I.
Pendant les négociations de la paix des Pyrénées, Mazarin, s’entretenant avec le Premier ministre d’Espagne, don Louis de Haro, lui parlait des femmes politiques de la Fronde, de la duchesse de Longueville, de la duchesse de Chevreuse, de la princesse Palatine, comme étant capables chacune de renverser dix États :
— Vous êtes bien heureux en Espagne, ajouta-t-il ; vous avez, comme partout ailleurs, deux sortes de femmes, des coquettes en abondance, et fort peu de femmes de bien : celles-là ne songent qu’à plaire à leurs galants, et celles-ci à leurs maris ; les unes ni les autres n’ont d’ambition que pour le luxe et la vanité ; elles ne savent écrire, les unes que pour des poulets, les autres que pour leur confession : les unes ni les autres ne savent comment vient le blé, et la tête leur tourne quand elles entendent parler d’affaires. Les nôtres, au contraire, soit prudes, soit galantes, soit vieilles, jeunes, sottes ou habiles, veulent se mêler de toutes choses. Une femme de bien (je laisse au cardinal son langage) ne coucherait pas avec son mari, ni une coquette avec son galant, s’ils ne leur avaient parlé ce jour-là d’affaires d’État ; elles veulent tout voir, tout connaître, tout savoir, et, qui pis est, tout faire et tout brouiller. Nous en avons trois entre autres (et il nommait les trois dont je viens de parler), qui nous mettent tous les jours en plus de confusion qu’il n’y en eut jamais à Babylone.
— Grâce à Dieu, répondit peu galamment don Louis (je ne me fais pas garant de ce qu’il dit, et j’en demande au contraire bien pardon aux dames espagnoles d’à présent), les nôtres sont de l’humeur dont vous les connaissez : pourvu qu’elles manient de l’argent, soit de leurs maris, soit de leurs galants, elles sont satisfaites, et je suis bien heureux de ce qu’elles ne se mêlent pas d’affaires d’État, car elles gâteraient assurément tout en Espagne comme elles font en France.
Voilà de part et d’autre de dures paroles et qui soulèveraient une terrible querelle si on les voulait discuter à fond. Il semble▶ que le philosophe Condorcet se soit chargé formellement d’y répondre lorsque, dans une dissertation insérée au Journal de la Société de 89, plaidant pour L’Admission des femmes au droit de cité, il alléguait à l’appui de leurs prétentions les grands exemples historiques de la reine Élisabeth d’Angleterre, de l’impératrice Marie-Thérèse, des deux impératrices Catherine de Russie ; et il ajoutait en parlant des femmes françaises :
La princesse des Ursins ne valait-elle pas un peu mieux que Chamillart ? Croit-on que la marquise Du Châtelet n’eût pas fait une dépêche aussi bien que M. Rouillé ? Mme de Lambert aurait-elle fait des lois aussi absurdes et aussi barbares que celles du garde des Sceaux d’Armenonville contre les protestants, les voleurs domestiques, les contrebandiers et les Nègres ?
La princesse des Ursins, à son tour, traitait moins solennellement et plus agréablement la même question dans une de ses lettres à Mme de Maintenon. Celle-ci, se plaignant de la légèreté de paroles qui régnait plus que jamais à la cour de Versailles, lui avait écrit, à la date du 5 décembre 1706 :
Oui, madame, les plus grandes difficultés viennent du peu de ressource qu’on trouve dans les hommes ; ils sont presque tous intéressés, envieux, de mauvaise foi, insensibles au bien public, et regardant les sentiments contraires aux leurs comme des vues romanesques et impraticables.
À quoi Mme des Ursins répondait, le 20 décembre :
Vous me faites un portrait de la plupart des hommes, qui n’est pas trop à leur avantage : ce que j’y trouve de pis, c’est qu’il me paraît assez naturel. Ils nous rendent bien la pareille ; car, si on veut les en croire, nous avons la plupart de leurs imperfections, et peu de leurs bonnes qualités. Cependant il est certain qu’ils ont des petitesses méprisables, et qu’ils se déchirent les uns les autres plus encore que ne font les femmes… La connaissance que j’ai du monde m’attache encore davantage à vous : j’y trouve toutes les vertus et la bonté qui manque dans les autres.
Voilà comment, tout en se complimentant, deux femmes politiques parlaient des hommes dans le tête-à-tête, et prenaient leur revanche sur don Louis de Haro et sur Mazarin.
Pourtant, dans une lettre toute voisine de celle-là, la vérité perce, et je
saisis un aveu qui prouve que la revanche n’est jamais complète, même aux
yeux des héroïnes qui s’en donnent le plaisir. La reine d’Espagne, forcée de
quitter Madrid dans l’été de 1706 aux approches de l’ennemi, avait dû se
séparer du gros des dames de sa suite : trois cents étaient restées à Madrid
sans se soucier de l’accompagner, bien que plusieurs, avec un peu de bonne
volonté, l’eussent pu faire ; et elles étaient bientôt sorties du palais
pour s’en aller, les unes dans leurs familles, les autres dans des couvents,
enfin partout où elles avaient quelque inclination ou quelque intérêt. Au
retour de la reine dans la capitale, trouvant ces dames absentes et
dispersées, on pensa que l’occasion était bonne pour faire une économie ; on
avait plus besoin de soldats que de suivantes d’une fidélité douteuse. Mme des Ursins fit donc réformer du coup les trois cents
ménines de la reine. On peut juger des hauts cris.
