Corne-de-Bouc, d’où je voyais fleurir, à travers les vitres rayées de pluie, les dernières parures d’un jardin d’automne, soit dans la vaste bibliothèque qui est commise à sa garde, et dont il surveille amoureusement les trésors.
« Hanotaux ! disait-il, je l’ai bien connu lorsqu’il vint ici préparer sa grande Histoire du cardinal de Richelieu. Souvent, nous nous sommes plongés ensemble dans les manuscrits de Dom Fonteneau, ce fonds, amassé par le tour de force d’un bénédictin, et que vous voyez s’étaler, là-bas, sur ce rayon, en une longue suite d’in-folio. Ah ! quels beaux capitulaires nous avons trouvés dans ce répertoire ! Hanotaux dépouillait, dépouillait. Un jour, il copiait une “délibération de l’hôtel de ville de Loudun sur les moyens de résister aux ravages, pilleries et exactions de la garnison qui était dans la ville de Mirebeau”. Une autre fois, il extrayait de nos liasses une lettre autographe, qui fut écrite par Suzanne de la Porte, mère du cardinal… En ce temps-là, M. Hanotaux avait de grands desseins. Il devait aller à La Rochelle et s’y fixer, pour quelques mois, chez des amis, afin d’écrire sur place le récit du fameux siège de 1627. Maintenant, il est retenu par d’autres soins. Jadis, lorsqu’il était archiviste-paléographe, je me permettais de revoir ses épreuves, de lui signaler quelques menues erreurs. Mais à présent… un ministre… je n’ose plus…
Et M. Lièvre sourit dans sa barbe blanche, avec l’expression de bonhomie spirituelle dont il est coutumier. Ses yeux noirs, dont les veilles obstinées n’ont pas émoussé la pointe, brillent d’un éclat aigu, qu’adoucit cette placidité habituelle aux savants qui ne voient rien au-dessus de la science.
Et il reprend :
— Je veux vous montrer ce que nous avons de mieux. D’abord, notre évangéliaire en onciales, du xie siècle. Ensuite, une charte de la reine Aliénor, datée de 1199. Enfin, notre bijou, le Livre d’heures de la reine Jeanne.
Il me tend la relique très vieille et très charmante. Le parchemin est d’une blancheur lustrée, avec des moires de soie. Le pinceau de l’enlumineur a rehaussé de carmin, de vermillon, d’azur et de sinople l’écriture gothique du calligraphe. Les miniatures, enchâssées parmi les oraisons et les litanies, ont des finesses et des fraîcheurs de pierres précieuses. Rien de plus caressant que ces couleurs à la fois très vives et très douces. Je m’attarde au chatoiement des deux colombes roucoulantes que la gracieuse reine a choisies pour symbole de ses gaietés sentimentales.
Il faut que M. Lièvre me tire de mon extase.
« Allons, allons ! Revenons à Richelieu. »
Alors, je vois sortir d’un carton de paperasses un acte signé de la main même du
cardinal. Presque rien ou (si vous aimez mieux) pas grand-chose. Une simple lettre de
marque, délivrée par le cardinal, en sa qualité de surintendant de la navigation et du
commerce, à un certain Laurent Porée Grandchamp, « pour armer la patache le Lion-d’Or, afin de faire la guerre aux Espagnols »
. Cette
pièce est datée du 10 octobre 1635, l’année d’avant le siège de Corbie. Ce n’est qu’un
document d’archives, pareil à mille autres. Un scribe quelconque a grossoyé
l’expédition. Mais la signature est là, l’écriture haute, grêle, souple et impérieuse :
Armand, cardinal de Richelieu.
Voici un papier qui nous en dira plus long sur les pensées et les actes de ce grand homme. M. Lièvre me tend une lettre, un pli cacheté, scellé aux armes cardinalices. La cire retient encore le cordonnet de soie verte que le destinataire a rompu. La suscription est ainsi conçue : À Monsieur, Monsieur le duc de Longueville.
« Ce duc, m’explique M. Lièvre, avait écrit au cardinal afin de recommander à sa miséricorde les restes du comte de Soissons, lequel, comme vous savez, fut tué au combat de la Marfée, en 1641, alors qu’il combattait contre sa patrie. »
La réponse du puissant ministre vaut la peine d’être citée. Bien que la signature seule soit autographe, cette lettre, jaunie par le temps, ◀semble▶ encore tout animée par l’esprit ardent et implacable qui la dicta :
Monsieur,
J’ai parlé au roi de ce dont vous m’avez écrit. Sa Majesté m’a fait l’honneur de me répondre que M. le Comte ayant été rebelle à sa patrie et à son roi, la plus grande bonté dont elle puisse user envers lui est de laisser son corps où il a commis son crime afin que la mémoire de sa faute y soit ensevelie avec lui. Je suis extrêmement fâché du malheur où s’est porté M. le Comte. Je plains extraordinairement madame la comtesse. Je prendrai toujours part, autant que vous-mêmes, à ce qui vous touchera comme étant de cœur et d’affection,
Monsieur,
Votre très humble serviteur,
Armand, cardinal de Richelieu.
Quel ton bref et décisif sous ces formes courtoises ! Et quel souci de sacrifier toutes les considérations de personnes à l’intérêt de l’État. J’ignore si nos ministres répondent de cette façon aux électeurs influents qui leur demandent des faveurs ou des places. Je ne sais si notre chancellerie a un langage plus ferme et notre protocole un plus beau style…
Décidément, on est bien ici, dans cette ville épiscopale, glorieuse et un peu morte, pour songer au petit gentillâtre poitevin qui a porté si fièrement le nom de sa race obscure, au cadet de province qui aperçut d’une vue si nette les destinées de la France, à l’homme de génie et de volonté qui a construit en pierre dure et en ciment, avec du sang et des larmes, l’imposant édifice de notre unité nationale.
C’est ici la terre âpre et féconde qui a nourri la souche robuste d’où il est sorti. Ses yeux se sont posés, par-delà les remparts de la vieille ville, sur l’étendue illimitée des prairies et des labours. Peut-être, bien qu’il fût peu disposé à la rêverie, s’est-il accoudé parfois au pont de Rochereuil, afin de regarder, à travers le voile léger des peupliers et des saules, les molles inflexions du Clain. Et, comme il avait coutume de réduire toutes ses impressions en maximes, il a dû conclure de ce spectacle que, pour se frayer un chemin dans la vie et parvenir à son but, l’on doit se plier aux circonstances, tourner les obstacles que l’on ne peut briser et suivre sa pente, tout en ayant l’air de s’en écarter.
Les récits de M. Hanotaux, plusieurs fois interrompus par des révolutions ministérielles, ne nous conduisent que jusqu’en 1617, époque où Richelieu, devenu secrétaire d’État dans la coterie Barbin-Concini-Mangot, tomba précipitamment du pouvoir, éloigné de la cour par la crise violente où mourût le maréchal d’Ancre.
Cette narration, qui tantôt est vivement menée, tantôt s’arrête volontairement et se
complique dans une foison de détails instructifs, se divise en quatre étapes. L’auteur
nous raconte d’abord la jeunesse de son héros, depuis l’année 1585 jusqu’à l’année 1614.
Il consacre un chapitre à ses origines et à son pays, un autre à sa généalogie et à sa
famille, un troisième à sa naissance, à son enfance, à ses études. Du collège de
Sorbonne où Richelieu soutint sa thèse de doctorat, M. Hanotaux nous transporte à Luçon,
« pays pauvre, stérile, fiévreux, où les gens n’ayant point de bois pour se
chauffer, usent des bousats de vaches séchés au soleil qui brûlent comme des
tourbes »
. C’est dans ces tristes marais du bas Poitou, que le jeune docteur
en théologie, frais émoulu des écoles et des académies, se trouva, pour la première
fois, en face des difficultés de la vie et des responsabilités du gouvernement.
« La province a du bon, dit M. Hanotaux. Elle donne de l’assiette, crée des
relations fortes et sûres, apprend à connaître le détail étroit et précis des
intérêts humains, rapproche de la réalité. »
Mais,
lorsqu’on est stimulé par l’ambition, fût-on évêque, colonel, avocat général, préfet ou
recteur, on ne quitte jamais Paris sans esprit de retour. M. Hanotaux ajoute :
« Le plan de Richelieu était clair : gagner quelques années, compléter ses
études, acquérir un bon renom d’homme de devoir et d’administrateur capable, se
désigner à l’estime de ses concitoyens et attendre les occasions, prêt à les saisir
toutes, mais sans se précipiter sur aucune. Il s’éloigne de la cour, écolier encore ;
elle le reverra homme fait, avec l’autorité et la confiance en soi-même qu’inspire le
sentiment du devoir accompli. »
Donc, c’est ici l’histoire des années d’apprentissage de Richelieu. Et, comme le chartisme n’a pas tué chez notre historien (tant s’en faut !) le goût de déduire et la faculté de penser, nous pourrons tirer de ce récit véridique, aussi intéressant qu’un roman d’analyse, une leçon expérimentale, fort utile à quiconque veut se pousser vers les hauts emplois.
À peu près dans le temps où Armand du Plessis de Richelieu étudiait, nuit et jour, l’art de parvenir, un autre Poitevin, René Descartes, officier d’infanterie, méditait, dans ses cantonnements, sur l’art de penser et traçait, au fond de son esprit abstrait, les linéaments d’un Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Richelieu, lui aussi, a écrit son Discours de la méthode. C’est un érudit, un fureteur, M. Armand Baschet, qui a découvert ce curieux document.
Un jour, M. Baschet explorait, dans un coin de la Bibliothèque nationale, un recueil de grimoires poudreux. Il venait de feuilleter, d’une main distraite, les Manuscrits et miniatures de feu M. Pétau, conseiller à la grande chambre du parlement de Paris, lorsque son regard rencontra une écriture rapide, déliée, à lui connue. Il éprouva, dans cet instant, l’émotion que ressent un amoureux lorsqu’il rencontre une ancienne maîtresse dont il se croyait abandonné. Cela était intitulé : Instructions et maximes que je me suis données pour me conduire à la cour.
Vite, M. Baschet courut conter son aubaine au conservateur des manuscrits, M. Michel Deprez. Tous deux laissèrent éclater leur joie et tombèrent d’accord que ces caractères avaient été griffonnés par la main même de Richelieu. Mais ce calepin, miraculeusement sauvé du naufrage, ne portait point de date. Très perplexe, M. Baschet recourut aux lumières de M. Hanotaux, qu’il considérait comme « un jeune publiciste, plein d’avenir ». Ces choses remontent au mois de septembre de l’année 1879.
« J’estime, répondit M. Hanotaux, que ce petit manuel dut être écrit vers l’an 1608. »
Richelieu, à cette date, avait vingt-trois ans. C’est un âge où l’on est maintenant un gamin (à cause des examens, concours, service militaire et autres lisières), où l’on était alors un homme. Il comptait bien ne pas entrer sans défense dans la sérieuse aventure de la vie. Il n’abandonnait rien au hasard de ce qu’il pouvait lui ôter par sagesse ou par prudence. Savamment, il arrangeait son dispositif de combat. Ce menu livret atteste l’application avec laquelle il étudiait son jeu, tâchant de connaître le faible de ses adversaires et de mettre toutes les chances de son côté.
On y trouve d’abord quelques règles particulières, relatives à la façon dont il faut
parler au roi : « Si l’on se présente au roi pour le voir seulement, il se faut
tenir en lieu où il puisse jeter sa vue quand il est à table ; si c’est pour lui
parler, il faut joindre sa chaise du côté de l’oreille. Prendre garde d’arrêter le
discours quand le roi boit. »
Ces avertissements sont un peu surannés. Le souverain auquel doivent plaire les grands hommes de la troisième République a plusieurs millions de têtes et un nombre si considérable d’oreilles qu’on ne sait à laquelle s’adresser pour être entendu.
Les règles générales dont ce jeune ambitieux s’impose l’observance peuvent s’adapter davantage à notre condition. On peut les classer ainsi :
1º Ordre et exactitude dans les relations
épistolaires. « Je répondrai à tous
ceux qui m’écrivent… Il n’y a personne, fût-il chevalier de l’Ordre, qui soit dispensé
de répondre à une lettre… Je cultiverai soigneusement l’amitié d’un ou deux des commis
de la poste, parce que les lettres sont rendues plus fidèlement et envoyées avec soin
et diligence… Il faut lire et relire plusieurs fois les lettres auxquelles on veut
répondre… Je tiendrai une copie des lettres importantes… Je tiendrai mes lettres
prêtes, mais je ne les fermerai que sur le point qu’il les faudra délivrer, parce
qu’en ce délai, plusieurs choses arrivent que l’on peut ajouter sans faire nouvelles
dépêches, et il y a grande perte de temps à rouvrir et fermer les
paquets. »
2º Règles à suivre dans les conversations. « Parler peu et
seulement de ce que l’on sait et à propos, avec ordre et discrétion… N’avoir point
l’esprit distrait, ni les yeux égarés, ni l’air triste ou mélancolique quand quelqu’un
parle et y apporter une vive attention, ainsi que beaucoup de grâce, mais plus par
l’attention et le silence que par la parole et l’applaudissement. »
3º Ne pas dîner en ville. « Qui ferait cet état de suivre les
tables serait incontinent décrié… J’ai remarqué que l’on y perd tout le jour et qu’une
heure qu’on donne au ventre vous tient tout le jour l’esprit en
tourmente. »
4º Rédiger un journal de ce que l’on entend dire et un autre de ce que l’on fait.
Et ainsi de suite. Richelieu aimait beaucoup à écrire. Justement parce que l’écriture
est un merveilleux instrument de précision. Dès le collège, son caractère était
remarquable par un singulier mélange de fougue conquérante et d’analyse réfléchie.
« Ce que les autres enfants, dit un de ses biographes, font en enfants, lui le
fit avec méthode. Il était conscient de tout ce qu’il disait et faisait. »
Son exemple prouve (comme celui de Napoléon) que le repliement sur soi, l’esprit d’analyse, le soin minutieux des détails, bref le calcul des probabilités, la pesée du pour et du contre, l’habitude de penser ne sont nullement incompatibles avec l’action.
Je ne pousserai pas plus loin, pour aujourd’hui, cette méditation, que je crois salutaire et édifiante. J’entends le couvre-feu qui sonne à la chapelle des Carmélites. C’est l’heure où tous les Poitevins vont se coucher.
Deuxième partie. À la recherche du bonheur
I. La conversion de don Juan8
On s’applique beaucoup, depuis quelque temps, à formuler en langage clair la solution de l’éternelle énigme et à résoudre le conflit qui a brouillé, depuis le commencement du monde, l’amour et le bonheur.
Nos romanciers et nos poètes sont partagés en deux camps. Voici d’abord les désabusés,
les pessimistes, ceux qui furent calcinés par l’embrasement des sens, par l’incendie de
la volupté, et dont le cœur s’éparpille, en cendre chaude, au souffle des orages
déchaînés par les passions. M. Gabriele d’Annunzio nous montre, avec des gestes éperdus,
le Triomphe de la mort. « Heureux les morts ! ils ne doutent plus »,
disent, à chaque
instant, les deux amants des Abruzzes. Et vous
savez comment finit leur aventure. Le fatal Giorgio, après une soirée d’épuisante orgie,
entraîne la brune Ippolita vers une falaise très haute, dont les précipices tombent à
pic dans les flots sournois de l’Adriatique. Et « tous deux s’abîment dans la
mort, enlacés »
.
M. Édouard Rod, que je croyais moins sombre, nous indique, à peu près, le même asile dans le récit tragique et décourageant qu’il a intitulé Dernier refuge. Ses deux héros, Martial et Geneviève, désespérant d’aboutir à l’indissoluble possession que rêvent leurs âmes, se tuent dans une auberge, à la Spezzia.
Mais voici des consultations plus rassurantes. Non, disent les docteurs optimistes, il
n’est pas vrai que l’homme voué à l’amour soit nécessairement condamné à la rage, aux
cris, à l’imprécation démoniaque, à l’obligation d’absorber de la strychnine ou de
piquer une tête dans les flots. Réfléchissons bien, avant de nous résoudre à cette
extrémité fâcheuse. Attendons, pour flétrir l’amour et pour maudire la femme, de savoir
si ce que nous avons appelé la femme et l’amour n’en étaient pas précisément le fantôme
et la parodie. Dans l’arrière-goût de cendre et de néant que laisse à nos lèvres blasées
le souvenir de nos déceptions amoureuses, il est aisé de démêler la saveur amère de
l’ordure. Le comte de Rochester,
qui fut célèbre à la cour du
roi Charles II par le nombre de ses bonnes fortunes, mourut à trente-trois ans, furieux,
invectivant les femmes, comme Maupassant, et bredouillant des oraisons jaculatoires,
comme Verlaine. Voici son testament : « Méfiez-vous de la femme ; quand elle est
jeune, elle se prostitue pour son plaisir ; quand elle est vieille, elle prostitue les
autres pour son entretien. Elle est un piège, une machine à meurtre, une machine à
débauche. Ingrate, perfide, envieuse, son naturel est si extravagant, qu’il tourne à
la haine ou à la bonté absurde. Si elle veut être grave, elle a l’air d’un démon ; on
dirait d’une écervelée ou d’une coureuse, quand elle tâche d’être polie : disputeuse,
perverse, indigne de confiance et avide pour tout dépenser en luxure… »
Voilà
les dames bien arrangées ! Évidemment, Rochester n’avait jamais rencontré d’honnêtes
femmes ni d’amours sublimes. Mais il avait tout fait pour être privé de ce
réconfort.
Don Juan lui-même, don Juan Tenorio de Séville, — celui dont les prouesses furent célébrées, en prose, en vers et en musique, par Tirso de Molina, par Molière, par Thomas Corneille, par Sadwell, par Hoffmann, par Pouchkine, par Mozart, par Musset, par Mérimée, — don Juan, s’il faut en croire son plus récent biographe, M. Henry Roujon, fut plus heureux que ce milord anglais.
Les personnes qui ont appris l’histoire dans des manuels scolaires ou à l’Opéra, se figurent communément que le grand Farceur de Séville (El Burlador de Sevilla) a fini sa carrière dans un souper macabre, et qu’il fut puni de ses méfaits par un vieux commandeur envers lequel il avait eu des torts. Erreur. C’est l’imagination des foules qui a répandu cette fable absurde. Sornette que ce souper ! La statue du Commandeur, une blague ! Si vous désirez connaître la véritable histoire de don Juan, lisez Miremonde.
Le volume élégant que M. Henry Roujon vient d’offrir au public, et que le peintre Mendez a illustré d’images crânes, contient trois choses :
1º Une préface d’Alexandre Dumas fils ;
2º Un conte ;
3º Une thèse.
Cette préface est très morale. Elle commence par une description du bal Mabille et se termine par une exhortation au mariage bourgeois. Ce n’est pas d’hier, comme vous voyez, que les dramaturges ont accoutumé de nous dépeindre consciencieusement le vice, afin de nous mieux disposer à embrasser la vertu. L’auteur de l’Ami des femmes rabroue don Juan et le ravale au rang infime d’un simple commis voyageur incontinent. Ennemi des analyses compliquées et subtiles, il assène sur l’amant d’Isabelle, d’Anna, de Tisbé, de Charlotte, de Mathurine, d’Elvire, un jugement considérable dont voici le principal chapitre :
Quand on étudie bien le personnage, on reconnaît que c’est un naïf, un innocent, pour un peu je dirais un imbécile, car il faut être d’une naïveté plus qu’élémentaire, pour croire à la durée du plaisir… Quelques-uns se sont plu à voir en lui un idéaliste à la recherche de l’amour vrai, et commettant, de bonne foi, l’erreur de le chercher dans la sensation. On lui a fait bien de l’honneur. Il se soucie de l’idéal comme de l’autre côté de la lune. Ce qu’il lui faut, c’est la commotion physique, immédiate… Il n’y a pas d’erreur possible, c’est l’instinct de l’ivrogne allant droit à la bouteille. Regardez-le fonctionner, c’est une simple brute… Qu’on l’expédie chez les Mormons, il servira au moins à quelque chose.
Plus loin, le célèbre dramaturge de la Visite de noces compare don Juan à un lapin, à un cerf, à un bélier. Il risque des rapprochements dont l’audace est faite pour effaroucher le lecteur, même en cet heureux temps et en ce doux pays de déshabillages publics. C’est la façon moderne de prêcher la morale. On commence par poser un principe ; on l’assujettit, on le consolide en tapant à tour de bras et en criant fort ; à ce clou irréprochable on suspend quelques-unes de ces images que nos ancêtres pudibonds appelaient des tableaux licencieux. Ainsi, tout le monde est content.
Donc, Alexandre Dumas fils conclut comme suit. On ne me fera pas un crime, j’imagine, de recueillir ces paroles d’un prophète que l’on considère, à bon droit, comme le grand docteur et le pape quasiment infaillible dont les oracles doivent, en cette fin de siècle, avertir notre esprit et diriger notre cœur. Recueillons-nous, et écoutons :
Si le cerf, le bélier ou le lapin…
Non, décidément, je ne puis citer. Il y a, par le monde, un « vieil abonné » (oh ! je ne lui en veux pas !) qui me poursuit de son courroux toutes les fois que la sincérité de mon enquête littéraire m’oblige à étaler sans voiles ce qu’admirent mes contemporains. Alors, je me méfie… Et pourtant, il n’y a pas de ma faute. Ici, vraiment, c’est le lapin qui a commencé. Passons…
Évidemment don Juan promet à toutes les femmes qu’il convoite un amour éternel que le cerf…
Encore ? Glissons. N’appuyons pas. Je tourne la page :
Don Juan va, avec quelques-unes (de ses maîtresses), jusqu’au mariage auquel le bélier et le lapin se dérobent…
Oh ! ce Tolstoï de la troisième République est terrible avec son arche de Noé. Heureusement, c’est fini, le lapin. Ce qui suit peut se lire d’un trait :
Évidemment, don Juan joue du langage métaphorique et de la poésie transcendante dont Dieu, l’âme, les étoiles et les fleurs font les frais ; mais s’il n’était pas beau, s’il n’était pas jeune, s’il n’était pas vigoureux, toutes ses soi-disant victimes auraient bientôt fait de lui rire au nez. Les regards brillants, les chaudes étreintes des mains, tous les effluves qui se dégagent d’une parole haletante et d’un corps ardent de désirs font les trois quarts de la besogne de perdition. Ce n’est donc pas par les paroles dites, toutes prévues, que la catastrophe a lieu, c’est par l’atmosphère enivrante que la passion physique développe autour d’elle ; c’est sous la pression qu’elle exerce sur leurs sens que toutes ces dames perdent haleine et succombent. L’amour, le grand et pur amour dont elles viendront arguer ensuite n’a rien à voir dans tout cela…
La voilà bien, la scène à faire ! Nos jeunes auteurs dramatiques, qui presque tous ont renié Dumas et qui sont tous, plus ou moins, ses petits-fils, nous la font et nous la refont surabondamment. On n’attend pas, d’ailleurs, que j’aie le courage de commenter ce texte. On ne discute pas l’Évangile. Contentons-nous d’enregistrer ces versets brûlants, qu’embrase le zèle du bien public, et ajoutons-les, sur les pupitres de nos oratoires, aux préfaces antérieures du même apôtre, ainsi qu’à la Lettre de Junius, à l’Homme-Femme, à la Lettre à M. Cuvillier-Fleury, à la Question du divorce, à la Lettre à M. Naquet, aux Femmes qui votent et aux Femmes qui tuent, enfin à ce prodigieux dossier de consultations et de mercuriales, qui indiquera, plus tard, à nos descendants, l’étiage de notre moralité.
Je suis plus à l’aise pour approuver ceci. Alexandre Dumas, dit, s’adressant à M. Henry Roujon :
Savez-vous, mon cher ami, qu’en écrivant cette nouvelle, pour laquelle vous me demandez une préface dont elle n’a pas besoin, vous avez fait une étude des plus intéressantes, des plus vraies, des plus serrées comme observation, des plus colorées comme forme, des plus justes comme conclusion psychologique et philosophique ? Je viens de goûter avec vous un des plaisirs les plus délicats qu’un esprit puisse recevoir d’un autre esprit. Rentrer chez soi, le soir, à une heure convenable, ayant fait dans la journée le moins de mal possible, l’estomac satisfait, la conscience tranquille, sans préoccupations graves pour le lendemain, sans autres menaces sur la tête que celle de l’éternel imprévu ; se coucher et s’étendre dans un lit très frais et un peu dur, se disposer à lire quelques pages d’une revue en attendant le sommeil et même avec l’espoir de le faire venir plus tôt qu’il ne comptait venir, et tomber sur un récit attachant, entraînant dès les premiers mots, qui vous tient éveillé sans fatigue jusqu’au dénouement, dans l’oubli complet des choses de ce monde, c’est là une de ces aubaines royales qui deviennent de plus en plus rares, et que Miremonde m’a procurée.
Cela, c’est la pure vérité. J’aurais voulu que l’illustre préfacier sacrifiât quelques-unes de ses impressions intimes pour nous dire, en ce style dont il avait le secret, combien est coquet, pimpant, alerte et brave, ce récit de M. Roujon. Il y a, dans cette prose alerte, des contrastes aigus, qui piquent la curiosité, avivent l’intérêt, excitent le goût.
Je pense que la figure extérieure de M. Henry Roujon n’est pas inconnue aux personnes qui me font l’honneur de me lire, dans le Temps, chaque samedi. En qualité de directeur des beaux-arts, il assiste à des enterrements, il préside des banquets, il distribue des prix, il prononce des harangues. Deux fois par semaine, il reçoit les solliciteurs dans un beau bureau blanc et or, exempt de moleskines administratives, et tout à fait ajusté à l’élégance de sa charge… Peintres en quête d’une commande, sculpteurs gros d’un chef-d’œuvre, musiciens pleins de chansons, comédiens frais rasés, collectionneurs, marchands, comédiennes gazouillantes, salonniers qui désirent les palmes, architectes à la recherche d’une bâtisse, décorateurs non décorés, gens de lettres qui voudraient inspecter quelque chose, c’est un long défilé dont s’amuse évidemment, sous un air de gravité obligatoire, la philosophie subtile et bienveillante de M. le Directeur. Si quelque observateur se glisse dans cette clientèle, il remarquera sans peine l’air imprévu du maître de céans ; et, tandis qu’il lui exposera ses réclamations ou ses doléances, il s’étonnera tout bas : Quoi, c’est un fonctionnaire, cet homme jeune et juvénile, dont la barbe s’effile en pointe cavalière, et dont la moustache se retrousse en crocs victorieux ? On dirait d’abord qu’il va chasser au faucon, en compagnie du connétable de Luynes, ou qu’il a vu, avec le marquis Spinola et Diego Velasquez, la reddition de Breda. Involontairement, on cherche, aux patères de l’antichambre, sa rapière et sa cape… Mais regardez-le mieux. Vous verrez que ce n’est pas un simple reître. Ses cheveux ras lui donnent l’aspect d’un gentilhomme du roi Charles Ier, devenu puritain et « tête-ronde » au service de Cromwell. Enfin, un binocle bien moderne, un binocle de professeur, éteint la flamme de son regard et atteste des habitudes studieuses.
Le style, c’est l’homme. Ce mélange de hardiesse et de mesure, cette grâce rassurante de mousquetaire assis et calmé, cette façon, fort originale, de concilier la fantaisie avec la règle et la tradition avec la nouveauté, cette alliance de la réflexion avec la fougue, ce souci de morale austère, qui domine et dirige les démarches d’un esprit libre, toutes ces qualités complexes, délicates et d’apparence contradictoire, se montrent dans le talent de M. Henry Roujon, comme dans son allure et dans son port. Par là, il était prédestiné à nous conter les aventures finales et les sages propos d’un don Juan vertueux.
Il y avait une fois à Toulouse, un jeune seigneur qui s’appelait le chevalier Pons des Liguières. Ce chevalier, de cœur vif et d’humeur inconstante, n’avait point de scrupule à « lâcher » (comme nous disons maintenant) les femmes ou filles dont la beauté avait cessé de lui plaire. Mais il ne pouvait souffrir qu’on le « lâchât ». Il aimait une dame Oisille, par laquelle il fut trompé sans pudeur. Cette disgrâce le jeta dans un désespoir sombre. Sa vanité ne pouvait se résoudre à cette déconvenue. Sa mésaventure lui ◀semblait▶ d’autant plus humiliante que son rival heureux, le sire de Roquetaillade, était un rustre. Il avait encore assez de candeur pour s’étonner qu’une jolie femme eût pu se plaire aux entretiens d’un lourdaud très laid, très rouge et très velu. Il se retira dans la solitude, afin d’y méditer une vengeance et d’y reprendre des forces pour de nouveaux combats. Comme il dormait sous un frêne, au bord d’un torrent, il crut voir une sorte de laquais espagnol, qui le regardait avec admiration. Quelques jours plus tard, dans un chemin désert, il revit ce laquais. N’étant point d’humeur endurante, surtout en ce temps de retraite maussade, il allait cingler du fin bout de sa houssine le maroufle indiscret, lorsque celui-ci, le regardant comme en extase, s’écria :
« Je salue en Votre Excellence l’image parfaite du prince des mortels… Oh ! comme vous lui ressemblez !
— Et comment, interrogea Pons, se nommait ce maître admirable ?
— Je ne puis le nommer. Mais moi, on m’appelait Leporello.
Le chevalier pâlit de surprise.
— Leporello ? s’écria-t-il.
— C’est ainsi qu’il me nommait autrefois.
— Le valet de…
— Lui-même,
— Don Juan ! murmura Pons en passant la main sur son front comme pour chasser un rêve… Don Juan !
— Lui ! C’est lui que je retrouve en vous ! criait Leporello en gesticulant. Longue vie à l’héritier de mon seigneur ! »
Le lendemain, notre jeune fou recevait ce message : J’ai l’honneur d’inviter le chevalier des Liguières à souper ce soir avec moi. Signé : Juan Tenorio.
Souper avec don Juan ! Pons se répétait ces mots à lui-même, en chevauchant vers le château de Miremonde, où demeurait alors le héros incomparable dont le nom seul suffit encore à noyer d’un trouble charmant les yeux des femmes. Quel fut son émoi, lorsqu’il le vit s’avancer à sa rencontre sur les degrés du perron ! Ce n’était plus le fringant gentilhomme, dont les éperons d’or sonnaient dans la nuit, sous le balcon des belles. Mais sa vieillesse pensive avait plus de grâce que sa jeunesse élégante et dissolue. Une noble mélancolie répandait sur ses traits une douceur pareille à cette lumière pâle dont se voile, en automne, le crépuscule des journées d’orage. Les inflexions de sa voix avaient gardé cette souplesse musicale par qui furent tant d’oreilles ensorcelées et tant de cœurs apprivoisés.
« On vous a rapporté, mon cher hôte, dit-il à Pons des Liguières, que don Juan était mort. C’est vrai, mais non pas au sens où l’épaisse balourdise du populaire entend ces paroles. Don Juan est mort. Vous allez voir pourquoi. »
Alors, il lui conta son aventure avec doña Elvire ; comment il l’avait rencontrée, si jeune et si pure, au château de Pulgar, chez sa mère, la comtesse de Montalvo ; l’exécrable stratagème dont il s’était servi pour la prendre ; son mariage avec cette vierge, et comment la jeune épousée fut, peu de jours après, abandonnée et trahie par le plus volage et le plus cruel des amants… Parjure à sa foi, l’infidèle était parti pour des terres lointaines, cherchant de nouvelles trahisons à commettre, de nouvelles amours à savourer. Vains efforts. Il est puni par son péché. Sa vie sentimentale est close. Son cœur ne connaîtra plus que la déception des inutiles rencontres et l’amertume poignante du ressouvenir. Quand une fois on a goûté aux profondes délices de l’amour véritable, quand une vraie femme vous a dit les mots divins par qui toute douleur s’apaise, c’est comme si l’on avait approché ses lèvres d’un nectar idéal ; désormais, on ne trouvera plus, aux auberges de débauche, que boissons frelatées et gâteaux empoisonnés. Don Juan a connu trop tard le secret du bonheur. Sa nostalgie l’attire vers un Éden dont l’accès dorénavant lui est fermé. Au lieu de suivre le chemin fleuri où souriait la beauté de l’adorable Adorée, il traînera jusqu’à la fin de ses jours le regret des paradis perdus. Sa félicité est morte avec Elvire. Mais du moins, il comprend maintenant l’éminente dignité de la femme et la misère de ce qu’il appelait autrefois ses bonnes fortunes.
Exquis, ce don Juan.
Je voudrais faire sentir, par des exemples, la manière dont M. Henry Roujon nous conte sa parabole. On se laisse aller au gré de sa jolie prose, comme au fil d’une eau claire qui rafraîchit tous les sens. Ces façons de dire font penser à une quantité de choses aristocratiques et par conséquent défuntes. Un parfum de bonnes lettres embaume ces pages, où l’on trouve tantôt la fantaisie picaresque de Quevedo, tantôt l’aisance allègre de Lesaged, tantôt la pointe sèche de Mérimée, avec, çà et là, des touches de couleur, prises discrètement à la palette de Fromentin ou des Goncourt.
Je détache, au hasard, quelques lignes :
Le chevalier Pons de Liguières s’était trouvé, presque enfant encore, maître souverain de sa destinée. Orphelin de père et de mère, il ne devait compte de ses actes qu’à sa conscience de gentilhomme et de ses pensées qu’à Dieu.
Jeune, beau, riche et libre, toutes les carrières le sollicitaient : il embrassa celle du plaisir. Un sien oncle, chanoine de son état, et son unique parent, le pressait d’apprendre la théologie. Pons lui répondit : « Je la sais. »
— Tu la sais ? Voire ! le beau prodige : Et d’où la sais-tu, s’il te plaît ?
— C’est de naissance. Que nous enseigne-t-elle ? la fia de l’homme ? Je connais ma fin.
— Et quelle est-elle ?
— L’amour. »
L’abbé eut horreur et se signa.
Cela n’a l’air de rien, n’est-ce pas ? C’est simple comme bonjour. C’est excellent et sans malice, comme du bon vin bien décanté. Eh bien ! croyez-en la petite expérience que je puis avoir du « métier ». Ces dix-sept lignes sont plus difficiles à « établir », et, en tout cas, plus rares que les « échevèlements », les « moiteurs », les « errances », les « troublances », et tout le tremblement des naturalistes et le gribouillage intermittent des psychologues.
Voici quelques phrases d’un autre ton et d’une aussi heureuse venue. Don Juan retrace les impressions qu’il ressentit lors de sa première rencontre avec Elvire :
Il me ◀semble▶ voir la vieille marquise, coiffée du chaperon des veuves, s’avançant vers moi, droite et simple. Non loin d’elle brillaient dans la clarté douce du vitrail, une robe blanche et des cheveux blonds.
« Elvire, dit doña Andréa, le comte est notre hôte. »
C’était presque une enfant encore, qui me parut de beauté médiocre. Au furtif regard qu’elle jeta de mon côté, deux larges yeux de pâle azur illuminèrent sa maigre figure. Avec une révérence de pensionnaire elle me tendit la main. Je pris ses doigts frêles et je les baisai : leur fraîcheur était délicieuse et, sans y prendre garde, j’y laissai mes lèvres plus longtemps peut-être qu’il n’eût convenu.
Lorsque je relevai la tête, le visage d’Elvire était couleur d’aurore, et je m’aperçus qu’elle était jolie.
Encore cette page, que les faiseurs de morceaux choisis devraient mettre dans leurs anthologies, avec ce titre : le Repentir de don Juan :
Je sondai le vide de ma destinée… J’étais né riche, beau, puissant, illustre, le sort m’avait comblé de ses faveurs. De quelles joies pouvais-je manquer ? Je fis mon compte.
J’aboutis à ceci : de toute cette vie, pompeuse et bruyante, il me restait la mémoire d’une heure. Les plus enviées donneuses d’amour, dames de haute lignée, courtisanes savantes, avaient lassé en moi le désir : une enfant m’obsédait de son charme. J’avais bu la soif à son baiser.
Je compris alors que pour peupler le désert où se consumait ma tristesse, il suffisait de la seule Elvire. Je songeais aux enchantements de cette nuit unique, avec l’égoïste regret d’un buveur dont la coupe s’est brisée, encore pleine, et je ne plaignais que moi-même, en me rappelant l’hymen parjuré. J’évoquais la forme d’Elvire, sa frêle beauté, heureuse de s’offrir, sa grâce d’épouse fière d’être vaincue. Je m’enivrais, comme un fiancé, de cette pure image. Pourquoi m’être ainsi hâté de fuir ? J’avais craint les déboires du réveil ; et si le rêve s’était prolongé ? Peut-être est-il de rares créatures dont la foi persiste longtemps. Si elle était de celles-là, l’abandonnée ? Si j’avais passé, moi l’insatiable, à côté d’une telle joie, sans l’épuiser ?
Je remuai les cendres de mon cœur : il y couvait un feu qui m’épouvanta. J’essayai de railler par habitude. Allais-je par hasard devenir amoureux de ma femme, moi, don Juan Tenorio ? Je voulus chasser l’importun fantôme : il s’obstina doucement à me suivre…
Je partirais, j’apporterais à l’épouse délaissée mon amour victorieux de l’absence : Don Juan, pour la revoir, traverserait les mers.
Est-il nécessaire, après cela, d’expliquer la thèse impliquée dans ce récit ? Don Juan a le bon goût de ne pas prêcher. Don Juan prédicateur, cela ne s’est jamais vu, pas même à la Bodinière. Mais le conseil qu’il donne au jeune Pons des Liguières, et, par ricochet, à nous autres, le voici : Envoyez au diable, si faire se peut, dame Oisille et sa basse-cour. Rêvez à l’oiseau bleu. Laissez vos contemporains s’évertuer (quelle drôle d’idée !) à qui sera le plus « rosse » et le plus « mufle ». Dites-vous bien que les joies de l’adultère n’ont été inventées que pour faire gagner de l’argent aux romanciers et aux cochers de fiacre. Cherchez Elvire ; et, si vous trouvez Elvire, gardez-la.
Quand don Juan eut fini de parler, le jour commençait à poindre. Ce n’était plus l’aube
blême des anciennes orgies. « Debout, à la fenêtre ouverte, Pons admirait ce
lever d’aurore, et son cœur, guéri des maux de l’enfance, s’emplissait librement de
clartés nouvelles. »
C’est la grâce que je vous souhaite.
II. Chemin fleuri
Heureux qui peut garder, quand tout flotte et chancelleDes sentiments anciens, dans une aube nouvelle,Et son cœur immuable en un décor changeant !G. D.
Je demande la parole pour un fait personnel.
J’ai eu le tort, étant désormais classé au rang des « critiques » par mes confrères les « créateurs », d’écrire, par fantaisie, de publier, par faiblesse, un roman, Hélas ! oui, un roman, une « fiction », comme disaient mes maîtres La Harpe, Geoffroy et Gustave Planche… Je voudrais m’expliquer. Mais, d’abord, il faut que je m’excuse de venir ainsi parler de moi-même, à cette place où j’ai coutume (on me rendra cette justice) d’introduire ordinairement des écrivains considérables. Le « moi » est haïssable, c’est entendu, Pascal l’a dit. Et pourtant, si je voulais invoquer de lointains exemples, je pourrais trouver, au temps même de Pascal, des précédents capables de me faire accorder les circonstances atténuantes. Certes, je n’ose pas faire allusion à ces Examens où le grand Corneille cherchait les défauts de ses tragédies avec le scrupule d’un chrétien qui se prépare au sacrement de la pénitence. Je ne parlerai pas davantage de ces préfaces où le doux Racine accablait de son mépris les personnes qui ne rendaient pas justice aux immortelles beautés de ses drames. Mais ne sait-on pas que Cyrano de Bergerac fut admis à justifier ses inventions ?
Le joyeux conteur Marcel Prévost n’a-t-il pas pris soin (pour employer les spirituelles
expressions de M. Brunetière) « de nous dire ce qu’il fallait penser de la
Confession d’un amant »
? Plus près de nous, personne ne
songe à blâmer M. Jules Lemaître ni M. Henry Fouquier, parce qu’ils ont rendu compte
eux-mêmes, dans le Journal des Débats et dans le Figaro,
des pièces qu’ils font représenter sur les théâtres de Paris. Enfin, on m’assure que
l’assemblée de femmes élégantes qui décore et ennoblit plusieurs fois par semaine les
fauteuils de la Bodinière accorde volontiers aux écrivains beaux parleurs la permission
de se peindre eux-mêmes par des mots et par des gestes. Pourquoi serait-il interdit de
faire, plume en main, ce qui est licite devant une table et un verre d’eau sucrée ?
Le célèbre critique Jules Janin consacra, un jour, tout un feuilleton à la narration de son récent mariage. Que l’on se rassure. Je tâcherai de ne point glisser sur la pente des confidences intimes. Je voudrais seulement obéir à des usages déjà anciens et dire au lecteur, sans forfanterie ni réticences, en quoi consiste l’entreprise, sans doute téméraire, que j’ai tentée.
J’avais pensé à étudier Chemin fleuri, comme si cet in-douze eût été signé par un autre que par moi. Mais un tel prodige de désintéressement est au-delà des forces humaines. J’aime mieux vous le dire tout de suite. Et je commence cyniquement par des éloges.
Je me vante (tant pis pour ceux qui ne seront pas contents) de n’avoir mis dans ce récit — où il y a cependant des hommes et des femmes — ni un adultère, ni même un accouchement. Cette aventure commence dans la plaine Monceau, et je n’ai pas consenti à ouvrir une seule des « garçonnières » si nombreuses dans ces parages (vous savez, la « garçonnière » tendue de grandes fleurs, garnie de meubles très anglais, avec, au mur, des eaux-fortes troublantes, et, çà et là, une odeur d’iris). J’ai oublié, en passant rue de Prony, de piger les coquets entresols qui prêtent leur clair-obscur au mystère des amours clandestines. C’est pourtant facile. On n’a qu’à monter, entre chien et loup, sur l’impériale des omnibus. De là-haut on entrevoit des perspectives. J’aurais dû — que diable ! on ne peut pas songer à tout ! — m’approvisionner d’un lit très bas, très large, oh combien ! Il était nécessaire de grouper, autour de ce lit, un divan non moins bas, non moins large, un guéridon laqué, avec une lampe voilée de rose, enfin tout ce qu’il faut à nos contemporaines pour succomber de cinq à sept.
Un roman sans chute, alors ? Mon Dieu, oui. Autant dire, n’est-ce pas ? une tragédie sans songe, une bicyclette sans pédales, un cotillon sans accessoires, un civet sans lièvre ni lapin.
Les jeunes filles pourront donc lire ça ? Je le confesse. C’est peut-être honteux ce que j’ai fait là. Et pourtant, je ne me repens qu’à moitié. Non, la main sur la conscience, je n’ai pas de remords. Pauvres jeunes filles ! On ne les a pas gâtées, cet hiver. Le théâtre leur a été obstinément fermé par l’inflexible rigueur de nos moralistes. Ni les Demi-Vierges, malgré la morale austère que l’on y prêche, ni les Viveurs, comédie spartiate dont l’auteur veut nous guérir par l’antique méthode de l’ilote ivre, ni les Amants de la Renaissance, ni enfin le Carnet du Diable ou Paris fin de sexe n’ont trouvé grâce devant l’entêtement des mères de famille. Si l’Odéon débonnaire n’avait pas offert à sa clientèle le Verre d’eau de Scribe, la Petite Ville de Picard et le Marino Faliero de Casimir Delavigne, nos sœurs, nos cousines, nos amies, nos danseuses, nos élèves, toutes ces chères petites, si intéressantes, auraient ignoré, pendant plusieurs mois, ces impressions de terreur et de pitié que le poème dramatique, au dire d’Aristote, éveille au fond du cœur humain… Les romanciers n’ont guère été plus galants que les dramaturges. M. Gabriele d’Annunzio nous présente en liberté, dans le paradis terrestre où flambe le soleil italien, des héros bien incandescents et des héroïnes un peu nerveuses. Mon ami Édouard Rod ne voudrait pas que son Dernier refuge fût ouvert comme un asile aux demoiselles de bonne maison. Alors, songeant à la détresse de toutes ces jeunes abandonnées, je me suis dévoué. En corrigeant mes épreuves, j’ai supprimé, çà et là, certains détails qui auraient pu déplaire à leur gracieux scrupule. Je sais bien que plus tard, lorsqu’elles seront mariées, lorsque des messieurs très modernes leur auront appris la vie, elles me mépriseront. Mais je ne regretterai rien et je me tiendrai, au contraire, pour très heureux et bien récompensé si mon intention charitable me vaut, pendant quelques journées rapides, l’amicale indulgence de leur cœur ingénu.
J’aurais voulu que mon héros et mon héroïne ne fussent point trahis par mon inexpérience. Je souhaite qu’un narrateur, plus expert aux secrets du métier, reprenne le sujet qui m’a tenté et qui n’était sans doute pas proportionné à mes forces.
Si l’on observe avec quelque attention ce que nous appelons le monde et la cohue de bourgeois surexcités qui a remplacé, tant bien que mal, les anciennes aristocraties, on remarque aisément, dans ces nouvelles couches, deux maux qui ◀semblent▶ d’abord s’exclure l’un l’autre. D’un côté, sur toute l’étendue de cette région sociale que Renan appelait l’« empire de Béotie », c’est la sottise épaisse, bien vêtue, bien nourrie, bien logée, et suffisamment instruite par les professeurs excellents qu’ont fait naître les nouveaux programmes ; c’est le snobisme ahuri, gorgé de conférences ; c’est la passion du cabotinage, le culte de la publicité, le respect naïf et roublard de la réclame, la folie du théâtre et de ses pompes, l’horreur de ce qui n’est pas « drôle », une certaine capacité de travail égoïste, et surtout un désir ridicule, vraiment épileptique, de s’amuser… Oh ! les élégances de cette troisième République que Gambetta, bonnement et généreusement, voulut en vain rendre athénienne ! Flirt et neurasthénie, mélange de puérilité et de décrépitude, ambitions bornées, philosophie de jockeys, aphorismes de propriétaires, mascarade bariolée et morne, où rien ne s’élève au-dessus du médiocre, où la démocratie niveleuse a tout égalisé, même les vices, où chacun ◀semble▶ avoir copié son expression inquiète et farceuse sur la figure du voisin. Ces gens riches, qui n’ont même plus la prétention de former une « classe dirigeante », ne sont menés que par des idées de commerce, d’argent et de vanité. Ils n’ont pas de grandes passions, et ils pratiquent (accordons-leur ceci) un tas de petites vertus. Ils sont méthodiques, ponctuels, fidèlement asservis aux règles de l’hygiène. Ils ont peur des excès. Très soucieux de leurs aises et de leur tranquillité, ils dédaignent la gloire et ils méprisent l’amour. Le contrat par lequel un homme lie sa destinée à la vie d’une femme n’est pas plus important à leurs yeux qu’un acte de société. Leur sagesse abonde en proverbes sur le danger des entraînements irréfléchis et sur l’utilité des mariages de raison. On connaît leur politique. C’est celle de l’autruche qui cache sa tête dans le sable pour ne pas voir le danger. Leur poésie, irrésolue, oscille des chansons canailles aux idylles bébêtes. Leur esthétique ?… Vous la verrez clairement, si vous avez la patience de les suivre aux expositions organisées par le syndicat de la peinture et de vous arrêter avec eux en face des chefs-d’œuvre devant lesquels il faut s’ennuyer.
On conçoit que quelques-uns d’entre nous aient éprouvé le besoin de fuir cette atmosphère et cette compagnie. Agacés et impatients ils ont fait bande à part et ont cherché des sommets où l’on pût rêver et penser à loisir. Mais alors ils sont allés trop loin. Leur mouvement pourrait s’appeler la sécession des intellectuels. Épris de science et d’art, façonnés par de nobles disciplines, voués aux fortes délices de la vie cérébrale, ils sont arrivés, par des voies différentes, au navrant nihilisme de la morale bourgeoise : ils ont éteint, fond d’eux-mêmes, la vie du cœur. Et eux aussi, ils ont créé, sur les cimes glacées où ils habitent, une atmosphère irrespirable pour quiconque veut vivre vraiment et pleinement. Leurs templa serena sont des retraites mortelles, où l’air, trop subtil, exalte l’intelligence et paralyse la volonté. Si, des hauteurs où ils se cantonnent, ces dédaigneux regardent le monde, si même ils descendent de leur belvédère et se mêlent à la foule, c’est pour y chercher des occasions de moquerie, des motifs à leur verve blagueuse, une proie à leur hautaine ironie. Ils ont tari, volontairement les sources d’enthousiasme où se rafraîchissait, aux heures de lassitude, l’âme dolente de l’humanité. Ayant cru que tout avait été analysé, pesé, scruté, ils sont devenus incapables de confiance et impropres à l’action. Leur brillant génie ne jette qu’un éclat froid et mort, comme une neige illuminée par un soleil d’hiver. Ils ont voulu fonder la littérature du mépris, et voilà que leur talent, précocement desséché, s’est changé en une froide rhétorique. Leur intelligence a fonctionné comme un mécanisme d’acier, broyant tout dans ses délicats et implacables engrenages. D’abord, ils ont joui des réussites où triompha leur habileté mentale, et le public fit bon accueil à leur virtuosité. Mais je ne sais quel découragement les a pris. En même temps que leur ancien auditoire les abandonnait, une défaillance poignante arrêtait leur effort et coupait brusquement leur œuvre. Ils sentaient, un peu trop tard, qu’ils avaient fait fausse route. Leur dilettantisme, qu’ils avaient considéré d’abord comme un « état d’âme » tout à fait aristocratique, les accabla d’un insupportable malaise. Ils soupçonnaient qu’en leurs imprudentes démarches, ils avaient négligé quelque chose de très puissant, un réconfort également accessible aux lettrés et aux ignorants, aux savants et aux simples, la source éternelle de toute joie et de toute consolation.
Supposez que, dans chacun des « milieux » que je viens d’indiquer, naissent et grandissent un homme et une femme, désireux l’un et l’autre d’échapper aux conventions, aux artifices qui pèsent sur leur destinée, vous aurez le cas de Noël Davril et de Suzanne Husseau.
