(1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Mémoires de madame de Staal-Delaunay publiés par M. Barrière »
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(1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Mémoires de madame de Staal-Delaunay publiés par M. Barrière »

Mémoires de madame de Staal-Delaunay publiés par M. Barrière

Nous sommes décidément le plus rétrospectif des siècles ; nous ne nous lassons pas de rechercher, de remuer, de déployer pour la centième fois le passé. En même temps que l’activité industrielle et l’invention scientifique se portent en avant dans toutes les voies vers le nouveau et vers l’inconnu, l’activité intellectuelle, qui ne trouve pas son aliment suffisant dans les œuvres ni dans les pensées présentes, et qui est souvent en danger de tourner sur elle-même, se rejette en arrière pour se donner un objet, et se reprend en tous sens aux choses d’autrefois, à celles d’il y a quatre mille ans ou à celles d’hier : peu nous importe, pourvu qu’on s’y occupe, qu’on s’y intéresse, que l’esprit et la curiosité s’y logent, ne fût-ce qu’en passant. De là ces réimpressions sans nombre qui remettent sous les yeux ce que les générations nouvelles ont hâte d’apprendre, ce que les autres sont loin d’avoir oublié. Aujourd’hui, un homme d’esprit bien connu de nos lecteurs252, M. Barrière, publie un choix fait avec goût parmi les nombreux Mémoires du xviiie  siècle, depuis la Régence jusqu’au Directoire ; c’est une heureuse idée, et qui permettra de revoir au naturel une époque déjà passée pour plusieurs à l’état de roman.

Voilà, si je compte bien, la troisième fois depuis 1800 que la vogue et la publication se tournent aux Mémoires de ce temps-là. Le premier moment de reprise a été celui même de la renaissance de la société, sous le Consulat et aux premières années de l’Empire. C’est alors que le vicomte de Ségur publia les Mémoires de Bezenval, que M. Craufurd publia ceux de Mme du Hausset, et qu’on vit paraître cette suite de petits volumes chez le libraire Léopold Collin : Lettres de Mmes de Villars, de Tencin, de Mlle Aïssé, etc., etc. Le second moment a été sous la Restauration ; ici l’intérêt historique et politique dominait. On vit de longues séries complètes de Mémoires sur le xviiie  siècle et sur la Révolution française ; M. Barrière y eut grande part comme éditeur. Aujourd’hui, dans ce retour de vogue, ce n’est plus que d’un intérêt de goût qu’il s’agit, et, selon nous, cette indifférence curieuse n’est pas la disposition la moins propice pour bien juger, pour rectifier ses anciennes impressions et s’en faire de définitives.

Mme de Staal méritait à bon droit d’ouvrir la série, car c’est avec elle que commencent véritablement le genre et le ton propres aux femmes du xviiie  siècle. Un maître éloquent, M. Cousin, dans l’esquisse pleine de feu qu’il a tracée dès femmes du xviie , leur a décerné hautement la préférence sur celles de l’âge suivant ; je le conçois : du moment qu’on fait intervenir la grandeur, le contraste des caractères, l’éclat des circonstances, il n’y a pas à hésiter. Qu’opposer à des femmes dont les unes ont porté jusque dans le cloître des âmes plus hautes que celles des héroïnes de Corneille, et dont les autres, après toutes les vicissitudes et les tempêtes humaines, ont eu l’heur insigne d’être célébrées et proclamées par Bossuet ? Pourtant comme, en fait de personnes du sexe, la force et la grandeur ne sont pas tout, je ne saurais pour ma part pousser la préférence jusqu’à l’exclusion. Ni les femmes du xvie  siècle elles-mêmes, bien qu’elles aient eu le tort d’être effleurées par Brantôme, ni celles du xviiie , bien que ce soit l’air du jour de leur être d’autant plus sévère qu’elles passent pour avoir été plus indulgentes, ne me paraissent tant à dédaigner. De quoi s’agit-il en effet, sinon de grâce, d’esprit et d’agrément (je parle de cet agrément qui survit et qui se distingue à travers les âges) ? Or l’élite des femmes, à ces trois époques, en était abondamment et diversement pourvue. Cette diversité me rappelle le charmant conte des Trois Manières, dont chacune, auprès des Athéniens de Voltaire, réussit à son tour ; et s’il y avait une quatrième manière de plaire, il ne faudrait pas lui chercher querelle. Je pousserais même la licence jusqu’à ne pas exclure du concours tout d’emblée les femmes du xixe  siècle, si le moment de les juger était venu. Mais n’en demandons pas tant pour le quart d’heure, tenons-nous à Mme de Staal-Delaunay et à notre sujet.

