(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Lettres de Madame de Sévigné »
/ 3404
(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Lettres de Madame de Sévigné »

Lettres de Madame de Sévigné

Éditions nouvelles publiées sous la direction de M. Ad. Regnier de l’Institut, d’après les copies authentiques, avec une notice biographique, par M. Paul Mesnard38

Une révolution se préparait depuis quelque temps ; pour ceux qui prêtent l’oreille aux moindres bruits, elle était imminente ; on l’attendait de jour en jour ; elle vient d’éclater : ne vous troublez pas, tranquillisez-vous ! il s’agit de littérature, il s’agit du texte d’un auteur classique ; nous avions cru jusqu’ici posséder le texte de Mme de Sévigné, et celui qu’on avait n’était pas le bon ; on vient seulement de nous le rendre : mais de telles réparations, après plus d’un siècle d’abus, ne se font pas sans secousse et sans bouleversement.

Expliquons bien, posément et de point en point, de quoi il est question, afin que chacun comprenne et s’y intéresse.

Les Lettres de Mme de Sévigné ne furent point, comme bien l’on pense, publiées de son vivant ; mais elles avaient déjà de la réputation, elles couraient, on se les prêtait ; quelques-uns même de ses amis, comme Bussy-Rabutin, en avaient fait collection et copie. Mme de Simiane, petite-fille de Mmede Sévigné, paraît s’être prêtée à la première publication qui se fit d’un choix de Lettres de sa grand’mère en 1725 ou 1726. Des réclamations pourtant s’élevèrent ; les amours-propres, les susceptibilités de famille ne sont pas toujours dans le sens et dans l’intérêt de la littérature. Mme de Simiane, ennuyée des réclamations, se décida à fournir à l’un de ses amis, le chevalier de Perrin, grand admirateur et chevalier posthume de Mme de Sévigné, les éléments d’une édition « à la fois plus complète et plus réservée » ; on avait fait des retranchements sur les personnes, sur les familles, sur tout ce qui semblait indiscret ou même superflu ; on avait biffé, on avait mutilé : la morale, la soi-disant bienséance sociale, avaient commis ce sacrilège. Le chevalier de Perrin, en possession de ce qui n’en était pas moins un trésor, donna deux éditions de Mme de Sévigné, — l’une en 1734 ; l’autre, vingt ans après, en 1754. Mais lui-même, épris de son objet, il eut ses scrupules de puriste, son désir du mieux, ses idées de perfectionnement : il en résulta, dans la seconde édition qu’il donna, des corrections de son fait, méditées de longue main et portant presque toutes sur les naturelles et divines négligences d’un auteur charmant qui n’avait jamais songé à être auteur. Ce chevalier de Perrin ne voulait pas qu’il y eût un pli de trop ni une épingle de moins à la toilette de Mme de Sévigné. Il avait réussi, croyait-il sincèrement, à la rendre plus parfaite, plus irréprochable de diction. On vécut là-dessus, et les corrections littéraires du chevalier, ajoutées aux suppressions et aux retranchements que Mme de Simiane avait cru devoir faire en vue de la morale et de la société, eurent force de loi. C’est ce texte qui fut reproduit dans toutes les éditions suivantes et qui était jusqu’ici entre nos mains. Ne voyez-vous pas le danger ? nous courions risque d’admirer comme une beauté de langage et comme un tour singulier d’une plume incomparable ce qui n’était qu’un arrangement du chevalier de Perrin.