Il m’était assez facile, hélas ! de peindre Noël Davril. Je n’ai eu qu’à rassembler quelques traits empruntés aux jeunes hommes de ma génération. On saura plus tard, quand ce point aura été touché par un maître, ce que nous avons désiré, ce que nous avons rêvé, ce que nous avons souffert. On connaîtra notre enfance épouvantée par le spectacle de la guerre, notre adolescence nourrie de promesses décevantes, notre jeunesse saturée de doctrines, enivrée de science, gâtée par les « troublances » d’une littérature inquiète et perverse, toute notre vie attristée par une déchéance nationale que ◀semble▶ accepter et ratifier le verdict du suffrage universel. Nous n’avons pas eu de printemps, et nous voilà sans force, sans espoir, sans souvenirs, au seuil de l’âge mûr. Quel sortilège efficace pourra nous redonner le goût de l’action, le désir d’entreprendre ? Le secret des hautes aventures et des amours sublimes est-il perdu pour toujours ? Élevés dans l’ironie, pouvons-nous espérer de finir dans l’enthousiasme ?
Quant à Suzanne, il est naturel que, l’ayant vue, j’aie voulu la peindre. Mais mon esquisse n’est qu’un faible crayon des beautés du modèle. J’aurais mieux fait de transcrire purement et simplement cette page romanesque de La Bruyère :
… Il disait que l’esprit dans cette belle personne était un diamant bien mis en œuvre, et, continuant de parler d’elle : « C’est, ajoutait-il, comme une nuance de raison et d’agrément qui occupe la raison et le cœur de ceux qui lui parlent ; on ne sait si on l’aime ou si on l’admire ; il y a en elle de quoi faire une parfaite amie, il y a aussi de quoi vous mener plus loin que l’amitié. Trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, mais trop modeste pour songer à plaire, elle ne tient compte aux hommes que de leur mérite et ne croit avoir que des amis ; pleine de vivacité et capable de sentiments, elle surprend et elle intéresse et, sans rien ignorer de ce qui peut entrer de plus délicat et de plus fin dans les conversations, elle a encore ces saillies heureuses qui, entre autres plaisirs qu’elles font, dispensent toujours de la réplique : elle vous parlé comme celle qui n’est pas savante, qui doute et qui cherche à s’éclaircir, et elle vous écoute comme celle qui sait beaucoup, qui connaît le prix de ce que vous lui dites, et auprès de qui vous ne perdez rien de ce qui vous échappe. Loin de s’appliquer à vous contredire avec esprit et d’imiter Elvire, qui aime mieux passer pour une femme vive que marquer du bon sens et de la justesse, elle s’approprie vos sentiments, elle les croit siens, elle les étend, elle les embellit ; vous êtes content de vous d’avoir pensé si bien et d’avoir mieux dit encore que vous n’aviez cru. Elle est toujours au-dessus de la vanité, soit qu’elle parle, soit qu’elle écrive : elle oublie les traits où il faut des raisons, elle a déjà compris que la simplicité est l’éloquence ; s’il s’agit de servir quelqu’un et de vous jeter dans les mêmes intérêts, laissant à Elvire les jolis discours et les belles lettres, qu’elle met à tous usages, Artenice n’emploie auprès de vous que la sincérité, l’ardeur, l’empressement et la persuasion… On peut la louer d’avance de toute la sagesse qu’elle aura un jour et de tout le mérite qu’elle se prépare par les années, puisqu’avec une bonne conduite elle a de meilleures intentions, des principes sûrs, utiles à celles qui sont comme elles exposées aux soins et à la flatterie ; et qu’étant assez particulière, sans pourtant être farouche, ayant même un peu de penchant pour la retraite, il ne lui aurait peut-être manqué que les occasions ou ce qu’on appelle un grand théâtre pour y faire briller toutes les vertus.
Qu’arrivera-t-il si, des deux extrémités opposées de la société, de la plèbe bourgeoise attardée dans la vulgarité et la barbarie, de l’élite intellectuelle qui souffre de son propre raffinement et meurt de ses artifices, ces deux jeunes gens, aidés par le hasard, se dirigent l’un vers l’autre ? Et, si la malice du sort les sépare, du moins pour un temps, est-ce que leur vie n’est pas désormais renouvelée ? Puisque ni les mœurs grossières ni l’intellectualisme aigu n’ont pu flétrir, sur leur chemin, la divine fleur des sentiments éternels, est-ce que l’événement intérieur qui a modifié leurs âmes ne sera pas, — quelques déceptions-que puisse leur infliger le monde, — un commencement d’inaltérable félicité ? L’amour est plus fort que la vie. On m’a rapporté, ces jours-ci, une légende que je veux vous redire. Les matelots grecs racontent, au bord des mers orientales, qu’un jour une âme errante, passant près d’une maison, aperçut une autre âme qu’elle aima. Elle voulut entrer. On lui dit : « La maison est trop petite. Il n’y a pas de place ici pour deux. » L’âme en peine s’en alla et demeura une année au désert, dans la prière et dans la pénitence. Elle revint à la porte close. « Qui es-tu ? » lui demanda-t-on. Elle répondit en tremblant : « Je suis toi. » La porte s’ouvrit…
Je crois bien qu’on me reprochera mon dénouement. J’y tiens cependant. Que voulez-vous ? Il est vrai. C’est arrivé comme je le dis. Je ne pouvais pourtant pas commettre un mensonge pour m’assujettir aux lois d’un genre.
Me sera-t-il permis de citer ici les lignes suivantes, qui furent écrites sur Chemin fleuri par un critique dont me séparent plus de cent lieues de pays, et qui prouvent que l’on peut encore, même sans ententes préalables ni camaraderies, être compris comme on souhaiterait de l’être toujours :
Le portrait de Suzanne est tracé d’une touche si fine et si émue en même temps que nous n’osons l’appeler une œuvre d’art : c’est plutôt une œuvre d’amoureux. Ces notes au jour le jour détachées d’un carnet de voyage ne sont pas une fiction littéraire ; elles ont été écrites telles qu’on nous les donne. Que contiennent-elles ? Rien, des rencontres rapides, en nombreuse compagnie, des promenades sur l’eau, dans les bois, des conversations où l’on se dit tout sans le savoir, sans le vouloir, en parlant d’autre chose, duos d’amour dans lesquels l’une, la vierge candide et fraîche, relève et console l’autre qui se sent flétri avant l’âge, n’ose rien demander, rien espérer, s’étonnant encore de pouvoir aimer. Et cet amour d’enfant envahit peu à peu cet esprit blasé, l’ait de lui un homme jeune si ce n’est un jeune homme. Il comprend que la vie a un autre but et d’autres devoirs que celui de la notoriété littéraire et que le renom de grand homme, s’il est plus éclatant, ne vaut pas celui de galant homme qu’il est donné à tous de conquérir.
Cette pureté accompagnée de grâce et de beauté s’empare de lui au point de changer sa méthode, ses systèmes, sa notion du bien et du mal, sa vision des hommes et des choses. En même temps, de hardi qu’il était, il est devenu timide. Et c’est en tremblant comme un écolier qu’un jour, dans une promenade où ils ont devancé leurs compagnons de route, il lui avoue son doux et terrible secret ; encore le fait-il presque malgré lui et sans le savoir. Elle n’en est ni confuse ni étonnée, et c’est en le regardant dans les yeux qu’elle s’engage à lui pour la vie en lui disant ces très simples mots : « Donnez-moi la main, mon ami ! » Ce geste et cette promesse, jamais il ne les oubliera.
Nous disions que le roman n’avait pas de dénouement. C’est qu’il l’attend encore. Il est plus facile de donner son cœur à un ami que de lui donner sa main. Les habitudes sociales, les convenances mondaines, les préjugés des familles sont contraires, en France surtout, aux mariages d’amour. Elles n’y voient qu’un enfantillage et une imprudente spéculation. Ainsi, le consentement n’est pas venu ; les deux fiancés ont été séparés, pour un temps ou pour toujours, qui le sait ?
L’un d’eux a couru le monde, il a voyagé en Grèce, en Asie Mineure, il en a rapporté de très beaux récits et des idées nouvelles sur toutes choses. Il n’a pas oublié, il n’a pas cessé d’espérer ; son joli roman qui a fait de lui un autre homme rayonne encore dans son âme. Qui sait ? un jour viendra où il aura sa récompense, où il sera l’époux aimé d’une chère et noble femme à laquelle il appartiendra corps et âme et qui sera toute à lui ; or, c’est là le seul bonheur qui mérite ce nom, le seul peut-être qui vaille la peine de vivre.
M. D.
Dirai-je, en terminant, que ce récit a été pour moi une récréation (au sens exact du mot) et que je n’ai pas cru devoir le surcharger, selon la mode actuelle, d’un manifeste relatif au passé, au présent et à l’avenir de la littérature ? Mais j’ai hâte de clore ce plaidoyer trop long.
III. Les romans de M. Charles de Rouvre1
… Des demeures claires, où l’on est bien, où il fait bon vivre, où père, mère et enfants passent leur existence dans la joyeuse certitude qu’on est vraiment heureux d’être de ce monde, et de s’appartenir les uns aux autres…
Ibsen, Solness le constructeur.
Au moment où MM. Léopold Lacour, Jules Bois, Lucien Le Foyer, Léon Bazalgette, Théodore Stanton, hommes féministes, et Mmes Clotilde Dissard, Augusta Fickert, Lucina Hagman, Élisabeth Hudry-Ménos, Pauline Koutchalska-Reinschmidt, Sophie Pereyaslawzewa, Maria Chelyga, Kæthe Schirmacher, Jeanne Schmahl, femmes féministes, organisent une généreuse croisade (dont je parlerai un jour plus amplement) et rédigent la Déclaration des Droits de la Femme, il est bon de lire les romans très simples et très navrés où M. Charles de Rouvre montre, sans réticences, la condition qui est faite par nos mœurs et par nos règlements à la femme qui veut s’émanciper par son travail.
D’abord, l’Employée.
C’est l’esquisse de la pitoyable existence que nos coutumes et nos lois imposent ordinairement aux pauvres filles qui sont scribes dans nos bureaux. Très occupés, très distraits, nous avons à peine le temps de les apercevoir, ces jeunes recluses que la nécessité retient, du matin au soir, penchées sur des registres, derrière un grillage, dans la lourde chaleur du coke administratif, sous les lampes de gaz, qui font clignoter les yeux et qui s’allument, durant le morne hiver, dès trois heures de l’après-midi. Nous ne les regardons que lorsqu’elles sont jolies. Quand nous achetons un timbre à une gentille postière, nous ajoutons volontiers au versement de nos trois sous le sourire de notre bouche en cœur. Il n’est guère de Parisien un peu spirituel qui ne se soit égayé à débiter de galantes bêtises, par fil électrique, aux demoiselles du téléphone. Mais notre intérêt ne va pas beaucoup plus loin. Nous savons, par de vagues statistiques et par les manifestations des conférenciers philanthropes, que tous ces métiers sont dangereux, qu’il est malsain, pour une jeune fille, de vivre loin du soleil, loin des fleurs, loin du foyer. Parfois, des récits hâtifs nous apprennent que, si l’on vit très mal de ces besognes, on en meurt très bien. L’anémie, la chlorose, l’épuisement, sans compter d’autres maladies plus spéciales, guettent ces frêles corps pliés en deux, courbés sur des pupitres, ou secoués par la machinerie de nos télégraphes et de nos télégraphes.
Et pourtant, si nous cherchons au fond de nos souvenirs, il est possible que nous y trouvions quelques notions sur les longues misères et les courtes joies des employées. Elles ont souvent la beauté du diable, ces filles de vingt ans. Elles sont coquettes, pimpantes, agréables à voir, et d’apparence gaie, lorsqu’elles quittent, le soir, les environs de la Bourse ou de l’Opéra, et qu’elles vont d’une allure vive, alerte, vers Grenelle ou Batignolles. Entre chien et loup, dans les brumes de la nuit commençante, leur silhouette a de la grâce. Elles ont de fins visages, une taille cambrée, des yeux brillants dont l’éclair luit sous la voilette, lorsqu’elles passent le long des vitrines illuminées. Dans le remous des cohues, aux heures indécises qui précèdent le dîner, on aime à suivre leur sillage. Chaque soir, ou peu s’en faut, elles entendent chuchoter à leurs oreilles la gamme monotone des fadaises que la galanterie moderne prodigue aux jeunes filles qui ne sont point protégées.
Soyons francs. Pendant les années d’apprentissage, au temps où l’on mène l’abêtissante vie d’étudiant, c’est presque toujours dans la catégorie des « employées », que l’on cherche ou que l’on désire une maîtresse. Il est naturel qu’il en soit ainsi. La « professionnelle » est dégoûtante, la couturière est sotte, la modiste est banale, la servante est humiliante, l’actrice est trop chère. Tandis que l’« employée » ! Voilà ce qu’il faut aux jeunes bourgeois qui se respectent, et qui sont, par surcroît, prudents et économes. L’« employée », c’est l’idéal ! C’est une demoiselle qui sort seule, et que l’on peut, dans la rue, regarder sous le nez sans risquer le coup d’œil sévère d’une duègne ou la gifle d’un frère impétueux. Elle est instruite, elle a presque toujours ses brevets. Elle a de bonnes manières ; c’est souvent la fille d’un commandant ou d’un colonel ; on sait d’ailleurs que le personnel de nos administrations compte par centaines les anciennes élèves de la Légion d’honneur… L’employée s’habille gentiment, elle a l’air « convenable ». Si, l’ayant au bras, vous rencontrez votre professeur, votre oncle, ou votre directeur de conscience, il croira qu’elle est votre cousine, votre belle-sœur, quelque jeune parente fraîchement débarquée de province. Enfin, grâce à la régularité des bureaux, vous connaissez, minute par minute, l’horaire de ses journées. Précieuse garantie qui vous tranquillisera l’esprit et facilitera vos digestions en vous préservant de toute fureur jalouse. Un rêve, quoi !
Si l’on trouve que j’exagère, j’engage les sceptiques à stationner ce soir, ou lundi, à l’heure de la sortie, devant les bureaux où l’on emploie des jeunes filles. C’est un bon exercice de mortification. La présence d’un certain nombre de petits jeunes gens nous rappellera peut-être ce que nous fûmes, et l’assiduité de quelques vieux messieurs nous représentera ce que peut-être nous serons plus tard.
Quelquefois les journaux nous apprennent qu’une jeune fille, employée dans une administration, bien notée de ses chefs et bien vue de ses camarades, s’est jetée à l’eau. Pourquoi ? C’est que le « lâchage » est devenu chez nous une coutume nationale, un rite, et presque le couronnement des bonnes études. Il est décent de « plaquer » sa maîtresse au moment prévu par la sagesse des mœurs et par l’autorité des familles, soit que l’on reste à Paris pour y trouver une situation confortable et un mariage cossu, soit qu’on s’en aille dans un département pour y exercer la médecine, l’avocasserie, la pharmacie ou la politique.
Souvent, c’est autour d’elles, dans leur entourage immédiat, que ces jeunes filles, exposées à tant de périls, font la mauvaise rencontre qui occasionne la chute et aboutit au désespoir.
On parle peu de ces choses, comme si chacun avait intérêt à n’y point trop penser. Il faudra bien qu’on en parle et qu’on y pense, le jour où des écrivains tels que M. Charles de Rouvre auront voué tout leur talent au service de la pitié sociale, de la justice fraternelle, et imposé, par le prestige de l’art, l’angoisse de ces problèmes aux plus indifférents. L’auteur de l’Employée ◀semble▶ fait pour substituer aux dissertations où s’enveloppent, s’amortissent, s’évanouissent ces drames obscurs, l’évocation directe des êtres vivants qui disent leur peine, des âmes douloureuses et timides qui n’osent pas crier leur volonté de vivre et leur fatigue de trop souffrir.
Nous n’avons pas encore notre George Eliot. C’est pourquoi j’engage M. de Rouvre à nous raconter ce qu’il a vu, tout ce qu’il a vu, et à ne plus s’aventurer dans le roman mondain.
Après amour est un livre moins intéressant que l’Employée. L’auteur, dans cette nouvelle étude, a cru devoir recourir à cette forme de la correspondance fictive, qui est bien téméraire lorsqu’on ne sait pas plier son écriture au ton des différents personnages que l’on veut faire parler. Et puis, M. Charles de Rouvre quitte ses héros ordinaires, les âmes dolentes, les corps souffrants, les pauvres vies à qui son affection ◀semblait▶ vouée pour toujours. Il nous présente, cette fois, des gens riches, des personnes qui ont assez d’argent pour s’attarder, sur la « côte d’azur » en de paresseuses villégiatures.
Mme Hulbin et sa fille Suzanne habitent la villa Musette, dans la
principauté de Monaco. Tous les jours, five o’clock (naturellement),
tennis, promenades sous les palmiers, canotages sur la mer bleue, roulette. Quelquefois,
visite à l’escadre. Enfin, tous les divertissements par où les cosmopolites inoccupés
s’efforcent d’oublier leur misère. Suzanne Hulbin est une jeune fille intelligente,
vive, un peu nerveuse, très instruite, suffisamment moderne. Elle a suivi les cours de
la Bodinière et les conférences de l’Odéon. Elle tient un journal d’impressions
pittoresques. Elle lit volontiers les jeunes poètes. Son romancier favori est un certain
Marc Abancy, dont elle a retenu surtout cette phrase : « Lorsqu’elle fut acculée
à la dernière misère, Emma Longepré se résolut très froidement, très calmement, à tuer
son fils d’abord, et à se tuer ensuite… »
Inutile d’ajouter que Suzanne est
très jolie.
Or, le hasard veut que le romancier-poète Marc Abancy vienne justement soigner, sur un
des pitons les plus élevés des Alpes-Maritimes, à Èze, en avant de la Turbie, un amour
sans espoir, dont il fut atteint vers le temps où il passa son baccalauréat. Ce jeune
malade consacre ses
loisirs à regarder la mer, à s’attendrir
sur les montagnes, à s’indigner sur la manie des joueurs qui vont chercher de l’or à
Monte-Carlo. Il rédige beaucoup de lettres et il s’analyse perpétuellement. Rencontre de
Marc et de Suzanne. Le jeune homme de lettres plaît à la jeune bourgeoise. « Il
est beau, écrit-elle à sa sœur, beau, d’une minceur élégante que moule à ravir la
longue redingote… »
Elle aime à l’entendre parler de « ses tristesses ». Elle
voudrait qu’il crût davantage en Dieu. Elle rêve de le convertir. En attendant, elle le
fait inviter aux matinées dansantes de sa mère. Lui, de son côté, s’éprend tout de
suite, follement, tumultueusement. Il ne croyait pas oublier si vite la pauvre Gilberte
(celle qu’il aima vers le temps de son baccalauréat)… Il tient le journal de sa passion.
Et il répète, lui aussi, l’adorable cantique des amoureux, toujours le même à travers
les siècles : « Si tu voulais me suivre, ma bien-aimée, nous irions dans les
bois, dans les grands bois où sont les oiseaux. Nous irions boire ensemble à la source
limpide. Nous irions nous asseoir sous les chênes verts. »
Mais il ne sait pas précisément s’il adresse ces paroles à Gilberte ou à Suzanne. Et c’est ce qui le tue. Il demande Suzanne en mariage. Puis, il la refuse. Oh ! ces gens de lettres ! Il lui parle de Wagner, des Valkyries… Elle lui joue du Chopin… Finalement, il devient fou.
Ce roman m’a laissé perplexe. J’y ai goûté, par endroits, des images mélancoliques, des
frissons douloureux, la grâce farouche de tel paysage, complice des tourments de notre
cœur. L’auteur, dès la première page, avait déclaré ceci : « La civilisation
actuelle s’en va au mal profond… peut-être n’est-il pas inutile que, tout en demeurant
dans son rôle d’artiste, l’écrivain s’attache à sonder ces problèmes… »
Sur la
foi de ces axiomes, je comptais sur l’analyse d’une des nombreuses maladies sociales
dont nous sommes atteints. Et ceci est peut-être, en effet, la monographie d’un cas
de littératurite. Mais cette fièvre cérébrale n’est
guère qu’une maladie de salon ou de cénacle. C’est une neurasthénie ordinairement
réservée aux fils de famille qui n’ont rien à faire après leur bachot. Laissons ces
élégances, dont M. Charles de Rouvre nous entretient avec quelque ingénuité. Rentrons
parmi les laborieux, les souffreteux, les déprimés, les exploités, les « employés ».
À deux ! Il n’est pas d’homme — même parmi les célibataires endurcis — il n’est pas de femme — même dans le pâle troupeau des ibséniennes — à qui ces mots n’aient procuré des heures d’espérance ou infligé des journées longues de regrets ou de deuils. Tous, nous avons murmuré, avec un tremblement dans la voix et une émotion au cœur, ce chant divin des Vaines Tendresses :
S’asseoir tous deux au bord d’un flot qui passe,Le voir passer ;Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,Le voir glisser ;À l’horizon, s’il fume un toit de chaume,Le voir fumer ;Aux alentours si quelque fleur embaume,S’en embaumer ;Si quelque fruit où les abeilles goûtentTente, y goûter ;Si quelque oiseau, dans les bois qui l’écoutent,Chante, écouter…Entendre au pied du saule où l’eau murmureL’eau murmurer ;Ne pas sentir, tant que ce rêve dure,Le temps durer ;Mais n’apportant de passion profondeQu’à s’adorer,Sans nul souci des querelles du monde,Les ignorer ;Et seuls, heureux devant tout ce qui lasse,Sans se lasser,Sentir l’amour, devant tout ce qui passe,Ne point passer.
C’est la vérité, cela. C’est vrai depuis qu’Adam et Ève, chassés du Paradis, se sont consolés de tout, même de la colère céleste, par un regard échangé.
C’est le vœu de la nature et de l’individu. Mais la société intervient dans cette affaire et ce n’est pas pour secourir l’effort de l’individu ni de la nature. Écoutez ce récit :
Laurent Saint-Rieu et Annette Le Guarneck (ces noms fictifs pourraient être remplacés par des noms véritables) se marient. Jusqu’à nouvel ordre, c’est encore la plus honnête façon, et la plus commode, d’être l’un à l’autre. L’un, licencié ès sciences, a été nommé, grâce à son diplôme, commis principal au contrôle d’une compagnie de chemins de fer. L’autre est devenue, par la protection d’un député, employée au service de la statistique dans la même compagnie. Ce brave garçon et cette brave fille devraient être heureux. Mais, dès le premier jour, on voit clairement les germes de malaise qui d’avance compromettent leur union, le porte-à-faux sur lequel ils ont voulu étayer leur bonheur. Annette, au lieu de rester dans sa Bretagne natale, dans la bonne province nourricière, où personne ne meurt de faim et où l’innocente malice des propos est largement compensée par la bonté coutumière des actes, Annette Le Guarneck, orpheline à dix-sept ans, n’ayant d’autre bien qu’une piété sincère et une noblesse d’âme vraiment virginale, fut conduite par le destin, comme tant d’autres, vers ces « bureaux », ces « administrations », ces geôles de misère et de promiscuité où la grande foire parisienne entasse les jeunes filles pauvres. Quant à Laurent, c’est un demi-lettré, un de ces gradués à qui notre hiérarchie sociale prodigue des titres de mandarin et accorde des traitements dont un valet de chambre ne voudrait pas. Ils n’ont guère de félicité que pendant les douze premiers jours de leur vie commune, douze jours de congé que la Compagnie voulut bien leur octroyer par faveur spéciale. — Leur départ, en un voyage mérité par de patientes économies, fut comme un affranchissement, une évasion.
Le trajet fut d’une grande douceur. C’était un samedi soir ; les compartiments étaient bondés : ils trouvèrent cependant un coin, la grave recherche ; et là, ou dans le couloir, ils passèrent la nuit chastement, avec des rires d’enfants. De longues heures debout contre les vitres, ils contemplèrent l’obscurité, la fuite des perspectives, l’éclosion et la mort des lumières des villages…
Ah ! le premier baiser, dans la trépidation du train ! le premier et profond baiser ! le plus goûté, le plus cher ! Annette en avait bu tout le charme, et elle s’en enivrait.
Il lui paraissait que sa vie marchait aussi vite que le rapide qui les entraînait, les perspectives de son âme se transformant à l’égal des perspectives vraies. Tout était différent en elle et autour d’elle. La nuit opaque, où le train fuyait, prenait, pour eux, une grandeur spéciale comme un creuset de métamorphoses. La métamorphose, c’était leur vie terne, leur vie longue se changeant en bonheur. Les espaces dévorés n’étaient que des symboles : c’était leur destinée qui devenait autre. Les vastes champs, les éclats mats des fleuves, les lueurs passagères des huttes, n’étaient plus que des points de repère, leur marquant comme ils fuyaient vite vers la joie sûre.
Mais au retour, quelle tristesse ! C’est la reprise des corps et des âmes par l’engrenage du métier. Le dernier jour de leur voyage, ils s’étaient dits, en face de la nature maternelle dont ils aimaient la beauté, et dont ils devaient, par ordre de l’administration, quitter le voisinage :
« Il faut nous bien aimer, Annie, pour être moins seuls, quand tout cela sera si loin !…
— Nous bien aimer, Laurent ? Oui, il le faut ; et c’est plus qu’une consolation : c’est la seule chose désirable. »
Hélas ! il faut revenir au bureau, subir la curiosité indiscrète des voisins et des voisines, affronter de nouveau la sévérité froide, ou, ce qui est plus odieux, l’indulgence vite suspecte de MM. les inspecteurs. Au lendemain de ces ravissements, de ces délices sacrées, le bureau, l’éternel bureau.
Ah ! les dossiers, les dossiers bourrés de chiffres, de ses chiffres à elle, comme ils étaient haïs, comme elle leur en voulait, d’autant plus exaltée qu’elle était impuissante. Ils étaient en rangs pressés, montaient vers le plafond, poussiéreux, lourds, détestés. Le labeur de plusieurs vies de jeunes filles, le labeur d’une génération de vierges et de jeunes femmes, le martyre de tant d’êtres délicats, faits pour le bonheur, il était là, dans ces dossiers, sous ces piles de feuilles volantes, noircies, raturées, loqueteuses, — dans ces documents qui étaient la gloire de la Compagnie, donnant des chiffres statistiques du trafic et des recettes, établissant les dividendes !
Elles, de leurs petites mains féminines, de leur peine d’enfants, de leur courage si peu rémunéré, elles avaient édifié le colossal édifice, la Compagnie triomphante, elles en étayaient chaque jour le crédit… De leurs petites forces, de leur souffle d’orphelines, d’abandonnées, elles avaient fait la chose géante, et celle-ci les écrasait.
On leur donnerait toujours, à elles, neuf cents francs pour débuter, dix-huit cents francs comme maximum, après trente ans de présence, cependant que, dès le premier jour, les fortunés du sort, les élus des gouvernants, auraient les traitements superbes, et les tâches minimes, et les fortes gratifications.
La société moderne attire la femme hors de la famille. À peine affranchie de la sujétion païenne et de la tutelle quasi musulmane où la tenaient nos anciens préjugés, la femme retombe vers un nouvel esclavage qui l’empêche, cette fois, d’être épouse et mère. On dirait que le bureau, l’atelier, le magasin, le lycée, l’école veulent détruire le foyer, abolir la maison.
L’avenir était sombre. Qu’on songe : ils n’étaient pas des ouvriers ! Pour elle, raffinement de son être, pour lui, la sélection de ses ancêtres ne leur permettaient pas de vivre comme leur peu d’argent l’exigeait. S’il fallait renoncer à toute aspiration vers un bien-être de l’âme, s’il fallait tourner le dos aux chimères de l’esprit, n’eût-il pas mieux valu alors qu’ils travaillassent manuellement ? Ils auraient gagné davantage, et le respect humain — respect d’eux-mêmes, en somme, à présent, — ne les eût pas poursuivis.
Mais ils s’étaient fixés à une situation : ils étaient bureaucrates ; ils étaient de cette classe moyenne, mal définie, qui meurt d’être intermédiaire…
Le Christ a dit :
La femme, lorsqu’elle enfante, a de la tristesse,
parce qu’est venue son heure ; mais, lorsqu’elle a mis l’enfant au jour, elle ne se
souvient plus de sa souffrance, à cause de sa joie, de ce qu’un homme est né au
monde.
Or, répond notre romancier pessimiste, c’est un événement absurde et contradictoire, lorsqu’un enfant naît dans un ménage d’employés. L’attente, d’abord, cette attente qui est une occasion de rêve pour les riches, et qui chez les paysans ◀semble▶ une épreuve très supportable, devient un supplice, dans ces pauvres vies que la pesée d’un labeur inhumain étouffe et meurtrit.
Ils entraient désormais dans l’impasse de leur vie, elle, la chair affaiblie, l’âme près de la désillusion, lui, regardant l’avenir et en devenant moins sûr : ils y marchaient un peu séparés.
La suprême joie d’Annette était le soir, après le bureau, après le dîner à peine effleuré, tant son estomac se refusait aux aliments, de travailler à la layette, au trousseau du cher baby attendu. Elle lui devait toutes ses douleurs actuelles, et c’était bien pour cette raison qu’elle l’adorait déjà.
Le tête-à-tête quotidien, au rapide déjeuner de midi, n’est plus égayé, poétisé par leur allégresse des premiers temps, par cette bonne humeur qui jadis leur faisait trouver bons leurs mauvais repas.
Aux dernières bouchées, elle enlevait la table, pliait les linges, courait à la cuisine, s’occupait de la vaisselle que Laurent essuyait. Ils travaillaient dans une fièvre, les yeux à l’horloge : le bureau n’attendait pas, et Annette y allait de moins en moins vite. Dès la vaisselle finie, ils devaient se savonner, et jamais assez ; l’odeur du graillon persistait, non réelle, mais morale, donnant des nausées à la malade.
Dans la rue, le plus souvent, il fallait courir, descendre trop rapidement pour elle. De vives palpitations coupaient sa respiration, tandis qu’elle s’effrayait.
— Oh ! Laurent, il est déjà l’heure et dix !…
Et après le bureau, les quatre heures perpétuellement pareilles, c’était la reprise du gros ouvrage, le dîner à faire, les mêmes travaux lassants, jusqu’au lit enfin gagné, — si tard !…
Toujours ainsi ! Toujours ainsi ! Aujourd’hui avec la maladie, demain avec le baby, un autre et grave surmenage ! — Ah ! elle n’y suffirait pas !
L’enfant vient au monde, un fils. Qui prendra soin de lui ? Il faut l’abandonner à des mains étrangères, confier le cher trésor à des gens payés qui peut-être ne sauront pas veiller avec assez de tendresse sur le fragile berceau.
Tous les dimanches Annette va voir le pauvre petit chez la nourrice, en Seine-et-Oise. Ce sont des joies brèves, vite changées en larmes. L’enfant meurt…
Lisez le reste. C’est poignant, déchirant. Cela ne se résume pas. Jamais, depuis que j’ai lu le Jack de Daudet et l’Indomptée de Rosny, je n’avais éprouvé, devant du papier imprimé, une impression aussi forte. Certes, je ne me dissimule pas les défauts de ce livre. Touffu, mal composé, trop poussé au noir, souvent crispé par une synthèse violente qui veut attribuer à la bureaucratie tous les maux dont nous souffrons, il manque de proportions, de mesure, parfois de justesse. La figure lumineuse d’Annette éclipse trop l’ébauche un peu molle du mari. M. de Rouvre ne sait pas encore très bien son métier. Il n’a pas les qualités que l’on peut acquérir par l’exercice et par l’accoutumance. Mais il a ce que nul apprentissage ne saurait donner : le don des larmes, la divine pitié, non pas la pitié facile dont s’accommode le quiétisme mondain ou la rhétorique politicienne, mais celle qui s’arme de colère et d’ironie pour dénoncer le mal et appeler le bien.
Il est aisé de voir que plusieurs écrivains nouveaux, dans le roman et sur le théâtre, veulent échapper à la tradition, naguère impérieuse, des calembredaines et des pornographies. Les romans de M. de Rouvre, venant au même moment que les drames de M. Brieux, nous sont un heureux présage et contiennent plus que des promesses. On s’adresse à notre esprit, à notre cœur, en nous forçant à regarder en face les conflits tragiques où est engagé l’avenir de notre race. On se décide à réconcilier la littérature avec la vie et l’art avec l’humanité.
Enfin, nous pourrons donc parler d’autre chose que de l’éternel péché des « femmes du monde », et négliger ces romans adultérins, spécialité d’un syndicat d’industriels pour qui les cornes de George Dandin furent trop longtemps des cornes d’abondance.
IV. La prose de M. François Coppée9
Toujours des petits épiciers de Montrouge ou d’ailleurs, des marchandes de journaux qui rêvent d’amour, des zingueurs qui se donnent l’illusion de la campagne en mangeant des épinards près de ces caisses vertes où les gargotiers font pousser de tristes arbres, et puis des employés que la peur du sous-chef jette hors du lit et précipite dans le brouillard bien avant l’ouverture du bureau… Quoi encore ? des apprentis qui soufflent dans leurs doigts, en guignant, du coin de l’œil, la, belle couleur dorée des « frites », les ouvrières gentilles qui vont bras dessus bras dessous eu lisant (pauvres petites !) la Gaudriole ou le supplément « littéraire » de quelque ignoble feuille, les coureurs dépenaillés qui halètent derrière les fiacres, comptant que le riche bourgeois lui permettra de « descendre », pour quelques sous, des bagages dont l’énormité ferait peur à Hercule…, bref, la tragi-comédie de la rue, le spectacle qui se fait et défait sans cesse sous l’œil placide des sergents de ville, les mille rencontres du trottoir, les splendeurs des étalages, la poésie des boutiques, la philosophie des paliers et des loges, voilà où se plaît, où s’installe, de plus en plus, M. François Coppée.
Après tout, pourquoi pas ? Ne faisons pas les dégoûtés. Certes, je ne puis approuver
tout à fait l’opinion de M. Émile Zola, qui a écrit textuellement ceci : « Voyez
un salon, je parle du plus honnête ; si vous écriviez les confessions sincères des
invités, vous laisseriez un document qui scandaliserait les voleurs et les
assassins. »
Mais enfin, il faut bien reconnaître qu’il se passe de
singulières choses sous les plafonds peints, sous les lustres étincelants, derrière les
paravents et devant les buffets bien garnis où la « haute » boit, mange, danse, bavarde
et fait les quatre cents coups. Les habits noirs de ces messieurs, les corsages
décolletés de ces dames cachent, dit-on, d’assez mauvaises pensées et des sentiments
dont un terrassier ne voudrait pas. S’il vous répugne (l’interroger les domestiques, les
comptes rendus
des tribunaux sont là pour vous renseigner.
D’ailleurs, nous avons notre police. Gyp, avec un sang-froid tout pareil à celui de
M. Bertillon, vient de photographier Leurs âmes toutes nues. M. Lavedan a
sténographié leurs propos. M. Hervieu a saisi leurs correspondances. Et tous ces clichés
et tous ces papiers ne donnent pas aux prolétaires l’envie de fréquenter le faubourg
Saint-Germain.
M. Coppée s’est toujours méfié de l’aristocratie. Ou, du moins, il ne hante les grands personnages que s’ils ont suffisamment reculé dans le passé. Il est l’ami intime d’un certain nombre de pourpoints, hauts-de-chausses, souliers à la poulaine, cuirasses, casques, toques, dagues, hallebardes et espadons. Il méprise les smokings, les monocles et les plastrons blanchis à Londres. Il ne fuit pas la « pègre » de Venise, de Bologne ou de Vérone. Des podestats, des gonfaloniers, des connétables, tant qu’on voudra. Ces gens sont morts, ils ne sont plus méchants, et leurs beaux titres sonnent bien dans les feuilletons. Mais passer du Bargello de Florence aux casinos de nos plages ? Quitter le Palais-Vieux pour aller au Grand Prix ? Descendre de Fiesole ou d’Assise pour entendre la voix onctueuse des prédicateurs mondains, abandonner les prairies d’asphodèles où flottent les âmes des poètes défunts, pourvoir tourner, en spirales grotesques, la valse des gardénias ? Jamais… Mieux vaudrait faire des cornets avec l’épicier du coin et entendre, tous les jours, le petit de la buraliste réciter en zézayant la Grève des forgerons.
M. François Coppée est Parisien ; il l’est avec délices et avec conscience, il l’est adorablement. Plus tard, il sera considéré comme un des représentants les plus illustres d’une race qui s’en va. Il est, je crois, président du dîner des « Parisiens de Paris », banquet mensuel où communient quelques courageux indigènes, décidés à lutter, fourchette en main, contre les « Marmites », les « Soupes aux choux », les « Pommes », les « Fouaces », les « Chabichous », les « Bouillabaisses », où les provinciaux de Paris célèbrent les victoires et conquêtes de leurs gloires locales. Jamais titre honorifique ne fut mieux mérité. M. François Coppée doit prendre, tôt ou tard, la place de Béranger dans l’admiration populaire, d’autant plus que cette admiration manque d’objet où elle puisse raisonnablement s’attacher.
Le poêle du Reliquaire et des Intimités a sa place marquée dans les maisons des faubourgs, à l’endroit où les Russes accrochent leurs saintes images, et où les Français collent, avec des pains à cacheter, près du tsar, du président de la République et de Raspail, l’effigie coloriée de leurs auteurs favoris.
Ce n’est pas qu’il soit un homme des faubourgs. Bien au contraire. Comme tous les Parisiens, il aime d’abord et passionnément son quartier. Ah ! n’allez pas, devant lui, médire de la rue Vaneau ! Il se fâcherait tout rouge. Ou plutôt, comme il est poète, il trouverait des paroles harmonieuses pour glorifier son arrondissement. Il estime que son quartier, que son logis sont très beaux, même sous la pluie et la brume. Écoutez-le :
Je m’installe aujourd’hui à ma table, et je prends la plume par un temps triste à en pleurer. Le ciel est gris comme le style d’un homme politique. Une pluie glacée tombe, par bourrasques, et l’âpre vent du nord-ouest secoue les branches noires des arbustes de mon petit jardin.
Il faut vous dire que je loge au rez-de-chaussée. Jardin de curé ? Non pas même. Jardin d’invalide ? Il n’y manque qu’une croix d’honneur en buis et un Napoléon en coquillages.
Sur le gravier des allées, quelques moineaux au plumage hérissé par la bise picorent les miettes de pain que la cuisinière leur a jetées tout à l’heure sur mon ordre. Car j’ai pour les pierrots parisiens les sentiments d’une ouvrière du faubourg, logeant sous les toits, avec un pot de pensées et la photographie de son petit homme. Au fond, voyez-vous, malgré les airs que je prends quelquefois de me moquer du monde, je suis la dernière grisette.
Ce jardin de poète est situé au numéro 12 de la rue Oudinot. J’espère bien que des admirateurs fidèles viendront là, plus tard, jeter des miettes de pain aux pierrots qui nous succéderont, de même que les Anglais vont à Stratford-sur-l’Avon pour saluer l’ombre de Shakespeare, à Rydal-Mount pour contempler la demeure de Wordsworth et à Newstead Abbey pour songer aux malheurs de lord Byron.
C’est dans cette retraite silencieuse, parmi des couvents et des chapelles, au milieu d’un quartier paisible, à peine troublé par les sonneries de la caserne de Babylone, que s’est formée la philosophie de M. François Coppée. Philosophie essentiellement parisienne, credo déjà séculaire, par où l’auteur du Luthier de Crémone cousine et voisine avec les auteurs, si parisiens, de la Satire Ménippée, avec les admirateurs, si parisiens, de Broussel, de la Fronde et du roi des Halles, avec les conquérants, si parisiens, de la Bastille. Tous les défauts, toutes les vertus de Paris, ce poète les possède et s’en vante : aspirations vaguement révolutionnaires et prédilection inconsciente pour le sabre, amour des misérables et respect inné des puissances officielles, scepticisme humide de larmes et prêt à l’élégie (voir dans Mon franc-parler, 2e série, p. 127-135, la mort lamentable d’un jeune gorille âgé de trois ans) ; horreur pour la politique et démangeaison d’en parler toujours ; christianisme intermittent, qui consiste à se découvrir devant les convois funèbres, à blaguer les curés et à plaindre le pauvre monde ; haine de l’anarchie et dédain de la hiérarchie ; patriotisme sincère, mais si ombrageux, si prompt à voir partout des espions, des traîtres ou des inventeurs de poudre !… Ne poursuivons pas cette analyse. On ne doit pas disséquer les poètes. Il faut les laisser parler. Voici une citation copieuse, que personne ne trouvera trop longue :
… Je me suis mis un dimanche, à observer la foule.
Elle était charmante.
Oh ! du tout petit monde. Vous les voyez d’ici, mes promeneurs. Vous la connaissez, cette vieille dame, entre ses deux filles à pourvoir. Un peu mûres, les pauvres demoiselles. Hélas ! ni dot ni beauté. Vous l’avez rencontré bien des fois, ce jeune couple, dont l’union promet d’être très féconde, le papa de vingt-cinq ans, tenant par la main une toute petiote en chapeau à panache, et la maman — en robe bien simple, l’air maladif, pas plus grosse qu’une mauviette — poussant devant elle la voiture d’osier dans laquelle un énorme bébé suce son hochet. J’espère qu’ils sont bien astiqués et tirés à quatre épingles ces trois calicots, avec leur chapeau numéro un et leurs gants de chevreau à trois soixante-quinze ! Et leur camarade le maréchal des logis de hussards, a-t-il assez bon air avec son dolman bleu, son pantalon en drap d’officier et son galon d’argent ? Tiens, voilà le photographe de la rue du Cherche-Midi ! Toujours sa barbe de fleuve et son chapeau à la Rubens, mais le regard d’un brave homme ; et comme il est fier de se promener avec son rhétoricien ! Eh ! pas si vite, les deux sœurs ! Vous savez, celles qui tiennent le magasin de deuil… À la bonne heure, le charpentier, — oui, celui qui a mis sa belle redingote et son large pantalon de velours tout neuf. — C’est très bien, cela, de porter ce gros bébé de trois ans sur l’épaule ; car elle ne paraît pas bien forte, votre bourgeoise en bonnet de linge et en gants de filoselle. N’allez pas, d’après ses grosses moustaches, prendre ce vieux monsieur décoré pour un ancien militaire. Il attend sa retraite comme sous-chef à la Caisse d’épargne.
En vérité tous ces passants font plaisir à voir. Rien que des figures d’honnêtes gens.
Cela ressemble presque à du Dickens. En effet, je crois que l’auteur des Humbles aurait pu nous donner quelque chose d’analogue à Nicolas Nickleby, à David Copperfield, à Hard Times. Il aime les petits, les simples, les manœuvres, ceux que la société appelle brutalement des « employés » et qu’elle maintient dans une perpétuelle enfance. Bien qu’il se flatte d’ignorer la philosophie, il pense, selon la doctrine d’Emmanuel Kant, que la personne humaine doit être considérée comme une fin, non comme un moyen. Cet adorateur fougueux du Petit Caporal, ce rêveur casanier, si peu polyglotte, si éloigné de l’exotisme, ennemi déclaré d’Ibsen, de Strindberg et de toute la norvégerie, se trouve, par sa façon de peindre les petites gens, aux antipodes du naturalisme français.
Flaubert, Maupassant, M. Émile Zola n’ont décrit l’humble vérité qu’avec des ricanements, des haussements d’épaules ou des indignations furibondes, qui, malgré tout le talent de ces écrivains, ont une forte odeur de rhétorique. Niaiserie, vilenie, saleté, crapule, voilà tout ce que ces artistes ont découvert chez les pauvres diables qu’ils prétendaient copier sur le vif. Tâchez de trouver dans les « tranches de vie » de ces bourgeois gens de lettres quelques opinions sur le monde et son train. Pour cela, dressez un questionnaire et cherchez les réponses du roman expérimental. Voici ce que vous obtiendrez :
Qu’est-ce qu’un paysan ? Une brute rapace. Qu’est-ce qu’un ouvrier ? Une brute fainéante. Qu’est-ce qu’un soldat ? Une brute meurtrière. Qu’est-ce qu’un marchand ? Une brute voleuse. Qu’est-ce qu’une femme ? Une brute qui a trop de nerfs. Qu’est-ce qu’un mari ? Arrêtons-nous. Cette enquête est décidément fastidieuse. Partout et toujours l’obsession de la Bête humaine, c’est monotone.
De plus, dit M. François Coppée, c’est faux. Et il ajoute :
« Montons ensemble, voulez-vous ? les cinq étages des maisons pauvres, et
regardons. Voici Jean Vignol, fabricant de “copie” à un sou la ligne, romancier
populaire qui a manqué la gloire et n’attrapera jamais la fortune, malheureux tâcheron
qui, en combinant des assassinats avec des erreurs judiciaires et des substitutions
d’enfants avec des duels d’hommes masqués, fait pleurer tous les matins, pour gagner
sa vie, quelques centaines de concierges. Triste logis : un feu de coke agonise dans
le poêle, la lampe file et sent mauvais. Il n’est pas distingué, le père Vignol, oh !
non ! Quand il a pondu ses histoires à dormir debout, il ne sait plus que proférer son
juron favori : “Tonnerre de brindezingue !” Mais écoutez ce qu’il dit, sur le palier,
à la mère Mathieu, sa voisine, et vous verrez qu’il y a tout de même de braves gens
sous les toits. »
— Faut-il d’autres
exemples ?
Faites-vous conter, par M. François Coppée, l’aventure mélancolique d’André Lefol, le
graveur sur bois, et de Rose Robin, la fleuriste. Regardez la petite papetière du
passage Saulnier, ou même cette navrante Margot, qui a commis des fautes, et qui n’est
pas mauvaise, au fond…
En vérité, M. François Coppée me déconcerte. Je croyais qu’il n’était que Parisien, et je découvre en lui des révoltes scandinaves, des tendresses russes, la sentimentalité satirique d’un Anglais qui aurait bon cœur. Je le vois très bien, refaisant Bouvard et Pécuchet, et rendant Bouvard intéressant, Pécuchet sympathique. Après tout, ils sont touchants, ces deux ronds-de-cuir, qui tentent des efforts surhumains pour s’élever jusqu’à la science. Flaubert a mieux aimé rire, s’indigner et crier, en se tapant sur les cuisses : « Hein ! sont-ils bêtes ? »
Les jongleurs d’autrefois faisaient des fabliaux où, pour égayer les nobles, ils daubaient sur les gens de métier, laboureurs, bergers, curés de campagne, sur tous ceux qui ramassent péniblement les miettes des tables bien servies, sur tous les opprimés et tous les vexés. Pareillement, quelques-uns de nos romanciers se sont amusés à faire grimacer, outre mesure, les petits et les faibles, afin de secouer d’un gros rire le ventre des mandarins et des satisfaits.
M. François Coppée n’a pas voulu descendre à cette besogne, dont nous avons vu les derniers effets dans le « cruellisme » enfantin du Théâtre-Libre. Un autre de nos maîtres, un de nos plus chers poètes, échappe, comme lui, à cette contagion : c’est l’ami du petit Jack, le confident de Désirée Delobelle, le peintre charmant qui nous a mis dans les yeux, pour toujours, le rire des demoiselles Joyeuse, courant, dans l’escalier, au-devant de leur père M. Joyeuse, employé à douze cents francs… C’est M. Alphonse Daudet.
Il faut qu’à leur exemple nous parlions des misérables avec sympathie et justice. Depuis longtemps nos amis de Russie et nos voisins d’Angleterre entraient généreusement dans cette voie, tandis que notre littérature piétinait sur place, obstinément ironique, brutale et morne. Le naturalisme français agonise dans une rhétorique déjà scolaire et dans une réclame enragée, parce qu’il n’a été ni compatissant ni véridique.
Qui sera notre Dickens, notre Dostoïevsky, notre George Eliot ?
V. Les féministes
Féministe. C’est un joli mot, doux à prononcer, mais dont le sens est encore indistinct, vague, « flou » comme la première blancheur de l’aube commençante. Littré l’a exclu de son dictionnaire, évincé de son « supplément » et ne lui a pas accordé l’accès de ses « additions », ni même le pis-aller de ses « notes tardives ». C’est donc tout ce qu’il y a de plus récent, le « dernier cri », et, si j’ose m’exprimer ainsi, le « nouveau jeu ».
Afin de n’être troublé par aucun malentendu, serrons, d’aussi près que possible, la définition de ce mot. Un « féministe », dans le langage des fumoirs, se dit parfois d’un homme à femmes. Laissons cela. Il ne s’agit pas ici de don Juan ni de sa lamentable postérité. On appelle aussi « féministes » les romanciers qui consacrent leur talent à nous conter des histoires de femmes. M. Marcel Prévost, M. René Maizeroy sont des « féministes ». Ce n’est pas non plus de ce féminisme-là que je veux parler.
Le féminisme est devenu, dans ces derniers temps, une doctrine ardemment réformatrice, une formule de revendications oratoires, une occasion de remuement et de propagande. Cette foi nouvelle a suscité des apôtres en jupons et des confesseurs en habit noir. C’est surtout en Finlande, en Scandinavie, et dans les Temperance Unions, comme aussi dans les Pioneer Clubs de l’Amérique et de la Grande-Bretagne, que cette religion nouvelle a trouvé ses plus zélés défenseurs. De ces terres lointaines et de ces races étranges, l’utopie féministe a gagné de proche en proche notre pays et notre nation. À présent, ce mouvement s’engage en des exagérations, en des phraséologies, en des mondanités, et perd le bénéfice de sa vitesse acquise en s’enrayant dans ces menus travers qui suffisent, chez nous, à compromettre les plus généreuses initiatives.
La prédication féministe comporte un programme négatif et un programme positif. En voici le résumé :
1º Les destructions nécessaires (les citations qui suivent sont empruntées aux manifestes officiels du parti) :
Abolition de l’« esclavage féminin »
;
Affranchissement de la femme « actuellement
humiliée,
livrée comme une proie à l’insatiable égoïsme du maître »
;
Lutte contre le préjugé relatif à la prétendue « infériorité des
femmes »
;
Abolition du « monopole masculin »
, en vertu duquel on institue des
Parlements, des Tribunaux, des congrès diplomatiques, des assemblées d’actionnaires, des
conseils généraux ou municipaux, exclusivement composés de mâles ;
Lutte contre l’« iniquité de nos lois qui font de tous les hommes les patrons de
toutes les femmes et permettent d’abuser, d’exploiter, d’opprimer l’être
humain… »
;
La femme ne doit pas « rester dans la société l’être inférieur terrorisé par la
brutalité masculine »
.
(On dirait vraiment, à lire ces réquisitoires, que nous sommes Turcs.)
2º Les fondations obligatoires :
Dociles à « la plainte sourde qu’exhalent les poitrines des femmes, écrasées
sous le mépris de leurs vainqueurs »
, nous instaurerons « l’Ève
nouvelle »
.