Puisque, à propos de femmes, j’ai prononcé ce mot de siècle (terme bien injurieux), on me passera encore d’insister sur quelques distinctions que je crois nécessaires, et sur le classement, autre vilain terme, mais que je ne puis éviter. Les femmes du xvie  siècle, ai-je dit, ont été trop mises de côté dans les dernières études qu’on a faites sur les origines de la société polie : Rœderer les a sacrifiées à son idole, qui était l’hôtel Rambouillet. On reviendra, si je ne me trompe, à ces femmes du xvie  siècle, à ces contemporaines des trois Marguerite, et qui savaient si bien mener de front les affaires, la conversation et les plaisirs : « J’ai souvent entendu des femmes du premier rang parler, disserter avec aisance, avec élégance, des matières les plus graves, de morale, de politique, de physique. » C’est là le témoignage que déjà rendait aux femmes françaises un Allemand tout émerveillé, qui a écrit son itinéraire en latin, et à une date (1616) où l’hôtel Rambouillet ne pouvait avoir encore produit ses résultats253. Quoi qu’il en soit, le xviie  siècle s’ouvre bien en effet avec Mme de Rambouillet, de même qu’il se clôt avec Mme de Maintenon. Le xviiie commence avec Mme la duchesse du Maine et avec Mme de Staal, de même qu’on en sort par l’autre Mme de Staël et par Mme Roland : je mets ce dernier nom à dessein, car il marque tout un avénement, celui du mérite solide et de la grâce s’introduisant dans la classe moyenne, pour y avoir sa part croissante désormais. Je sais combien le vrai goût et le plus fin a été longtemps l’apanage presque exclusif du monde aristocratique ; combien, à certains égards, et malgré tant de changements survenus, il en est encore un peu ainsi. Il ne devient pas moins évident que plus on va, et plus l’amabilité sérieuse, la distinction du fond et du ton se trouvent naturellement compatibles avec une condition moyenne ; et le nom de Mme Roland signifie tout cela. A partir d’elle on a commencé à posséder comme un droit ce qui n’était guère auparavant qu’une audace et une usurpation. Les femmes du xviiie siècle proprement dit, dont le type primitif s’est transmis sans altération depuis la duchesse du Maine, et à travers ces noms si connus de Mme de Staal-Delaunay, de Mmes de Lambert, du Deffand, de la maréchale de Luxembourg, de Mme Coislin, de Mme de Créquy, jusqu’à Mme de Tessé et à la princesse de Poix, peuvent pourtant se partager elles-mêmes en deux moitiés assez distinctes, celles d’avant Jean-Jacques et celles d’après. Toutes les dernières, les femmes d’après Jean-Jacques, c’est-à-dire qui ont essuyé son influence et se sont enflammées un jour pour lui, ont eu une veine de sentiment que les précédentes n’avaient point cherchée ni connue. Celles-ci, les femmes du xviiie  siècle antérieures à Rousseau (et Mme de Staal-Delaunay en offre l’image la plus accomplie et la plus fidèle), sont purement des élèves de La Bruyère ; elles l’ont lu de bonne heure, elles l’ont promptement vérifié par l’expérience. A ce livre de La Bruyère, qui semble avoir donné son cachet à leur esprit, ajoutez encore, si vous voulez, qu’elles ont lu dans leur jeunesse la Pluralité des Mondes et la Recherche de la Vérité.

