Chapitre XIII. La littérature et la morale
§ 1. — Il serait oiseux de prouver que les mœurs influent sur la littérature, puisque la littérature se donne souvent pour tâche de les reproduire. Il ne me semble▶ pas beaucoup plus nécessaire de prouver que la littérature réagit à son tour sur les mœurs : on sait assez que les personnages créés par les poètes ou les romanciers servent fréquemment de modèles aux jeunes gens ; que les sentiments ou les idées exprimés dans des ouvrages qui réussissent peuvent devenir ainsi des motifs d’action. D’ailleurs l’institution de la censure, la police de la presse, la loi qui permet de déférer aux tribunaux les livres trop scandaleux sont autant d’actes de foi dans l’effet moral, ou, si l’on veut, immoral que peuvent avoir certaines œuvres.
Mais si la liaison de l’état moral et de l’état littéraire d’une société n’a pas besoin d’être démontrée, on se heurte, quand on veut la préciser, à plusieurs difficultés.
La première est de connaître exactement l’état moral d’une société à un moment donné. Rien qui varie davantage d’une époque à une autre. Sans doute, on entend dire à chaque instant : « Le cœur humain est toujours le même ; les vertus et les vices d’aujourd’hui sont ceux d’hier et ceux de demain. Nous n’avons rien inventé depuis les anciens en fait d’orgueil, de sensibilité, de cupidité. » — Cela est vrai et faux à la fois. Oui, les passions essentielles qui poussent l’homme, comme les vents qui font mouvoir les ailes du moulin, sont à présent les mêmes qu’autrefois, et, comme autrefois, ces forces font du bien et du mal. Mais aussi la combinaison de ces éléments éternels varie incessamment ; vices et vertus changent suivant les temps et de forme et d’intensité ; la moralité dans l’humanité et même dans une seule nation a son va-et-vient, sa hausse et sa baisse, autrement dit son évolution.
Pour déterminer à quel niveau elle est dans une époque, il faut d’abord se défaire d’un préjugé vulgaire. Pour beaucoup de gens, immoral signifie ce qui blesse la pudeur. Il ◀semble▶, de la sorte, que la vertu tout entière réside dans la chasteté. Mais c’est garder trop pieusement un legs de ce moyen âge chrétien qui plaça son idéal dans la vie monastique, glorifia le célibat, l’imposa aux prêtres, le conseilla comme le plus sûr moyen de gagner le paradis. C’est conserver étourdiment l’esprit d’un temps où régnaient cette haine de la chair, ce mépris de l’amour que le christianisme naissant paraît avoir puisés dans le spectacle des voluptés impures de la décadence païenne. Il convient aujourd’hui de rendre au mot de morale l’extension large qu’il doit avoir. La moralité d’un peuple comporte non seulement les relations d’un sexe avec l’autre, mais aussi les façons d’agir des hommes qui le composent soit avec leurs concitoyens, soit avec les étrangers, soit avec eux-mêmes. Elle forme ainsi un ensemble très complexe.
Il s’ensuit qu’une société est toujours un composé de vices et de vertus et qu’elle peut être à la fois fort morale à certains égards et fort immorale à d’autres. Cela est visible dans la France du xviiie siècle. Si l’on considère les débauches élégantes de la cour et du grand monde, le goût de persiflage qui règne dans les salons à la mode, la grivoiserie qui gâte alors tant d’écrits et des plus sérieux, on est tenté de lui assigner un rang peu élevé sur l’échelle de la moralité. On a pu lui reprocher, sans trop de malveillance, d’avoir eu à un faible, degré l’amour de la famille et de la patrie. Quand Frédéric II de Prusse avait battu à Rosbach ou ailleurs ceux que Voltaire appelait les blanc-poudrés, c’est-à-dire les soldats de Sa Majesté Louis XV, on faisait à Paris des chansons sur leur retraite précipitée. Et cependant les mêmes hommes, qui applaudissaient aux railleries contre les généraux d’antichambre ou même contre Jeanne d’Arc, étaient animés d’un zèle incessant et désintéressé pour le bonheur de l’humanité. Les philosophes, s’ils n’ont pas été des époux sans défaut et des rivaux sans jalousie, ont enveloppé tous les êtres souffrants d’une sympathie large et active ; ils ont compati à toutes les misères, dénoncé toutes les injustices, salué de cris de joie tout progrès de la société vers un état meilleur. Voltaire, ce prince des moqueurs, écrivait dans son Dictionnaire philosophique 110 ces lignes de généreuse inspiration :
Si un animal sentant et pensant dans Sirius est né d’un père et d’une mère tendres qui aient été occupés de son bonheur, il leur doit autant d’amour et de soins que nous en devons ici à nos parents.
Si quelqu’un dans la voie lactée voit un individu estropié, s’il peut le soulager et s’il ne le fait pas, il est coupable envers tous les globes.
Le cœur a partout les mêmes devoirs, sur les marches du trône de Dieu, s’il a un trône, et au fond de l’abîme, s’il est un abîme.
Des mots, des mots, dira-t-on ! Non, le chantre de la Pucelle fut
aussi le sauveur de Calas. Qu’on déplore tant qu’on voudra les vices qui souillèrent le
xviiie
siècle, c’est par cette énergie de pitié, de
bienfaisance, de passion pour la justice et la vérité qu’il reste grand ; c’est par là
qu’il mérite, non seulement l’estime, mais la reconnaissance de ceux qui en parlent
aujourd’hui. N’est-ce pas Guizot, le protestant rigide, qui applique à ce siècle si peu
chrétien les paroles mêmes du Christ : « Il lui sera beaucoup pardonné, parce
qu’il a beaucoup aimé »
. Et, en effet, il suffit de se rappeler la noble et
vigoureuse campagne qui fut alors menée contre la guerre, contre les usages barbares
fidèlement conservés par les cours de justice, contre la torture, contre la
disproportion des délits et des peines, contre l’atrocité de certains supplices et déjà
même contre la peine de mort. Ainsi envisagé, sous ses diverses faces, le xviiie
siècle apparaît semblable à la petite statue que le
philosophe Babouc présenta au génie Ituriel, pour lui faire entendre ce qu’il pensait de
la ville de Persépolis : elle était composée « des terres et
des pierres
les plus précieuses et les plus viles. » Si l’on représentait par un de ces graphiques,
qui sont aujourd’hui d’usage courant, les différentes vertus et le niveau moyen que le
xviiie
siècle a atteints dans chacune d’elles, c’est
une ligne montant très haut et descendant très bas qu’on obtiendrait de la sorte.