Et donc nous assisterons à « la fin de l’Anthropocentrisme »
. Et, par le
« Triomphe de la Race »
, par la « Transformation des
âmes »
, par l’« Affranchissement de l’Amour »
, nous nous
acheminerons vers le règne de l’« Humanisme intégral »
et l’avènement de
l’« Éternel Messie féminin »
.
Les annonciateurs du nouvel Évangile invoquent les Védas,
Zoroastre et la Kabbale. On s’emporte contre les retardataires qui disent que
« la femme est la déesse du foyer, l’ange, la mère éternelle »
. On
sonne le clairon pour les « Thermopyles du féminisme »
. On veut remplacer
l’ancien amour (déclaré ignoble) par l’« ivresse monoidéiste de
l’étreinte »
. On nous recommande « les gestes pratiques de
l’émancipée »
. On salue les « prophétesses, marquées au sein et au
front du signe des rédempteurs »
. Et elles parlent, ces prophétesses, elles
parlent… L’une, prenant fait et cause pour les « Latines piétinées »
,
s’écrie : « Que la femme meure, qu’elle meure, plutôt que de subir la protection
de l’homme qui la lui fait subir par son esclavage ou par son déshonneur ! »
Une autre, très imprégnée des doctrines de Fourier, énonce cet aphorisme d’ailleurs
contestable : « L’homme est, de tous les mâles de la création, le seul
probablement qui se soit cru supérieur à sa compagne, qui l’ait toujours et partout le
plus malmenée. »
Une Finnoise déclare que « la coéducation des deux
sexes aura pour résultat la solidarité du travail, qui permettra de se révéler aux
qualités et aux aptitudes de chacun ».
Elle ajoute que « parallèlement
à cette éducation de l’avenir et à l’émancipation de la femme grandira la lutte contre
l’intempérance et l’immoralité ».
« L’émancipation de la femme, dit une Polonaise, est un élément de morale et de paix, qui fera faire à l’humanité un grand progrès vers le bonheur général… »
Une Américaine, au Woman’s World’s Congress de la Columbian Exposition, terminait son speech par ces paroles mémorables :
« Plus importante que la découverte de Christophe Colomb, que nous célébrons
aujourd’hui, est celle que le gouvernement vient de faire, la découverte de la Femme,
en envoyant jusqu’à nous un rayon de lumière électrique… »
« À nous, dit une Allemande, à nous la vie intense, sans entrave, le libre développement… »
« L’homme, dit enfin une Française, reprenant un axiome cité plus haut, l’homme est le seul animal qui méprise sa femelle10. »
Et donc, on est allé jusqu’à dire que nous sommes trop galants, nous autres hommes ; que nous gênons les femmes d’à présent par l’excès de notre courtoisie ; que nous cédons trop volontiers nos places, en omnibus, aux voyageuses qui se morfondent sur la plate-forme ; que nous évitons, avec affectation, d’envoyer au nez de nos voisines la fumée de nos cigares, de nos cigarettes et de nos pipes ; que nous surveillons notre langage de façon à ne jamais choquer la délicatesse féminine ; que les théâtres, ordinairement dirigés et approvisionnés par des hommes, respectent trop scrupuleusement les susceptibilités de l’autre sexe ; qu’enfin notre République, d’ailleurs si recommandable, pèche par un certain excès de politesse et de bon goût11.
Tel est l’objet des doléances récemment confiées aux journaux des deux mondes par une assemblée de femmes qui s’intitule « le groupe la Solidarité ».
Les Solidaires ne sont pas contentes. Elles ont organisé un meeting d’indignation pour protester contre les égards dont elles sont accablées. Elles ont déclaré, après mûre délibération, que la femme française n’arriverait jamais à s’émanciper de son esclavage séculaire, parce que la femme française est trop sensible au prestige suranné de la chevalerie, aux délices du marivaudage, et au dangereux émoi du flirt.
Une « oratrice » (oh ! l’horrible mot !) est montée à la tribune pour dire ceci, à peu près :
« Oui, c’est entendu, les héros des chansons de geste ont affirmé que leurs belles actions étaient d’avance consacrées à nos arrière-grand-mères. Ils faisaient profession de réconforter les veuves éplorées, et de délivrer les jeunes filles poursuivies ou emprisonnées par des nains difformes ou par des géants grossiers. Balivernes que tout cela ! Les paladins errants se penchaient vers la faiblesse des damoiselles. Le vieil Éviradnus (du moins c’est Victor Hugo qui le raconte) endossait sa cuirasse, coiffait son casque et chaussait ses éperons afin de sauver, dans un vieux château, une petite folle, compromise par deux aigrefins. Les chevaliers de la Table ronde, ces ancêtres du grotesque don Quichotte, étaient assez fous pour se mettre aux ordres d’une dame, élue presque toujours parmi les plus toquées. Et ces amants romanesques commettaient, pour les beaux yeux de leurs Dulcinées, les plus ridicules extravagances. Tel cet imbécile de Lancelot qui, pour complaire à la reine Guenièvre, monta sur une charrette, marcha à genoux sur le fil d’un rasoir, et contrefit le lâche dans un tournoi… Certes les compagnons de notre vie (rendons-leur justice là-dessus) ne descendent plus à ces absurdités. Ils se contentent de lever leurs chapeaux quand ils nous rencontrent, d’incliner la tête et l’échine quand ils nous abordent, et de se répandre en assurances de respect lorsqu’ils nous écrivent. C’est agaçant, à la fin ! Nous ne voulons pas être respectées. Cet étalage de déférence n’est qu’une marque de mépris. C’est l’estampille de notre servage. Pas moyen d’oublier un seul instant notre faiblesse et nos disgrâces. Nos soi-disant maîtres et seigneurs nous rappellent obstinément leur supériorité. Nous voudrions ignorer que nous sommes femmes, et c’est précisément ce qu’on nous fait toujours sentir… »
Ainsi parla — ou peu s’en faut — Mme Potonié-Pierre, secrétaire générale de la Solidarité. Toutes les Solidaires s’associèrent, comme un seul homme, à l’acrimonie de ses discours ; et plusieurs conférencières promirent, séance tenante, de porter la bonne doctrine dans les provinces.
Puis, par un vote unanime, à mains levées, on décida de flétrir Mme Pognon. Pourquoi ? Voici :
Cette pauvre Mme Pognon — une apôtre qui mérite pourtant les éloges de tous les esprits impartiaux — présidait, il y a quelques semaines, un congrès destiné à étudier les problèmes relatifs à la masculinisation de la femme. Plusieurs messieurs, à ces solennelles assises, se plaignirent de n’avoir pas été consultés sur une question si grave, et eurent l’audace, dit-on, de troubler la discussion par des cris d’animaux ; Mme Pognon, afin de les faire taire, prit une voix de sirène et fit appel à leur galanterie. Aussitôt ils se tinrent cois.
Là-dessus, les Solidaires s’irritent. Elles disent que c’est une indignité. Pas n’était besoin de recourir, en pareil cas, aux conventions puériles d’un passé mort. Les rigueurs du règlement suffisaient. Il fallait mettre les gêneurs à la porte et employer la force au besoin.
Mme Potonié-Pierre s’écria : « Nous sommes tous égaux. Voilà ce qu’il fallait dire, au lieu d’aller invoquer cette galanterie, marque indélébile de la servitude. »
Une autre Solidaire, dont je ne sais pas le nom, insista : « Oui, c’est exaspérant, cette galanterie dont on nous abreuve à satiété pour nous refuser tout le reste… »
Et un étrange dialogue s’engagea :
Mme Odot. — « Qu’est-ce que la galanterie ? L’homme nous prend des choses auxquelles nous avons droit, et, en échange, il nous ôte son chapeau. Quand nous sommes ensemble devant une porte, il nous laisse passer les premières… Et voilà ce qu’à ce contrat nous avons gagné : un illusoire droit de préséance.
Une découragée. — Que voulez-vous ? Il y a tant de femmes qui aiment ça !
Mme Coutant, présidente du Syndicat des blanchisseuses. — Allons donc ! Dans la haute, peut-être, mais pas chez nous ?
Mme Léonie Rouzade. — Voulez-vous que je vous dise ? La galanterie… c’est la presse qui a inventé ça… Mais, après tout, la femme étant plus faible que l’homme, celui-ci lui doit des égards, des prévenances.
Une révoltée. — Non. Il ne s’agit pas plus de la femme que de l’homme ; qu’on soit prévenant envers celui qui est faible, qu’on aide les nécessiteux, très bien ! Mais qu’on ne transforme pas cela en une obligation pour l’homme envers la femme… Qu’on ne nous impose pas la galanterie… J’aimerais mieux rester toute ma vie sur la plate-forme d’un tramway que d’accepter les hommages d’un jeune godelureau ou d’un vieux roquentin. Que les hommes nous traitent comme ils se traitent entre eux !
Mme Léonie Rouzade. — Ah ! bien ! ce sera du joli ; les hommes sont déjà assez grossiers comme ça ; ne nous avisons pas encore de leur dire d’être aussi brutaux envers nous qu’ils le sont entre eux.
Mme Potonié-Pierre. — Mais il me ◀semble▶ que nous pouvons nous contenter de leur demander de n’être brutaux envers personne.
Toutes. — C’est cela ! Demandons l’établissement d’un traitement réciproque, et voilà tout ! »
Sur ces mots, la séance fut levée, et ces dames rentrèrent chez elles, bien décidées à protester contre toutes les marques de courtoisie.
Ainsi, c’est entendu. Nous devons nous mettre, avec les dames, sur le pied d’égalité, et traiter toutes choses avec elles en bons camarades, d’homme à homme. Il ne nous suffisait pas de voir s’effacer peu à peu les différences extérieures par lesquelles nous reconnaissions autrefois une jolie femme dans la rue. Il ne nous suffisait pas de voir arriver, avec le flot montant de la démocratie, la femme potache, la femme professeur, la femme médecin, la femme en pantalon, le petit zouave bicycliste. On veut nous enlever nos dernières illusions. Défense d’être polis !
On prétend qu’il n’y a pas assez de « goujats » ni de « mufles » !
Allons ! tant mieux ! Vous vous souvenez de ce dessin de Willette où l’on voit un homme
dire à la compagne de sa misère : « Oh ! si tu étais mon égale, ce que je te
flanquerais une volée ! »
Voilà une parole historique, qui, dans quelque temps, paraîtra antédiluvienne.
Je connais une aimable femme qui, ayant des difficultés avec son concierge, reçut du farouche tireur de cordon cette exquise apostrophe :
« Madame, si vous n’étiez pas une femme, je vous montrerais que je suis un homme ! »
Concierge fossile ! Désormais sa courtoisie raffinée n’aura plus de raison d’être. Plus d’hommes ni de femmes ! Nous serons tous pareils. Seulement, cet état pourra-t-il durer ? Je crois que nous serons, pendant quelque temps, très malheureux.
Il serait d’ailleurs indécent de répondre par des gauloiseries aux vœux et aux sentences des féministes. La femme est un sujet sur lequel il est aisé de bouffonner et de déraisonner. On doit éviter soigneusement l’un et l’autre de ces deux écarts.
— Oui, nul ne peut nier qu’il ne soit indispensable de réviser les articles du Code civil, en ce qui concerne la situation matérielle et morale faite à la femme. Des hommes de talent et de cœur (romanciers, dramaturges, moralistes, journalistes), depuis Dumas et Gasparin jusqu’à Rosny et Paul Hervieu, n’ont pas attendu l’Association des femmes autrichiennes, ni l’Union des femmes de Finlande, ni même le Ladies’ Club de la rue Duperré pour dénoncer ce qu’il y a d’incomplet dans la « Loi de l’homme ». Le mariage de raison, le mariage de convenances, refuge des vieux garçons fatigués et purgatoire des jeunes bourgeoises, ont été flétris congrûment ; et il faudra flétrir encore cette sotte coutume, puisque les parents font la sourde oreille… Enfin l’éducation des filles est, comme de juste (malgré certains excès de zèle), l’objet de la sollicitude publique et de l’initiative privée. Les cours, les conférences, les matinées classiques abondent. Même on prévoit le temps où les femmes stylées par les meilleurs professeurs de l’Université seront intellectuellement supérieures à leurs maris.
C’est pourquoi il faut se garder de tout gâter pas des manifestations excentriques et par des prouesses rhétoriciennes. Il est utile de ne point suivre aveuglément les dictées du bon sens. Encore est-il dangereux, surtout en France, d’aller directement à l’encontre de la raison. Le féminisme a, dans son personnel, des « étoiles » et des ténors. Je crains que les unes et les autres ne contribuent à détraquer des cervelles qui déjà ne sont que trop enclines au déséquilibre.
On prêche l’égalité des sexes. Pourquoi ne pas décréter, tout de suite, leur parité, leur exacte similitude ? La nature a voulu que les muscles de la femme fussent moins forts que ceux de l’homme. Que faire à cela ? Et en quoi une brave fille est-elle « humiliée » parce qu’un brave garçon la protège, travaille pour elle, se bat, pour elle, contre les choses et contre les gens ? Vous exigez l’accession de la femme à tous les métiers, à tous les mandats que nous exerçons (pas pour notre plaisir, je vous assure !) Soit. J’admets que nous ayons des députées, des conseillères d’État, des ambassadrices, des cochères de fiacre, voire des lieutenantes et des colonelles. Mon Dieu ! les choses n’en iront pas beaucoup plus mal. Mais enfin je me demande comment les titulaires de ces divers emplois feront pour s’acquitter un peu continûment de leur charge. Sans descendre jusqu’à la plate sagesse du bonhomme Chrysale, on peut continuer à penser que la femme est faite pour avoir des enfants, et que ce signalé service rendu à l’humanité devrait la dispenser des autres corvées. Jusqu’à nouvel ordre, il n’y a pas deux manières de mettre les enfants au monde.
Voilà donc nos « émancipées », nos « Èves nouvelles » quasiment condamnées à la stérilité, vouées au célibat, ou forcées de recourir à des pratiques débarrassantes, que nos lois, si arriérées, ne tolèrent pas encore… Le sort des enfants m’inquiète, dans cette cité future dont on nous trace les linéaments. Que fera-t-on de ces pauvres petits, au temps de l’union libre, lorsque l’institution du mariage aura rejoint les vieilles lunes ? Les mettra-t-on en nourrice ? Mais l’état de nourrice n’est-il pas contraire à la dignité de femme, et trouvera-t-on des créatures assez dégradées pour sortir de leur corsage un sein gonflé de lait ? Alors, il faudra confier ces enfants à l’État ou les interner dans quelque Cempuis ? Horreur !
Toujours est-il que déjà les féministes exotiques trouvent que nos femmes de France
sont trop mamans, aiment trop les bébés. J’ai lu ceci dans un discours d’une oratrice
bavaroise : « Depuis que je suis en France, dit cette dame, j’entends toujours
les femmes se vanter d’être mères, fatiguer tout le monde par l’exhibition de leurs
enfants… C’est une fonction naturelle, qui n’est pas autrement flatteuse. Peut-être
êtes-vous trop hantées par l’image de la Madone portant comme un ostensoir son fils
entre ses bras. Moi, je préfère la Vénus de Milo ; je la trouve plus belle, plus
adorable, quoiqu’elle n’ait pas de bras du
tout ! »
Et voilà.
Maintenant, oserai-je citer ici le titre d’une étude morale qu’un féministe des plus qualifiés fit paraître naguère dans un magazine international ? Non, décidément. Je n’ose pas… L’occasion serait bonne, pourtant, de montrer que les excentricités ne sont pas seulement dangereuses pour la raison.
Vous prêchez parfois, ô féministes, la rédemption par l’amour. C’est une idée très belle. Beaucoup de poètes l’ont chantée avant qu’elle fût recueillie dans vos proses. Malheur à celui, malheur à celle dont le chemin n’est point fleuri de fleurs divines par les souffrances et par les délices de la fidélité passionnée ! On n’a trouvé, jusqu’ici, qu’une seule forme durable du bonheur et de la vertu : se donner, corps et âme, en échange d’un don pareil…
Eh bien ! ce qui, justement, me fâche, c’est ceci. Les excès du féminisme systématique finiront par supprimer l’amour. Qu’est-ce, je vous prie, qu’une femme qui n’a plus ni les occupations ni les grâces de son sexe, et qui en conserve à peine les attributs ? Notre camarade tant qu’on voudra, notre amie peut-être, notre secrétaire, notre duègne, mais notre amante, « notre femme », jamais ! Et, par là, sitôt qu’elle est en possession de ses prétendus privilèges, elle perd d’un coup tout son pouvoir ! Elle croyait monter. Elle est brusquement déchue. Vous entreprenez son apothéose, et vous la détrônez !
À Dieu ne plaise que je désire perpétuer jusqu’à la fin des temps la bécasse et la dinde, la « petite, oie blanche » que nous recommande le joyeux moraliste Marcel Prévost ! Je ne veux pas davantage de la femme de luxe, de la poupée neurasthénique dont l’insupportable caquet emplit nos salons d’un bruit de volière. L’idéal, pour tout homme, c’est (comme l’a si bien dit le poète Angellier) :
La Minerve aux yeux bleus, qui conseille et console.
Mais enfin, Pallas Athéna était une femme. Elle en avait l’air et la beauté. Tandis qu’on ne sait plus dans quelle catégorie ranger l’androgyne des temps nouveaux. Oh ! la « masculinisation » de la femme ! Oh ! ces êtres désexués, inquiétants, qui déjà se culottent à la zouave, se plastronnent de chemises d’homme, s’engoncent en des cols droits, se coiffent de chapeaux mous, coupent leurs « cheveux à la chien », portent des lunettes, fument des cigarettes, se démènent en déhanchements garçonniers ! Oh ! l’« Ève nouvelle », non plus entrevue dans le mirage des rêveurs, mais rencontrée, coudoyée dans les tramways de New York, sur les steamboats des fiords norvégiens, dans l’aula des Universités russes ! De grâce, mesdames et messieurs les féministes, si vous voulez avoir notre confiance, éloignez de nous cette vision… Sans quoi nous craindrons qu’un jour, dans votre Salente égalitaire, on ne cherche en vain, parmi tant de doctoresses, de révoltées, de névrosées et d’étudiantes, le charme envolé, le sortilège évanoui. Ce jour-là, le féminisme aurait tué la femme12.
VI. Les féministes anglais
Au Carlton club, dans Pall Mall.
M. Edward C…, avocat de la reine, homme considérable et charmant, très initié aux élégances parisiennes, orateur lorsqu’il parle anglais et causeur exquis dès qu’il emploie notre langue, me montre en détail l’installation de ce club, principal rendez-vous du parti conservateur. Magnificence et confort. Dans le fumoir, vaste salle décorée d’appliques en stuc jaspé, plusieurs gentlemen achèvent leurs cigares et vident leurs demi-tasses, dominés par un portrait du prince de Galles, qui ◀semble▶ présider l’assemblée. Les fauteuils sont massifs, profonds, excellents. On enfonce avec délices dans cette moleskine, qu’une ingénieuse combinaison de ressorts creuse en cavités multiples, commodes, parfaitement adaptées à la forme humaine. Les Anglais font consciencieusement tout ce qu’ils font. Ce peuple voyageur sait s’asseoir… Peu de bruit dans cette salle ; des conversations à mi-voix. Beaucoup de sérieux et de calme. La politesse anglaise, qui vaut bien la nôtre, consiste à ne pas gêner le voisin. La dignité anglaise, qui vaut bien notre amour-propre, consiste à ne pas se laisser gêner par le voisin. Dans un club, chacun peut faire ce qu’il veut, à condition de n’être pour personne une cause de dérangement ou d’ennui… Dans la bibliothèque, fort habilement aménagée, le silence est réclamé par des écriteaux significatifs. Les chuchoteurs sont regardés de travers et les bavards rappelés à l’ordre. Les bibliothèques, outre-Manche, sont faites non pour des bibliothécaires, mais pour des lecteurs. Il fait bon lire, dans cette spacieuse « librairie ». Les journaux, étalés sur des pupitres, ◀semblent▶ venir eux-mêmes au-devant des curieux. L’œil y saisit au vol, sans effort, quelque nouvelle sobrement annoncée, un fait divers exempt de ces « horribles détails » dont nous surchargeons volontiers nos reportages. La table principale, éclairée par une gerbe de lumière électrique, est couverte de magazines. Il y en a de toutes les sortes, de toutes les couleurs, de tous les formats, pour tous les âges, pour tous les sexes, pour tous les goûts. Mes yeux tombent sur la couverture saumon de la Contemporary Review, et parmi les diverses indications du sommaire, je lis ce titre : la Débrutalisation de l’homme, par miss Blanche Leppington.
La débrutalisation de l’homme ! Voilà un sujet fort intéressant. Miss Blanche Leppington propose des voies et moyens par où l’homme pourra sortir tout à fait de la bestialité d’où il est issu. La nature, dit-elle, a beaucoup travaillé pour cette œuvre. Du singe à lord Rosebery, on peut suivre, pas à pas, les progrès de l’effort cosmique. À nous, maintenant, d’achever, par un coup de volonté, l’évolution naturelle. Miss Blanche Leppington croit à l’efficacité de trois facteurs principaux : l’Ascétisme, l’Athlétisme, l’Esthétisme. Mais elle ajoute :
Derrière tous ces grands champions, ces meneurs de la marche humaine, il y a encore une autre figure : l’Amour est entré dans l’arène non pas avec des sonneries de trompettes, sans casque ni cuirasse, mais en bonnet blanc et en tablier, comme une petite bonne à tout faire (little maid of all works), regardant autour d’elle pour voir quel ouvrage il faut entreprendre d’abord.
Puis, notre authoress trace, en un style un peu apocalyptique, un vaste programme d’action. L’Amour songea d’abord à délivrer les prisonniers, à purifier les filles des rues. Ce n’était que le commencement de l’œuvre sainte. Mais cela ne suffit pas. L’Amour, plus expérimenté, se tourna vers d’autres misères. Le champ de ses entreprises est sans limites. Il a vu que les hommes sont les ennemis des femmes, que partout l’innocence est souillée et que la dégénérescence de l’espèce est le résultat de nos corruptions. Il a compris que la bonne volonté ne suffit pas.
Cet Amour doit détruire autant que fonder. Il s’arme, tour à tour, d’une épée et d’un balai…
Miss Blanche Leppington est sans doute affiliée à une de ces innombrables associations de femmes dont l’opinion publique commence à se préoccuper et sur lesquelles vous trouverez de curieux renseignements dans les Notes sur Londres d’un écrivain trop modeste qui se masque sous le nom de Brada.
Les femmes anglaises lisent, avec une belle avidité, tout ce que le hasard de la rencontre ou le roulement des librairies circulantes leur met entre les mains. L’autre jour, revenant d’Oxford, j’étais assis, dans un compartiment de troisième classe, en face d’une élégante personne, dont les fins cheveux blonds étaient serrés sous une toque écossaise, à trois plumes droites. Tout le temps que dura le trajet, la petite toque et les trois plumes demeurèrent penchées sur un in-douze, dont le frontispice bariolé représentait, si je ne me trompe, un château féodal, avec beaucoup de créneaux et mâchicoulis. Je ne vis les yeux bleus de ma voisine que juste au moment où il fallut plier les manteaux, rouler les couvertures et ficeler les courroies. D’ailleurs, elle s’acquitta de ces menues besognes avec une allègre tranquillité, où je vis toute l’aisance avec laquelle les Anglais savent passer de l’idéal au réel.
Quelques femmes, en Angleterre, s’attaquent avec beaucoup d’habileté et de force aux
problèmes les plus ardus de la philosophie et de la science. On sait combien George
Eliot était attentive à toutes les crises politiques, religieuses, sociales. On peut en
dire autant de mistress Humphry Ward, qui, dans son Robert Elsmere, a raconté les plus
poignantes et les plus nobles angoisses de l’âme moderne… Et ce n’est point faire injure
à M. Murray, à M. Percy Gardner, à M. Ramsay, à M. John Evans, que de placer au rang de
ces remarquables archéologues ou épigraphistes, miss Eugenie Sellers, traductrice des
Meisterwerke de l’Allemand Furtwänglere ; miss Jane Harrison, pour qui
les vases grecs n’ont pas de secrets ; miss Amy Hatton, qui a copié les inscriptions
estampées sur les anses des amphores rhodiennes, et qui a mérité d’être proclamée, par
la science allemande,
virgo de his studiis optime
merita
13.
Cet état de surexcitation cérébrale, compliqué de ce zèle qui pousse les Anglo-Saxons vers les aventureuses propagandes, a fait naître, à Londres, des clubs de femmes, espèces de béguinages laïques, dirigés vers quelque but philanthropique et moral. Un voyageur, qui signe Brada, esquisse un joli croquis du club du Pioneers. Ces « pionnières » ont adopté, comme les guerriers qui jadis partaient pour les croisades, des armes parlantes et une devise. Leur arme symbolique, gravée sur le cachet qu’elles veulent détruire par le tranchant du fer les halliers de l’erreur, les fourrés du mensonge et les hautes futaies du préjugé. Leurs devise est inscrite sur la porte du salon où de réunissent les dames du comité. La voici : Ils disent. Qu’est-ce qu’ils disent ? Laissez-les dire.
Le Pioneer club est installé dans une maison vaste et tranquille, à deux pas du vacarme de Bond Street. Sur les fleurs pâles du papier dont on a tendu les murs du grand salon, éclate en pourpre, en flammes et en charbons ardents, une furieuse allégorie. Je ne sais qui a tisonné cette peinture, mais c’est un coloris vraiment extraordinaire. On voit une mer de feu dont les vagues rougeoyantes engloutissent une femme qui n’essaye même pas de nager. À côté, une autre femme surgit du fond des abîmes et se hisse vers le ciel, l’étoile au front. Vous avez compris le symbole. La femme qui disparaît, c’est la femme du passé ; l’autre, c’est la femme de l’avenir. Telles, sur le fronton oriental du Parthénon, les divinités de la nuit cédaient la place aux divinités du jour. Au premier étage, il y a deux pièces : un vestiaire, et, tout contre, un petit endroit, soigneusement dissimulé, comme si un dernier vestige de respect humain restait au cœur des « pionnières ». C’est le fumoir.
Les deux cent vingt personnes qui composent cette association sont présidées et conduites un peu militairement, par une dame fort énergique, qui donne l’exemple de l’apostolat le plus actif. Cette dame, qui est très riche, a supprimé tous les cabarets situés sur ses propriétés et les a remplacés par des « cafés de tempérance », où l’on ne boit que de l’eau et de vagues orangeades. Elle adresse des sermons à ses locataires. Dans l’intimité, elle joue, avec passion, des comédies morales. Elle compte siéger un jour au Parlement. En attendant, ajoute l’indiscret Brada, elle « porte un habillement et une coiffure qui donnent à son portrait en buste l’exacte apparence d’un homme ».
Les « pionnières » font des conférences et écrivent des brochures où elles abordent vaillamment tous les sujets. Chez nous, on n’admet pas qu’une femme puisse disserter sur les vices du mariage moderne ou sur la hideuse plaie de la prostitution. Le rire de Labiche, les plaisanteries de l’illustre Gaudissart et, au besoin, les indignations de M. Prudhomme sont les armes quasi nationales que nous opposons aux discours où l’on dénonce que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des codes. Pourtant, ce sont là des questions où les femmes, ◀semble-t▶-il, sont aussi intéressées que les hommes. Je n’ose pas toucher le premier de ces problèmes. Il est très délicat, et des docteurs fort compétents l’ont récemment traité avec une franchise courageuse qui aboutira quelque jour à d’efficaces résultats. En ce qui concerne la coutume et la réglementation du mariage, on ne saurait, je crois, dénoncer trop haut les inégalités d’un contrat qui, si souvent, livre le charme, la santé, la grâce et la délicatesse morale des jeunes filles à des vétérans effrayés par l’approche des rhumatismes, et dont l’âme (s’ils en ont une) est aussi décrépite que leur « beau physique » est délabré. Mistress Sarah Grand a dit sur ce point d’excellentes choses. Je voudrais bien que l’écho de ses paroles pût passer le détroit et atteindre chez nous l’oreille des pères expéditifs et des mères pressées qui bâclent un mariage avec méthode et célérité, comme on ferme une malle.
« Je ne suis pas tout à fait sûr, remarque Brada, qu’il n’y ait pas quelque chose de morbide dans ce besoin de s’occuper des plaies sociales, et surtout de le faire aussi bruyamment, mais en même temps nul ne peut contester l’urgence à apporter des remèdes au désastreux état où vivent et meurent tant de femmes ; la pensée de leurs souffrances trouble celles qui ne souffrent pas. »
Une veuve de vingt-quatre ans, très jolie, obligée, pour gagner sa vie, d’écrire dans les journaux, résolut d’étudier spécialement les professions qui condamnent les femmes au vagabondage et qui les exposent, presque sans défense, à toutes les audaces des passants. Elle acheta des bouquets, piqua sur sa chevelure blonde un chapeau de quatre sous, s’affubla d’un mauvais jupon de cotonnade rayée et, pendant deux jours, vendit des fleurs dans Piccadilly. Que lui ont dit les gentlemen, tandis qu’elle épinglait des gardénias frais à leur boutonnière ? Elle ne l’a pas répété expressément. Mais son article était si bourré de documents et si chaud d’indignation, qu’elle reçut, avec un chèque très respectable, les félicitations de son directeur.
La même dame a couché dans un workhouse, afin d’étudier de près les mœurs des ménages ouvriers.
J’emprunte à l’auteur que je citais tout à l’heure le tableau d’une famille où toutes les femmes s’emploient à des besognes qui étaient jadis l’apanage ou la corvée du sexe masculin. La mère, veuve d’un professeur de Cambridge, déjà âgée, appartient à un parti politique très avancé et développe ses théories, plusieurs fois par mois, dans des réunions publiques. La fille aînée, trente ans, célibataire, journaliste, habite un appartement de garçon où elle reçoit, sans faste et avec cordialité, ses amies et ses amis. La cadette est professeur d’histoire à Girton. La troisième a fondé une entreprise agricole afin de tenter une expérience : elle voudrait que l’on créât de vastes exploitations où les femmes gagneraient leur vie comme jardinières. La quatrième sculpte. Faut-il ajouter qu’elles n’ont, ni les unes ni les autres, l’envie de se marier ?
Voici encore trois sœurs, dont l’une est matron (supérieure) dans un hôpital, la seconde vouée à des œuvres de charité, la troisième occupée toute la journée et une partie de la nuit à courir après des brebis égarées, pour les ramener au bercail.
On cite des dames de la plus haute naissance, qui occupent, sans rechigner, l’emploi de detective féminin. Une veuve connue et honorable, voyagera, par exemple, pour le compte d’une agence à la suite d’un couple suspect. Elle constatera des faits, prendra des notes, et son témoignage sera versé au dossier par le tribunal qui prononce les jugements en divorce.
C’est une institution bien anglaise, que ces crémeries pour dames et ces tea-rooms où des centaines de femmes vont prendre, chaque jour, des repas légers et bizarres. Naturellement, je n’ai pas essayé de pénétrer dans ces harems d’outre-Manche. Brada, qui sans doute a des grâces d’état, a pu visiter ces réfectoires, et nous en donne une description assez agréable :
Les murs sont peints d’un jaune orangé très doux, avec une grosse frise de fleurs. Sur les vitres des fenêtres sont tendus des rideaux de soie molle de même nuance… Çà et là sont posés des vases de couleurs pâles d’où s’élancent de grandes fleurs délicates à longues tiges… Un balustre de bois découpé, surmonté d’arceaux légers, forme un recoin charmant et presque mystérieux. Au milieu de tout cela sont posées les plus mignonnes petites tables… De jolis sièges cannés, avec de gros coussins de soie, invitent au repos… Partout des journaux féminins. Un vieux bureau, drapé d’un pan de broderie, sert de comptoir… Le service est fait par des espèces de bergères habillées de mauve pâle avec des guimpes blanches plissées, des cheveux d’or et un air de candeur ; entre temps, elles brodent sur des tissus fins, avec des soies couleur d’arc-en-ciel…
Ailleurs, la personne qui sert le thé ◀semble▶ échappée d’un tableau de Watts ou de
Burne-Jones. Cheveux roux, divisés en deux bandeaux archangéliques. Immense tablier de
mousseline blanche à longues manches et ceinture flottante… « Elle vous apporte
avec un air dédaigneux et grave le petit plateau délicatement préparé, puis se rejette
sur un fauteuil d’osier pour reprendre la lecture de son magazine avec le mépris d’un
pur esprit pour les matérialités de l’existence. »
D’où viennent toutes ces femmes, qui lunchent tous les jours au restaurant ? Elles n’ont donc pas de chez soi, pas de home ? Le gros ennui de la Française, lorsqu’elle voyage à l’étranger, c’est l’obligation d’errer ainsi de table en table, en des lieux publics. Elle regrette le foyer, le coin accoutumé, les bibelots connus, la lampe familiale. L’Anglaise n’a pas, ◀semble-t▶-il, les mêmes nostalgies.
Cet isolement de la femme anglaise, ce besoin d’occupation hors du foyer, cette activité extérieure où elle se précipite tête baissée, comme si elle voulait s’étourdir, supposent un certain relâchement dans les liens de la famille. J’ai cru remarquer que parfois, ici, les mères, les épouses et les filles sont, malgré les apparences, un peu délaissées. Comme elles n’aiment pas à filer de la laine et que l’on chercherait vainement une quenouille dans leurs gracieux mobiliers, elles tuent le temps comme elles peuvent, par de fougueuses lectures, par des tennis monstres, par de volumineuses correspondances ou par des « flirts » obstinés.
Me promenant, un jour, dans un beau parc du Hamptonshire avec mon vieil ami M. L…, je lui demandai des nouvelles de son fils.
« Mon fils ? Je crois qu’il se porte bien.
— Comment ? Vous croyez ?
— À vous parler franchement, voilà plus de trois semaines que je ne l’ai vu. Je ne sais pas où il est. Sa mère doit le savoir. »
Quelques instants après, je faisais allusion à un article de critique littéraire, paru récemment dans le Times.
« Je ne lis jamais le Times, me dit mon vieil ami. Je le trouve trop long et trop ennuyeux. Mais ma femme le lit d’un bout à l’autre. Nous lui parlerons de cet article. »
Ces déclarations indiquaient une grande confiance dans les lumières de mistress L…, mais ◀semblaient▶ marquer, dans ce ménage, d’ailleurs charmant, un léger défaut d’intimité.
Un Français, établi à Londres depuis vingt-cinq ans, et fort initié aux us et coutumes de la Grande-Bretagne, me disait :
« Les femmes de France sont bien plus adulées que les Anglaises. Ici, les femmes craignent presque toujours d’être négligées ou incomprises. De là ces élans de poésie sentimentale, qui dirigent vers le ciel les yeux bleus des misses. De là ces sports effrénés, ces équitations et ces canotages. Elles sentent que l’homme leur échappe. Elles courent après lui, à pied, à cheval, en voiture, en bateau. Le jour où elles désespèrent de l’atteindre, elles se jettent dans les sociétés de tempérance ou dans les entreprises de réforme sociale. Ce soir, à dîner, faites semblant de ne point remarquer votre voisine. Elle vous fera des avances. Et, si vous n’êtes pas trop enclin à la fatuité, vous verrez là, sans peine, un effet de l’habitude. C’est juste le rebours de ce qui se passe dans notre pays. »
Je devrais clore ces réflexions, volontairement décousues, par une belle conclusion. La plupart des voyageurs français ne manquent pas de rapporter d’outre-Manche une définition du peuple anglais. Je n’imiterai pas cet exemple, dussé-je violer toutes les règles que m’apprirent jadis, en rhétorique, mes bons maîtres latins. La race anglaise est rebelle aux théories simples et alignées. Sa vie multiple et intense abonde en faits contradictoires. Son caractère, comme son histoire, comme ses institutions politiques, comme ses bâtisses, est une collection de traits juxtaposés, de « rajoutis » qui s’accordent comme ils peuvent. Si vous croyez que toutes les Anglaises ont des dents longues, des cheveux courts, des accoutrements garçonniers et des allures de quakers, je vous montrerai, dans Hyde Park ou dans Piccadilly, les plus ravissantes personnes, les plus délicieuses, les plus féminines qu’il soit possible de voir et d’aimer. Et ainsi de suite…
À Londres, il faut observer beaucoup et conclure peu. C’est à cette condition que nous pourrons entrer dans, les façons de sentir et de penser d’un peuple glorieux et singulier, avec lequel nous avons échangé des protocoles mémorables, des horions historiques et des plaisanteries parfois spirituelles, sans parvenir à le comprendre ni à être compris par lui.
Ne nous dépêchons pas de conclure. Et surtout ne nous hâtons pas de vouloir introduire chez nous le « féminisme » d’outre-Manche. Nous risquerions de ne pouvoir acclimater cette plante exotique.
Troisième partie. À la recherche d’une politique
I. M. Alfred Rambaud historien de la Russie14
Je me promenais récemment, avec un philosophe optimiste, dans le parc d’un vieux manoir breton qui s’appelle la Villebague, vénérable logis dont le recueillement se prête aux longues rêveries et aux sages propos. Un après-midi de soleil, accordé par miracle à notre oisiveté par la tristesse d’un automne morose, nous permit de nous asseoir en un petit bois, près d’un étang. Cette retraite avait un charme sauvage, qui nous retint jusqu’à l’heure du dîner. Au bout d’une allée de peupliers dont le léger feuillage frémissait au vent, on apercevait l’antique demeure seigneuriale. Ce n’était pas une ruine à créneaux, bonne pour amuser les faiseurs de mélodrames romantiques, mais une maison forte du temps de Louis XIV, solidement bâtie en granit de Saint-Malo, régulière et carrée sur ses larges assises, enracinée au sol par des fondations profondes et regardant la campagne de toutes ses fenêtres hautes et hardies. Depuis les marches du perron jusqu’aux ardoises du toit, elle avait une expression de fierté sereine et de confiance impérieuse. Elle ressemblait à ces portraits du xviie siècle, qui ont tous un air de commandement. Elle venait d’un temps où l’on aimait les projets à longue échéance, les plans méthodiques, les desseins suivis. Elle aurait plu par sa beauté imposante et par sa symétrie, au secrétaire d’État Colbert.
Cette vue m’induisit, je l’avoue, en des récriminations excessives contre l’heure présente. Le philosophe arrêta mes réflexions chagrines.
« Eh mon Dieu ! me dit-il ; je connais comme vous les défauts de notre démocratie. Depuis cent ans, elle se déchaîne en caprices fous qui oscillent entre les enthousiasmes les plus insensés et les haines les moins explicables. Elle distribue l’éloge et le blâme, la faveur et la disgrâce, la popularité et l’impopularité avec une fantaisie que les pires monarques n’ont jamais égalée. Elle ◀semble▶ portée par une prédilection naturelle vers les médiocres. Et cependant certains faits paraissent prouver que le régime démocratique n’est pas définitivement brouillé avec le mérite personnel. On nous oppose toujours les pays étrangers, l’Angleterre par exemple, où l’on a pu voir un publiciste comme M. John Morley, un historien comme M. James Bryce, un lettré comme sir George Trevelyan, devenir ministres ou sous-secrétaire d’État, sans que personne en fût scandalisé…
— Parfaitement, reprit vivement mon interlocuteur. Et n’oubliez pas, puisqu’il s’agit de l’Angleterre, que M. Campbell-Bannerman est maître ès arts ; que M. Arthur Acland est un sujet distingué d’Oxford, que M. Asquith est fellow de Ballioll, que M. Arnold Morley est gradué de Cambridge. N’oubliez pas, surtout, que lord Salisbury, fellow d’All Souls, à Oxford, a collaboré brillamment à la Saturday Review et à la Quarterly. Souvenez-vous enfin, que M. Gladstone, étudiant de Christ Church, à Oxford, obtint un « double first-class » en 1831. Et ce vieil homme, malgré les vicissitudes de sa carrière politique, n’a jamais cessé d’étudier Homère !
— Certes, répondis-je, un peu assourdi par cette érudition intempérante. Mais dites-moi, est-ce que le ministre qui préside à nos relations extérieures, n’est pas un historien de premier mérite ?… Certes, je ne veux pas médire des ministres autrichiens, allemands ou anglais que S. M. le tsar a pu voir et apprécier, avant de venir chez nous. Mais je doute que ces messieurs connaissent la Russie aussi bien que M. Alfred Rambaud, qui est chez nous l’historien en quelque sorte attitré — je ne veux pas dire officiel — de ce vaste empire. »
J’écoutai mon philosophe et je pensai, avec lui, que c’était le moment de relire les ouvrages de M. Alfred Rambaud.
Le biographe de Constantin Porphyrogénète a rencontré, pour ainsi dire, la Russie sur
sa route. L’étude de l’empire romain d’Orient l’a conduit, par une suite naturelle
d’étapes et de haltes, dans le domaine d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand. Cette
transition de Constantinople à Moscou et à Pétersbourg ne surprendra pas les personnes
qui connaissent par la lecture ou par l’expérience l’état de l’Europe orientale. Il y a
quelques années, dans un livre sur la Grèce d’aujourd’hui, j’écrivais
ceci : « Au fond de la Corne d’Or, dans son palais du Phanar, le patriarche de
l’Église œcuménique attend toujours l’empereur. Mais quel
sera cet empereur ?… Les Grecs ont des rivaux dont Justinien ne pouvait pas prévoir la
future puissance. Dans leur ardeur de prosélytisme, les moines byzantins du xie
et du xiie
siècle préparèrent, de loin, des dynasties de porphyrogénètes bien
imprévus. L’orthodoxie se réjouit lorsque le tsar Vladimir, ayant fait une enquête
pour savoir quelle était la meilleure des religions, se décida pour celle des Grecs.
Le prêtre grec Joachim crut faire œuvre pie lorsqu’il construisit et enlumina l’église
métropolitaine de Nijni-Novgorod. C’étaient là des imprudences qui prouvent que les
missionnaires sont quelquefois les dupes de leur zèle et les victimes de leur
dévouement. L’hellénisme aurait dû tressaillir d’inquiétude et non pas d’orgueil, le
jour où Iaroslavf
le Grand décida que Kiev, sa capitale, serait une rivale de Constantinople, qu’elle
aurait, elle aussi, sa cathédrale de Sainte-Sophie et sa Porte d’or… »
Je me suis permis de citer cette page, en l’abritant sous l’autorité d’un historien qui sait mieux que personne par quelle série de faits obscurs, d’événements notables et de rapides progrès la lignée des césars orthodoxes de Byzance aboutit, malgré la différence des races, aux tsars orthodoxes de Moscou.
M. Rambaud nous fait voir, au chapitre V de son Histoire de la Russie et au tome V de l’Histoire générale, comment la puissance russe, en son principe, se modela sur les formes de l’empire grec. C’est, pour ainsi dire, un changement à vue, qu’un dessinateur pourrait rendre sensible par un diptyque.
Qu’est-ce qu’un prince russe de Kiev, avant le règne brillant de ce Iaroslav (1016-1084) dont les monnaies sont timbrées de lettres byzantines ? Ce n’est qu’un chef de bande, le seigneur d’une famille guerrière, qui va par pays, cherchant noises, livrant batailles, rendant la justice (et quelle justice !), rançonnant les peuplades, enlevant les femmes, réclamant aux vaincus et aux tributaires une quantité incroyable de peaux, de cire, de miel et d’esclaves, tout un bric-à-brac bariolé que les marchands pourront brocanter dans les bazars de la mer Noire.
Survient Iaroslav, personnage cosmopolite, qui marie sa fille aînée au roi de Norvège, sa cadette au roi de France, et la troisième au roi de Hongrie. Il ouvre sa capitale à tous les étrangers, particulièrement aux Grecs. Il commande à des architectes grecs les plans de deux monastères placés sous l’invocation de sainte Irène et de saint Georges. Il fait venir des chantres grecs, chargés d’apprendre la psalmodie au clergé russe. Des peintres grecs enluminent pour lui, dans l’or, l’azur et le vermillon des iconostases, l’image du Sauveur et de la Panaghia. Avec le vent du sud, qui pousse vers Kiev les voiliers du Dnieprg, arrivent des idées nouvelles. L’État romain, unitaire, indivisible, appuyé sur une armée permanente, une hiérarchie de fonctionnaires, un clergé national et un corps de jurisconsultes, s’impose à l’émulation des Slaves comme il s’est imposé, six siècles auparavant, à l’admiration des Francs par sa force, par son harmonie, par sa beauté. À la dépendance féodale succède peu à peu la discipline administrative. Tandis que les murailles des basiliques obéissent à l’équerre et au fil à plomb des géomètres, un code inconnu des Barbares aligne sa structure selon les règles posées par des législateurs latins.
C’est par la Porte d’or de Kiev que la civilisation gréco-romaine entra dans les steppes de la Russie. Plus tard elle se répandit jusqu’à Moscou, et, là encore, c’est elle qui façonna des âmes neuves, poliça des mœurs rudes, féconda des terres vierges. Les Moscovites baptisèrent leurs enfants sous les noms grecs de Dimitri, Vasili, Platon, Féodor, Alexis, Nikita, Mikhaïl, Grégori, Constantin, Alexandre, Nicolas. Des didascales venus de Constantinople enseignèrent aux sujets de Siméon le Superbe et de Vasili l’Aveugle la lecture et l’écriture. Les pères de l’Église orientale, saint Basile, saint Jean Chrysostome, furent épelés, traduits, commentés par les popes et les archimandrites. Les premiers historiographes de la Russie s’appliquèrent à imiter la calligraphie un peu diffuse des chroniqueurs byzantins. Les premiers récits où se complut l’âme russe furent d’interminables contes calqués sur des versions byzantines : Barlaam et Josaphat, Salomon et Kitovras, Alexandre de Macédoine, Digénis Akritas, Hélène la Belle.
Le voyageur Adam de Brème, ébloui par les quatre cents églises de Kiev, avait appelé
cette ville « la rivale de Constantinople et la gloire de la Grèce », æmula sceptri constantinopolitani et clarissimum decus Græciæ
.
Moscou mérita encore davantage ce titre, lorsque le tsar Ivan l’Usurier eut fait bâtir
dans le Kremlin la magnifique église de l’Assomption, et que saint Serge eut fondé dans
une forêt, tout près de la capitale nouvelle, parmi les ours et les castors, le
monastère fameux de la Trinité. « Dieu te bénira, disait au tsar Ivan le
métropolite Pierre, Dieu te bénira, t’élèvera au-dessus de tous les autres princes et
agrandira cette ville au-dessus de toutes les autres villes. Ta race régnera sur ce
lieu pendant de longs siècles ; ses mains dompteront tous ses ennemis ; les saints
feront ici leur demeure… »
En 1439, sous le règne de Vasili l’Aveugle, les Moscovites assistèrent à une
tragi-comédie dont les scènes, presque inaperçues des contemporains, méritent, à
présent, de fixer notre attention. Le césar grec de Constantinople, Jean Paléologue,
harcelé par les Turcs, désirait obtenir le secours de la
chrétienté en réconciliant l’Église d’Orient avec le Saint-Siège. Isidore, évêque de
Moscou, abonda dans ce sens, crut bien faire en signant l’acte d’union, fit sonner les
cloches de son diocèse en l’honneur du pape Eugène et prétendit dresser sur les dômes du
Kremlin la croix latine. Mais Vasili se mit en colère contre Isidore, le traita de
« faux pasteur », le chassa de sa présence et se sépara de l’empereur Jean. Les princes de Moscou ne réglaient pas leurs alliances sur des caprices ou des
engouements.
« L’échec de l’union, dit M. Rambaud, annonçait un désastre à l’empereur grec. En
1453, Mahomet II entrait à Constantinople. Il n’y avait plus de tsar
grec : Moscou devenait la grande métropole de l’orthodoxie. Elle héritait de
Constantinople. »
Poursuivant son enquête, avec une ampleur de vues qui n’a d’égale que sa connaissance
des détails, l’historien de la nation russe nous montre comment les Moscovites
recueillirent les traditions de l’hellénisme, tombé, pour ainsi dire, en déshérence.
Ivan III le Grand épousa Sophie Paléologue, fille du dernier « despote » de la Morée.
L’autocrate de toutes les Russies adopta pour ses armoiries l’aigle à deux têtes des
Paléologue. Le cérémonial de la cour moscovite fut copié sur celui de la cour byzantine.
Le gouvernement, jadis patriarcal, devint une bureaucratie. « Ceci,
remarque M. Rambaud, est encore bien byzantin. De là l’importance des
diaks, ces logothètes moscovites. Les σκρίνια de Byzance ont
abouti aux prikazes (bureaux) de Moscou. Il y en eut, suivant les
époques, de trente à quarante. Citons le palais des jeux, auquel
ressortissaient les comédiens, les bouffons, les ours et les chiens destinés à les
combattre, les échiquiers, les jeux de cartes ; le prikaz qui
surveillait les manufactures impériales ou les magasins de fourrures, d’étoffes d’or
et de soie ; les prikazes des affaires secrètes, des esclaves, des
monastères, des streltsi, de l’artillerie, des brigands, etc. Les usages diplomatiques
de Moscou étaient modelés sur ceux de Byzance. Au lieu du σκρίνιον τῶν βαρϐάρων il y
eut le prikaz des ambassades (possolskii
prikaz)15… »
Après la conquête de Constantinople par le Grand-Turc,
l’émigration des Grecs apporta en Russie un surcroît de lumière. Là-bas comme chez nous,
les « Phanariotes » exilés furent les principaux ouvriers de la renaissance
intellectuelle. C’est un élève de Lascaris, un certain Maxime, surnommé le Grec, moine
du mont Athos, qui mit en ordre les manuscrits grecs que l’on avait empilés au hasard
dans la bibliothèque du Kremlin. Le plus célèbre des écrivains russes de ce temps-là, le
prince André Kourbski, traduisit la Théodicée de saint Jean Damascène. L’art russe, à
ses débuts, procéda directement de l’art byzantin. La peinture fut astreinte, par les
canons de l’Église, au hiératisme des modèles hérités de Byzance. Le concile de 1551
décida ceci : « Le peintre-imagier doit être sage, doux, pieux, ennemi des vaines
paroles, du rire ; il ne doit pas être querelleur, envieux, ivrogne, voleur,
meurtrier… Il doit peindre les icônes avec le plus grand soin, sans jamais perdre de
vue les modèles anciens. »
Le répertoire traditionnel des iconographes
moscovites est encore le manuel du Grec Panselinos… Sur tous ces points le témoignage de
M. Rambaud est confirmé par celui d’un autre historien que j’aime à citer :
« Constantinople ! dit M. Albert Sorel, c’est de là que les Russes tiennent
leur foi, leur foi orthodoxe qui est chez eux le grand lien de la nationalité ; c’est
de là
aussi que vient leur politique, que procède toute
leur destinée. »
Ainsi se fondait, sur des traditions lointaines, sur des souvenirs enracinés dans l’âme des peuples, l’imposant édifice de la grandeur russe. Rajeunie par la sève d’une race neuve, l’idée impériale se fixait sur un sol nouveau, poussait des rejets en tous sens, étendait ses rameaux vers Constantinople, vers Rome, vers les cités glorieuses où son germe avait levé, où ses premières floraisons s’étaient épanouies. Le Nord pauvre continuait à tirer vers lui, par la violence ou par la persuasion, le Midi riche. L’aigle des Césars, éployant sa large envergure, avait volé, de clocher en clocher, jusqu’au Kremlin. Le sceptre d’or et le globe, échappés aux mains débiles des derniers « autocrates » du Bas-Empire, étaient ramassés par la poigne vigoureuse des premiers tsars. D’assise en assise, s’élevait sur le monde un nouveau monument de domination. Au sommet de cette prodigieuse bâtisse resplendissait, comme sur la nef centrale de Sainte-Sophie, une coupole d’or.