Mme de Maintenon, pourtant, lui écrivait à ce
propos, en la félicitant : « Comme je ne perds jamais vos intérêts de
vue, je suis ravie que
vous n’ayez plus trois cents
femmes à gouverner. »
Ainsi elle-même, Mme de Maintenon, croyait trois cents femmes plus difficiles à
gouverner que trois cents hommes. Je ne lui en demande pas davantage.
La princesse des Ursins, qui m’a amené à toucher cette corde délicate, était une femme politique, non pas, je le crois, du premier ordre, mais bien supérieure comme telle à Mme de Maintenon. Ayant joué en Espagne un rôle considérable pendant treize années, interrompues à peine par une première disgrâce, puis s’étant vue brusquement précipitée et comme déracinée en un clin d’œil, sans laisser derrière elle de partisans ni de créatures, elle a excité des jugements contradictoires, et la plupart sévères. À moins d’être historien, on aurait peu l’idée d’entrer dans une appréciation plus particulière de sa renommée, si l’on n’avait d’elle presque toute sa correspondance avec Mme de Maintenon : c’est par là qu’il nous est permis de l’approcher plus familièrement, de pénétrer dans son esprit, et de prononcer sur son compte avec plus d’estime qu’on ne fait d’ordinaire.
Malgré son nom et son rôle à l’étranger, Mme des Ursins
était toute Française, du sang de La Trémoille, fille de M. de Noirmoutier,
si mêlé aux intrigues de la Fronde et si lié avec le cardinal de Retz, dont
les Mémoires finissent par une plainte sur son infidélité.
Et en même temps Mlle Anne-Marie de La Trémoille, par sa
mère, était presque bourgeoise, une bourgeoise de Paris ; sa mère, Aubry de son nom, appartenait à une ancienne famille de
robe et de finances. On ne donne pas la date exacte de la naissance de Mme des Ursins ; elle dut naître vers 1642. Elle épousa
en 1659 en premières noces le prince de Chalais, de la maison de Talleyrand.
Un duel l’ayant forcé de quitter le royaume, elle le suivit en Espagne, puis
s’en alla à
Rome, où elle devint veuve.
« Elle était jeune, belle, de beaucoup d’esprit, avec beaucoup de
monde, de grâce et de langage. »
Elle recourut à la protection
des cardinaux français, dont plus d’un ne fut pas insensible. Saint-Simon,
qui nous l’a peinte à ravir dans sa première forme, nous la montre encore
dans le plein de sa beauté et dans la grandeur de sa représentation, qu’elle
sut soutenir à travers toutes les fortunes :
C’était une femme plutôt grande que petite, brune avec des yeux bleus qui disaient sans cesse tout ce qui lui plaisait, avec une taille parfaite, une belle gorge, et un visage qui, sans beauté, était charmant ; l’air extrêmement noble, quelque chose de majestueux en tout son maintien, et des grâces si naturelles et si continuelles en tout, jusque dans les choses les plus petites et les plus indifférentes, que je n’ai jamais vu personne en approcher, soit dans le corps, soit dans l’esprit, dont elle avait infiniment et de toutes les sortes ; flatteuse, caressante, insinuante, mesurée, voulant plaire pour plaire, et avec des charmes dont il n’était pas possible de se défendre quand elle voulait gagner et séduire ; avec cela un air qui, avec de la grandeur, attirait au lieu d’effaroucher ; une conversation délicieuse, intarissable, et d’ailleurs fort amusante par tout ce qu’elle avait vu et connu de pays et de personnes ; une voix et un parler extrêmement agréables, avec un air de douceur ; elle avait aussi beaucoup lu, et elle était personne à beaucoup de réflexion. Un grand choix des meilleures compagnies, un grand usage de les tenir, et même une cour ; une grande politesse, mais avec une grande distinction, et surtout une grande attention à ne s’avancer qu’avec dignité et discrétion. D’ailleurs, la personne du monde la plus propre à l’intrigue, et qui y avait passé sa vie à Rome par son goût ; beaucoup d’ambition, mais de ces ambitions vastes, fort au-dessus de son sexe et de l’ambition ordinaire des hommes, et un désir pareil d’être et de gouverner.