Mme de Staal commence donc le xviie  siècle, dans la série des écrivains-femmes, aussi nettement que Fontenelle l’a fait dans son genre. Elle était née bien plus tôt qu’on ne croit et que ne l’ont dit tous les biographes. Un érudit à qui l’on doit tant de rectifications de cette sorte, M. Ravenel, a éclairci ce point, qui ne laisse pas d’être important dans l’appréciation de la vie de Mlle Delaunay. Je l’appelle Mlle Delaunay par habitude, car (autre rectification de M. Ravenel)254 elle ne se nommait pas ainsi : son père s’appelait Cordier  ; mais, ayant été obligé de s’expatrier pour quelque cause qu’on ne dit pas, il laissa en France sa femme jeune et belle qui reprit son nom de famille ( Delaunay ), et la fille, à son tour, prit le nom de sa mère qui lui est resté. La jeune Cordier-Delaunay naquit à Paris le 30 août 1684, et non pas en 1693, comme on l’a cru généralement. Elle se trouvait ainsi de neuf ans plus âgée qu’on ne l’a supposé ; non pas qu’elle ait dissimulé son âge ; elle n’indique point, il est vrai, dans ses Mémoires, la date précise de sa naissance (les dates, sous la plume des femmes, c’est toujours peu élégant) ; mais elle mentionne successivement dans le récit de sa jeunesse certaines circonstances historiques qui pouvaient mettre sur la voie. Il résulte de ces neuf années de plus qu’elle a sans les paraître , que le temps qu’elle passe au couvent et avant son entrée à la petite cour de Sceaux remplit toute la durée de sa première jeunesse ; qu’elle a vingt-sept ans bien sonnés lorsqu’elle entre chez la duchesse du Maine, et qu’elle est déjà une personne faite qui pourra souffrir de sa condition nouvelle, mais qui n’y prendra aucun pli que celui de la contrainte. Il suit aussi de cette forte avance qu’elle avait trente-cinq ans lors de ses amours à la Bastille avec le chevalier de Ménil, et qu’elle ne se maria enfin avec le baron de Staal que dans sa cinquante et unième année. De là, durant le cours de cette existence dont la fleur fut si courte et si vite envolée, on voit combien les choses vinrent peu à point, et l’on comprend mieux dans ce ferme et charmant esprit, cet art d’ironie fine, ce ton d’enjouement sans gaieté qui naît de l’habitude du contre-temps.

Un mot souvent cité de Mme de Staal donnerait à croire que ses Mémoires n’ont pas toute la sincérité possible. Je ne me suis peinte qu’en buste , répondit-elle un jour à une amie qui s’étonnait à l’idée qu’elle eût tout dit. Le mot a fait fortune, et il a fait tort aussi à la véracité de l’auteur. C’est, selon nous, bien mal le comprendre et tirer trop de parti d’un trait avant tout spirituel. Mme de Staal était une personne vraie, et son livre est un livre vrai dans toute l’acception du mot : ce caractère y paraît empreint à chaque ligne. Après cela, que sur certains points délicats et réservés elle n’ait pas tout dit : que, par exemple, ses amours à la Bastille avec le chevalier de Menil aient été poussés encore un peu plus loin qu’elle n’en convient, il n’y a rien là que d’assez vraisemblable, et raisonnablement on ne saurait demander à une femme, sur ce chapitre, d’être plus sincère, sans la forcer à devenir inconvenante. Le lecteur, ce semble, peut faire sans beaucoup d’effort le reste du chemin, pour peu qu’il en ait envie. Lemontey a cherché grande malice dans quelques mots d’elle sur l’abbé de Chaulieu, lorsqu’elle le va voir en sortant de la Bastille, et qu’elle le trouve si différent de ce qu’il était par le passé : « Il étoit déjà fort mal, dit-elle, de la maladie dont il mourut trois semaines après. Je le vis, et je remarquai combien, dans cet état, ce qui nous est inutile nous devient indifférent. » Lemontey255 croit apercevoir dans ces quelques mots une révélation qui échappe ; c’est être bien fin. Mais de quelque utilité que cette personne d’esprit ait pu être dans un autre temps à l’abbé de Chaulieu plus que septuagénaire, ce n’est pas sur ce genre d’aveu que je fais porter le plus ou moins de sincérité d’un auteur femme dans les Mémoires qu’elle, écrit. Cette sincérité est d’un autre ordre ; elle consiste dans les sentiments qu’on exprime, dans l’ensemble des jugements et des vues ; ne pas se louer directement ni indirectement, ne pas se surfaire, ne pas s’embellir ; s’envisager soi et autrui à un point juste et l’oser montrer. Et quel livre réussit mieux que celui de Mme de Staal à rendre exactement cette parfaite et souvent cruelle justesse d’observation, ce sentiment inexorable de la réalité ? C’est elle qui a dit cette parole durable : « Le vrai est comme il peut, et n’a de mérite que d’être ce qu’il est. » Aussi ses Mémoires sont au contraire des romans qu’on rêve, et ils vont comme la vie, en s’attristant.

