MADAME DE SÉVIGNÉ
Les critiques, et particulièrement les étrangers, qui, dans ces derniers temps, ont jugé avec le plus de sévérité nos deux siècles littéraires, se sont accordés à reconnaître que ce qui y dominait, ce qui s’y réfléchissait en mille façons, ce qui leur donnait le plus d’éclat et d’ornement, c’était l’esprit de conversation et de société, l’entente du monde et des hommes, l’intelligence vive et déliée des convenances et des ridicules, l’ingénieuse délicatesse des sentiments, la grâce, le piquant, la politesse achevée du langage. Et en effet c’est bien là, avec les réserves que chacun fait, et deux ou trois noms comme ceux de Bossuet et de Montesquieu qu’on sous-entend, c’est là, jusqu’en 1789 environ, le caractère distinctif. le trait marquant de la littérature française entre les autres littératures d’Europe. Cette gloire, dont on a presque fait un reproche à notre nation, est assez féconde et assez belle pour qui sait l’entendre et l’interpréter.
Au commencement du dix-septième siècle, notre civilisation, et partant notre langue et notre littérature, n’avaient rien de mûr ni d’assuré. L’Europe, au sortir des troubles religieux et à travers les phases de la guerre de Trente ans, enfantait laborieusement un ordre politique nouveau ; la France à l’intérieur épuisait son reste de discordes civiles. A la cour, quelques salons, quelques ruelles de beaux-esprits étaient déjà de mode ; mais rien n’y germait encore de grand et d’original, et l’on y vivait à satiété sur les romans espagnols, sur les sonnets et les pastorales d’Italie. Ce ne fut qu’après Richelieu, après la Fronde, sous la reine-mère et Mazarin, que tout d’un coup, du milieu des fêtes de Saint-Mandé et de Vaux, des salons de l’hôtel de Rambouille1 ou des antichambres du jeune roi, sortirent, comme par miracle, trois esprits excellents, trois génies diversement doués, mais tous les trois d’un goût naïf et pur, d’une parfaite simplicité, d’une abondance heureuse, nourris des grâces et des délicatesses indigènes, et destinés à ouvrir un âge brillant de gloire où nul ne les a surpassés. Molière, La Fontaine, et Mme de Sévigné appartiennent à une génération littéraire qui précéda celle dont Racine et Boileau furent les chefs, et ils se distinguent de ces derniers par divers traits qui tiennent à la fois à la nature de leurs génies et à la date de leur venue. On sent que, par tournure d’esprit comme par position, ils sont bien plus voisins de la France d’avant Louis XIV, de la vieille langue et du vieil esprit français ; qu’ils y ont été bien plus mêlés par leur éducation et leurs lectures, et que, s’ils sont moins appréciés des étrangers que certains écrivains postérieurs, ils le doivent précisément à ce qu’il y a de plus intime, de plus indéfinissable et de plus charmant pour nous dans leur accent et leur manière. Si donc aujourd’hui, et avec raison, l’on s’attache à réviser et à remettre en question beaucoup de jugements rédigés, il y a quelque vingt ans, par les professeurs d’Athénée ; si l’on déclare impitoyablement la guerre à beaucoup de renommées surfaites, on ne saurait en revanche trop vénérer et trop maintenir ces écrivains immortels, qui, les premiers, ont donné à la littérature française son caractère d’originalité, et lui ont assuré jusqu’ici une physionomie unique entre toutes les littératures. Molière a tiré du spectacle de la vie, du jeu animé des travers, des vices et des ridicules humains, tout ce qui se peut concevoir de plus fort et de plus haut en poésie. La Fontaine et Mme de Sévigné, sur une scène moins large, ont eu un sentiment si fin et si vrai des choses et de la vie de leur temps, chacun à sa manière, La Fontaine, plus rapproché de la nature, Mme de Sévigné plus mêlée à la société ; et ce sentiment exquis, ils l’ont tellement exprimé au vif dans leurs écrits, qu’ils se trouvent placés sans effort à côté et fort peu au-dessous de leur illustre contemporain. Nous n’avons en ce moment à parler que de Mme de Sévigné ; il semble▶ qu’on ait tout dit sur elle ; les détails en effet sont à peu près épuisés ; mais nous croyons qu’elle a été jusqu’ici envisagée trop isolément, comme on avait fait longtemps pour La Fontaine, avec lequel elle a tant de ressemblance. Aujourd’hui qu’en s’éloignant de nous, la société, dont elle représente la face la plus brillante, se dessine nettement à nos yeux dans son ensemble, il est plus aisé, en même temps que cela devient plus nécessaire, d’assigner à Mme de Sévigné son rang, son importance et ses rapports. C’est sans doute faute d’avoir fait ces remarques et de s’être rendu compte de la différence des temps, que plusieurs esprits distingués de nos jours paraissent assez portés à juger avec autant de légèreté que de rigueur un des plus délicieux génies qui aient existé. Nous serions heureux si cet article aidait à dissiper quelques-unes de ces préventions injustes.