Une seconde difficulté, dont il faut tenir compte, c’est que dans une société quelconque, il y a, en même temps, différents groupes qui, non seulement ont des vices et des vertus de nature différente, mais encore sont en désaccord, ou même en conflit sur les prescriptions pratiques et sur les fondements théoriques de la morale.
De nos jours, par exemple, il est évident qu’il existe, à côté d’un bon nombre de préceptes universellement acceptés, des questions qui sont matière à controverses passionnées. Faut-il faire rentrer l’assistance des pauvres dans les devoirs de pure charité, qu’on remplit ou ne remplit pas suivant le caprice individuel ou parmi les devoirs de stricte justice auxquels on ne saurait se dérober sans forfaire et qui peuvent être imposés par le pouvoir civil ? A quel point précis l’obéissance du soldat cesse-t-elle d’être obligatoire et légitime ? Doit-il être entre les mains de ses chefs un instrument aveugle, perinde ac cadaver ? Ou doit-il rester sous les drapeaux homme et citoyen, par conséquent libre de raisonner sa docilité et de se refuser à l’exécution d’un ordre illégal ou injuste ? Faut-il, avec Tolstoï, déclarer que tout service militaire est immoral, parce qu’il est en contradiction avec le commandement du décalogue : Tu ne tueras point ? Voilà, entre vingt autres, des sujets de discussion qui prouvent qu’une société peut contenir et contient d’ordinaire cinq ou six morales en lutte les unes avec les autres.
Par suite, telle vertu devient vice et réciproquement, si l’on passe d’un groupe à un groupe voisin. Ainsi, pour les catholiques, le culte des saints, des reliques, de la Vierge fait partie intégrante de la piété chrétienne ; pour les protestants, la piété chrétienne consiste à bannir ces pratiques soi-disant pieuses. Ainsi encore, pour le fidèle de l’Église romaine, la soumission aux décisions du pape en matière de foi est chose méritoire ; pour le libre-penseur, pour l’homme de science, soumettre tout croyance au contrôle de l’expérience et de la raison, puis se décider en pleine indépendance est à la fois un droit et un devoir.
De même, si l’on passe d’une époque à une autre, on voit, si l’on peut ainsi parler, des vertus qui meurent, répudiées et méprisées par les générations nouvelles avec autant d’énergie qu’elles étaient honorées et recherchées par les générations précédentes. Ce fut, au moyen âge, un acte de piété envers Dieu et de charité envers les hommes d’exterminer les infidèles et les hérétiques. Chaque croisade fut précédée d’un massacre de Juifs. On brûlait les corps pour sauver les âmes. Victor Hugo a incarné en la personne de son Torquemada cette bonté impitoyable, cette charité inhumaine. Or, un jour vint (c’était hier, au xviiie siècle) où, par un heureux contrecoup des persécutions aussi atroces qu’inutiles exercées au nom de la religion, grâce aux efforts des philosophes et de Voltaire en particulier, cette ancienne vertu parut sauvage, horrible, souillée du crime de lèse-humanité. Le respect de la pensée d’autrui, la tolérance mutuelle, la volonté de reconnaître à tous une égale liberté de conscience prit peu à peu dans l’estime générale, malgré la résistance des partisans attardés de l’orthodoxie forcée, la place si longtemps occupée par la conception chère aux Inquisiteurs.
L’historien doit suivre avec soin ces changements d’opinion sur telle ou telle façon d’agir ; il doit aussi distinguer les particularités morales propres à chaque classe sociale. Les vices du grand seigneur ne sont pas d’ordinaire ceux du peuple. Les vertus bourgeoises sont souvent raillées de l’artiste et méprisées du militaire. L’orgueil est le péché mignon de toute société aristocratique ; l’avarice et la cupidité sont plutôt les plaies d’un monde ou l’argent est dur à gagner. La vie débraillée, hasardeuse, débauchée se rencontre plus fréquemment parmi les nobles, les peintres, les gens de lettres que dans un milieu de commerçants qui ont un intérêt trop puissant à être prudents et rangés.
On voit que de précautions il faut prendre pour se représenter nettement l’état moral d’une époque. Cependant, malgré la variété infinie des caractères et des tempéraments individuels, on parvient à trouver en chacune des vertus dominantes et par conséquent des vices régnants, qui ne sont que l’envers ou l’exagération de ces vertus.
§ 2. — Supposons vaincues les difficultés que nous venons de signaler. Supposons connu jusque dans ses nuances cet état moral si malaisé à démêler : la littérature le reflète comme un miroir qui peut l’embellir, l’enlaidir ou le reproduire tel quel, mais qui en donne toujours une image plus ou moins ressemblante.
L’époque est-elle guerrière ; ce qui domine dans la vie réelle, ce sont naturellement les vertus militaires, le courage, la force, le mépris du danger et de la mort. On est sûr de retrouver alors tout cela grandi, idéalisé dans les héros créés par les poètes. Ainsi, dans les chansons de geste contemporaines des croisades, la première qualité des personnages offerts à notre admiration, c’est la force. Les chevaliers assènent de si terribles coups d’épée qu’ils tranchent à la fois l’armure, l’homme et le cheval. Ils ont beau être moribonds : les restes de leur vigueur sont encore effrayants. Roland, blessé à mort, presque expirant, assomme avec son cor d’ivoire un Sarrasin qui a voulu le lui dérober. A chaque pas l’on rencontre des géants, vaincus comme de raison, quand ils sont musulmans, vainqueurs, dès qu’ils combattent pour la sainte cause. L’un de ceux-ci, un chrétien nommé Renoart, est armé d’un sapin de quinze pieds qu’il manie en guise de massue. On le charge un jour de s’emparer d’un cheval pour un héros qui se trouve démonté. Il se précipite dans la mêlée ; mais le malheur est que, chaque fois qu’il écrase un cavalier, le cheval est du même coup broyé, comme le papillon qu’un enfant saisit et serre dans sa main maladroitement meurtrière.
En ces corps solidement charpentés et vêtus de fer, les poètes ont logé des âmes
énergiques, violentes, poussant le courage jusqu’à des proportions surhumaines.