Il est vrai que l’homme qui a le plus fait de nos jours pour l’œuvre de Mme de Sévigné, M. Monmerqué, avait donné en 1818 son édition, relativement excellente ; mais cette édition était utile surtout et recommandable par les éclaircissements, les accompagnements de tout genre, les notes : le texte n’y avait été l’objet que d’un premier travail fort insuffisant. Il est vrai encore que, depuis ce temps, M. Monmerqué n’avait cessé de préparer une édition nouvelle, et qu’averti par l’esprit d’exactitude et d’examen rigoureux qui s’est introduit dans l’étude du XVIIe  siècle, il s’était livré à une comparaison ; à une révision de ce texte, toutes les fois que des autographes ou des copies authentiques le lui avaient permis. Disons tout : M. Monmerqué, le plus instruit et le plus aimable des amateurs, le plus riche en documents, en pièces de toutes sortes, si au fait des sources et si porté à les indiquer, n’avait pas en lui l’esprit de critique et d’exacte méthode qui mène à terme et pousse à la perfection un travail de ce genre ; il fallait qu’un philologue de profession et à la fois ouvert à toutes les belles-lettres, un homme qui a fait ses preuves dans l’érudition antique la plus délicate et la plus ardue, et qui sait, à l’occasion, en sortir, apportât dans cette étude moderne les habitudes de la critique véritable et classique, pour que toutes les garanties, celles de la fidélité et du goût, se rencontrassent réunies : j’ai nommé M. Adolphe Regnier, si distingué comme helléniste et orientaliste, et qui a bien voulu descendre de son haut Orient jusqu’à nous. Une fois mis en possession des portefeuilles de M. Monmerqué, il n’a pas été long à en reconnaître la valeur et aussi les lacunes, et lui, le dernier venu, il a étonné aussitôt par la précision de son coup d’œil et sa justesse diligente les Sèvignistes les plus consommés. Aucune difficulté ne lui échappe ; aucune recherche ne lui coûte : il ne laisse rien passer. Avant son intervention cependant et son installation au cœur du sujet, pour persuader aux hommes instruits qui sont entrés dans la pensée de cette édition nouvelle, qu’elle était importante, qu’elle était indispensable, qu’il ne s’agissait pas seulement de quelques points à rectifier çà et là, mais qu’il y avait lieu, en effet, à une réparation et presque à une restitution continue, il a fallu bien des instances, bien des pas et bien des paroles (je le sais, moi qui en ai été quelquefois le porteur et le messager), il a fallu montrer à l’avance bien des passages et des exemples comme preuve décisive de l’étendue du ravage et du mal profond qu’on avait à réparer. Il est juste d’attribuer ce qui lui est dû dans cette initiative à un homme modeste, M. Rochebilière, déjà désigné et choisi pour second par M. Monmerqué, et associé par M. Regnier au travail de la présente édition. M. Monmerqué avait dès longtemps en main toutes les preuves de la corruption, et, comme auraient dit nos vieux éditeurs, de la dépravation du texte Sévigné, et l’aimable homme dormait tranquille là-dessus, il attendait patiemment et ne prévenait personne du danger : on ne s’en serait pas douté, si un autre près de lui ne l’avait dit et répété bien souvent, et n’avait averti un chacun de prendre garde ; cet autre, le premier et longtemps le seul à le dire, a été M. Rochebilière. Par l’activité de son entre mise à l’origine, il a donné l’éveil, sonné le tocsin et peut-être hâté l’entreprise. — « Le fait est, me disait un grand curieux en ces matières, qu’il nous a mis à tous la puce à l’oreille. »

Grâce à tant de soins et d’efforts et à une direction si éclairée, nous aurons donc un texte de Mme de Sévigné aussi sincère et aussi authentique qu’il est possible aujourd’hui de l’obtenir. Et, en vérité, avec nos grands écrivains du xviie  siècle, nous marchons depuis quelque temps de secousse en secousse, de surprise en surprise ; on ne nous laisse pas un instant sommeiller en paix sur l’oreiller de nos admirations établies. On a commence par Pascal : on nous a rendu, en bouleversant notre texte d’habitude, toute la hardiesse et l’incohérence première de ses Pensées ; ç’a été une révolution. Sur Saint-Simon, nous n’avons eu qu’une réforme ; de même sur Bussy-Rabutin. Pour les Mémoires de la grande Mademoiselle, on a découvert que ce qu’on lisait depuis plus d’un siècle était détestable, et M. Chéruel nous a produit le vrai texte nouveau. Les Lettres de Mme de Maintenon, infidèlement données par La Beaumelle, ont eu en partie leur vengeur dans M. Théophile Lavallée. Nous ne sommes pas, selon toute apparence, au bout de ces petits tremblements de terre (ou de textes) qui ne laissent pas de changer la face du pays dans le grand siècle : Là aussi on nous débâtit de toutes parts notre vieux Paris, et on nous en refait un tout neuf. Mais le neuf en ce genre est ce qui est véritablement ancien. Cela n’empêche pas bien des plaintes, bien des regrets de ceux qu’on exproprie de leurs vieilles admirations et qu’on dérange de leurs habitudes : ils s’étaient logés dans un ancien auteur, ils y avaient fait leur nid et leur lit, et voilà qu’on le leur rebâtit et qu’il faut en déménager. Je les entends d’ici dans leurs doléances : « A quoi bon ces remaniements perpétuels, ces remue-ménage sans fin ? On ne sait plus vraiment à quoi s’en tenir sur rien, même en fait de chefs-d’œuvre. On comptait sur une belle chose, on y croyait, et l’on vient vous dire que cela est tout changé ! Mieux vaudrait convenir une bonne fois de ce qui est beau, et n’en plus sortir. Brûlons les vieux papiers, et gardons nos livres tels qu’ils sont ! » Religion, routine, paresse, il y a un peu de tout dans ces plaintes-là.