Je m’arrête dans la citation de ce portrait que l’inépuisable peintre ne termine pas si tôt. Telle était la princesse des Ursins à Rome lorsqu’elle y eut épousé en secondes noces le prince de ce nom (Orsini), duc de Bracciano. Mme des Ursins s’appelait alors à Paris Mme de Bracciano, elle y venait quelquefois, y faisait d’assez longs séjours ; elle y donnait de petits bals, qui finissaient à dix heures du soir, pour les héritières à marier. Mais sa résidence habituelle était l’Italie et Rome. Devenue veuve une seconde fois, et sans enfants, il ne ◀semblait▶ pas que ses qualités bien appréciées de ses amis dussent s’exercer sur un plus vaste théâtre que celui d’une brillante société, lorsqu’une nécessité imprévue vint la produire. Louis XIV, en acceptant la couronne d’Espagne pour son petit-fils, le maria à une princesse de Savoie, à une sœur de la duchesse de Bourgogne. Il fallut trouver à cette jeune reine, qui n’était encore qu’une enfant de treize ans, un guide, une conseillère expérimentée, pour la former, pour lui apprendre à ne rien choquer autour d’elle et à représenter avec dignité. Il se trouva que la princesse des Ursins réunissait seule les conditions difficiles de cet emploi : elle avait habité l’Espagne, en savait la langue et les usages, y jouissait de la grandesse par son mari. Le cardinal de Portocarrero, qui y était le personnage influent, avait été autrefois très amoureux d’elle à Rome, aussi bien que beaucoup d’autres. Elle connaissait à fond toutes ces cours du Midi et ceux qui y figuraient. On jugea donc que personne aussi bien que Mme des Ursins n’était en état de remplir la place de camarera mayor ou de surintendante de la maison de la reine. Jusque-là ses ambitions et ses intrigues s’étaient dispersées sur des affaires accessoires et secondaires. Elle sentit que le jeu lui venait : elle ne parut point s’en saisir avec trop d’empressement ; elle se fit même prier pour ce qui était l’objet de son secret désir7. Elle n’avait pas moins de cinquante-neuf ans (1704) quand cette carrière s’ouvrit pour elle. Mme de Coulanges, en apprenant cette nouvelle, et tout en estimant Mme des Ursins très digne de son emploi, trouvait qu’à cet âge il n’y avait plus rien à imaginer d’agréable dans la vie : c’est qu’elle n’était que femme, et ne concevait de son sexe que les passions aimables et tendres. Mme des Ursins, qui y joignait les ambitions du nôtre, entra dans son rôle nouveau avec un zèle, une ardeur, une activité plus que viriles.
Deux époques distinctes sont à marquer dans ses treize années d’influence en Espagne. Dès l’abord elle charme la jeune reine, une gracieuse et vraiment spirituelle élève, lui devient nécessaire, et par elle arrive à l’être au jeune roi, prince d’un esprit juste, brave à la guerre, mais d’un caractère timide, d’un tempérament impérieux, et par là dépendant étroitement de sa femme (uxorius), en un mot chaste, dévot et amoureux. Durant les trois premières années, Mme des Ursins travaille à s’établir complètement dans l’esprit des deux personnes royales ; elle écarte les influences rivales, les déjoue par tous les moyens, excite mille clameurs, et, faute d’assez de ménagement et de prudence, mérite de recevoir son rappel par ordre de Louis XIV (1704). Dans cette première disgrâce, elle déploie des qualités plus rares et plus difficiles qu’elle n’en eût certes prouvé dans un constant bonheur. Comme un bon général qui fait preuve de plus d’habileté dans une retraite, elle conduit si bien la sienne qu’elle obtient de Louis XIV, au lieu de partir pour l’exil d’Italie, d’être vue et entendue à Marly et à Versailles. Là, sur ce terrain, en personne, elle reconquiert son influence, en même temps qu’elle y comprend mieux la ligne de politique qu’elle doit désormais tenir. Retournée à Madrid toute puissante et autorisée (août 1705), elle y règne véritablement dans l’intérieur du palais, et s’attache pour l’avenir à demeurer en parfaite concorde avec la cour et le cabinet de Versailles, jusqu’à l’heure toutefois où ce cabinet se mettra en désaccord avec les intérêts mêmes de l’Espagne. C’est à dater de son retour que nous trouvons la suite de ses lettres à Mme de Maintenon, dans lesquelles nous aimons à l’entendre et à l’étudier. Il nous arrive à nous-même presque comme à Louis XIV ; Mme des Ursins regagne dans notre esprit, du moment qu’elle parvient à être écoutée.