On a beaucoup flétri les excès de la Régence ; mais, avant la régence de Philippe d’Orléans, il y en eut une autre, non moins dissolue, non moins licencieuse, et plus atroce encore par la cruauté qui s’y mêlait ; espèce de transition hideuse entre les débordements de Henri III et ceux de Louis XV. Les mauvaises mœurs de la Ligue, qui avaient couvé sous Henri IV et Richelieu, se réveillèrent, n’étant plus comprimées. La débauche alors était tout aussi monstrueuse qu’elle avait été au temps des mignons, ou qu’elle fut plus tard au temps des roués ; mais ce qui rapproche cette époque du seizième siècle et la distingue du dix-huitième, c’est surtout l’assassinat, l’empoisonnement, ces habitudes italiennes dues aux Médicis ; c’est la fureur insensée des duels, héritage des guerres civiles. Telle apparaît au lecteur impartial la régence d’Anne d’Autriche ; tel est le fond ténébreux et sanglant sur lequel se dessina un beau matin la Fronde, qu’on est convenu d’appeler une plaisanterie à main armée. La conduite des femmes d’alors, les plus distinguées par leur naissance, leur beauté et leur esprit, ◀semble▶ fabuleuse, et l’on aurait besoin de croire que les historiens les ont calomniées. Mais, comme un excès amène toujours son contraire, le petit nombre de celles qui échappèrent à la corruption se jetèrent dans la métaphysique sentimentale et se firent précieuses ; de là l’hôtel de Rambouillet2. Ce fut l’asile des bonnes mœurs au sein de la haute société. Quant au bon goût, il y trouva son compte à la longue, puisque Mme de Sévigné en sortit.
Mlle Marie de Rabutin-Chantal, née en 1626, était fille du baron de Chantal, duelliste effréné, qui, un jour de Pâques, quitta la sainte table pour aller servir de second au fameux comte de Bouteville. Élevée par son oncle le bon abbé de Coulanges, elle avait de bonne heure reçu une instruction solide, et appris, sous les soins de Chapelain et de Ménage, le latin, l’italien et l’espagnol3. A dix-huit ans, elle avait épousé le marquis de Sévigné, assez peu digne d’elle, et qui, après l’avoir beaucoup négligée, fut tué dans un duel en 1651. Mme de Sévigné, libre à cet âge, avec un fils et une fille, ne songea pas à se remarier. Elle aimait à la folie ses enfants, surtout sa fille ; les autres passions lui restèrent toujours inconnues. C’était une blonde rieuse, nullement sensuelle, fort enjouée et badine ; les éclairs de son esprit passaient et reluisaient dans ses prunelles changeantes, et, comme elle le dit elle-même, dans ses paupières bigarrées. Elle se fit précieuse ; elle alla dans le monde, aimée, recherchée, courtisée4, semant autour d’elle des passions malheureuses auxquelles elle ne prenait pas trop garde, et conservant généreusement pour amis ceux même dont elle ne voulait pas pour amants. Son cousin Bussy, son maître Ménage, le prince de Conti, frère du grand Condé, le surintendant Fouquet, perdirent leurs soupirs auprès d’elle ; mais elle demeura inviolablement fidèle à ce dernier dans sa disgrâce ; et quand elle raconte le procès du surintendant à M. de Pomponne, il faut voir avec quel attendrissement elle parle de notre cher malheureux ! Jeune encore et belle sans prétentions, elle s’était mise dans le monde sur le pied d’aimer sa fille, et ne voulait d’autre bonheur que celui de la produire et de la voir briller5. Mlle de Sévigné figurait, dès 1663, dans les brillants ballets de Versailles, et le poëte officiel, qui tenait alors à la cour la place que Racine et Boileau prirent à partir de 1672, Benserade, fit plus d’un madrigal en l’honneur de cette bergère et de cette nymphe qu’une mère idolâtre appelait la plus jolie fille de France. En 1669, M. de Grignan l’obtint en mariage, et, seize mois après, il l’emmena en Provence, où il commandait comme lieutenant général, durant l’absence de M. de Vendôme. Désormais séparée de sa fille, qu’elle ne revit plus qu’inégalement après des intervalles toujours longs, Mme de Sévigné chercha une consolation à ses ennuis dans une correspondance de tous les instants, qui dura jusqu’à sa mort (en 1696), et qui comprend l’espace de vingt-cinq années, sauf les lacunes qui tiennent aux réunions passagères de la mère et de la fille. Avant cette séparation de 1671, on n’a de Mme de Sévigné qu’un assez petit nombre de lettres adressées à son cousin Bussy, et d’autres à M. de Pomponne sur le procès de Fouquet. Ce n’est donc qu’à dater de cette époque que l’on sait parfaitement sa vie privée, ses habitudes, ses lectures, et jusqu’aux moindres mouvements de la société où elle vit et dont elle est l’âme.