La marche de la Russie dans ses voies conquérantes est marquée par trois étapes : Kiev, Moscou, Pétersbourg. Mais on dirait que, plus elle se dirige vers le Nord, plus elle songe au Sud. Rien ne saurait la détourner de son grand dessein. Regardez cette longue suite de traités, surveillés de loin ou conclus avec une habile énergie, tous enchaînés par la continuité d’un même projet. Pierre le Grand fut amplement consolé des fâcheux débuts de son règne lorsqu’il apprit que la paix de Karlowitz enlevait la Transylvanie, la Hongrie, l’Ukraine occidentale à son voisin le sultan. La grande Catherine, par le traité de Kaïnardji, démantela toutes les défenses de l’empire turc. En 1812, sous Alexandre Ier, le congrès de Bucarest commença l’œuvre d’isolement des principautés balkaniques. On sait comment Nicolas Ier contribua, de concert avec la France et l’Angleterre, à l’affranchissement de la Grèce. Alexandre II planta son pavillon impérial sur les rives de l’Oxus et rassembla sous sa domination quelques-uns des anciens « thèmes d’Asie ». Si le traité de Berlin n’avait pas révisé les préliminaires de San Stefano, notre siècle aurait peut-être vu ce fait, retardé d’année en année par l’artifice des chancelleries : la Russie retournant à son point d’origine, et fermant le cycle épique où elle a dépensé tant de génie et de courage.
En grec, l’antique Byzance s’appelle Constantinople, c’est-à-dire la ville de Constantin ; en turc, elle s’appelle Stamboul, ce qui est un barbarisme inintelligible ; en russe, elle s’appelle Tsarigrad, la ville des tsars.
Longue patience dans la conception des projets, ténacité dans les entreprises, sang-froid et intrépidité dans l’action, croyance presque mystique au triomphe du panslavisme, tels sont les caractères que l’on aperçoit dès que l’on observe l’évolution du peuple russe. À travers le cours des événements et la diversité des fortunes, cette nation demeure inflexiblement attachée au même programme et à la même foi.
« La Russie, a dit M. Albert Sorel, ménage à l’Europe de grandes surprises, mais il y en a une que la Russie ne fera jamais à ses amis comme à ses ennemis, c’est d’abandonner sa politique. Quoi qu’il arrive, la nation russe restera ce qu’elle a été ; son histoire nous montre avec quelle suite, quelle constance elle a marché ; elle ne s’arrêtera pas. Ce serait la plus grande folie du monde que de demander aux Russes de cesser d’être Russes, que de prétendre les faire agir contre leurs instincts, contre leurs croyances. À ce prix seulement, on peut fonder avec eux une alliance efficace et durable. »
Et M. Rambaud, dans les dernières pages de son Histoire, montre comment cette alliance franco-russe, soutenue par l’élan populaire de deux pays, fut acceptée loyalement, mais en connaissance de cause et après mûre réflexion, par le tsar pacificateur, Alexandre III.
Ce n’est pas le lieu de rappeler en détail comment la triple alliance du Nord
(russe-allemande-autrichienne) vint à se dissoudre par l’effet d’un
état international que M. Albert Sorel appelle, d’un mot très heureux,
« la plus bienfaisante des rivalités »
. Il y a juste onze ans que le
journaliste officiel Katkovh publia son premier article contre la politique allemande. « Nous
ignorons, dit-il, si le ministre des affaires étrangères croira nécessaire d’aller à
Kissingen pour délibérer…, pour s’incliner devant l’irascible chancelier de l’empire
allemand. Nos pèlerinages chez le prince Bismarck rappellent un peu trop les anciens
voyages à la Horde d’Or… Est-ce que la position prépondérante de cet empire, sa
toute-puissance apparente et les succès répétés du faiseur de tours qui se trouve à la
tête de son gouvernement ne sont pas le produit de la servitude volontaire de la
Russie ? Si l’Allemagne est si haut, n’est-ce pas parce qu’elle a monté sur la
Russie ? Même à présent, il suffirait de reprendre sa liberté d’action, de cesser de
jouer le rôle d’un marchepied, pour que le fantôme de la toute-puissance allemande
s’évanouît… Nous désirons que des rapports amicaux s’établissent avec les autres
nations, et surtout avec la France qui, quoi qu’on dise, occupe de
plus en plus en Europe une situation digne de sa puissance. À propos de quoi nous
querellerions-nous avec elle ? Et que nous importent ses affaires
intérieures ? »
C’était le signal. On sait le reste : la reprise des relations diplomatiques entre la France et la Russie, un moment interrompues par le rappel du général Appert ; — l’intervention décisive du tsar dans l’affaire Schnæbelé ; — la conclusion de la triplice ; — les manœuvres de la Bourse de Berlin contre les valeurs russes ; — la retraite involontaire de Bismarck ; les emprunts cordiaux ; la suppression du théâtre allemand de la cour impériale ; l’exposition française ouverte à Moscou ; enfin, les démonstrations de Cronstadt.
Les cérémonies auxquelles nous avons assisté en 1896, n’ont été que la ratification d’un pacte dès longtemps prévu. La vie des peuples, comme celle des individus, est souvent une concession à des choses lointaines et inconnues. En acclamant le puissant souverain qui fut l’hôte de la France, nous devions songer que les Russes ne nous apportaient pas seulement un gage de sécurité, un motif d’orgueil ou une occasion de fêtes. Leur présence parmi nous devait nous induire en des pensées sages et nous proposer de salutaires exemples. Nous devions apprendre, à leur contact, ce que valent certaines vertus dont les démocraties cherchent volontiers à s’affranchir. Le sacrifice des inclinations individuelles à l’intérêt général, le respect des supériorités évidentes, l’habitude de la discipline et de l’abnégation, l’idéalisme obstiné, uni au sentiment des réalités pratiques sont les conditions essentielles du progrès et de la gloire. La vieille France chevaleresque, nation militaire, passionnée pour le service, et noblement ambitieuse, aurait pu saluer, dans la personne de son jeune allié, quelques-unes des vertus qui jadis ont préparé ses réussites et répandu sa renommée. Si l’alliance russe doit donner aux Français une nouvelle occasion d’avoir confiance dans leurs destinées, si elle contribue à démontrer aux hommes d’État de la République l’efficacité d’une tradition, c’est signe que nous sommes capables d’entendre les belles et graves leçons de l’histoire.
II. M. Albert Vandal
Grand, mince, avec des flexibilités résistantes de jonc robuste, l’air d’un homme du monde affiné par l’étude, le torse cambré, moins fait, ◀semble-t▶-il, pour la longueur morose des redingotes que pour la brièveté pincée du dolman ou du spencer, très jeune d’allures, de propos et de sentiments, plaisant à tous par une affabilité de bon aloi, mais réservant à quelques-uns son estime et son amitié, éloignant les importuns par un vernis glacé sous lequel on sent la chaleur du cœur et la générosité de l’intelligence, coutumier du monocle, mais apportant à sa profession d’historien une conscience d’universitaire, le comte Vandal s’est assuré, sans intrigue, les suffrages de ceux qui veulent que le titre d’académicien réponde à des mérites véritables, et la faveur instinctive des personnes qui désirent simplement que le costume d’académicien soit bien porté.
L’histoire des relations diplomatiques de la France avec les autres nations attira de bonne heure les prédilections de son esprit. Pourtant, son premier livre est un récit de voyage, de même que le premier ouvrage de M. Albert Sorel est un roman. Je ne voudrais pas m’exposer, par cette petite indiscrétion, au ressentiment de deux maîtres qui, engagés dans de grands travaux, regardent peut-être avec d’injustes préventions la fantaisie de leurs débuts. Mais je suis décidé à tout dire, et je dirai tout… Oui, M. Albert Sorel, avant d’exposer le procès grandiose où la France nouvelle disputa aux avocats de l’Europe monarchique ses preuves de noblesse et ses titres de propriété, M. Albert Sorel a narré les aventures du Docteur Egra, et l’on s’explique, après avoir lu ce conte, pourquoi l’auteur de l’Europe et la Révolution française aperçoit si bien des formes vivantes et des réalités précises derrière les dossiers et les protocoles dont il excelle à débrouiller le chaos. Oui, M. Albert Vandal, avant de mettre la main aux archives qui devaient lui révéler l’origine de l’alliance russe et la sainteté du devoir séculaire que la France, même républicaine, est obligée d’accepter en Orient, M. Albert Vandal s’est fait cahoter en karriole, le carnet à la main, sur les routes de Suède et de Norvège.
En karriole à travers la Suède et la Norvège ! Je pense avec délices au temps où j’ai savouré, dans un vieux manoir des Cévennes, parmi les montagnes pauvres et quasiment arcadiennes de l’Ardèche sablonneuse, ce livre signé d’un nom alors inconnu. Quand un monsieur est de l’Académie, on ne peut plus le lire en parfaite sécurité. On a toujours une tendance à trouver ses œuvres meilleures ou moins bonnes qu’elles ne sont. Cela dépend des cas. Mais enfin on énonce rarement, sur l’un quelconque des Quarante, un jugement tout à fait sincère. Au contraire, on est bien à son aise, lorsqu’on lit la prose de M. X… Si cette prose vous agrée, on peut croire que c’est pour une cause indépendante des obligations de politesse auxquelles les plus farouches critiques sont eux-mêmes réduits. Et si M. X… est admis au nombre des Immortels, ce n’est pas une raison pour lui retirer une sympathie jadis inspirée par la force des choses. Ayant fort admiré, jadis, dans la Revue bleue, des articles qu’un brave professeur du Havre envoyait aux gens de Paris, je continue à aimer Jules Lemaître. Ayant eu la bonne fortune de dénicher, parmi les paperasses du consulat de Salonique, un vieux numéro de la Revue des Deux Mondes où de vagues dissertations étaient éclipsées par une rayonnante peinture du pays thessalien, j’ai retrouvé, dans la personne de M. l’académicien de Vogüé, le poète qui fut pour moi l’enchanteur d’une étape monotone… Et donc, sans négliger les relations de Louis XV et d’Élisabeth de Russie, sans cesser d’être attentif à la Mission du marquis de Villeneuve dans le Levant, je demande à M. l’académicien Vandal la permission de m’arrêter, avec lui, dans ces régions polaires vers lesquelles notre curiosité latine se penchait, hier encore, pour écouter les derniers sermons d’Ibsen.
Cette relation de voyage est l’œuvre d’un moderne qu’une vocation précoce inclina au culte du passé. La phrase, ou, comme nous disons maintenant, l’écriture nécessairement pittoresque d’un contemporain de Taine et de Flaubert, y alterne avec le ton du président de Brosses. Cela sans pédanterie ni pastiche. L’auteur va, d’un élan spontané, aux traditions de courtoisie par où les gens d’autrefois savaient plaire. Il y a une politesse du style, que Mignet possédait d’une façon singulière, et dont M. Albert Vandal me ◀semble▶ doué supérieurement. Cette vertu ne consiste pas seulement à éviter le barbarisme et la cacophonie et à fuir comme la peste ce que j’appellerai volontiers le verbiage de rédaction d’histoire. Elle se marque surtout par une application soutenue à éviter les virtuosités verbales qui sont le triomphe des rhéteurs et à fuir les prouesses d’érudition facile, les orgies de citations, les cabotinages bibliographiques, qui sont la joie des chartistes surexcités.
Point de cabrioles d’aucune sorte, ni de contorsions, ni de colères vengeresses, ni d’indignations forcenées, rien qui sente le cuistre des collèges ou le scribe des cénacles, voilà ce qu’on remarque d’abord dans le récit lumineux qui va de l’aurore de Tilsitt à l’incendie de Moscou et qui s’intitule Napoléon et Alexandre Ier ou l’Alliance russe sous le premier Empire. C’est l’histoire d’un mariage manqué ou, si vous voulez, d’un dépit amoureux, rapportée avec beaucoup de convenance et de tact par un homme d’esprit qui ne demande pas mieux que d’être le négociateur d’une réconciliation. Né pour les fonctions publiques, mais n’ayant pu dépasser, sous notre régime, le grade d’auditeur au Conseil d’État, M. Vandal a voulu travailler pour son pays quand même, et il a tâché de rendre service au peuple souverain sans être investi d’un mandat ni accoutré d’un uniforme. Je ne sais s’il y a mis quelque malice, mais le premier résultat de son enquête diplomatique, c’est de montrer le peu que pèsent les diplomates professionnels dans le jeu prodigieux où les nations risquent leur liberté et leur vie. D’une marche vive et dégagée, il nous mène en des salles magnifiques où des personnages très décorés s’assemblent en congrès ; il nous ouvre des cabinets de plénipotentiaires ; il nous fait voir ce qu’il y a dans la tête des secrétaires de légation ; même il ne craint pas de profaner les saints mystères en déballant le contenu de ces « valises diplomatiques » qui promènent solennellement, à travers l’Europe, des paires de chaussettes et des douzaines de chemises, mêlées à de prétendus secrets d’État… Dans les tableaux brillants, discrètement satiriques, où l’historien ressuscite ces petits coins du monde, que les officieux, à Berlin ou à Vienne, appellent encore les « hautes sphères », on voit passer en procession, MM. les ambassadeurs ordinaires et extraordinaires, MM. les ministres plénipotentiaires, MM. les conseillers, secrétaires, attachés, courriers de cabinet. Ces messieurs, plastronnés de broderies, chamarrés de cordons, graves comme des huissiers, ont tous, ou peu s’en faut, la même tête. Ils prononcent des aphorismes sur le concert européen. Pendant ce temps, autour d’eux, une force supérieure à leurs menues combinaisons décide de la paix ou de la guerre, détermine les ruptures, prépare les amitiés, procure les alliances. Et ce mouvement, plus fort que tout, entraîne le corps diplomatique lui-même, qui alors saisit sa belle plume, dessine des paraphes sur du parchemin, et croit avoir fait ce qu’il a signé.
Sous l’ancien régime, il n’y avait pas de « carrière », à proprement parler. C’est ce qui ressort des livres de M. Albert Vandal, comme aussi de son enseignement à l’École des sciences politiques. Lorsqu’on avait besoin de quelqu’un pour parler aux cours étrangères, on prenait quelque illustre homme de guerre habitué au respect, ou bien un magistrat rompu aux chicanes, voire un capucin subtil comme le père Joseph16. Les choses n’en allaient pas plus mal pour cela… M. Vandal a exposé, dans un tableau qui est en quelque sorte l’autre face de son œuvre, ce qu’ont fait, dans le Levant, nos agents d’autrefois, et ce que doivent faire les fonctionnaires que nous envoyons aux Échelles. Ainsi, l’historien de l’alliance franco-russe n’entend pas sacrifier à une situation nouvelle un contrat ancien, où notre parole d’honneur est engagée. Rien ne saurait prévaloir contre des droits et des devoirs auxquels la République ne peut renoncer sans déchéance. Nul ne peut nous imposer, là-bas, sous quelque prétexte que ce soit, une inaction dont le spectacle serait bien surprenant et douloureux pour ceux qui connaissent le passé de notre race. La France, par des traités formels, doit exercer certains droits et accomplir certains devoirs, au pays des « capitulations » et des massacres. Voilà ce que démontre, sans emphase, par la simple vertu des faits bien groupés et des raisons loyalement ordonnées, l’écrivain sur qui l’Académie française vient de fixer son choix. Il était difficile à la compagnie de se montrer plus clairvoyante dans la recherche du talent, ni plus sensible à ce qu’il y a de légitime dans les exigences de l’« actualité ».
III. Un voyageur en Russie17
M. Jules Legras est sorti de l’École normale en 1889. Dès qu’il eut échappé aux examens, concours et autres « embûches » qui guettent la jeunesse contemporaine, dès qu’il eut sauté correctement à travers les cerceaux de papier que des hommes graves lui tendaient de toutes parts, il retomba sur ses pieds et, libre désormais du caveçon et de la chambrière, il regarda autour de lui, interrogea l’espace. Tel un jeune cheval qui, débarrassé de son licou et de ses entraves, dresse les oreilles, gratte la terre, renifle, dilate ses narines et hume le parfum des vastes prairies où bientôt se déchaînera son galop.
Que faire ? Aller à Sens afin de montrer à quelques écoliers de Bourgogne les beautés de l’Art poétique ? Étudier l’ordre et la marche des arguments dans les harangues de Cicéron ? Analyser les caractères de vieillards dans Corneille ? Se demander si les comédies de Molière ne « côtoient » pas, en quelque sorte, la tragédie ? Louer Henriette aux dépens d’Armande ? Savoir si c’est Bossuet qui a eu raison dans la querelle du quiétisme ou si, au contraire, c’est Fénelon qui n’a pas eu tort ?
Aucune de ces occupations, pour ingénieuses qu’elles fussent, ne tentait ce jeune agrégé. Il lui ◀semble▶ (et je ne sais s’il eut raison) que sur tous ces points on a tout dit. Pourquoi, pensait-il, s’adonner à ces laborieux divertissements ? Ces jeux, d’abord innocents, deviendront une calamité publique, si quelques hommes tempérants n’ont pas le courage de s’en abstenir. N’ajoutons pas d’inutiles tomes à la collection des commentateurs. Le cancan littéraire est une fâcheuse manie. N’enflons pas ce torrent de gloses. Assez causé sur les emprunts que Corneille fit ou ne fit pas au nommé Guilhen de Castro. Il se peut que l’auteur du Cid n’eût pas existé sans Tristan l’Hermite, Jean de Schelandrei et Alexandre Hardy. Mais ça m’est égal du moment qu’il existe. Je comprends d’ailleurs que de bons esprits s’amusent solennellement à ce petit jeu des « filiations » et à cette poursuite des « précurseurs ». De même, il y a des gens qui prennent un austère plaisir à voir courir des feux follets dans les cimetières. Moi, j’aime mieux regarder ce qui est vivant. Chacun son goût.
Ce jeune homme était impertinent. On le vit bien à son premier livre, qui s’intitulait l’Athènes de la Sprée. Cette étude sur Berlin était copieuse, nourrie d’observation directe, exempte de plaisanteries sur les saucisses, sur la choucroute et sur les casques de cuir bouilli. On y trouvait aussi un léger défaut où les Universitaires tombent volontiers : l’esprit de taquinerie, le goût des phrases pointues, un air de supériorité pincée, une façon bizarre de sautiller à propos de bottes…
Allons, bon ! Voilà que je taquine, moi aussi, un auteur que je goûte. Je l’accable en énumérant des péchés que l’on rencontre sans doute hors de l’Université. Mais c’est pour mieux constater le plaisir que j’éprouve à voir combien son talent s’est fortifié, agrandi, épuré, en passant des brasseries et des parlottes de Berlin aux solitudes de la Pologne, à l’immensité plate des vallées du Volga, et aux « terres noires » d’Orel. La nature est conseillère de simplicité, de clarté. Par là, c’est une bonne maîtresse de style. Au lieu de distribuer aux lauréats du concours général des livres ennuyeux, on devrait leur offrir des voyages vers de lointaines contrées. Ils iraient là-bas se débarbouiller de tous les vernis dont la pédagogie moderne tatoue leurs figures adolescentes. Leurs âmes, à ce régime, dégorgeraient les humeurs peccantes dont elles sont saturées. La vue de la réalité leur ferait prendre en dégoût les « cahiers d’expressions » qui surchargent leur mémoire. Il faut vagabonder sur les routes. C’est une cure indispensable à tous ceux qui ont trop pâti sur les livres et trop imité les bons auteurs.
On n’a pas envie de faire des grimaces, d’aiguiser des « traits » ni de débiter un boniment divisé en réguliers paragraphes, lorsqu’on rencontre, au détour d’un chemin, du côté d’Arkhangelskj ou de Nijni-Novgorod, un troupeau de Samoyèdes conducteurs de chiens et pasteurs de rennes, des Finnois au teint blanc et aux yeux bleus, des paysans et des popes qui fuient devant la famine et le typhus, ou bien quelque parti de cavaliers tcherkesses, batteurs d’estrade et voleurs de chevaux, ou bien encore des Tatares au crâne rasé, aux oreilles écartées, aux yeux inquiets.
On regarde, en allant devant soi, le paysage monotone : « Forêts de bouleaux
grêles et de petits sapins, seigles, pâturages où, par endroits, la forme grise d’un
pâtre conduit un maigre troupeau. »
On aperçoit « des huttes basses, en
bois, avec une toiture de chaume, toutes grises, se confondant presque avec la terre
sous le ciel
pluvieux »
. On s’abandonne « à
une sensation de solitude où se mêlent des souvenirs de Grande Armée ; une
hallucination de crépuscule fait entrevoir des bataillons défilant sous la pluie
oblique… »
Tout en roulant, cahoté dans du foin, au fond d’un tarentass dont les
roues sillonnent la poussière molle, on voit, « le long des prés, des moujiks en
chemise rouge, par troupes de cent à cent cinquante, fauchant l’herbe, en se balançant
tous ensemble d’une jambe sur l’autre… »
.
Et la course reprend. « Si loin que l’horizon s’étende, pas une forêt ; partout
la surface noire des champs labourés, les verts rectangles des avoines et l’immensité
jaune des récoltes mûres. Sur les collines, de gris moulins à vent tournent leurs
croix. »
À l’étape, on laisse errer sa vue autour du balcon de bois où fume le samovar de l’hôte. Et, si l’on est peintre, on ébauche un croquis :
Sur l’horizon sans relief et sans couleur, rien ne se profile que les bulbes et la flèche mince d’un clocher blanc et vert. Autour du clocher, une grosse tache grise — c’est le village. Dans cette contrée-ci peu ou point d’arbres ; une mare, çà et là, et, dans les enclos, de grands tournesols jaunes, large épanouis. Grises, les isbas rangées en deux files sur le bord du chemin ; basses, humbles, semblant ployer l’échine et se faire toutes petites. Gris, les hangars de branches entrelacées, gris les épais toits de chaume assujettis par des perches grises. Le village n’a point de rues… Dans cette grisaille, circulent des paysans et des femmes, vêtus de couleurs éclatantes où domine le rouge : chemises rouges, corsages rouges, jupons rouges. Quand nous passons, ils nous saluent d’une grande révérence, qui fait voleter les cheveux longs des hommes…
Ailleurs, le décor est plus gai. C’est une mince rivière avec des saulaies vertes et
une berge de sable fin. C’est une danse de villageois, « la pliasa, faite de gestes amoureux ou grotesques, de trémoussements, de gambades
ou de contorsions au son des furieux allegrettos que nasille un
accordéon »
.
Arrêtons-nous devant ce tableau imprévu :
Arrive un moujik, avec un cheval qu’il veut baigner. En un tour de main, il a mis bas sa chemise écarlate et son pantalon de toile rose, et, nu, il s’est élancé sur le dos du cheval qu’il pousse à l’eau. Son corps souple, que le travail des champs n’a ni alourdi ni déformé, a des lignes pures comme celles d’une statue, et l’harmonie est belle de ce blanc corps d’homme avec les formes fines de l’alezan qui, renâclant d’inquiétude, courbe son cou veineux. Subitement je retrouve devant mes yeux l’adorable vision antique où Puvis de Chavannes a mis des cavaliers grecs chevauchant nus au bord d’un golfe azuré. L’illusion est complète dans cet infini décor ; seulement ce ciel du nord est d’un bleu trop pâle, trop discret…
Ainsi, la phrase exacte, précise ou vaporeuse, sort toute fraîche de l’émotion spontanée. La sensation prochaine a guidé la main et le crayon sur les feuillets du carnet de voyage. On n’a pas écrit pour écrire, mais pour fixer un rapide mirage, pour perpétuer ce qui se passe, pour vaincre la fuite du temps et empêcher l’inévitable mort d’une vision qui nous fut chère. On a fait de la littérature sans le savoir, presque sans le vouloir. C’est la manière habituelle de tous ceux qui ont laissé, dans les lettres, une renommée durable et une trace profonde. Si M. Jules Legras compare son style d’aujourd’hui au style de ses dissertations de licence et de ses exercices d’agrégation, il doit remarquer en lui-même (si modeste qu’il soit) un heureux changement.
Une fois, entre autres, ce lettré de France, élevé par de savantes cultures pour l’état de mandarin, eut une impression inoubliable, et qu’il a rendue avec une singulière vivacité. Il était à Soukovo, dans le gouvernement d’Orel. Son hôte (un homme riche de ce pays-là) était parti avec ses domestiques, le laissant seul avec trois chiens. Rien sur la table. Pas le moindre lambeau de viande fumée ni de caviar. M. Legras avait déclaré qu’il irait chercher son déjeuner dans la forêt voisine, où abondaient les lièvres, les coqs de bruyère et les bécasses. Il partit, le fusil sur l’épaule. Mais son éducation l’avait mal préparé à ce genre de vie. Dieu ! que le bouillon Duval était loin !… Un peu énervé par la nouveauté de cette expédition, il vise un oiseau et le manque. Il marche, il marche toujours par le matin bleu. Il est perdu dans les taillis, dans cette forêt basse dont tous les endroits sont pareils. Il peut errer sous bois pendant des lieues, durant des jours, sans rencontrer un être humain. Il s’inquiète, il songe : « Personne ne s’occupe de moi. Ces taillis m’ont fait prisonnier, et ils sont tenaces. Comment m’orienter ? Comment sortir de là ? — J’ai faim. Je veux tuer pour manger ».
Il dut, lui, ce civilisé, ce raffiné, ce touriste habitué depuis son enfance à l’accueil capitonné des wagons, à l’avertissement des plaques indicatrices, aux renseignements de toutes sortes qui dirigent et préservent la vie occidentale, il dut prêter l’oreille aux bruits de la forêt, comme un sauvage de Gustave Aymard. Il se sentit tout à coup devenir contemporain du tsar Vladimir et de Iaroslav le Grand. Vers le soir, quel épanchement de joie dans son cœur, dans son cerveau, dans tout son être, quand il vit, entre les rameaux noirs, la plaine fauve, la plaine triste, mais si bienfaisante, si avenante, avec ses fumées de cases, ses grelots de troupeaux, ses abois de chiens ! Il fut tenté d’embrasser le moujik sale qui lui offrit un pain noir et du lait tourné dans une écuelle de bois.
Il rentra au logis, les jambes lasses, le ventre creux, la carnassière vide. Mais il ne revenait pas bredouille. Il avait vu clairement la vie primitive, les éternels instincts qui se cachent sous le vêtement changeant des hommes, l’inexorable loi qui veut qu’on soit chasseur ou chassé, guetteur à l’affût ou gibier aux abois, vainqueur ou vaincu. La nécessité lui avait appris à vouloir. L’isolement l’avait accoutumé à ne compter sur personne. La réflexion lui avait révélé la survivance d’un passé qu’il croyait mort. La question sociale lui apparut, simplifiée. Jamais les plus belles conférences de philosophie ou d’histoire ne l’avaient induit en si poignante rêverie.
Je veux noter encore cette impression de famine :
Dans une minuscule isba, dont les supports ont faibli et qui s’est inclinée vers la terre, comme une boîte mal d’aplomb, une paysanne me fait goûter des galettes d’avoine qu’elle vient de sortir du four ; je les trouve fort bonnes et je ne puis m’empêcher de songer à ces visites des autorités dans les réfectoires de lycée. M. l’inspecteur goûtait une cuillerée de soupe et la déclarait succulente ; nous avions peine à en avaler une demi-assiette et nous ne comprenions pas M. l’inspecteur et nous l’accusions d’hypocrisie. Aujourd’hui, si je m’en tenais à la galette d’avoine que je viens de goûter, je déclarerais qu’on vit plantureusement dans ce village…
Je sens vraiment ici la valeur de ce mot : « le pain quotidien » que, depuis l’enfance, nous avons murmuré chaque jour, sans y attacher notre esprit. « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien » ; qu’est-ce que cela signifie, pour des gens qui, comme nous, se réjouissent quand ils ont bien faim ? Le pain quotidien, c’est ici tout le but d’une existence humaine…
J’aurais des remords si cette analyse laissait au lecteur l’illusion que le livre de M. Jules Legras n’est qu’une suite d’aquarelles en demi-teintes, interrompue, de temps en temps, par les gestes de surprise d’un diplômé que plusieurs milliers de verstes séparent de ses livres, de ses journaux et de sa côtelette aux pommes. Mais j’ai insisté avec plaisir sur les naïvetés de cet homme instruit et subtil. Il peut compter sur des succès littéraires. Jamais peut-être il ne retrouvera cette ingénuité de sentiments et d’expressions, cette jeunesse de l’esprit et du cœur, qui le faisait se retourner pourvoir étinceler des sequins de cuivre sur le corsage d’une jolie fille, et qui l’arrêtait sous les charmilles où chantait la voix douce d’Alexandra Alexievna…
Il sait le russe. Il a pu s’entretenir avec des gouverneurs de province, des policiers, des sacristains, des cholériques, des cochers, des étudiants, des moines, des « maréchaux de la noblesse », des gendarmes et des voleurs.
Il a porté un costume russe. Il a endossé une chemise rouge. Il a fourré les jambes de son pantalon dans de grandes bottes plissées. Pourtant il n’abuse pas de cette sorte de couleur locale, que l’on obtient en pillant les dictionnaires exotiques. Il ne parle de troïka et de télègue que lorsqu’il ne peut pas faire autrement. Il nous apprend une fois pour toutes, que sa casquette en toile blanche s’appelle fourajka. Il nous prévient que Vone otsouda veut dire : « Fiche-moi le camp ». Il n’abuse pas de la wodka ni du kwas. Il n’a écrit qu’une dizaine de fois le mot barine. Remarquons encore, chez M. Legras, une autre discrétion : il n’a pas prononcé le nom de Cronstadt. Il ne prétend pas nous livrer des « tuyaux » particuliers sur l’alliance russe. Il ne joue pas au diplomate. Il n’a pas fait peindre, sur la couverture de son volume, des drapeaux-réclames. Cela nous change.
« Ce livre, dit-il, ne contient pas une ligne d’appréciation
politique. »
Et il ajoute, trop mystérieusement : « Les trois ou quatre
Français qui connaissent à fond la Russie comprendront aisément les motifs de mon
abstention ; pour les autres, je juge honnête de les en avertir dès la première page,
sans croire, toutefois, le moment opportun de m’en expliquer avec eux tout au
long. »
Pareillement, il n’a pas cru devoir traduire en phraséologie descriptive les indications que donne le guide Joanne sur les splendeurs de Moscou. Il aurait pu, comme tant d’autres, reprendre ab ovo l’histoire du Kremlin, nous apprendre que Napoléon éprouva, là-bas, de vives contrariétés, et transposer en rutilances modernes les métaphores un peu bourgeoises qu’Adolphe Thiers a répandues sur ce sujet. Il a d’ailleurs vérifié, en arpentant le pavé pointu de « Moscou la sainte », qu’on doit se défier des récits trop flamboyants. Tandis qu’il cheminait cahin-caha dans un fiacre trottinant, le long des quais de la Moskova, en grignotant des graines de tournesol, il fut surpris de ne pas ressentir tout d’abord l’impression qu’il attendait. Alors il résolut d’errer par les rues, d’inspecter des recoins, d’entrer dans des bouges et dans des boutiques, de faire des visites, de dîner en ville, de jouer aux cartes, de prendre des bains. Par ce moyen, il amassa des notes très savoureuses. Ses tableaux d’intérieur, sa description de la maison moscovite depuis la cave jusqu’au grenier, ses croquis familiers, ses esquisses et ses pochades sont des documents précieux et amusants.
Rien de plus divers que cette relation de voyage. M. Jules Legras n’a pas cru devoir s’interdire quelques furtives incursions dans le domaine de l’économie politique et de l’ethnographie comparée. Il a beau être artiste ; il ne dédaigne pas les renseignements statistiques, et il a raison. Les esthètes qui s’obstinent à ignorer ce qu’il y a derrière la façade, brillante ou triste, de cette machine formidable, ressemblent à des gens qui admireraient une locomotive sans regarder la bielle et sans songer aux pistons.
Et ses conclusions ? Je les trouve, pour ma part, un peu flottantes comme les horizons qu’il a décrits, imprécises, vagues, comme les troupeaux d’hommes qu’il a rencontrés sur son chemin. Elles peuvent se réduire, ou peu s’en faut, à ceci : « Je ne sais pas de peuple plus captivant que le peuple russe, — je n’en sais pas de plus décevant. » Après tout, je le loue de ne pas trop appuyer le crayon et de ne pas cerner d’un trait trop précis un sujet qui échappe, pour le moment du moins, aux formules qu’aime notre logique française. Il a laissé aux Gaudissarts des deux mondes le soin de pérorer et de vaticiner, dans des baraques foraines, sur cette nation glorieuse dont le nom, bien crié, suffit pour attirer le populaire et faire pleuvoir les gros sous dans la sébile des saltimbanques. Il n’a pas voulu raisonner avec son esprit, là où son cœur lui révélait la vérité. Il a aimé le peuple russe. Il l’a aimé, avec ses qualités et avec ses défauts, comme on aime malgré soi, un être jeune, inachevé, dont les enthousiasmes ont de la grâce et dont l’égoïsme même est séduisant.
Derrière le décor artificiel de la capitale, il a vu la vraie Russie, le paysan, la foule anonyme, les bonnes gens dont les humbles vertus sont comme la maçonnerie solide où se fonde l’empire des tsars.
Malgré le débordement, souvent indiscret, de la littérature franco-russe, nous n’avons pas encore de monographie détaillée où apparaisse nettement la figure complexe de nos alliés. M. Jules Legras, qui est à l’âge des longs espoirs et des vastes pensées, ◀semble▶ capable d’entreprendre cette œuvre, pour qui le présent volume sera la meilleure des préfaces18.
IV. Les Russes et Constantinople19
En ce temps-là, un certain Jean, que les Arméniens surnomment Tchémèsguig, et que les
Grecs appellent Tzimiscès (ce qui veut dire le petit homme) régnait par le diadème et
par le sceptre, sur Constantinople et sur l’empire romain d’Orient. Ayant assassiné son
ami l’empereur Nicéphore Phocas, dont il avait auparavant séduit la femme, il était
monté au trône sans que personne lui barrât le chemin. Le patriarche Polyeucte lui avait
accordé l’absolution de ses meurtres et de ses débauches, à la condition qu’il reléguât
dans un couvent cette même impératrice Theophanô, dont il
avait partagé la couche adultère. « Jean, avait dit le vieux prêtre, cassé par
l’âge et déjà moribond, Jean, si tu veux entrer au Lieu saint pour que j’impose à ton
front la couronne, si tu veux régner véritablement sur cet immense empire, il faut
avant tout sacrifier l’épouse infâme par qui ton bras fut armé d’un couteau. Cette
condition est formelle. Chasse Theophanô de ton lit, de ton palais, de ta capitale,
sinon tu ne régneras point. »
Jean n’avait pas coutume d’hésiter lorsque les circonstances l’obligeaient de choisir entre l’amour et l’ambition. Il fit venir le chef des eunuques, et lui ordonna de faire amarrer un caïque sous les murs du Palais sacré, à l’endroit qui s’appelle maintenant la Pointe du Sérail. L’impératrice fut embarquée de force. Elle se débattait, criait, égratignait au visage les eunuques, les rameurs et même les personnes pieuses qui l’exhortaient à la résignation. Malgré ses protestations, ses invectives et ses révoltes, on lui coupa les cheveux. Elle devint caloyère et dut se conformer au triple vœu d’obéissance, de pauvreté, de chasteté. D’abord recluse dans un monastère des îles des Princes, elle fut ensuite déportée et recluse au fond de la province d’Arménie. Les chroniqueurs ne savent pas au juste ce qu’elle devint. Les jeunes hommes qu’elle avait aimés cessèrent de parler d’elle. Et le clergé de la sainte Église fut délivré d’un scandale qu’il avait toléré en soupirant.
Alors, le patriarche de la sainte Église pensa que rien, ni dans les livres sacrés, ni dans les décisions des conciles, ne s’opposait au couronnement solennel de l’empereur adultère et assassin. Le jour de Noël de l’an 969, quinze jours après le meurtre dont il avait ensanglanté ses mains, Jean fut estimé digne d’entrer dans Sainte-Sophie, d’être encensé par le clergé de Constantinople et de recevoir des mains de Polyeucte l’onction d’huile, qui conférait, selon l’enseignement des apôtres, des martyrs et des docteurs, la toute-puissance et l’inviolabilité. Drapé de pourpre, éblouissant d’or, de rubis et de perles, les mains chargées du sceptre et du globe, la tête ceinte d’une couronne richement ciselée, le nouveau César, accompagné par le chant triomphal des orgues, par les chasubles des prêtres et par les robes roses des enfants de chœur, sortit du sanctuaire et se montra au peuple. La foule, toujours amoureuse de spectacles, et d’ailleurs prédisposée à l’enthousiasme par le directeur des fonds secrets, s’égosilla en cordiales acclamations. La place qui est devant Sainte-Sophie, les abords des cloîtres, même les corniches des péristyles et les chapiteaux des colonnes étaient encombrés de gens venus de tous les quartiers de la ville et de toutes les provinces de l’empire : Grecs du Phanar et de Tatavla, juifs de Péra, et une multitude d’étrangers : des Tcherkesses de Géorgie, des Zigues du Pont-Euxin, des Avares, des Mingrelins, des Albanais, même des Turcs ottomans, que les bourgeois de Byzance faisaient venir des bords de la mer Caspienne, pour s’en servir comme de domestiques, porteurs d’eau, gardes champêtres et gardes du corps.
Escorté par les capitaines de ses gardes barbares, Jean rentra au palais et reçut, en audience publique les principaux fonctionnaires de l’État. L’ostiaire, préposé au protocole, appela, selon l’ordre des préséances, les archevêques et les évêques, les généraux, les sénateurs, les amiraux, les ducs, les officiers de la garde-robe, les préfets, les eunuques. Et tous ces importants personnages reportèrent sur le nouveau gouvernement la fidélité loyale qu’ils avaient déjà prodiguée à l’ancien.
Quelque temps après ces indispensables cérémonies, l’empereur, qui était veuf depuis plusieurs années et que sa maîtresse ne gênait plus, monta de nouveau à l’autel de Sainte-Sophie, afin d’y épouser en légitimes noces une princesse laide et vertueuse, la mélancolique Théodora, fille de Constantin VII, déjà fanée par le célibat et la réclusion. Ce fut, pour les gens du monde et pour le peuple, une nouvelle occasion d’allégresse. Les fêtes de ce nouveau couronnement furent très belles. L’empereur Jean posa lui-même la couronne à pendeloques sur le front de la souveraine agenouillée. Les fonctionnaires défilèrent en cortège et prononcèrent encore un serment de fidélité. Théodora étant la belle-sœur de l’empereur Nicéphore, le subtil Jean devenait ainsi l’oncle et le tuteur des petits princes impériaux dont il avait assassiné le père. Il parut aux patriciens de Byzance que cette combinaison, si ingénieuse, arrangeait tout.
Cependant d’autres soins réclamèrent les pensées de Jean Tzimiscès. Non pas que le péril fût imminent du côté de ces frontières orientales où l’Islam commençait à s’agiter, ni que les provinces d’Italie fussent plus particulièrement exposées aux incursions des Allemands. Le danger capital venait d’ailleurs.
Un prélat bel esprit, Jean Géomètre, évêque de Mélitène en Cappadoce, avait composé,
pour glorifier la mémoire de Nicéphore Phocas, une épitaphe dont voici la traduction :
« Lève-toi, aujourd’hui, ô roi, rassemble tes fantassins, tes cavaliers armés
de lances, ton armée, tes bataillons et tes régiments. Car la puissance des Russes est
en marche contre nous. Les nations de Scythie, avides de carnage, se précipitent sur
nous. Ils désolent ton peuple et ta capitale, ces Barbares qu’autrefois faisait
trembler la vue seule de ton nom sur les portes de Byzance… Arme-toi de la pierre qui
te recouvre pour écraser ces
sauvages agresseurs ! Et
qu’ensuite cette pierre serve d’inébranlable soutien à nos pieds affermis. Mais si tu
ne veux pas quitter la tombe pour un moment, fais-leur entendre des éclats de ta voix.
À ce bruit, ils se disperseront. Si cela même t’est refusé, reçois-nous dans ton
asile ; car du sein de la mort tu suffiras à sauver le monde chrétien, ô toi qui sus
vaincre le genre humain tout entier, hormis une femme ! »
Cette rhétorique, adressée à l’empereur assassiné, fut entendue par l’empereur assassin.
Jean Tzimiscès résolut de faire oublier son crime en marchant sur les traces du glorieux soldat qui avait remporté de si belles victoires dans les montagnes de la Crète et sous les murailles d’Alep. Toutefois, avant d’endosser sa brillante armure, qui le faisait ressembler au saint Georges des vitraux et des icônes, l’empereur consentit à écouter les conseils d’un vieux ministre et à tenter les moyens indiqués par la diplomatie, science décevante, qui ne sert à rien lorsqu’elle n’est pas immédiatement renforcée par la puissance des sabres.
Il envoya au tsar, déjà campé sur les pentes des Balkans et séparé de Constantinople
par une plaine ouverte, un commissaire impérial, porteur d’un message ainsi conçu :
« Tsar, mon prédécesseur Nicéphore, de glorieuse mémoire, t’avait fait venir
dans ces contrées afin de réprimer, avec
l’aide de tes
mercenaires, l’insurrection des Bulgares. Je vais te payer le prix convenu pour le
service que tu lui as rendu. Après cela il ne sera que temps pour toi de regagner ton
pays et d’évacuer cette Bulgarie qui m’appartient, car elle fait partie de la
Macédoine, antique province de l’empire romain. Donc, dépêche-toi de t’en
aller. »
Le diplomate chargé de cet ultimatum fut mal reçu. Le tsar était enivré de ses succès récents. Il avait fait empaler sur des pieux ou pendre à des crochets tous les habitants de Philippopoli. Il venait de passer la revue de ses troupes. Il avait admiré la prestance de ses gigantesques piétons scandinaves. Les Varègues, bardés de fer, sachant faire tournoyer l’épée à deux mains et la hache à double tranchant, lui avaient inspiré une sincère confiance. Les Slaves aux yeux bleus, aux cheveux blonds, étaient venus de Novgorod, de Kiev, de Smolensk, et brandissaient des hallebardes allemandes ou des yatagans de Damas. Les sauvages des forêts cimmériennes, demi nus, chaussés de sandales, étaient redoutables par leurs flèches empoisonnées et par leurs lassos de cuir. Les Finnois du lac Blanc et du haut Volga, petits hommes blêmes aux cheveux roux, étonnaient les Grecs par l’énormité de leurs massues et par les têtes d’ours dont ils étaient coiffés. Les gens d’Arkhangelsk étaient fiers des anneaux d’or qui tintaient à leurs poignets et à leurs chevilles. Sur les flancs de l’armée, à l’avant-garde, à l’arrière-garde, tourbillonnaient des cavaliers qui, au galop de leurs petits chevaux échevelés et maigres, ravageaient tout.
Des confins de l’Esthonie et des terres polaires, cette multitude se jetait à la curée de la ville impériale que la phraséologie officielle appelait, alors comme maintenant, « Constantinople la bien gardée ».
Donc, le tsar des Ross (c’est ainsi qu’en ce temps-là on appelait les Russes) répondit insolemment à l’envoyé de l’empereur. Il somma l’ambassadeur d’aller dire à son maître que jamais l’armée russe n’abandonnerait les forteresses bulgares du Danube. Et, renonçant aux politesses mensongères qui depuis se sont introduites dans les usages diplomatiques, le tsar ajoutait, s’adressant directement à l’empereur :
« Si tu repousses mes propositions, vous n’aurez autre chose à faire, toi et tes sujets, que de quitter définitivement l’Europe, où il ne vous reste presque plus de territoire, où vous n’avez nul droit d’habiter. Retirez-vous en Asie, abandonnez-nous Constantinople. C’est pour vous la seule manière de rendre possible une paix sérieuse entre vous et la nation russe. »
Ces choses se passaient au printemps de l’année 970. Deux fois déjà, en ce même siècle, les Russes avaient insulté, menacé la ville métropolitaine de Constantin. Deux fois, la civilisation latine et grecque avait été victorieuse, par miracle, de la brutalité du Nord. Cette fois, la razzia longtemps préméditée, l’acte de piraterie voulu et préparé par plusieurs générations de tsars, ◀semblait▶ enfin aboutir aux rapines prévues.
L’empereur Jean décida de différer, autant que possible, le temps, prédit par les popes, où Constantinople s’appellerait Tsarigrad, la ville des tsars. Il ordonna au généralissime Bardas Skléros, son beau-frère, ainsi qu’à l’eunuque Pierre, vaillant homme qui s’était illustré dans la guerre contre les Hongrois, de conduire douze mille hommes d’élite au-devant des envahisseurs de l’empire romain. La bataille s’engagea dans la plaine d’Arkadiopolis, à vingt-cinq lieues de la capitale. Les chroniqueurs racontent que les combattants de cette lutte, maintenant oubliée, accomplirent des exploits vraiment dignes des héros d’Homère. Les Grecs s’époumonaient à hurler des refrains guerriers et de vieux péans, tandis que les tribus des steppes poussaient des cris d’animaux. Un Russe, d’une taille colossale, poussa son cheval vers le cheval de Bardas et ébrécha, sur le casque du général grec, le tranchant d’un formidable braquemart. Bardas se ramassa sous ses armes, se couvrit de sa targe, et, soudain, debout sur ses étriers, assena un terrible coup de taille, qui fendit ensemble l’homme et la bête. Un autre Russe voulut se précipiter à la rescousse. Il recula devant le moulinet du héros grec. Il revint à la charge, risqua une pointe, et mal lui en prit. Car, fendu comme son compagnon, depuis le cimier jusqu’à la braconnière, il tomba (disent les témoins de cette aventure) moitié à droite moitié à gauche.
Finalement, une folle panique dispersa le troupeau des Slaves. Jusqu’au soir, on les pourchassa comme un gibier malfaisant, à travers les brousses, les fondrières et les marécages. On en fit un grand carnage. Quelques-uns purent fuir, et se sauvèrent, l’épée dans les reins, leurs jambes à leur cou, la peur aux entrailles, jusqu’aux remparts de Philippopoli. C’est du moins ce que racontent les historiens byzantins. Les historiens russes affirment le contraire.
Quoi qu’il en soit, le tsar restait toujours redoutable. Il rôdait sur les bords du Danube, ralliant ses bandes, et appelant au pillage tous les nomades de ses États.
L’empereur Jean pensa qu’il fallait en finir avec le péril russe. Le 28 mars 972, cinquième jour de la semaine des Rameaux, Jean Tzimiscès, Auguste, appelé, dans les bulles d’or, « fidèle roi et empereur des Romains », ayant résolu, au fond de son âme, d’entreprendre la guerre sainte, sortit processionnellement de son palais, avec la croix et la bannière, suivi par les nobles, les fonctionnaires et les prêtres, et alla faire des dévotions à l’église du Christ Sauveur. Il honorait cet oratoire d’une piété particulière. Il avait prodigué l’or, l’azur et le vermillon autour des pâles figures de l’iconostase. Par son ordre, on y avait multiplié les émaux et les nielles. L’autel était rehaussé de pierres précieuses et de perles. Le dallage était fleuri de mosaïques bariolées. La coupole resplendissait d’étoiles. Le chœur des apôtres, des martyrs, des prophètes et des patriarches ◀semblait▶ marcher en cortège le long des murs enluminés. Au fond de l’abside, dans un clair-obscur savamment arrangé par l’architecte et par le peintre, la Vierge immaculée, la Panaghia toute sainte, étendait ses mains bénissantes, en signe d’intercession pour le salut de l’empire et pour la victoire de l’empereur.
Jean demeura quelque temps agenouillé sur le marbre, et répétant, sans se lasser, sur son front, sur ses lèvres, sur sa poitrine, le signe de la croix. Enfin, le cœur content, l’âme remplie de saintes pensées, il sortit de son extase. Et, suivi par la procession des nobles, des fonctionnaires, des prêtres, précédé par la bannière impériale, dont la hampe enfermait (entre autres reliques) un morceau de la vraie croix, il se rendit à Sainte-Sophie. Dans les rues, le populaire accourait pour prier. L’empereur entonnait, d’une voix un peu nasillarde, les psaumes et les litanies. Aussitôt, les nobles, les prêtres, les fonctionnaires chantaient les répons.
Les portes de la Grande Église furent ouvertes à deux battants. Les bedeaux firent fumer l’encens dans des cassolettes d’or. Les enfants de chœur, en robe rose, firent entendre un joli carillon de clochettes d’argent. L’empereur éleva la voix pour demander à Dieu de vouloir bien lui envoyer un ange dont le glaive flamboyant montrerait la route aux défenseurs de l’orthodoxie. Puis, sur un ton plus bas, conformément aux rites, il invoqua tous les saints du Paradis, surtout saint Michel archange, vainqueur du démon.
La gravité de la situation exigeait un troisième pèlerinage. La procession, l’empereur en tête avec la croix et la bannière, se dirigea lentement vers l’église de Sainte-Marie-des-Blakhernes, sanctuaire vénéré, dont l’efficacité miraculeuse avait plusieurs fois sauvé l’empire en péril de mort. On y révérait une image de la Vierge, que les lettrés de Byzance comparaient volontiers à ce « palladium », par qui la cité de Troie fut si longtemps protégée.