Nous dirons pourtant quelque chose de cette première période (1701-1704), sur laquelle il s’est fait tant de récits. Louville, l’un des principaux agents de l’influence française auprès de Philippe V avant l’arrivée de Mme des Ursins, s’est montré injuste et injurieux contre elle, et en a parlé comme un rival évincé, avec toutes sortes d’outrages, dans les Mémoires qu’on a publiés sous son nom et d’après ses papiers : les Mémoires de Noailles, rédigés par l’abbé Millot, sont plus équitables. Sans nous engager dans le détail des intrigues, il demeure évident que Mme des Ursins contribua dès les premiers temps à bien diriger la reine, à l’engager dans une voie où elle se fit bien venir de ses nouveaux sujets et chérir du peuple espagnol. Les grâces et l’esprit de cette reine enfant n’y auraient pas suffi sans les directions de ce guide continuel, et qui l’était aussi du jeune roi en bien des choses. Avec ce ton de raillerie supérieure qui lui est particulière, Mme des Ursins est agréable à entendre là-dessus :
Dans quel emploi, bon Dieu ! m’avez-vous mise ! écrivait-elle à la maréchale de Noailles (12 novembre 1701). Je n’ai pas le moindre repos, et je ne trouve pas même le temps de parler à mon secrétaire. Il n’est plus question de me reposer après le dîner, ni de manger quand j’ai faim : je suis trop heureuse de pouvoir faire un mauvais repas en courant ; et encore est-il bien rare qu’on ne m’appelle pas dans le moment que je me mets à table. En vérité Mme de Maintenon rirait bien si elle savait tous les détails de ma charge. Dites-lui, je vous supplie, que c’est moi qui ai l’honneur de prendre la robe de chambre du roi d’Espagne lorsqu’il se met au lit, et de la lui donner avec ses pantoufles, quand il se lève, jusque-là je prendrais patience ; mais que tous les soirs, quand le roi entre chez la reine pour se coucher, le comte de Benavente (le grand chambellan) me charge de l’épée de Sa Majesté, d’un pot de chambre, et d’une lampe que je renverse ordinairement sur mes habits, cela est trop grotesque. Jamais le roi ne se lèverait si je n’allais tirer son rideau ; et ce serait un sacrilège si une autre que moi entrait dans la chambre de la reine quand ils sont au lit. Dernièrement la lampe s’était éteinte, parce que j’en avais répandu la moitié. Je ne savais où étaient les fenêtres, parce que nous étions arrivés de nuit dans ce lieu-là ; je pensai me casser le nez contre la muraille, et nous fûmes, le roi d’Espagne et moi, près d’un quart d’heure à nous heurter en les cherchant. Sa Majesté s’accommode si bien de moi, qu’elle a quelquefois la bonté de m’appeler deux heures plus tôt que je ne voudrais me lever. La reine entre dans ces plaisanteries ; mais cependant je n’ai point encore attrapé la confiance qu’elle avait aux femmes de chambre piémontaises. J’en suis étonnée, car je la sers mieux qu’elles, et je suis sûre qu’elles ne lui laveraient point les pieds et qu’elles ne la déchausseraient point aussi proprement que je fais.
Il lui fallait passer par ces soins domestiques pour arriver
aux affaires d’État et pour y conduire peu à peu ce jeune couple. Pendant la
campagne d’Italie que voulut faire Philippe V, Mme des Ursins, selon les devoirs et les prérogatives de sa charge, ne
quitta pas un seul instant la reine : elle assistait chaque fois avec elle
aux séances de la Junte, et, sous prétexte de l’initier aux affaires,
elle-même elle en pénétrait le secret. Elle savait se servir de l’étiquette,
la mettre en avant ou la modifier et la détendre selon ses intérêts. Elle
comprit quel genre de concessions commandait le génie de la nation
espagnole, et quelles réformes aussi il permettait. Elle jugea du premier
coup d’œil les esprits des grands et ne se fit aucune illusion sur le degré
d’appui qu’on pouvait espérer d’eux : « Avec ces gens-ci,
écrivait-elle à M. de Torcy, le plus sûr est de témoigner de
la fermeté. Plus je les vois de près, et moins je
trouve qu’ils méritent qu’on ait pour eux l’estime que je croyais qu’on
ne pouvait leur refuser. »
Selon elle, cette nation, en la
personne de ses grands, ne s’était donnée à un fils de France que dans la
pensée que la France seule la pourrait défendre et protéger. La France
restant victorieuse et puissante, l’Espagne restait sûre : mais à chaque
défaite qui allait survenir en Allemagne ou en Flandre, les regards des
grands se reportaient vers l’archiduc, et leur fidélité ne tenait plus. Le
mérite et l’art de Mme des Ursins fut de savoir en si
peu de temps tirer si bon parti des grâces et de l’affabilité de la reine,
qu’elle la rendit réellement populaire parmi le vrai peuple du centre de
l’Espagne, et ce fut miracle de voir les racines de cette royauté si
nouvelle prendre si vite au cœur des vieux Castillans, qu’elle put résister
ensuite pendant de rudes années à tous les orages. La situation exacte était
celle-ci : la reine gouvernait le roi ; car, malgré tous les conseils dont
on l’entourait, malgré les admirables instructions de Louis XIV, « le
ressort qui détermine les hommes n’était pas en lui ; il avait reçu du
ciel un esprit subalterne ou même subjugué »
.