Combattre un contre mille, défier tous les supplices quand ils tombent aux mains de
l’ennemi, n’est guère qu’un jeu pour tous ces héros. Ils font bien davantage. Un jeune
homme, presque un enfant, Vivien, a fait serment de ne jamais reculer devant les
Sarrasins, fût-ce d’un pied de terre. Or, dans la bataille des Aliscamps,
Vivien a été blessé si grièvement qu’on peut voir le soleil à travers les plaies qui
le transpercent. Il a les yeux crevés, le ventre ouvert ; ses boyaux pendent derrière
lui. Il coupe avec son épée ceux qui le gênent ; puis, il dit à ses compagnons :
Passez-moi le reste autour du corps et attachez-moi à mon cheval. — Ainsi équipé, le
mourant se rue au milieu des Sarrasins et en fait un carnage épouvantable ; après quoi,
se confessant avant de rendre le dernier soupir, il a un remords, bien inattendu. Il a
failli manquer à son serment ; il a un instant reculé d’un demi pied devant les
infidèles et il ne veut pas mourir sans être absous de cette faute. La bravoure ne se
traduit pas seulement par des actes qui sont hors du vraisemblable ; elle éclate en mots
héroïques, cornéliens. Ainsi un guerrier s’écrie111 : « Maudit soit le premier qui fut archer. C’était un lâche : il
n’osait approcher »
.
A cette vaillance se lie naturellement la loyauté. La ruse n’est point l’arme des forts. Ces braves ont, au cœur même du combat, une générosité que de leur nom nous appelons encore chevaleresque. Roland et Olivier sont aux prises dans un duel formidable ; Olivier brise son épée ; Roland attend qu’on lui en donne une autre ; il ne veut pas user de son avantage. Un peu plus tard, pendant une courte trêve, un homme du camp d’Olivier apporte à boire à Roland et veut profiter du moment où le héros se désaltère pour l’assassiner ; c’est alors Olivier qui protège son adversaire et tue sans pitié le traître. — Le traître, le félon, c’est l’homme voué à la haine et au mépris. La mémoire de Ganelon est restée flétrie à jamais. La trahison est le vice infâme par excellence. En revanche, les poètes célèbrent l’amitié, le dévouement entre compagnons d’armes. Roland s’évanouit, quand il voit tomber mort son ami Olivier. Cette tendresse des chevaliers s’étend même à d’autres compagnons de leurs aventureuses chevauchées, je veux dire à leur cheval et à leur épée. Le cheval a un nom ; celui de Roland s’appelle Veillantif : celui de Renaud, le fameux Bayard, est un cheval-fée qui fait des bonds de quinze pieds et révèle à son maître les embuscades dressées contre lui. L’épée, elle aussi, a son nom ; elle s’appelle Durandal, Joyeuse, Hauteclaire. C’est une amie ; le héros mourant songe avec inquiétude à ce qu’elle va devenir ; il ne veut pas qu’elle souffre en passant aux mains des mécréants, il lui parle, il lui fait ses adieux. Ainsi s’achève, dans cette fidèle affection des chevaliers pour les instruments de leur gloire, cet idéal de vertu militaire dont la réalité a fourni les premiers traits aux trouvères, auteurs de nos vieilles chansons de geste.
On peut deviner sans peine les vices qui correspondent à ces vertus guerrières et on
les rencontre à chaque pas dans les mêmes poèmes. Qui dit courage dit aussi presque
toujours témérité. Les fanfaronnades abondent. Les héros mettent leur point d’honneur à
refuser d’appeler à leur aide. Roland, trahi, surpris par une nuée de Sarrasins,
s’obstine à ne pas sonner du cor, pour qu’on n’accuse de lâcheté ni lui, ni ses parents,
ni la France. Il aime mieux se laisser massacrer avec toute l’arrière-garde de l’armée.
Ailleurs, c’est Guillaume d’Orange qui s’introduit avec deux hommes dans une ville
musulmane ; il est reconnu, enveloppé, mais il combat si crânement qu’il donne aux siens
restés hors des murs le temps d’accourir et de prendre la ville. — Qui dit énergie,
fermeté dit souvent aussi brutalité, violence, cruauté. Et, en effet, sous l’empire de
la colère, ces héros, tout à l’heure si généreux, deviennent de véritables sauvages.
Dans un banquet, ils se jettent à la tête les couteaux et les quartiers de viande. Dans
une partie d’échecs, ils abattent d’un coup d’échiquier leur adversaire qui est sur le
point de gagner. Dans la bataille, ils mutilent l’ennemi vaincu et l’accablent par
surcroît de plaisanteries féroces. « Tu es boiteux, s’écrie l’un, et Ernaut est
manchot : l’un sera portier, l’autre guetteur. »
L’ennemi tué, c’est pour eux
un plaisir exquis de plonger leur épée dans sa cervelle. Un chevalier arrache le cœur de
celui qu’il vient de terrasser et le jetant à un cousin du mort, il lui crie :
« Vous pouvez le saler et le faire rôtir. »
Les rancunes invétérées des
vainqueurs sont plus fortes que la mort et le temps. L’un de ces barbares fait exhumer
un cadavre, fait orner le crâne de pierres précieuses et se plaît à boire dans ce hideux
trophée transformé en coupe de fête devant le fils même de la victime. Que dire des
bourgeois, des paysans, des serfs ?
Ils sont pillés, rançonnés, maltraités,
sans que jamais un mot de commisération soit prononcé à leur adresse. Il est visible que
pour les trouvères de ce temps-là les petits sont destinés à être la proie et le jouet
des grands.
Ainsi l’état moral de la société féodale se reflète, sous ses deux faces contraires et inséparables, dans les types imaginés par les poètes. Qu’arrive-t-il, le jour où d’autres vertus prennent dans la vie réelle la place des vertus militaires ? Ce jour-là les types littéraires changent à leur tour. Les poètes comiques, qui à toute époque se chargent de faire saillir le désaccord existant entre l’idéal et la réalité, se moquent du personnage accepté comme modèle ; ils font la parodie ou la satire des héros qui sont déplacés dans un milieu nouveau. Un poème héroï-comique nous présente, par exemple, un vaillant chevalier qui part en guerre, affublé d’une armure rouillée, armé d’une gaule à abattre les noix, monté sur une vieille jument, vénérable aïeule de Rossinante ; il est le digne fils d’un père qui n’avait pas son égal pour transpercer les limaces et les papillons ; il a pour adversaire une vieille femme et il est battu. Ou bien nous voyons Charlemagne et ses douze pairs, qui, arrivés à la cour de l’Empereur de Constantinople et ayant peut-être bu plus que de raison, font assaut de gasconnades. L’un s’engage à remuer du bout de son petit doigt une énorme boule de fer qui git dans une salle du palais ; un autre se flatte de faire éclater les mailles d’un haubert en gonflant les veines de son cou et les muscles de sa poitrine ; un troisième prétend toucher un écu sur le haut d’une tour en lançant une flèche d’un quart de lieue. Voilà, n’est-il pas vrai, la bravade, qui est le péché des braves, joliment raillée ! Or le jour où l’on sait si bien tourner en ridicule les exagérations de la vertu depuis longtemps régnante, c’est qu’elle a été détrônée par une autre et ce jour-là aussi le héros des poètes et des romanciers a déjà pris un autre caractère.