L’église de Sainte-Marie était attenante au palais impérial des Blakhernes, dont la façade regardait la Corne d’Or. L’empereur alors quitta la procession des nobles, des fonctionnaires et des prêtres, entra dans le palais, suivi seulement de quelques caudataires, et s’installa sur un balcon richement sculpté, d’où il avait coutume, deux ou trois fois par an, de passer la revue de ses flottes.
Les vaisseaux pyrophores, porteurs de « feux grégeois », effroi des Sarrasins et des Russes, quittèrent le mouillage où ils étaient ancrés et défilèrent, toutes voiles dehors, et resplendissants, depuis l’étrave jusqu’à l’étambot, de toutes les couleurs du grand pavois. Les matelots, debout sur les vergues et sur les bastingages, criaient : « Vive l’empereur ! »
Mais ce qui fut plus beau, peut-être, que cette manœuvre navale, ce fut la bénédiction des vaisseaux par Sa Béatitude le Patriarche de la sainte Église œcuménique. Une procession de diacres qui portaient les saintes images, une longue file de moines tenant des cierges ardents, un cortège d’enfants qui effeuillaient des pétales de roses et agitaient des encensoirs, une multitude de sacristains, haussant de longues perches rouges où étaient fixés des séraphins dorés, enfin un orchestre de tambourins et de cymbales, descendirent vers le port, entre deux haies de ces miliciens que l’on appelait « candidats », à cause de leurs tuniques blanches. Majestueusement, au milieu des archevêques et des évêques, le patriarche s’avançait, vêtu d’argent et d’or. Un prélat marchait derrière lui, portant sur un plat de vermeil la tiare étincelante du pontife. Ce jour-là, un soleil de fête rayonnait au ciel et répandait sur la ville une tiédeur par qui les âmes étaient adoucies et amollies. Les brises du printemps apportaient jusqu’au fond de la Corne d’Or les parfums recueillis aux jardins du Bosphore. Les yeux des femmes, ces yeux noirs d’Orient, se voilaient de langueur, sous les longs cils des lourdes paupières et parfois brillaient d’éclairs soudains, encore avivés par ce teint mat que les Levantines savent se composer avec du blanc de céruse. Plusieurs patriciennes étaient à cheval ; chacun de leurs mouvements faisait chatoyer des reflets de soie et bruire un cliquetis de bijoux. Il eût été agréable, par cet après-midi délicieux et dans ce pays mou, d’aller respirer l’arôme des premières floraisons aux Eaux-Douces d’Asie. Mais il fallait partir pour combattre l’ennemi héréditaire…
L’amiral Léon, ancien maître de la garde-robe, commandant en chef de l’escadre, appareilla dans la soirée et mit le cap sur le Pont-Euxin, afin de guetter les Russes aux bouches du Danube.
Quelques jours avant Pâques, l’empereur partit de sa personne. Désormais, ayant endossé la brigandine d’or à écailles, chaussé des bottes écarlates et ceint une épée de solide métal, l’empereur, en tenue de campagne, cessa d’être cet autocrate solennel qui marchait si lentement, dans les cérémonies, empêtré de robes traînantes et de manteaux. Il redevint ce qu’il était avant son avènement au trône : un aventurier audacieux, un capitaine prudent et hardi, un admirable soldat. Il traversa, par rapides étapes, les passes des Balkans, atteignit les Russes aux alentours de Choumla, les fit enfoncer par son infanterie, les culbuta lui-même, à la tête des escadrons de sa garde impériale, les poursuivit à bride abattue ; prit d’assaut leurs retranchements, épargna les Bulgares fourvoyés dans l’armée du tsar, massacra les Varègues en de furieux combats corps à corps, repoussa les fuyards jusqu’à Silistrie, les expulsa hors des frontières de l’empire et rentra au petit pas dans Constantinople, triomphant, acclamé par la foule qui, cette fois du moins, savait pourquoi elle criait : « Vive l’empereur ! »
Jean l’Arménien, surnommé Tzimiscès, fut proclamé sauveur de la patrie par les Grecs,
ses sujets. Il mourut, après six ans de règne, d’une mort prématurée et mystérieuse. Ce
grand empereur, « ce petit homme de force héroïque, audacieux et invincible,
intrépide dans le péril »
, fut enseveli dans l’oratoire du Christ Sauveur, où
il avait bâti, prévoyant sa fin prochaine, un magnifique tombeau. Son sarcophage fut
détruit et ses os furent jetés au vent, non point par ces Russes qui lui avaient causé
tant de souci, ni par les Turcs ottomans, mais par les Latins de la quatrième croisade,
conquérants bizarres qu’il n’avait pas prévus.
Ce récit véridique est tiré d’un très gros, très savant et très beau livre que M. Gustave Schlumberger vient de publier chez Hachette. C’est la deuxième fois que M. Gustave Schlumberger s’aventure dans les profondeurs inquiétantes de cet empire romain d’Orient que les gens peu informés s’obstinent à injurier en l’appelant (fort improprement du reste) l’empire byzantin. Empire qui a vécu (ce qu’on oublie) pendant une dizaine de siècles, en faisant tête de tous côtés aux Barbares, en défendant l’Europe contre les invasions, en conservant, malgré ses faiblesses, ses laideurs et ses vices, l’héritage de la civilisation antique et la tradition de la culture humaine. Empire que la catholicité d’Occident, commettant, pour plaire à un pape imbécile, un crime inexpiable, livra aux hordes d’Asie, et dont la débâcle a déchaîné sur le monde une série de maux dont nous subissons, aujourd’hui même, le contrecoup.
L’auteur de Nicéphore Phocas s’est enfermé dans la nuit, avec les morts, avec les ruines. Et voilà que, de cette plongée dans l’inconnu, il rapporte des lumières qui éclairent singulièrement les plus douloureux problèmes du temps présent. An fond de la crypte où dort Constantin, il a retrouvé presque tout le décor, et les premiers rôles, et les accessoires, et les comparses de cette tragi-comédie qui se joue sous nos yeux avec accompagnement de « concert européen », et qui s’appelle la question d’Orient.
Il y a de tout dans ce livre : des rôles pour Sarah Bernhardt, des scénarios pour Victorien Sardou, des « jardins de l’histoire » pour Émile Gebhart, des « princesses byzantines » pour Paul Adam, des vitraux pour Laurent Tailhade, des sujets de tableaux pour Benjamin-Constant ou Rochegrosse, — et des sujets de méditation pour nos hommes d’État.
Quatrième partie. À la recherche de la beauté
I. Un historien de l’art grec
La Grèce — hélas ! — est un sujet d’« actualité ». Elle fait beaucoup parler d’elle en ce moment. Trop. Mais la Grèce d’aujourd’hui ne fait pas oublier la Grèce d’autrefois. Les jeunes esthètes, oracles des salons où l’on disserte, font semblant de ressusciter les élégances, les coutumes, le parler des éphèbes athéniens, en combinant toutefois leurs grâces socratiques avec des redingotes, des gilets, des cravates et des sentiments empruntés aux héros de Balzac et de Tony Johannot. L’Odéon convie les Parisiens à des offices hebdomadaires en l’honneur des trois Tragiques. M. Henry Becque commente Aristophane, transposé, au pays d’Odéonie, par le joyeux auteur du Papa de Francine. M. Paul Hervieu choisit ses jeunes premiers à l’École française d’Athènes. Les Compagnies de navigation organisent des pèlerinages économiques, et M. Perrichon peut aller, pour de modiques sommes, réciter une petite prière sur l’Acropole. On ne sait plus guère le grec (disent les statistiques universitaires), mais il est permis à tout le monde (sauf aux professeurs) de baragouiner cet idiome sans être accusé de pédantisme. Heureusement, l’âme d’André Chénier voltige encore, çà et là, dans notre République, et nous pouvons, aux heures de lassitude, nous réciter à nous-mêmes ces strophes d’Anatole France :
Hellas, ô jeune fille, ô joueuse de lyre,Toi dont la bouche aimait les baisers et le miel,Ingénieuse enfant qui mêlais ton sourireAux sourires légers de la mer et du ciel.Tous tes jours s’écoulaient en des heures égales,Et, quand la grande nuit argentait les chemins,Tu méditais, heureuse, au bruit clair des cigales,Les heures, les saisons et les travaux humains.Ô fille de la mer, assise aux plages blondes !Ton sein a contenu la molle volupté,El la sainte harmonie a, de ses grandes ondes,Empli ton chant d’amour abondamment jeté…D’autres ont exprimé ton enfance tranquille,Lorsque de la fontaine où respiraient les dieuxTu revenais, portant au front l’urne d’argile.Tant de paix convient mal à mon cœur anxieux.Dans le monde assombri s’effaça ton sourire !La grâce et la beauté périrent avec toi ;Nul au rocher désert ne recueillit ta lyre,Et la terre roula dans un obscur effroi.Et je t’ai célébrée, ô fille des Charités !Belle et pleine d’amour à tes derniers moments,Pour que ceux qui liront ces paroles écritesEn aiment mieux la vie et soient doux aux amants.
Et donc, M. Max Collignon a bien choisi son temps pour nous conter en détail comment le ciseau des sculpteurs grecs, après avoir tâtonné sur le bois, joué sur l’ivoire, flâné sur l’argile, s’attaqua résolument aux blocs de Paros et du Pentélique, éveilla le sourire sur des lèvres de marbre et substitua triomphalement aux fétiches enfantins qu’adoraient les mariniers des Cyclades l’image rayonnante des dieux olympiens.
L’auteur de l’Histoire de la sculpture grecque est un « Athénien ». Pendant trois ans, de 1873 à 1876, il a respiré la lumière sacrée et la poussière subtile de l’Attique, aux pentes du Lycabettek, parmi les myrtes et les asphodèles, dans la blanche maison où s’abritent les jeunes agrégés qui ont l’esprit de préférer les mauvais repas des gîtes d’étape aux excellentes tables d’hôte de nos départements.
Au temps, à jamais regretté, où je menais, sans souci du lendemain, cette vie inimitable (ἀμίμητος βίος) nous avions coutume, par manière de passe-temps, de diviser nos anciens en deux catégories : 1º les « gardes nationaux » (fouilleurs, causeurs, penseurs, grammairiens, gens du monde : tels, Beulé, Gandar, Edmond About, Fustel de Coulanges, Petit de Julleville) ; 2º les reîtres (chercheurs d’inscriptions, d’impressions ou d’aventures, batteurs d’estrade, traîneurs de grands chemins, coureurs des routes turques en Europe et en Asie : tels Georges Perrot, Alfred Mézières, Olivier Rayet, Haussoullier, Marcel Dubois, Georges Radet, Gustave Fougères…)
M. Max Collignon, maintenant assagi comme il convient à un professeur en Sorbonne, eut une jeunesse inquiète et nomade. Souvent obligé, par sa « situation », de se réduire à la monotonie des villégiatures suburbaines, il montra pourtant, sur les hauts plateaux de la Tunisie, qu’il ne voulait pas renoncer tout à fait à ses premières fougues. On peut l’inscrire dans la « colonne volante » de l’Institut, non loin du marquis de Vogüé, qui a vu la Syrie, du docteur Hamy, qui fut l’hôte des Troglodytes, de l’archéologue Léon Heuzey, pour qui le mont Olympe et l’Acarnanie n’ont point de mystères, de l’ingénieur Bouquet de La Grye, qui fréquenta chez les Canaques et chez les Tuaurus calédoniens.
Par une belle matinée du mois de mai 1876, M. Max Collignon partit pour l’Asie Mineure. Il était accompagné par l’abbé Duchesne, qui est maintenant directeur de l’École française de Rome. Il avait pris à son service, pour la durée de l’expédition, un Palikare polyglotte, Nicolas Hadji-Thomas, qui depuis fut assassiné à Salonique par un Arnaute… Ces voyages archéologiques ne sont pas toujours commodes. Les traites à cheval sont longues et dures, les logis étant rares et les routes mal frayées. On est souvent obligé, le soir, de s’étendre sur une natte peu moelleuse, après avoir mangé une écuelle de lait aigre et bu l’eau d’une source claire dans un gobelet de fer-blanc. Le gouvernement français ménage parcimonieusement les crédits, et les dignitaires de la Sublime-Porte prodiguent, dans l’emphase de leurs passeports, les plus savantes amphibologies, afin de permettre aux moutessarifs et aux caïmacans de tracasser le plus possible les Franghis. Mais, bah ! les aubaines, en ces chevauchées de jeunesse, sont encore plus nombreuses que les fâcheuses rencontres. Rien ne vaut, quand on a vingt-cinq ans, ces départs vers l’aurore, dans la fraîcheur des matins d’Orient, et ces haltes de midi sous les platanes, et ces causeries, près des fontaines, avec les chameliers, et l’accueil des aghas courtois qui disent, avec un beau geste de la main droite au cœur et au turban : « Ochgheldiniz… Soyez les bienvenus, vous autres !… » Je n’oublierai jamais les journées de soleil où je cheminais vers Stratonicée ou Iconium, frotte à botte avec Ali, zaptié de Circassie, ou avec le nègre Osman, caporal des gendarmes de Bouldour…
Max Collignon et l’abbé visitèrent Rhodes et la Pérée rhodienne, la Carie et la Lycie, la Pisidie, la Phrygie et la Pamphylie, la Cilicie Trachée.
Ils recueillirent, chemin faisant, pas mal d’inscriptions et relevèrent, avec soin, la topographie des contrées parcourues, retrouvant, sur cette terre, qui est surchargée comme un palimpseste, la charmante et noble antiquité, transparente, encore vivace, sous les salissures de la barbarie byzantine, arabe, turque… Leurs trouvailles sont énumérées dans des rapports adressés à l’Institut. Mais ils n’ont pas cru que l’ascétisme dont les savants sont coutumiers les obligeât à repousser les aventures gaies et les idées jolies, qui s’offraient à eux, çà et là, sur les routes. Les lacs de la Pisidie amusèrent leur vue par l’azur profond, métallique et changeant dont ils chatoient, aux approches du crépuscule. Isbarta de Karamanie fut pour eux une étape gracieuse, bariolée par les costumes des femmes, et toute bruissante du tintement des sequins. Un matin, comme ils descendaient d’une colline, ils virent, au fond d’un golfe, la blanche Adalia, parfumée de printemps, merveilleuse et avenante dans une fête de roses.
Ils allèrent ainsi, pendant des mois, s’arrêtant aux khans des caravanes, dans des bourgades aux noms mystérieux : Ermenek, Téfény, Karamanli…
Ils virent des cités d’or, de brume et d’azurQui font l’effet d’un songe à la foule effarée :
Kaunos, Cibyra, Tarse. Villes illustres et nonchalantes, dont l’image, naguère voilée de mélancolie souriante, éveille maintenant d’horribles visions de carnages…
L’École d’Athènes — improprement nommée École, puisque, Dieu merci ! personne n’y fait ou n’y subit de cours — l’École d’Athènes, dont les missionnaires ont parcouru la Turquie d’Europe et d’Asie dans tous les sens, pourrait être — soit dit en passant — un excellent bureau de renseignements, si les diplomates consentaient à s’informer ailleurs que dans leurs sacro-saintes paperasses. Elle se console d’être éloignée des services accessoires qu’elle pourrait rendre, en accomplissant de son mieux sa tâche principale, qui est proprement la résurrection des beautés mortes. Si je dis que M. Max Collignon, après ses grands voyages, consacra le temps de son séjour en Grèce à cataloguer pieusement des vases peints et des vases dorés, à estamper des inscriptions au pied de l’horloge d’Andronicos Cyrrhestès, à trouver des bas-reliefs jusque dans les roseaux du fleuve Ilissos, à composer un harmonieux discours sur les Éphèbes, à étudier amoureusement le mythe d’Éros et de Psyché, enfin à refléter sur son block, en fraîches aquarelles, la polychromie des Primitifs, on conviendra que notre auteur répugne aux improvisations hâtives dont notre librairie est encombrée, et qu’il s’est bien préparé à écrire l’histoire des artistes grecs.
Toutefois, son œuvre de synthèse eût été impossible sans cette patiente analyse et ce travail souterrain auxquels se sont appliqués, dans toutes les régions de l’Orient hellénique, ses aînés, ses contemporains, ses cadets. Il ne faut pas que la brillante campagne de Delphes, si vivement menée par M. Homolle, éclipse les trouvailles qu’ont faites, un peu partout, hors du sanctuaire illustre, nos piocheurs et voyageurs athéniens. Je suis un peu gêné pour parler de ces choses, où j’ai apporté ma modeste part. Si l’on veut connaître par le menu ce qu’a fait l’équipe française en Grèce, en Turquie d’Europe, et en Asie Mineure, on lira les Chroniques d’Orient de M. Salomon Reinach, et le Bulletin de correspondance hellénique, moniteur et répertoire de l’École d’Athènes.
Grâce à la mission permanente d’archéologie et d’histoire qu’un décret du roi Louis-Philippe institua dans la capitale de l’Hellade moderne, les marbres enfouis, émiettés, cassés, retrouvent peu à peu leur figure première et leur éclat longtemps terni. On peut suivre pas à pas les progrès des ciseleurs de bronze et des tailleurs de pierre. Peu à peu, les lacunes se comblent, les solutions de continuité disparaissent, et l’on peut tracer, pour ainsi dire, la courbe qui détermine l’évolution de la plastique ; on peut voir, de saison en saison, la pousse du Jardin de Beauté.
Presque tous les chapitres de cette Histoire de la sculpture grecque marquent une conquête ingénieuse, faite par des Français, sur le passé confus.
S’agit-il d’apercevoir une transition entre les mornes idoles, à peine dégrossies par la tarière des vieux imagiers, et les effigies modelées dans le tuf par l’ébauchoir des premiers statuaires ? La curieuse série des bonshommes archaïques découverts par Maurice Holleaux, près de Thèbes, au lieu-dit la Fontaine-des-Perdrix, satisfera ceux qui aiment l’hiératisme des attitudes rigides, la fixité des yeux en amandes, la gaucherie naïve des mouvements bridés. Ensuite c’est la Victoire (fort anguleuse) trouvée par Homolle à Délos ; — l’Héra de Samos (la déesse immobile et mince) rapportée au Louvre par Paul Girard ; — les prêtres assis, déterrés à Milet, aux avenues du temple d’Apollon Didyméen, par Olivier Rayet…
Et puis, les profils s’épurent, les proportions s’harmonisent, l’inflexion des gestes s’amollit, la beauté humaine se dégage de la matière indocile enfin domptée par le génie et par la volonté. La grâce des jeunes filles commence à fleurir sur ce bas-relief de Pharsale, que Léon Heuzey appela l’Exaltation de la Fleur. Les héros, vainqueurs des monstres, combattent et triomphent sur ces métopes et sur ces frontons d’Olympie, dont Blouet a découvert le gisement et que les fouilles allemandes ont livrés aux commentaires sagaces de Paul Monceaux. Nous pouvons avoir quelque idée du chef-d’œuvre de Phidias, par une statuette de Pallas Athéna, que M. Amédée Hauvette photographia passionnément et décrivit avec soin, pendant des après-midi d’extase, au Musée central d’Athènes. On devrait inscrire sur une stèle, auprès du Parthénon, les noms des bienfaiteurs de l’Acropole, je veux dire les amateurs éclairés, les savants tenaces, les artistes qui ont réparé comme ils ont pu, pioche en main ou crayon aux doigts, les razzias des Perses, les badigeonnages du Bas-Empire, les sacrilèges des Turcs, les bombardements des Vénitiens, les rapines des Anglais. Sur cette liste, le marquis de Nointel voisinerait avec Henri Lechat, le consul Fauvel avec Beulé, le peintre Carrey avec l’architecte Loviot… Quelle ne fut pas la joie de Gustave Fougères, lorsque, retournant trois dalles dans une chapelle byzantine, parmi les marais fiévreux de Mantinée, il vit sortir de la nuit Apollon Citharède et Marsyas joueur de flûte, et le chœur des Muses, figures radieuses, probablement façonnées par le ciseau de Praxitèle !
Rien de plus beau que la fin de l’art grec. C’est un déclin triomphal, comme ces couchers de soleil qui embrasent, chaque soir, les contours aigus de Salamine et répandent des fleurs de feu sur la mer couleur de violette. Dans la gloire des derniers siècles, la Vénus de Milo déhanche sa nudité superbe et la Victoire de Samothrace déploie l’envergure de ses ailes.
On se rappelle que cette Vénus et cette Victoire furent sauvées du naufrage par deux Français : l’enseigne de vaisseau Dumont d’Urville et le consul général Champoiseau.
Je regrette que M. Max Collignon n’ait pas-réservé, dans son riche musée, un coin à ces figurines de Tanagre et de Myrina, dont notre fantaisie, volontiers amie des beautés grêles et fragiles, s’est éprise avec tant de prédilection. Peut-être a-t-il craint de rivaliser avec l’exquis livret qu’Edmond Pottier a consacré aux Statuettes dans la Bibliothèque des Merveilles.
Si, en effet, M. Max Collignon pèche par quelque chose, c’est par l’excès de la discrétion, par une sorte de timidité qui fait ressembler l’atticisme de son talent à la pudeur d’une Déméter voilée. On voudrait parfois qu’il imitât un peu plus le vif élan de cette Victoire qu’un maître inconnu a représentée rattachant sa sandale, et méditant, sous son front étroit, le projet de courir, allègrement coquette, vers des héroïsmes nouveaux.
On dirait qu’il n’ose pas « se lancer ». Lui qui, en face des chefs-d’œuvre, éprouve des sensations si vives, si fines, il s’efforce méthodiquement de dissimuler ses impressions d’artiste. Il alourdit de « documents » la trame aisée de son style. Il construit des barricades, avec les grimoires des pédants, comme s’il voulait, par un exercice de mortification, se barrer la route à lui-même. Doué d’une vue clairvoyante, guidé par son instinct personnel vers les aperçus ingénieux et les hypothèses solides, mais trop enclin peut-être aux préoccupations pédagogiques, il inflige à ses yeux les besicles des savants allemands. J’ai dû — bien que je me défende de toute puérile injustice envers la science étrangère — j’ai dû relater ici, avec quelque détail et non sans joie (je l’avoue) les réussites et les exploits de l’archéologie française. Max Collignon m’y a forcé par son insistance à vénérer des dissertations d’outre-Rhin. Il offre à ceux qui goûtent son talent et qui aiment sa personne un spectacle parfois décevant. On le voit marcher, d’une allure dégagée, vers quelque point d’où la vue sera étendue et belle. On le suit avec délices. Tout à coup, il bute sur Milchhoefer ou Fabricius, et au lieu de franchir d’un bond ces deux masses, il bronche, en flairant l’obstacle. Tel, un cheval de sang, qui renâcle, chauvit et se dérobe devant un paquet difforme et suspect… Ailleurs, nous le voyons gravir les marches d’un temple ; il monte d’un pas relevé, portant sans embarras le poids des offrandes qu’il destine au dieu ; il s’avance sur le stylobate ; il va, sous les portiques, parmi les sveltes colonnes, dans la lumière !… Bon ! il se heurte contre Lüders, qui le guettait aux détours du péristyle, et le voilà aux prises avec ce barbare !… Plus loin, nous l’accompagnons aux tombeaux du Céramique. Nous regardons, sur les stèles de marbre où flotte l’ombre des lauriers-roses, les jeunes femmes, ces jeunes filles qui songent aux fleurs fanées, aux printemps révolus, à la fuite des jours. Nous admirons comment les Athéniens savaient ennoblir de grâce la tristesse de la mort. N’était la gravité du lieu, nous serions tentés de dire à notre aimable guide : « Enfin, seuls !… » Erreur ! Wolters est là qui nous attend, et Winter, et Weisshäupll et Körtem et le paradoxal Furtwängler.
Je comprends, d’ailleurs, l’état d’âme de Max Collignon. À sa place, j’aurais fait comme lui. Il y a, dans les sociétés savantes, et même sur les fauteuils de l’Institut, des philologues exaspérés et injurieux, dont nous subissons tous, plus ou moins, les injonctions bizarres, et qui ne pardonnent pas au talent, si, pour les calmer, il ne se barbouille un peu de bibliographie. Ces gens ont des coins ou ils s’embusquent, et d’où ils tiraillent sur vous, si, par politesse pour le lecteur, vous n’étalez pas suffisamment votre échafaudage érudit, votre appareil critique, apparatus criticus. Sacrifiez congrûment aux rites de la référence, du renvoi et de la notule. Sans quoi vous serez traité de « littérateur », ce qui est, en certains endroits, le dernier outrage. Ne cédez pas au goût des idées générales. On vous comparerait à Fustel de Coulanges, ce qui est, aux yeux de quelques scribes, une note bien déshonorante. N’essayez pas trop, en contant l’histoire du passé, de rendre, par le choix heureux des mots, la couleur et le relief des choses. On vous accuserait d’admirer Augustin Thierry, Michelet, Renan… Quelle honte !
Les gens dont je parle — et qu’il faut apparemment redouter — aboient spécialement contre l’École d’Athènes. Si on ne leur jetait pas en pâture, de temps en temps, une liasse de fiches ou des boulettes de citations allemandes, ils diraient qu’on va là-bas pour battre des records de bicyclette sur le Stade et pour faire la fête, en vêtements flottants, avec des hétaïres…
La franchise avec laquelle j’ai cru devoir adresser à M. Max Collignon quelques reproches ou, si l’on veut, quelques regrets touchant sa méthode, me permet maintenant de louer, sans être suspect de flagornerie, ce qu’il y a, dans son œuvre, d’agrément, de substance et de nouveauté.
Historien de l’art, il se conforme d’abord à la première condition que l’on doit exiger de tous ceux qui veulent se hausser à ce métier difficile et délicat. Il écrit bien. Il parle bellement des choses belles. Non pas qu’il recherche les « élégances », ou qu’il enroule des « fioritures », ou qu’il effile ses paragraphes en « pointes », selon les procédés chers aux maîtres de calligraphie. Il abandonne ces prouesses aux archivistes en délire et aux rhétoriciens surexcités. Il est sobre, au contraire, volontiers maigre et court vêtu, comme cet Aristion en fustanelle, que l’on appelle, pour la commodité des touristes, le Guerrier de Marathon. Ses gestes sont précis, un peu secs, réglés par cette eurythmie sage qui, depuis la Victoire de Mikkiadès jusqu’à l’Athéna de Phidias, cadence le mouvement des statues. À peine s’il se laisse aller, vers la fin de sa tâche, à des poses nonchalantes, involontairement copiées sur la langueur de l’Adonis syriaque et sur la morbidesse de cette Ariane endormie, qu’un statuaire inconnu drapa de robes dénouées selon le rite des imagiers alexandrins. Ce qu’il aime le mieux, évidemment, c’est la nudité décente qui sied aux habitués de la palestre et qui distinguait, dit-on, le verbe des orateurs attiques. Tel qu’il est, quelles que soient ses prédilections déclarées ou ses affinités secrètes, il est en état de grâce pour nous entretenir de beauté.
Le mauvais style, qui est toujours un fléau, devient une calamité particulièrement
désolante, lorsque le malheureux qui est affligé de cette maladie ne craint pas
d’exposer l’art et les artistes à la contagion dont il est atteint. Il est permis, à la
rigueur, de disserter improprement sur le rhotacisme et sur le latin macaronique
— encore que
la précision et la justesse, qui sont les vertus
cardinales de l’écrivain, puissent trouver leur emploi dans les sujets les plus ingrats.
Mais maltraiter, d’une plume impudente, les chefs-d’œuvre où s’est fixé le rêve
esthétique de l’humanité, bafouiller sur Michel-Ange, gâcher du mortier sur les marbres
de Polyclète, sur les bronzes de Cellini, sur les toiles du Pérugin ou de Carpaccio !
cela est (laissez-moi vous le dire) d’une abominable goujaterie. Il faut maudire, au nom
des Muses, ceux qui profanent par un pareil sacrilège les précieuses reliques auxquelles
on ne devrait toucher qu’avec un scrupuleux respect. Il leur serait si facile d’étudier
l’évolution de la peausserie à travers les âges, ou de dépouiller des cartulaires
concernant la corporation des savetiers ! Là du moins ils seraient dans leur domaine !
Je ne suis pas le premier ni le seul qui se soit irrité contre les cacographes dont
l’incontinence déshonore l’histoire de l’art. Taine disait (Voyage en
Italie, t. I, p. 132) : « Il manque aux Anciens d’être commentés par
des artistes ; jusqu’ici ils ne l’ont été que par des érudits de cabinet. Ceux qui
connaissent leurs vases n’en voient que le dessin, la belle composition régulière, le
mérite classique ; il reste à retrouver le coloris, l’émotion, la vie… »
Plus
récemment, M. André Michel, ouvrant à l’École du Louvre son cours d’histoire de la
sculpture du moyen âge et rappelant les qualités éminentes de son prédécesseur
M. Courajod, s’exprimait ainsi : « Il pensait et il avait le courage de dire
qu’on n’a pas fait l’histoire de l’art quand on a aligné bout à bout des extraits de
comptes et des minutes notariées. Doué comme il était d’une vive sensibilité,
frémissant au contact de l’œuvre d’art, il considérait que cette œuvre est l’objet
supérieur du critique et de l’historien. Elle vit à travers les siècles ; elle a reçu
en dépôt au plus intime de sa substance un peu du génie d’un temps, d’une race, d’un
homme ; par tous les détails de la facture une intention, un esprit, une âme se
révèlent à qui sait comprendre son langage ; la matière ouvrée a conservé l’empreinte
des croyances, du rêve éternel et changeant des ancêtres. C’est là le but de
l’histoire de l’art, qui n’est en dernière analyse que l’expression humaine par les
modulations de la forme et qui ne saurait par suite — quelle que puisse être
l’autorité de certains exemples — être écrite du même ton que celle de la
chaudronnerie. »
Ces justes critiques visent surtout la façon outrageante dont le Moyen Âge et la Renaissance ont été traités chez nous dans ces derniers temps. Les Anciens sont moins à plaindre. Les doléances de Taine datent de l’année 1866. On ne saurait donc les rapporter aux maîtres qui, depuis ce temps-là, ont porté si haut et si loin le renom de l’archéologie française. Nous pouvons maintenant apprendre, par des récits dignes du sujet, l’histoire de l’art dans l’antiquité.
M. Max Collignon, malgré les dimensions vraiment effrayantes de la période que son programme chronologique embrasse, a su se ménager, dans sa marche à travers les siècles, assez de haltes et de loisir pour dessiner d’un mot, en traits pénétrants, les aspects multiformes de l’art.
Aux antres de Paros, le bloc étincelantN’est aux vulgaires yeux qu’une pierre insensible,Mais le docte ciseau dans son sein invisibleVoit, suit, trouve la vie…
Première étape. Le fétiche en bois, l’idole-planche, modèle primitif sur lequel se règle le profil des premières statues de pierre. Passons. Les archéologues, qui ont des grâces d’état, peuvent trouver quelque charme aux premières terres cuites de Chypre et au joueur de sambuque trouvé dans l’île de Kéros. Franchement, ce sont des gris-gris de sauvages, des « bonshommes en pain d’épice ». Mais voici les très anciennes statues de l’Acropole, les quatorze femmes peintes que la pioche des Palikares retrouva, par une délicieuse matinée de printemps, près du temple d’Érechthée. Elles ont vécu avant Périclès et Phidias. Elles ornaient de leur coquetterie un peu mièvre l’ancien Parthénon, le temple trapu qui étalait sur la colline sainte sa masse lourde, avant que le chef-d’œuvre d’Ictinos rayonnât au loin sur Athènes, sur l’Hellade et sur les Îles. Elles ont vu les guerres médiques. Elles ont été précipitées de leurs socles par l’horrible razzia des Perses. Elles ont été insultées, blessées par les armes des Barbares, noircies par la fumée des incendies, éclaboussées par le sang des massacres. Lorsque les Athéniens, vainqueurs à Salamine, revinrent à l’Acropole, ils trouvèrent ces effigies abattues et navrées, parmi les décombres des sanctuaires dévastés. Ils ne voulurent pas les rétablir dans leurs anciens honneurs : elles étaient trop cassées. Ils ne consentirent pas non plus à détruire ces reliques, léguées à la cité par la dévotion des ancêtres. Ils eurent pitié de cette illustre misère. Ils leur creusèrent une fosse et les ensevelirent côte à côte, comme des personnes mortes. Elles ont dormi là pendant vingt-trois siècles. Sur la terre légère qui les préservait de toute nouvelle profanation, les Romains sont venus, et les Goths et les Normands et les Catalans et les Turcs… Le lit de roche et d’argile où elles reposaient a été piétiné par des voyageurs féroces et par des pèlerins passionnés. Elles attendaient, pour renaître, que l’aurore de la liberté eût répandu, de nouveau, la lumière et la joie sur la ville d’Athéna Polias. Le 5 février 1886, M. Kavvadias, éphore général des antiquités du royaume de Grèce, rompit l’enchantement qui retenait au tombeau ces Belles endormies, et il les accueillit avec respect dans un musée qui sera désormais leur demeure et où les fidèles des cultes abolis peuvent, s’ils en ont la fantaisie, se prosterner.
Pimpantes, souriantes, attifées d’étoffes souples, elles sont tellement coquettes, si bien frisées, nattées, ondées, calamistrées que les archéologues ont dû, pour les décrire, apprendre le vocabulaire des couturiers et des coiffeurs. Une tunique ionienne, pareille à la chemise de toile brodée qui est l’unique vêtement des paysannes albanaises, enserre leur taille grêle, leurs épaules minces, et descend jusqu’à leurs talons, sans gêner les mouvements ni étriquer les contours. Par-dessus cette tunique, dont la blancheur est pointillée de paillettes, zigzaguée de rayures, constellée de fleurons à trois pétales, un khitonisque très court, en laine pelucheuse, moule la poitrine comme un jersey, et s’arrête aux hanches comme un boléro. Un châle en laine fine passe sous le bras gauche, traverse le corsage en biais, s’agrafe sur l’épaule droite et se déroule sur les côtés en spirales coquillées. On songe, en voyant ces dames du temps passé, à ces vers où un vieux poète dépeint les habitants des villes ioniennes d’Asie :
« Ils arrangent les boucles de leurs cheveux pour se rendre au temple de la déesse ; ils se revêtent de beaux vêtements, et leurs tuniques blanches comme la neige balayent le sol ; leurs tresses ondoient au vent dans leurs liens dorés, et des ornements d’or brillent au sommet de leur tête. »
En effet, ces princesses lointaines sont toutes bruissantes de bijoux en métal. Des
serpents d’or cerclent la rondeur ferme de leurs bras. Des disques radiés tremblent à
leurs oreilles en longues pendeloques. Un diadème fleuri de palmettes, ou plaqué de
rondelles d’or ou d’argent, leur fait une auréole. Quant à leur chevelure, je renonce à
la décrire, et M. Max Collignon ne m’en voudra pas si je cède ici la parole à M. Henri
Lechat, qui, le premier en France, souhaita la bienvenue à ces poupées exotiques.
« L’art capillaire, dit M. Henri Lechat, dépeignant la mieux coiffée de ces
Athéniennes, l’art capillaire, appliqué à la sculpture, n’a jamais produit un second
chef-d’œuvre comparable à celui-là. Entre le diadème et le front les cheveux
descendent avec de fines ondulations serrées, pareilles aux rides que fait un souffle
sur l’eau ; ils sont séparés en vingt-quatre boucles, dont les extrémités se
recourbent et rentrent en elles-mêmes comme des points d’interrogation renversés.
Par-dessus arrivent d’autres mèches plus courtes, aussi finement ondulées, effilées et
relevées du bout, molles et tremblotantes, donnant l’illusion qu’elles ne pèsent rien
et qu’elles vont s’envoler. Et cette élégance raffinée se continue dans les longues
boucles en torsade qui retombent en avant, creusées de
délicates lignes en hélice, d’une précision parfaite. Les femmes grecques du vie
siècle qui voulaient parer leur front de ces
menues et fragiles merveilles devaient d’abord tenir leurs cheveux assez courts sur le
devant ; puis, avec le peigne, les diviser en une quantité de petites boucles égales,
enfin les livrer au fer à friser ; et cela demandait beaucoup de temps, de patience et
de cosmétique. »
Bref, nous savons maintenant comment s’habillaient les dames d’Athènes, au temps de ce fameux Pisistrate, qui fut l’idéal du « bon tyran ».
Et puis ces images enluminées modifient quelque peu l’idée qu’on se faisait de l’art ancien.
Jusqu’ici, on jugeait de l’art grec surtout d’après les morceaux qui nous restent de l’époque de Périclès et de Phidias. Une certaine noblesse dans l’attitude ; des formes harmonieuses ou, comme disent les Grecs, eurythmiques ; une majesté impassible, une nudité héroïque, mais obsédante, tels étaient, aux yeux des personnes vaguement instruites, les principaux caractères de la statuaire grecque. On a fait des théories, à perte de vue, sur cette prétendue nudité des Hellènes ; on a cru qu’ils étaient devenus sculpteurs parce qu’ils avaient l’habitude de se promener tout nus, etc., etc. Or, ces effigies, récemment sorties de terre, sont moins nues, il s’en faut de beaucoup, qu’une Parisienne au bal… Elles sont tout à fait exemptes de prétentions solennelles. Et puis leur raideur hiératique, avivée de minauderie précieuse, offre un singulier mélange de recherche et de naïveté ; des couleurs un peu pâlies par le temps empourprent leurs joues, mettent un vif incarnat sur leurs lèvres et teintent d’une nuance bleutée la prunelle de leurs yeux.
Cette découverte capitale nous révèle l’art, un peu rude et déjà subtil, des vieux maîtres dont, jusqu’ici, nous ne connaissions que les noms : Endoios, élève de Dédale, et les sculpteurs fameux de Samos et de Chios, de Sparte et de Sicyone ; puis, à une époque moins reculée, Anténor, Nésiotès, Hégésias…
L’attitude de ces marbres ◀semble▶ n’être pas encore dégagée de la gaine de bois où s’est emprisonnée, avant de s’épanouir dans l’opulence du marbre, la forme immortelle des Dieux. À mesure que l’on regarde, les unes après les autres, les statues de type archaïque, on voit peu à peu, — comme si la vie animait insensiblement ces membres morts — le mouvement succéder à la torpeur, les yeux s’ouvrir et vivre, le sourire s’éveiller…
Oh ! ce sourire ! Les archéologues (moi, tout le premier, au temps béni où j’osais
prétendre à ce titre) en sont devenus positivement amoureux. C’est au point que M. Max
Collignon croit devoir mettre ses confrères en garde contre les excès et les innocents
ridicules de cette passion.
Les pieux exégètes de l’Acropole
ont vu je ne sais combien de choses dans ce sourire. Notre auteur croit qu’il faut en
rabattre. « L’obliquité des yeux, dit-il, le sourire qui bride les lèvres et
retrousse les coins de la bouche donnent à ces visages féminins, comme on l’a dit
souvent, un air railleur et ironique ; on peut épuiser toutes les finesses du langage
pour analyser, au gré de sa fantaisie, ce sourire auquel le ciseau des sculpteurs
attiques prête un singulier charme d’étrangeté. Mais gardons-nous de chercher ici des
subtilités de sentiment qui ne sont pas dans l’esprit de l’archaïsme grec. Le sourire
de nos statues n’a rien de commun avec celui de la Joconde ; il n’est
ni énigmatique ni mystérieux. Dans une page souvent citée, M. Heuzey a nettement
défini la valeur de cette convention : “C’est une pure affectation une de
ces modes conventionnelles par lesquelles les artistes croient ajouter à la beauté
humaine.” En réalité, toutes ces femmes sont des mortelles qui, sous leur
vêtement de fête, se font pimpantes et souriantes pour plaire à la divinité ; le
sculpteur n’a rien vu au-delà. »
« Pour plaire à la divinité » ? Je dirais : « pour plaire » tout simplement, puisque c’étaient, non point des déesses, mais des femmes.
Malgré ces déclarations, M. Max Collignon ne peut se défendre d’une certaine
inclination pour l’archaïsme. Et il se rend un compte fort exact
des raisons qui le poussent à cette prédilection. Il sait que les
époques avancées, faisandées même, retournent volontiers, par une régression souvent
observée, aux types imaginés ou copiés par les Primitifs. Dans son ingénieux chapitre
sur les « Néo-Attiques en Italie », il rappelle que l’empereur Auguste avait placé, à
l’entrée de son forum, une rigide Athéna, sculptée par le vieux maître Endoios, et
enlevée à Tégée. Il note que, « dès le temps de Callimaque, on faisait des
imitations du vieux style »
. Et il ajoute : « Les statues archaïques
plaisaient par leur air d’antiquité, leur charme sévère, leur gaucherie naïve ; toute
une élite de connaisseurs en exaltait les mérites. »
Et donc, tandis que nos modernes amateurs de peinture botticellisent avec ferveur, nos archéologues vantent, avec une complaisance marquée, le Naxien Iphikartidès, dont la signature est la plus ancienne de toutes celles qu’on a pu lire sur les listels des bases ou sur les fûts des colonnes. Les deux Crétois Dipoinos et Skyllis, qui passent pour avoir introduit dans la Grèce continentale les traditions du travail en bois et en métal, ne leur paraissent point méprisables. Et ce brave Mélas, natif de Chios, dont on ne sait pas au juste s’il fut sculpteur ni même s’il exista, ne leur ◀semble▶ pas à dédaigner.
M. Max Collignon a des expressions
indulgentes, presque
amicales, pour cette Victoire ailée de Délos que le vieux Mikkiadès a sculptée en
collaboration avec son fils Archermos. Il paraît que c’est Archermos qui a fourni
l’idée, et que Mikkiadès a prodigué à l’œuvre commune toutes les ressources de sa
technicité. Ce génie et ce métier, mis ensemble, ont abouti à quelque chose d’anguleux,
d’immobile et d’incohérent. M. Max Collignon convient que « le bas du corps, qui
est de profil, se soude gauchement au buste vu de face »
. Mais, aussitôt après
cet aveu, il ajoute : « Malgré tout, le sculpteur a le coup de ciseau net et
incisif ; c’est même avec une recherche outrée de la précision qu’il a modelé la jambe
nue et fait saillir l’arête tranchante du tibia. La construction de la tête est
remarquable. Le front, droit et uni, est encadré par une série de boucles ondulées,
dont l’artiste a tracé les contours et le dessin intérieur avec un soin scrupuleux.
C’est avec la même conscience qu’il a découpé l’ovale des yeux, au globe saillant,
fait sentir la saillie des pommettes et modelé la bouche, dont les lèvres bridées,
souriantes, sont cernées aux commissures par un profond sillon… »
Notre
historien explique habilement les dispositions natives, les hérédités qui, dans les
ateliers des Cyclades, conduisent la main des artistes. « Tout, autour d’eux,
nous dit-il, paraît fait à souhait pour développer le sentiment des formes et l’acuité
de la vision. Nulle part, en Grèce, le champ de l’horizon
n’est plus ouvert que dans les îles de la mer Égée ; nulle part, l’œil ne perçoit des
contours plus délicats, des nuances plus subtiles et plus harmonieusement rompues ; il
◀semble▶ que la vue y contracte comme un impérieux besoin de netteté et de
précision… »
M. Max Collignon s’éloigne à regret de ces origines. Les maîtres éginètes le retiennent par leur énergie rectiligne. Les bronziers de Sicyone lui plaisent par une solidité toute voisine de la vigueur nerveuse des premiers Florentins… Peu s’en faut qu’il ne considère Praxitèle comme un décadent. Pourtant, il a bien senti le sortilège du maître charmant, de l’Athénien qui naquit pour perpétuer la grâce adolescente d’Éros, d’Aphrodite, d’Hermès, d’Apollon et des Muses. Et il a joliment défini le style de ce statuaire, qui fut aimé des courtisanes et des dieux…
Comme je voudrais flâner encore dans l’incomparable musée que M. Max Collignon ouvre à notre rêverie ! On en garde la nostalgie, aussitôt qu’on l’a quitté. J’aurais encore tant de choses à dire ! Je voudrais noter combien la Grèce — déformée à nos yeux par la tragédie du xviie siècle, et desséchée depuis, raidie, barbarisée, pédantisée par certains disciples de Leconte de Lisle — fut au contraire joyeuse, libre, avenante. Je voudrais montrer que cet art fut vraiment un prodige d’individualisme bienfaisant et que ce génie plastique travailla surtout à l’apothéose de l’homme, à l’exaltation de la personne humaine…
On devient difficile, un peu exclusif, volontiers enclin aux mélancolies de l’exil, lorsqu’on a cueilli la fleur magique sur la terre de beauté. Je me promenais, au printemps dernier, parmi les ruines de la Tunisie romaine, en compagnie de M. Max Collignon et de M. Georges Perrot, son maître. Nous vîmes Dougga, Aïn-Tounga, Zanfour, des temples, des théâtres, des bains, des citernes, des pressoirs à huile, des tombeaux. Ces messieurs demeuraient insensibles devant ces entassements de pierrailles. Ils détournaient la tête pour ne point voir, sur les bas-reliefs de l’époque impériale, le poncif d’académie, le pompier casqué, encore cher à notre École des beaux-arts. « Bah ! disaient-ils, au grand scandale des latinistes, tout ça c’est du romain, du sale romain ! »
Je comprends cet état d’âme. On se réhabitue malaisément aux nourritures du bouillon Duval, lorsqu’on a goûté le nectar et l’ambroisie à la table des dieux olympiens.
II. Une nouvelle histoire de la littérature grecque2
Stendhal disait : « Le seul pays où l’on connaisse les Grecs, c’est
Gœttingue. »
Si flatteuse que soit cette boutade pour l’illustre Université où
l’amour du grec suscita l’érudition consciencieuse de Welcker et l’enthousiaste génie
d’Ottfried Müller, Stendhal, là comme ailleurs, a marqué trop vivement son mépris pour
ses compatriotes. Il est excusable : il ne comprenait pas Chateaubriand et il n’avait
pas lu André Chénier.
Le poète de l’Oaristys, le pèlerin de l’Itinéraire ont été nos professeurs de grec.
Ils ont formé de mauvais élèves ; mais ils furent des maîtres excellents. Boileau, avec ses observations sur le Traité du sublime, La Harpe avec son Cours de littérature, l’honnête Patin, avec ses phrases démesurées, ont moins servi la cause de l’hellénisme que ces deux hommes, dont les versions et les thèmes ne furent peut-être pas dignes d’être proposés en exemple aux siècles à venir. C’est que, lorsqu’il s’agit de comprendre les sentiments et les pensées d’un peuple très ancien, la connaissance littérale des sons qu’a proférés ce peuple et l’exacte copie des inscriptions qu’il a gravées sur les murs ne suffisent pas. Il faut autre chose, une lumière spéciale, plus facile à entrevoir qu’aisée à définir. Une phrase du Télémaque, un vers de La Fontaine, une description de Chateaubriand, une idylle de Chénier évoquent des visions dont nos yeux gardent l’impression exquise. Nous sommes allés en Grèce avec ces incomparables initiateurs. Ils nous ont ouvert des temples et montré des dieux. Ces temples et ces dieux étaient-ils tout à fait pareils aux reliquaires de marbre et aux idoles d’ivoire qui ont entendu causer Socrate et Périclès discourir ? Non sans doute. Les grands écrivains ne sont pas nécessairement photographes. Leur lanterne magique agrandit les proportions, amplifie les gestes, avive les couleurs. Mais ce spectacle, même s’il est trop séduisant, vaut mieux que le brouillard. Les poètes suppléent aux lacunes de leur instruction par le sentiment qu’ils ont de la vie et de son infinie diversité. Leur âme vagabonde parcourt le temps et l’espace, se prêtant aux mille formes où se déguisa la sensibilité humaine depuis que les hommes rient et pleurent. Leur fantaisie se plaît dans cette variété de costumes et de masques, dans cette multiple tragi-comédie, dont ils voudraient rejouer toutes les scènes, ressusciter tous les acteurs et renouer le fil. Depuis plus de cent ans, les bénédictins peinaient sans voir se lever, sur leurs pupitres, la figure du passé. Le poète des Martyrs, illuminé par quelques textes dépareillés, découvrit, aux confins du monde moderne, les visages blonds, les yeux bleus, les armes féroces et l’âme trouble des barbares. Il a vu pareillement, dans un décor un peu arrangé, Priam, Andromaque, les vaisseaux recourbés et les combats autour du figuier, près des portes Scées.
Si je dis tout cela, ce n’est point pour décourager les bons élèves, flatter les cancres ni abaisser encore le niveau déplorable du baccalauréat.
D’ailleurs, ce n’est pas moi qui le dis. Je ne me serais pas exposé sans défense à la malice de ces philologues toujours hérissés, qui voudraient ensevelir l’antiquité dans leur galimatias, veillent sur les Trois Tragiques et sur les Dix Orateurs avec une jalousie de propriétaires, et font tout ce qu’ils peuvent pour nous dégoûter de la Grèce où ils prétendent régner et pérorer tout seuls. J’ai, pour me couvrir, l’autorité de deux écrivains dont les hellénistes ne récuseront pas la compétence, et qui pensent, avec raison, qu’il est sacrilège de parler sans art d’une littérature vers laquelle retourne, après tant d’efforts, de tentatives et de déceptions, l’intelligence humaine en quête de beauté. Vous retrouverez ce que je viens d’indiquer, mieux exprimé et plus habilement déduit, dans l’Introduction qui précède l’Histoire de la littérature grecque, de MM. Alfred et Maurice Croiset.
Ces deux savants n’ont pas cru commettre un anachronisme en présentant à leurs contemporains un ouvrage aussi sérieux. Si désintéressée que soit leur science, ils n’ont pas assez d’abnégation pour gaspiller leur talent en l’honneur d’une cause perdue. Ce sont des esprits très vivants, nullement timorés, fort attentifs au train des choses et bien capables d’entendre, du fond de leur cabinet, mieux que certains « modernistes » de profession, le flux et le reflux des idées modernes.
Les devoirs de leur charge les obligent trop souvent à savoir que la connaissance du grec devient chez nous, sinon une science occulte, du moins l’apanage d’une élite. C’est peut-être une des raisons qui les ont fortifiés dans leur dessein. Pour certaines fiertés particulièrement délicates, rien n’est plus doux que la certitude de n’être jamais applaudi par les médiocres, de n’être jamais livré aux bêtes.