Or, la reine qui, à la date d’août 1703, avait tout juste ses quatorze ans
accomplis, avait elle-même besoin d’une personne pour la gouverner,
« pour lui donner de bons conseils et du courage »
. Mme des Ursins fut cette personne essentielle. Usa-t-elle
toujours de cette influence intime et sans contrôle dans un sens purement
dévoué et désintéressé ? On n’oserait certes l’affirmer. Louville, son rival
et son ennemi, homme de talent et d’ardeur, mais de passion, nous la
présente comme la plus méchante femme de la terre, bonne à chasser au plus
tôt, « sordide et voleuse, que c’est merveille »
. Il élève la
même accusation contre Orry, homme habile que Louis XIV
avait envoyé en Espagne pour y mettre quelque ordre dans
les finances. Ces accusations ne ◀semblent▶ pas justifiées. Le maréchal de
Berwick, qui se tient au-dessus de toutes ces tracasseries odieuses, rend
plus de justice à Orry, et tout porte le lecteur impartial à penser que Mme des Ursins était encore plus nette sur ce chapitre,
et qu’elle se sentait, comme elle le dit, très dégagée dans sa
taille : « Je suis gueuse, il est vrai, écrivait-elle à la
maréchale de Noailles en entrant en Espagne, mais je suis encore plus
fière. »
Racontant plus tard à Mme de Maintenon les indignités de ce genre dont on les chargeait
toutes deux, elle en parle avec un ton de haute ironie et de souverain
mépris qui ◀semble▶ exclure toute feinte.
Mais ce qui paraît plus certain, quoiqu’un peu singulier au premier aspect,
c’est qu’à cet âge de soixante ans et plus, Mme des Ursins avait encore des amants. « Elle a des mœurs à l’escarpolette »
, écrivait Louville au duc
et à la duchesse de Beauvilliers. Un sieur d’Aubigny, espèce d’intendant
dont elle avait fait un écuyer, couchait au Retiro dans
l’appartement des femmes attenant à celui de la princesse. On le vit un jour
se laver sans façon les dents à sa fenêtre. « C’était un beau et
grand drôle très bien fait et très découplé de corps et
d’esprit »
, et non une « bête brute »
, comme dit
Louville. Mais il était hardi et quelque peu insolent, comme celui qui se
sent des droits. Un jour que Louville entrait avec le duc de Medinaceli dans
l’appartement de Mme des Ursins, où celle-ci les
introduisait pour causer plus librement, d’Aubigny, qui était installé au
fond, ne voyant que la princesse et la croyant seule, se mit à l’apostropher
en des termes d’une familiarité brusque, et des plus crus, qui mirent tout
le monde dans la confusion. Le défaut féminin Mme des Ursins était de ce côté : « la galanterie et l’entêtement
de sa personne fut en elle
la faiblesse dominante et surnageante à tout, jusque dans sa dernière
vieillesse »
. C’est Saint-Simon qui nous le dit, et il lui rend
toute justice d’ailleurs pour ses vives et hautes qualités.
On a parlé de ce d’Aubigny comme de la cause principale de la première
disgrâce de Mme des Ursins. Après avoir fait renvoyer
l’ambassadeur de France, le cardinal d’Estrées, qu’on avait remplacé par son
neveu l’abbé d’Estrées, Mme des Ursins s’aperçut que
celui-ci, contrairement à leurs conventions, écrivait à sa cour des dépêches
à son insu. Elle intercepta une de ces dépêches, y lut les particularités de
ses relations avec d’Aubigny ; mais ce qui la piqua le plus, c’est que
l’ambassadeur ajoutait comme dernier trait qu’on les croyait mariés. La
grande dame se releva ici de toute sa hauteur, et, dans sa verve
d’indignation, elle écrivit en marge cette apostille : « Pour mariés, non. »
C’est du moins le récit qui
circula. La dépêche, ainsi apostillée, aurait été remise ensuite au
courrier, et serait arrivée à Louis XIV.
Mais les lettres qu’on a de ce roi montrent qu’il n’était nullement besoin de cette extrême incartade pour l’indisposer contre Mme des Ursins. Les plaintes élevées contre elle étaient alors universelles, au moins à Versailles, et de loin il devenait difficile de démêler celles qui étaient fondées d’avec les autres. De l’esprit dont on connaît Louis XIV, il devait trouver inouï qu’on donnât cette importance à une femme qu’il avait placée là pour le servir. Trouvant de la résistance à son rappel dans l’esprit de son petit-fils et de la jeune reine, il leur écrivit en père et en roi :
Vous me demandez mes conseils, disait-il à Philippe V (20 août 1704), je vous écris ce que je pense ; mais les meilleurs deviennent inutiles, lorsqu’on attend à les demander et à les suivre que le mal soit arrivé… Vous avez donné jusqu’à présent votre confiance à des gens incapables ou intéressés… (Et parlant du rappel d’Orry et d’un autre agent :) Il ◀semble▶ cependant que l’intérêt de ces particuliers vous occupe tout entier, et, dans le temps que vous ne le devriez être que de grandes vues, vous le rabaissez aux cabales de la princesse des Ursins, dont on ne cesse de me fatiguer.