Une âme noble, élevée et stoïque jusqu’en ses faiblesses, un esprit ferme et délié s’y marquent en traits nets et fins. On y admire une sûreté d’idées et de ton qui ne laisse pas d’effrayer un peu ; il y a si peu de superflu qu’on est tenté de se demander s’il y a tout le nécessaire. Le mot de sécheresse vient à l’esprit ; mais, à la réflexion, on est réduit à se dire, dans la plupart des cas, que c’est tout simplement parfait et définitif. Jamais sa plume ne tâtonne, jamais elle n’essaie sa pensée ; elle l’arrête et l’emporte du premier tour. Il y a bien de la force dans ce peu d’effort. Pline le Jeune a coutume, dans l’éloge qu’il fait de certains écrivains, d’unir ensemble, comme se tenant étroitement entre elles, deux qualités, vis, amaritudo , cette vigueur qui naît et se trempe d’une secrète amertume  ; Mlle Delaunay (on peut citer du latin en parlant de celle qui faillit devenir Mme Dacier) possédait cette vigueur-là. Fréron, rendant compte des Mémoires dans son Année littéraire 256, a très-bien remarqué qu’on peut lui appliquer à elle-même ce qu’elle a dit de la duchesse du Maine : « Son esprit n’emploie ni tours, ni figures, ni rien de tout ce qui s’appelle invention. Frappé vivement des objets, il les rend comme la glace d’un miroir les réfléchit, sans ajouter, sans omettre, sans rien changer. » Selon moi pourtant, la comparaison du miroir ne grave pas assez pour ce qui est de Mlle Delaunay ; le trait des objets, dès qu’elle les a réfléchis, reste comme passé à une légère eau-forte. Grimm, dans sa Correspondance (15 août 1755), louant également ces Mémoires, dit que, « la prose de M. de Voltaire à part, il n’en connaît pas de plus agréable que celle de Mme de Staal. » C’est vrai ; pourtant cette prose, bien que d’une netteté si agréable et si neuve, ne ressemble point à celle de Voltaire, la seule véritablement courante et légère. La simplicité de diction de Mme de Staal est tout autrement combinée. Mais que fais-je ? A quoi bon m’aller inquiéter de Grimm et de ses à-peu-près, lorsque, dans les volumes de la plus délicate et de la plus délicieuse littérature qu’ait jamais produite la Critique française, nous possédons le jugement et la définition qu’a donnée M. Villemain de cette manière et de cette nuance de style dont Mme de Staal nous offre la perfection ?

