(1855) Préface des Chants modernes pp. 1-39
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(1855) Préface des Chants modernes pp. 1-39

Dis ce que tu fais, fuis ce que tu dis.
Victor Hugo.

Il est d’usage, à notre époque, quand on publie un nouveau volume de vers, de s’écrier dans sa préface : « Encore des poésies ! à quoi bon ? Le public les dédaigne, il les feuillette d’un doigt distrait, et passe outre pour aller à ses affaires ! » Puis le poëte se plaint de l’amertume des temps et interjette un modeste appel à la postérité !

Nous ne suivrons pas cette coutume ; nous n’accuserons pas le public, car nous le trouvons souvent débonnaire jusqu’à l’excès, et, si notre temps nous repousse, nous ne nous en prendrons qu’à notre insuffisance.

Je comparerais volontiers le public à ces voyageurs qui descendent de diligence pour dîner dans une auberge de petite ville. On leur sert des mets à peine réchauffés qui ont déjà paru dix fois peut-être aux repas précédents et qu’on a cherché à relever par une sauce improvisée ; la servante en sabots les apporte l’un après l’autre lentement et maladroitement ; le conducteur presse les pauvres affamés ; il est en retard, il faut que l’on arrive à telle heure précise au relai prochain, puis il crie : En voiture, Messieurs ! et chacun repart mécontent, sans être rassasié, se plaignant de ce dîner insuffisant et se promettant d’acheter quelques fruits à la première paysanne qui passera, afin de calmer la faim à peine endormie.

Quand un homme s’arrête sur le chemin de ses affaires et demande à lire, la librairie lui offre, faute de mieux, le dernier volume qui vient de paraître ; l’homme le prend, remporte et le lit. Il y trouve les anciennes idées dont on a bercé son enfance et qu’on a tenté de rendre neuves en les enfermant dans une forme toute faite et dite à la mode ; il voit des imitations, des plagiats, des vieilleries, des non-sens, des inutilités ; il jette le livre, et ouvre son journal dans lequel il apprendra, du moins, la dépêche du jour et les assassinats de la veille.

Le public n’est ni ingrat ni indifférent ; il veut qu’on l’amuse ou qu’on l’intéresse, il a raison ! Il veut qu’on ne lui rabâche pas toujours les mêmes sornettes aux oreilles, il veut qu’on lui dise des choses nouvelles ; il a raison encore. Quand les hommes forts de notre race ont paru dans la foule, quand Victor Hugo, Lamartine, Auguste Barbier, Alfred de Vigny, Balzac ont parlé, il s’est fait tout à coup un grand silence autour d’eux ; on a recueilli religieusement chacune de leurs paroles, on a battu des mains, et, d’un seul élan, on les a placés si haut que nul encore de nos jours n’a pu les atteindre.

À l’époque où ces hommes sont venus, la France épuisée, vaincue, conquise, hélas ! portait des vêtements de deuil et pleurait en silence ; les meilleurs de ses enfants étaient morts, la mère sanglotait comme la Niobé antique ; une grande désolation était répandue sur elle. Les arts rampaient péniblement dans l’ornière d’une tradition à jamais usée ; une littérature veule et fade, une poésie de convention bavarde, baveuse et ampoulée, tâchaient de ne pas mourir encore.

Quand ceux que j’ai nommés se levèrent semblables à des prêtres de régénération, les vieilles murailles du monument littéraire s’ébranlèrent à leur voix, et tombèrent comme les remparts de Jéricho au bruit des trompettes israélites. Toute une jeune race forte et libérale se rangea derrière eux, et la révolution, longtemps disputée, put enfin s’accomplir.

Ces hommes, nul ne les a remplacés ; ils sont encore les plus élevés et les plus vigoureux, malgré l’âge qui vient et les événements qui les oppriment. Ils se taisent, ou se sont vus détournés de leur voie sacrée par des circonstances plus fortes qu’eux. Notre maître, le plus cher et le plus grand de tous, Victor Hugo, est en exil ; Lamartine, couronné d’épines, blessé au flanc, crucifié, écrit de longues histoires et se voit condamné à la littérature forcée ; Auguste Barbier se tait depuis qu’il a poussé, dans les ïambes, le cri sublime qui ne s’éteindra pas ; Alfred de Vigny ne parle plus qu’à de rares intervalles et comme attristé de faire entendre sa voix pure au milieu des coassements qui montent de tous côtés ; Balzac est mort après une agonie terrible.

La nuit est revenue ; chacun se traîne à travers l’obscurité pour chercher la lumière, et nul ne la trouve. Où est-il le Dieu genésiaque qui prendra pitié de nous et qui dira : Fiat lux !

L’art en est arrivé à une époque de décadence manifeste, ceci n’est pas douteux ! Un excès ridicule d’ornementation a remplacé la richesse et la pureté des lignes. Semblable à une vieille femme qui teint ses cheveux, frotte de rouge ses joues ridées, se couvre de bijoux et s’enguirlande de fleurs, pour se rajeunir, et qui ne réussit qu’à se rendre hideuse, l’art cherche lâchement à pallier ses décrépitudes par toutes sortes de procédés factices, au lieu de tenter dignement sa régénération dans une voie nouvelle. L’inutile exagération des derniers jours de la période romaine a envahi les esprits les meilleurs. La pensée ne se formule plus ; la forme seule se contourne et se tourmente pour voiler le squelette qu’elle habille.

En architecture nous voyons la confusion de tous les ordres et rien de nouveau. On entasse les colonnes, les chapiteaux, les statues, les frontons, les pinacles, les rinceaux, les dômes et les bas-reliefs : on copie, en augmentant leur décadence, les temples de Baalbeck, les églises gothiques et les basiliques italiennes ; au lieu du beau et de l’utile, on cherche l’étrange ou l’impossible, et, après des efforts surhumains, il se trouve que l’œuvre est molle, insuffisante et laide.

En peinture on décalque les tableaux de Raphaël ou les fresques de Pompéi ; et c’est encore ce qu’il y a de mieux. Chacun va à l’aventure ; le bataillon sacré est dispersé : il n’y a plus que des irréguliers, moitié soldats, moitié brigands. De pensée commune, il n’y en a pas. On ne croit à rien, et l’on fait des tableaux de sainteté copiés ici et là, parce qu’on pourra les vendre à quelque église de province qui veut orner ses murailles nues. Toute forme même est oubliée et jetée au néant. S’il se rencontre, par hasard, des hommes qui sachent habilement agencer les nuances, réunir les uns près des autres des tons qui ne se heurtent pas entre eux, cela suffit. On ne leur demande ni beauté, ni dessin, ni pensée, ni contours. À ce point de vue, les tisseurs de Kachemyr sont les plus grands peintres modernes.

La sculpture ! je n’en parle pas ; elle est au tombeau depuis longtemps. Quand donc viendra celui qui lui dira : Lazare ! lève-toi !

En musique le fracas a remplacé la mélodie ; les sax-tuba hurlent leurs notes discordantes et couvrent de leurs éclats cuivrés le chant des violoncelles. Les ténors meurent à la peine ; un final d’opéra ressemble maintenant à des rumeurs de bataille.

Il en est de même en littérature. On accumule images sur images, hyperboles sur hyperboles, périphrases sur périphrases ; on jongle avec les mots, on saute à travers des cercles de périodes, on danse sur la corde roide des alexandrins. on porte à bras tendus cent kilos d’épithètes, et l’on fait le saut périlleux par-dessus le dénoûment. De but, il n’y en a pas ; de pensée, il n’y en a pas ; de foi, de croyance, de mission, d’amour, il n’y en a pas. Le plus fort est celui qui a le plus de mots à son service ; on polit les phrases, on fait battre des antithèses, on surveille les enjambements, on alimente le feu croisé des rimes ; on parle pour ne rien dire. Où sont donc les écrivains ? Je ne vois que des virtuoses.

Si nous devons continuer encore longtemps ainsi, il vaut mieux nous taire, car nous ne servons à rien.

La littérature est-elle coupable de cette décadence qui l’entraîne vers une transformation prochaine ? Sans hésiter nous répondrons : oui ! Elle a manqué de courage, elle a été lâche ; car au lieu de marcher en avant, comme un hardi pionnier qu’elle devrait être, elle est retournée en arrière. N’osant pas se frayer une route nouvelle et s’avancer résolûment vers l’avenir, elle a repris facilement la vieille voie tracée on elle flaire les pistes des anciens, semblable à un chien qui a perdu son maître. Au lieu de vêtir le costume moderne et de prendre la tunique blanche des lévites, elle s’est affublée de toges usées et de pourpoints troués au coude. C’est une mascarade puérile et qui ferait rire si elle n’était pas si triste.

Tout marche, tout grandit, tout s’augmente autour de nous cependant. La science fait des prodiges, l’industrie accomplit des miracles, et nous restons impassibles, insensibles, méprisables, grattant les cordes faussées de nos lyres, fermant les yeux pour ne pas voir, ou nous obstinant à regarder vers un passé que rien ne doit nous faire regretter. On découvre la vapeur, nous chantons Vénus, fille de l’onde amère ; on découvre l’électricité, nous chantons Bacchus, ami de la grappe vermeille. C’est absurde !

De quel fou rire ne serions-nous pas pris, mon Dieu, si maintenant, à l’heure qu’il est, à Sébastopol ou ailleurs, nous voyions arriver un chevalier armé de pied en cap, portant écu, haubert et gorgerin, et qui viendrait tranquillement lancer des javelots contre des batteries de canons à la Lancastre ? Nous dirions : « Cet homme est un fou ; mais il ne sait donc pas que toutes ces vieilles armures dont il est risiblement accoutré sont bonnes à mettre en quelque musée ; mais il va se faire tuer ! Eh ! l’homme ! allez prendre d’autres armes si vous voulez sérieusement combattre et être bon à quelque chose ! » La littérature ressemble aujourd’hui à ce preux imbécile, et l’on peut lui tenir le même langage.