§ 3. — Je choisis un autre exemple, un cas particulier que je suivrai dans trois époques. Je choisis ce lieu commun du roman et du théâtre, la lutte de l’amour et du devoir conjugal dans un cœur féminin, et je vais tâcher de montrer comment les solutions différentes que donnent à ce conflit Corneille, Racine et Voltaire correspondent à l’état moral de la société où ils ont vécu112.
Corneille est le contemporain des jansénistes de la première heure qui sacrifient sans
hésiter les plaisirs du monde et les affections les plus légitimes au désir de vivre en
communion avec Dieu, qui prêchent et pratiquent les préceptes les plus sévères. Sans
être du parti des solitaires, il se développe dans la même atmosphère morale que les
fortes vertus des hommes de Port-Royal, que les volontés robustes et les âmes austères
de ces puritains catholiques. Il est le contemporain des précieuses, qui aiment sans
doute la galanterie, mais qui tiennent pour l’amour platonique, qui poussent la pudeur
jusqu’à la pruderie, qui proclament, comme Armande dans Les femmes
savantes, la suprématie de l’esprit sur la matière, de la raison sur la partie
animale. Ninon de l’Enclos, qui s’y connaissait, les appelait « les jansénistes
de l’amour »
. Il n’est pas jusqu’à l’entourage du roi qui n’offre, au temps où
Corneille est dans la force de l’âge, le spectacle d’une retenue assez rare. Louis XIII,
qu’on a surnommé le Juste, mériterait à meilleur titre le surnom de Chaste. Il se
distingue des autres Bourbons par une pureté de mœurs qui ne se retrouve ni chez son
père Henri IV ni chez son fils Louis XIV. Quelles sont encore, en ce temps-là (vers
1640), les théories morales en vogue ? La grande majorité est croyante et la morale
chrétienne n’est guère battue en brèche. Or, elle soumet les appétits des sens aux lois
de la raison et de l’Église. La morale philosophique est d’accord avec elle pour le
moment. C’est Descartes qui domine, et Descartes est profondément spiritualiste. Il voit
essentiellement dans l’homme un être qui pense. « Ô pur esprit », lui écrira Gassendi,
adversaire railleur, mais d’abord impuissant, de sa doctrine. Quant aux passions, qui
tiennent trop du corps, elles sont condamnées comme des causes d’erreur et
d’achoppement : ce sont elles qui empêchent l’homme d’aller droit au vrai et au
bien.
Si tel est bien l’état moral du milieu où vit Corneille, il est naturel que dans les personnages créés par lui le devoir l’emporte sur la passion. Oh ! sans doute il y aura lutte : que serait un drame sans lutte ? Mais le résultat n’est jamais une défaite pour la volonté sûre d’elle-même. C’est une dure épreuve pour la fermeté de Pauline que son entrevue avec Sévère, qu’elle a cru mort et qui revient pour l’épouser, alors qu’elle est d’un autre. Elle l’a aimé ; elle l’aime sans doute encore ; car elle rêve de lui, elle a peur de le revoir, et elle souffre, elle pleure même de ne pouvoir plus être sienne. Seulement elle résiste à son penchant ; son âme est déchirée, non ébranlée. Sa vertu demeure impitoyablement maîtresse. Pauline le dit et redit avec insistance, et pas un instant elle n’hésite à décourager l’amoureux qui reparaît si mal à propos. De même qu’elle l’a repoussé jadis par obéissance il son père, de même elle le congédie avec une dignité profonde par respect des droits que Polyeucte, en devenant son mari, a reçus à son affection. Elle lui dit adieu avec une austérité qui n’exclut pas un reste de presse, mais qui interdit toute espérance à celui qu’elle appelle
Trop malheureux et trop parfait amant.
Si nous passons il l’époque de Racine, les théories morales n’ont pas encore eu le temps de changer. Mais l’ascétisme n’est plus en faveur, on n’en est plus même aux vertueuses indignations de Pascal contre la morale relâchée. On ◀semble▶ admettre en pratique du moins, qu’il est avec le ciel des accommodements. C’est l’avis du roi et de la jeune cour. Louis XIV se partage entre ses favorites et son confesseur ; on remarque en lui, à certains moments, le combat de l’amour et du jubilé, suivant l’expression d’une malicieuse contemporaine ; mais c’est l’amour qui triomphe, sans préjudice de brusques accès de dévotion, jusqu’au jour où le grand roi vieilli fera décidément pénitence avec Mme de Maintenon. Quant aux autres femmes que le roi a aimées, elles rachètent leur grandeur
Ces surprises des sens que la raison surmonte…Et sur mes passions ma raison souveraine…Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments…
éphémère et leurs éclatants péchés par une pieuse expiation. Mlle de La Vallière se fait carmélite ; Mme de Montespan se retire dans un couvent. Si bien qu’on peut résumer ainsi la conduite de cette élite sociale qui seule importe aux écrivains d’alors : brèves victoires de la passion sur le devoir ; mais victoires mêlées de tremblement, de remords et suivies d’une pénitence finale.
Qu’on regarde après cela le rôle de Phèdre. Ne ◀semble-t▶-il pas fait sur le modèle de ces coupables repentantes ? Elle est faible contre la tyrannie de l’amour ; elle cède à l’emportement des sens ; mais elle se reproche sa faute en s’y laissant aller ; elle est malgré elle la proie de Vénus ; et plus tard, honteuse, désespérée, elle se réfugie dans la mort pour échapper au sentiment amer des maux qu’elle a causés, au regret tardif des crimes inutiles qu’elle a commis.
Si nous considérons maintenant l’époque de Voltaire, nouvelle et plus profonde transformation. Dans le passage du xviie siècle au xviiie , la foi aux dogmes du christianisme s’est singulièrement attiédie et la morale chrétienne a en même temps perdu beaucoup de son empire sur les âmes. De plus les philosophes ont ébranlé le système de Descartes. Fontenelle s’est ennuyé d’entendre toujours vanter la raison aux dépens de la passion et il s’est complu à renverser les rôles. Il s’est attaché à montrer que cette raison tant célébrée ne peut mener ni au bonheur ni à la vertu113. Si l’idée du devoir décidait seule à agir, dit-il, que de héros à rayer des fastes de l’humanité ! — En revanche, il réhabilite les passions. Il ne veut pas qu’on les condamne, parce que vivre, c’est agir, et que, sans les passions, l’homme serait voué à l’immobilité de la mort. Ce sont elles qui produisent les grandes actions, qui poussent l’homme à la recherche de la vérité, qui le font croire à un bonheur qu’il poursuit toujours sans l’atteindre jamais.