L’apparition de l’Histoire de la littérature grecque, de MM. Alfred et Maurice Croiset, n’a pas été un « événement parisien ». Leur chapitre sur Aristophane n’a pas été écrit pour les collégiens et les vieux messieurs qui connaissent l’Acropole par le Voyage de Suzette et la comédie ancienne par les tuniques transparentes que « tout-Paris » alla voir aux représentations de Lysistrata. Nul « écho » boulevardier n’a signalé leur mérite aux salons où l’on bavarde sur des sujets littéraires. Aussi j’imagine que beaucoup de bonnes dames, amies des truismes, beaucoup de jeunes gens fameux par la prud’homie de leurs axiomes, beaucoup de clubmen, féconds en clichés, peuvent se faire, de ces deux hellénistes, une idée contraire à la vérité.
Il va sans dire que, pour les penseurs dont le regard d’aigle s’étend, selon les saisons, jusqu’au Moulin-Rouge, jusqu’aux palais où grouille la cohue du vernissage, jusqu’au champ de courses de Longchamps, et même jusqu’aux plages de Trouville et de Dinard, un helléniste est nécessairement un pauvre homme qui a la vue basse et qui porte des lunettes. Eh bien ! au risque de déranger toutes les habitudes du vaudeville, genre national où les Français apprennent la vie, MM. Alfred et Maurice Croiset ne portent pas de lunettes. À les voir passer dans la rue, les gens qui croient que la science est toujours maussade, mal bâtie et mal vêtue, ne se doutent pas qu’ils savent tant de grec. Même lorsqu’ils enseignent, au Collège de France et à la Sorbonne, leur ton n’est pas celui d’un docteur en chaire, mais simplement d’un homme bien élevé qui expose, avec une élégante précision, ce qu’il sait très bien. S’il était nécessaire de démontrer que ces deux maîtres, dans leur longue intimité avec l’hellénisme, ont cueilli la fleur et savouré l’essence de la sagesse grecque, rien ne le prouverait mieux que cet affranchissement, tout attique, du pli professionnel et des servitudes du métier. J’en suis fâché pour les potaches et pour les faiseurs de caricatures ; mais le type légendaire de l’humaniste grotesque, de l’épigraphiste chafouin, de l’archéologue maniaque, aura bientôt disparu. Il survit bien, par ci par là, sous la figure de deux ou trois revenants difformes et hirsutes. Mais on oublie ces spectres de science bourrue lorsqu’on écoute MM. Croiset, Pottier, Maxime Collignon, lorsqu’on lit M. Heuzey ou M. Jules Girard.20
Les auteurs de cette nouvelle histoire d’une civilisation tant de fois étudiée et décrite ont entrepris, avec une aisance allègre, une tâche qui eût effrayé des courages moins patients. S’il suffisait, pour achever une pareille œuvre, de lire et de goûter les textes, ce travail serait une volupté. Mais, hélas ! songez à l’amoncellement de gloses, à l’écroulement de commentaires dont ces pauvres textes sont submergés et envahis. Depuis Aristarque et Quintilien, jusqu’au père Le Bossu, depuis Saumaise jusqu’à Bonitz, tous les grammairiens ont apporté à ce tas d’écriture leur cahier de papier noirci. La littérature grecque est un musée dont le vestibule est barricadé de paperasses. Impossible d’aller aux visions de l’Iliade, aux rêves de Platon, si l’on ne passe d’abord par cette poussière. Il faut même s’arrêter dans ce capharnaüm, y faire des fouilles, y chercher minutieusement l’indice qui révèle une piste, le renseignement qui fixe une biographie, la virgule qui change le sens d’une phrase, la correction qui répare les bourdes d’un copiste. On ne regrette pas d’avoir subi cent pages de Clavier, si, tout à côté, une conjecture de Cobet, de Weil ou de Tournier nous paye de nos ennuis.
C’est au prix d’un dépouillement consciencieux, que l’on peut espérer d’apercevoir, dans ce chaos, de précieuses parcelles de vérité. Heureux les historiens et les conférenciers qui dissertent sur les satires de Boileau et sur les tragédies de Racine ! Ils ont sous la main un texte imprimé, dont l’auteur a corrigé les épreuves. Au contraire, quand nous lisons un chant d’Homère ou une tragédie d’Eschyle, quels efforts ne faut-il pas faire pour se persuader à soi-même que le texte offre des garanties suffisantes d’authenticité ! Ces poèmes ont terriblement voyagé. Les traversées d’Ulysse le Navigateur ne sont rien auprès des péripéties où l’Odyssée fut, d’âge en âge, ballottée, meurtrie, défigurée. Sans doute, la beauté intérieure que recèlent ces épopées est vraiment surnaturelle, puisqu’elle rayonne à travers les interpolations et les niaiseries des scribes, comme ces lumières miraculeuses qui animent la solitude des temples profanés. Le long des routes, de bourgade en bourgade, de maison en maison, le long des siècles, exilées d’académies en collèges et de monastères en chartriers, elles sont venues à nous, ces œuvres immortelles, livrées au balbutiement des foules, sujettes au bon plaisir des cuistres, exposées aux souillures des passants.
Vous savez dans quel état Chateaubriand et Fauvel trouvèrent le Parthénon : l’auguste colonnade, démolie par les boulets d’un amiral vénitien, tronquée par les tremblements de terre, salie par des barbouillages byzantins et des ignominies turques, martelée par les collectionneurs anglais, disparaissait derrière une tour bâtie en gros moellons par je ne sais quel trafiquant de Florence ou de Gênes. Tout près des Propylées, un général romain avait dressé, pour sa propre statue, un piédestal nigaud.
C’est à peu près dans cet état, et avec ces enjolivements, que les écrits des Grecs se présentèrent d’abord à la science moderne. Pas un pédant d’Alexandrie qui n’eût déposé sur Homère quelque trouvaille de son invention. Pas un bavard de Byzance qui n’eût senti la démangeaison d’assagir Platon ou d’arranger Aristote. Pas un moinillon d’Occident qui n’eût rempli de non-sens le parchemin où sa plume machinale enluminait des onciales de vermillon et de carmin. Notre admiration, quand nous répétons les invectives d’Achille ou les remontrances de Nestor, risque de s’égarer sur les métaphores d’un critique en délire. Cette phrase, que vous attribuez à Hérodote, est peut-être d’un éditeur. Tous les auteurs grecs traînent ainsi à leur suite un homunculus qui les parodie et qui parfois possède si bien l’art des « imitations », qu’on ne distingue plus la voix du maître de celle du valet.
C’est contre ces duperies que les érudits sont partis en guerre. Ils ont disposé un formidable arsenal, un « appareil critique », apparatus criticus.
La défiance préalable avec laquelle on doit aborder les anciens est devenue une espèce de science, la « critique verbale » qui fait, comme toutes les sciences, des merveilles, des erreurs, des martyrs et des victimes. Inventorier tous les outils avec lesquels les philologues s’escriment contre l’erreur, pousser ce catalogue jusqu’au dernier degré de la minutie afin de ne point s’exposer à laisser dans l’inutile ferraille quelque instrument efficace, tel est le premier devoir d’un historien de la littérature grecque. MM. Alfred et Maurice Croiset n’y ont pas manqué. Ils ont lu tout ce qu’on a écrit d’important sur l’objet de leurs études. Ils ont accepté si scrupuleusement cette besogne nécessaire et rebutante qu’on admire comment leur sensibilité littéraire a pu rester si vive et si exquise, après ce fastidieux labeur. Remercions-les d’avoir compulsé pour nous ce dossier ; ils nous dispensent (ou peu s’en faut) d’y revenir.
La première utilité de ces ouvrages d’ensemble, pour qui notre Université, si laborieuse, marque décidément trop peu de goût, c’est de résumer et de fixer l’état des connaissances humaines sur certaines périodes de la civilisation, de marquer une étape. Nous succomberions sous le poids des monographies, si des esprits vigoureux et des volontés vaillantes ne venaient de temps en temps dresser un bilan et procéder à une liquidation. Certes, les mémoires sur des points de détail, les veilles des travailleurs obstinés à fouir dans un trou, les remarques des phonétistes, des métriciens, des mythographes, des numismates, des diplomatistes sont la condition de ces synthèses. Mais il me ◀semble▶ que la construction d’un système d’idées générales suppose des qualités plus rares que les vertus qui président à la rédaction d’une note sur le rhotacisme ou d’un mémoire sur le digamma. Les vrais savants commencent toujours par de menues recherches et finissent par de vastes enquêtes. Exemples : Curtius, Mommsen, Renan, Maspero. Leurs larges vues sur le passé ne prétendent pas imposer à la postérité une doctrine définitive, un catéchisme ne varietur. Mais leur effort avance la solution des problèmes, fait choir un énorme déchet d’erreurs ou de superfluités, élimine les travaux méritoires qui ne peuvent plus servir, allège d’autant le bagage que nous imposent plusieurs siècles d’érudition. Qui lira Emeric David et Lajard après l’Histoire de l’art de MM. Georges Perrot et Charles Chipiez ? Qui aura l’idée de recourir à Guigniaut, à Lachmann, à Patin, après MM. Alfred et Maurice Croiset ?
J’étonnerais les personnes qui se vantent d’être, comme on dit, « dans le mouvement », et qui ne voient l’actualité que dans les caprices du désœuvrement mondain, si je disais que ce livre était attendu et qu’il répond à une des nécessités de l’heure présente. Je crois pourtant que cette belle œuvre mérite mieux que l’estime des spécialistes. Elle doit sortir des écoles où l’on prépare des examens. Sa place est marquée partout où il y a des hommes d’esprit, curieux de penser et de sentir.
Jamais nous n’avons été plus aptes à comprendre l’art et la littérature des Grecs. Les messieurs de Port-Royal, excellents jardiniers de Racines grecques, avaient été façonnés par des disciplines trop rigides et trop moroses, pour que leur gravité ne fût pas troublée par la libre joie et la pure lumière (φαὸς ἁγνόν) de l’Hellade. Leur théologie, leur morale, leur esthétique, leur discrétion, leur pudeur, tout les écartait du bois sacré des Muses, du harem d’Agamemnon, de la palestre aimée des éphèbes et du théâtre cher à Dionysos.
À présent, si quelque obstacle nous empêche d’aller vers les Grecs, ce n’est assurément pas l’excès de christianisme. Dégagés des liens où s’emprisonnaient jadis nos idées et nos mœurs, privés des refuges suprasensibles qui nous promettaient la délivrance du mal et l’apaisement du désir, dépaysés dans l’immense univers, comme des âmes en peine, nous entrons sans effort dans des sentiments qui ◀semblaient▶ abolis, dans des mythologies qui paraissaient mortes. Le scepticisme nous a menés à l’impartialité. La lassitude du présent nous a donné, presque infligé, des dons singuliers de résurrection historique. Comme Hamlet, prince de Danemark, et fatigués, comme lui, de l’« odeur de pourriture » qui empoisonne la vie, nous aimons à jouer avec des têtes de morts et à chercher, dans des yeux éteints, le mirage des paradis perdus. On dira plus tard que les « enfants du siècle » furent de grands historiens, parce qu’ils se plaisaient partout, hormis chez eux.
Surtout, nous aimons à nous arrêter aux abris, maintenant déserts, où l’inquiétude des hommes a trouvé des haltes propices et de légers sommeils, des ombres fraîches, des sources vives. Or les Grecs, ingénieux et patients, railleurs de sphinx et déchiffreurs d’énigmes, ont fait une découverte miraculeuse ; ils ont trouvé, pour un temps, le secret du bonheur. Ils ont enveloppé d’illusions la vie réelle et l’ont rendue, par ce moyen, à peu près supportable. Envions leurs réussites ; ils n’ont pas connu (ou si peu !) ce que nous appelons, faute d’un mot plus précis, la question sociale. Certes, ils connurent eux aussi des tiraillements, et leurs orateurs — les journalistes de ce temps-là — ne manquaient pas de le leur dire, comme Démosthène :
« Vous êtes dans une grande illusion, si vous croyez posséder quelque chose d’assuré dans la vie. Un impôt vous enlève toutes vos épargnes ou bien un procès inopiné les dissipe ; nommé stratège, vous êtes criblé de dettes ; chorège il ne vous reste que des haillons pour avoir donné au chœur des habits d’or. »
Mais, en somme, ils ont évité adroitement le conflit de l’instinct et de la loi, de l’individu et de l’État. D’ailleurs, ne soyons pas trop humiliés. L’origine de nos maux, après tout, est noble. Le malaise des sociétés modernes a commencé à partir du jour où nous avons proclamé l’éminente dignité des humbles, et où les « esclaves » sont devenus des « ouvriers ». Tôt ou tard, cette généreuse imprudence sera récompensée… La cité antique reposait sur des fondements qui répugnent à nos idées de justice et de charité. Les aristocratiques citoyens de la démocratie athénienne ne s’apitoyaient ni sur le sort d’Atlas portant le monde, ni sur les cariatides que courbait le poids des architraves, ni sur le servage qui affranchissait une élite aux dépens d’une foule sacrifiée, dont le cri de colère et d’angoisse n’est même pas venu jusqu’à nous. Ils croyaient qu’il est permis de saccager un champ de roses pour distiller une goutte de parfum et que les multitudes anonymes, destinées à des fins qu’elles ne comprennent pas, sont une matière vile, livrée au conquérant, au législateur, à l’artiste, à tous ceux qui vivent pour la gloire, pour l’harmonie, pour la beauté. Ils étaient aux antipodes du suffrage universel.
Mais on ne peut s’empêcher d’admirer des gens pour qui le sens de la vie fut si parfaitement clair. Avant les philosophes, avant les orateurs, avant Phidias et Polyclète, la sagesse grecque a prononcé spontanément des paroles que l’humanité n’a pas oubliées.
Je relisais, tout à l’heure, le chapitre que M. Maurice Croiset a consacré à
l’Odyssée. Jamais, je crois, on n’a mieux parlé de ce vieux roman, où
s’agite dans les remous et les houles, avec le génie propre de la race hellénique, l’âme
inquiète, éblouie et fidèle des gens de mer… Les fins voiliers d’Ithaque offraient au
vent leurs voiles de pourpre et filaient, penchés sur l’eau bleue et l’écume blanche.
Assis à la poupe, la main sur sa barre, le pilote était soucieux, et Ulysse, debout,
regardait obstinément la ligne tremblante de l’horizon, guettant les mouettes qui rasent
les eaux, avant-courrières de l’île natale, du foyer paternel, de la femme laissée toute
seule, là-bas, au foyer. Le héros ne craignait plus ni les rafales, ni les tempêtes, ni
les rencontres hostiles, ni les
dieux méchants. Son cœur,
épanoui d’espérance, défiait la force des choses de vaincre jamais la puissance
invincible de son amour… L’exégèse de l’historien, élégante et sobre, vraiment digne
d’un tel sujet, suivait, sans la troubler, la musique du divin poème. Ces explications
sagaces jetaient une telle clarté dans les profondeurs touffues du récit, que
j’entendais presque, par-delà tant de générations disparues, la voix des conteurs qui,
aux escales d’Épire et d’Acarnanie, inventèrent cette belle histoire pour enhardir les
marins en partance, pour consoler celles dont les époux et les fils ne revenaient pas.
Une phrase du commentateur m’arrêta et m’obligea de réfléchir longtemps :
« Ulysse est l’homme qui veut parce qu’il aime, et qui réussit parce qu’il
veut. »
C’est bien cela, en effet. Au temps où les sages de l’Inde
s’engageaient dans une métaphysique dont la griserie a fini par éteindre leur pensée et
par amortir leurs sens, quelques patrons de caïque, errants dans l’Archipel, illettrés
et raisonnables, également épris de pensée et d’action, curieux et prudents, incapables
de désespoir, modèles sublimes d’endurance et de ténacité, trouvaient un répit à leurs
misères dans l’accord de la Volonté et de l’Amour. Voilà plus de trois mille ans qu’ils
ont aperçu cette solution du problème moral. Depuis ce temps, on n’en a pas inventé de
meilleure.
III. Olympie21
L’École française d’Athènes vient d’achever les fouilles à Delphes. On sait que les Chambres ont voté, pour cette campagne scientifique, des crédits considérables. Le savant à qui l’on a confié la direction de notre mission permanente d’archéologie et d’histoire a trouvé, dans cette entreprise, l’occasion d’ajouter de nouvelles et importantes découvertes à toutes celles que l’érudition contemporaine doit à la science française. M. Homolle est un homme heureux, et l’on peut dire déjà que les fouilles de Delphes lui font autant d’honneur que l’exploration de Délos.
Bien que l’émulation scientifique doive scrupuleusement se défendre de toute jalousie et de toute rancune internationales, on ne peut s’empêcher d’éprouver tout de même quelque impatience et de souhaiter la publication prochaine des résultats obtenus à Delphes, lorsqu’on songe à tous les trésors que l’École allemande a trouvés sur l’emplacement d’Olympie.
Les noms d’Olympie, de Jupiter Olympien, sont familiers aux esprits même les moins ouverts à la connaissance des choses antiques. Il est douteux qu’ils éveillent, chez tous ceux qui les citent, des idées précises et des notions exactes. Il sera désormais fort aisé aux gens du monde de s’instruire sur ce point, grâce à MM. Monceaux et Laloux, qui ont publié, sur le célèbre sanctuaire de l’Élide, un important ouvrage, solide comme un livre de science, beau comme un livre d’étrennes, aussi agréable et aussi séduisant qu’un récit d’aventures.
Peu d’aventures, en effet, sont plus variées, et j’oserai le dire, — certain d’être approuvé par les archéologues et les artistes, — plus dramatiques que l’histoire des œuvres d’art accumulées par l’invention infatigable des Grecs, et par l’amour tout à fait extraordinaire que ce peuple a eu, de tout temps, pour le superflu. Les cités grecques étaient, en général, de pauvres bourgades, décorées d’une magnifique parure de statues peintes et de temples enluminés. Chaque Athénien avait deux maisons, l’une petite et modeste, où il dormait et mangeait ; l’autre superbe et rayonnante, l’Acropole, où il se promenait à l’ombre, en songeant aux dieux protecteurs de la ville et en regardant la mer. Longtemps les effigies divines, les reliques des ancêtres, les œuvres délicates des ciseleurs et des peintres, les armes prises aux barbares d’Asie, étincelèrent au soleil. Un jour, des barbares venus d’Orient entrèrent brutalement dans ces musées. Les trouvant fort beaux, ils les pillèrent, et cela pendant plusieurs siècles. Au temps de Néron, les « pourvoyeurs de la maison dorée » enlevaient à Delphes cinq cents offrandes. Dans le même temps, les hiérons étaient partout mis à sac, par ordre de César. Le territoire sacré de Cirrha était volé à Apollon Delphien22. L’excellent Pausanias, qui a catalogué si pieusement tout ce qu’il a vu, dans son voyage de Grèce, se plaint et s’indigne de tous ces vols, auxquels les Grecs, découragés, finirent par s’accoutumer. En général, les monuments de Rome et de Byzance nous ont coûté d’inestimables trésors. Le moindre préteur, lorsqu’il passait dans la province d’Achaïe, emportait un Hermès ou un Apollon pour orner sa salle de bains. Lorsque Justinien voulut bâtir Sainte-Sophie, il fit venir, de tous les points de l’empire, des cargaisons de marbres. Le temple de Diane, à Éphèse, a péri dans cette aventure. Pendant tout le moyen âge, les divers conquérants qui ont habité la Grèce ne se sont jamais donné la peine de creuser une carrière. Les Grecs modernes ont longtemps construit leurs églises et leurs tristes masures avec les chefs-d’œuvre de leurs ancêtres. Récemment encore, une compagnie financière offrait au gouvernement hellénique d’acheter, pour le débiter en moellons, le peu qui reste des Longs Murs de Thémistocle.
De l’antiquité ainsi émiettée, la science moderne essaye de recueillir les débris. Heureusement, Rome, Byzance et lord Elgin n’ont pas tout pris. Certaines cachettes où l’on avait enseveli des statues ont été brusquement retrouvées. Les sanctuaires que le culte a abandonnés de bonne heure sont, par cela même, ceux qui nous réservaient le plus de surprises. Les ronces et les herbes folles ont envahi les marbres ; les torrents les ont couverts de sable et de boue ; ainsi ensevelis, ils ont pu dormir tranquilles et inviolés, jusqu’au jour où les artistes et les archéologues sont venus les réveiller de leur long sommeil. L’enceinte sacrée d’Olympie devait être particulièrement féconde en trouvailles. Après l’édit de 393, par lequel Théodose interdisait les cérémonies païennes, le temple de Zeus fut déserté. Sur les fondations des monuments grecs, une citadelle byzantine fut bâtie avec des architraves, des piédestaux, des tambours de colonnes qui n’avaient pas été trop martelés. Grâce à la nécessité où l’on était de faire de solides murailles, beaucoup de marbres échappèrent au four à chaux. Cette bicoque, abandonnée à son tour, s’écroula, et le Kladéos, en ses inondations périodiques, l’enveloppa d’une couche de sable. Sur ce nouveau sol, où des pierres sculptées affleuraient par places, des paysans bâtirent un hameau. Puis, les bandes de moujicks slaves qui envahirent la Morée au vue siècle vécurent longtemps sans le savoir sur les huttes des bergers d’Olympie, écroulées et enterrées à leur tour. Les Francs qui avaient accompagné Geoffroy de Villehardouin, prince de Morée, construisirent, sur les bords de l’Alphée, quelques tours crénelées qui mettent encore, dans le paysage de l’Élide, un étrange souvenir du moyen âge occidental. Et la vallée d’Olympie, de plus en plus envahie par les sables, devint un steppe désolé.
Les archéologues ont retrouvé dans le sous-sol de cette plaine, le sanctuaire que l’on croyait aboli. Pour aller jusqu’à lui, ils ont été obligés, en quelque sorte, de rebrousser le chemin de l’histoire, et de retraverser toute la série des villes mortes que le hasard des migrations avait accumulées en cet endroit. C’est un savant français, Montfaucon, qui a eu le mérite de prévoir, le premier, que des fouilles habilement dirigées aboutiraient à la résurrection du temple de Zeus. Winckelmann, Chandler, Leake, Gell, les Français Fauvel et Pouqueville partagèrent cette opinion et exprimèrent le même espoir. Ce sont des savants français qui ont fait les premiers sondages et ouvert les premières tranchées. Les savants qui avaient accompagné le général Maison, commandant du corps expéditionnaire de Morée, déblayèrent le terrain devant la façade orientale du grand temple. Les travaux durèrent six semaines. Ce peu de temps suffit à Blouet et Dubois pour retrouver l’Héraklès au taureau, et d’admirables morceaux de sculpture qu’ils ont rapportés au Louvre. Malgré ce brillant début, il n’était pas réservé à la science française d’achever l’exploration d’Olympie. Les travaux de la mission française, interrompus au mois de juillet, à cause des extrêmes chaleurs qui faisaient du champ de fouilles une vraie fournaise, ne recommencèrent point l’automne suivant. Après quelques efforts stériles de l’École française, mal soutenue par son gouvernement, la tâche a été reprise par l’Allemagne, avec un éclatant succès. Depuis longtemps déjà, l’illustre historien Ernest Curtius, précepteur de celui qui devait être l’empereur Frédéric III, entretenait son élève de ce projet, et lui montrait, d’une part, l’importante contribution qu’une pareille entreprise apporterait aux sciences historiques, de l’autre, l’avantage qui en résulterait pour l’influence politique de l’Allemagne dans les pays du Levant. Un crédit énorme, qui dépassa certainement un million de francs, fut mis libéralement à la disposition des savants chargés d’organiser la mission d’Olympie. Tandis que les membres de l’École française conduisaient leurs fouilles comme ils pouvaient, avec l’aide de contremaîtres indigènes tout à fait insuffisants, et étaient obligés, au sortir de l’École normale et de l’agrégation, de s’improviser, sur le terrain, architectes, géomètres, arpenteurs, photographes et presque terrassiers, une nombreuse équipe d’ingénieurs et de dessinateurs fut mise au service d’Ernest Curtius. Au mois d’avril 1874, un traité conclu entre les gouvernements d’Allemagne et de Grèce, et ratifié par la Chambre hellénique, autorisa l’ouverture des travaux.
Les premières tranchées émerveillèrent les fouilleurs. À peine eut-on commencé à déblayer le temple de Zeus, que la radieuse Victoire de Pæonios sortit de terre. La seconde campagne remit au jour le temple de Héra, où l’on avait placé, comme un ex-voto précieux et rare, le coffret de cèdre, plaqué d’or, où Cypsélos, enfant, avait été caché par sa mère et dérobé aux poursuites des Bacchides. La troisième campagne devait être plus brillante encore. Les ouvriers découvraient le petit temple ionique, en marbre blanc, que Philippe de Macédoine fit bâtir après la bataille de Chéronée, et rencontraient un chef-d’œuvre de la statuaire, l’Hermès portant Dionysos enfant, de Praxitèle. En 1881, Olympie avait entièrement reparu, et Pausanias n’y eût pas été trop dépaysé. Le catalogue des découvertes de la mission allemande est un inventaire de trésors incomparables : on a retrouvé cent trente statues ou bas-reliefs de marbre, treize mille objets de bronze, six mille monnaies, quatre cents inscriptions, mille menus objets de terre cuite, quarante monuments d’architecture. Maintenant, du haut de la colline de Druva, on voit, dans la plaine autrefois déserte et rase, un amoncellement de marbres blancs, épars sur le sol. On suit, comme sur un plan en relief, le dessin des sanctuaires retrouvés. Mais les colonnes, chefs-d’œuvre des plus fameux architectes, sont décapitées. Les bas-reliefs, que Pæonios et Alcamène avaient sculptés sur les frontons, sont exposés, auprès des ruines, dans le musée Syngros. Il faut, si l’on veut apercevoir une image exacte de cette Altis d’Olympie, qui était le rendez-vous de tous les peuples grecs, mettre bout à bout tous les textes disséminés où les auteurs anciens ont décrit le sanctuaire de Zeus ; puis, à l’aide de ces indications, prolonger, par un effort d’esprit, la ligne interrompue des colonnes, refaire le profil éraflé des socles et des bases, rétablir, au-dessus des colonnades, les architraves tombées, achever l’angle des chapiteaux écimés, dérouler sur les frises, au-dessous des boucliers dorés, qui luisent, la légende divine, racontée par les sculpteurs, de telle sorte que l’on puisse ressusciter par une évocation historique, — parmi les bois d’oliviers, de myrtes et de platanes où éclatent gaiement les vives couleurs des temples, — la joie des fêtes antiques, l’allégresse des pèlerins accourus de tous les points de l’Hellade, la sérénité des dieux défunts et la splendeur du culte disparu.
C’est sur ce point que la science française a pris sa revanche. La collaboration de l’École d’Athènes et de la Villa Médicis nous a valu cet ingénieux et savant livre, où MM. Monceaux et Laloux ont apporté l’un son érudition copieuse et rapide, l’autre son vif sentiment de la beauté antique, la délicatesse de son goût, et cette connaissance des nécessités architecturales, sans laquelle l’érudition la mieux informée risquerait de se perdre dans des fantaisies. Dans cette promenade à Olympie, M. Monceaux nous raconte abondamment, en un style chaleureux, quelquefois tumultueux et surchargé de métaphores, mais presque toujours agréable, la légende et l’histoire, les aventures des dieux qui ont sanctifié par leur présence ce pays prédestiné, la succession des peuples qui ont construit ou enrichi les sanctuaires ; il nous donne, par le menu, l’énumération des prêtres, les détails relatifs au service du culte ; il décrit les grandes fêtes quinquennales, l’arrivée des pèlerins, la réception des délégués des villes, les processions et les sacrifices ; il nous fait assister aux concours olympiques, nous dit les noms des juges, des concurrents et des vainqueurs. Pendant ce temps, M. Laloux nous fait voir, en une série de planches, les fraîches couleurs du décor où ces choses se sont passées. C’est plaisir que de suivre pas à pas des guides si complaisants et si instructifs. À force de les écouter, nous finirons par croire que nous sommes nous-mêmes des pèlerins, et que nous apportons à Zeus un tribut d’offrandes.
Nous arrivons à Olympie par la route d’Athènes. Partis de grand matin, après avoir fait nos dévotions à l’autel des Douze dieux, nous avons marché pendant quatorze cent quatre-vingt-cinq stades. En chemin, nous avons traversé Mégare, Corinthe, Klitor et Thelpousa en Arcadie. Nous avons baigné nos pieds poudreux dans le Ladon et dans l’Alphée. Nous avons rencontré des compagnons de route, venus comme nous en pèlerinage, et nous avons pris plaisir, pour égayer la monotonie des heures, à nous conter les uns aux autres des récits fabuleux. Quelques vieillards se rappelaient le vieux temple de la Terre, bâti par les Pélages ; on y voyait un trou profond, espèce de soupirail, d’où sortaient des oracles redoutés. D’autres disaient comment Endymion, chef des montagnards d’Étolie, s’était uni à la Lune, et comment Pélops, ayant, grâce à la complicité du cocher Myrtile, vaincu à la course le roi Œnomaos et épousé sa fille Hippodamie, avait restauré les jeux Olympiques et construit des temples en l’honneur d’Hermès et d’Artémis ; comment les chefs doriens, descendants d’Héraklès, ayant reçu d’un oracle l’ordre de prendre pour guide un homme à trois yeux, suivirent un cavalier monté sur un mulet borgne, et devinrent, par ce moyen, les conquérants de l’Élide — Mais, du haut des collines, nous apercevons, à travers les arbres, la blancheur d’un grand mur. C’est le rempart de l’enceinte sacrée. Au-dessus de la corniche qui court le long de la crête du mur, les temples profilent l’arête de leurs toits couronnés d’acrotères. Pour entrer, nous sommes obligés de traverser un bois de pins, au-dessous de l’hippodrome, et de suivre la voie Olympique, non loin du temple d’Artémis Alphiæa, ainsi nommé parce que le fleuve Alphée, amoureux d’Artémis, poursuivit jusqu’en cet endroit la déesse, qui se cacha, toute tremblante, avec ses nymphes, dans les joncs d’un marais : quand le fleuve arriva, toutes se noircirent le visage avec de la boue, et l’Alphée ne put reconnaître Artémis. Cette route est bordée de tombeaux et de statues, comme la voie sacrée d’Athènes à Éleusis.
Nous entrons par une jolie porte, couronnée d’un fronton et décorée d’une petite colonnade dorique. Nous voici dans les avenues et les bois sacrés de l’Altis. Une bonne odeur de chèvrefeuilles flotte sous les hauts platanes. Parmi les feuilles tombées, l’eau court, limpide et étincelante, fuit, dans les rigoles, ou s’étale, dans les bassins, en nappes miroitantes. Il fait bon, dans cette ombre fraîche et ces parfums, sous le tiède soleil qui fait pleuvoir, à travers les branches, des flèches d’or. En nous promenant sous bois, à l’aventure, nous rencontrons, à chaque pas, des autels de marbre blanc, sur lesquels tremble l’ombre des feuilles. D’innombrables statues de Zeus, en bronze, peuplent les allées étroites. Toutes les cités grecques ont tenu à consacrer l’effigie du dieu. Le Zeus des Lacédémoniens a douze pieds de haut. Les Thessaliens, pour rappeler une grande victoire remportée sur leurs voisins de Phocide, ont fait faire par Ascaros, le statuaire thébain, un Zeus couronné de fleurs. Il faut saluer surtout la statue de bronze, fondue par Anaxagoras d’Égine, et consacrée par les villes grecques, après Platées. Vraiment, ici, le dieu a toutes les attitudes et tous les visages. Ici, juché sur une petite colonne, il étend la main vers nous. Le voici, gracieux et sans barbe, tout rayonnant de jeunesse. Là-bas, il se cache avec Ganymède, dans un bosquet.
Voici des statues d’athlètes, des chars, tout ce qui peut célébrer les victoires olympiques. Les vainqueurs, musculeux et superbes, s’alignent en longues avenues de statues. Les deux plus anciennes effigies se trouvent près de la colonne d’Œnomaos ; l’une est en bois de cyprès : elle représente Praxidamas d’Égine, qui remporta le prix du pugilat dans la LIXe Olympiade ; l’autre est en figuier : c’est Phexibios d’Oponte, qui fut vainqueur au pancrace, dans la LXIe Olympiade. Si nous consultons les exégètes, chargés de guider les voyageurs dans ce dédale d’ex-voto, on nous montrera, en face de l’entrée du temple de Zeus, plusieurs groupes de bronze, chefs-d’œuvre des maîtres les plus fameux, qui les ont façonnés pour immortaliser les luttes mémorables de l’hippodrome. Voici le char de Gélon, signé par Glaucias d’Égine. Onatas d’Égine et Calamis ont travaillé tous deux au monument de Hiéron, fils de Dinomène : l’un a fait le quadrige et l’autre les chevaux. Derrière le Zeus de Platées se cache le quadrige de Cléosthène d’Épidamne, le premier qui consacra sa victoire hippique en dressant sa statue sur un char. En passant, notre guide nous nomme complaisamment tous les athlètes fameux, tous les coureurs célèbres qui ont triomphé dans la poussière olympique : Pheidolas, l’illustre cavalier de Corinthe, a consacré le portrait d’Aura, sa bonne jument.
Voici un homme qui joue de la flûte : c’est le musicien Pythocritos de Sicyone, qui, pendant six fêtes consécutives, a eu l’honneur d’accompagner les fêtes du pentathle. Un peu plus loin, la Ligue achéenne a consacré un magnifique ex-voto : sur une longue base sont rangés les neuf chefs qui tirèrent au sort l’honneur de combattre Hector. Voici Ulysse, Agamemnon, Idoménée, Diomède, les deux Ajax, Mérion, Eurypyle, Thoas. Le vieux Nestor agite les noms des héros dans un casque. Passons devant l’Héraclès de bronze, haut de dix coudées, que les Thasiens ont commandé à Onatas d’Égine. Voici un singulier groupe : trente-cinq enfants sont rangés autour de leur maître et d’un joueur de flûte. Une vieille inscription nous raconte la touchante histoire de ces enfants. Ils allaient à la fête de Rhégion, sur une trirème fleurie. Ils se sont noyés dans le détroit de Messine. Les poissons les ont dévorés. Et leurs parents ont voulu que le fameux sculpteur Callon d’Élis immortalisât leur forme terrestre.
Mais de tous ces chefs-d’œuvre qui peuplaient les allées de l’Altis, un des plus beaux
était la Victoire de Pæonios. On la voyait de loin sur la terrasse de
Zeus. Son piédestal était formé de sept blocs de marbre superposés. Elle a été consacrée
par les Messéniens de Naupacte, qui ont gravé sur la base cette inscription :
« Les Messéniens et les habitants de Naupacte à Zeus Olympien. Dîme du
butin conquis sur les ennemis. Exécuté par Pæonios de Mendé,
qui, pour les sculptures en haut du temple, a remporté le prix et fait les
figures. »
La Victoire ◀semble▶ glisser dans l’air, tant son allure est légère
et rapide. Les plis de sa fine tunique de lin flottent sur les formes robustes et
délicates, sans brider le mouvement de la déesse, qui marche en avant, toute rayonnante
de jeunesse et d’espoir. Le chaud soleil a doré le marbre, et quand l’effigie
victorieuse apparaît dans le ciel clair, on dirait qu’elle est vivante, qu’elle va se
détacher de son socle et prendre son vol.
L’exégète nous conduit au seuil du grand temple, près de l’autel d’Athéna Ergané, la déesse industrieuse pour laquelle les descendants de Phidias répandent, à certains jours, des libations d’huile sainte. La façade brille, étincelante d’or, enluminée de joyeuses couleurs. Six colonnes doriques soutiennent l’architrave, qui est blanche comme celle du Parthénon, mais où l’on a suspendu des boucliers d’or. Le fût des colonnes est blanc ; mais des palmettes et des lotus fleurissent sur l’échine des chapiteaux. Au sommet du fronton se tient debout une Victoire qui porte un bouclier d’or. Pæonios a sculpté les figures qui se détachent, très claires, sur le fond bleu du fronton oriental. Il a voulu représenter les apprêts de la course de char où vont lutter Pélops et Œnomaos. Zeus est debout, au milieu. Il a une grande barbe et porte le sceptre. À sa droite, Œnomaos, casque en tête et la chlamyde sur l’épaule, s’appuie, de la main gauche, sur son arc. De l’autre côté, Pélops, tout jeune, sans barbe, en cuirasse de bronze, le bouclier lacé au bras gauche, et la lance dans la main droite. Les deux héros sont plus petits que le dieu. À la droite d’Œnomaos, sa femme Stérope, fille d’Atlas, en tunique talaire. À gauche de Pélops, Hippodamie, la tête penchée, toute rêveuse. Ce groupe, exactement équilibré, se divise en deux parties, en deux camps. Les personnages se répondent et ◀semblent▶ se faire contrepoids : à droite, les trois chevaux de Pélops et le cocher Sphairos, le genou en terre, la bride passée autour du bras droit, puis un vieillard chauve, assis et grave, sans doute le maître du héros ; puis, après un jeune homme au fier profil, qui est un compagnon d’armes du héros, le fleuve Kladéos, couché dans l’angle du fronton, les deux bras accoudés au sol. De l’autre côté, le cocher Myrtile et les trois chevaux d’Œnomaos, un serviteur d’Œnomaos, et une jeune fille qui regarde l’Alphée, étendu tout de son long, le menton dans la main.
Faisons le tour du monument, le long des treize colonnes qui suivent le mur de la cella. Et, sans nous attarder trop longtemps aux trépieds de bronze, aux colonnes, aux vases précieux qui bordent le chemin des processions, arrêtons-nous devant la façade occidentale. Nous avons, à notre main gauche, le Pélopéion et l’Héraion, derrière nous le Prytanée et le Philippéion. Le fronton occidental, qu’on nous dit être d’Alcamène, est plus beau que l’autre. Le statuaire a voulu représenter le combat des Centaures et des Lapithes, aux noces de Pirithoos. Au milieu, Apollon, dieu de Delphes et protecteur d’Olympie, père de Kentauros et de Lapithès, les ancêtres des deux races ennemies. Le dieu est calme, impassible. De belles boucles serrées entourent son front. Une draperie qui couvre l’épaule droite laisse à découvert le cou, la poitrine large et musculeuse, tout le corps jeune et souple, robuste et délicat. De chaque côté d’Apollon, des groupes violents se démènent en des poses furieuses. D’un côté, le centaure Eurytion, la croupe et le buste tordus, enlève Deidamia. Mais Pirithoos assène sur le front du monstre un coup de marteau. De l’autre côté, Thésée assomme un autre centaure, tandis que, vers les angles du fronton, des lutteurs obstinés, les muscles gonflés, la poitrine haletante, le visage en sueur, se saisissent et se terrassent. Si, maintenant, nous montons les degrés qui mènent au stylobate, et si nous regardons les bas-reliefs qui décorent la frise intérieure du portique, nous apprendrons, comme dans les chants successifs d’un poème, l’histoire héroïque d’Héraklès, fondateur des jeux Olympiques. Voici le héros, vainqueur du sanglier d’Érymanthe ; il apporte sur son épaule la bête encore vivante ; Eurysthée a peur ; il se blottit dans un tonneau, et fait signe au chasseur de ne pas approcher… Héraklès dompte les chevaux féroces de Diomède… Héraklès est allé près de Gadès enlever les troupeaux du triple Géryon ; déjà il a tué les bergers et les chiens ; maintenant il livre bataille au monstre ; l’un des trois corps de Géryon est blessé et retombe à terre ; les deux autres corps, couverts de boucliers, inclinés sur les genoux, combattent encore… Héraklès soutient la voûte du ciel. Devant le héros s’avance Atlas, les cheveux serrés dans un diadème, tenant dans ses deux mains étendues des pommes d’or. Derrière Héraklès, une Hespéride est debout, drapée d’une tunique talaire… Les écuries d’Augias. Héraklès, armé d’une large pelle, dans l’attitude d’un bon ouvrier, pousse le fumier. Derrière lui, Athéna, casquée, l’encourage… Héraklès tire au bout d’une corde Cerbère, qui résiste mollement, comme un bon chien de chasse… Si nous allons voir la frise intérieure de l’autre façade, les figures de marbre nous raconteront l’histoire du lion de Némée, des oiseaux de Stymphale, du taureau crétois, de la biche Cerynite, de l’amazone Hippolyte.
Le porte-clefs du temple, à qui l’on confie la garde des ex-voto et du trésor, ouvre la porte de fer par où l’on entre dans le pronaos. On marche sur une mosaïque où des tritons soufflent dans des conques. Dans tous les coins il y a des entassements d’offrandes. Nous sommes dans un musée : près de nous, Ekékheiria, déesse de la paix sacrée, couronne Iphitos, pour le récompenser d’avoir institué la trêve olympique ; voici la signature de Glaucos d’Argos, sur les statues d’Amphitrite, de Poseidôn et d’Hestia ; Nicodamos du Ménale a fait pour les Éléens une Athéna casquée, armée de l’égide ; Calamis a fait pour les Mantinéens une Victoire sans ailes. À droite, contre le mur du fond, sur un large piédestal, se cabrent les chevaux de bronze, consacrés par Cyniska, fille d’Agésilas, et fondus par le sculpteur Apelleas. Une porte s’ouvre ; dans le demi-jour de la cella, sous les reflets de pourpre du voile précieux offert par le roi Antiochos, parmi les boucliers d’or, les vases d’argent, les trépieds de bronze où vacillent de vagues reflets, le dieu apparaît. Il est assis sur un trône que décorent des profils de sphinx et des statuettes de la Victoire, et qui repose sur des lions couchés. Dans sa main droite, il tient une Victoire d’or, dont les ailes sont largement éployées. Sur le sceptre où s’appuie sa main gauche étincelle un aigle d’or. Au-dessus du front calme et vaste, l’ample chevelure s’épand en grandes boucles, et le pli de la lèvre hautaine se perd dans l’opulente barbe. La poitrine, large et robuste, est nue, mais une draperie d’or, semée d’étoiles et chamarrée de bêtes fantastiques, glisse le long de l’épaule gauche, s’étale sur les genoux et tombe sur les pieds du dieu. Zeus nous regarde fixement ; la terreur s’empare des assistants, devant cette toute-puissance si calme, et, tout bas, ils prient le sacrificateur, appelé catémérothyte, d’offrir, en leur nom, un sacrifice au grand autel de Zeus.
C’est Phidias, fils de Charmidès, Athénien, qui a fait cette statue. Vingt ans après que le temple fut achevé, Phidias fut appelé par le sénat d’Olympie. Il amena avec lui son parent Panœnos, qui avait déjà travaillé au Pœcile d’Athènes, et son élève Colotès ; Panœnos cisela les détails du socle et du trône, puis il peignit les fleurs qui ornaient le vêtement du dieu. On conte qu’un jour Phidias avait exposé son œuvre inachevée ; caché dans un coin, il écoutait ce que disaient les visiteurs. Comme les critiques avaient été nombreuses et vives, le vieux maître s’enferma de nouveau avec sa statue ; quand il eut corrigé tous les défauts qu’il put apercevoir, il se prosterna devant le dieu et lui demanda s’il était content de la figure terrestre qu’il lui avait donnée. Aussitôt un joyeux tonnerre retentit dans le ciel serein et la foudre tomba dans le temple, sans faire de mal à Phidias, qui reconnut à ce signe que le divin modèle était content. Depuis ce temps, les polisseurs appelés phaedryntes, chargés de verser de l’huile sur l’ivoire du colosse, afin de le préserver de l’humidité, sont toujours choisis parmi les descendants de Phidias.
Près du temple de Zeus, se trouve celui de Héra. C’est un des plus vieux sanctuaires de
l’enceinte sacrée. Dans l’opisthodome, les cleidouques conservent le coffre de Cypsèlos.
Il est façonné en bois de cèdre, plaqué d’ivoire et ciselé d’or. Sur les quatre faces,
on a sculpté des bas-reliefs et gravé des inscriptions, qui furent composées, dit-on,
par Eumélos de Corinthe : Œnomaos poursuit Pélops et Hippodamie, qui fuient sur un char
attelé de chevaux ailés… Héraklès perce de flèches l’hydre de Lerne… Le roi de Thrace
est défendu contre les Harpies par le fils de Borée… La Mort et le Sommeil défilent,
avec la Nuit leur nourrice… La Justice frappe le crime… Idas enlève Marpessa aux beaux
pieds… Zeus offre à Alcmène une coupe et un collier… Ménélas gronde Hélène… Les Muses
chantent autour d’Apollon… Voici Borée qui enlève Orithye, Héraklès qui terrasse le
triple Géryon, Thésée et Ariadne, le combat d’Achille et de Memnon, Mélanion et
Atalante, le duel d’Ajax et d’Hector, Hélène et les Dioscures, Circé et Ulysse, Nausicaa
se rendant au lavoir. Ce coffret est une théogonie, un poème épique ; il faut le lire
comme un livre sacré. La déesse est assise, dans la cella, auprès de Zeus ; sa
chevelure, qui se colle à son
front en bandeaux ondulés, est
serrée d’un étroit diadème ; sous la haute arcade des sourcils, les gros yeux,
saillants, regardent d’un air étonné. Homère a dit : « Héra aux yeux de
vache »
. Mais la merveille du temple de Héra, c’est l’Hermès portant
Dionysos enfant, de Praxitèle. Le vieil auteur du poème homérique appelé
Hymne à Hermès serait content s’il voyait cette statue, et un Athénien
penserait à ces vers du poète Euripide :
Atlas qui, de ses épaules d’airain, soutient le ciel, demeure antique des dieux, engendra une déesse, Maïa, qui m’a enfanté, moi Hermès, messager de Zeus, le plus grand des Daimones. Mon frère Phoibos me fit cette prière : « Ô frère, étant allé vers le peuple autochtone de l’illustre Athéna, tu prendras sous la roche creuse un enfant nouveau-né. Porte-le, avec son berceau et ses langes, à mon temple de Delphes, et dépose-le à l’entrée de mes demeures. Pour le reste, cet enfant étant le mien, c’est à moi de m’en inquiéter. » — Afin de plaire à mon frère Loxias, j’ai emporté le berceau de joncs tressés, et j’ai déposé l’enfant sur les marches du temple.
Ici, ce n’est pas le fils d’Apollon et de Créuse que le dieu porte dans ses bras : c’est Dionysos. Hermès est beau d’une beauté surhumaine et parfaite ; sa poitrine est large et svelte, ses cuisses fortes et fines. Debout, il regarde le petit enfant potelé et joufflu qu’il soutient sur son bras gauche et qui lui tend les mains. Nous ne pouvons le quitter, tant nos yeux aiment à suivre le contour parfait de sa forme vigoureuse et souple.
Entre le temple de Zeus et celui de Héra, les Achéens de Pise ont élevé un temple à Pélops, le héros de leur race. Le Métroon est un monument digne de la splendeur d’Olympie. Mais une des grandes curiosités de la ville sainte, c’est, sans contredit, la Terrasse des Trésors, le long du mur d’enceinte, tout au pied du mont Kronios. Si l’on veut avoir quelque idée de la richesse et des mœurs des peuples qui honorent Zeus olympien, c’est ici qu’il faut venir, et visiter en détail tous les petits monuments dont les façades bariolées s’alignent sur cette longue rue. Les gens de Sicyone conservent, avec un soin jaloux, dans le local qui leur est concédé, trois disques qui ont servi à la lutte du pentathle, l’épée de Pélops, ornée d’une garde d’or, une corne d’Amalthée, en ivoire, envoyée par Miltiade, premier tyran de la Chersonèse ; deux châsses, dont l’une, consacrée par Myron, tyran de Sicyone, est en bronze de Tartessos et pèse cinq cents talents. Si vous aimez les armes barbares de Moloch, le dieu-taureau à trois yeux, les emblèmes de Baal-Ammon, les voiles de pourpre phénicienne, entrez dans le petit monument construit par Pothaios, Antiphilos et Mégaklès, sur l’ordre de Gélon, tyran de Syracuse. On a pendu au mur ou exposé sur des tables la meilleure part des objets précieux pris aux Carthaginois à la bataille d’Himère. Dans le trésor de Byzance, il y a une riche collection de vaisselles d’or et d’argent, une sirène et un triton en bois de cyprès.
Les gens de Métaponte possèdent une idole d’Endymion, en ivoire, et cent trente-deux
coupes d’argent. Les Mégariens ont gravé sur l’architrave de leur chapelle, une
inscription qui nous apprend qu’ils l’ont bâtie en souvenir d’une victoire sur Corinthe.