Et d’abord, dès les premières pages de cette correspondance, nous nous trouvons dans un tout autre monde que celui de la Fronde et de la Régence ; nous reconnaissons que ce qu’on appelle la société française est enfin constitué. Sans doute (et, au défaut des nombreux mémoires du temps, les anecdotes racontées par Mme de Sévigné elle-même en feraient foi), sans doute d’horribles désordres, des orgies grossières se transmettent encore parmi cette jeune noblesse à laquelle Louis XIV impose pour prix de sa faveur la dignité, la politesse et l’élégance ; sans doute, sous cette superficie brillante et cette dorure de carrousel, il y a bien assez de vices pour déborder de nouveau en une autre régence, surtout quand le bigotisme d’une fin de règne les aura fait fermenter. Mais au moins les convenances sont observées ; l’opinion commence à flétrir ce qui est ignoble et crapuleux. De plus, en même temps que le désordre et la brutalité ont perdu en scandale, la décence et le bel-esprit ont gagné en simplicité. La qualification de précieuse a passé de mode ; on se souvient encore, en souriant, de l’avoir été, mais on ne l’est plus. On ne disserte point comme autrefois, à perte de vue, sur le sonnet de Job ou d’Uranie, sur la carte de Tendre ou sur le caractère du Romain ; mais on cause ; on cause nouvelles de cour, souvenirs du siège de Paris ou de la guerre de Guyenne ; M. le cardinal de Retz raconte ses voyages, M. de La Rochefoucauld moralise, Mme de La Fayette fait des réflexions de cœur, et Mme de Sévigné les interrompt tous pour citer un mot de sa fille, une espièglerie de son fils, une distraction du bon d’Hacqueville ou de M. de Brancas. Nous avons peine, en 1829, avec nos habitudes d’occupations positives, à nous représenter fidèlement cette vie de loisir et de causerie. Le monde va si vite de nos jours, et tant de choses sont tour à tour amenées sur la scène, que nous n’avons pas trop de tous nos instants pour les regarder et les saisir. Les journées pour nous se passent en études, les soirées en discussions sérieuses ; de conversations à l’amiable, de causeries peu ou point. La noble société de nos jours, qui a conservé le plus de ces habitudes oisives des deux derniers siècles, ◀semble▶ ne l’avoir pu qu’à la condition de rester étrangère aux mœurs et aux idées d’à présent6. A l’époque dont nous parlons, loin d’être un obstacle à suivre le mouvement littéraire, religieux ou politique, ce genre de vie était le plus propre à l’observer ; il suffisait de regarder quelquefois du coin de l’œil et sans bouger de sa chaise, et puis l’on pouvait, le reste du temps, vaquer à ses goûts et à ses amis. La conversation, d’ailleurs, n’était pas encore devenue, comme au dix-huitième siècle, dans les salons ouverts sous la présidence de Fontenelle, une occupation, une affaire, une prétention ; on n’y visait pas nécessairement au trait ; l’étalage géométrique, philosophique et sentimental n’y était pas de rigueur ; mais on y causait de soi, des autres, de peu ou de rien. C’était, comme dit Mme de Sévigné, des conversations infinies : « Après le dîner, écrit-elle quelque part à sa fille, nous allâmes causer dans les plus agréables bois du monde ; nous y fûmes jusqu’à six heures dans plusieurs sortes de conversations si bonnes, si tendres, si aimables, si obligeantes et pour vous et pour moi, que j’en suis pénétrée7. » Au milieu de ce mouvement de société si facile et si simple, si capricieux et si gracieusement animé, une visite, une lettre reçue, insignifiante au fond, était un événement auquel on prenait plaisir, et dont on se faisait part avec empressement. Les plus petites choses tiraient du prix de la manière et de la forme ; c’était de l’art que, sans s’en apercevoir et négligemment, l’on mettait jusque dans la vie. Qu’on se rappelle la visite de Mme de Chaulnes aux Rochers. On a beaucoup dit que Mme de Sévigné soignait curieusement ses lettres, et qu’en les écrivant elle