Obéissez donc à vos penchants ; suivez la nature, vous serez à la fois vertueux et heureux, autant qu’on peut l’être dans la misérable condition humaine : tel est le précepte ou plutôt le conseil auquel aboutit Fontenelle. Il se moque de la morale rigide telle que l’ont faite certains moralistes : elle touche l’homme, écrit-il, autant que l’astronomie.
Cette théorie, qui transporte de l’intelligence à la sensibilité la direction de la
vie, qui propose comme guides les mouvements du cœur, tout le xviiie
siècle l’adopte et l’applique. Louis XV s’abandonne à ses passions
avec une désinvolture parfaite et une entière sécurité de conscience. Mme de Pompadour,
malgré un court accès de repentance intéressée, n’éprouve aucun besoin d’aller chercher
la paix intérieure et le pardon dans un cloître. Rousseau même ne posera-t-il pas en
dogme absolu l’infaillibilité de la passion, quand il écrira : « Tout est bien
sortant des mains de l’auteur des choses. »
Est-il malaisé de deviner dès lors ce qui va dominer dans les personnages du théâtre de Voltaire ? C’est à coup sûr l’impulsion du cœur, ce que le poète appelle les mouvements de la nature. Et non seulement la passion les entraîne et les dirige, mais cette suprématie de la passion est présentée comme nécessaire et légitime. Par suite, la lutte, qui fait le fond de toute œuvre dramatique, change de caractère. Elle n’est plus dans chaque personnage entre ce qu’il doit et ce qu’il désire faire. Il n’y a en lui qu’un conflit de passions différentes ; il y a surtout effort et combat de sa part contre des forces extérieures à lui114, forces qui l’écrasent souvent, mais sans qu’il se reconnaisse vaincu à bon droit. Il s’ensuit encore que ces mêmes personnages sont, comme on l’a dit, plus victimes que héros et qu’ils excitent, ce qui était d’ailleurs le but de Voltaire, plus de pitié que d’admiration.
Pour éclaircir ce que ces paroles ont peut-être de trop abstrait, il suffit de comparer Alzire à Pauline. L’Américaine Alzire a été mariée à demi contre son gré, à l’Espagnol Gusman.
Elle croyait que Zamore, son amant, son fiancé, avait péri, quand tout à coup elle se retrouve en sa présence. La situation (ai-je besoin de le faire remarquer ?) est exactement celle de Pauline revoyant Sévère. Mais que les choses : se passent différemment ! Tandis que Sévère s’éloigne triste et résigné, Zamore presse Alzire de se soustraire au joug qu’elle a subi et réclame hardiment des droits antérieurs à ceux du mari. Alzire résiste,, il est vrai, mais elle veut se tuer pour se dérober à celui qui est devenu son époux et son maître, pour rejoindre au moins dans la tombe l’amant qu’elle a perdu. Et le contraste éclate plus violent encore au dénouement. Corneille ne fait pas épouser Pauline par Sévère, une fois que Polyeucte a disparu ; elle devient chrétienne comme son époux ; elle veut le suivre jusque dans le martyre. Voltaire, lui, supprime Gusman, le mari, qui meurt en unissant ceux qu’il avait séparés de son vivant.
Il me ◀semble▶ inutile d’insister : on voit assez comment l’état moral des trois époques trouve son expression chez les trois poètes.
Il serait facile de multiplier les preuves de semblables répercussions littéraires. Au
temps de Louis XI, qui est bien près d’être celui de Machiavel, la ruse, le manque de
parole sont procédés familiers ; la finesse dégénère en déloyauté, l’habileté en
fourberie. La théorie du succès est proclamée, affichée. L’essentiel est de réussir ;
peu importent les moyens. Jusque dans les premières années du seizième siècle, la
conscience des rois, des princes, des hommes politiques est d’une souplesse infinie.
N’est-ce pas l’un d’eux, et non des pires, Gonzalve de Cordoue, qui disait que la toile
de l’honneur doit être lâche ? Louis XI demandait à la Vierge la permission et le
pouvoir de duper ses ennemis. On connaît aussi le mot de Ferdinand le Catholique ;
Louis XII disait avec humeur : « C’est la seconde fois qu’il me trompe. — Il en a
menti, s’écria Ferdinand. C’est au moins la dixième. »
Or, qu’on jette un coup d’œil sur la littérature de ce demi-siècle. Voici Villon qui
célèbre les Repues franches, c’est-à-dire les festins qu’il s’est
offert aux dépens d’autrui, et certains tours d’adresse qu’on qualifierait aujourd’hui
d’escroqueries. Puis Philippe de Comynes raconte avec une sérénité parfaite, sans un mot
de blâme, sans un cri d’indignation, les trahisons, les perfidies, dont abonde
l’histoire contemporaine, les trafics de conscience dont il a été le témoin et le
complice en qualité de conseiller du roi Louis XI. Il écrit sans sourciller :
« Qui aura le proufict aura l’honneur ! »
Et il ◀semble▶ même se délecter
dans le récit des intrigues savamment ourdies, des victoires de
l’astuce
sur la force et l’honnêteté naïve. Cherchez-vous quel est au théâtre le chef-d’œuvre du
temps ? C’est La farce de l’Avocat Pathelin, dont toute la moralité
peut se résumer en ces termes : A trompeur, trompeur et demi. Pathelin
est alors le héros populaire. C’est à qui le mettra en scène et lui prêtera de nouvelles
prouesses. La littérature a créé, comme toujours, un type en qui s’incarnent les
qualités et les vices du moment.
Un dernier exemple. Quand le chemin du paradis commence à être le chemin des honneurs
terrestres, quand Bossuet et Bourdaloue sont dans tout l’éclat de leur puissance, quand
le roi Louis XIV prépare la révocation de l’Édit de Nantes, quand les controverses
religieuses entre protestants et catholiques, entre jansénistes et jésuites passionnent
le public autant que les querelles politiques et sociales le font de nos jours, quel
sera le vice régnant ? Molière se charge de répondre par la bouche de son Don Juan :
« L’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour
vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on
puisse jouer. Aujourd’hui la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est
un art de qui l’imposture est toujours respectée. »
Bientôt paraît Tartufe, et la fausse dévotion est si bien le vice de cette seconde
moitié du xviie
siècle que La Bruyère, vingt ans plus
tard, peindra sous le nom d’Onuphre un Tartufe retouché et affiné.