En ce qui touche la personne, l’illustre critique s’est montré plus sévère ; il a cru voir jusqu’à travers les peintures railleuses de la femme d’esprit ce qu’il appelle le pli de sa condition  : « C’est une soubrette de cour, mais une soubrette. » Mlle Delaunay a-t-elle mérité ce piquant revers ? et ce caractère indélébile de femme de chambre , comme elle le qualifie amèrement, est-il donc si indélébile qu’il la suive jusque dans les productions de sa pensée ? Rien de moins fondé, selon moi, qu’un semblable jugement, rien de plus injuste. Nous avons vu qu’il était déjà tard pour elle lorsqu’elle entra chez la duchesse du Maine, et que ce n’était plus une si jeune fille ni si aisée à déformer. Sa première éducation avait été solide, recherchée, brillante ; ce couvent de Saint-Louis à Rouen, où elle passa ses plus belles années, était « comme un petit État où elle régnoit souverainement. » Elle aussi, elle avait eu sa cour, sa petite cour de Sceaux dans ce couvent de Saint-Louis où M. Brunel, M. de Rey, l’abbé de Vertot étaient à ses pieds, et où ces bonnes dames de Grieu n’avaient d’yeux que pour elle : « Ce qu’on faisoit pour moi me coûtoit si peu, dit-elle, qu’il me sembloit être dans l’ordre naturel. Ce ne sont que nos efforts pour obtenir quelque chose, qui nous en apprennent la valeur. Enfin j’avois acquis, quoique infiniment petite, tous les défauts des grands : cela m’a servi depuis à les excuser en eux. » Ainsi élevée, ainsi traitée jusqu’à l’âge de vingt-six ans sur le pied d’une perfection et d’une merveille, lorsqu’elle tomba plus tard en servitude, ce fut comme une petite Reine déchue, et elle en garda les sentiments, « persuadée qu’il n’y a que nos propres actions qui puissent nous dégrader », dit-elle ; aucun fait de sa vie n’a démenti cette généreuse parole. L’inconvénient pour elle de sa première éducation et de cette culture exclusive, c’eût été plutôt, comme elle l’indique assez véridiquement, d’offrir une teinture scientifique un peu marquée, d’aimer à régenter, à documenter toujours quelqu’un auprès de soi, comme cela est naturel à une personne qui a lu l’Histoire de l’Académie des Sciences, et qui a étudié la géométrie. Encore faudrait-il observer, dans la plupart des passages qu’on cite à l’appui de ce défaut, que c’est elle-même qui s’y dénonce à plaisir et qui fait gaiement les honneurs de sa personne. Plus d’un lecteur, à ces endroits, n’a pas vu qu’il y a chez elle un sourire.

Le commencement des Mémoires est d’une grâce infinie et tient du roman ; c’est ainsi que la vie se dessine d’abord avant le charme cessé , avant l’illusion évanouie. Le séjour au château de Silly chez une amie d’enfance, l’arrivée du jeune marquis, son indifférence naturelle, la scène de la charmille entre les deux jeunes filles qu’il entend sans être vu, sa curiosité qui s’éveille bien plus que son désir, l’émotion de celle qui s’en croit l’objet, son empire toutefois sur elle-même, la promenade en tête à tête où l’astronomie vient si à propos, et cette jeune âme qui goûte l’austère douceur de se maîtriser, cette suite légère compose tout un roman touchant et simple, un de ces souvenirs qui ne se rencontrent qu’une fois dans la vie, et où le cœur lassé se repose toujours avec une nouvelle fraîcheur. Ce ne sont que des riens, mais comme ils sont vrais, comme ils tiennent aux fibres secrètes, à celles de chacun ! « Le sentiment qui a gravé ces petits faits dans ma mémoire m’en a conservé, dit l’auteur, un souvenir distinct. » Même en les dépeignant, voyez comme sa sobriété se retrouve ! elle ne se permet qu’une esquisse pure et discrète, un trait délicieux et encore arrêté, fidèle expression de ce sentiment trop contraint ! M. de Silly pourtant est bien l’homme qu’elle a le plus véritablement aimé. Avec quelle vivacité passionnée elle nous fait assister à son premier départ ! « Mlle de Silly fondoit en larmes quand il nous dit adieu ; je dérobai les miennes à ses regards plus curieux qu’attendris ; mais lorsqu’il eut disparu, je crus avoir cessé de vivre. Mes yeux accoutumés à le voir ne regardoient plus rien. Je ne daignois parler, puisqu’il ne m’entendoit pas ; il me semble même que je ne pensois plus. » Notons ce dernier trait ; il rappelle le vers de Lamartine s’adressant à la Nature :