songeait, sinon à la postérité, du moins au monde d’alors, dont elle recherchait le suffrage. Cela est faux ; le temps de Voiture et de Balzac était déjà loin. Elle écrit d’ordinaire au courant de la plume et le plus de choses qu’elle peut ; et quand l’heure presse, à peine si elle relit. « En vérité, dit-elle, il faut un peu entre amis laisser trotter les plumes comme elles veulent : la mienne a toujours la bride sur le cou. » Mais il y a des jours où elle a plus de temps et où elle se sent davantage en humeur ; alors, tout naturellement, elle soigne, elle arrange, elle compose à peu près autant que La Fontaine pour une de ses fables : ainsi la lettre à M. de Coulanges sur le mariage de Mademoiselle ; ainsi celle encore sur ce pauvre Picard qui est renvoyé pour n’avoir pas voulu faner. Ces sortes de lettres, brillantes de forme et d’art, et où il n’y avait pas trop de petits secrets ni de médisances, faisaient bruit dans la société, et chacun désirait les lire. « Je ne veux pas oublier ce qui m’est arrivé ce matin, écrit Mme de Coulanges à son amie ; on m’a dit : Madame, voilà un laquais de Mme de Thianges ; j’ai ordonné qu’on le fît entrer. Voici ce qu’il avoit à me dire : Madame, c’est de la part de Mme de Thianges, qui vous prie de lui envoyer la lettre du cheval de Mme de Sévigné et celle de la prairie. J’ai dit au laquais que je les porterois à sa maîtresse, et je m’en suis défaite. Vos lettres font tout le bruit qu’elles méritent, comme vous voyez ; il est certain qu’elles sont délicieuses, et vous êtes comme vos lettres. » Les correspondances avaient donc alors, comme les conversations, une grande importance ; mais on ne les composait ni les unes ni les autres ; seulement on s’y livrait de tout son esprit et de toute son âme. Mme de Sévigné loue continuellement sa fille sur ce chapitre des lettres : « Vous avez des pensées et des tirades incomparables. » Et elle raconte qu’elle en lit par-ci par-là certains endroits choisis aux gens qui en sont dignes : « quelquefois j’en donne aussi une petite part à Mme de Villars, mais elle s’attache aux tendresses, et les larmes lui en viennent aux yeux. »
Si on a contesté à Mme de Sévigné la naïveté de ses lettres, on ne lui a pas moins contesté la sincérité de son amour pour sa fille ; et en cela on a encore oublié le temps où elle vivait, et combien dans cette vie de luxe et de désœuvrement les passions peuvent ressembler à des fantaisies, de même que les manies y deviennent souvent des passions. Elle idolâtrait sa fille et s’était de bonne heure établie dans le monde sur ce pied-là. Arnauld d’Andilly l’appelait à cet égard une jolie païenne. L’éloignement n’avait fait qu’exalter sa tendresse ; elle n’avait guère autre chose à quoi penser ; les questions, les compliments de tous ceux qu’elle voyait la ramenaient là-dessus ; cette chère et presque unique affection de son cœur avait fini par être à la longue pour elle une contenance, dont elle avait besoin comme d’un éventail. D’ailleurs, Mme de Sévigné était parfaitement sincère, ouverte, et ennemie des faux-semblants ; c’est même à elle, une des premières, qu’on doit d’avoir dit une personne vraie ; elle aurait inventé cette expression pour sa fille, si M. de La Rochefoucauld ne l’avait déjà trouvée pour Mme de La Fayette : elle se plaît du moins à l’appliquer à ce qu’elle aime. Quand on a bien analysé et retourné en cent façons cet inépuisable amour de mère, on en revient à l’avis et à l’explication de M. de Pomponne : « Il paroît que Mme de Sévigné aime passionnément Mme de Grignan ? Savez-vous le dessous des cartes ? Voulez-vous que je vous le dise ? C’est qu’elle l’aime passionnément. » Ce serait en vérité se montrer bien ingrat que de chicaner Mme de Sévigné sur cette innocente et légitime passion, à laquelle on est redevable de suivre pas à pas la femme la plus spirituelle, durant vingt-six années de la plus aimable époque de la plus aimable société française8.
