(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le colonel Ardant du Picq »
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(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le colonel Ardant du Picq »

Le colonel Ardant du Picq

Études sur le Combat.

I

L’homme qui a écrit ce livre n’est plus vivant, et ce livre même n’est pas achevé. Il a été tué avec l’auteur, mort sous les murs de Metz pendant la dernière guerre, et c’est par son frère qu’ont été publiés ces fragments qui, si l’auteur avait vécu, auraient certainement fait un tout superbe. Seulement, tels que les voilà, ces fragments, ils ont trois ou quatre beautés différentes pour les esprits sensibles à tous les genres de beauté. Il faut les remarquer. Ils tirent l’œil et l’âme. Les Éludes sur le Combat 31 sont un livre sur la guerre, c’est-à-dire sur la plus grande chose, et, malgré les Trissotins des congrès de la paix, la plus immortelle qui soit, depuis la création, parmi les hommes ! C’est un livre sur la guerre, écrit par un homme qui s’entendait à la guerre, qui l’avait faite et qui avait pensé sur elle. C’est un livre d’observation mâle et perçante, et, avec la très nette supériorité qu’il atteste, beaucoup plus élevé et beaucoup plus vrai dans son élévation que les idées actuelles, qui, dans la guerre comme partout, d’ailleurs, ne sont plus que le matérialisme envahissant et triomphant sous lequel, dans un temps donné, tout doit immanquablement périr de ce qui est la force et la gloire de la vie !… Ce n’est que des fragments, mais assez finis par un côté pour qu’on devine ce que serait le côté qui n’est pas fini, si la mort de l’auteur ne l’avait pas laissé pendant. Enfin, ces fragments d’une œuvre militaire à travers lesquels l’imagination perçoit un beau livre complet en puissance, sont signés du plus beau nom militaire qu’un homme puisse porter et que la Providence ait pu écrire, comme l’ordre de sa vocation et de sa destinée, sur le front et le cimier d’un soldat !

Et voilà les raisons pour lesquelles je parlerai de ce livre, qui, tout en étant un livre de métier et d’instruction pratique pour les officiers de l’armée française, entre pourtant par l’esprit qui l’anime dans la philosophie du temps ; mais, Dieu merci ! pour la souffleter ! et par sa forme, pour l’honorer, dans la littérature. Je ne sais rien personnellement du colonel Ardant du Picq, sinon qu’il est un colonel, et cela me suffit, tant j’ai de goût pour les colonels ! D’un autre côté, la seconde partie de son ouvrage, qui traite des manœuvres devant l’ennemi, ne peut être discutée et jugée que par un homme de guerre comme lui, — et j’ai le malheur de n’en être pas un, — compétent comme lui en ces matières spéciales. Mais, en fin de compte, tout livre, quel qu’il soit, donne après tout l’esprit d’un homme dans le plus pur de sa substance, à quelque chose qu’il l’ait appliqué, et c’est par l’esprit et la forme qu’il imprime toujours et forcément à la pensée que ce livre appartient à la critique générale telle qu’on s’efforce d’en faire ici… En critique, il ne s’agit jamais que de prendre la mesure d’un homme, et les livres ne servent guères qu’à cela. Dans ses Études sur le Combat, le colonel Ardant du Picq nous apparaît comme un esprit doué tout à la fois de réflexion et d’initiative, et, tour à tour, comme un historien, et, en matière de science et d’art militaire, comme un homme d’idées et un réformateur. Il est historien quand il raconte les batailles de l’antiquité, celle de Cannes et celle de Pharsale, et quand il dit par quels moyens, par quelles manœuvres elles furent gagnées ou perdues ; et il est homme d’idées et réformateur quand il dit par quelles modifications dans les manœuvres on pourra gagner les batailles dans l’avenir ; mais là l’auteur des Études sur le Combat se montre un historien encore. Comme tous les hommes d’idées, et que leurs idées mènent ou entraînent, le colonel Ardant du Picq ne verse jamais dans l’utopie, ce mal ordinaire des penseurs enivrés de leurs propres pensées. Il s’en garde, lui, comme de l’ennemi, et c’est là l’ennemi, en effet !… L’expérience, le passé, les réalités qui en sortent, ces choses éternelles contre lesquelles l’homme, eût-il du génie, n’est pas le plus fort et ne le sera jamais, maintiennent et affermissent davantage dans son équilibre ce ferme esprit, — disons-le à sa gloire ! — encore plus historique qu’il n’est historien.