En effet, en proie à l’amour du passé, regrettant toujours d’inutiles fadaises, antique, moyen âge, rococo, bonnet rouge, et jamais actuelle, elle assiste au travail émouvant de son siècle en mal de vérité, sans même paraître s’en apercevoir. Elle représente bien, au reste, l’esprit étroit et routinier de la France, nation châtiable qui ne fait un pas en avant que pour avoir le droit d’en faire trois en arrière. On nous accuse d’être légers, frivoles et changeants. Ceci est le paradoxe le plus faux qui ait jamais germé sous le soleil. Plus qu’aucun peuple nous tournons dans le cercle vicieux des mêmes formes et des mêmes idées, nous n’osons rompre la barrière, et nous ressemblons à un cheval de manège aveuglé par un bandeau et qui croit faire beaucoup de chemin parce qu’il ne s’aperçoit pas qu’il tourne toujours.

Il faut que la France porte en son cœur une force vitale très-singulière pour qu’elle n’ait pas encore été tuée par cette gérontocratie qui la dévore. Le culte du vieux est chez nous une manie, une maladie, une épidémie. Il y a des corps constitués destinés à garder, à conserver, à embaumer les momies rongées par les vers du passé. C’est un grand vestiaire où pendent pêle-mêle les défroques usées de tout ce qui a vécu. C’est le musée Curtius de tous les dieux, demi-dieux, héros et hommes célèbres de l’antiquité : on les explique, on les commente ; ils sont en cire et leurs costumes ont été achetés au Temple ; mais cela ne fait rien : on pousse le ressort, ils remuent les yeux, ils baissent la tête, ils lèvent le bras, cela suffit ; on se persuade qu’ils sont vivants. Les voilà tous, depuis Achille aux pieds légers, jusqu’au fastueux Sardanapale, depuis Junon aux bras blancs, jusqu’à Derceto pisciforme. Pour les braves gens admirateurs de ces mannequins empaillés de citations, l’humanité commence à Jupiter et finit à Héliogabale ; les plus audacieux admettent Charlemagne, mais ceux-là sont des écervelés mal vus de leur compagnie.

Au reste, ce regret du passé n’est point rare non plus chez les autres nations — il est partout, chez tous les peuples. Qu’est-ce donc que cette vieille histoire d’un péché originel, d’un paradis perdu, si ce n’est le respect du temps qui n’est plus et qu’on ne se figure si beau que parce qu’on ne peut plus le ressaisir. Il est si doux, si facile, si commode de marcher sans peine sur des routes frayées, de vivre dans des idées toutes faites, de recevoir sa croyance avec l’héritage de son père, et de repousser indifféremment toute chose nouvelle dans la crainte d’avoir un effort à faire. Les apôtres sont toujours tués ou sifflés. Les Juifs ont mieux aimé crucifier Jésus-Christ que de changer leurs habitudes.

De tout il en est ainsi. Les religions ont leur martyrologe, il serait curieux et instructif peut-être de dresser celui de l’industrie, de la science et des arts.

Voyez où nous en sommes aujourd’hui, en pleine moitié du dix-neuvième siècle, chez la nation qui est évidemment la nation la plus artistique du monde actuel.

Voyez : le dernier sujet du prix de poésie décerné par l’Académie française a été : L’Acropole d’Athènes 1. Le dernier motif de sculpture proposé par l’Académie des beaux-arts a été : Hector et Astyanax. C’est à en pleurer.

Quoi, tout ce que nous avons fait, tout ce que nous avons pensé ! quoi, nos grandeurs, nos misères, nos aspirations, nos désastres, nos conquêtes ; quoi, tout cela ne mérite pas qu’on le chante, et il faut mettre ses lunettes et feuilleter les historiettes oubliables pour trouver un motif à dithyrambe ou à bas-reliefs !

Quoi, nous sommes ce peuple qui, à la fin du dernier siècle, — hier, au moment où nos pères venaient de naître, — illumine le monde entier par les éclats merveilleux de la plus sublime révolution qui se soit jamais accomplie ; nous sommes ce peuple qui, traversant l’Europe au bruit du canon, va porter à toutes les nations les germes d’une liberté encore endormie peut-être, mais que j’entends sourdre sous la terre ; nous sommes ce peuple qui se débat glorieusement à travers les neiges meurtrières et qui force, par sa défaite même, toutes les races à venir s’asseoir chez lui au grand banquet de la civilisation ; nous sommes ce peuple qui souffre d’une gestation d’avenir ; nous sommes ce peuple qui a eu tant de gloires magnifiques, tant de poignantes humiliations, et il faut donner des récompenses nationales à ceux qui chantent en français de cuisine les Grecs et les Romains !

Quoi, nous sommes le siècle où l’on a découvert des planètes et des mondes, où l’on a trouvé les applications de la vapeur, l’électricité, le gaz, le chloroforme, l’hélice, la photographie, la galvanoplastie, et que sais-je encore ? mille choses admirables, mille féeries incompréhensibles qui permettent à l’homme de vivre vingt fois plus et vingt fois mieux qu’autrefois ; quoi, nous avons pris de la terre glaise pour en faire un métal plus beau que l’argent, nous touchons à la navigation aérienne, et il faut s’occuper de la guerre de Troie et des panathénées !

Quoi, nous avons entendu parler parmi nous les hardis novateurs qui préparent l’avenir, nous avons écouté Saint-Simon, Fourier, Owen et les autres ; nous regardons avec anxiété vers les choses futures ; nous vivons au milieu de ces problèmes sociaux dont l’éclosion va changer la face du monde ; nous voyons la religion qui se lézarde et qui s’étaye sur des dogmes nouveaux pour ne pas s’écrouler comme une ruine ; tous les principes, tous les droits, tous les espoirs sont discutés et remis en question ; nous voyons la jeune Amérique qui fait la part belle à la civilisation prochaine ; nous voyons l’Australie qui se prépare à recevoir l’héritage de l’Amérique ; et nous commentons de mauvaises traductions de Platon, et nous faisons des tragédies sur Ulysse, et nous rimaillons des épîtres à Clio, et nous évoquons dans nos vers tous les dieux morts des Olympes détruits ; cela est insensé ! cela est fou ! cela est impie !

Les adorateurs aveugles de ces chimères éteintes sont comme les héros qu’ils encensent à grands coups d’alexandrins ; ils remuent les yeux, la tête et les bras, mais ils ne vivent pas ; ils ont à eux une façon de parler particulière qui ne ressemble à rien ; ils tournent autour d’une idée sans oser l’attaquer, comme un chacal autour d’un tigre ; le mot propre les épouvante. Avec eux, toute simplicité disparaît. Ils ont inventé de véritables logogriphes pour dire les choses les plus ordinaires. Pour offrir un verre d’eau à quelqu’un, ils diraient volontiers :

Le suc délicieux exprimé du roseau
Qui fond, en un instant, dans le cristal de l’eau,
Et qu’on mêle au parfum du fruit des Hespérides,
Peut-il porter le baume à vos lèvres arides ?

et de tout ainsi ! On croirait entendre parler des ombres ; cela s’appelle conserver la tradition. Pauvre tradition ! Si jamais un gouvernement sage et ami des lettres forçait ces bonnes gens à s’occuper des choses modernes et de notre temps « fertile en miracles », ils demanderaient une indemnité et prétendraient qu’on leur arrache le pain de la bouche. Car, en France, nous sommes ainsi faits, que le progrès ne nous suffit pas par lui-même et qu’il faut qu’il paye sa bienvenue en belles espèces sonnantes et trébuchantes. Les maîtres de postes ont réclamé de solides compensations lorsqu’on commença enfin à établir des chemins de fer en France.

Du reste, il faut se hâter de le dire, l’Académie française, qui entretient avec grand soin le culte des idoles vermoulues, l’Académie, qui, se sentant immobilisée par le seul fait de sa constitution, voudrait rendre l’esprit humain immobile, l’Académie n’est plus un corps littéraire, c’est un corps essentiellement politique. Il regarde toujours en arrière ; en avant, jamais. En littérature, il est voué au passé ; en politique, il est voué à la rancune !

À part les trois hommes sérieusement littéraires qui font partie de cette compagnie, à part MM. Victor Hugo, Alfred de Vigny et Alphonse de Lamartine, qu’y voyons-nous ? Les incurables de la politique ; les débris de tous les ministères et de toutes les tribunes.

Nous les connaissons depuis longtemps, nous les avons vus à l’œuvre, nous savons leurs pasquinades et leurs insuffisances. Sous la restauration, nous les avons vus libéraux, chantant les couplets de M. J.-P. de Béranger, et gouaillant les curés ; sous le gouvernement de Juillet, nous les avons vus conservateurs tant qu’ils étaient en place, et de l’opposition dès qu’ils n’y étaient plus ; après 1848, nous les avons vus pâles, tremblants de peur, terrifiés, devenus tout à coup républicains du lendemain, et nous les avons entendus, le 4 mai, acclamer quatorze fois la république qui ne leur en demandait pas tant ; puis nous les avons vus conspiroter entre eux, se disputer dans l’espoir, à toujours déçu, de portefeuilles qui ne leur reviendront jamais, et se frotter les mains en pensant qu’ils allaient reconquérir ces bons ministères où l’on était si bien et qu’on ne peut se lasser de regretter. Maintenant, ils ont amalgamé toutes leurs opinions et sont devenus fusionistes (un nouveau mot qu’ils mettront certainement dans leur Dictionnaire, car ce sont eux qui l’ont inventé). Ils vont dévotement dans les églises où ils faisaient, au temps de leur jeunesse, de si bonnes farces pendant les messes de minuit ; ils protègent les couvents qu’ils faisaient un peu piller à la barrière d’Enfer, le 29 juillet 1830 ; ils demandent l’absolution de leurs vieux péchés et font pénitence aux genoux de deux ou trois d’entre eux qu’ils ont pieusement choisis ad hoc.