La Fontaine, peintre des champs et des animaux, n’ignorait pas du tout la société, et l’a souvent retracée avec finesse et malice. Mme de Sévigné, à son tour, aimait beaucoup les champs ; elle allait faire de longs séjours à Livry chez l’abbé de Coulanges, ou à sa terre des Rochers en Bretagne ; et il est piquant de connaître sous quels traits elle a vu et a peint la nature. On s’aperçoit d’abord que, comme notre bon fabuliste, elle a lu de bonne heure l’Astrée, et qu’elle a rêvé dans sa jeunesse sous les ombrages mythologiques de Vaux et de Saint-Mandé. Elle aime à se promener aux rayons de la belle maîtresse d’Endymion, à passer deux heures seule avec les hamadryades ; ses arbres sont décorés d’inscriptions et d’ingénieuses devises, comme dans les paysages du Pastor fido et de l’Aminta : « Bella cosa far niente, dit un de mes arbres ; l’autre lui répond : Amor odit inertes ; on ne sait auquel entendre. » — Et ailleurs : « Pour nos sentences, elles ne sont point défigurées ; je les visite souvent : elles sont même augmentées, et deux arbres voisins disent quelquefois les deux contraires : La lontananza ogni gran piaga salda, et Piaga d’amor non si sana mai. Il y en a cinq ou six dans cette contrariété. » Ces réminiscences un peu fades de pastorales et de romans sont naturelles sous son pinceau, et font agréablement ressortir tant de descriptions fraîches et neuves qui n’appartiennent qu’à elle : « Je suis venue ici (à Livry) achever les beaux jours, et dire adieu aux feuilles : elles sont encore toutes aux arbres, elles n’ont fait que changer de couleur ; au lieu d’être vertes, elles sont aurore, et de tant de sortes d’aurore que cela compose un brocard d’or riche et magnifique, que nous voulons trouver plus beau que du vert, quand ce ne seroit que pour changer. » Et quand elle est aux Rochers : « Je serois fort heureuse dans ces bois, si j’avois une feuille qui chantât : ah ! la jolie chose qu’une feuille qui chante ! » Et comme elle nous peint encore le triomphe du mois de mai, quand le rossignol, le coucou, la fauvette, ouvrent le printemps dans nos forêts ! comme elle nous fait sentir et presque toucher ces beaux jours de cristal de l’automne, qui ne sont plus chauds, qui ne sont pas froids ! Quand son fils, pour fournir à de folles dépenses, fait jeter bas les antiques bois de Buron, elle s’émeut, elle s’afflige avec toutes ces dryades fugitives et ces sylvains dépossédés ; Ronsard n’a pas mieux déploré la chute de la forêt de Gastine, ni M. de Chateaubriand celle des bois paternels.