Car il ne faut pas s’y méprendre, et on s’y méprend tous les jours, il est tel historien — et c’est le plus grand nombre des historiens de l’heure présente — qui n’a pas l’esprit historique, et qui ne touche à l’histoire que pour misérablement la troubler. Historien ? L’est qui veut, sans doute ! C’est une fonction qu’on choisit et qu’on se décerne ; mais, si l’on n’a pas ce que j’appelle « l’esprit historique », c’est une fonction qui se retourne contre celui qui ose la remplir avec des facultés indignes d’elle. Il y a même de très grands écrivains, de très grands artistes, qui emploient leur talent et leur art à fausser l’histoire et à faire d’elle la servante ou d’un système ou d’un parti ; par cela seul se déshonorant de ce qu’ils l’ont déshonorée… Michelet est de ceux-là, par exemple, et la critique peut pleurer sur lui, parce qu’elle sait tout ce qu’en le perdant la vérité y a perdu. C’est qu’en lui, Michelet, comme dans tous les autres, l’esprit historique n’était pas assez fort pour maîtriser et gouverner l’historien. Eh bien, c’est cet esprit-là, — l’esprit historique, — si rare dans ce siècle, où le passé est traité insolemment de vieille barbe et de vieille guitare par des polissons qui auraient méprisé le sénat romain dans sa majesté, comme les Gaulois leurs ancêtres ! c’est cet esprit-là qui ne défaille jamais dans le livre du colonel Ardant du Picq. C’est là ce qui donne à son livre une signification et une portée bien au-dessus de la signification et de la portée qu’il semble viser avec son simple et modeste titre : Études sur le Combat. C’est que le combat, ce n’est pas seulement la bataille ! ce n’est pas seulement le champ limité et physique d’une action où l’on manœuvre pour vaincre ! Le combat, c’est le monde et c’est l’âme du monde, se manifestant dans toutes les sphères de son activité comme dans la sphère de la guerre, et y dominant, à travers toutes les résistances et toutes les luttes, pour les mêmes raisons et par les mêmes moyens ! C’est enfin ce fait immense, sur lequel on n’a pas assez réfléchi, et qui prouve l’universelle et l’absolue supériorité de l’homme de guerre, que même les plus grands politiques, en histoire, c’est encore et toujours les plus grands généraux ! L’homme d’État sans épée n’est jamais qu’un homme d’État de second ou de troisième ordre. Louis XVI, ce pauvre roi qui fait honte à la royauté, ne connut jamais d’épée que le glaive innocent de son sacre ; mais le cardinal de Richelieu, tout prêtre qu’il fût, en avait une, et au siège de la Rochelle il la portait.

II

Thèse qui se pose d’elle-même, mais impopulaire maintenant, mais inacceptable, et que ne manquera pas de discuter ou de méconnaître tout ce qui a plume, dans un temps d’engins de guerre perfectionnés où tout tremble devant la matière toute-puissante, et où l’idéal, c’est la paix entre les nations désarmées. Le colonel Ardant du Picq ne la pose pas, cette thèse, altièrement, dans ses Études sur le Combat ; mais elle en résulte et elle en sort pour les esprits qui savent déduire. Elle en sort comme le boulet du canon ! L’homme de guerre ne veut être ici que l’homme spécial, le catéchiste du combat. Mais sa manière de comprendre le combattant donne la manière dont il comprend la nature humaine, et qui la comprend comprend tout. Le colonel Ardant du Picq n’est ni un philosophe qui rêve sur elle ni un philanthrope qui en est bêtement épris. Il a toute sa vie trop touché à l’homme ; il l’a trop manié, trop commandé, surtout dans ces terribles moments où, sous la foudre du danger, il se déchire, s’entrouvre et se montre jusqu’aux racines de son être, pour ne pas le connaître à fond et pour ne pas appuyer sur cette connaissance impitoyable de la nature humaine un système de discipline qui doive la rendre héroïque, de lâche qu’elle est ordinairement devant la mort. L’auteur des Études sur le Combat excepte, il est vrai, un très petit nombre d’âmes, nées impassibles comme le bronze, et rares comme des aérolithes, car elles semblent venir directement du ciel ; mais cet homme de batailles, qui a pratiqué les batailles et qui n’est dupe d’aucune poésie faite après coup, ne croit guère aux héros que sous bénéfice d’inventaire, et sous l’action déterminée et décisive d’une discipline qui crée l’énergie et fait d’un homme cette force qu’on appelle un soldat… Observateur aiguisé par toutes les expériences de sa vie, le colonel Ardant du Picq sait que la puissance des armées est toujours en raison, non seulement directe, mais unique, de la puissance de leur discipline, et il le prouve, par tous les témoignages de l’histoire, chez les peuples que la guerre a le plus illustrés. Cette discipline transformatrice de l’homme, qui solidifie la nature humaine devant le danger et la destruction, et met une âme et une volonté à la place des frémissements et des tressaillements de la chair, tous les génies militaires qui ont paru dans le monde et y ont laissé une trace de leur passage, depuis Xénophon jusqu’à César et depuis César jusqu’à Napoléon, ont voulu la réaliser, l’exalter, la pousser jusqu’au plus haut point de perfection, — quelquefois par des moyens atroces. Et l’auteur des Études sur le Combat, en faisant comme eux aujourd’hui, n’invente pas, mais reste dans la tradition inexpugnable de tous ces génies. Seulement, dans un temps où la philosophie émet sur la nature humaine les notions les plus orgueilleusement fausses et la pousse à toutes les indépendances et à toutes les révoltes, et où la philanthropie, à son tour, bave d’attendrissement sur l’homme et sur le bonheur qui lui a toujours manqué, à ce pauvre homme ! cette tradition de tous les génies militaires sur la nécessité de la discipline, retrouvée aujourd’hui dans sa beauté sévère sous la plume du colonel Ardant du Picq, sera considérée, qui sait ? comme un outrage à cette magnifique nature humaine, qui est en train de remplacer Dieu, et, dans un siècle où toutes les législations s’énervent et où l’homme veut échapper à toutes les contraintes, paraîtra peut-être, aux ignorants contempteurs de l’histoire, quelque chose comme un stupide esclavage et comme un radotage affreux de la barbarie du passé !