Et à la reine, Louis XIV écrivait avec plus d’explication encore (20 septembre 1704) :
Vous savez combien j’ai désiré que vous donnassiez votre confiance à la princesse des Ursins, et que je n’oubliai rien pour vous y porter. Cependant, oubliant nos intérêts communs, elle s’est livrée tout entière à une inimitié que j’ignorais, et n’a songé qu’à contredire ceux qui ont été chargés de nos affaires. Si elle avait eu un fidèle attachement pour vous, elle aurait sacrifié tous ses ressentiments, bien ou mal fondés, contre le cardinal d’Estrées, au lieu de vous y faire entrer. Les gens comme nous doivent s’élever au-dessus des démêlés particuliers, et se conduire par rapport à leurs propres intérêts et à ceux de leurs sujets, qui sont toujours les mêmes. Il fallait donc rappeler mon ambassadeur, vous abandonner à la princesse des Ursins et la laisser seule gouverner vos royaumes, ou la rappeler elle-même. C’est ce que j’ai cru devoir faire.
Dans ces paroles si fermes et si royales, on saisit bien les vraies causes du mécontentement de Louis XIV, et l’apostille, vraie ou fausse, de la dépêche, n’est plus qu’un accident secondaire.
Le grand roi, d’ailleurs, crut devoir prendre des précautions extrêmes pour frapper le coup à propos. On choisit exprès le moment où le roi d’Espagne était à l’armée et séparé de la reine, craignant que celle-ci par son désespoir ne fît obstacle à l’exécution.
Je renvoie au tome IV de Saint-Simon ceux qui voudront admirer la présence d’esprit avec laquelle Mme des Ursins, ainsi rappelée à l’improviste et touchée de la foudre, ne se laissa déconcerter en rien, la tranquillité de sa démarche, l’art avec lequel elle ménagea sa retraite lentement, en bon ordre, ne lâchant le terrain que pied à pied, sans affecter pourtant de désobéir, et disposant dès lors ses mesures en cas de retour. Après une première station à Toulouse d’où elle continuait de correspondre avec sa royale élève et où elle vint à bout de parer l’exil pour l’Italie, elle reçut l’ordre tant désiré de venir à Versailles, et dès lors elle ne douta plus du succès final et du triomphe.
Arrivée à Paris le 4 janvier 1705, visitée à l’instant par ce qu’il y avait
de plus considérable, elle alla huit jours après à Versailles, et, dès le
premier entretien qu’elle eut avec Louis XIV, il fut manifeste par la façon
dont il la traita que ce n’était plus une accusée qui venait rendre compte
de sa conduite, mais une victorieuse qui avait raison de ses ennemis. On la
vit comblée de grâces et de marques de distinction « comme pas une
sujette ne l’avait été »
, et à l’un des voyages de Marly,
Louis XIV lui en fit les honneurs comme à un « diminutif de reine
étrangère »
.
Dans les bals de Marly, elle paraissait haute, aisée, familière, lorgnant un
chacun de sa lorgnette ; à l’un de ces bals, elle tenait un petit épagneul
sous le bras, comme si elle eût été chez elle, et (ce qui fut encore plus
remarqué) le roi caressa le petit chien à plusieurs reprises, quand il se
retournait vers elle pour l’entretenir, et il le fit presque tout le soir.
« On n’avait jamais vu prendre un si grand vol. »
Mme des Ursins, qui avait de l’imagination et qu’on nous
dit un peu sujette à l’éblouissement, put avoir en ces mois de faveur
quelque accès d’ivresse ; mais surtout, et en même temps qu’elle déployait
les trésors de sa conversation continuelle et intarissable, elle apprécia
vivement l’esprit du roi. Elle y revient trop fréquemment ensuite et entre
trop particulièrement dans le détail de ce qu’elle découvrit en lui, pour
qu’on n’y voie pas de sa part une vérité plus forte que
la flatterie. Elle ne parle jamais du roi que comme de
l’« homme du monde le plus aimable »
, du
« meilleur ami »
, et du « plus honnête homme du
monde »
:
Si j’avais de plus, madame, comme vous me dites (écrit-elle à Mme de Maintenon), le bonheur qu’il se fût fort accoutumé à moi, je vous confesserais ingénument qu’il ne tenait qu’à Sa Majesté de s’apercevoir que je la trouvais de très bonne compagnie 67. Effectivement, quoique je puisse me vanter d’avoir entretenu en France, en Italie et en Espagne, tout ce qu’il y a de gens du meilleur esprit et du plus agréable, je ne me suis jamais tant plu avec eux que je me plaisais avec Sa Majesté. Vous m’avouerez que cet aveu est naïf.
On est même allé jusqu’à supposer que les vues de Mme des Ursins se portèrent plus loin : « l’âge et
la santé de Mme de Maintenon la tentaient »
.
Elle se serait demandé si cette perspective de la remplacer en France ne
valait pas mieux que ce qu’elle allait retrouver en Espagne. Mais ce sont là
de ces conjectures qu’il est trop aisé de former à l’occasion d’un cœur de
femme et trop impossible de vérifier.
Ce qui me paraît plus sûr, c’est qu’indépendamment même de la politique, il y eut là un triomphe de l’esprit. Mme de Maintenon, Mme des Ursins, et Louis XIV, ces trois personnes furent quelque temps sous un même charme :
Je rappelle souvent votre idée et cette aimable contenance qui me charmait à Marly, lui écrivait un an après Mme de Maintenon ; conservez-vous cette tranquillité qui vous faisait passer de la conversation la plus importante avec le roi au badinage de Mme d’Heudicourt dans mon cabinet ?