Les bas-reliefs qu’ils ont fait sculpter sur le fronton ne sont pas très beaux, mais ils
sont très anciens et peints de toutes les couleurs, comme ceux du temple d’Héraklès, sur
l’acropole d’Athènes. Les Mégariens sont fiers des épées et des casques qu’ils ont
amoncelés en ce lieu. Mais leur monument n’est pas si beau que le trésor de la ville de
Géla, qui est tout reluisant de terres cuites peintes. Il est agréable de rester
longtemps sur cette terrasse ; car, de ce point, nous embrassons, d’un seul regard, la
vue entière de la ville sainte. Au moment où le soleil décline, lorsque le ciel est
rose, cette vue est incomparable. Devant nous, à nos pieds, sous les portiques de
l’agora, des marchands vendent aux pèlerins de menus objets de piété, surtout des
statuettes de Zeus, en bois ou en bronze doré. À notre gauche, la piste dallée du stade,
avec la tribune des arbitres, et l’autel de marbre blanc où s’assied la prêtresse de
Déméter Chamyne, la seule femme admise aux courses. Puis, au bout d’un chemin qui longe
la tribune des arbitres, l’hippodrome. Les
Grecs s’y
assemblent, à certains jours, pour y admirer la beauté des hommes forts et des chevaux
de race : « Ô étranger, disait Solon à un Scythe barbare qui ne comprenait pas
l’attrait de ces spectacles, si nous étions à l’époque des jeux Isthmiques ou des
Panathénées, tu apprendrais, en voyant ce qui s’y passe, que nous n’avons pas tort de
montrer tant d’ardeur pour ces fêtes. Je ne puis, par la parole, te donner une idée du
plaisir que tu aurais, assis au milieu des curieux, à voir la bravoure des athlètes,
la beauté de leur corps, leurs admirables poses, leur merveilleuse souplesse, leur
force infatigable, leur audace, leur émulation, leur courage invincible, leurs efforts
incessants pour la victoire. Je suis certain que tu ne cesserais de les combler de
louanges, de te récrier et d’applaudir… »
Je me suis attardé à rêver à propos du livre de MM. Monceaux et Laloux. Il y a des poèmes épiques moins riches de visions, de surprises et de pensées, que l’ingénieux catalogue qu’ils ont patiemment dressé. Il me ◀semble▶ maintenant que je suis allé à Olympie, comme le jeune Anacharsis, avec deux compagnons qui ont à leur service des moyens d’information dont Barthélemy ne disposait pas. C’est pourquoi je n’aurai pas le courage de chicaner les deux restaurateurs d’Olympie sur l’audace, quelquefois un peu risquée, avec laquelle la plume de l’érudit et le crayon de l’architecte suppléent au silence des textes ou aux irréparables lacunes des murs écroulés. Quels que soient les scrupules qui, sur certains points de détail, peuvent faire hésiter notre créance, l’ensemble du livre évoque une vision nette, précise, splendide. C’est tout un coin de l’antiquité qui traverse la nuit et rayonne du fond des temps. Telle est la magie des sciences nouvelles qui sont venues récemment au secours de l’histoire. L’épigraphie et l’archéologie ne sont ennuyeuses que pour ceux qui ne savent même pas le sens de ces deux mots. Ce sont des instruments d’optique d’une singulière puissance et d’une rare clarté. Elles nous font voir les hommes du passé, non pas dans les poses convenues que leur inflige l’histoire oratoire, mais dans le détail de leur vie quotidienne, dans le décor matériel que leurs mains ont touché et que leurs yeux ont vu. Seules, ces études patientes peuvent nous donner l’illusion et comme l’hallucination obsédante des choses mortes qui ont, pendant un moment, amusé, émerveillé, passionné l’esprit changeant des hommes. Les deux auteurs de la Restauration d’Olympie ont fixé leur attention sur un sujet singulièrement digne de leur science et de leurs efforts. L’enceinte sacrée d’Olympie, égayée d’eaux vives et de bois de platanes comme une mosquée, encombrée de marchands comme un bazar, parfois peuplée d’une foule bruyante comme un champ de foire, mais parfumée d’encens et tout étincelante de marbres, était à la fois la demeure préférée de Zeus et un incomparable musée où un peuple prédestiné conservait les œuvres les plus rares de son génie. Si je ne craignais de faire, avec le temps présent, un de ces rapprochements qui plaisent aux gens du monde, mais qui brouillent trop souvent l’exacte nuance de ce qui est, je dirais qu’il y avait là une sorte d’exposition universelle de l’hellénisme, exposition permanente à laquelle travaillaient les sculpteurs, les peintres, les poètes, les athlètes, tous ceux qui étaient capables de révéler aux hommes le secret de la divine beauté. Hérodote prétendit concourir aux jeux Olympiques en lisant aux Hellènes assemblés ses récits de guerre et d’aventures, et les auditeurs le récompensèrent en donnant à chacun des livres de son histoire le nom d’une muse. Les pèlerins ont entendu, près du temple de Zeus, les phrases amples et sonores d’Isocrate, et ils y ont pris autant de plaisir qu’à la vue des beaux corps qui étalaient leur nudité, dans le stade, comme des statues vivantes. Ainsi, toutes les formes par lesquelles la beauté peut se montrer aux hommes et les consoler, l’équilibre puissant des masses architecturales, faites pour durer éternellement ; le calme et la sérénité des effigies divines ; le rythme des vers habilement cadencés ; la persuasion qui va des lèvres éloquentes aux âmes charmées ; la force et la vaillance des jeunes hommes, semblables aux héros, qui sont l’orgueil d’une nation et la fleur d’une race, tout ce que l’esprit des Grecs rêvait de plus rare et de plus précieux, contribuait à la splendeur de ces fêtes d’Olympie, les plus belles peut-être, à coup sûr les plus harmonieuses qui aient été offertes à l’admiration du genre humain.
IV. Auguste Angellier et Robert Burns23
Auguste Angellier ! Encore un qui sera perpétuellement oublié dans la nomenclature îles « notoriétés » contemporaines, s’il s’obstine à chercher, dans le coin de province où le sort l’a confiné, les pensées fortes, les visions belles, les vers caressants et subtils, sans se plier aux opérations de courtage, aux roueries cabotines et aux opérations de charlatanisme sans quoi nul ne peut, dans notre République athénienne, obtenir l’audience du public.
De quels ingrédients se composent les réputations littéraires ? M. Paul Stapfer a étudié cette question dans un livre qui restera comme une poignante imprécation adressée à notre veulerie, livre cligne d’être médité, appris par cœur, et que peu de personnes ont lu. Pourquoi encore ? Et pourquoi Émile Montégut fut-il moins célèbre que Paul de Saint-Victor ? Et pourquoi M. Ferdinand Fabre n’est-il pas de l’Académie ? Pourquoi ne voit-on pas se répandre au-delà d’une élite peu nombreuse, les sobres et lumineux récits de M. Arthur Chuquet, lequel est un historien si exact, si informé ? Pourquoi Fustel de Coulanges ◀semble-t▶-il, aux yeux de la postérité timide, moins grand que Polybe ou que le président de Montesquieu ? Pourquoi Élémir Bourges est-il magnifiquement ignoré ? Pourquoi… Mais ce questionnaire pourrait se prolonger indéfiniment. Aujourd’hui, je ne m’irriterai pas contre ces anomalies. Angellier m’en voudrait. Car je ne connais pas d’homme qui soit plus détaché de la vanité temporelle, plus dédaigneux de la réclame, plus indulgent aux « rosseries » du silence voulu, plus clément aux niaiseries du snobisme, plus insensible aux douceurs décevantes de la « publicité ».
C’est à Londres, le long des hautes maisons de Holborn, par une exquise journée de printemps voilé, que je rencontrai pour la première fois ce grand garçon, allègre et simple, également dénué de bagou français et de chic anglais, ni gommeux ni swell, fougueux dans son langage, dégagé dans ses manières, souriant et affable malgré sa moustache de matamore et sa barbiche de reître, toujours coiffé, quelles que soient les saisons, d’un chapeau mou qui encadre d’un revers à la mousquetaire sa bonne face de luron pensif.
Attablé, avec lui, dans un grill-room, je l’écoutai, rapportant avec une brusquerie pittoresque ses récentes impressions de Manchester, et laissant errer sa pensée vers les collines et les falaises d’Écosse, où il est allé chercher, près de la mer pâle, parmi les bruyères qui fleurissent et les marais qui miroitent, l’âme errante de Robert Burns, son poète préféré.
Ce Burns — je crois utile de donner tout de suite quelques renseignements sommaires sur
son état civil — ce Burns, assez peu lu en France et très populaire chez nos voisins
d’outre-Manche, naquit sur la côte sauvage de la mer du Nord, le 25 janvier 1759, et
mourut, le 21 juillet 1796, dans une pauvre maison de Dumfries. Sa mort fut un deuil
national pour les Écossais, dont il était, en quelque sorte, le barde. Les cloches
municipales sonnèrent sa dernière heure. Les notables du comté d’Angus s’assemblèrent en
procession funèbre pour honorer son enterrement. La cavalerie des Cinq-Ports escorta son
cercueil. Les gens des Hautes-Terres suivirent son deuil en jouant de la cornemuse.
Vingt volontaires des milices bourgeoises, en grand uniforme et le fusil renversé,
firent la haie autour de sa fosse. Et
maintenant, chaque été,
quand revient la date anniversaire de cette mort éclatante, l’agence Cook dirige, sur la
route de la petite ville d’Ayr, des coatches pleins d’Anglais et
d’Anglaises qui vont, pèlerins passionnés, porter un tribut dévot à la chaumière
d’argile où, par une nuit orageuse, naquit Robert Burns. Les ruines de Newstead Abbey,
où lord Byron souffrit et se lamenta, la maison cossue de Cowper à Olney, les tourelles
gothiques de Walter Scott à Abbotsford, la paisible demeure de Wordsworth à Rydal Mount,
l’allée d’Addison, à Oxford, et même la maison natale de Shakespeare à
Stratford-sur-Avon ne sont pas plus fréquentées que ce cottage de paysan. C’est que, dit
Angellier, « la vie et les œuvres de Burns sont assez pleines d’un intérêt unique
pour exciter toutes les curiosités, assez pleines d’infortunes et de beautés pour
exciter toutes les pitiés et toutes les admirations »
.
Pendant sa courte vie, Burns fut laboureur, berger, batteur en grange, moissonneur, étudiant, théologien, franc-maçon, cardeur de filasse, fermier, officier de l’Excise (nous dirions aujourd’hui « rat de cave »), politicien de petite ville, mais surtout buveur de whiskey, coureur de femmes et grand poète.
Si le jeu des comparaisons n’était pas un dangereux exercice, commode seulement pour les conférenciers en quête d’applaudissements, je dirais qu’il fut un Heine champêtre, un Musset calédonien, un Byron rural, un highlander atteint de baudelairisme, un Verlaine quasiment scandinave. Angellier, avec une indulgence qui ne manque pas de désinvolture, lui octroie une absolution pleine et entière, à cause de son génie :
« Bah ! s’écrie-t-il, cela avancerait bien le pauvre Villon d’avoir été un bourgeois dodu, calfeutré “lez un brasier en chambre bien nattée” avec dame Sidoyne ? Vaut-il pas mieux avoir fait la Ballade des Dames du temps jadis ? Et en admettant qu’il n’en sache plus rien lui-même à l’heure qu’il est, n’est-ce pas un plaisir aussi doux de goûter ses propres vers, que de “boire ypocras à jour et à nuytée” ? Ainsi de Burns. Quand il serait devenu fermier cossu, et qu’il aurait eu un crédit à la Banque, vaut-il pas mieux qu’il ait fait la Vision et vécu pauvre ? Et quel jour de marché et de vente lui aurait procuré une fête intérieure comme celles qui ont réjoui son âme ? »
Cultivateur négligent, Burns vécut donc pour l’amour et par l’amour. Même, il en mourut
à trente-six ans et ne regretta jamais d’avoir sacrifié sa vie à ce mirage. L’amour, à
ses yeux, n’était pas seulement l’échange de deux fantaisies et le contact de deux
épidermes, mais surtout une occasion de rêve, un frisson de délices et, selon la
ravissante expression de John Keats, « une chose
de
beauté, une joie éternelle », a thing of beauty, a joy for
ever
.
« L’amour sage ou insensé, dit son biographe Hately Waddell, fut une perpétuelle
nécessité de son âme. »
Jusqu’à son déclin précoce et à sa fin prématurée,
cette passion garda chez lui une fraîcheur d’aurore. Ses dernières aventures sont aussi
ingénues que les équipées de son premier printemps24.
Ayant aimé véritablement les femmes, il fut aimé d’elles. Quand il passait, jeune, sur
le chemin d’Ayr, au retour des moissons ou des semailles, avec son bonnet bleu, sa
chevelure nouée et son plaid drapé, les belles filles chuchotaient : « C’est Robie
Burns ». Angellier nous affirme qu’il était alors « un beau gars de taille moyenne,
robuste, carré, agile, quoique d’une structure massive, le teint brun, le front solide,
les cheveux noirs, les traits un peu gros, la bouche forte et mobile, et de merveilleux
yeux noirs, larges, hardis, étincelants ». Le docteur Currie rapporte que « sa
physionomie avait, à première vue, un certain air de lourdeur, mêlé à une expression
de profonde pénétration et de réflexion calme qui touchait à la mélancolie »
.
Quoi qu’il en soit, je crois que des affinités secrètes et une
ressemblance fraternelle ont induit Angellier à s’occuper de Burns. Jamais on ne vit
deux poètes associés par une plus indissoluble intimité. Pendant plus de quinze ans,
toutes les pensées d’Angellier se rapportèrent à Burns. C’est un cas, tout à fait
singulier, de pénétration et, pour ainsi parler, de transsubstantiation intellectuelle.
Partout, à pied et à cheval, en fiacre, en chemin de fer, en omnibus, le poète français
songeait à son mauvais sujet d’Écosse. De même que l’auteur de
l’Imitation a voulu se perdre en Dieu, Angellier a voulu s’abîmer en
Burns. On pourra regretter cet élan presque mystique, si l’on songe que, tout en
commentant les vers d’un autre, le narrateur de la Vie de Robert Burns a
écrit des vers comme ceux-ci :
Les caresses des yeux sont les plus adorables ;Elles apportent l’âme aux limites de l’êtreEt livrent des secrets autrement ineffables,Dans lesquels seuls le fond du cœur peut apparaître.Les baisers les plus purs sont grossiers auprès d’elles ;Leur langage est plus fort que toutes les paroles ;Rien n’exprime que lui les choses immortelles,Qui passent par instants dans nos êtres frivoles.Lorsque l’âge a vieilli la bouche et le sourireDont le pli lentement s’est comblé de tristesse,Elles gardent encor leur limpide tendresse.Faites pour consoler, enivrer et séduire,Elles ont les douceurs, les ardeurs et les charmes !Et quelle autre caresse a traversé des lames ?
Relisez cela, je vous prie. Relisez-le doucement, avec la voix intérieure. Savourez-le comme on déguste, à petites doses, une liqueur précieusement distillée. Il faudrait avoir le goût bien blasé par les grosses nourritures pour n’y pas reconnaître d’abord quelque chose de délicat, de subtil et de rare, dont la ténuité, si frêle et si pénétrante, résiste à l’oubli. Remarquez, entre autres, le dernier vers. À lui tout seul, il est un signe d’élection. L’homme qui a noté ainsi cette nuance de sentiment et de pensée peut se permettre des gaucheries d’expression, des pauvretés de rime, toutes sortes de fautes contre les règles. Il ne doit rien envier aux virtuoses dont nous sommes obsédés et assourdis. Il a ce que le métier ne donne pas.
Je feuillette le recueil de sonnets qu’il a dédiés. À l’amie perdue. J’y trouve ceci :
Cette gerbe qui vient des régions vermeillesT’apporte leurs parfums et presque leurs rumeurs,Car j’ai, pour la cueillir, secoué les abeilles
Ceci encore :
Par le sable désert, nous rentrons à pas lents,Et nous sentons finir et s’éteindre en notre âmeCe beau jour qui se meurt sur les flots nonchalants.
Et ailleurs cette plainte poignante qui clôt cette noble aventure d’amour :
Ah ! chers instants du cœur, conservés dans ces vers,Vous que j’ai recueillies, ô corolles séchées,Parce que vous gardez le parfum des bois vertsOù vous avez poussé sous les branches penchées,Vous êtes quelques fleurs au hasard détachéesParmi des sentiments infinis et divers,Un rameau retiré des profondes jonchéesDe mes délices morts, de mes chagrins soufferts ;Vous êtes au bonheur dont mon âme fut ivreCe qu’est un bouton d’or emporté dans un livreAux prés où le printemps répand sa floraison ;Et votre tristesse est à celle que supporteMon cœur triste toujours ce qu’est la feuille morteAu deuil de la forêt qui remplit l’horizon.
Mais c’est faire tort à ces poèmes que d’en émietter en bouquets d’anthologie la vivante végétation. Le lecteur qui voudra s’y aventurer y trouvera maint bourgeon parasite et quelques mauvaises herbes. Mais, au sortir des broussailles où la ronce foisonne, il sera réconforté, rafraîchi par des sources inattendues. Surtout, s’il est las de l’impeccabilité insupportable et de la jonglerie du Parnasse agonisant, qu’il cherche, en cet asile de feuillages et de fleurs, des musiques frissonnantes et des images voilées. La brume légère qui, par endroits, pose une gaze d’argent sur les contours précis et sur la netteté toute latine de ces élégies, est venue des montagnes de l’Écosse, J’ai dit qu’Angellier avait passé quinze années à raconter, à expliquer Robert Burns.
Le résultat de ces quinze années de labeur, le voici. Deux gros volumes in-octavo, imprimés en petit texte. L’un de ces volumes a 574 pages, l’autre 436. Le second tome est précédé d’une préface où l’auteur fonce, tête baissée, poings serrés (tel un boxeur d’Oxford ou de Cambridge) contre les méthodes et les théories que Taine voulut faire triompher en écrivant sa fameuse Histoire de la littérature anglaise. Dans ce match, le rigide système de la race, du milieu et du moment reçoit de rudes coups… Et quelle abondance d’informations ! Quelle variété de faits, de dates, de sentiments, d’idées ! Quel dépouillement minutieux des textes, de tous les textes, comme disait, avec une douce insistance, notre Fustel de Coulanges, lorsqu’il nous exposait, en d’admirables Discours de la méthode, les règles de l’investigation historique ! On prétend, surtout chez nos voisins d’outre-Manche, que les Français sont désormais incapables d’un effort suivi, qu’ils ont les reins cassés lorsqu’ils ont livré à quelque marchand de bouquins une historiette obscène, et qu’ils sont à bout de souffle dès qu’ils ont lu, du bout des cils, la dernière fadaise consacrée par la mode et recommandée par les snobs. Faisons mentir ces méchants truisms en lisant cette vie détaillée de Robert Burns. Ceci restera, n’en doutez point, alors que la plupart des « proses », sur lesquelles notre admiration peu sincère se pâme, auront disparu. C’est ce qu’on appelle, dans le langage des ateliers de science où le vulgaire ne pénètre pas, une « contribution » importante à l’histoire de l’esprit humain. Nul ne pourra désormais décrire l’évolution intellectuelle du peuple anglais sans recourir à cette monographie. Ainsi, malgré son apparence massive et sa figure lourde, cet ouvrage tout plein de « substantificque moelle » aura sa place marquée dans les bibliothèques de nos petits-neveux, à moins que certaines prédictions ne se réalisent et que nos descendants ne soient tout à fait imbéciles. Pourrait-on hésiter entre cette œuvre forte, durable, et tel conte à dormir debout, ingénieusement arrangé pour la « vente », telle rapsodie ravaudée d’oripeaux romantiques, telle cantilène « polymorphe », mélange d’audaces puériles et de docilités scolaires ?
D’ailleurs, si les romans nous intéressent par les caractères individuels qu’ils retracent et par les mouvements collectifs dont ils dessinent la courbe, je connais peu de romans plus attachants que cette biographie. Poussée à ce degré d’analyse et de complexité, la biographie devient un genre littéraire. Elle est vraiment, au sens étymologique, une description de la vie. Taine me disait un jour qu’il avait rêvé d’écrire une biographie de Voltaire et, par là, de jeter un coup de sonde dans le xviiie siècle français. Edmond About, son camarade, vint le trouver et lui dit : « Cède-moi ce sujet ». Taine céda, et About, le lendemain, n’y pensa plus. C’est dommage. La vue des multiples accidents, des quantités infinitésimales qui déterminent l’existence d’un homme aurait peut-être ôté à Frédéric-Thomas Graindorge la tentation d’enfermer l’univers en des cadres. Le calcul des composantes aurait modifié ses idées sur la résultante. Il est impossible de suivre une destinée un peu singulière sans être en contact avec la réalité ondoyante qui l’enveloppe, qui l’oppresse et qui provoque ces réactions d’où sortent les exploits des héros et les cris des poètes. De ce point de vue individuel, le regard s’étend vers les perspectives sans nombre de la vie universelle. On rencontre, à chaque détour du chemin, les plus dangereux problèmes. Surtout quand il s’agit d’un révolté, d’un passionné, d’un malheureux tel que Burns, il n’est presque point de moment où l’on ne soit face à face avec l’amour et avec la mort.
Ainsi la biographie véridique, récit aussi varié que la plupart des « fictions », est, sans effort, une étude morale et sociale. Elle remplace avantageusement le roman d’analyse. Presque toutes les facultés de l’esprit participent à ce travail. La science n’y suffit pas. Il y faut de l’art. Le psychologue et le peintre y sont aussi nécessaires que le philologue et le chronologiste. Ni Charles Dickens dans les tableaux de Dombey et fils, ni George Eliot dans ses Scènes de la vie cléricale, n’ont peint un intérieur anglais avec plus de minutie et de vérité que le biographe de Robert Burns. On voit, comme si l’on y vivait, la ferme où souffrit ce pauvre homme, le foyer où végéta son enfance rêveuse, nourrie de légendes, la grange où il fut irrité par les âpres sermons des presbytériens, l’école où un sous-maître de village, en lui faisant épeler Pope et Addison, éveilla, dans son âme, le sens de la beauté. Et puis, ce sont les joies brèves qui ont consolé ce grand enfant : les labours d’automne dans la lumière matinale, le retour des fenaisons parmi les genêts en fleurs, et surtout, à l’heure indécise où le crépuscule invite à l’illusion et aux mensonges, le souvenir douloureux et charmant des idylles mortes…
Autour de ce drame, voici le décor familier par qui les yeux du poète furent tour à tour attristés et enchantés et où les ballades des freebooters et des feuds avaient poussé comme des églantines sauvages. C’est la pauvre Ecosse, avec ses collines sombres, ses coins de verdure fraîche, ses villes grises, ses routes tortueuses, en surplomb sur la mer.
Voici le lieu où Burns, harcelé de créanciers, vint échouer, par un triste jour du mois de juillet 1781 :
Irvine est un endroit d’apparence désolée ; c’est une bourgade maritime avec toute la tristesse des ports non situés sur la mer — qui est à elle seule un mouvement et une multitude, — mais sur les rives plates et vaseuses d’un estuaire. Un horizon rampant de maigres dunes, des bas-fonds de sables coupés de flaques, recouverts et découverts par l’alternance monotone du flux et du reflux ; sur ces pauvres bords, un ramassis de maisonnettes, moitié boutiques, moitié cabarets de matelots, pauvres, minables et louches. Aux heures d’eau retirée, les navires échoués augmentent cette impression d’abandon par celle de désarroi, que donnent leurs grands corps désemparés, leurs mâtures penchées hors d’équilibre et qui ◀semblent▶ faire gauchir le ciel. Pour un jeune paysan, accoutumé à se réjouir des mille vies de la terre, ce séjour de stérilité, lavé d’une eau morne et inféconde, dut être comme un cauchemar.
Voici, maintenant, le seul endroit où Burns ait goûté le bonheur :
Mossgiel ! Ce nom, dans sa sonorité claire, chante aux oreilles écossaises comme quelque chose de radieux et de glorieux. C’est là qu’a éclaté une des plus étonnantes floraisons de poésie dont un peuple puisse s’enorgueillir. C’est là que Burns a vécu dans un tourbillon de passion et de gaieté, dans les péripéties de désespoir et d’ivresse, telles qu’il a été donné à peu d’hommes d’en connaître d’égales…
Le site est fait à souhait pour le logis d’un poète. Quand on y arrive du fond de Lochlea, il ◀semble▶ qu’on monte vers la lumière. La ferme est sur un plateau qui domine toute la contrée… Le regard s’étend sur une pente où des vallées fuyantes et indéfiniment prolongées se perdent en des ondulations décroissantes qui les emmènent mourir dans des brumes lointaines. Ce vaste pays est semé de collines, de bois, de champs, de haies et de fermes blanches… Tout à l’extrémité, par une échappée, on voit la plaine au bord de la mer, puis la mer comme une lame de fer ou d’argent ou d’or, et, encore au-delà, les montagnes d’Arran perdues dans les nuées.
Enfin, voici Édimbourg, la dernière étape avant la retraite et les triomphes posthumes de Dumfries :
Au moment où Burns y arrivait, Édimbourg n’était encore qu’une vieille ville embrouillée, mi-partie gothique, mi-partie Renaissance, la vieille ville grise, enfumée, auld reekie, irrégulièrement entassée, empilée sous ses toits d’ardoise bleue, à l’abri de son rocher. Sa physionomie n’avait guère changé depuis le temps de Marie Stuart. C’était, au premier coup d’œil, une cohue et une bousculade de rues profondes, raides et tortueuses, toutes en zigzags et en pente, horizontalement et perpendiculairement disloquées. Les combles pointus des maisons, les pignons à redans, les façades à fenestrages irréguliers, les étages en surplomb, les devantures compliquées d’appentis, de fenêtres en encorbellement, d’échauguettes accrochées aux angles des murs, d’escaliers extérieurs, enchevêtraient et changeaient capricieusement leurs profils, dans des silhouettes pleines de heurts, de brisures et de ressauts. C’étaient les vieilles rues du moyen âge avec leurs fenêtres à allèges et à meneaux, leurs portes basses, quadrillées de clous et garnies chacune de son heurtoir ; les vieilles rues avec leurs linteaux à devises, leurs écussons, leurs monogrammes, leurs blasons, leurs décors héraldiques, leurs floraisons de sculpture.
Cependant l’image générale de la ville n’était pas aiguë et découpée ; il y manquait l’élan léger et innombrable des clochers et des flèches.
J’ai dû faire de longues citations, puisqu’il s’agit d’un ouvrage qui effraye le lecteur par ses frondaisons touffues. Ne craignez pas de vous engager dans cette forêt pleine de chansons. Arrêtez-vous aux clairières. Écartez les branches pour regarder les paysages. J’ai cru que la critique ne serait qu’une vaine besogne si elle sacrifiait aux « exigences de l’actualité » de pareilles œuvres. J’ai rarement observé cette union entre l’érudition la plus précise et un don de poésie, un sens de la vie, si exceptionnels. Je n’aurai pas perdu mon temps ni ma peine si j’ai pu contribuer à tirer du clair-obscur où il se dissimule ce talent original et fier25.
V. Peinture et littérature
Rien n’est plus agréable, en voyage, que d’avoir avec soi un livre qui, à propos de quelque sujet spécial, vous laisse apercevoir l’aspect d’une contrée et le caractère d’un peuple. Cela repose des manuels trop encyclopédiques, dont les renseignements incohérents tombent dru comme grêle sur le crâne des touristes et finissent par infliger au cerveau un malaise bizarre également voisin de l’éblouissement et de la cécité.
C’est pourquoi je recommande aux personnes qui ont l’intention de passer la Manche de réserver, dans leur valise, une place à la Peinture anglaise contemporaine, de M. Robert de La Sizeranne. Ce n’est pas un catalogue de tableaux, ni une suite de dissertations sur les principaux caractères du beau, ni une série de ces réclames que les grands et petits maîtres récompensent par un « bibelot » ou par un « souvenir ». C’est bel et bien un des livres les plus remarquables qui aient paru en 1895, et peut-être, depuis Fromentin, la plus pittoresque « contribution » à l’histoire de la peinture. Un critique d’art doit être un artiste. Quand on me parle de Raphaël ou de Van Dyck en style de concierge je suis d’abord choqué comme par une mauvaise action, et ensuite je me méfie. Je me dis : que vient faire ce rustre dans l’assemblée des dieux ? Évidemment, il s’est trompé de porte. Il était fait pour épousseter les cadres, et il se permet de juger les tableaux. Il raconte, en un patois cruel, la vie de quelques hommes, qui ont aimé, plus que tout au monde, la grâce, le rêve, la beauté. On voit, rien qu’à ses adverbes, qu’il ne comprend rien à ce qu’il dit.
Ici, l’on n’est point tenté de murmurer ces récriminations. M. de La Sizeranne est un écrivain. Il parle de M. Watts, de M. Holman Hunt, de sir Edward Burne-Jones, en un langage qui a dû réjouir le cœur et l’esprit de ces éminents peintres. Sa prose est alerte, colorée, souvent égayée par d’amusants accès d’humour britannique, parfois émue d’un frisson de pitié pour les pauvres gens que la peinture anglaise a voulu évangéliser. Désormais, il faudra emmener avec soi ce guide précieux et charmant, toutes les fois que l’on voudra s’orienter dans le riche chaos du musée de South Kensington, parmi les richesses un peu disparates de la Galerie nationale, ou bien aux collections de toiles annuellement exposées sur les murs de l’Académie royale et de la Nouvelle Galerie.
« Il y a une peinture anglaise »
, dit M. Robert de La Sizeranne dès la
première page de son livre. Il aurait pu ajouter aussitôt : « La peinture anglaise est
littéraire ». Tandis que les peintres des autres pays se contentent, assez souvent, de
reproduire un morceau de nature vivante ou morte, sans arrière-pensée d’enseignement, de
poésie ou d’édification, les peintres anglais, anciens ou nouveaux, méditent avant de
broyer leurs couleurs, mettent dans leurs tableaux une incroyable quantité d’intentions
morales ou spirituelles, et ◀semblent▶ presque toujours commenter un prédicateur ou
illustrer un écrivain.
Entrons dans les premières salles de la Galerie Nationale. Partout des scènes de genre, représentant des personnages de Shakespeare. On dirait les murs d’une école, tant la préoccupation didactique est visible dans ces leçons de choses. Même quand il rit, même quand il est touché par une forte émotion dramatique, l’Anglais ne quitte pas son habituel souci de propagande et d’utilité. C’est pourquoi on a eu raison de considérer comme « nationaux », malgré les fréquentes lacunes de leur talent, ces artistes instructifs qui ont traduit si dévotement, en leur patois, le texte des classiques. Cette miss, qui passe en corsage blanc et en canotier avec ruban clair, et qui s’arrête devant toute les chromolithographies de Daniel Maclise, est évidemment reconnaissante à ce peintre, parce qu’il a représenté le spectre de Banquo et le visage de Charles Dickens. Ce gentleman, qui est venu, avec son fils, accomplir un pèlerinage, dans ce musée anglais, est heureux de pouvoir montrer à sa postérité les gloires de l’Angleterre. Il bénit Charles Leslie ; car cet académicien a célébré le règne d’Élisabeth par ses tableaux d’histoire et réjoui, par ses images humoristiques, les innombrables lecteurs de Tristram Shandy. Arrêtons-nous devant le fameux Derby de William Powell Frith. C’est un amusant fouillis de costumes et de figures, une reproduction minutieuse de tous les types que l’élevage de la race chevaline et le goût du pari mutuel amènent tous les ans sur la pelouse d’Epsom. Fermiers et cockneys, jockeys et ladies, commis et book-makers sont habilement groupés parmi des marchands ambulants et des baladins faiseurs de cabrioles. Mais ne vous hâtez pas de dire que Frith a pris des croquis pour s’amuser et pour nous amuser. Remarquez, au premier plan, ce jeune homme qui retourne ses poches d’un air bête et penaud. Morale : Ne perdez jamais aux courses. Frith a d’ailleurs repris ce thème dans son Chemin de la Ruine. Sa peinture répond au goût prononcé que les Anglais ont toujours eu pour le Social advertisement.
Allons maintenant à l’Académie royale, dont les expositions périodiques sont, à Londres, ce qu’est chez nous le salon des Champs-Élysées. Quelques bons paysages. Entre autres, un effet de neige, vraiment remarquable, de M. Joseph Farquharson. Des portraits de M. Ouless et de M. Herkomer. Des profils et des chevelures de sir Frédéric Leighton. Un Été, dans la manière de Corot, par M. David Murray. Des touches de lumière à la Besnard, par M. Ralph Peacock. Une aquarelle de M. Tristram Ellis. Mais, presque à chaque pas, des sujets naïvement intentionnels. Des Napoléon pensifs et sombres, qui montent à cheval uniquement pour démontrer à l’univers que l’Angleterre est invincible. Des « rêveries » et des « mélancolies », un peu gauchement brossées, mais toutes destinées à glorifier les gracieuses inventions et le moyenagisme virginal de lord Alfred Tennyson. Les Anglais, et surtout les Anglaises lisent beaucoup. Et parmi les livres innombrables que leur industrie nationale verse continuellement sur le monde, ils choisissent surtout ce qui les instruit et ce qui les fortifie. Pour eux, les tableaux sont, en quelque sorte, le prolongement et le complément des livres. Il ne leur suffit pas que la peinture soit de la peinture. L’action de jeter plusieurs pots de couleur sur une toile, par un caprice d’artiste, pour la volupté du spectateur, leur ◀semblerait▶ un gaspillage effroyable. C’est un grand peuple, mais peu apte à la plasticité pure et simple, et l’on ne voit pas que ni la présence des marbres du Parthénon ni la coutume des exercices athlétiques disposent l’Angleterre à produire des sculpteurs. Le marbre et le bronze sont rebelles au symbole. Le Wellington allégorique et nu, qui brandit son « glaive » dans les admirables verdures de Hyde Park, est un héros désagréable à voir. Quant aux anges, archanges, génies, amours et lutins de toutes sortes qui font semblant de voleter, de jouer de la trompette, de vanter une victoire ou de mener un deuil sous le dôme de Saint-Paul, mieux vaut, par respect pour le saint lieu, n’en pas parler… La peinture est apparemment moins résistante à l’esprit de doctrine. Car elle a pu ici, sans déchoir, se mettre au service de toutes les idées morales qui agitent et inquiètent l’intelligence et le cœur de l’Angleterre moderne.
Le mouvement qui, vers 1850, a rajeuni la peinture anglaise, fut à la fois artistique
et littéraire. M. Robert de La Sizeranne explique très bien cela et montre, en un chaud
langage, l’effervescence mentale, l’espèce de fièvre poétique et pittoresque qui avait
saisi, corps et âme, les premiers « préraphaélites ». Ils étaient trois : un Italien né
à Londres, poète élégiaque et orateur
furieux, affolé de
mysticisme et tout débordant de passions révolutionnaires, quelque chose comme un
François d’Assise ayant l’aspect d’un pêcheur napolitain, la faconde d’un Crispi et
l’esprit positif d’un négociant de la Cité. Il s’appelait Dante Gabriel Rossetti, et dut
une bonne part de sa gloire précoce à l’étrangeté de ce nom, qui parle d’enfer, de
paradis et d’Abruzzes dans les brouillards de la Tamise. Avec lui, deux Anglais :
William Holman Hunt, âgé de vingt et un ans, garçon têtu dont la vocation, contrariée
par une famille de négociants acariâtres, avait fini par briser tous les obstacles ; et
John Everett Millais, déjà renommé pour ses succès académiques, peintre brillant et
facile, lauréat couronné dans tous les concours, et dont l’ambition courait au-devant de
toutes les nouveautés. Tous trois étaient las des banalités scolaires, des cahiers
d’expression où les gestes et les grimaces de l’humanité paraissaient fixés pour
toujours. Ils ne voulaient plus entendre parler des recettes héréditaires que les
académiciens, à l’imitation des cuisiniers, se transmettaient, les uns aux autres, dans
les ateliers en renom. Un soir, en feuilletant un album de planches gravées d’après les
fresques du Campo Santo de Pise, ils tombèrent en extase devant la belle sincérité de
Benozzo Gozzoli et d’Orcagna. En même temps, ils s’excitaient par une lecture intense
des œuvres de John Ruskin, homme
singulier, critique
merveilleux, le seul critique peut-être qui ait su commenter avec passion et poésie les
créations poétiques et passionnées de l’art Ruskin venait de publier un volume qu’il
avait intitulé modestement : les Peintres modernes, par un gradué
d’Oxford. « C’était, dit fort bien M. de Sizeranne, une causerie étincelante,
pleine de faits, pleine d’exemples. Et c’était aussi la plus belle langue, la plus
riche, la plus forte, la plus concise à la fois qu’on pût imaginer. Jamais, dans aucun
temps ni dans aucun pays, on n’avait parlé de l’art d’une telle sorte, avec ce feu,
avec cet enthousiasme, jamais peut-être on n’en pourra parler ainsi une seconde fois.
Penché sur ce livre, Holman Hunt y puisait comme une seconde vie3… »
Depuis ce temps, les trois apôtres de la
Pre-Raphaelite Brotherhood ont suivi des voies diverses4 Rossetti, voulant spiritualiser les héros de ses tableaux
et de ses poèmes, les a de plus en plus raidis, émaciés, exténués. Il a légué plusieurs
de ses anges et de ses vierges à sir Edward Burne-Jones, peintre et théologien. Holman
Hunt a lu Strauss et Renan sur le Golgotha. De cette lecture et de ce pèlerinage, il est
revenu plus chrétien qu’auparavant. Sa foi s’est affermie dans la réflexion. Le soleil
d’Orient a donné à son génie un renouveau de chaleur et d’éclat. Ce bon et grand
artiste, dédaigneux des honneurs et de l’argent, a marché obstinément dans un noble rêve
d’amour et de vérité. C’est un des derniers chevaliers du Christ. Les pasteurs
expliquent parfois en chaire son touchant symbolisme. Quant à sir John Everett Millais,
il fait des tableaux excellents. Se promenant naguère avec un ami dans les jardins de
Kensington et se trouvant au-delà du petit étang rond, il s’arrêta tout à coup et dit :
« Comme c’est extraordinaire de penser que jadis j’ai pêché des petits poissons
dans cet étang et que maintenant je me retrouve à ce même endroit un grand homme et un
baronnet, avec un bel hôtel, beaucoup d’argent et tout ce que mon cœur désire ! »
Tels ces pèlerins qui, au temps des Croisades, s’arrêtaient sagement avant
d’apercevoir, à l’horizon
enflammé, les clochers de la ville
sainte et devenaient suzerains de quelque fief ou chanoines dans un chapitre bien
renté.
Parmi les peintres épris de symbolisme poétique et moral, il faut attribuer un rang élevé à M. Watts. On voit quelques-uns de ses tableaux au musée de South Kensington, notamment sa fameuse composition intitulée l’Amour et la Vie, fort belle, et dont je ne veux point gâter, par une description minutieuse, la noble spiritualité. Mais la majeure partie de son œuvre est exposée dans son atelier, qui est ouvert au public un jour par semaine. Je suis allé dans ce sanctuaire. On doit, avant d’y pénétrer, se mettre en état de grâce, c’est-à-dire oublier M. Roybet, ne pas songer à Rubens, chasser le souvenir de Rabelais, réduire au silence le loustic qui s’agite et bavarde au fond de l’âme de tout Français. Une lecture de Browning serait une excellente préparation… C’est dans Kensington, dans une rue très silencieuse, près des pelouses et des futaies de Holland Park, après un défilé de petites maisons toutes pareilles, bizarres avec leurs colonnades grecques et leurs fenestrages gothiques. L’endroit est délicieux, plein de fraîcheur et d’ombre. Dans les beaux jours, le soleil fait briller, malgré la légère brume, le feuillage des arbres superbes. Et, dans les soirs voilés, on goûte, en cette retraite, des heures monotones, pâles et douces…
Une maisonnette en briques rouges, avec ces mots : Little Holland house. C’est là. On sonne. Un vieillard ouvre, barbu, trapu, bourru, très bienveillant, évoquant l’image d’un portier ayant servi chez un artiste du xve siècle. Est-ce le vieux maître ? Est-ce un famulus ? On ne sait. Mais on se découvre respectueusement, et l’on signe avec émoi sur le registre du vestibule.
Voici l’atelier, avec des tableaux partout et des légendes explicatives. Et l’on dirait
d’abord que c’est toujours le même tableau. Partout un dessin grave, des lignes
immobiles, des couleurs blêmes et comme immatérielles, des clartés d’aube. Les visages
◀semblent▶ transparents, éclairés d’une lumière intérieure. Le modelé est volontairement
négligé. Tout ce qui rappelle, dans le type humain, la vie animale, est oublié de propos
délibéré. Un grand effort de pureté allonge les cous, pâlit les lèvres, amincit les
formes. Partout des expressions douloureuses ou méditatives, la souffrance qui purifie
et le rêve qui console. L’anxiété de l’esprit, l’émotion du cœur, tout ce qu’il y a de
mécontent et de généreux dans l’homme moderne, le souci métaphysique et l’angoisse
religieuse ont conduit ce pinceau et aussi l’on fait trembler et gauchir. De là des
réussites surprenantes et des tentatives malheureuses. Rien de plus beau que ce groupe
de Francesca et Paolo. L’amour tragique, l’amour charmant, l’amour plus fort que la mort
apparaît dans ces mains glacées qui s’étreignent, dans ces
lèvres décolorées qui se cherchent encore à travers la nuit. Les deux visages se
ressemblent presque, tant ils sont transfigurés par la même passion et la même folie.
Sourire navré et très doux. La femme, surtout, ◀semble▶ aller d’un mouvement de
reconnaissance infinie vers celui pour qui elle a vécu, pour qui elle est morte. Et
l’homme se penche avec une douloureuse tendresse, comme si son cœur meurtri savourait
encore, dans toute sa plénitude, l’amère douceur de mourir pour avoir trop aimé. Si
sévère que soit la morale de M. Watts je crois qu’il a pardonné à ces grands coupables
dont il a voulu représenter la damnation éternelle. Il a eu pitié d’eux, comme son
Dante, qui est son maître et son guide. Il est indulgent pour les erreurs qui obligent
les hommes à faire le sacrifice de soi. Comme tous les poètes, il a pleuré sur
l’inclémence des choses, qui accorde des joies si précaires à notre âme avide d’infini.
C’est pourquoi il a dessiné, avec une véritable puissance de création mythique,
l’Amour plus faible que la Mort : « Un enfant ailé, à demi
renversé contre une porte où il écrase ses ailes frémissantes et tâchant, de son bras
tendu, de repousser un fantôme massif, aux épaules brutales, qui sans effort passe
outre… »
M. Robert de La Sizeranne rapporte que, dans son zèle d’enseignement idéaliste, M. Watts voulut peindre l’Histoire du Cosmos sur les murs de la gare d’Euston. Le directeur de la compagnie refusa, estimant que des affiches-réclames rapporteraient davantage à ses actionnaires. En revanche, les avocats de Londres lui ont permis de dérouler quelques-uns de ses symboles dans une des salles de leur corporation à Lincoln’s Inn. Il ne désespère pas, malgré son âge, de trouver un chef d’usine assez bien inspiré pour lui faire la commande de quelques scènes bibliques. Il est persuadé que tous ceux qui viennent dans son atelier en sortent meilleurs. D’ailleurs, il ne songe ni à vendre ses tableaux, ni à obtenir des décorations. Il croit à sa mission et poursuit son apostolat. Illusion peut-être, exception bizarre, mais si exceptionnelle et si fière qu’un sourire d’ironie serait ici tout à fait cruel et inconvenant26.
VI. Peintre et poète27
Je me souviens d’une saison fleurie, déjà lointaine, passée dans l’ingénieux décor de la villa Medici, en compagnie de plusieurs peintres, sculpteurs, musiciens, graveurs, architectes, dont les propos familiers m’ont révélé des choses qu’on ne trouve pas dans les plus gros livres ni dans la doctrine des plus renommés professeurs.
Oh ! la jolie vie, tout égayée de liberté et de loisir, toute parfumée d’art, de jeunesse, de printemps ! Nous étions tous ambitieux et enthousiastes, confiants dans les promesses de l’avenir, respectueux envers les anciens et féroces pour les vieux. Deux fois par jour, à l’heure du déjeuner et celle du dîner, dans cette salle où les portraits des « Romains », peints à l’huile, dominent de très haut les simples médaillons des « Athéniens », nos conversations bouleversaient le monde. C’était, pour chacun de nous, le moment exquis où l’on n’a pas encore trouvé sa voie, et où l’on jouit délicieusement du droit de choisir. Denys Puech commençait toutefois à modeler la beauté souple et neuve des jeunes filles et à fixer dans un marbre pur le sourire de quelques sirènes vivantes. Le mélodieux Paul Vidal lisait les églogues de Virgile, et fredonnait les rimes de Bouchor. Marcel Baschet admirait le dessin serré et l’élégance probe des Primitifs. Lombard aimait les femmes graciles, longues, sveltes et pliantes comme des tiges. Hector d’Espouy rêvait au temps heureux où les architectes, investis d’un pouvoir suprême, commandaient à des équipes de sculpteurs et de peintres, et inventaient des plafonds et des murailles uniquement pour les faire enluminer par Raphaël ou le Titien. Je vois encore le fougueux Axilette, récemment descendu de Montmartre, pâmé devant les Noces aldobrandrines.
Cependant, un sculpteur musculeux me stupéfiait par l’insistance avec laquelle il voulait me prouver qu’il n’était, lui, qu’une bête.
Je reproduis scrupuleusement ses paroles, où le lecteur remarquera sans peine un singulier mélange d’humilité et d’orgueil :
« Vois-tu, mon vieux, c’est très joli, tous tes discours. On voit bien que tu sors de Normale. On t’a appris à causer sans t’arrêter. Moi je peux pas. Ça m’épate. Moi, je réfléchis jamais. Quand je vois un bras, une jambe, un abatis quelconque qui me tape dans l’œil, je me dis : « Faut faire ça ! » Et je le fais. Mais j’en cherche pas plus long. Tout le reste est de la littérature. Vous autres, vous cherchez toujours le sens d’un tableau, d’une statue, d’un bas-relief. Du sens, y en a pas. C’est-il bien fait, c’est-il mal fait ? Moi, je sors pas de là. »
Ici, le bon sculpteur proféra un juron dont le fracas épouvantable était destiné à faire reculer d’horreur tous ceux qui pouvaient être tentés de répondre à ses affirmations.
À table, cette théorie sur la bêtise foncière des grands artistes était accueillie avec une certaine faveur. J’entendais parfois des dissertations qui pourraient s’intituler ainsi : De la pernicieuse influence du cerveau sur les arts du dessin.
« Un peintre ? disait l’un. C’est un œil.
— Un sculpteur ? appuyait l’autre. C’est une patte. »
Un graveur en taille douce, célèbre par son goût pour les romans feuilletons, fît entendre un jour cet aphorisme :
« Voulez-vous que je vous dise, moi, ce que c’est qu’un peintre ? Eh bien ! c’est un pinceau additionné avec un tempérament ! »
Les cadres où souriaient les ancêtres manquèrent de se décrocher dans le tumulte des applaudissements et des huées, des grognements et des acclamations. On prédit aussitôt à ce graveur qu’il serait un jour secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts.
Timidement, n’osant pas invoquer Giotto, qui fut l’ami du Dante, ni Léonard de Vinci, qui fut ingénieur, géomètre, mécanicien, naturaliste, physicien, — le divin Léonard, qui disait délicieusement que la peinture est une « chose intellectuelle », cosa mentale, — j’objectai l’exemple d’Eugène Delacroix, dont le Journal, récemment publié, atteste une si rare activité cérébrale, de Paul Baudry, qui suppléa, par un labeur obstiné, aux lacunes de sa première éducation… Je citai le subtil Gustave Moreau, Bonnat qui sait si bien apercevoir, par-delà le contour des formes visibles, le mouvement de la vie intérieure, Hébert, tête pensante, âme profonde, dont la poésie est assurée de survivre à toutes les exhibitions foraines des charlatans et des faiseurs…
Aujourd’hui, je reviens à la charge. Et, à mes excellents camarades de ce temps-là — tous plus ou moins médaillés, palmés, décorés, académisables — je signale, comme un argument péremptoire, le cas du peintre Jules Breton.
Non, celui-là — encore qu’il ne réussisse pas trop mal le « morceau » — n’a point renoncé à l’exercice de ses facultés intellectuelles.
Un jour, à l’Académie, M. Ferdinand Brunetière, répondant au discours de M. Henry Houssaye, n’hésitait pas à ranger le peintre du Rappel des glaneuses, l’auteur d’Un peintre paysan, parmi les écrivains et les critiques d’art, au même rang qu’Eugène Guillaume et que Fromentin. Du premier, M. Jules Breton possède, en effet, la belle conscience artistique, la pureté morale et la sérénité quasi platonicienne ; du second, il a le relief, l’éclat, l’art de faire flamber sur le papier une sensation ardente.
Pour M. Jules Breton (est-il besoin de le dire ?) l’art n’a pas d’autre but, pas d’autre fin que la recherche de la Beauté. Si le poète, le peintre, le statuaire — tous ceux en un mot qui luttent avec la vie — ne réussissent pas à nous faire oublier, pour un moment, nos vulgarités et nos misères, on peut se demander, en effet, quelle est la raison d’être de leur emploi, et s’ils ne feraient pas mieux d’occuper leur temps à d’autres besognes. Ces vérités sont peut-être superflues, maintenant que le naturalisme est mort, que le décadentisme a vécu, que le dilettantisme n’est plus qu’une vieillerie démodée et que les dramaturges « rosses » émigrent, fort adoucis, vers le théâtre de l’Odéon. Mais, en un temps, qui n’est pas encore très éloigné, les chaudes protestations des artistes convaincus, scrupuleux, étaient nécessaires et efficaces.
J’aime la vigueur avec laquelle M. Jules Breton défend ses croyances. Il déteste de
toute son âme le succès banal, l’art facile, l’industrie qui ne cherche que la notoriété
par le tapage et la vente par la réclame. Il aurait pu, lui aussi, prendre pour devise
cette fière parole :
Ars severa gaudium magnum
.
Écoutons avec quelle verdeur il exprime l’intransigeance de ses convictions :
Artistes, amis, confrères, n’écoutons plus ces prophètes de malheur et surtout ces critiques aux dangereux enthousiasmes dont je ne nie pas la maladive éloquence, mais qui parlent, avec une passion aveugle, de choses qu’ils ignorent, ni les pauvres ratés de la littérature, à qui on donne à faire la critique d’art, parce qu’ils ne savent rien de rien.
Non ! n’écoutons plus ceux qui prêchent un art trop facile d’où l’on a supprimé la forme, le modelé, les plans, la perspective, tout ce qui gênait !
Et, poursuivant son réquisitoire avec une verve juvénile, il s’écrie :
Assez d’insultes aux grands travailleurs du passé qui ont longuement médité leurs éternels chefs-d’œuvre, aux Phidias, Michel-Ange, Léonard, Rembrandt, le Poussin et tant d’autres vaillants maîtres ; assez ! n’insinuez plus que lu génie a le droit de tout faire sans étude, par son seul caprice pour loi et moralité. Vous avez assez détourné de leur voie les peintres les mieux doués, dont les débuts avaient été remarquables, par vos éloges outrés ou aveugles, leur persuadant qu’il est beau, qu’il suffît de dissoudre, dans les limbes, de pâles fantômes ingénieusement mouvementés, molles nébuleuses d’un rêve et dont, avec plus de précision, on pourrait faire vivre la crépusculaire poésie ; vous avez assez exalté, comme des marques de génie, les bizarres tentatives de peintres qui firent jadis de beaux tableaux, qui pourraient encore les retrouver et que vous poussez de plus en plus vers je ne sais quel pays de Cocagne où les paysages en sucre s’agrémentent de tous les prestigieux secrets accessibles à la confiserie, depuis les fondants neigeux, les violettes, les angéliques printanières, jusqu’aux gélatines les plus vermeilles ; pays enchantés, qu’ils disent pleins de frissons nouveaux, pays de rêves informes, dont les ciels ont pour constellations des cristallisations et baignent des monuments d’une architecture née sous le moule des pâtissiers…
Cela dit, M. Jules Breton ne se gaspille pas en invectives. Il est moins polémiste que paysagiste et plus écrivain qu’orateur. Vite, il abandonne les théories et se met à peindre, avec délices, tous les aspects du jour, particulièrement des aurores et des crépuscules.