Parce qu’on la voit souvent d’une humeur enjouée et folâtre, on aurait tort de juger Mme de Sévigné frivole ou peu sensible. Elle était sérieuse, même triste, surtout pendant les séjours qu’elle faisait à la campagne, et la rêverie tint une grande place dans sa vie. Seulement il est besoin de s’entendre : elle ne rêvait pas sous ses longues avenues épaisses et sombres, dans le goût de Delphine ou comme l’amante d’Oswald ; cette rêverie-là n’était pas inventée encore9 ; il a fallu 93, pour que Mme de Staël écrivît son admirable livre de l’Influence des Passions sur le Bonheur. Jusque-là, rêver, c’était une chose plus facile, plus simple, plus individuelle, et dont pourtant on se rendait moins compte : c’était penser à sa fille absente en Provence, à son fils qui était en Candie ou à l’armée du roi, à ses amis éloignés ou morts ; c’était dire : « Pour ma vie, vous la connaissez : on la passe avec cinq ou six amies dont la société plaît, et à mille devoirs à quoi l’on est obligé, et ce n’est pas une petite affaire. Mais, ce qui me fâche, c’est qu’en ne faisant rien les jours se passent, et notre pauvre vie est composée de ces jours, et l’on vieillit, et l’on meurt. Je trouve cela bien mauvais. » La religion précise et régulière, qui gouvernait la vie, contribuait beaucoup alors à tempérer ce libertinage de sensibilité et d’imagination, qui, depuis, n’a plus connu de frein. Mme de Sévigné se défiait avec soin de ces pensées sur lesquelles il faut glisser ; elle veut expressément que la morale soit chrétienne, et raille plus d’une fois sa fille d’être entichée de cartésianisme10. Quant à elle, au milieu des accidents de ce monde, elle incline la tête, et se réfugie dans une sorte de fatalisme providentiel, que ses liaisons avec Port-Royal et ses lectures de Nicole et de saint Augustin lui avaient inspiré. Ce caractère religieux et résigné augmenta chez elle avec l’âge, sans altérer en rien la sérénité de son humeur ; il communique souvent à son langage quelque chose de plus fortement sensé et d’une tendresse plus grave. Il y a surtout une lettre à M. de Coulanges sur la mort du ministre Louvois, où elle s’élève jusqu’à la sublimité de Bossuet, comme, en d’autres temps et en d’autres endroits, elle avait atteint au comique de Molière.
M. de Saint-Surin, dans ses estimables travaux sur Mme de Sévigné, n’a perdu aucune occasion de l’opposer à Mme de Staël et de lui donner l’avantage sur cette femme célèbre. Nous croyons aussi qu’il y a intérêt et profit dans ce rapprochement, mais ce ne doit être au détriment ni de l’une ni de l’autre. Mme de Staël représente toute une société nouvelle, Mme de Sévigné une société évanouie ; de là des différences prodigieuses, qu’on serait tenté d’abord d’expliquer uniquement par la tournure différente des esprits et des natures. Cependant, et sans prétendre nier cette profonde dissemblance originelle entre deux âmes, dont l’une n’a connu que l’amour maternel, et dont l’autre a ressenti toutes les passions, jusqu’aux plus généreuses et aux plus viriles, on trouve en elles, en y regardant de près, bien des faiblesses, bien des qualités communes, dont le développement divers n’a tenu qu’à la diversité des temps. Quel naturel plein de légèreté gracieuse, quelles pages éblouissantes de pur esprit dans Mme de Staël, quand le sentiment ne vient pas à la traverse, et qu’elle laisse sommeiller sa philosophie et sa politique ! Et Mme de Sévigné, est-ce donc qu’il ne lui arrive jamais de philosopher et de disserter ? A quoi lui servirait-il autrement de faire son ordinaire des Essais de Morale, du Socrate chrétien et de saint Augustin ? car cette femme, qu’on a traitée de frivole, lisait tout et lisait bien : cela donne, disait-elle, les pâles couleurs à l’esprit, de ne pas se plaire aux solides lectures. Elle lisait Rabelais et l’Histoire des Variations, Montaigne et Pascal, la Cléopâtre et Quintilien, saint Jean Chrysostome et Tacite, et Virgile, non pas travesti, mais dans toute la majesté du latin et de l’italien. Quand il pleuvait, elle lisait des in-folio en douze jours. Pendant les carêmes elle se faisait une joie d’aller en Bourdaloue. Sa conduite envers Fouquet dans la disgrâce donne à penser de quel dévouement elle eût été capable en des jours de révolution. Si elle se montre un peu vaine et glorieuse quand le roi danse un soir avec elle, ou quand il lui adresse un compliment à Saint-Cyr après Esther, quelle autre de son sexe eût été plus philosophe en sa place ? Mme de Staël elle-même ne s’est-elle pas mise en frais, dit-on, pour arracher un mot et un coup d’œil au conquérant de l’Égypte et de l’Italie ? Certes, une femme qui, mêlée dès sa jeunesse aux Ménage, aux Godeau, aux Benserade, se garantit, par la seule force de son bon sens, de leurs pointes et de leurs fadeurs ; qui esquive, comme en se jouant, la prétention plus raffinée et plus séduisante des Saint-Évremond et des Bussy ; une femme qui, amie, admiratrice de Mlle de Scudéry et de Mme de Maintenon, se tient à égale distance des sentiments romanesques de l’une et de la réserve un peu renchérie de l’autre ; qui, liée avec Port-Royal et nourrie des ouvrages de ces Messieurs, n’en prise pas moins Montaigne, n’en cite pas moins Rabelais, et ne veut d’autre inscription à ce qu’elle appelle son couvent que Sainte liberté, ou Fais ce que voudras, comme à l’abbaye de Thélème ; une telle femme a beau folâtrer, s’ébattre, glisser sur les pensées, et prendre volontiers les choses par le côté familier et divertissant, elle fait preuve d’une énergie profonde et d’une originalité d’esprit bien rare.