Mme des Ursins, qui n’était là qu’une âme de passage, était de celles en qui la joie de plaire et le sentiment du succès redoublent les grâces. Ce léger éblouissement qu’elle éprouvait peut-être, elle le rendait en mille étincelles.
Louis XIV lui-même fut séduit et par la grâce et par la capacité. Il s’était attendu, d’après tous les rapports, à trouver dans Mme des Ursins une femme de la Fronde, qui venait trop tard : au lieu de cela, il trouvait quelqu’un qui avait peu à faire pour être naturellement une personne d’autorité et de gouvernement, et qui ne cessait pas d’être de la plus agréable société dans le plus grand air. Elle en tiers, le commerce même avec Mme de Maintenon s’en trouvait tout rajeuni. De ces trois personnes, si j’ose dire, Mme des Ursins était celle encore qui dominait le plus sa situation, et qui avait le plus fait le tour de chaque chose par l’esprit : c’était des trois la plus détachée de son rôle, et le jouant d’autant mieux.
Une fois rétablie en Espagne, Mme des Ursins, ainsi
remise à l’unisson de Louis XIV, s’applique à suivre une marche plus
mesurée, plus régulière et véritablement irréprochable par rapport à ceux
qui l’ont envoyée. Elle ne fait plus un pas que de concert avec le sage
ambassadeur M. Amelot. Les lettres qu’elle écrit à Mme de Maintenon, et qui commencent aussitôt après son départ de Paris,
ne nous rendent pas son esprit tout entier dans son vif et son brillant,
elles nous le font du moins deviner par endroits ; et elles nous donnent
bien les lignes principales de son caractère. L’esprit de Mme des Ursins est un esprit sérieux, positif, un peu sec au fond,
mais ouvert, délibéré et hardi. À la différence de Mme de Maintenon, elle a des idées politiques ; elle ose les avouer et
pousser à l’exécution. Elle se prononce avant tout pour le complet
rétablissement de l’autorité du roi. À propos d’une prétention élevée par
les grands contre les capitaines des gardes, elle veut qu’on achève de
briser cette cabale
des grands qui profitent de
la faiblesse d’un nouveau régime pour se créer des titres et des
prérogatives : autrement ce serait le moyen de retomber en Espagne dans les
mêmes embarras où l’on était sous la Fronde, « du temps que les
Français n’étaient occupés qu’à se contrarier »
. Elle est d’avis
que les chefs de ce parti ressentent les marques du mécontentement du roi
avant qu’on ait eu le temps de recevoir des réponses de France, afin qu’il
paraisse bien que c’est une résolution prise par le roi d’Espagne et non
suggérée d’ailleurs :
Ne vous épouvantez point, je vous supplie, madame, de ces résolutions : il est heureux que les grands nous aient donné une si juste occasion de les mortifier. Ce sont des superbes sans force et sans courage, qui ne travaillent qu’à anéantir l’autorité de leur roi, et contre qui je suis outrée de colère pour tout ce qu’ils ont fait tant qu’ils ont été les maîtres dans le Despacho (dans le Conseil intime).
Ce ton viril nous reporte bien loin de Mme de Maintenon. Une chose plus importante pour Mme des Ursins que de contenter les grands, c’est d’avoir des
troupes, de trouver moyen de les payer : après quoi on peut se
moquer du reste : « Plût à Dieu, s’écrie-t-elle, qu’il nous
fût aussi facile de prendre le dessus sur les prêtres et sur les moines,
qui sont la cause de toutes les révoltes que vous voyez ! »
Elle a des idées sur la guerre (je ne les donne pas pour les meilleures, mais
elle en a), et sur les plans de défense à suivre, et sur le choix des
généraux ; elle les dit, tout en s’excusant de raisonner là-dessus ; et elle
raisonne cependant. Elle voit les dangers à l’avance, les met à nu et les
étale sans se laisser décourager. Elle montre les troupes du pays telles
qu’elles sont, les places d’importance dépourvues de tout, « suivant
la coutume d’Espagne »
; elle réclame énergiquement de France
des secours, des hommes, et, après avoir bien
demandé dans le corps de la lettre les gros bataillons, elle ajoute en
post-scriptum qu’elle a conseillé au roi d’Espagne d’ordonner des prières.
Elle a de ces flatteries appropriées pour Mme de Maintenon.
Peu de jours après l’arrivée du maréchal de Berwick, pour mieux remercier
Mme de Maintenon d’un tel secours, elle lui parle de
Saint-Cyr, sachant que rien ne lui saurait être plus sensible et
« connaissant la faiblesse des mères »
:
La reine a fort goûté toutes vos Règles de Saint-Cyr ; nos dames les veulent avoir, et je fais travailler à les traduire en espagnol pour leur donner cette satisfaction. Si Sa Majesté n’était pas dans des engagements bien différents de ceux des demoiselles de Saint-Cyr, je crois, en vérité, qu’elle voudrait être une de vos élèves.