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

Mais chez Mlle Delaunay la gradation finit par la pensée . Cette absence de la pensée est le plus violent symptôme, en effet, pour une âme de philosophe, pour quiconque a commencé par dire : Je pense, donc je suis. Ce qu’elle ajoute ne prête pas moins à l’observation : « Son image fixe remplissoit uniquement mon esprit. Je sentois cependant que chaque instant l’éloignoit de moi, et ma peine prenoit le même accroissement que la distance qui nous séparait. » Nous surprenons ici le défaut ; cette peine qui croît en raison directe de la distance, c’est plus que du philosophe, c’est bien du géomètre ; et nous concevons que M. de Silly ait pu dire à sa jeune amie dans une lettre qu’elle nous transcrit : « Servez-vous, je vous « prie, des expressions les plus simples, et surtout ne faites « aucun usage de celles qui sont propres aux sciences. » En homme du monde, et plein de tact, il avait mis d’abord le doigt sur le léger travers.

Ce ne sont là, du reste, que des intentions, à temps réprimées, qui affectent à peine une diction exquise et de la meilleure langue. Quand le marquis revient peu après à Silly, la fleur du sentiment avait déjà reçu en elle quelque dommage ; la réflexion avait parlé. Ce fut donc un printemps bien court dans la vie de Mlle Delaunay que ces premiers mois d’enchantement ; le parfum en fut pourtant assez profond pour remplir son âme durant ces jeunes années les plus exposées, et pour la préserver alors de toute autre atteinte. Elle avait bien vingt-trois ou vingt-quatre ans déjà, lorsqu’elle vit pour la première fois M. de Silly, et il en avait trente-six ou trente-sept. Son caractère ambitieux et sec parut se dessiner de plus en plus en avançant ; Grimm prétend qu’il était pédant et peu aimable ; il nous apprend que des mécomptes d’ambition lui troublèrent finalement la tête, au point qu’il se jeta par une fenêtre et se tua. Mme de Staal avait glissé sur cet affreux détail ; mais elle l’avait trouvé aimable jusque dans les dernières années, et, malgré les erreurs de l’intervalle, elle n’avait pas cessé de rester soumise à l’ancien prestige. Elle poussa même l’amitié, dans une violente crise de passion qui le bouleversa, jusqu’à l’assister à titre de médecin-moraliste , je ne trouve pas de terme plus approprié : les lettres qu’elle lui écrit tiennent à la fois du directeur et du médecin. Elles sont d’une expérience consommée, d’une haute sagesse, et charmantes encore jusque dans le suprême désabusement. Comme tous les vrais médecins, elle sait bien mieux l’état véritable du malade que les moyens d’y remédier ; elle n’y peut opposer que des palliatifs, et elle-même alors elle le dirigeait vers l’ambition : « J’avois bien espéré, lui écrivait-elle, du temps et de l’absence ; mais il semble qu’ils n’ont rien produit, et que infinie le mai est empiré. La seule ressource que j’imagine seroit une occupation forte et satisfaisante par la dignité de l’objet : l’amour n’en a point de telles. Je voudrois que l’ambition vous en pût offrir. Vous n’êtes pas fait pour vivre sans passions ; de légers amusements ne peuvent nourrir un cœur aussi dévorant que le vôtre. Tâchez donc de trouver un objet plus vaste que sa capacité, sans cela vous éprouverez toujours les dégoûts qu’inspire tout ce qui est médiocre. » C’est ainsi qu’elle le jugea jusqu’à la fin. Était-ce un reste d’illusion ? — M. de Silly mourut le 19 novembre 1727 ; il était lieutenant-général des armées du Roi257.