Et, en effet, je l’ai dit plus haut, mais il faut le répéter à ceux qui ont appelé la guerre et son art du nom avilissant de militarisme pour mieux l’insulter, tout se passe, dans tous les mondes possibles, comme dans le monde de la guerre ; et ce que dit l’auteur des Études sur le Combat de la discipline des armées, on peut le dire de toutes les institutions de l’humanité, — religion, législation, gouvernement et art même, car l’art a ses règles, — qui toutes ont leurs disciplines, ces institutions, ou, pour parler mieux, qui ne sont que des disciplines sans lesquelles l’homme, faible créature, s’abolit, s’efface et se réduit au rien qu’il est , comme disait Bossuet ! Et tout de même que les disciplines de guerre les plus dures sont les mieux entendues et produisent toujours les résultats les plus grands, tout de même les autres disciplines, qui produisent, dans les sociétés comme dans les armées, la solidarité, la cohésion, l’efficacité du commandement et l’ascendant moral, — la seule raison véritable qu’on puisse donner de ce mystère de la victoire, — font les peuples les plus forts et les plus glorieux. Et voilà le soufflet, annoncé au commencement de ce chapitre, que le colonel Ardant du Picq allonge à la philosophie, de Samain experte et militaire ! Le livre qu’il a laissé derrière lui est d’une généralité de portée qui passe bien au-dessus de toutes les spécialités du noble métier qu’il enseigne, et répond, par le démenti le moins cruellement, mais le plus positivement donné, à toutes les idées badaudes et lâches qui règnent actuellement sur le monde dégradé…