Comme, par moments, je suis tenté d’y céder moi-même, et de m’impatienter aussi, j’ai voulu tirer la question au clair pour Mme de Sévigné ; j’ai examiné, j’ai comparé ; j’ai de plus interrogé M. Regnier lui-même et ses. collaborateurs les plus au fait de l’ensemble du travail et des résultats ; et voici ce qui m’a été répondu, ce qui me paraît à la fois curieux et rassurant, — curieux pour ceux qui veulent du nouveau, rassurant pour ceux qui tiennent à leur culte ancien.

Première question : Aucun des grands morceaux le plus souvent cités et devenus classiques de Mme de Sévigné (tels que le début de lettre sur le mariage de Mademoiselle, la lettre sur la douleur de Mme de Longueville et son entrevue avec Mlle de Vertus après la mort du comte de Saint-Paul, le récit de la mort de Vatel, etc.), aucun de ces endroits saillants se trouve-t-il atteint et renversé dans la nouvelle édition ?

Pas le moins du monde ; ces grands morceaux, sauf quelques mots peut-être, ont été, en général, assez bien donnés. Ainsi nulle contrariété sur ce point.

Seconde question : Aucun morceau digne de prendre place à côté de ces pages merveilleuses et de devenir classique à son tour, est-il produit pour la première fois dans le nouveau texte ?

Non : on ne doit point s’attendre précisément à de telles conquêtes. On trouvera, dans le mouvement habituel du langage, dans le courant et la suite de l’entretien, des libertés, des grâces, des familiarités et des effusions plus vives encore que par le passé ; Mme de Sévigné osera tout, et avec plus d’abandon, avec plus d’abondance encore qu’on ne lui en connaissait : c’est ce qu’on aura surtout gagné. Il y aura pourtant des endroits nouveaux tout à fait charmants, qui méritent qu’on s’en souvienne, des tendresses de grand’maman pour sa petite-fille. Je citerai un de ces passages tout à l’heure.

Une autre question qui ne porte plus tant sur l’écrivain que sur la femme elle-même, est celle-ci : Aucun des traits du caractère et de la physionomie de Mme de Sévigné est-il sensiblement modifié par l’impression générale que laisse la nouvelle lecture ?

Non encore. Elle reste bien la même, la spirituelle et l’éblouissante railleuse, celle qui porte partout la vie, celle qui a en elle la joie et le charme, celle que de tout temps nous connaissons, mais plus abandonnée, plus vive de parole et de plume, plus à bride abattue, plus drue et gaillarde, plus sœur de Molière, plus elle-même, pour tout dire, que jamais. On savait qu’elle se passait bien des choses en causant ; il se voit maintenant qu’elle se les passait en écrivant aussi : les preuves de ces libertés et de ces salaisons de langage sont des plus significatives, et telles qu’on n’en saurait désirer de plus fortes. Je ne me risquerai pourtant pas à citer de ces surcroîts de saillies en les isolant ; ce serait en changer le caractère : amenés naturellement comme ils sont, voyez-les courir et bondir dans la source même.

Le résultat final des soins et des peines infinies qu’auront pris, cette fois, tant d’hommes de mérite autour d’elle et autour de ses Lettres, sera donc de nous offrir non seulement un écrivain plus naturel, mais une personne plus originale et plus semblable à la vraie, une Sévigné plus Sévigné qu’elle ne l’avait jamais été jusqu’ici. Y a-t-il donc là, pour les amis et les adorateurs, quelque raison de leur en vouloir, et ne faut-il pas bien plutôt leur en témoigner de la reconnaissance ?