Si M. de Silly nous représente le héros de la première partie des Mémoires, celui de la seconde est certainement M. de Maisonrouge, ce lieutenant de roi à la Bastille, le parfait modèle des passionnés et délicats amants. Il est bien à Mme de Staal, qui l’avait si cruellement sacrifié à ce maussade chevalier de Ménil, de l’avoir en même temps vengé d’elle par l’intérêt qu’elle répand sur lui et par le coloris affectueux dont elle l’environne. Hélas ! au moment où elle apprécie le mieux le dévouement et les mérites du pauvre Maisonrouge, c’est l’autre encore qu’elle regrette ; avec une âme si ferme, avec un esprit si supérieur, misérable jouet d’une indigne passion, elle fuit qui la cherche, et cherche qui la fuit, selon l’éternel imbroglio du cœur. Oh ! que cela lui donnait bien le droit de dire, comme plus tard, et revenue des orages, elle l’écrivait dans une lettre à M. de Silly : « N’en déplaise à Mme de…, qui traite l’amour si méthodiquement, chacun y est pour soi, et le fait à sa guise. Je suis étonnée qu’une personne si vénérable ne regarde pas les passions comme des égarements d’esprit, qui ne sont point susceptibles de l’ordre qu’on y veut admettre. Je trouve les préceptes ridicules sur cette matière, et j’aimerois presque autant qu’on voulût mettre en règle la manière dont les frénétiques doivent extravaguer. »

J’ai dit de Mme de Staal qu’elle était comme le premier élève de La Bruyère, mais un élève devenu l’égal du maître ; nul écrivain ne fournirait autant qu’elle de pensées neuves, vraies, irrécusables, à ajouter au chapitre des Femmes, de même qu’elle a passé plus de trente ans de sa vie à pratiquer et à commenter le chapitre des Grands. Elle les observait à l’aise et aussi à ses dépens dans cette petite cour de Sceaux, absolument comme on observe de gros poissons dans un petit bassin : « Les Grands, écrivait-elle à Mme du Deffand, à force de s’étendre, deviennent si minces qu’on voit le jour au travers : c’est une belle étude de les contempler, je ne sais rien qui ramène plus à la philosophie. »

Les scènes avec la duchesse de La Ferté et les aventures à Versailles sont d’un excellent comique et du meilleur goût, du plus franc, du plus simple ; cela va de pair avec la plaisanterie des Mémoires de Grammont. Les premières séances comme femme de chambre à la toilette de la duchesse du Maine sont aussi fort plaisantes. Dans cet art enjoué de raconter, Mme de Staal est classique, et définitivement, si elle se jugeait aujourd’hui, elle n’aurait pas tant à se plaindre du sort. Elle n’a point été aimée de qui elle aurait voulu, elle n’a pas eu sa jeunesse remplie à souhait, elle a souffert : beaucoup d’autres sont ainsi, mais elle a eu avec les années la satisfaction de la pensée et les jouissances réfléchies de l’observation ; elle a vu juste, et il lui a été donné de le rendre. Si elle a manqué plus d’un à-propos de destinée, elle a rencontré du moins celui de l’esprit, de la langue et du goût. Ses moindres mots sont entrés dans la circulation de la société et dans les richesses d’esprit de la France. Il y a plus : par sa noble conduite dans une conspiration chétive, elle aura désormais une ligne dans toute histoire. Combien d’hommes politiques qui se croient de grands hommes, et qui s’agitent toute leur vie, n’en obtiendront pas tant !

Cette satisfaction tardive, ce triomphe posthume furent achetés bien cher sans doute. La correspondance de Mme de Staal avec Mme du Deffand trahit les misères du fond sous la forme toujours agréable ; on y suit l’habitude de l’esprit et l’ironique gaieté persistant à travers une existence sans plaisir et comblée d’ennui. Les scènes railleuses où apparaissent Mme du Châtelet et Voltaire jettent au passage une variété pleine d’éclat. Cette correspondance est la vraie conclusion des Mémoires. Quoi qu’en ait dit un critique (Fréron), Mme de Staal a bien fait de ne pas les prolonger et de ne pas s’étendre sur les années finissantes. Il est un degré d’expérience et de connaissance du fond, passé lequel il n’y a plus d’intérêt à rien, pas même au souvenir ; il faut se hâter, à cet endroit-là, de tirer la barre, et fermer à jamais le rideau. Qu’aurait-on dorénavant à dire au monde, là où l’on en est à se dire à soi-même : « De quoi peut-on véritablement se soucier quand on y regarde de près ? Nous ne devons nos goûts qu’à nos erreurs. Si nous voyions toujours les choses telles qu’elles sont, loin de nous passionner pour elles, à peine en pourrions-nous faire le moindre usage. » C’est ce qu’écrivait Mme de Staal dans l’intimité, et en ses meilleurs jours elle ajoutait : « Ma santé est assez bonne, ma vie douce, et, à l’ennui près, je suis assez bien. Cet ennui consiste à ne rien voir qui me plaise, et à ne rien faire qui m’amuse ; mais quand le corps ne souffre pas et que l’esprit est tranquille, on doit se croire heureux258. »