III

Jamais, il faut le reconnaître, homme d’action, et d’action brutale aux yeux de l’universel préjugé, n’a plus magnifiquement glorifié la spiritualité de la guerre que l’intelligent et profond soldat auquel nous avons affaire. À toutes les pages d’un livre qui, achevé, eût été certainement un chef-d’œuvre, il a affirmé cette spiritualité de la guerre comme peut-être elle ne l’avait jamais été. Chose grande encore si elle n’était pas vraie, mais d’autant plus grande qu’elle est vraie ! Quand la mécanique, l’abominable mécanique, s’empare du monde et le broie sous ses bêtes et irrésistibles rouages, quand la science de la guerre a pris des proportions de destruction inconnues, par le fait d’engins nouvellement découverts et perfectionnés qui ne font plus d’elle qu’un épouvantable massacre à distance, voici une tête assez maîtresse de sa pensée, dans ce tapage du monde moderne bouleversé, pour ne pas se laisser opprimer par ces horribles découvertes, qui rendent, à ce qu’il semble, les Frédéric de Prusse et les Napoléon impossibles, et qui dépravent jusqu’au soldat ! Le colonel Ardant du Picq nous dit quelque part qu’il n’a jamais eu une foi entière à ces gros bataillons, auxquels croyaient ces deux grands hommes, qui valaient mieux à eux seuls que les plus gros bataillons… Eh bien, aujourd’hui, cette tête vigoureuse ne croit pas davantage à la force mécanique ou mathématique qui va les supprimer, ces gros bataillons, malgré leur grosseur et leur nombre ! Calculateur et de sang-froid, qui raisonne de la guerre comme de l’âme de l’homme, parce que c’est cette âme qui fait la guerre, l’auteur des Études sur le Combat voit sûrement, comme tout le monde et mieux que tout le monde, un changement profond dans les conditions extérieures de la guerre avec lesquelles il faut compter ; mais les conditions spirituelles dans lequel elle se produit n’ont pas changé, elles ! C’est éternellement l’âme de l’homme élevée à sa plus haute puissance par la discipline, c’est le ciment romain de cette discipline qui fait des hommes d’indestructibles murs ; c’est la cohésion, la solidarité entre les soldats et les chefs, c’est l’ascendant moral dans l’impulsion, qui donne la certitude de vaincre ! « Vaincre, c’est avancer », disait un jour de Maistre, embarrassé devant ce phénomène de la victoire. L’auteur des Études sur le Combat dit plus simplement : « Vaincre, c’est être sûr de vaincre. » C’est enfin l’âme qui gagne les batailles et qui les gagnera toujours, comme elle les a gagnées à toutes les époques du monde… La spiritualité, la moralité de la guerre, n’ont pas bougé depuis ces temps-là. Les mécaniques, les armes de précision, tous les tonnerres inventés par l’homme et ses sciences, ne viendront jamais à bout de cette chose, méprisée pour l’heure, qui s’appelle l’âme humaine, mais que des livres comme celui du colonel Ardant du Picq, s’il y en avait beaucoup, empêcheraient de mépriser. Et devrait-il n’y avoir pas d’autre effet produit par ce livre de tendance sublime, que ce serait comme cela assez utile et assez beau !

Il en aura d’autres, — je n’en doute pas. Mais je n’ai voulu que signaler la sublimité de la tendance dans un livre didactique qui, pour moi, a des ailes comme une poésie céleste, et m’a ravi au-dessus et bien loin des abjections matérialistes de mon temps ! Le livre en lui-même, ce qu’il a de technique, de tactique, de savant et d’indiscutable pour moi qui ne suis pas comme l’auteur un érudit de manœuvres et de champs de bataille, je n’avais pas à m’en occuper ; mais, dans mon ignorance des choses exclusivement militaires, je n’ai pas moins senti, en lisant les démonstrations impérieuses dont il est rempli, la vérité de ces démonstrations, comme on sent la présence du soleil sous le nuage. Cet ascendant moral, qui est tout à la guerre pour en déterminer le succès, selon l’auteur de ces Études sur le Combat, son livre l’a sur le lecteur. Ce commandement qui est comme celui de la vérité elle-même, cette espèce d’ordre qu’on ne peut pas discuter, mais qui impose, venant d’un esprit supérieur en qui on a foi comme dans un chef, a, ici, pour être obéi, la forte accentuation qui pénètre… Le colonel Ardant du Picq n’est pas qu’un écrivain militaire, ayant le style de sa chose à lui. C’est un écrivain dans le sens général, rigoureux, absolu, du mot. Il a la brièveté et la concentration latines. Il retient sa pensée, la ramasse et la bloque toujours dans une phrase serrée comme une cartouche, et, quoi qu’il exprime, son style a la rapidité et la précision de ces armes à longue portée qui empêchent les balles d’être des folles, comme les appelait Souwarow, et qui ont détrôné la baïonnette… L’auteur des Études sur le Combat aurait été partout un écrivain. Il l’est de nature. Il est de la phalange sacrée de ceux qui ont un style à eux…

Cet homme de guerre, mort à la guerre, avait été pris dans toutes ses facultés par le charme de la guerre ; car elle en a un, et pour certains esprits il est immense ! Aussi, même en dehors de ce qui est l’instruction et la discussion, en ces Études où il est plus particulièrement un critique de guerre dans l’antiquité et surtout dans les temps modernes, il a laissé des pages où le penseur a fait équation avec l’écrivain. Ce colonel, à longue vue toujours comme s’il était devant l’ennemi, ne se borne pas aux détails d’un métier qu’il adore et qu’il veut rendre plus puissant par des combinaisons nouvelles. Mais, historien comme je l’ai dit, — historien à esprit historique, — il est allé, un jour, vers la fin des précieux fragments qu’on publie, jusque-là où vont tous les esprits sous la poussée d’un siècle aveugle, et il s’est demandé ce que, par ce temps de démocratie, deviendrait la guerre de demain. Esprit viril et qui ne se laisse pas empaumer par les billevesées contemporaines, il n’a pas craint d’écrire le mot terrible et haï d’aristocratie, de cette aristocratie qui est, selon lui, la force vraie de toute armée. Ici, l’homme de style qu’il est ailleurs a procédé par éclairs, comme l’épée qu’on tire du fourreau ; ce n’est là que des notes, mais quels éclairs ! et comme ils jaillissent ! et comme avec eux on pourrait composer une foudre !