§ 4. — On ne saurait étudier les rapports de la littérature et de la morale sans parler de l’influence exercée sur les œuvres littéraires par l’idée même qu’on se fait des rapports qu’elles doivent avoir.
En cette matière il existe deux théories extrêmes et opposées. L’une soutient que la littérature, ayant pour but unique le beau et ainsi sa fin en elle-même, n’a rien à voir avec la morale, n’a nullement à se soucier de savoir si elle pousse au bien ou au mal. Il y a des œuvres belles et des œuvres laides ; il n’y en a point de saines et de malsaines. C’est ce qu’on appelle souvent la théorie de l’art pour l’art.
L’autre prétend que la littérature n’est pas seulement un jeu d’esprit et une amusette pour oisifs ; qu’elle propage des idées et des sentiments en les exprimant ; qu’elle suggère parfois des actes ; qu’étant une force considérable, elle peut et doit travailler au progrès moral et social, devenir un instrument de perfectionnement individuel et collectif.
Suivant que l’une ou l’autre prédomine, les caractères de la littérature sont bien différents.
Si l’on admet que l’art doive être « fainéant », comme dit Victor Hugo, si l’on veut qu’il ressemble aux lys des champs, qui ne travaillent ni ne filent et sont pourtant velus de splendeur, si l’on exige qu’il plane, indifférent et superbe, au-dessus des vils intérêts humains, sans avoir ni patrie, ni religion, ni préférence politique ou philosophique, on supprime, on retranche de la littérature plusieurs genres qui comptent pourtant plus d’un chef-d’œuvre. Adieu sermons, pamphlets, satires, discours politiques ! Dans ce qui reste après cette grave amputation, l’écrivain est condamné au perpétuel dilettantisme, qui jongle avec les opinions et dit tour à tour blanc et noir ; impassible, il risque de composer des ouvrages qui ont le froid et le poli de la glace ; détache de la lutte des idées, il est réduit au souci exclusif de la forme ; forcé de s’abstenir en toute question qui touche à la vie profonde de la nation, il s’abâtardit en une sorte de veulerie et de lâcheté intellectuelles ; il en arrive à fabriquer de jolis riens, des bibelots de décadence, flacons ciselés où ne demeure plus une goutte de liqueur, plus un atome de parfum ni de pensée. Il advient même qu’à force de répudier tout souci de la morale certains auteurs se plaisent à la heurter dans leurs ouvrages ; qu’ils prennent un goût dépravé pour les pourritures élégantes, pour les paradoxes effarouchants, pour les crudités répugnantes ; et alors, dénoncés par les moralistes comme des corrupteurs de parti pris et des malfaiteurs publics, ils compromettent et avilissent avec eux la littérature.
Si au contraire elle se donne pour tâche d’élever et de redresser les âmes, si elle entend, non pas seulement faire naître des fleurs et des herbes folles, mais semer le bon grain, elle aura d’autres qualités et d’autres défauts. Elle sera passionnée et passionnante ; elle s’adressera, non plus aux raffinés, mais à la foule ; elle deviendra militante, capable ainsi de soulever des enthousiasmes et des colères ; elle pourra exercer une action sur l’évolution d’un peuple, sur la marche d’une société. Le danger est alors qu’elle introduise cette préoccupation de moraliser les gens dans des genres qui ne s’y prêtent pas ; qu’elle dénature les faits pour les accommoder au but qu’elle poursuit ; qu’elle fausse la vérité historique pour soutenir une thèse ; qu’elle fausse, au théâtre ou dans le roman, la vérité psychologique, en vue d’aboutir à tel dénouement, dans l’intention de rendre sympathique ou antipathique telle opinion ou tel personnage. Le danger est aussi que l’écrivain, désireux de prêcher ses lecteurs, de les diriger en un certain sens, oublie ou dédaigne de plaire, provoque l’ennui, sacrifie la beauté, froisse et dégoûte par une intolérance mesquine. Que de romans fastidieux, que de pièces fades, où l’auteur a mutilé et défiguré la vie sous prétexte de la peindre, non telle qu’elle est, mais telle qu’elle devrait être !
Je n’ai point à discuter ici ces deux théories, qui alternent dans le développement d’une nation. Elles ont tour à tour leur raison d’être et leur utilité ; elles répondent à des besoins changeants. Chacune corrige les excès de l’autre et entre elles deux se placent à certains moments des théories moins tranchantes qui essaient de concilier ce que chacune contient de juste. Mais l’historien n’a point à faire un choix entre ces conceptions diverses ; il aura rempli tout ce qu’on est en droit d’attendre de lui, s’il a su relever les effets littéraires différents qui en découlent.
§ 5. — Il devrait encore étudier à fond l’action de la littérature sur les mœurs, étude à la fois longue et délicate, dans laquelle on ne saurait trop se mettre en garde contre les affirmations erronées ou hasardées.