Vous vous rappelez de quelle robuste façon Taine, au chapitre Ier
du livre II de l’Intelligence, a décrit un coucher de soleil, vu du quai
de l’Arsenal. L’illustre auteur de la Philosophie de l’art a noté sur
place, selon sa coutume, « un demi-dôme de nuages floconneux qui montait, en se
courbant, au-dessus des arbres du Jardin des Plantes »
, puis des
« bosselures innombrables, les unes presque ardentes, les autres presque
sombres, s’étageant par rangées avec un étrange
éclat
métallique, jusqu’au plus haut du ciel »
, et encore « une longue bande
verdâtre qui touche l’horizon et qui est rayée et déchiquetée par le treillis noir des
branches »
. Maintenant, regardons à nos pieds. Nous verrons « des
demi-clartés roses qui se posent sur les pavés »
et la rivière « qui
luit doucement dans une brume naissante »
. Une demi-heure passe. Tout
s’éteint. Plus rien « qu’un pan de ciel clair derrière le Panthéon »
et
des « fumées roussâtres »
et des « vapeurs
bleuâtres… »
.
Le chevet de la cathédrale, avec ses aiguilles et ses contreforts articulés, tout petit, en un seul tas, ◀semblait▶ la carapace vide d’un crabe. Les choses, tout à l’heure saillantes, n’étaient plus que des esquisses ébauchées sur un papier terne. Des becs de gaz s’allumaient çà et là comme des étoiles isolées ; dans l’effacement universel, ils prenaient tout le regard. Bientôt des cordons de lumières se sont allongés à perte de vue, et le flamboiement indistinct, fourmillant du Paris populeux, a surgi vers l’Ouest, tandis qu’au pied des arches, le long des quais, dans les remous, le fleuve, toujours froissé, continuait son chuchotement nocturne.
Voici l’occasion d’un de ces « rapprochements » qui sont la joie des professeurs de littérature. M. Jules Breton, un soir qu’il sortait du concert Colonne, s’est arrêté, lui aussi, devant le ciel resplendissant d’or et de pourpre.
Le crépuscule… voilant tout détail, laissait seule saillir la silhouette transfigurée des palais agrandis… La Seine roulait en vagues remous miroitants des flots d’or vert en fusion.
Dans l’extrême fluidité de l’air rose et de l’eau diaprée d’iris, erraient de brumeux bateaux, à peine visibles à leurs feux de rubis.
Mille étoiles, émeraudes, topazes et diamants, marquaient la ligne des quais et des ponts, dont les arches dormaient dans le mystère d’une diffuse transparence bleue, à demi cachées sous les arbres immobiles. Autour de cette paix, la grande ville bruissait et remuait
On peut choisir entre ces deux « instantanés ». Celui de Taine est plus ferme, plus méthodique, plus laborieux, moins mobile. On y sent la préoccupation du savant qui analyse un coucher de soleil comme il disséquerait un papillon ou déchiffrerait une vieille charte. C’est très puissant, très ordonné, un peu trop réduit en planches d’histoire naturelle-on y sent toutefois, malgré l’effort de l’auteur pour cacher son émotion, l’espèce de rumeur sourde où Paris ◀semble▶ se plaindre d’un labeur excessif et d’une peine trop pesante. Le futur historien des Origines de la France contemporaine, l’étudiant de 1867, curieux de vérité, hanté par les problèmes, inquiet devant la vie, a surtout remarqué ce qu’il y a d’énorme, d’anxieux, presque d’infernal dans le visage nocturne de la capitale-monstre. Paris lui apparaissait sous la figure d’un Titan qui allume des feux d’artifice, des brasiers et des fournaises pour oublier la misère de vivre. Sa description est assombrie de pessimisme. C’est un peu dans cette manière violente, enflammée et fumeuse, qu’a travaillé depuis, avec une outrance forcenée, M. Émile Zola.
Au contraire, M. Jules Breton, en ce jour béni où il sortait du concert Colonne, la mémoire encore égayée et chantante, M. Jules Breton avait l’âme légère et l’esprit dispos. C’est pourquoi il a si finement goûté le charme des parures dont la jolie capitale s’illumine le soir, comme une princesse de féerie qui, amoureusement, joue avec ses colliers de pierres précieuses, avant d’aller au bal dans quelque paradis. Le peintre de la Bénédiction des blés est merveilleusement doué pour apercevoir ce qui reste encore d’élégance dans notre démocratie agricole, manufacturière et politicienne. Il est ainsi fait qu’il ne voit même pas les tristes nouveautés de la vie moderne. L’ouvrier affamé et volontiers ivrogne, le paysan méfiant et rapace, le député organisateur de grève, le marchand de vin, protecteur révéré ou adversaire redouté du gouvernement parlementaire, le maître d’école sacerdotal, l’économiste distingué, les meetings, les « punchs d’indignation », tous les acteurs, tous les comparses, tous les figurants, tous les « clous » de la grande comédie sociale, sont à ses yeux comme s’ils n’existaient pas.
C’est un rêveur impressionniste. Un reflet qui passe sur un étang, le frisson d’une eau moirée, un rideau de peupliers qui découpe une mobile dentelle sur l’occident rose et bleu, voilà de la joie pour lui pendant des heures et des jours.
Tout lui est sujet de rêveries. S’il voit, dans son village natal, passer une procession de communiantes, il est amusé, retenu par cette impression de blancheur innocente, et désespérant de fixer, avec des couleurs matérielles, cette candeur fragile, il chante délicatement son bonheur :
Parmi les frais lilas, les renaissants feuillages,Par ce printemps qui chante et rit dans les villages,Par ce dimanche clair, fillettes au front purQui marchez vers la messe entre les jeunes branches,Avez-vous pris au ciel, communiantes blanches,Vos robes de lumière où frissonne l’azur ?Je le croirais, à voir votre frêle cortègeS’épanouir au jour, dans sa candeur de neige,Sous la brume du voile aux flots éblouissants,À la douce pudeur de vos bouches de vierges,Au mignon bouquet d’or qui fleurit vos grands cierges,Au paradis qui luit dans vos yeux innocents.Et blanches vous allez. Voici l’église proche.Votre cœur bat plus fort, plus fort tinte la cloche.Des vieillards attendris sont au pied de la tour.Le porche est grand ouvert ; entrez, vierges mignonnes,Et puis faites, au bout de vos cierges de nonnes,Brillantes, rayonner des Étoiles d’amour !
Est-ce à dire que ce chercheur d’extases choisies ne regarde pas la réalité ? Si le solide et fort dessin des Glaneuses ne suffisait pas à montrer avec quel soin il a observé la nature, l’autobiographie sincère qu’il nous livre en son dernier volume prouverait surabondamment que cet artiste épris d’idéal n’a guère fait autre chose, en sa noble vie, que d’étudier et de scruter le réel.
Certes, on ne saurait prétendre (hélas !) que toutes les glaneuses qui ramassent des javelles-dans les champs du Pas-de-Calais aient coutume de se baisser avec la même grâce et de se relever aussi cambrées que les superbes filles de M. Jules-Breton. Pourtant, qu’il en ait vu de telles, une ou deux fois, c’est ce que l’on ne peut contester. Et dès lors, n’avait-il pas le droit de les multiplier comme dans un miroir magique ?
Et sa Gardeuse de dindons ! Eh bien, il l’a vue en chair et en os. Car enfin, nous ne pouvons pas récuser son témoignage :
Elle était immobile, assise sur un morceau de rocher, le regard perdu dans le ciel. Un peu plus loin quelques dindons picoraient dans l’herbe, et, à travers des touffes de tamaris, la Méditerranée dessinait une ligne bleue. Je passai à côté de cette étrange fille sans qu’elle daignât me regarder. Je la contemplai quelque temps, mais, comme la chaleur était extrême, je revins au village par le chemin des oliviers.
On rapporte que Théophile Gautier, en lisant ces lignes qui valent un tableau, ne voulut pas-croire qu’elles fussent d’un peintre, et les attribua tout de suite à George Sand. Il avait reconnu là quelqu’un de sa race, un de ces artistes qui croient fermement que la nature ne poursuit pas l’éclosion de la laideur et de l’ignominie, et qu’on agit conformément aux fins divines de l’univers en tournant le visage des foules vers la noblesse et vers la beauté.
VII. La sécession des poètes28
« Si l’on s’amusait à choisir pour chaque poète un métier allégorique, on trouverait beaucoup de tapissiers, des tisserands, des savetiers, des acrobates, des hercules de foire, de curieux apothicaires, des joailliers et quelques potiers fabriquant ces cruches qui, selon un mot célèbre, se croient des amphores. On pourrait dresser ainsi la liste ouvrière de la littérature contemporaine, chacun avec sa denrée, son produit ou ses soldes. Qui ne connaît les merveilleux lustres de cristal de M. Mallarmé, les étoffes d’Orient de M. Kahn, les médailles d’or et de bronze de M. de Heredia, les guipures pour douairières de M. de Montesquiou, les sculptures polychromes de M. Quillard, les faïences à fleurs de M. Édouard Dujardin, les étonnantes gargouilles de M. Jarry ? Je me vois moi-même, volontiers, dans un coin du vaste atelier des lettres reprisant de vieilles tapisseries ou dérouillant des pertuisanes hors d’usage. »
Qui parle ainsi ? Un poète, et non des moindres, M. Henri de Régnier, l’auteur exquis des Contes à soi-même et de Tel qu’en songe…
Et voilà. Il est désormais entendu que le poète, — savetier ou lapidaire, ébéniste ou batteur d’or, chasublier ou feuillagiste, marchand d’amulettes ou souffleur de verre, passementier sur cuir ou ciseleur sur bronze, manieur de boucharde ou dresseur à l’herminette, vernisseur de faïence ou imagier d’évangéliaire, coroplaste ou lapicide — le poète n’est plus qu’un « artiste en chambre », comme on dit au faubourg Saint-Antoine…
La tour d’ivoire, du haut de laquelle Alfred de Vigny observait
les nations guidéesPar les étoiles d’or des divines idées,
n’est plus qu’un atelier où l’on s’enferme, toutes fenêtres closes, bourrelets aux portes, rideaux tirés, et où l’on sculpte, ciselle, burine, tisse, blasonne, guilloche, godronne, incruste, grave, moule. Chacun, pour ouvrer la matière indocile choisit l’outil qui convient à sa spécialité. On manie la navette du tisserand, le bourriquet du brodeur ou bien
La bobine qui sert à dévider la soie.
Telles, ces femmes sidoniennes, que le beau Pâris avait emmenées avec lui avant de ravir la belle Hélène, et qui, dans le palais de Priam, savaient dessiner, sur des canevas de toile, les pétales de la rose, les rameaux du sycomore et le calice du lotus.
Je sais bien que Théophile Gautier a dit : « La Muse est jalouse, elle a la
fierté d’une déesse et ne reconnaît que son autonomie. Il lui répugne d’entrer au
service d’une idée, car elle est reine et dans son royaume tout doit lui obéir. Elle
n’accepte
de mot d’ordre de personne, ni d’une doctrine, ni
d’un parti, et si le poète, son maître, la force à marcher en tête de quelque bande
chantant un hymne ou sonnant une fanfare, elle s’en venge tôt ou tard. Elle ne lui
souffle plus ces paroles ailées qui bruissent dans la lumière comme des abeilles
d’or ; elle lui retire l’harmonie sacrée, le nombre mystérieux, elle fausse le timbre
de ses rimes et laisse introduire dans ses vers des phrases de plomb prises au journal
ou au pamphlet. »
Mais l’impassibilité de Théophile Gautier est ici dépassée. Car enfin, l’artisan prodigieux des Émaux et camées ne dédaignait pas de quitter son fourneau, son touret et sa poudre de corindon, pour accompagner les Vieux de la vieille en leur pèlerinage à la colonne Vendôme. Parfois, lorsqu’il avait laqué une théière chinoise, damasquiné un yatagan syriaque, enluminé un trumeau Pompadour, il devenait patriote, cocardier, suiveur de régiments presque autant que M. François Coppée. Les échos de la place publique, les sonneries des clairons, les plaintes des misérables, le cri de la patrie agonisante ont atteint son esprit et touché son cœur. Le bon Théo, qui se crut le père des Indifférents, serait étonné par la technicité imperturbable de sa race. Lui, du moins, il n’a pas cru déchoir en rimant, sur l’amour et sur la mort, des vers de brave homme, en corrigeant son dandysme par de sincères enthousiasmes, et en fixant les tableaux d’une guerre inexpiable dans des eaux-fortes qui resteront.
Leconte de Lisle lui-même, malgré le monocle hautain qui arquait son sourcil droit, Leconte de Lisle a vu passer son siècle, et les images qui défilaient devant ses yeux se sont parfois reflétées dans ses douleurs ou dans ses colères. Cet aède prit parti et professa des opinions. Il fut anticlérical, ce qui vaut mieux, en somme, que de n’être rien du tout. Il participa aux utopies des phalanstériens, ce qui est plus noble, lorsqu’on est jeune, que d’être tout à fait exempt d’utopie. Il devint l’ami de Victor Considérant, approuva les idées libérales de Béranger et fut le protégé d’Auguste Comte. Il se passionna pour les questions sociales, eut des accès d’apostolat et préféra se brouiller avec les créoles de l’île Bourbon, plutôt que de consentir aux barbares coutumes de l’esclavage29.
Maintenant nos poètes — et je parle des mieux doués, des plus habiles — se détachent de
nous. Ils ne veulent plus s’occuper de ce qui nous intéresse. Ils séparent l’art de la
vie et veulent croire qu’il y a des sources de poésie hors de l’humanité. Retirés dans
de coquets ermitages, propriétaires de petits domaines charmants, ils jouissent
d’eux-mêmes avec délices. Et, quant au reste du monde, ils n’en veulent rien savoir. Si
d’aventure on
entreprend de leur montrer ce qui s’agite
autour de nous, ce qui inquiète nos intelligences et parfois étreint nos poitrines, les
formes actuelles de la passion éternelle ou les conflits nouveaux du problème social,
ils détournent la tête et regardent ailleurs. Rien ne peut troubler leur sérénité. Rien
ne doit déranger leur quiétude. Le bruit drame moderne s’amortit aux tentures de leurs
portes, s’atténue aux capitons de leurs murailles aux tapis de leurs planchers. Ils
vivraient au temps de Pepi Ier ou sous la dynastie des Tcheou, ils
seraient les contemporains de la coupe de Préneste ou du sceau d’Abibal, qu’ils ne
seraient pas plus étrangers à nos disputes et à nos querelles, à nos déceptions, à nos
espérances, à nos espérances et à nos chimères. Tranquillement, d’un geste volontiers
rituel, en des poses hiératiques, sans même siffloter entre leurs dents une chanson
gaie, ils achèvent leurs élégants ouvrages : ἀγλαὰ ἔργα ἰδυῖα
. Les
pierres fines leur sont agréables ; oublieraient tout pour une turquoise mourante ou une
chalcédoine saphirine. Tandis que nous cherchons, dans l’univers vaste, une sécurité ou
une certitude, ils se rencoignent au clair-obscur de leurs chambres, pour faire tinter
le gentil cliquetis des chaînettes et des pendeloques. Au moment où la démocratie, de sa
formidable poussée, menace de tout bousculer, ils combinent, sur des vases d’argile, le
losange avec l’ove, et les palmettes
avec le plumetis. Au
moment où la France hésite sur la route à suivre et se demande avec angoisse où
l’entraînent ses alliances inévitables, ils esquissent des symboles sur des tablettes de
santal. Quand les lois sont en opposition avec les mœurs, lorsque l’antagonisme de
l’individu et de la société lézarde le vieil édifice de nos institutions politiques, ces
artistes solitaires continuent à égrener des gemmes, à enfiler des perles, à fuseler des
galbes de gobelets, à aiguiser des pointes de fibules, à inciser des jaspes ou des
sardoines, à découper, dans l’or ou dans le lapis-lazuli, des élytres de scarabées.
Ne dites pas à celui-ci que la crise du travail et du capital est dangereuse. Il vous répondrait : « Pardon. Je n’ai pas le temps de vous ouïr. Je suis en train de sertir, dans des bâtes décorées d’un filigrane, une topaze taillée, un grenat, plus un gros saphir cabochon, cantonné de quatre améthystes. »
N’allez pas insinuer à celui-là que l’état d’âme de l’Europe armée est tout de même bien inquiétant pour la civilisation. Il vous répondrait : « J’ignore ces choses. Je me demande si je dois, sur cette aiguière, nieller des ourlets noirs, ou s’il n’est pas plus urgent de rayer d’un listel pâle les quatre bossages du profil… »
Ne demandez pas à cet autre quelle est son opinion sur Madagascar, il murmurerait, d’une voix douce : « Laissez-moi finir de broder mon pagne égyptien… »
Bref, on pourrait leur répéter à tous ce que le prophète Ézéchiel criait au roi de Tyr :
Charan, Canné et Eden…Trafiquaient avec toi en belles marchandises,En manteaux teints en bleu, en broderies,En riches étoffes,Contenues dans des coffres,Attachées avec des cordes,Et amenées dans tes bazars…
Ou ceci, qui est encore d’Ézéchiel :
Tu étais en Eden, le jardin de Dieu ;Tu étais couvert de toute espèce de pierres précieuses,De rubis, d’émeraude et de diamant,De hyacinthe, d’onyx, de jaspe,De saphir, d’escarboucle, de sardoine et d’or ;Les roues et les forêts des lapidaires étaient à ton service,Préparés pour le jour où tu fus créé.
C’est malheureusement tout ce qu’on trouve à leur dire. Leur esthétisme froid éloigne la familiarité, décourage presque la sympathie. On rend hommage aux dons très brillants que la nature leur a prodigués. On admire, chez eux, l’opulence du vocabulaire, les grâces de la rhétorique, une syntaxe infiniment ingénieuse, une prosodie qui oscille entre une régularité plus qu’hérédienne et les plus audacieuses polymorphies. Mais le nouveau Parnasse ressemble trop à un conservatoire des arts et métiers. On y entend des voix harmonieuses. On n’est pas ému. On n’éprouve pas l’envie de tendre la main à ces chanteurs en leur disant : « Merci ! »
Qu’ils ne s’étonnent donc pas si l’attention publique est rétive à leurs mélopées. Qu’ils ne s’irritent pas, si le commun des hommes préfère à leurs délicats chefs-d’œuvre les odes et les dithyrambes de M. Clovis Hugues et de M. Jean Rameau. On a beau être pétri de talent, on n’arrive pas à la gloire par l’émigration. Au moins Claudien d’Alexandrie savait se distraire de l’Enlèvement de Proserpine et de la Gigantomachie, pour confesser sa foi aux dieux de l’ancienne Rome, et pour se déclarer païen en face de l’empereur Honorius !
Les grands poètes de ce siècle — ceux que nous considérons comme nos représentants et nos interprètes devant la postérité — ne se sont jamais immobilisés dans des cryptes et devant des vitrines. Ils marchaient vaillamment vers un idéal d’amour, de bonheur, de justice. Ils étaient les défenseurs de toutes les nobles causes, les initiateurs de tous les mouvements généreux. Ils modelaient des figurines quand ils en avaient le loisir, mais ils aimaient mieux se jeter au plus fort de la mêlée sociale, pour apporter, en faveur du droit, de la liberté, de la charité, l’enjeu de leur génie. Ah ! les beaux rêves, dont ils ont suivi le lumineux mirage ! Les belles batailles qu’ils ont gagnées !
J’aime la majesté des souffrances humaines,
disait Alfred de Vigny…
« La poésie, disait Lamartine, sera philosophique, religieuse, politique, sociale, comme les époques que le genre humain va traverser. »
Et ce même Lamartine, le 19 octobre 1830, ne rougissait pas d’adresser directement au peuple vingt-deux strophes contre la peine de mort. Raille qui voudra cette sublimité ingénue ! Insulte qui voudra ces admirables chimères ! Oui, je sais bien ! Entre Chatterton et Ubu roi, soixante années d’expériences, de déceptions, de mystifications ont bafoué notre idéal, dévelouté nos âmes, changé nos modes. Nous sommes loin de l’héroïque projet d’un Lamartine, voulant gouverner la démocratie par la seule maîtrise de la puissance oratoire et de la beauté morale, dépassant, par la clairvoyance de ses prophéties, les courtes vues des politiciens, réalisant son rêve pendant trois mois (ce qui est long pour une si magnifique aventure), et ressuscitant sur la place de l’Hôtel-de-Ville des triomphes radieux que l’humanité n’avait pas vus depuis Périclès. Notre ironie blasée se gausse apparemment de la naïveté des grands hommes, quand nous relisons ce billet, adressé par Victor Hugo à Lamartine, le 27 février 1848 :
Cher et illustre ami,
J’étais allé vous saluer sur la place publique, et, pendant ce temps-là, vous veniez chez moi me serrer la main.
Ce serrement de main, je vous l’envoie.
Vous faites de grandes choses… Je bats des mains et j’applaudis du fond du cœur.
Vous avez le génie du poète, le génie de l’écrivain, le génie de l’orateur, la sagesse et le courage. Vous êtes un grand homme.
Je vous admire et je vous aime.
Et nous sourions sans doute, lorsque l’écho du passé nous apporte l’hymne de ces inspirés, de ces enthousiastes :
Si l’on vous dit que l’art et que la poésieC’est un flux éternel de banale ambroisie,Que c’est le bruit, la foule attachée à vos pas,Ou d’un salon doré l’oisive fantaisie,Ou la rime fuyant par la rime saisie,Oh ! ne le croyez pas !Ton règne est arrivé, Pur Esprit, roi du monde !Quand ton aile d’azur dans la nuit nous surprit,Déesse de nos mœurs, la guerre vagabondeRégnait sur nos aïeux. Aujourd’hui, c’est l’Écrit,L’Écrit universel, parfois impérissableQue tu graves au marbre ou traînes sur le sable,Colombe au bec d’airain ! Visible Saint-Esprit !Dieu le veut, dans les temps contraires,Chacun travaille et chacun sert.Malheur à qui dit à ses frères :« Je retourne dans le désert ! »Malheur à qui prend ses sandalesQuand les haines et les scandalesTourmentent le peuple agité !Honte au penseur qui se mutileEt s’en va, chanteur inutile,Par la porte de la cité !
Victor Hugo écrivit, au mois de juillet 1823, dans le journal la Muse
française, où il était chargé de la critique littéraire, cette petite
profession de foi : « Ce serait une erreur presque coupable de
l’homme de lettres, que de se croire au-dessus de l’intérêt général et des besoins
nationaux, d’exempter son esprit de toute action sur ses contemporains et d’isoler
sa vie égoïste de la grande vie du corps social. »
Eh bien ! nous avons changé tout cela.
Je veux, par un exemple particulier, faire mieux sentir et comprendre la différence des temps et des coutumes.
En 1825, les nations civilisées apprirent que des massacres horribles ensanglantaient l’Orient. Le sultan des Turcs avait résolu de détruire, dans ses États, une race qui avait la vie dure. Méthodiquement, il faisait empaler, crucifier, brûler à petit feu ses sujets grecs, clouer des têtes au mur du sérail, dévaster les villages, profaner les églises. Tout d’abord, on n’avait pas cru aux récits apportés du Levant par les marchands et par les marins. « C’est un conte des Mille et Une Nuits », disaient les gens sages, en hochant la tête. Mais les renseignements arrivaient, précis, détaillés, épouvantables. La pendaison du patriarche Grégoire au Phanar et du métropolite Dorothée à Andrinople, l’assassinat de l’évêque d’Éphèse et de l’archevêque de Thessalonique, les pillages de Cos et de Ténédos, les atroces et lâches tueries de Chypre obligèrent les plus incrédules à croire et les plus impitoyables à avoir pitié. Devant l’évidence des faits, les diplomates eux-mêmes furent obligés d’avouer.
Ce n’est pas tout. On apprit, sur ces entrefaites, en quoi consistait exactement la politique du sultan Mahmoud. Un certain Tombazis, pilote de l’archipel, débarqua pendant quelques heures sur une grève de l’île de Chio et voulut prêcher la guerre sainte aux habitants de cette île. Ceux-ci, très timides, refusèrent de l’écouter. Mais c’était le prétexte attendu par la Sublime Porte, un motif à invoquer dans une « note aux puissances », si par hasard les puissances s’avisaient d’être curieuses. Le capitan-pacha jeta l’ancre dans la rade de Chio et lâcha sur une population désarmée une meute de Kurdes, de Lazes, de Iouroucks, ces mêmes gens dont l’Europe a revu naguère les faces sinistres. Pendant trois jours, on égorgea, on éventra, on coupa des poings, on cassa des têtes. Ce fut une boucherie officielle, commandée par les autorités et achevée avec des raffinements d’art. Les exécuteurs de Sa Hautesse n’étaient cependant pas tous également adroits. J’ai vu, j’ai touché, dans les ossuaires de Chio, des crânes sur lesquels j’ai compté jusqu’à cinq entailles de sabre. La lame avait dû s’ébrécher sur l’os. C’était de l’ouvrage de goujat.
En présence de ces infamies, les gouvernements européens, en 1825, résolurent d’abord
de ne rien faire. Notre président du conseil, M. de Villèle, était toujours de l’avis de
Metternich. Or, Metternich avait donné la consigne de se taire, et M. de Villèle se
taisait. Les députés de la majorité alignaient de beaux raisonnements pour démontrer que
la France avait tout intérêt à ne pas s’occuper de ces carnages. Ils reprochaient à
l’opposition de « s’emparer de cette cause intéressante pour en amuser la tourbe
crédule des cafés libéraux »
.
On avait compté sans les écrivains. Le plus célèbre de nos poètes, à cette époque, était M. de Chateaubriand. Le poète des Martyrs et de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem était, pour nos ancêtres de 1825, ce qu’est pour nous le romancier de Pot-Bouille et de Nana. Il était l’écrivain le plus connu de ce temps. Il intervint, et c’est sa voix qui la première parmi ces ignobles massacres et ces inerties étranges, fît entendre la protestation de la conscience humaine. Il publia, dans le Journal des Débats, une note dont voici la conclusion :
Ne nous lassons pas plus de secourir les Grecs qu’ils ne se lassent de combattre ; ils ne comptent pas leurs morts, ne comptons pas notre argent. Je conçois qu’une politique à vue courte trouve la paix du monde dans la prostitution des femmes et dans la vente des enfants… Mais la victime a palpité trop longtemps sous les yeux de l’Europe indifférente pour qu’elle n’excite pas enfin quelque pitié. Cinq ans d’héroïsme et de malheur ! Il y aurait de quoi rendre légitime la plus mauvaise cause, à plus forte raison la cause la plus sainte !… Si mes anciens hôtes, les Hellènes, devaient disparaître de la terre, je crierais encore sur leurs tombeaux aux gouvernements chrétiens : « Vous avez fait une énorme faute, et le sang innocent retombera sur vous ! »
Et le Journal des Débats, commentant, peu de jours après, la loi sur l’esclavage présentée à la Chambre des pairs par ce même Chateaubriand, pouvait ajouter ceci :
Cette généreuse déclaration de principes reçoit une importance plus directe des circonstances qui l’ont provoquée. Il y a enfin dans le monde un grand peuple qui a pris fait et cause pour la Grèce, qui a dénoncé à l’humanité ses bourreaux, qui a intercédé pour les martyrs de ce qu’il y eut jamais de grandes et saintes causes sur la terre, la religion et la liberté.
Ce fut comme un signal. Tout le monde voulut répondre à cet appel, les illustres et les obscurs, les forts et les faibles, les hommes de génie et les autres. Tandis que Delacroix brossait son Massacre de Scio, Colin s’appliquait à un Massacre de Grecs. Casimir Delavigne, Pichald, Viennet, Bignan composaient des alexandrins philhellènes. Le Journal des Débats publia, en 1827, deux odes sur Navarin : l’une était de M. Alfred de Wailly, l’autre de Victor Hugo. Et tout fut éclipsé par l’aurore des Orientales.
On vit alors ce spectacle : les gouvernements, les ministres, les députés, les diplomates, les magistrats, les préfets, les sous-préfets, réveillés de leur sommeil, secoués de leur torpeur, dominés par une poussée irrésistible, s’engager de gré ou de force, à la suite des poètes, dans un chemin où ils avaient d’abord refusé de marcher.
Ce fut assurément une des plus belles victoires qu’ait remportées la littérature.
Elle peut en remporter de nouvelles. Ce ne sont pas les occasions qui manquent. Lorsque les courriers d’Orient nous ont annoncé, naguère, le recommencement des massacres de 1825, combien de poètes se sont levés pour dénoncer le crime, pour plaider la cause des misérables, pour rappeler le devoir impérieux que notre passé nous impose, pour obéir enfin aux injonctions de l’éternelle justice et aux dictées de l’humaine pitié ? Seul, M. Pierre Quillard a quitté ses statues polychromes pour songer aux Arméniens. Je puis ne point partager toutes les opinions de ce jeune poète, mais j’ai fort approuvé, en cette circonstance, son courage et sa franchise.
Quant aux autres… Eh bien ! les autres, vous savez ce qu’ils font. Ils taillent des chatons de bague, ils ébauchent des gargouilles, ils fourbissent des rondaches et des pertuisanes, ils embaument des momies.
VIII. Un pèlerinage.
Anniversaire de la naissance de Chateaubriand
Habiter à sept lieues de Combourg et ne pas aller en pèlerinage aux tourelles gothiques où Chateaubriand fut hanté par ses premiers rêves, m’eût paru pécher par une espèce d’omission sacrilège.
Un tel acte de piété demande un peu de préparation. Je commençai par faire une retraite à la bibliothèque de Saint-Malo, où l’indulgent bibliothécaire, M. Lemoine, voyant mon zèle, me laissa méditer bien au-delà de l’heure fixée pour la fermeture des salles. Je relus avec ferveur les premières pages des Mémoires d’outre-tombe. Je regrettai de chuchoter tout bas, dans un endroit clos, ces phrases si amples, si sonores. Il faudrait les réciter du haut d’un promontoire, dans le bruit du vent et dans le tumulte de la mer. Ce verbe souverain est animé d’un souffle de tempête, et son large rythme fait songer au lent déroulement des vagues. Écoutez :
« La maison qu’habitaient mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée la rue des Juifs ; cette maison est aujourd’hui transformée en auberge. La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville et, à travers les fenêtres de cette chambre, on aperçoit une mer qui s’étend à perte de vue en se brisant sur des écueils. J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris : on m’a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne resta jamais effacée de ma mémoire. Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil… Le ciel ◀sembla▶ réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées. »
Même les choses administratives prennent, sous cette plume grandiloquente, un air d’apparat et de majesté :
« Les habitants de Saint-Malo s’adressèrent à moi le 25 août 1828, par l’entremise de leur maire, au sujet d’un bassin à flot qu’ils désiraient établir. Je m’empressai de répondre, sollicitant en échange de ma bienveillance une concession de quelques pieds de terre, pour mon tombeau, sur le Grand-Bé. Cela souffrit des difficultés, à cause de l’opposition du génie militaire. Je reçus enfin, le 27 octobre 1831, une lettre du maire, M. Hovius. Il me disait : « Le lieu de repos que vous désirez au bord de la mer, à quelques pas de votre berceau, sera préparé par la piété filiale des Malouins. Une pensée triste se mêle pourtant à ce soin. Ah ! puisse le monument rester longtemps vide ! Mais l’honneur et la gloire survivent à tout ce qui passe sur la terre ». Je cite avec reconnaissance ces belles paroles de M. Hovius : il n’y a de trop que le mot gloire.
« Je reposerai donc au bord de la mer que j’ai tant aimée… »
Chateaubriand avait une douzaine d’années quand il fit son premier voyage au château de Combourg. La guimbarde seigneuriale qui traînait sa famille en magnifique arroi, amusa longtemps son souvenir :
« Nous sortîmes de Saint-Malo au lever du soleil, ma mère, mes quatre sœurs et moi, dans une énorme berline à l’antique, panneaux surdorés, marchepieds en dehors, glands de pourpre aux quatre coins de l’impériale. Huit chevaux parés comme les mulets en Espagne, sonnettes au cou, grelots aux brides, housses et franges de laine de diverses couleurs, nous traînaient… Je regardais de mes deux yeux, j’écoutais de mes deux oreilles, je m’émerveillais à chaque tour de roue : premier pas d’un juif errant qui ne devait plus arrêter. »
Pour ma part — si j’ose me nommer après une pareille citation — je suis allé à Combourg en moins nombreuse compagnie et en plus modeste équipage. La carriole du fermier de la Villebague, traînée par un gros cheval gris pommelé, nous mena rondement à la station de la Gouesnière. La route, étroite et doucement ondulée, court entre des rangées de chênes et des champs de sarrasin en fleur. On laisse à main gauche le chemin de Cancale et à main droite celui de Saint-Malo. Un peu au-delà de Saint-Coulomb, bourgade proprette dont le clocher manque de grâce, on côtoie un petit bois de pins, un « bocqueteau », comme disaient nos ancêtres, où végète, parmi le lichen et la mousse, un château démantelé et glorieux : le Plessis-Bertrand, où vécut, en des temps très anciens, la famille de Bertrand du Guesclin, connétable de France. On arrive ensuite à Saint-Méloir-des-Ondes, où des magasins « à l’instar de Paris » et des cafés, où abonde le cidre jaune à un sou la tasse, voisinent avec une église gothique toute neuve. La flèche de cette église est si pointue qu’elle ◀semble▶ piquer l’azur du ciel.
Le soleil égayé la nudité de cette bâtisse, où le temps n’a pas encore mis la grisaille
qui donne aux monuments de granit une figure vénérable. C’est à peu près à
Saint-Méloir-des-Ondes que le chemin vicinal est coupé par la grande route de Dol. Nos
yeux se plaisaient à suivre la belle courbe de cette route, qui tourne vers la mer,
s’infléchit en sinuosités lentes et s’attarde le long des grèves, avant de se diriger,
par un brusque détour en ligne droite, vers le but qu’elle veut atteindre. Très
nettement, sous le ciel nuageux qu’ensoleillaient de rapides éclaircies, nous voyions
rouler sur la chaussée le « carrosse surdoré » et un peu ridicule, qui emportait vers
des perspectives inconnues le plus aventureux des enfants du siècle. Le contraste était
grand, de cette voiture respectable, familiale, évidemment conservatrice, au génie
inquiet, révolté, novateur, qui déjà trouvait, à chaque tour de roue, un nouveau sujet
de s’émerveiller et de se plaindre. Nous étions exaltés par des lectures récentes. Il
nous ◀sembla▶ que c’était là une image symbolique où apparaissait en raccourci toute
l’histoire de Chateaubriand. L’ancien régime et ses pompes, la province et ses préjugés,
la Bretagne et ses croyances, un hobereau très féodal, une dame très pieuse, tout cela
s’était réuni pour mettre au monde l’enfant sublime
qui
devait être le vrai père de notre démocratie mécontente, le gentilhomme désolé qui,
malgré ses furieux accès de loyalisme et de mysticité, vécut à peu près sans Dieu ni
maître, le poète qui a cru que « le bon sens, l’optimisme et l’autorité sont les
trois principes destructeurs de toute poésie »
, le rêveur insurgé qui aurait
voulu mettre l’univers entier au service de ses passions et de ses fantaisies,
l’individualiste effréné, l’admirable monstre d’orgueil, chez qui les petits prophètes
de l’anarchie pourraient, maintenant encore, s’approvisionner d’arguments et de
récriminations.
« Je suis, disait-il, le dernier témoin des mœurs féodales. »
Il naquit
au confluent de deux âges. Ainsi va le monde. Le poète qui donna le branle à nos
douloureuses folies, le « voyant » dont les aperçus lumineux ont renouvelé à nos yeux la
figure du passé, celui qui eut la gloire d’inaugurer à la fois le lyrisme des poètes
romantiques et les résurrections des historiens érudits, le maître de Victor Hugo,
d’Augustin Thierry, de Flaubert, l’inventeur de l’exotisme, arrivait dans les bagages du
marquis de Carabas. C’est du fond d’un carrosse où Louis XIV, Boileau et Bossuet
auraient pu disserter à l’aise sur le principe d’autorité, sur le bon sens et sur le
respect dû à la tradition, que sortit ce cri, fort déraisonnable : « Levez-vous,
orages désirés qui devez emporter René vers les espaces d’une autre vie… »
De la Gouesnière, station qui dessert Cancale, on est traîné vers Combourg, par les wagons de la Compagnie de l’Ouest. Le cadre de la portière découpe, au passage, de jolis morceaux de pays. Des fermes grises, dont le toit de chaume est envahi d’herbes folles, ◀semblent▶ dormir au soleil, dans des Courtils clos d’aubépine et de chèvrefeuille. On voit, sous les hangars, le tabac de la dernière récolte, qui sèche, encore vert et tendre, pendu à des fils de fer. Les champs sont bornés par des levées de terre battue, où se hérissent les ronces et les ajoncs. Parfois, une ligne de saules et d’osiers, une touffe de genêts marque le passage d’un ruisseau, ou laisse entrevoir, à travers un rideau, le miroitement d’une mare. Plus loin, une avenue de hêtres s’enfonce vers quelque manoir, dont la face débonnaire éveille des idées de vie tranquille et simple. Ce coin de Bretagne est agréable à voir, beaucoup moins triste que le Finistère et le Morbihan. On sent déjà, dans la nature du sol et dans le caractère des habitants, le voisinage de la Normandie. Ces bourgades ont un air propre, solide, cossu. Point de villageois en culottes courtes, large chapeau, veste brodée et sayon de poils de bique. Nul joueur de biniou ne vient écorcher les oreilles des voyageurs en l’honneur des bardes défunts. Je crois que les convives du Dîner celtique (ce dîner où Ernest Renan rencontra un nègre), dédaignent le département d’Ille-et-Vilaine. Tout le monde, ici, parle français. Les pittoresques montagnards de la Cornouaille appellent ce coin de France la « sotte Bretagne ». N’ayant point l’envie de me fourvoyer dans ces querelles de famille, je dirai simplement : la Bretagne civilisée…
Combourg. Cinq minutes d’arrêt. Une station pareille à toutes les stations. Le soleil, déjà haut, frappe d’aplomb sur le trottoir du débarcadère. Le sable de la voie éblouit nos yeux par d’aveuglantes réverbérations. MM. les employés, portant des broderies sur leurs casquettes, se promènent de long en large, d’un air peu affairé.
Pourquoi les chemins de fer mettent-ils je ne sais quelle coquetterie à laisser au loin, dans la campagne, les localités où ils prétendent conduire les voyageurs ? Est-ce que les ingénieurs des compagnies ont conclu des traités secrets avec les loueurs de voitures, les marchands de chaussures et les fabricants de bicyclettes ? Sur la foi de l’indicateur, je croyais être à Combourg. Pas du tout. J’en étais éloigné d’une demi-lieue. Je regardais autour de moi. Je ne voyais rien qu’une cour poudreuse où attendait une calèche attelée d’un maigre cheval. Oh ! cette calèche ! Elle était sûrement contemporaine du grand homme dont j’allais honorer les reliques. Poussive, complaisante et roublarde, elle nous guettait. Il fallut bien accepter ses services et subir toutes ses exigences.
Grincement d’essieu. Plainte sourde d’un ressort qui se désarticule. Claquement de fouet. Jurons de cocher. En route…
Nous nous attendions à quelque bourgade insignifiante et rétrograde. L’auteur des Mémoires d’outre-tombe est si méprisant pour ses concitoyens ! Et nous entrions dans une aimable petite ville, qui s’éclaire, s’il vous plaît, à la lumière électrique et dont les habitants ◀semblent▶ doués d’un fier appétit. En effet, les enseignes que nous lisons aux devantures des boutiques se rapportent presque toutes au commerce de l’alimentation. Je n’ai jamais vu, sauf peut-être à Joigny, dans la plantureuse Bourgogne, une telle foison de boulangers et de bouchers. Quelques-uns de ces honorables commerçants cumulent. J’ai vu un perruquier-restaurateur qui partage son temps entre la taille des cheveux et la préparation de la soupe. Quant aux cabarets, ils sont innombrables. À chaque instant, on lit ceci : Un tel vend à boire et à manger. Dans un de ces vide-bouteilles on nous servit du cidre frais et des « lampions », excellents gâteaux, spécialité de Combourg. Sur la cheminée, près d’une affiche-réclame destinée à vanter les mérites d’un nouveau « pneu », un bouquet de flox agonisait dans un vase de faïence azurée. Ces petites fleurs bleues étaient touchantes et mélancoliques. En Bretagne, la poésie ne perd jamais complètement ses droits.
Les gens de Combourg n’ont point l’apparence paysanne que la plume de Chateaubriand ◀semble▶ indiquer. Je vis, près de l’étang, un homme qui rouait de coups un malheureux cheval auquel on avait infligé une charrette maladroitement chargée de sable et de cailloux. La bête, essoufflée, haletante, ne pouvait démarrer. L’autre tapait toujours. Cette brute (je ne parle pas du cheval) portait un binocle qui lui donnait l’air d’un professeur de philosophie en délire.
L’église de Combourg est neuve, magnifique, dans le style du xiiie siècle. Neuves aussi, la plupart des maisons, principalement les demeures des notaires. Il y a, au milieu de la plus belle rue, un logis Renaissance, robuste et coquet. Sur la façade, on a sculpté cette inscription : La présente maison a été bâtie par Perine Jonchée, dame de la Chasse, 1592. Au-dessous, un peintre en bâtiments a moulé en majuscules cette épigraphe moins pompeuse : Dubourg, marchand, fait le sommier et la réparation.
Nous songeons aux ombres vieillottes que Chateaubriand, fatigué de violents mirages,
aimait à entrevoir dans ses souvenirs. Où est enterré M. Potelet, cet ancien capitaine
de vaisseau de la Compagnie des Indes, dont les récits sur Pondichéry faisaient bâiller
tout le monde, aux veillées du château ? Où demeurait M. Launay de La Billardière,
entrepositaire des tabacs ? Qu’est devenu
le marquis de
Wignacourt, colonel en second du régiment de Conti, qui, « en galopant sous les
arbres »
, éveilla des idées de voyage dans la tête du garçonnet malingre que
tout le monde à Combourg regardait comme un cerveau fêlé ?
Nous sommes arrivés au château par le chemin des écoliers. C’est celui que Chateaubriand préférait. Peu s’en fallut que nous ne fussions obligés de retourner sur nos pas séance tenante. Une concierge, qui ne pouvait évidemment pas comprendre, à la simple inspection de nos visages, combien nous admirions René, les Martyrs, le Génie du christianisme, et même le Dernier des Abencerages, commença par nous consigner devant une grille de fer. Près de cette grille, fleurissait un bel hortensia rose, donc l’accueil souriant ◀semblait▶ être, malgré l’aspect rébarbatif de la porte, un présage d’hospitalité.
« Ce n’est pas le jour, dit la concierge. On ne visite le château que le mercredi, d’une heure à cinq heures.
— Mais, nous ne savions pas…
— Il y a un écriteau à la gare.
— Pourrions-nous au moins entrer dans le parc ?
— Les ordres de Mme la comtesse de Chateaubriand sont formels.
— Veuillez faire passer cette carte.
— C’est impossible. J’ai ordre de ne jamais porter de carte. »
Trois fois, je fis passer par les interstices du grillage le petit carré de papier glacé. Trois fois la gardienne de la porte retira sa main, se refusant à mes avances. Enfin elle consentit, avec une expression de découragement, à s’acquitter de la commission demandée. Elle disparut derrière les arbres, nous laissant seuls avec l’hortensia épanoui, qui persistait doucement à nous conseiller l’espérance. Nous regardions le seuil illustre. Nous nous jugions, peut-être à tort, dignes de le traverser. Tels les hommes justes qui, sûrs de leur bonne conscience, attendent, à l’entrée du paradis, que saint Pierre veuille bien mettre sa clef dans la serrure.
La concierge revint, radoucie. Elle ouvrit la grille. Comme on voulait bien faire une exception en notre faveur, rien ne nous empêcha d’approuver intérieurement les précautions légitimes par lesquelles le maître et la maîtresse de cette glorieuse maison écartaient les importuns.
Tout d’abord, il nous fut impossible de nous orienter dans les descriptions des
Mémoires d’outre-tombe. Le quinconce, l’« allée de charmilles
dont les cimes s’entrelaçaient »
, le bois où Chateaubriand ressentit une
« joie effrayée »
, l’avant-cour plantée de noyers, attenante au jardin
et à la maison du régisseur, la porte bâtie par où l’on pénétrait dans la cour verte, les vieilles écuries où les chevaux du roi Dagobert auraient pu,
dit-on, tenir à l’aise, le grand mail, le petit mail, toutes
ces antiquités ont disparu pour faire place à un parc anglais dont les allées et les
pelouses se déroulent mollement sur les pentes, sous l’ombrage des marronniers, des
ormes et des chênes. Combourg, au temps où M. de Chateaubriand le père vint s’y établir,
était une gentilhommière assez délabrée. C’est à présent une demeure seigneuriale,
aménagée avec une entente parfaite du confort moderne, et avec un goût intelligent qui a
su associer aux exigences de la vie contemporaine le respect que l’on doit aux monuments
historiques.
Le château, restauré en 1876 par M. Trilhe, est un superbe morceau d’architecture militaire : La description qu’en a donnée Chateaubriand est d’une exactitude minutieuse. J’en ai vérifié tous les mots, et je ne sais rien de plus précis :
« Le château se montrait entre deux groupes d’arbres. Sa triste et sévère façade présentait une courtine portant une galerie à mâchicoulis, denticulée et couverte. Cette courtine liait ensemble deux tours, inégales en âge, en matériaux, en hauteur et en grosseur, lesquelles tours se terminaient par des créneaux, surmontés d’un toit pointu, comme un bonnet posé sur une couronne gothique.
« Quelques fenêtres grillées apparaissaient çà et là, sur la nudité des murs. Un large perron, raide et droit, de vingt-deux marches, sans rampe, sans garde-fou, remplaçait, sur les fossés comblés, l’ancien pont-levis ; il atteignait la porte du château, percée au milieu de la courtine. Au-dessus de cette porte on voyait les armes des seigneurs de Combourg et les taillades à travers lesquelles sortaient jadis les bras et les chaînes du pont-levis. »
Sur le perron (que l’on a muni depuis lors d’un garde-fou), je vis des chaises longues et un de ces légers fauteuils d’osier qui sont si commodes, les soirs d’été, dans les jardins. J’imagine que M. de Chateaubriand le père ne s’embarrassait pas de ce luxe, lorsqu’il venait s’asseoir là, après souper, afin de tirer des chouettes, tandis que sa femme et ses enfants regardaient tristement les étoiles.
Ce père croquemitaine, qui terrorisait toute sa famille, m’a obsédé pendant toute la durée de mon pèlerinage. On n’est jamais mieux trahi que par les siens. Une plume merveilleuse et implacable a désormais fixé dans les yeux de la postérité cette longue face blême, ce gentilhomme de triste figure, ce noble ruiné, qui se vengeait de ses déconvenues en faisant peser sur son entourage le fardeau de ses ennuis. Je le voyais, levé dès l’aube, éveillant, de son ton sec et impérieux, les gens de service. Je le voyais, le soir, marchant pendant des heures, sans rien dire, drapé d’une bizarre défroque de ratine blanche, tout semblable à un fantôme, pendant que sa famille, blottie au coin de la cheminée et mourante de peur, n’osait souffler mot.
M. le chevalier (c’est ainsi qu’on appelait Chateaubriand au temps de son enfance morose) éprouvait, pour son père, des sentiments dont il a cru nous devoir faire la confidence publique. Quand il le voyait au nord, il fuyait au midi.
Pauvre chevalier ! On nous a montré sa chambre, et je sais bien des fils de bourgeois qui ne voudraient pas s’en contenter. Quatre murs nus et froids. Une fenêtre par où il ne voyait que les créneaux de la courtine opposée et un petit bout du ciel. C’est ici que la lune, qui fut toujours complice de sa rêverie, venait à lui, à travers les carreaux, en clartés consolatrices. Il entendait rôder le vent nocturne, et les martinets pousser leurs cris aigus, en décrivant, autour des gouttières, les spirales de leur vol. Parfois, les chats-huants projetaient des ombres fantastiques sur la couverture de son lit. On a réuni dans cette cellule divers objets qui lui ont appartenu. Il serait long d’en faire le catalogue. Mais qui pourrait cataloguer les chimères, les cauchemars, les songes horribles ou radieux qui, de cet étroit espace et de cette imagination adolescente, ont pris leur essor ?
Tout un monde de pensées et de sentiments s’est agité dans cette geôle. Une âme ardente, opprimée par les hommes et par les choses, se dégagea soudain des étreintes qui la gênaient, et s’échappa, en courses folles, vers toutes les régions de l’idéal et du réel.
Du haut de la tour, nous regardions l’horizon de collines, de bois et de vallées où
vagabonda sa fantaisie. Voilà l’étang où il s’embarquait, pendant les journées
d’automne, pour « se sauver dans la solitude »
et pour voir, non sans
envie, les hirondelles s’assembler et partir vers les pays de l’azur et de la lumière.
Plus loin, c’est la lande sauvage où il s’arrêtait avec sa sœur Lucile, c’est
« l’ordre muet de la nature »
où se répandait la surabondance de son
âme, c’est le désert, où il sentit « le premier souffle de la Muse »
.
Ailleurs, il avait suivi, sur une nappe de neige, « les pas étoilés des
oiseaux »
. Dans ces retraites d’ombre et de mystère, il avait aimé
« les nuits de printemps, qui sont toutes remplies de la fraîcheur de la rosée,
des soupirs du rossignol et du murmure des brises »
. Partout, il avait savouré
amèrement au milieu de ses longues mélancolies et le ses félicités brèves, un dégoût de
la vie, une soif d’amour, un désir de mort…
Maintenant, dans le parc du château, une jeune fille cueillait des fleurs. Son corsage blanc, son ombrelle rouge égayaient de couleurs claires la verdure des pelouses, parmi les lauriers-thyms, les hêtres et les sycomores. La vieille demeure se parait de grâce, de jeunesse, de gaieté. Un renouveau de joie et de vie ◀semblait▶ ranimer le manoir des sires de Combourg. Et pourtant, nous ne pouvions nous défendre d’une sorte de reconnaissance pour l’ancien donjon délabré, pour la sombre forteresse qui, par sa hautaine allure, par son héroïque misère, par sa force, par sa tyrannie, avait nourri, redressé et raidi le fier génie dont l’imprécation contre le destin, répétée par toutes les voix du siècle, s’est répercutée jusqu’à nous.