« Une aristocratie — dit-il brusquement — a-t-elle une raison d’être, si elle n’est pas militaire ? Non. L’aristocratie prussienne est militaire, rien que militaire. Elle peut recevoir dans ses rangs des officiers plébéiens, mais à condition qu’ils se laissent absorber… Une aristocratie n’est-elle pas essentiellement orgueilleuse ? Si elle ne l’était pas, elle douterait d’elle-même. L’aristocratie prussienne est donc orgueilleuse ; elle veut la domination par la force, et dominer, toujours plus dominer, est dans ses conditions d’existence.

« On domine par la guerre : il lui faut la guerre (à son heure, soit : ses chefs ont le tact de choisir le moment), et elle veut la guerre ; c’est dans son essence ; c’est une de ses conditions de vie comme aristocratie. Toute nation ayant une aristocratie, une noblesse militaire, est organisée militairement L’officier prussien est officier parfait, comme gentilhomme, comme noble ; par instruction et par examen il est plus capable ; par éducation plus digne. Il est officier et commande par deux motifs ; l’officier français par un seul. La Prusse, avec tous ses voiles masquant la chose, est une organisation militaire conduite par une corporation militaire. Toute nation organisée démocratiquement n’est pas militairement organisée. Elle est vis-à-vis de l’autre en état d’infériorité pour la guerre. Une nation militaire et une nation guerrière sont deux. Le Français est guerrier d’organisation et d’instinct. Il est chaque jour de moins en moins militaire. Il n’y a nulle sécurité pour une société démocratique à être voisine d’une société militaire. Elles sont ennemies nées ; l’une sans cesse menace la juste influence, sinon l’existence de l’autre. Tant que la Prusse ne sera pas démocratique, elle sera une menace pour nous. L’avenir semble appartenir à la démocratie, mais, avant que cet avenir soit atteint par l’Europe, qui dit que la victoire, la domination, n’appartiendra pas un long temps à l’organisation militaire, qui périra ensuite faute d’aliments de vie quand, n’ayant plus d’ennemis extérieurs à vaincre, à surveiller, plus à combattre pour sa domination, elle n’aura plus sa raison d’être. Tout triomphe de la Prusse est un retard pour la démocratie allemande, forcée d’attendre que l’aristocratie périsse, alors seulement que l’orgueil qui est sa force n’aura plus sa raison d’être… »

Voilà ces notes, — ces notes qui closent le livre. Brillent-elles assez ! Ces éclairs hachent-ils !… L’homme qui les a écrites me fait l’effet d’un Montesquieu militaire, qui nous donne axiomatiquement l’Esprit des Lois des armées, comme l’autre nous a donné l’Esprit des Lois des sociétés… Il n’affirme pas, il est vrai, la nécessité des démocraties pour la destruction des armées avec l’aplomb et l’autorité qu’il met à affirmer la discipline pour leur existence et pour leur force ; mais, trempé dans l’atmosphère de son temps, il en admet l’hypothèse. Certes ! je ne crois pas, pour ma part, qu’au fond de son âme et de sa robuste pensée ce grand spiritualiste de la guerre puisse accepter sans trouble que la guerre, qui sort de l’âme de l’homme et qui se fait avec l’âme de l’homme, ne soit pas éternelle comme l’homme et sa race, et qu’un jour elle doive disparaître, comme un fétu dans les airs, sous le souffle omnipotent des démocraties. Mais, en supposant ce qui est en question et ce qui n’en est pas une pour moi, quel intermédiaire entre ce moment lointain et le moment actuel, quel intermédiaire entrevu et funeste les nations vont-elles traverser ?… Il ne l’a pas dit, l’auteur des Études sur le Combat. Mais la tristesse a dû tomber sur ce cœur de soldat, droit et ferme, en le prévoyant !… J’ai compté toutes les beautés de son livre, mais, de toutes, c’est là la plus triste, et la plus triste, pour nous autres hommes, c’est toujours la plus grande beauté !