Assez souvent la liaison entre certains livres et certaines façons de penser, de sentir
et d’agir s’impose d’elle-même à l’attention. Il y a des épidémies morales qui sont, en
grande partie, d’origine littéraire. Ainsi, pour peu qu’on suive dans sa marche ce qu’on
a nommé de nos jours « le mal du siècle », cette espèce de petite vérole noire qui a
sévi durant bon nombre d’années, on voit, pour ainsi dire, la contagion passer de
certains écrivains fameux à leurs lecteurs ; on voit le suicide parfois, plus souvent
l’aveulissement de la volonté dériver des
œuvres pessimistes et déprimantes
composées par les hommes de talent qui furent atteints de cette maladie. Il arrive même
qu’une théorie émise par un philosophe ou un romancier, puis couvée dans un cerveau
fruste et violent, se répercute en crime ; des procès retentissants ont permis de
constater quelques-unes de ces mystérieuses transmissions de fluide qui vont foudroyer à
distance quelque victime. Les méfaits et le cynisme du Julien Sorel de Stendhal ont
suscité une triste émulation chez de naïfs ambitieux. M. Bourget, dans Le
disciple, a choisi pour sujet un cas de ce genre. J’aurais bien à dire sur le fil
un peu léger qu’il établit entre l’acte commis par un jeune détraqué et la doctrine du
savant austère qui fut son inspirateur sans le savoir ; j’estime qu’il calomnie le
déterminisme en lui reprochant de supprimer la distinction du bien et du mal ; je crains
qu’il ne conseille une chose de valeur morale très douteuse, quand il invite l’homme qui
croit avoir trouvé une vérité psychologique contraire aux opinions reçues à ne pas la
divulguer, de peur des conséquences qu’elle pourrait entraîner. Mais il a raison de
rappeler aux écrivains qu’ils manient des armes dangereuses, dont la portée dépasse
leurs prévisions ; qu’une idée lancée par le monde est, comme la balle du fusil, une
force déchaînée qui va sans qu’on puisse la faire rentrer dans sa prison ; que par suite
il convient, avant de la laisser aller, de s’assurer, par tous les moyens dont on
dispose, qu’elle est conforme à ce qui est ou à ce qui doit être. Il voudrait que tout
auteur se considérât comme ayant charge d’âmes et tenu de rendre compte aux générations
futures de ce qu’elles auront recueilli dans ses ouvrages ; et il écrit très justement à
ce propos115 :
« Pensant à cela, il n’est pas d’honnête homme de lettres, si chétif soit-il,
qui ne doive trembler de responsabilité. »
Voilà qui est bien ! Mais comment déterminer les effets moraux produits par une œuvre littéraire ? La tâche est des plus ardues et l’on comprend aisément pourquoi. Ces effets dépendent de deux choses : de la nature de l’œuvre, de la nature du public. Or, œuvre et public sont tous deux des ensembles complexes qu’il faut décomposer.
On a repris pour les appliquer au livre ces paroles de l’Evangile : Vous connaîtrez l’arbre à ses fruits. — Le malheur est que les fruits du même arbre peuvent être singulièrement mêlés ; qu’il peut y en avoir côte à côte d’exquis et de pourris. Le roman de Rabelais, si l’on en croit La Bruyère, n’est-il pas par endroits « le charme de la canaille » et par d’autres « le mets des plus délicats » ?
Pour prolonger la comparaison, le même fruit, poison pour un estomac, ne peut-il être, pour un autre, nourriture délectable et salutaire ? Ecoutez Rousseau parler de La nouvelle Héloïse A l’entendre, la jeune fille « qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page, est une fille perdue ; mais qu’elle n’impute pas sa perte à ce livre ; le mal était fait d’avance116. » Il paraît ainsi accepter, provoquer même la sévérité des magistrats de Genève qui défendirent aux cabinets de lecture de faire circuler un ouvrage pernicieux pour la jeunesse. Mais ailleurs117 Rousseau qualifie les personnages qu’il a créés de « bonnes gens », de « belles âmes » ; il s’applaudit de leur avoir donné l’existence et l’on a pu soutenir, sans paradoxe, que l’ouvrage condamné en Suisse comme corrupteur fut en France le symptôme et l’auxiliaire d’une véritable renaissance morale. — Jugements contradictoires et parfaitement conciliables ! Qu’est-ce à dire, sinon que des esprits différents peuvent puiser aux mêmes sources des suggestions différentes. Oui, La nouvelle Héloïse peut laisser une tache sur une âme blanche comme un lys, de même qu’elle peut épurer une âme souillée. Dangereuse peut-être pour les enfants d’une petite ville encore à demi puritaine, parce qu’elle leur offrait des tableaux voluptueux de couleur assez chaude, la peinture de la passion qui brûle Julie et Saint-Preux devenait inoffensive, voire même bienfaisante à Paris, parce qu’elle ramenait la société frivole et débauchée de la grande ville à voir dans l’amour, non plus un passe-temps, non plus « la bagatelle », selon l’expression significative du moment, mais un sentiment grave et fort où le cœur a plus de part que les sens. Tant il est vrai que deux groupes de lecteurs, suivant la prédisposition de chacun d’eux, peuvent être affectés par la même œuvre de façon diverse et même contraire !
Que faut-il donc faire pour triompher des difficultés qui entravent en pareille matière les investigations sérieuses ?
Il faut d’abord recueillir avec soin tous les aveux directs par lesquels les hommes d’une époque ont confessé l’influence exercée sur leur conduite par tel ou tel livre. Parfois tout un parti, toute une école, toute une secte crie son admiration pour une œuvre ou un écrivain ; quand des gens se proclament calvinistes, byroniens, stendhaliens, tolstoïstes, que sais-je encore, ils avertissent qu’on doit chercher sur eux l’empreinte d’un maître ; et de fait, dans leur conduite et leur pensée, si l’on connaît bien ce maître, on retrouve aisément les traces de l’ascendant qu’ils ont subi. M. P. Bourget, dans ses Essais de psychologie, essaie de démêler quelles ont été les idées dirigeantes suggérées à un homme de sa génération par les écrivains de la génération précédente ; il aboutit de la sorte à des constatations précieuses ; car elles sont incontestables pour lui-même et valent encore pour bon nombre de contemporains qui se sont reconnus en lui. On sait après cela quels livres ont influé sur un groupe d’esprits et en quel sens ils ont agi. Il serait à souhaiter qu’à toute époque un représentant de tous les groupes intellectuels existant alors eût pris la peine de faire un travail analogue pour lui et les siens ; on aurait de la sorte une série de témoignages qui donneraient le droit d’embrasser une époque entière dans les conclusions qu’on tirerait sur l’origine de ses principales tendances. Faute de mieux, les biographies des hommes célèbres, les mémoires où ils ont conté la genèse de leurs convictions sont fort utiles à consulter. Quiconque lit avec attention les Confessions de Jean-Jacques y découvre sans peine qu’en son enfance la Bible, Plutarque et les romans de Mlle de Scudéry sont les ouvrages qui ont eu la part prépondérante dans la formation de son caractère. Les registres des loueurs de livres, des éditeurs, des théâtres fournissent aussi des renseignements sur ce qui plaisait le plus au grand nombre et servent de guides dans la recherche des points sur lesquels la vie a pu imiter la représentation de la vie.
Il faut conseiller encore à ceux qui poursuivent une enquête de cette espèce de distinguer nettement deux catégories d’œuvres : celles qui avouent l’intention d’agir sur les lecteurs, spectateurs ou auditeurs ; celles qui agissent sans que les auteurs l’aient voulu et même contre leur volonté.