Tranquillisons-nous, mon cher Sacy ! je me plais à vous nommer, vous qui me représentez toute cette classe d’esprits excellents, prudents et solides, comme il en est quelques-uns encore, qui aiment en toute chose qu’on avance avec lenteur et qu’on ne détruise point inutilement ; vous à qui l’on doit la dernière édition charmante de la Sévigné antérieure et intermédiaire39 ; vous ne serez dérangé qu’à peine par celle-ci, dont vous ne vouliez pas, à la fois nouvelle et plus ancienne ; vous ne le serez que juste autant qu’il faut pour mieux goûter ensuite votre objet. Vous vous étiez fait votre Sévigné chérie, vous la vouliez telle pour toujours que vous l’aviez vue une première fois : y rien changer vous semblait une inconvenance et presque un sacrilège. Elle vous restera, que demandez-vous de mieux ? elle vous reviendra comme à nous tous, mais d’une grâce plus ample et plus négligée, c’est-à-dire plus belle encore. Consentez-y seulement, levez-vous et faites quelques pas, souffrez qu’on retourne un peu, à votre insu, ce lit de repos sur lequel vous la lisiez ; et quand vous vous y remettrez, un peu contrarié d’abord, vous trouverez bientôt la lecture, je l’espère, meilleure même qu’auparavant et plus savoureuse. Quelquefois, moi aussi, je suis comme vous, je me surprends à regretter que tout ne soit pas définitif dans ce monde des lettres qui nous est un asile et une sorte d’Élysée terrestre. Pourquoi retourner sans cesse, avec les érudits allemands, le texte d’Homère ? n’est-il pas suffisamment fixé depuis Pisistrate, depuis Aristote, depuis Aristarque et les Alexandrins ? qu’avons-nous à faire de mieux que d’en jouir et d’en repasser à souhait les immortelles beautés ? Ainsi pour les textes modernes, mais déjà acceptés, des grands écrivains de la France. Il m’a paru quelquefois à regretter que le livre destiné à devenir classique, une fois mis en lumière, une fois livré au public et imprimé, on ne détruisît pas tous les manuscrits, tous les moyens d’un contrôle éternel et toujours renaissant ; qu’il n’y eût pas un règlement définitif et un arrêté de compte qui permît ensuite à l’admiration toute sa sécurité et son entière plénitude. Mais non point de paresse, cela vaut mieux ; recommençons, rafraîchissons-nous toujours ; obligés de contrôler, de défendre ou de modifier tant soit peu les beautés connues, n’y voyons qu’une occasion d’en retrouver la sensation plus vive et toujours nouvelle ; ne nous figeons pas dans le classique, baignons-nous-y toujours. Que ce ne soit pas une possession tranquille où l’on court risque de s’endormir à force de rêver, que ce soit le plus souvent possible une rentrée, une reprise à la pointe de l’esprit et une conquête.

J’aurais maintenant à parler avec quelque détail des, deux volumes publiés. Ils ont en tête une Notice biographique très complète, très exacte, de M. Paul Mesnard, qui, en profitant de tous les travaux antérieurs, y a beaucoup ajouté pour la précision. Sage, judicieuse, bien pensée et bien écrite, cette Notice ne laisse un peu à désirer que pour la vivacité et le mouvement ; mais Mme de Sévigné qui succède en a de reste pour deux et pour mille. Quelle femme aimable ! quel adorable écrivain ! Nulle, parmi les femmes françaises, n’a possédé à ce degré l’imagination et l’esprit. Il y en a certainement d’autant d’esprit, mais l’imagination est absente, ou elle est forcée, elle est froide. Il y en a certainement qui ont autant d’imagination, autant de couleur, mais alors l’esprit ne paraît pas au niveau. Chez Mme de Sévigné, le mariage entre les deux est naturel. Elle, La Fontaine et Molière, ce sont les trois fonds les plus naturels en tout et les plus spontanément fertiles du grand siècle.