Il est une seule circonstance où l’on ne peut s’empêcher de regretter que Mme de Sévigné se soit abandonnée à ses habitudes moqueuses et légères ; où l’on se refuse absolument à entrer dans son badinage, et où, après en avoir recherché toutes les raisons atténuantes, on a peine encore à le lui pardonner : c’est lorsqu’elle raconte si gaiement à sa fille la révolte des paysans bas-bretons et les horribles sévérités qui la réprimèrent. Tant qu’elle se borne à rire des Etats, des gentilshommes campagnards et de leurs galas étourdissants, et de leur enthousiasme à tout voter entre midi et une heure, et de toutes les autres folies du prochain de Bretagne après dîner, cela est bien, cela est d’une solide et légitime plaisanterie, cela rappelle en certains endroits la touche de Molière : mais, du moment qu’il y a eu de petites tranchées en Bretagne, et à Rennes une colique pierreuse, c’est-à-dire que le gouverneur, M. de Chaulnes, voulant dissiper le peuple par sa présence, a été repoussé chez lui a coups de pierres ; du moment que M. de Forbin arrive avec six mille hommes de troupes contre les mutins, et que ces pauvres diables, du plus loin qu’ils aperçoivent les troupes royales, se débandent par les champs, se jettent à genoux, en criant Meà culpà (car c’est le seul mot de français qu’ils sachent) ; quand, pour châtier Rennes, on transfère son parlement à Vannes, qu’on prend à l’aventure vingt-cinq ou trente hommes pour les pendre, qu’on chasse et qu’on bannit toute une grande rue, femmes accouchées, vieillards, enfants, avec défense de les recueillir, sous peine de mort ; quand on roue, qu’on écartèle, et qu’à force d’avoir écartelé et roué l’on se relâche, et qu’on pend : au milieu de ces horreurs exercées contre des innocents ou pauvres égarés, on souffre de voir Mme de Sévigné se jouer presque comme à l’ordinaire ; on lui voudrait une indignation brûlante, amère, généreuse ; surtout on voudrait effacer de ses lettres des lignes comme celles-ci : « Les mutins de Rennes se sont sauvés il y a longtemps : ainsi les bons pâtiront pour les méchants : mais je trouve tout fort bon, pourvu que les quatre mille hommes de guerre qui sont à Rennes, sous MM. de Forbin et de Vins, ne m’empêchent point de me promener dans mes bois, qui sont d’une hauteur et d’une beauté merveilleuses ; » et ailleurs : « On a pris soixante bourgeois ; on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne leur point dire d’injures et de ne point jeter de pierres dans leur jardin ; » et enfin : « Vous me parlez bien plaisamment de nos misères : nous ne sommes plus si roués ; un en huit jours seulement pour entretenir la justice : la penderie me paroît maintenant un rafraîchissement. » Le duc de Chaulnes, qui a provoqué toutes ces vengeances, parce qu’on a jeté des pierres dans son jardin et qu’on lui a dit mille injures dont la plus douce et la plus familière était gros cochon, ne baisse pas pour cela d’un cran dans l’amitié de Mme de Sévigné ; il reste toujours pour elle et pour Mme de Grignan notre bon duc à tour de bras ; bien plus, lorsqu’il est nommé ambassadeur à Home et qu’il part du pays, il laisse toute la Bretagne en tristesse. Certes, il y aurait là matière à bien des réflexions sur les mœurs et la civilisation du grand siècle ; nos lecteurs y suppléeront sans peine. Nous regretterons seulement qu’en cette occasion le cœur de Mme de Sévigné ne se soit pas davantage élevé au-dessus des préjugés de son temps. Elle en était digne, car sa bonté égalait sa beauté et sa grâce. Il lui arrive quelquefois de recommander des galériens à M. de Vivonne ou à M. de Grignan. Le plus intéressant de ses protégés est assurément un gentilhomme de Provence, dont le nom n’a pas été conservé : « Ce pauvre garçon, dit-elle, étoit attaché à M. Fouquet : il a été convaincu d’avoir servi à faire tenir à Mme Fouquet une lettre de son mari ; sur cela il a été condamné aux galères pour cinq ans : c’est une chose un peu extraordinaire. Vous savez que c’est un des plus honnêtes garçons qu’on puisse voir, et propre aux galères comme à prendre la lune avec les dents. »