Quelquefois, ils se réunissent en grande cérémonie pour distribuer des prix de vertus — ce qui, soit dit entre parenthèse, serait beaucoup mieux dans les attributions du ministère de l’intérieur. — Ces jours-là ils arrivent en nombre, rayonnants de joie, car ils se font cette illusion qu’ils sont revenus à ce bon temps où ils pouvaient bavarder tout à leur aise dans une assemblée consultative ; un orateur désigné d’avance se lève, il déroule un cahier et se met à lire. Vous croyez qu’il va parler de vertu, de récompenses, d’art, de poésie ? — Nullement. Suivez bien ses phrases ampoulées, développez ses traînantes périphrases, soulevez ses images vieillies, et vous trouverez quelques pauvres allusions qu’on débite courageusement, car il n’y a pas de danger à les dire ; vous y verrez à chaque phrase, à chaque mot, l’éloge du temps où il avait voix délibérative dans les affaires du pays ; vous y sentirez, cachée sous des réticences, l’attaque envieuse contre tout ce qui est jeune, contre tout ce qui vit, contre tout ce qui a de l’avenir ; c’est la malédiction de la mort contre la vie ; c’est l’exaltation de tout ce qui est médiocre, mesquin, incolore, ordinaire, connu, ressassé, pauvre et croulant ! C’est la glorification d’eux-mêmes et la systématique négation de tout ce qui n’est pas eux. Ils parlent de liberté comme s’ils ne l’avaient pas bâillonnée eux-mêmes ; ils parlent de religion comme s’ils ne l’avaient pas insultée jadis ; ils parlent des gouvernements passés comme s’ils ne les avaient pas jetés dans l’abîme à force de sottises ! Mais de littérature, pas un mot. À quoi bon, en effet, s’occuper de choses immortelles, lorsqu’on peut si bien bavarder inutilement sur ses petites affaires particulières ?

J’ai dit que l’Académie n’était plus de nos jours un corps littéraire ; j’ai eu tort. J’aurais dû dire qu’elle est un corps essentiellement antilittéraire : elle corrompt ou elle tue.

Un jour, un homme sérieux, un grand poëte, l’écrivain le plus sincèrement probe peut-être de la littérature moderne ; le frère intelligent qui, dans ses romans, dans ses poésies, dans ses drames, dans ses nouvelles, dans ses préfaces, a toujours tenu haut sa bannière, a toujours combattu pour la race sacrée des poëtes à laquelle il appartient autant que qui que ce soit, M. Alfred de Vigny, en un mot, eut cette fantaisie singulière de se faire recevoir membre de l’Académie française. L’Académie eut assez bon goût ce jour-là ; elle se lit cet honneur d’admettre le candidat dans son sein. M. de Vigny prononça un discours sage, modéré, convenable, faisant dignement sa profession de foi littéraire et donnant à l’école nouvelle les éloges qu’elle méritait. On vit alors ce spectacle curieux. Un homme se leva pour répondre. Il n’avait d’autres titres littéraires que d’avoir été ministre dans un temps où tout le monde le fut ; il n’avait d’autre illustration personnelle que de compter au nombre de ses ascendants un magistrat qui fit jadis honnêtement son devoir ; il n’avait fait antre chose toute sa vie que de débiter des lieux communs à la chambre des députés. Il s’adressa à M. de Vigny, et le tança vertement à propos de je ne sais quelle prétendue inexactitude historique, afin de se donner le petit plaisir de parler de quelques amis de sa famille qui avaient naturellement disparu dans la tourmente révolutionnaire. Une bonne partie de cette société française qui pleure le passé en arrosant des lis et qui tient M. de Vigny en singulière aversion, parce qu’il est un libre penseur, et qu’il sort par son talent de la médiocrité désolante de son monde, fut ravie, sauta de joie, et proclama l’ex-ministre un grand homme. Qu’est-il advenu de tout ceci ? M. de Vigny est toujours aussi haut dans l’estime publique ; ses livres sont restés, restent et resteront ; son nom nous semble destiné à ne point périr. L’ex-ministre est oublié ; nul ne sait un mot des discours qu’il prononça jadis ; nul ne connaît plus un seul acte de sa vie parlementaire. Quand la mort viendra le réclamer, il mourra tout entier, et nos enfants ne sauront même plus son nom. Je me trompe : ils l’apprendront en contemplant un portrait fait par un très grand peintre. Une belle toile qui le représente le sauvera peut-être du néant !

Une autre fois, M. Alfred de Musset entra à l’Académie. — Ah ! celui-là nous l’avons bien aimé ! — Le jour même de sa réception, nous avions relu Namouna, Rolla et les Secrètes pensées de Rafaël, gentilhomme français ; nous avions relu ces vers charmants qui s’adressent aux

Porte-clefs éternels du mont inaccessible,
Guindés, guédés, bridés, confortables pédants,
Pharmaciens de bon goût, distillateurs sublimes,
Seuls vraiment immortels et seuls autorisés !

Nous comptions sur le courage du jeune poëte ; nous pensions qu’il proclamerait hautement sa foi, et que, comme Sixte-Quint, il allait jeter sa béquille. Il n’en fut rien. Cette scène fut honteuse. Il fut humble, contrit, terne, effacé ; il demanda pardon de ses fautes et s’humilia sous la férule. Au lieu de confesser son dieu, il marcha dessus ; au lieu de lever son drapeau, il le foula aux pieds. Il s’abjura et se parjura tout entier, ne recula devant aucun cynisme, but l’absinthe jusqu’à la lie, et, s’oubliant lui-même, il fit un discours

Nu comme le discours d’un académicien.

L’apostasie fut complète, absolue, radicale. Celui qui lui répondit fut un ancien professeur dont j’ai oublié le nom ; je sais seulement que toute sa gloire consiste à avoir signé ou dirigé une traduction des classiques latins. Il dogmatisa longuement, houspilla le récipiendaire pour ses folies passées, lui donna l’absolution, et lui déclara que maintenant ses péchés de jeunesse lui étaient remis en faveur de sa conversion.

On se serait cru à la cérémonie du Malade imaginaire. L’un disait : Domandabo tibi, docte bacheliere ? L’autre répondait : Clysterium donare  ; et toute la compagnie reprenait en chœur : Dignus, dignus est intrare in nostro docto corpore !

Depuis ce jour, M. Alfred de Musset est mort, et chaque jour il assiste à son propre enterrement ; son talent est irrémissiblement perdu. M. Alfred de Musset a-t-il perdu son talent parce qu’il est entré à l’Académie ? Est-il entré à l’Académie parce qu’il avait perdu son talent ? Grave question, sur laquelle je ne prononcerai pas.

M. de Vigny et M. Alfred de Musset étaient deux poëtes ; on voulut tuer l’un, on étouffa l’autre.

Les hommes forts qui avaient le droit d’être un et qui ont voulu devenir un quarantième ne paraissent même plus sous la coupole de l’Institut. Voilà plus de dix ans que M. de Lamartine n’a assisté à une séance. Autrefois M. Victor Hugo y était déjà traité comme un proscrit. Que ce dernier nous permette de le lui dire, malgré toute l’admiration, malgré toute la vénération que nous avons pour son incomparable génie, son entrée à l’Académie française fut le crime de sa vie, et de là seulement peut-être ont découlé tous ses malheurs.

Non-seulement les tendances et les efforts de l’Académie sont antilittéraires, mais il y a peu d’hommes dans son sein dont les actes n’aient nui aux lettres ou ne les aient flétries. Cela est aussi triste à dire que facile à prouver.

Comptez-les, vous les connaissez, tous. — Ceux-ci étaient carbonari sous la restauration ; ils faisaient partie des sociétés républicaines, ils allaient partout clabaudant qu’il n’y avait pas de liberté pour la presse, pas de liberté pour le théâtre, pas de liberté pour l’enseignement. Par suite d’un incompréhensible malentendu, la révolution de 1830 les porta au pouvoir. Que firent-ils, ces champions du libéralisme ? Ils muselèrent la presse par des lois oppressives, ils arrêtèrent la représentation des pièces de théâtre, ils jetèrent bas de leur chaire des professeurs savants, sages et aimés. — Ceux-là, qui furent de petits journalistes parvenus, qui sortirent de je ne sais quel salon guindé où l’on avait applaudi leurs vaudevilles et leurs égrillardes chansonnettes, ceux-là qui, grimpant d’épaules en épaules et de méprises en méprises, en étaient arrivés à être tout-puissants sur les choses dramatiques, osèrent porter la main sur Balzac ; ils prirent le géant au collet, mirent son drame dans leur souricière, et, sans reconnaissance des gloires nationales, sans foi artistique, sans pudeur littéraire, ils ruinèrent et mirent à néant l’administrateur courageux qui avait le plus aidé à l’éclosion de toute une vaillante génération de poëtes. — D’autres ont fait pis encore. Ils ont publiquement pris en main la cause de filous condamnés pour vol ; ils avaient des amis ; quand ces amis furent morts, ils écrivirent, sous prétexte d’honorer leur mémoire, d’infâmes libelles qu’ils n’osèrent même pas signer et qu’ils avaient glanés sans doute dans les rognures des manuscrits du marquis de Sade ; en faisant ainsi, en accumulant monstruosités sur monstruosités, en crachant sur tout, en calomniant tout, hélas ! jusqu’à l’affection de Jésus pour saint Jean, en déclarant que la seule excuse de Dieu est de ne pas exister, en bavant sur tout ce qu’il y a de sacré au monde, eux, ces hommes graves, ces hommes décrétés immortels ! ils ont commis un crime de lèse-majesté littéraire que nous ne devons jamais oublier ; car, plus que tous les autres, ils ont donné raison aux calomnies, aux infamies qu’on jette sans cesse sur la route où nous marchons à travers les épines. Aussi, nous l’avouons sans pâlir, nous les haïssons de toute la force de notre amour pour les lettres et de notre respect pour les grandeurs de l’esprit humain !