Nous la retrouvons d’abord dans son commerce de lettres et son démêlé avec Bussy. Ce chapitre orageux des relations de Bussy avec sa cousine l’a maintenu très présent à la mémoire de la postérité, et bien plus qu’il ne l’aurait été autrement. Cela a été raconté mille fois : irrité de ce qu’elle lui avait refusé une somme d’argent à l’entrée d’une campagne, à la veille de la bataille des Dunes, il fit d’elle un Portrait satirique et perfide qui se lit dans l’Histoire amoureuse des Gaules. Mme de Sévigné, qui ignorait cette vengeance, s’était raccommodée avec lui, et lui-même semblait avoir oublié le grief et la brouille, lorsque le Portrait courut ; et quel Portrait ! Celui-là est plus que spirituel, il y a du talent : la colère et la haine en donnent souvent à ceux qui, dans l’ordinaire, se contentent d’avoir de l’esprit ; et Bussy, d’ailleurs, a une touche à lui comme peintre. Quand ce fatal talent l’eût perdu, quand il fut malheureux et en prison, Mme de Sévigné, malgré tout, lui pardonna encore. Elle l’alla voir dès qu’il fut sorti de la Bastille ; ils se réconcilièrent, mais il resta toujours, ou bien longtemps du moins, une petite rancune secrète des deux parts, qui se produisait très diversement, — du côté de Mme de Sévigné, par de vives, légères et agréables malices, — du côté de Bussy, par des aigreurs recuites, un peu rances et maussades. Qui lira en jugera. En vain, quand l’affaire s’entame, essaye-t-il de se justifier, tout en se confessant coupable à demi : elle oppose une vigoureuse duplique à sa réplique ; elle veut en avoir raison une bonne fois. Il risque la triplique (le mot est de lui), mais il se sent là sur un mauvais terrain. Elle a le bon côté et le bon droit. C’est tout un duel, qu’elle mène bel et bien, et de point en point, jusqu’à satisfaction entière. Elle ne se paye pas de feintes et de faux-fuyants, elle pousse sa botte à fond ; elle lui fait sauter l’épée des mains, au moment où il ne s’y attend pas, elle le force à demander merci à genoux. Il s’humilie, et il le fait de la meilleure grâce dont il est capable :

« Je ne pensais pas que vous vous mêlassiez, vous autres belles, d’avoir de la cruauté sur d’autres chapitres que sur celui de l’amour. Cessez donc, petite brutale, de vouloir souffleter un homme qui se jette à vos pieds, qui vous avoue sa faute, et qui vous prie de la lui pardonner… »

« —  Levez-vous, Comte, lui répondit-elle : je ne veux point vous vous tuer à terre ; ou reprenez votre épée pour recommencer notre combat. Mais il vaut mieux que je vous donne la vie, et que nous vivions en paix. Vous avouerez seulement la chose comme elle s’est passée : c’est tout ce que je veux. Voilà un procédé assez honnête : vous ne me pouvez plus appeler justement une petite brutale. »

C’est elle qui est le galant homme. En lui l’auteur paraît toujours ; sa conclusion est bien de l’homme qui, dans le temps, n’a pas voulu perdre ce vilain Portrait si bien fait ; qui n’a pas eu le courage de sacrifier et de jeter au feu cette production de son esprit :

« Ne trouvez-vous pas, dit-il, que c’est grand dommage que nous ayons été brouillés quelque temps ensemble, et que cependant il se soit perdu des folies que nous aurions relevées et qui nous auraient réjouis ? Car, bien que nous ne soyons pas demeurés muets chacun de notre côté, il me semble que nous nous faisons valoir l’un l’autre, et que nous nous entredisons des choses que nous ne disons pas ailleurs. »

Je ne sais si elle le fait valoir autant qu’il s’en flatte ; mais certes, il la fait valoir par sa roideur de ton et ses airs guindés, elle la rieuse à belles dents, la malicieuse enjouée, la ravissante et la légère !

Ce duel, où elle a tous les avantages du fond et de la forme, de la raison et de la grâce, menace de temps en temps de se renouveler entre eux. Mais Bussy a tort de réveiller, comme on dit, le chat qui dort, et de faire allusion à l’ancienne brouille ; il sera battu toutes les fois qu’il essayera de recommencer, et il en prendra de l’humeur. Elle plaisante, il joue, il a provoqué le jeu et il se fâche. On le voit à chaque reprise, qui redevient ce qu’il est si aisément, susceptible, pointilleux, épineux, formaliste. Il épilogue sur tout, il croit qu’on l’insulte. Cette inquiétude de sa vanité est encore plus sensible en regard de la belle humeur de son aimable vis-à-vis ; ses défauts s’éclairent mieux des saillies qu’ils provoquent en elle. Qu’on relise toute cette suite de lettres. Décidément, elle est plus forte que lui, elle a le génie naturel ; il n’est qu’un homme d’infiniment d’esprit, — et de plus elle a raison.