Pour les premières (sermons, pamphlets, articles de polémique, pièces et romans à
thèse), animées d’un esprit réformateur et partant idéaliste, les documents du temps
révèlent l’accueil qui leur fut fait et souvent l’effet immédiat qu’elles eurent. Dans
les moments de ferveur religieuse la prédication a des triomphes qui paraissent
surnaturels ; des paroles tombées du haut de la chaire se traduisent aussitôt en actes
passionnés ; ainsi, à la voix puissante de Savonarole, jeux, danses, tableaux et statues
profanes disparaissent de la légère et païenne Florence et toutes les vanités mondaines
sont brûlées solennellement sur la grande place, en compagnie du seigneur Carnaval, par
une population fanatisée. Tel discours politique a renouvelé ces miracles de
l’éloquence ; telle proclamation affichée, en un jour de crise et de danger public, a
mis en fermentation tout un peuple. On n’a pas oublié la fièvre de maternité qui fit
éruption dans le beau monde de Paris, quand Rousseau eut dénoncé comme de mauvaises
mères les femmes qui livraient leurs enfants à des nourrices ; jusque dans les couloirs
de l’Opéra, on put rencontrer des enfants à la mamelle que leurs jeunes et pimpantes
mamans venaient allaiter durant les entr’actes. Quelquefois l’effet produit n’est pas du
tout celui que désire l’auteur : il peut même en être le contre-pied. Pour peu qu’une
sommation impérieuse à marcher dans un sens indiqué s’adresse à des esprits déjà las et
trouvant qu’ils sont allés assez loin, l’envie leur vient aussitôt de rebrousser chemin.
Tel est, en tout domaine, le mécanisme ordinaire des réactions. Il ne manque pas de
caractères contredisants à qui l’on fait aimer ce qu’on cherche à leur faire haïr et
ceux-là sont le châtiment des propagandistes à outrance. Quand d’Holbach et ses amis, au
siècle dernier, devenant des fanatiques à rebours, voulurent imposer autour d’eux une
sorte d’athéisme obligatoire, Duclos, le philosophe, qui n’était guère chrétien,
s’écriait avec humeur : « Ils en diront tant, qu’ils me feront aller à la
messe. »
On raconte qu’un avare, voyant l’Harpagon de Molière souffler une
chandelle inutile, laissa échapper ce cri de joie : « Voilà une leçon
dont je profiterai. »
Leçon d’avarice tirée d’une pièce contre l’avarice !
J’ignore si l’anecdote est authentique, et peu m’importe ; mais elle enseigne que, pour
mesurer le résultat obtenu par l’effort de ceux qui prétendent terrasser un vice ou une
superstition, il faut très souvent regarder dans la direction opposée au but qu’ils ont
visé.
Pour les œuvres qui s’attachent à peindre la réalité sans essayer de la transformer, qui mettent leur point d’honneur à ne pas trahir les préférences de l’auteur, qui s’efforcent de reproduire impartialement le spectacle du monde environnant, pour les œuvres réalistes, en un mot, il ◀semble d’abord qu’elles soient, pour ainsi parler, amorales et, par conséquent, incapables d’exercer un genre d’action qu’elle ne recherchent pas, qu’elles font même profession de s’interdire. Ce n’est pourtant là qu’une illusion. Ces œuvres ont doublement leur moralité.
D’abord, par cela seul qu’elles déroulent une suite logique d’événements, un engrenage serré de causes et d’effets, elles donnent souvent de lumineuses leçons de choses ; elles montrent comment telle conduite engendre telle conséquence, et cela vaut un prêche. C’est pourquoi des Sociétés de tempérance n’ont pas hésité à faire jouer le drame tiré de L’Assommoir de M. Zola ; la déchéance et la mort de Coupeau dans les convulsions du delirium tremens leur ont paru être une illustration saisissante des dangers de l’ivrognerie. Puis on peut dire aussi que de tout ouvrage, à moins qu’il ne soit d’une rare insignifiance, se dégage une conception particulière du monde, un jugement sur la vie. En vain l’auteur a-t-il voilé ses intimes convictions ; elles percent toujours à travers son masque impassible. Il suffit que certains personnages, certains actes apparaissent plus sympathiques que d’autres (et comment pourrait-il en être autrement ?) ; lecteurs ou spectateurs tendent à incliner dans le sens où l’auteur a penché lui-même, et ils y sont entraînés d’autant plus volontiers que celui-ci, au lieu d’asséner ses opinions, laisse à moitié deviner le fond de sa pensée.
Du reste, qu’il s’agisse d’œuvres idéalistes ou réalistes, ce qui importe n’est pas seulement l’idée maîtresse, la thèse inconsciente ou déclarée dont elles sont l’enveloppe ; le détail est à considérer autant que l’esprit général. Je sais des contes dévots abondants en scènes scabreuses qui jurent étrangement avec l’intention et les conclusion édifiantes. J’ai entendu des sermons sur la chasteté qui étaient fort instructifs et des plus troublants pour des âmes innocentes. Un roman qui est un élixir de désespoir et de misanthropie peut contenir un épisode qui réconforte et relève. Des livres, qui se croyaient irréprochables, ont été condamnés par des moralistes austères, parce qu’ils excitaient à la volupté en la décrivant pour en montrer les périls. Les puritains qui réprouvent en bloc le roman et le théâtre allèguent qu’il s’y glisse presque toujours des tableaux capiteux et ils proscrivent comme contagieuse et grisante la description seule des mouvements de l’amour. Une scène, une page, une ligne peuvent ainsi contenir une essence subtile qui monte à la tête des gens. Nous n’en conclurons pas que la littérature est nécessairement un dissolvant des bonnes mœurs, un formidable agent de dépravation. Certes, la débauche, l’impudeur, la sensualité ont dans la nature de l’homme et dans la constitution d’une société des causes plus profondes que dans la littérature, même dans celle qui est, à bon droit, taxée d’immorale. Tout n’est pas faux pourtant dans le préjugé courant qui fait volontiers de celle-ci le bouc émissaire des péchés d’Israël ; des craintes qu’elle inspire nous retiendrons seulement ceci : que les moindres des productions littéraires ont comme une vertu magique dont nul ne peut calculer ni méconnaître la puissance ; et que, tantôt corruptrices, tantôt éducatrices, elles sont toujours des forces sociales.
Reste à savoir en quels cas et en quelle mesure ces forces font du bien ou du mal. Mais ce problème, qui intéresse l’éducation autant que l’histoire, ne sera résolu qu’après une multitude d’enquêtes méthodiques qui auront établi son bilan d’influence pour chacun des livres ayant remué une génération. Ai-je besoin de répéter que je n’ai pas songé à résoudre ici un problème aussi compliqué, que j’ai voulu seulement en préciser les termes et indiquer quelques moyens d’en préparer la solution ?