Ces hommes nous ont donné le spectacle de toutes les apostasies, de toutes les trahisons, de toutes les défections. Il n’est pas de choses qu’ils n’aient abandonnées, reprises et quittées encore au gré de leurs intérêts. Et pourtant ils sont partout ; ils se tiennent ensemble, ils sont comme une petite armée ; mais leur drapeau a si souvent changé de couleur qu’on ne distingue plus rien sur ce haillon vendu ; ils se reconnaissent à leur cri de ralliement : Gardons-nous bien ! Quand le Brenn gaulois entra dans Rome conquise, il jeta son glaive dans la balance en criant : Malheur aux vaincus ! Au jour de la justice, nous avons le droit de jeter notre probité dans la balance et de nous écrier : Malheur aux vainqueurs ! Ils sont vainqueurs, soit ! Mais ils ne sont les maîtres de personne ; ils le savent bien !

Si l’Académie n’avait elle-même conscience de sa propre faiblesse, elle ne cacherait pas absolument ses réunions derrière les rideaux impénétrables de son huis-clos ; si elle se savait capable, je ne dirai pas de quelque chose de bon, mais seulement de quoi que ce soit, elle publierait le rendu compte de ses réunions. Qui n’a rien à celer peut se montrer au grand jour. Il y a là un aveu flagrant d’impuissance qui n’a pas besoin de commentaires.

Donc, en tant que corps littéraire, l’Académie française n’est pas seulement inutile, elle est nuisible. Quand un corps constitué, payé, médaillé, ne sert à rien et entrave la marche des progrès qu’il devrait aider, il perd sa raison d’être et doit être supprimé.

Le jour où un gouvernement décrétera la dissolution de cette fade compagnie de bavards qui n’a même pas la force de porter le poids de son Dictionnaire, il aura bien mérité de tout ce qui tient à cœur les gloires immortelles des arts et des lettres.

On la remplacerait par des lexicographes, des poëtes, des étymologistes, des romanciers, des historiens, des philosophes et des savants qui recevraient la mission de faire un vrai dictionnaire, d’écrire les origines de la langue française, d’encourager toute tentative nouvelle et sérieuse, de veiller à la liberté du théâtre, de rédiger le Code encore attendu de la propriété littéraire, de préserver partout les intérêts de l’esprit humain, de signaler toute découverte, de faire l’Encyclopédie moderne, d’envoyer des missionnaires à la recherche de toutes les belles choses encore inconnues dans le monde, de traduire incessamment les chefs-d’œuvre des langues étrangères, de formuler la foi la plus haute, de combattre les erreurs et les préjugés qui subsistent encore, de rééditer nos grands poëtes et nos grands prosateurs, enfin de chercher le beau, le vrai et le bien par tous les moyens possibles. Il leur serait interdit de s’occuper de politique, et ils devraient, comme l’Académie des inscriptions et belles-lettres et l’Académie des sciences, publier le rendu compte de leurs travaux.

Au lieu de cela, qu’avons-nous ? — Je vous l’ai dit !

Celui qui écrira l’histoire du quarante et unième fauteuil de l’Académie française, écrira la véritable histoire littéraire de la France. Les biographies ne lui manqueraient pas à faire, depuis celle de Molière jusqu’à celle de Lamennais ; depuis celle de Jean-Jacques Rousseau jusqu’à celle de Balzac !

On prétend que la vérité n’est pas bonne à proclamer ; cela est possible et m’importe peu ; mais j’ai pensé qu’il était de mon devoir de la dire, je l’ai dite, et je ne me repens pas !

Abandonnée par son chef naturel qui devrait être l’Académie, si l’Académie était intelligente et composée d’hommes à la hauteur d’une mission quelconque, tourmentée par les regrets d’un passé illusoire, troublée par les angoisses d’une rénovation qui s’approche, luttant comme une insensée contre les éléments qui l’entourent et par lesquels, loin de se fortifier, elle ne fait que s’affaiblir, la littérature actuelle n’est plus que la science des mots ; elle ne donne naissance à aucune idée, elle n’en féconde aucune, elle n’en défend aucune. Toute pensée sérieuse paraît lui faire peur.

Les écrivains de nos jours ressemblent à ces pianistes qui exécutent des impossibilités incompréhensibles, mais qui sont hors d’état d’inventer une mélodie, une ariette, une note.

À quoi cela tient-il ? — À ce que la littérature n’a point encore osé aborder les œuvres modernes et réellement vivantes. Racontant toujours les mêmes histoires, refaisant toujours le même roman, mettant toujours en scène les mêmes personnages, chantant toujours les mêmes rimes sur le même ton, ne vivant absolument que dans des idées absolument épuisées, elle a cru qu’elle ne pouvait se rajeunir que paila forme. Alors la forme est devenue tout pour elle, son premier et son dernier mot, son alpha et son oméga. Cette forme, il a fallu la changer, la varier, la modifier à l’infini ; il a fallu la rendre bien feuillue, bien plantureuse, bien luxuriante, afin qu’elle pût cacher le vide sans fond qu’elle recouvrait. Abordez-la hardiment cette forme, déroulez ses volutes, regardez derrière ses images, et vous ne trouverez rien, rien : et si comme Polonius je vous demande : Que lisez-vous là, Monseigneur ? vous serez en droit de me répondre comme Hamlet : Des mots ! des mots ! des mots !

Au milieu du quinzième siècle, l’architecture religieuse qui sentait instinctivement qu’elle allait s’anéantir aux approches de la renaissance que devaient amener ensemble le divin outil de Guttemberg et la voix de Luther, l’architecture religieuse se débattit, dissimula sa décrépitude sous des ornements infinis et ne se transforma que plus vite. Le gothique flamboyant fut le dernier effort de l’ogive mourante. Nous en sommes arrivés à la littérature flamboyante : la renaissance n’est pas loin.

Elle sera la bienvenue ; nous l’attendons avec calme, nous l’appelons de tous nos vœux, nous la saluerons de toutes nos joies. Qu’elle vienne, et l’occupation ne lui manquera pas ; elle aura fort à faire ; car en ne touchant pas aux idées qui remuent le monde maintenant, nous semblons capitaliser notre propre fortune pour rendre plus riche encore notre jeune héritière.

Toutes les souffrances qui secouent l’Europe depuis soixante ans présagent l’événement et l’avènement : ce n’est point sans but que les nations sont livrées aux douleurs. Qui sait ce que l’avenir nous réserve ? Qui sait si la face du globe ne va pas être renouvelée ? Il me semble que nous sommes revenus à ces temps pleins d’ombre du paganisme où les dieux vermoulus tressaillaient sur leurs autels désertés, en écoutant avec terreur les vagissements du nouveau-né de Bethléem ; il me semble qu’au milieu de nous j’ai vu passer des apôtres et que l’on entend parler dans les airs les voix encore indécises d’une religion nouvelle. La terre se remue ; comme une Clorinde du Tasse, elle détache une à une les pièces de son incommode armure pour revêtir un costume nouveau. Elle s’agite, elle tremble sur ses pôles ; elle jette à l’oubli ses lois, ses rois et ses chefs ; elle semble prise de vertige et se retourne de convulsions en convulsions ; les timides s’épouvantent et s’écrient : C’est la fin du monde ! Le penseur regarde avec calme ces spasmes et ces efforts ; il compte ces pulsations saccadées, il met pieusement la main sur ce sein qui se tord et se gonfle, il écoute cette voix haletante, et il se dit en souriant d’espérance : « C’est le nouveau monde qui va naître. »

Mais dorénavant il n’y aura pas besoin d’avalanches de barbares, de Fléaux de Dieu, de dévastations, de ruines, d’incendies, de pillage, de superposition violente d’une race à une autre race, pour substituer l’avenir au passé ! Les conquêtes seront pacifiques et la guerre elle-même se transformera. Savons-nous ce que seront les batailles futures ! Je l’ai dit ailleurs, le canon a tué la catapulte ; la vapeur tuera les canons. Dans deux cents ans, bien avant peut-être, de grandes armées parties d’Angleterre, de France et d’Amérique, unies par un large traité de civilisation à tout prix, descendront dans la vieille Asie sous la conduite de leurs généraux ; leurs armes seront des pioches, leurs chevaux des locomotives. Ils s’abattront en chantant sur ces terres incultes et inutilisées ; ils ouvriront des canaux, ils traceront des chemins de fer, exploiteront les forêts, défricheront les champs, élèveront des villes, bâtiront des ports, établiront des entrepôts et enrichiront tout ce que touchera leur main. Ce sera peut-être ainsi que la guerre se fera plus tard contre toutes les nations improductives, en vertu de cet axiome de mécanique, vrai en toutes choses : il ne doit pas y avoir de forces perdues !

Que le vieux monde s’écroule, nul n’en peut douter ! Voyez où il en est. Il est comme un vieillard impotent qui ne peut plus marcher ; si on ne l’aide pas, il tombe. Une nation vigoureuse encore, malgré ses débilités, est obligé de le soutenir, À l’heure qu’il est, nous servons de béquille au monde catholique, au monde antique, au monde musulman. La France est à Rome, à Athènes et à Constantinople ! Si nous n’étions pas là, ici et là-bas, la dissolution commencée serait peut-être accomplie.