Venons-en à ce qui est nouveau, aux endroits inédits, l’ai prévenu qu’en générales sont moins brillants et moins à découper qu’à reconnaître sur place et à rejoindre en leur lieu : ce sont des suites, des liaisons, des fils déplus dans la trame plutôt que des morceaux. En voici un pourtant, où Mme de Sévigné nous apparaît dans tout le feu et toute l’activité de son rôle de grand’-maman, occupée de changer la nourrice de sa petite-fille que Mme de Grignan lui a confiée en partant pour la Provence :

« Pour votre enfant, voici de ses nouvelles. Je la trouvai pâle ces jours passés. Je trouvai que jamais les… (Oh ! mon Dieu ! me voilà arrêté dès les premiers mots de ma citation, nous dirions aujourd’hui les seins) de sa nourrice ne s’enfuyaient ; la fantaisie me prit de croire qu’elle n’avait pas assez de lait. J’envoyai quérir Pecquet (le médecin) qui trouva que j’étais fort habile, et me dit qu’il fallait voir encore quelques jours. Il revint au bout de deux ou trois, il trouva que la petite diminuait. Je vais chez Mme du Puy-du-Fou ; elle vient ici ; elle trouve la même chose ; mais parce qu’elle ne conclut jamais, elle disait qu’il fallait voir. « Et quoi voir, lui dis-je, madame ? » Je trouve par hasard une femme de Sucy qui me dit qu’elle connaissait une nourrice admirable. Je l’ai fait venir ; ce fut samedi. Dimanche, j’allai chez Mme de Bournonville lui dire le déplaisir que j’avais d’être obligée de lui rendre sa jolie nourrice. M. Pecquet était avec moi, qui dit l’état de l’enfant. L’après-dînée, une demoiselle de Mme de Bournonville vint au logis, et sans rien dire du sujet de sa venue, elle prie la nourrice de venir faire un tour chez Mme de Bournonville. Elle y va, on remmène le soir. On lui dit qu’elle ne retournerait plus ; elle se désespère. Le lendemain, je lui envoie dix louis d’or pour quatre mois et demi. Voilà qui est fait. Je fus chez Mme du Puy-du-Fou, qui m’approuva, et pour la petite, je la mis dès dimanche entre les mains de l’autre nourrice. Ce fut un plaisir de la voir téter ; elle n’avait jamais tété de cette sorte. Sa nourrice avait peu de lait ; celle-ci en a comme une vache. C’est une bonne paysanne, sans façon, de belles dents, des cheveux noirs, un teint hâté, âgée de vingt-quatre ans ; son lait a quatre mois ; son enfant est beau comme un ange. Pecquet est ravi de songer que la petite n’a plus de besoin ; on voyait qu’elle en avait et qu’elle cherchait toujours. J’ai acquis une grande réputation dans cette occasion ; je suis du moins comme l’apothicaire de Pourceaugnac, expéditive. Je ne dormais plus en repos de songer que la petite languissait, et du chagrin aussi d’ôter cette jolie femme, qui pour sa personne était à souhait ; il ne lui manquait rien que du lait. Je donne à celle-ci deux cent cinquante livres par an, et je rhabillerai ; mais ce sera fort modestement. Voilà comme nous disposons de vos affaires. »

On avait rayé tout cela comme trop vulgaire, trop domestique, et trop peu fait pour les jolies petites bouches du xviiie  siècle ; — et ceci encore, qui est dans la même lettre :

« Votre petite devient aimable, on s’y attache. Elle sera dans quinze jours une pataude blanche comme de la neige, qui ne cessera de rire. Voilà, ma bonne, de terribles détails. Vous ne me reconnaissez plus, me voilà une vraie commère ; je m’en vais régenter dans mon quartier. Pour vous dire le vrai, c’est que je suis une autre personne quand je suis chargée d’une chose toute seule, ou que je la partage avec plusieurs. »

Oh ! la bonne commère, en effet ! oh ! la bonne grand’-mère ; j’allais dire, l’admirable sage-femme ! Que de mouvement ! quelle action ! comme elle pense et s’entend à tout ! et que de largeur et d’opulence de langage… une pataude blanche comme de la neige… une nourrice qui a du lait comme une vache. C’est ainsi qu’on parle (n’en déplaise aux rhétoriqueurs) quand on est dans le vrai des choses et qu’on ne marchande pas.