La flatteuse sait prendre le langage qu’il faut ; mais il y aura des jours où, mécontente de sentir l’Espagne abandonnée et délaissée à Versailles, elle sera franche jusqu’à la rudesse.
Une de ses plus belles lettres est adressée au ministre M. de Torcy, à la date du 6 novembre 1705. Mme des Ursins, remontant au principe de la succession d’Espagne, montre quel fond on doit faire sur cette fidélité de si fraîche date des Espagnols à la maison de Bourbon, et quel en est le vrai sens politique : pour les grands, empêcher la division de la monarchie ; pour les peuples des provinces, bien vendre leurs laines. Ceux mêmes qui préfèrent ces avantages avec la France se décideront à les prendre de l’archiduc, si la France aux abois ne peut les procurer. Elle finit par soumettre ses vues sur les moyens de se défendre au plus tôt d’une invasion commencée tant du côté du Portugal que de celui de la Catalogne. Puis, après avoir dit tout ce qu’elle a sur le cœur et s’être hardiment prononcée, elle s’efface dans un post-scriptum habile et rentre dans son rôle de femme avec une haute convenance.
Les dangers qu’elle prévoyait se réalisèrent en effet dans la campagne de
1706 : la Cour se vit réduite à quitter Madrid que menaçaient les Portugais,
et que Berwick ne pouvait couvrir. Les misères et les incidents de ce voyage
à travers des provinces fidèles, que Mme des Ursins
apprécie mieux qu’elle n’avait fait jusque-là, sont racontés avec
enjouement. Berwick, en signifiant à la Cour la nécessité de quitter Madrid,
avait proposé un plan fait pour séduire : c’était que la reine vînt se
mettre en personne à la tête de son armée, qu’elle lançât de là des
proclamations et appelât tout ce qu’il y avait de loyaux sujets à combattre
sous son étendard : « La princesse des Ursins et M. Amelot
n’approuvèrent pas ma proposition, ajoute Berwick ; et l’endroit le plus
éloigné du péril était celui qu’ils avaient résolu de
préférer. »
Ce plan généreux toutefois ne ◀semblait pas contraire
à l’humeur de Mme des Ursins, qui est brave, impétueuse,
qui attend et demande toujours de Berwick une victoire qui tarde et qui ne
vint que l’année suivante. Mais nous savons trop peu ces détails pour en
juger de loin ; Mme des Ursins en savait plus que nous
et plus que Berwick lui-même sur l’intérieur de la reine et sur les
difficultés de l’exécution. Et puis n’oublions pas qu’elle avait
soixante-quatre ans alors, un œil malade et un rhumatisme, ce qui fait un
ensemble de conditions fâcheuses pour commencer le métier des armes en
qualité de maréchal de camp d’une jeune princesse. Elle se contenta donc
d’égayer tout ce monde, de le consoler, d’inspirer la fermeté et une sorte
de joie autour d’elle, de ne pas trop voir les choses en noir de son œil
malade, d’obéir plutôt à sa douce humeur et à une certaine inclination
d’espérer qui lui venait de la nature :
Il arrive souvent, madame, écrit-elle à Mme de Maintenon, que lorsqu’on croit tout perdu, il survient des choses heureuses qui changent absolument la face des affaires. — Je pense, dit-elle encore, que la fortune peut nous redevenir favorable ; qu’il est de ses faveurs comme du trop de santé, c’est-à-dire qu’on n’est jamais si près d’être malade que lorsqu’on se porte trop bien, ni si proche d’être malheureux que quand on est comblé de bonheur. Je retourne la médaille, et j’attends des consolations qui adoucissent fort mes peines. Je voudrais, madame, que vous en pussiez faire autant, et que votre tempérament fût votre meilleur ami, comme le mien est celui sur lequel je dois le plus compter ; car je crois, à vous parler franchement, que je lui ai plus d’obligation qu’à la raison, et que je n’ai pas un grand mérite à avoir cette tranquillité, dont vous voulez, par une bonté extrême, m’en faire un qui m’attire vos louanges.
Mme de Maintenon, en effet, qui, avec son
bon esprit, se tourmentait et se lamentait toujours, lui faisait un
perpétuel éloge de cette tranquillité naturelle qu’elle enviait, de ce
courage mêlé d’aimable humeur, de cette douceur et de ce
beau sang qui ne laissait rien d’âpre et de chagrin en
elle
. « L’action vous sied bien »
,
pouvait-elle à bon droit lui dire. C’est, en effet, un trait original et des
plus distinctifs du caractère de Mme des Ursins que
d’avoir su être une personne aussi tranquille au fond, sous une forme aussi
active et dans une destinée si agitée ; et c’est à cela qu’elle dut, après
une chute si rude à soixante-douze ans, de s’en être allée mourir en paix et
de vieillesse à quatre-vingts. Mais il est encore bien d’autres traits à
relever dans sa nature, et qui la mettent en parfait contraste avec son amie
Mme de Maintenon. On me permettra d’y insister.