Armée de ses découvertes incessantes et de ses formidables instruments de travail, sentant s’agiter en elle les germes d’un agrandissement extraordinaire, notre époque veut la paix afin d’arriver plus vite aux temps bienheureux qu’elle pressent,. La guerre actuelle est une preuve certaine à l’appui de mon opinion. Est-il question de principes ou de nationalités ? Veut-on ajouter une couronne de plus à ses couronnes, un titre de plus à ses titres ? Veut-on reculer ses frontières et moissonner le champ du voisin. Non ! Jusqu’à présent cette guerre est une guerre de police. Il y avait là-bas un mauvais garnement qui faisait du bruit et troublait par son tapage le repos et le travail des honnêtes gens ; on a envoyé quatre hommes et un caporal pour l’empoigner ; seulement le drôle est robuste et il résiste à la force armée.

Heureusement que Dieu ne se lasse pas de faire sortir le bien des désastres les plus grands. Entre ses mains incessamment paternelles, les canons de cette guerre seront peut-être des forceps !

Dans l’avenir préparé à travers les événements qui nous assaillent, quel sera le rôle de la littérature ? Il sera immense, selon nous ! Elle aura à formuler définitivement le dogme nouveau ; elle aura à dépouiller la science des nuages obscurs où elle se complaît et aura à diriger l’industrie, car, j’en suis fâché pour les rêveurs, le siècle est aux planètes et aux machines.

Eh ! mon Dieu, il ne faut pas s’en plaindre, ce sont deux nouvelles voies ouvertes devant la littérature qui fera bien d’y marcher résolûment, si elle ne veut pas être pour toujours dédaignée et laissée en arrière. Il faut être de son temps à tout prix et quand même ; si petite que soit notre lanterne, tournons-la en avant pour éclairer l’avenir ; le passé a eu assez d’étoiles pour n’avoir pas besoin de nos soleils. Néron allumait dans ses fêtes des esclaves enduits de résine ; il y a, j’en conviens, une grande originalité dans ce mode d’éclairage ; mais franchement, j’aime encore mieux le gaz et la lumière électrique.

La littérature qui a tout épuisé, l’antiquité, la barbarie, le moyen âge, la renaissance, le Louis XIV, la régence, le rococo, la révolution ; la littérature qui répugne ouvertement aux choses récentes et qui semble fuir devant la nécessité des études modernes, la littérature a dans la science un rôle magnifique à jouer.-elle doit la prendre corps à corps, lui arracher un à un les vêtements de convention dont on l’entoure malgré elle, et la montrer aux hommes étonnés telle qu’elle est, jeune, charmante, souriante, indulgente et radieuse. Elle parle encore une langue étrange, barbare ; elle est hérissée de termes singuliers comme une forteresse est hérissée de canons : il faut lui enseigner notre langage sonore, imagé, facile et à la portée de tous ; il faut la désarmer et lui mettre les diaphanes vêtements de la paix. Il faut, en un mot, que chacun puisse rapprocher, la toucher, la comprendre et lui donner le baiser de la communion.

Bien des causes ont concouru à renfermer la science dans une impénétrable citadelle. Pour arriver jusqu’à elle il fallait avoir le mot de passe qui faisait baisser la herse, il fallait connaître le : Sezame, ouvre-toi ! La religion catholique fut bien coupable dans tout ceci. Pendant longtemps elle ne se lassa pas de persécuter les savants et les força à vivre en dehors du genre humain. En effet, son intérêt était grand de rester seule en possession de la science, puisque cette science faisait partie de son dogme de la révélation. En acceptant tout entier l’héritage du judaïsme, en prenant pour premier point de départ les livres hébreux et toutes leurs erreurs naturelles, elle creusait sa tombe en même temps qu’elle bâtissait son berceau. Elle le sentit trop tard, lorsqu’il n’était plus temps de revenir sur des traditions consacrées, et alors au lieu d’alimenter la lumière, elle chercha ingénument à l’étouffer. Basée sur la Genèse qui nous apprend que l’homme a été créé à l’image de Dieu, que la terre immobile voit tourner autour d’elle le soleil et la lime chargés de l’éclairer le jour et la nuit, qu’un seul déluge a couvert le monde en punition des péchés des hommes ; fortifiée par les paroles que le Seigneur dit à Moïse dans le Deutéronome2, en lui enseignant que les lièvres sont des animaux ruminants, la science religieuse officielle a dû combattre de toutes ses forces, de tous ses anathèmes, de toutes ses inquisitions contre ces hommes trois fois saints qui recherchaient les effets et les causes, et les trouvaient infailliblement en dehors des dogmes imposés. Urbain VIII eut beau contraindre Galilée à se rétracter, la protestation du martyr immortel ne s’est jamais perdue ; ses quatre mots ont traversé les siècles. L’inquisition est morte, et la terre tourne. E pure si muove ! C’est ce que nous disons à ceux qui voudraient arrêter, ne fût-ce que pour une minute, l’essor de la pensée humaine.

Que devenait la Genèse en présence des démonstrations de Galilée, en présence des lois futures de Newton, de Kepler, de d’Alembert, de Laplace ? Elle disparaissait : le catholicisme prit sa cause en main, et à défaut de bonnes raisons il condamna, frappa et brûla. Les sciences courageuses qui cherchaient la lumière au milieu des ténèbres, la vérité à travers les mensonges, la vie malgré les persécutions, les sciences furent déclarées sciences occultes, damnables et sataniques. Mais rien n’y fit, ni bulles, ni cachots, ni bûchers : la vérité est comme le soleil, il faut qu’elle brille. Un jour, les sciences occultes devinrent forcément les sciences naturelles ; l’alchimie se transforma toute seule et s’appela la chimie, et les fils des hermétiques ont découvert les grandes formules ; ils cherchaient la pierre philosophale et l’élixir de longue vie ; qu’ils soient en paix, ils les ont trouvés. Ils ont centuplé la vie, les forces et les richesses de l’homme. Ces travaux immenses furent qualifiés d’œuvres diaboliques ; c’était, disait-on, l’esprit du mal qui inspirait ces connaissances impures, afin d’entraîner l’humanité à son éternelle damnation. C’était l’esprit du bien, aveugles qui ne savez pas le reconnaître, et qui, renversant vos propres textes, créez votre Dieu à votre image ; c’était l’esprit du bien qui se répandait parmi les hommes et leur mettait entre les mains les instruments sacrés qui doivent défricher les plaines du fécond avenir !

Qu’est-il arrivé de cette guerre impie, de cet antagonisme insensé ? La science est là-bas, la religion est ici. L’une est bien loin, sous le soleil, sapant, minant, travaillant, découvrant, grandissant, affranchissant ; l’autre est assise à cette même place où elle a posé son siège il y a dix-huit cents ans ; elle sommeille, comme les vieillards, elle joue avec des textes, elle bégaye des choses inutiles auxquelles nul ne fait attention, elle a parfois des accès de cruauté domestique, et si, levant par hasard ses yeux affaiblis, elle voit la science qui se hâte sur sa route infinie, elle lui crie : Attends-moi ! attends-moi ! Mais la science est trop loin ; elle ne l’entend plus !

Je ne mens pas ! je n’exagère pas ! nous avons vu de nos jours un archevêque proclamer sans honte que les chemins le fer avaient été suscités par Dieu pour punir les cabaretiers des grandes routes qui, le dimanche, donnaient à boire aux rouliers et aux conducteurs de diligence. Cet homme-là doit souvent voir le diable en rêve, et cependant, je vous le dis en vérité, le diable est mort : il y a longtemps que la science l’a tué.

Eh ! que ferait-il parmi nous, ce pauvre diable, que déjà le moyen-âge dupait dans tous ses mystères, dans toutes ses soties ? Il traversait l’espace en un clin d’œil, mais l’électricité va plus vite que lui. Il courait la nuit en vomissant des flammes, en poussant des cris, en entraînant à sa suite des légions de diablotins et de sorcières ; mais une locomotive remorquant son convoi lance plus de feux, jette plus de clameurs, emporte plus de monde que lui ; il bâtissait des palais en un jour, mais voyez donc ce qui se fait au Louvre maintenant ; il donnait des trésors à ceux qui lui vendaient leur âme ; l’industrie en procure d’aussi grands, de plus inépuisables, et n’exige que du travail en échange ; il disait certaines paroles qui cicatrisaient les blessures et endormaient la douleur, mais le chloroforme en sait plus long que lui sur ce sujet.

À l’heure qu’il est le diable s’appelle Croquemitaine et fait peur aux petits garçons qui ne sont pas sages, on l’enferme dans des boîtes à surprises, et il n’emporte plus que Polichinelle à la fin des pièces du théâtre de Guignole.

Il est temps d’en finir avec ces vieux débris des religions physiques de l’antiquité, avec ces inventions flétries de Zoroastre et de Manès qui se sont faufilées dans le catholicisme en passant par la porte de la peur ; il est temps d’en finir avec Osiris et Typhon, avec le blanc et le noir, avec Ormuzd et Arhiman, avec l’esprit du bien et l’esprit du mal. Il y a trop longtemps que le diable sert à diriger les consciences faibles et douteuses ; entre les mains de l’Église, c’est un moyen de gouvernement, et voilà tout.

Aujourd’hui nous sommes en droit d’exiger des raisons et des motifs ; nous devons dire : Pourquoi ? Les jours sont passés où l’on pouvait admirer cette devise qui a sa grandeur : Credo quia absurdum ! Si le diable existe, Dieu est impossible ! Saint Jean a dit dans l’Apocalypse : « Le livre de vie sera ouvert ! » Ouvrons-le donc sans crainte ; feuilletons-le, lisons-le à chaque page, commentons-le à chaque mot, déchiffrons-y la vérité, dût-elle nous éblouir pour toujours, et ne reculons jamais devant notre tâche. Dieu est un être parfait qui contient et aime dans son sein des êtres imparfaits, mais perfectibles. Aimons, travaillons, fécondons l’imprescriptible progrès, et laissons les invalides de la pensée s’immobiliser dans des regrets inutiles et chercher naïvement derrière eux un paradis qui est là-bas, devant nous, au bout de notre route, si nous savons la frayer courageusement.