D’autres fois le sentiment intérieur, l’analyse morale s’en mêle : c’est un peu plus subtil, mais toujours aussi abondant. Sa fille lui avait écrit qu’elle était un peu jalouse de voir cette tendresse extrême pour l’enfant : elle croyait sans doute, en parlant ainsi, faire plaisir à sa mère qui lui avait quelquefois reproché son air de froideur et d’indifférence. Or, qu’est-ce qu’il y a de plus opposé à l’indifférence que la jalousie ? Mme de Sévigné sent très bien ce qu’il y a là-dessous ; elle ne s’en laisse pas conter et répond40 :

« Il est vrai que j’aime votre fille ; mais vous êtes une friponne de me parler de jalousie ; il n’y a ni en vous ni en moi de quoi la pouvoir composer. C’est une imperfection dont vous n’êtes point capable, et je ne vous en donne non plus de sujet que M. de Grignan. Hélas ! quand on trouve en son cœur toutes les préférences, et que rien n’est en comparaison, de quoi pourrait-on donner de la jalousie à la jalousie même ? Ne parlons point de cette passion ; je la déteste : quoiqu’elle vienne d’un fonds adorable, les effets en sont trop cruels et trop haïssables.

« Je vous prie de ne point faire des songes si tristes de moi : cela vous émeut et vous trouble. Hélas ! ma bonne, je suis persuadée que vous n’êtes que trop vive et trop sensible sur ma vie et sur ma santé ; vous l’avez toujours été, et je vous conjure aussi, comme j’ai toujours fait, de n’en être point en peine. J’ai une santé au-dessus de toutes les craintes ordinaires ; je vivrai pour vous aimer, et j’abandonne ma vie à cette occupation, et à toute la joie, et à toute la douceur, à tous les égarements, et à toutes les mortelles inquiétudes, et enfin à tous les sentiments que cette passion me pourra donner. »

Ne sentez-vous pas la passion vraie qui déborde et qui ne trouve jamais ; à son gré, assez de mots ? Ils s’accumulent, ils se précipitent sous la plume qui suffit à peine à les écouler. On saisit bien, ce me semble, dans cette phrase impétueuse et un peu tumultueuse, le bouillon de la source jaillissante. Est-ce à dire pourtant, comme je vois que l’a fait un de nos maîtres, que le style de Mme de Sévigné soit hasardé ? Il est abondant, débordant (exundans), irrégulier ; mais quand on est à ce degré chez soi, dans le plein de la langue et de la veine françaises, on peut tout oser et se permettre, on peut hardiment écrire comme on parle et comme on sent, on n’est pas hasardé.

Mme de Sévigné n’est jamais plus en train de verve et de gaieté que quand elle parle de son fils et de ses fredaines, de ses mésaventures ; on dirait que l’honnête femme se dédommage. Ce petit baron ou marquis de Sévigné est un aimable étourdi, d’un cœur excellent, qui a de la grâce de sa mère, et non de sa solidité qu’il a laissée à Mme de Grignan. Il est très galant dans sa jeunesse, mais fort inégal et trop délicat. Cela lui nuit auprès des belles. Ninon lui donne son congé, et la Champmeslé n’est pas contente de lui. Tantôt il pèche par excès d’imagination, et tantôt par trop peu. Il passe d’un extrême à l’autre, et, dans son désarroi comme dans ses rassasiements, le pauvre garçon s’en vient tout conter à sa mère, laquelle raconte tout à sa sœur ; et voilà comme nous sommes informés plus que de raison. On ne peut rien détacher en ce genre ; lisez tous ces charmants endroits dans le livre (tome II, pages 149 et 173), mais surtout ce passage où elle nous expose et nous étale si plaisamment, si crûment, la satiété, le dégoût et la profonde nausée d’une nature repue et gorgée de plaisirs. Le génie de la langue et de l’expression ne va pas plus loin. Dirai-je, après un tel passage et quelques autres pareils, qu’il y a dans Mme de Sévigné une veine de Rabelais ? Ce serait trop dire et trop dénoncer chez elle ce qui paraît à la rencontre et ne s’affiche pas. Mais on est heureux, avec une personne aussi pure, aussi morale et d’une vie au-dessus de tout soupçon, de trouver la belle et bonne qualité française de nos mères, la franchise du ton, la rondeur des termes, le contraire de tout raffinement et de toute hypocrisie. et, avec tant de délicatesse et de fleur, l’éclat du rire, la fraîcheur au teint, la santé florissante de l’esprit.