Le style de Mme de Sévigné a été si souvent et si spirituellement jugé, analysé, admiré, qu’il serait difficile aujourd’hui de trouver un éloge à la fois nouveau et convenable à lui appliquer ; et, d’autre part, nous ne nous sentons disposé nullement à rajeunir le lieu-commun par des chicanes et des critiques. Une seule observation générale nous suffira : c’est qu’on peut rattacher les grands et beaux styles du siècle de Louis XIV à deux procédés différents, à deux manières opposées. Malherbe et Balzac fondèrent dans notre littérature le style savant, châtié, poli, travaillé, dans l’enfantement duquel on arrive de la pensée à l’expression, lentement, par degrés, à force de tâtonnements et de ratures. C’est ce style que Boileau a conseillé en toute occasion ; il veut qu’on remette vingt fois son ouvrage sur le métier, qu’on le polisse et le repolisse sans cesse ; il se vante d’avoir appris à Racine à faire difficilement des vers faciles. Racine, en effet, est le plus parfait modèle de ce style en poésie ; Fléchier fut moins heureux dans sa prose. Mais à côté de ce genre d’écrire, toujours un peu uniforme et académique, il en est un autre, bien autrement libre, capricieux et mobile, sans méthode traditionnelle, et tout conforme à la diversité des talents et des génies. Montaigne et Regnier en avaient déjà donné d’admirables échantillons, et la reine Marguerite un charmant en ses familiers mémoires, œuvre de quelques aprés-disnées : c’est le style large, lâché, abondant, qui suit davantage le courant des idées ; un style de première venue et prime-sautier, pour parler comme Montaigne lui-même ; c’est celui de La Fontaine et de Molière, celui de Fénelon, de Bossuet, du duc de Saint-Simon et de Mme de Sévigné. Cette dernière y excelle : elle laisse trotter sa plume la bride sur le cou, et, chemin faisant, elle sème à profusion couleurs, comparaisons, images, et l’esprit et le sentiment lui échappent de tous côtés. Elle s’est placée ainsi, sans le vouloir ni s’en douter, au premier rang des écrivains de notre langue.
« Le seul art dont j’oserais soupçonner Mme de Sévigné, dit Mme Necker, c’est d’employer souvent des termes généraux, et par conséquent un peu vagues, qu’elle fait ressembler, par la façon dont elle les place, à ces robes flottantes dont une main habile change la forme à son gré. » La comparaison est ingénieuse ; mais il ne faut pas voir un artifice d’auteur dans cette manière commune à l’époque. Avant de s’ajuster exactement aux différentes espèces d’idées, le langage est jeté à l’entour avec une ampleur qui lui donne l’aisance et une grâce singulière. Quand une fois le siècle d’analyse a passé sur la langue et l’a travaillée, découpée à son usage, le charme indéfinissable est perdu ; c’est à vouloir alors y revenir qu’il y a réellement de l’artifice.
Et, maintenant, si dans tout ce qui précède nous paraissons à quelques esprits difficiles avoir poussé bien loin l’admiration pour Mme de Sévigné, qu’ils nous permettent de leur adresser une question : L’avez-vous lue ? Et nous entendons par lire, non point parcourir au hasard un choix de ses lettres, non point s’attacher aux deux ou trois qui jouissent d’une renommée classique, au mariage de Mademoiselle, à la mort de Vatel, de M. de Turenne, de M. de Longueville ; mais entrer et cheminer pas à pas dans les dix volumes de lettres (et c’est surtout l’édition de MM. Monmerqué et de Saint-Surin que nous conseillons), mais tout suivre, tout dévider, comme elle dit ; faire pour elle enfin comme pour Clarisse Harlowe, quand on a quinze jours de loisir et de pluie à la campagne. Après cette épreuve fort peu terrible, qu’on s’en prenne à notre admiration, si on en a le courage et si toutefois l’on s’en souvient encore.