En cherchant à cacher la science sous les plis de sa grande robe noire, l’Église n’a pas réussi à l’étouffer, mais elle l’a du moins pendant longtemps reléguée en des lieux inaccessibles. Par suite d’un dédain condamnable, mais naturel aux hommes perdus dans les hautes contemplations, les savants semblent avoir fait de grands efforts pour rendre leurs œuvres inabordables ou tout au moins inintelligibles. Ils ont à eux une façon d’idiome hiératique que le vulgaire n’entend pas ; c’est un patois hiéroglyphique qu’il faut étudier longtemps avant de le comprendre ; je sais que ces formules particulières servent souvent à voiler bien des opinions fausses, bien des découvertes insensées, bien des théories absurdes, mais je sais aussi qu’elles recouvrent parfois de merveilleuses histoires, pleines de féeries, pleines d’aventures magiques arrivées entre des astres, entre des métaux, entre ces mille atomes qui nous entourent et que nous ne soupçonnons pas. Il se passe parfois de planète à planète, de fer à aimant, de mercure à mercure, de chlore à hydrogène, des romans extraordinaires qu’on dissimule pudiquement derrière des chiffres et des A + B. Il y a dans le monde des brins d’herbe et des arbres, parmi les algues, parmi les nénuphars, parmi les palmiers, dans tout ce qui est, dans tout ce qui respire, dans tout ce qui s’épanouit sous le soleil, dans toute plante, dans tout métal, dans tout animal, il y a des amours, des antipathies, des passions, des affinités, en un mot, qui méritent qu’on les raconte et qui sont faites pour nous surprendre. Ce langage impossible que les savants parlent entre eux, c’est à nous de l’étudier, de connaître ses secrets, afin de pouvoir expliquer à ceux qui les ignorent les étranges spectacles qui nous entourent.

La vraie gloire d’Arago sera peut-être moins d’avoir découvert tant de belles choses que d’avoir éclairé et vulgarisé les questions les plus ardues ; ce sera là du moins sa gloire populaire, et c’est la meilleure de toutes et la seule enviable.

Figurez-vous un poëte qui serait assez sage et assez ami de sa propre renommée pour écrire l’histoire de la vapeur ou de l’électricité ! Il ferait plus qu’un livre, il ferait une révolution !

Je prendrai pour exemple de ce que l’on pourrait faire, un ouvrage qui a eu un grand retentissement, le Cosmos de M. de Humboldt. Certes, ce livre a des qualités sérieuses ; son auteur a cherché, sinon trouvé, une voie nouvelle pour la science ; il faut lui en savoir gré et le remercier des efforts qu’il a tentés. Il a voulu faire un livre à la fois scientifique et littéraire : a-t-il réussi ? Non. Pour les savants, le Cosmos est insuffisant ; il s’arrête à des descriptions inutiles, il substitue parfois la poésie à la science ; il oublie souvent la formule pour parler un langage humain ; il cherche à intéresser et sort volontiers du tabernacle où seuls les élus peuvent pénétrer ; au lieu de cacher son Dieu, il le montre. Les purs savants regardent le Cosmos comme une œuvre un peu légère. Les gens du monde, au contraire, le trouvent obscur, ils ne comprennent pas son côté scientifique, ils se creusent la tête pour deviner le mot de certaines énigmes algébriques, ils ignorent la valeur de certains termes, ils passent des pages et même des chapitres, parce qu’ils y rencontrent de la fatigue ou de l’ennui, ils s’endorment sur les théories et ne se réveillent qu’aux descriptions. Pour les gens du monde le Cosmos est un livre trop savant. L’auteur mérite cette double condamnation qui semble se contredire. Il était trop écrivain pour faire un livre de savant, et trop savant pour faire un livre d’écrivain. Ah ! ce serait un grand progrès que d’avoir la science et de ne pas être un savant !

Eh bien, donnez ce livre à un poëte, à un homme familiarisé avec les ressources du langage, avec la valeur des mots, avec la science des effets, et il vous fera trois volumes plus amusants que tous les romans, plus intéressants que toutes les chroniques, plus instructifs que toutes les encyclopédies.

Il vous racontera les histoires imposantes des mondes planétaires, il vous décrira en phrases magnifiques le déchirement de la voie lactée ; il vous dira les aventures des étoiles disparues et les destinées des étoiles qui doivent apparaître, il vous montrera les splendeurs des végétations tropicales, il vous fera gravir les Cordillères les plus hautes, les Chimborazo les plus élevés, et vous décrira les flores singulières qui vont se dégradant et s’amoindrissant depuis le palmier jusqu’au lichen ; comme un Moïse nouveau, il ouvrira les océans devant vous et vous conduira jusque dans ces forêts de fucus crespelés où les polypiers industrieux travaillent incessamment à combler les détroits et à rapprocher les continents. Enfin, il expliquera et commentera les richesses, les étrangetés, les mystères de cette planète que nous habitons et que nous connaissons si peu.

Un tel livre vaudrait bien le récit des amourettes de M. X avec Mme Z surveillée par un mari jaloux qui surprend le secret de la naissance de X et le force à épouser Mlle K, afin d’être libre de torturer à son aise cette pauvre Mme Z à laquelle il doit la fortune qui lui permet de faire des folies pour la petite P dont le père, autrefois condamné aux galères, et maintenant employé dans la police, est devenu, sous un déguisement de diplomate, l’amant de la riche princesse W, etc., etc., etc.

À côté du mouvement scientifique dont nous venons de parler, et parallèlement à lui, se développe le mouvement industriel dont la puissante éclosion est due surtout aux travaux magnifiques des écoles philosophiques modernes.

Ce mouvement, purement utilitaire, qui couvre le monde entier d’un réseau de chemins de fer, qui pousse sur tous les océans des flottes de navires à hélice, qui bâtit de vastes usines, qui substitue chrétiennement la force de l’association à la faiblesse individuelle, qui brise les vieux liens qui nouaient l’essor de la société, qui détruit les hiérarchies conventionnelles, qui se préoccupe surtout des classes déshéritées et qui cherche à donner à chacun une somme de bien-être plus grand, de vertus plus hautes, d’intelligence plus rayonnante, ce mouvement a besoin d’être dirigé ; pourquoi la littérature ne se chargerait-elle pas de cette mission qui se rattache aux œuvres vives du corps social actuel ?

On a dit : La science et l’industrie tueront l’art ? On a en tort ; elles l’aideront, à moins toutefois qu’il ne soit assez aveugle pour se jeter sur leur route dans l’espoir insensé de les arrêter ; dans ce cas, en effet, osant du droit de légitime défense, elles lui passeront sur le corps et l’écraseront si bien qu’il n’en restera plus rien qu’un glorieux souvenir. C’est à lui à prendre sa place, à marcher en tête le premier, comme un apôtre et comme un général, et à guider valeureusement ses deux sœurs éternelles à travers ces champs verdoyants où s’épanouissent, comme des fleurs de réhabilitation, les efforts de l’esprit humain.

La photographie a-t-elle donc nui à la peinture ? Non pas, que je sache. Au contraire, elle s’est faite son commis voyageur, elle a été lui chercher en Italie, en France, en Espagne, en Nubie, en Syrie, au Mexique, aux Indes, en Sicile, partout enfin, des paysages, des monuments, des types, des costumes dont elle a pu tirer parti pour sa propre gloire. Il est possible que les faiseurs de portraits daguerriens aient fait du tort à quelques pauvres peinturlureurs qui barbouillaient un portrait pour cinquante francs, ressemblance garantie, en une séance. Ceux-là ont sagement quitté la palette, pour prendre la chambre noire, ils ont abandonné le vermillon et le brun de Madère pour l’azotate d’argent et l’hyposulfite de soude ; je n’y vois pas grand mal ; de mauvais peintres qu’ils étaient, ils sont devenus de bons photographes ; tout le monde y a gagné.

Comme la science, l’industrie a bien des splendeurs qui méritent d’être racontées. Ses efforts qui ne se reposent jamais, ses créations incessamment fécondes, ses tâtonnements, ses longues méditations, ses rivalités, ses chutes même sont dignes d’avoir leur histoire. On a bien chanté les forges de Vulcain, pourquoi donc ne chanterait-on pas les forges d’Indret et du Creuzot ? Allez dans une de ces usines immenses qui fument aux bords de la Seine, près de Paris, à Asnières, par exemple, entrez et regardez.

La salle est énorme ; de larges feux l’éclairent au milieu desquels passent des hommes demi-nus, noirs, en sueur, actifs, musculeux et superbes comme des cariatides du Puget. Sur une enclume plus large qu’un plateau de montagne, une masse énorme, rouge, flamboyante est placée et crépite encore. Au-dessus d’elle s’élève et s’abaisse un marteau gigantesque, d’un poids incompréhensible, et mû par une machine à vapeur. Vingt hommes robustes, attentifs, poussent peu à peu, lentement, progressivement, le bloc enflammé sous le bélier qui le forge. Ils regardent tous le maître-forgeron qui ne parle pas et qui, debout, le bras levé, la main tendue, fait un geste que comprennent ses intelligents ouvriers. Nul ne dit mot ; l’angoisse serre les cœurs, car un faux mouvement, un signe mal interprété peut faire voler en éclats le colosse de fer rouge qui pèse peut-être quarante mille livres. On n’entend rien que la roue qui chante en battant la rivière, que les coups profonds du marteau et le sifflement aigu de sa chute. C’est une bataille aussi que ces luttes contre des obstacles semblables vaincus à force de travail et d’audace. Il y a péril de vie, mais, si l’on meurt, on est certain, du moins, que c’est pour la bonne cause.