Un jour, après sa sortie de la Bastille et avant de s’être tout à fait résignée au joug, Mlle Delaunay avait projeté de s’en retourner vivre à son petit couvent de Saint-Louis à Rouen ; où elle avait passé ses seules années de bonheur. Elle y fît un petit voyage, mais s’en revint au plus vite. Les femmes du xviie  siècle, après les orages du monde, retournent volontiers au couvent et y meurent ; les femmes du xviiie ne le peuvent plus.

Après les lettres à Mme du Deffand, celles de Mme de Staal à M. d’Héricourt, moins traversées de saillies, donnent une idée peut-être plus triste encore et plus vraie de sa manière finale d’exister. Sa santé diminue, sa vue baisse, et pour peu qu’elle vive, elle est en train de devenir tout à fait aveugle comme son amie Mme du Deffand. Cependant les sujétions, les dégoûts auprès d’une princesse dont les caprices ne s’embellissent pas en vieillissant, rendent insupportable un lien qu’on ne parvient point à briser ; il faut traîner jusqu’au bout sa chaîne. Je vois les maux , dit-elle, et je ne les sens plus . C’est là son dernier oreiller. A un retour de printemps, il lui échappe ce mot terrible : « Quant à moi, je ne m’en soucie plus (de printemps !) ; je suis si lasse de voir des fleurs et d’en entendre parler, que j’attends avec impatience la neige et les frimas. » Il n’y a plus rien après une telle parole.

Elle avait soixante-six ans, lorsqu’elle mourut le 15 juin 1750. A peine la duchesse du Maine fut-elle morte a son tour, qu’on se disposa à publier les Mémoires : ils parurent en 1755 ; on n’attendit même pas que le baron de Staal eût disparu. On n’y regardait pas de si près en ce temps-là, quand il s’agissait de s’assurer les plaisirs de l’esprit. Le livre obtint aussitôt un prodigieux succès. Fontenelle pourtant, qui vivait encore, fut très-surpris en le lisant : « J’en suis fâché pour elle, dit-il ; je ne la soupçonnois pas de cette petitesse. Cela est écrit avec une élégance agréable, mais cela ne valoit guère la peine d’être écrit. » Trublet lui répondait que toutes les femmes étaient de cet avis, mais que tous les hommes n’en étaient pas. Trublet avait raison, et Fontenelle se trompait ; il était trop voisin de ces choses qu’il trouvait petites, pour en bien juger. Ces Mémoires, en effet, sont une image fidèle de la vie. Nous n’avons personne été élevés au couvent, nous n’avons pas vécu à la petite cour de Sceaux ; mais quiconque a ressenti les vives impressions de la jeunesse, pour voir presque aussitôt ce premier charme se défleurir et la fraîcheur s’en aller au souffle de l’expérience, puis la vie se faire aride en même temps que turbulente et passionnée, jusqu’à ce qu’enfin cette aridité ne soit plus que de l’ennui, celui-là, en lisant ces Mémoires, s’y reconnaît et dit à chaque page : C’est vrai. Or, c’est le propre du vrai de vivre, quand il est revêtu surtout d’un cachet si net et si défini. Huet (l’évêque d’Avranches) nous dit qu’il avait coutume, chaque printemps, de relire Théocrite sous l’ombrage renaissant des bois, au bord d’un ruisseau et au chant du rossignol : il me semble que les Mémoires de Mme de Staal pourraient se relire à l’entrée de chaque hiver, à l’extrême fin d’automne, sous les arbres de novembre, au bruit des feuilles déjà séchées.