Tout cela vaut bien les forges de Vulcain, les cyclopes difformes avec leur œil au milieu du front ; cela vaut bien les fers de lance, les casques, les boucliers, les foudres et autres vieilleries inutiles qu’on tapait à coups de merlin chez l’époux chagrin de la blonde Vénus. N’en déplaise à ceux qui regrettent l’antiquité pour prouver qu’ils ont appris le grec au collège.

Mon Dieu ! je ne demande pas qu’on l’abandonne cette antiquité que j’ai l’air de vouloir condamner absolument ; loin de là ; son étude est bonne, saine, fortifiante ; mieux nous la saurons, et mieux nous comprendrons les splendeurs merveilleuses de l’époque où nous vivons. Je crois qu’il est utile, indispensable pour l’homme de lettres de voir, de savoir et d’apprendre incessamment. Mais, entre l’étude et le culte, il y a un abîme qu’il ne faut jamais franchir. Sachons l’histoire du siècle de Périclès et du siècle d’Auguste, fort bien, mais vivons et pensons dans le dix-neuvième siècle. Ayons des aïeux, je ne m’y oppose pas ; mais soyons nous-mêmes, ou bien taisons-nous. Plus que personne je l’aime et je l’ai aimée, cette antiquité qu’on veut trop rajeunir. Je ne me suis pas contenté de l’étudier dans ses historiens et dans ses poètes, j’ai été la chercher dans ses vieilles patries. Elle n’y est plus, car elle est partout. La Grèce n’est pas en Grèce, elle est dans l’humanité tout entière. En Égypte, en Nubie, en Syrie, en Grèce, en Italie, partout enfin, j’ai vu des ruines, j’ai vu des palais et des temples, mais les rois sont morts et les dieux sont oubliés. La vie est impitoyable, elle marche, elle marche toujours ; comme le Juif errant, elle est condamnée à ne s’arrêter jamais ; aujourd’hui ici, demain là, elle ne reparaît jamais aux mêmes lieux sous la même forme ; elle va, toujours s’élargissant, se modifiant, s’agrandissant ; à chaque étape elle change de costume ; aujourd’hui c’est la ceinture de palmier des Égyptiens, demain c’est la robe des Persans, après-demain c’est la chlamyde grecque, c’est la toge romaine, c’est le sayon des barbares, c’est la gône de Charlemagne, c’est le vêtement de fer du moyen âge, c’est l’habit à la française, c’est le frac noir. Les fleuves coulent fatalement de leur source à leur embouchure ; s’ils s’arrêtent, c’est en vertu d’un miracle, et encore cela arrive une fois, pour laisser passer les Hébreux qui expliquent ainsi leur découverte du gué de Rihah ! Pourquoi donc quelques hommes s’obstinent-ils à vouloir forcer l’humanité à remonter son courant ?

Lorsque les saintes femmes entrèrent, le troisième jour, dans le sépulcre où l’on avait enfermé le corps de Jésus, elles virent un ange rayonnant de lumière qui leur dit : Il n’est plus ici ! En effet, il était déjà parti pour s’incarner dans l’humanité. Il en est de même des nations. On va visiter leur tombeau et on le trouve vide, car elles l’ont quitté pour transmigrer à travers le monde. Cherchons-les parmi nous, en nous, ces grands esprits qui ont illuminé tout un siècle du reflet de leur génie ; écoutons leur voix qui nous fera mieux apprécier les choses de notre temps ; mais, sous peine de mort, ne revêtons pas leurs idées, n’imitons pas leurs formes, pour mal répéter ce qu’ils ont si bien dit.

J’ai vu la Troade ; elle prouve à la fois deux incontestables vérités : 1º que la poésie seule donne aux faits et aux lieux une vie éternelle ; 2º que l’inattaquable temps efface, brise, éteint tout, excepté les œuvres de l’esprit. J’ai vu ces côtes désertes, plates, insignifiantes et que nul ne remarquerait si Homère ne les avait chantées. La plaine est large, couverte de lentisques et ceinte de montagnes bleuissantes à l’horizon. Ce ruisseau bourbeux dont les méandres brillent derrière des glaïeuls, c’est le Simoïs. Là-bas, on aperçoit un minaret blanc et quelques noirs cyprès : c’est Bournabaki, misérable hameau qui a poussé sur les ruines d’Ilion. Il n’y a là rien qui puisse rappeler le grand drame que jouèrent l’Europe et l’Asie. Les héros de ces temps peu regrettables sont morts ; leurs passions, leurs mœurs, leurs religions sont mortes aussi. Les causes qui les jetaient en armes les uns contre les autres sont aujourd’hui du ressort de la police correctionnelle. La puissance de ces rois des rois, de ces pasteurs des hommes, ferait rire de pitié le prince de Monaco lui-même ; tout cela est fané, usé, rapetassé ; il faut le savoir, mais ne plus le raconter.

Eh ! que faisaient-ils ces poëtes qu’on a raison de proposer sans cesse à notre admiration, mais qu’on a tort de vouloir nous faire imiter ? Ils parlaient de leur temps. Ah ! en cela, imitons-les, et parlons du nôtre. Qu’est-ce donc qu’Orphée, si ce n’est celui qui voulait substituer l’esprit à la matière, la lyre à la flûte, Apollon à Bacchus, et qui paya de sa vie ses efforts courageux ? Hésiode et Homère formulaient en poëmes splendides les croyances de leur époque. Horace s’est-il amoindri pour avoir raconté ce qu’il voyait chaque jour ? Les Géorgiques de Virgile, poëme agricole et plein d’actualités, sont cent fois plus belles que la diffuse Énéide. Et le Dante, qu’était-il donc, sinon un poëte armé qui combattait pour une cause nationale ? En France même, voyez quel est le poète dramatique qui est le plus et le mieux resté : c’est Molière ! Il faut des actrices spéciales aujourd’hui pour faire écouter Corneille lui-même. Ah ! c’est que Molière était vivant au milieu de sa génération ; c’est qu’il peignait les ridicules, les mœurs, les petitesses et les mesquineries des jours qu’il traversait. Je ne cite que ceux-là, j’en pourrais citer mille autres. Il faut être de son temps ; je ne saurais trop le répéter ! hors de là, point de salut !

Francœur dit quelque part : « J’ai calculé le poids du soleil, et j’ai découvert que pour le mettre seulement en mouvement, il fallait dix milliards d’attelages, attelés, chacun, de dix milliards de chevaux. Que penser après cela des données poétiques des anciens, qui le faisaient traîner par quatre chevaux3 ? » J’avoue que je n’en suis pas encore arrivé là ; mais je crois qu’il faut laisser les vieilles allégories, les vieilles histoires, les vieilles images dans la demeure vide des dieux détrônés. Nous avons tout ce qu’il faut devant nous ; l’arsenal des temps modernes est bien garni, et les armes y sont assez riches pour que nous daignions les prendre et nous en servir.

Nous assistons à d’assez beaux spectacles cependant. Un grand mouvement intellectuel se fait dans l’humanité ; les nouvelles religions paraissent et se formulent peu à peu ; les vieilles se défendent et argumentent à outrance. Les philosophies ont laissé de côté les syllogismes à baralipton et à frisesomorum et se sont prises résolument corps à corps. Spiritualistes, matérialistes, idéalistes, panthéistes, catholiques, grecs, protestants, saint-simoniens, fouriéristes, mormons, économistes se heurtent dans le champ clos en agitant leur bannière. — Je ne parle pas des athées. L’homme qui n’a point assez d’imagination pour inventer un dieu et qui a assez de vanité bête pour pouvoir s’en passer, ne peut être qu’un misérable ou un imbécile. — Que ferons-nous au milieu de cette lutte ? Resterons-nous comme d’impassibles spectateurs, commodément assis derrière la barrière et jugeant les coups, sans nous jeter, en gens de cœur, à travers la bataille ? Imiterons-nous cet ex-philosophe qui eut de la célébrité sous la restauration et un ministère sous le roi Louis-Philippe, et qui, comme Panurge, n’aimant pas les coups, lesquels il craint naturellement, se tient prudemment à l’écart sans oser se mêler au combat ? Irons-nous, singeant ses débilités et fuyant le danger, fermant nos yeux pour ne pas voir, bouchant nos oreilles pour ne pas entendre, irons-nous exhumer dans les archives des correspondances de duchesse et de comtesse du temps de Louis XIV ? Entrons en guerre, et laissons-le gaspiller un beau style, dégrader un talent sérieux en écrivant des historiettes assez insignifiantes, précédées de préfaces où l’on jette de grosses injures contre la jeune littérature, en vertu de cet axiome : « On n’aime jamais son héritier. » La jeune littérature s’en soucie peu, au reste ; l’insulte a glissé sur elle comme le javelot de Priam sur le bouclier de Pyrrhus. Vous voyez que je sais, au besoin, prendre dans Virgile des comparaisons appropriées à la circonstance et agréables pour ceux dont j’ai l’honneur de parler.

La littérature seule resterait en dehors de ce mouvement providentiel ? cela n’est pas possible ! Son but, son devoir, sa mission, sa raison d’être est de travailler sans relâche à l’agrandissement de l’esprit humain. Elle doit chercher la vérité par tous les moyens mis en son pouvoir.

Elle le sent bien, au reste, je dois le dire. La quantité d’écoles qui nous divisent pacifiquement suffirait à le prouver. Hélas ! on s’égare dans la recherche, on entre dans la nuit, on suit de fausses routes, et l’on se bat en partisan avec la mauvaise devise : « Chacun pour soi et Dieu pour tous. » Tiraillée par vingt côtés différents, la pauvre Vérité se sauve à toutes jambes et rentre dans son puits ; et tous, nous pleurons son absence !

Ah ! j’ai fait quelquefois un beau rêve ! J’ai rêvé l’union des gens de lettres ; j’ai rêvé qu’oubliant de vieilles dissidences, de sots malentendus et de puériles dissensions, ils s’assembleraient un jour sous le même drapeau, dans ce double et magnifique but d’agrandir l’esprit humain et de combattre l’Erreur. Quelles fanfares de bataille ! quels chants de victoire ! quelle armée ! La voyez-vous d’ici, remplissant la plaine et déployant hardiment ses pennons glorieux ! En tête, le poëte, celui que Dieu a baisé au front, l’élu ! Puis vient l’infanterie des romanciers, sans cesse en rapport avec le corps d’artillerie, les historiens, chargés de distribuer ses inépuisables munitions de faits, d’analogies, d’exemples et de préceptes. Derrière, en bel ordre, s’avance la grosse cavalerie des dramaturges, armés de toutes pièces ; tragiques et comiques confondent leurs rangs et marchent aux sons des mêmes trompettes. Sur les flancs, la cavalerie irrégulière des journalistes, des vaudevillistes, harnachés à la légère et toujours prêts aux escarmouches impromptues. Puis, de ci de là, les volontaires, les enfants perdus, comme vous, comme moi, un peu indisciplinés peut-être, mais aimant le drapeau jusqu’à mourir pour lui. Lentement, mais incessamment, chemine le corps du génie, philosophes et dialecticiens, traînant dans de grands chariots les arguments qui font la sape et les raisonnements qui ouvrent la tranchée. Ah ! si cela était, quel siège on ferait à cette vieille et trop solide citadelle des erreurs invaincues encore ; comme on battrait ses murailles en brèche, comme on repousserait ses sorties, comme on affamerait la place en la forçant à vivre sur elle-même, comme on donnerait l’assaut avec des cris d’enthousiasme, et comme on planterait joyeusement son oriflamme sur la plus haute tour, afin que le soleil de Dieu pût se réjouir en la voyant de tous les coins de l’horizon !

Hélas ! nous sommes loin de cette fraternité qui viendra plus tard ; mais que nous ignorons encore ! Les charpentiers et les tailleurs de pierre sont plus forts et plus unis que nous. Quand on les blesse trop vivement dans leurs intérêts, ils se mettent en grève et attendent. Nous, nous courbons honteusement la tête et nous ne disons rien, et parfois même il se rencontre parmi nous des malheureux qui baisent la main qui nous frappe. Figurez-vous ceci cependant : la littérature de France se déclarant en grève et restant dans le silence ; l’Europe épouvantée se tournerait de toutes parts pour chercher la lumière et roulerait, pleine d’angoisses et de terreurs, à travers des ténèbres sans fin. Ô gens de lettres ! relisez donc la fable de la Fontaine : Le Vieillard et ses Enfants !

Les gens de lettres sont moins coupables qu’ils ne le paraissent de cette désunion et de cette indifférence absolue d’eux-mêmes. Leur profession est toute nouvelle, le mot de leur association n’a pas encore été formulé ; la propriété littéraire même, à l’heure qu’il est, n’existe pas encore. Dans le temps, fort peu regrettable, où il y avait en France des grands seigneurs, il était d’usage que l’écrivain se choisît un patron auquel il faisait de ronflantes dédicaces. En récompense, on donnait au pauvre hère quelques écus de six livres, une place à l’office et un lit dans les communs. Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi ; la littérature a soutenu assez de luttes, rendu assez de services, découvert assez de soleils pour mériter, exiger et obtenir son droit de cité. Celui qui viendrait à cette heure pour renter les poëtes ferait rire de pitié. Il y a un an ou deux, je ne sais quel petit banquier parvenu s’avisa de distribuer quelques faveurs à des gens de lettres de ses amis. Ce fut une explosion de gaieté à la vue de ces ridicules prétentions. J’ignore quels sont ceux qui ont pu accepter ses largesses, mais je sais qu’ils sont blâmables et qu’ils ont prouvé peu de souci de leur gloire et de l’honneur de la littérature.

Mal définie, à peine reconnue, ignorant encore ses droits, cherchant en vain son code, qu’on semble vouloir lui refuser obstinément, la profession littéraire est pleine de souffrances, elle est en travail et accable souvent ses élus les meilleurs. Je connais des poëtes, de fort grands poëtes, qui sont réduits à rendre compte des vaudevilles imbéciles et des sottes pantalonnades qui se jouent sur tous les tréteaux de Paris. Pauvres étalons de pur-sang attelés à une charrette de moellons. C’est honteux, mais cela n’est que transitoire ; non seulement nous combattons aujourd’hui, mais nous fondons aussi ; nos enfants recueilleront notre héritage, tâchons qu’il soit beau, et travaillons sans relâche.

Qui sait ce que l’avenir dévoilera ? Un jour, dans quelque cent ans d’ici, un poëte sera peut-être appelé à gouverner un grand État. Un jour peut-être cette robuste Amérique qui s’établit maintenant entre des monceaux de charbon de terre et des piles de dollars, sera lasse de son matérialisme, et, pour se relever d’un seul bond aux yeux du monde qui la regarde, elle remettra son sort entre les mains d’un de ces hommes rares que Dieu suscite pour illuminer les esprits et rasséréner les âmes. Ce sera un beau spectacle, je le jure !

La France a failli faire cette folie sublime ; les choses en auraient-elles été plus mal ? Je ne le crois pas.

Et, puisque nous venons de faire allusion à M. de Lamartine, qu’il nous soit permis de dire ici que s’il est si cruellement repoussé, outragé, flagellé par ces apostats de toute politique, de toute religion, de toute croyance, de toute vaillance dont j’ai parlé plus haut, c’est qu’il leur a donné en 1848 un exemple terrible de probité, de courage et de talent qu’ils ne lui ont jamais pardonné et qu’ils ne lui pardonneront jamais. Je crois que cela lui importe peu, car il a sur eux cet avantage de pouvoir en appeler tranquillement à la postérité. Celle-là, du moins, ne lui fera pas défaut !

On a dit : La vie est un combat ! Cela est vrai, surtout de la vie littéraire ; l’écrivain qui ne se sent pas à la fois apôtre et soldat fera bien de se taire, il est inutile. Quelques-uns croient avoir accompli toute leur mission lorsqu’ils ont savamment agencé des mots, assemblé de rayonnantes images et coloré leur style de toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Ils se trompent ; ils sont à un véritable littérateur ce qu’un maître d’escrime est à un vaillant capitaine.

Il me semble que les temps de l’école de l’art pour l’art sont passés à jamais ; on demande à un artiste maintenant autre chose que des phrases harmonieuses et convenablement découpées. J’ai connu un homme qui, plus que personne, a appartenu à cette école ; pendant ses longues années de surnumérariat et d’apprentissage, pendant qu’il écrivait je ne sais combien de romans et de poésies qui jamais ne verront le jour, pendant qu’il lisait les maîtres de tous pays, pendant qu’il voyageait et qu’il allait demander à la nature les effluves fécondants qu’elle réserve à ceux qui veulent communier avec elle, il avait cru qu’il suffisait de posséder la Forme pour avoir le droit de parler à ses contemporains. Le jour où il est entré dans la vie littéraire, les écailles sont tombées de ses yeux, il a vu et compris qu’il fallait aussi avoir l’Idée, et que sans elle on n’était qu’un sépulcre blanchi. « Le poëte a charge d’âmes ! » c’est M. Victor Hugo qui l’a dit. N’oublions pas cette sainte vérité. Le fardeau est trop glorieux pour que nous le rejetions jamais, dût-il nous écraser !

Ô gens de lettres, ne me blâmez pas d’avoir le courage de vous dire ces vérités cruelles dont je mérite ma part, plus que tout autre. Ce courage, je ne le puise pas dans un orgueil ridicule, dans une croyance outrecuidante en mon talent que je sais apprécier à sa juste et mince valeur, je le puise dans ma tendresse infinie pour vous et dans mon amour extraordinaire pour les choses sacrées de l’art, et de la pensée. Que suis-je pour parler ainsi ? le plus humble d’entre vous et un des derniers venus, je le sais ; mais aussi un fervent qui saura pousser sa foi jusqu’au martyre.

Avant de terminer cette trop longue préface, je me résumerai en peu de mots.

Délaissé par ses maîtres pour qui la littérature ne fut qu’un moyen et jamais un but, l’art littéraire a fait fausse route ; il est revenu aux vieux errements du passé. Rien n’est encore perdu, rien n’est même compromis. Qu’il fasse appel à toutes ses vaillances, qu’il ne recule devant aucun obstacle et qu’il se souvienne toujours de ce lieu-commun qu’on ne saurait trop répéter : L’avenir est en avant et non pas en arrière. Qu’il oublie le fatras des choses éteintes et qu’il vive avec son temps et pour lui. Trois grands mouvements, le mouvement humanitaire, le mouvement scientifique et le mouvement industriel, se complétant et s’entr’aidant l’un l’autre, emportent, comme un triple courant, notre époque vers une rénovation certaine. Qu’il s’y mêle hardiment, qu’il se baigne sans crainte dans les eaux fécondes de ces fleuves de régénération, il y trouvera des forces qu’il ne soupçonne pas et des vigueurs à soulever le monde. Qu’il les dirige, qu’il les calme ou les excite selon qu’il en sera besoin, qu’il marche avec eux, ou sinon ils ne l’attendront pas et le laisseront loin d’eux, mourant de faiblesse et d’inanition.

Un dernier mot : les poëtes antiques, tourmentés déjà par les regrets du passé ont placé l’âge d’or derrière nous aux premiers temps de la terre. Ils se sont trompés ; j’en jure par l’éternel progrès, l’âge d’or est devant nous ! Il est trop loin encore pour que nous puissions l’atteindre dans notre existence actuelle, mais nous pouvons du moins travailler à défricher la route qui mène vers les beaux pays de l’avenir ; c’est plus que notre devoir, c’est notre mission !