Chapitre I. Le Bovarysme chez les personnages de Flaubert
I. — Définition du Bovarysme : le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est. — Mécanisme du phénomène. — II. Principe de toute la comédie et de tout le drame humains. — Personnages de comédie dans l’œuvre de Flaubert. — Personnages de drame : Bovary. — III. Causes du Bovarysme : un principe de suggestion, — la connaissance anticipée des réalités, — le milieu social. — l’intérêt et l’instinct de conservation. — IV. Le Bovarysme, avec Mme Bovary, comme pouvoir autonome, comme nécessité interne, et comme principe d’idéalisme. — V. Modalités d’un Bovarysme essentiel. — La tentation de saint Antoine. — Bouvard et Pécuchet.
Un des signes auxquels il est possible de reconnaître les hommes de premier ordre est, semble-t▶-il, un certain sceau d’uniformité dont toutes leurs œuvres sont marquées. Ce caractère uniforme traduit ce qu’il y a en eux de spontané et de nécessaire. Tandis que ceux du second rang ont le pouvoir de se diversifier en imitant des modèles différents, le grand homme, qui n’imite point, demeure asservi à la loi impérieuse de son génie. Le même don qui suscite en lui une vision originale et nouvelle le contraint à appliquer sans cesse cette vision unique : comme si le pouvoir d’innover, d’échapper à l’imitation des formes passées, supposait une force si excessive que, s’étant une fois manifestée chez un être, elle dût, par la suite, le dominer toujours. Tout fragment d’un Rembrandt, d’un Mozart, d’un , d’un porte l’empreinte de ce joug : quelles que soient, dans ces productions diverses du génie, l’abondance des développements de second plan et la variété des sujets, un mode de vision tyrannique s’y fait toujours sentir. Il en est ainsi chez et on compte peu d’œuvres littéraires où ce despotisme d’une conception unique s’exerce avec plus d’autorité que dans la suite de ses romans. Il y éclate en une vue psychologique qui présente ; tous les personnages sous le jour d’une même déformation, et les montre atteints d’une même tare.
Il ◀semble▶ que les procédés de la connaissance soient les mêmes, qu’ils s’appliquent aux choses de l’esprit ou au monde physiologique. Or, dans ce deuxième domaine, ce fut le plus souvent la déformation du cas pathologique qui décela le mécanisme normal des fonctions, et c’est à ce point que des savants et des philosophes ont fait de cette remarque une méthode d’investigation. À se confier à cette méthode, il est apparu que la tare dont les personnages de sont marqués suppose chez l’être humain et à l’état normal l’existence d’une faculté essentielle. Cette faculté est le pouvoir départi à l’homme de se concevoir antre qu’il n’est. C’est elle que, du nom de l’une des principales héroïnes de , on a nommée le Bovarysme.
Tout d’abord, avec
et à sa suite, on va s’attacher à montrer sous son seul aspect morbide, ainsi qu’il l’a considéré lui-même avec une nuance de pessimisme, ce singulier pouvoir de métamorphose. Mais on s’attachera aussi à montrer son universalité, et ce caractère général du phénomène contraindra l’esprit à reconnaître son utilité, sa nécessité, à préciser son rôle comme cause et moyen essentiel de révolution dans l’Humanité.**
Une défaillance de la personnalité, tel est le fait initial qui détermine tous les personnages de
à se concevoir autres qu’ils ne sont. Pourvus d’un caractère déterminé, ils assument un caractère différent, sous l’empire d’un enthousiasme, d’une admiration, d’un intérêt, d’une nécessité vitale. Mais cette défaillance de la personnalité est toujours accompagnée chez eux d’une impuissance, et, s’ils se conçoivent autres qu’ils ne sont, ils ne parviennent point à s’égaler au modèle qu’ils se sont proposé. Cependant, l’amour de soi leur défend de s’avouer à eux-mêmes cette impuissance. Aveuglant leur jugement, il les met en posture de prendre le change sur eux-mêmes et de s’identifier à leur propre vue avec l’image qu’ils ont substituée à leur personne. Pour aider à cette duperie, ils imitent du personnage qu’ils ont résolu d’être tout ce qu’il est possible d’imiter, tout l’extérieur, toute l’apparence : le geste, l’intonation, l’habit, la phraséologie, et cette imitation, qui restitue les effets les plus superficiels d’une énergie sans reproduire le principe capable de causer ces effets, cette imitation est, à vrai dire, une parodie. Ainsi, tandis qu’ils sont doués avec une intensité variable d’aptitudes déterminées, tandis qu’ils sont prédisposés à certaines manières de sentir, de penser et de vouloir, destinés à telle manifestation spéciale de l’activité, voici qu’ils méconnaissent ou méprisent ces aptitudes et ces tendances, et s’identifient avec un être différent. Les voici, négligeant tous les actes où leur énergie eût pu réussir et s’évertuant à des modes d’action, de sentiment, de pensée qu’ils ont bien pu concevoir et admirer, mais qu’ils ne peuvent reproduire, en sorte que toute leur énergie, détournée des buts accessibles et stimulée vers l’impossible, se dissipe en vains efforts, avorte et fait faillite.Le mal, dont tous ces personnages sont atteints supporte d’être apprécié selon une évaluation rigoureuse : il grandit avec l’écart qui se forme entre le but qu’ils se sont volontairement assigné et le but vers lequel les aimantait spontanément une vocation naturelle. On peut se représenter ici deux lignes, prenant naissance en un même point idéal, la personne humaine : l’une figurant tout ce qu’il y a dans un être de réel et de virtuel à la fois, tout ce qui est en lui tendance héréditaire, disposition naturelle, don, tout ce qui fixe nativement la direction d’une énergie, l’autre figurant l’image que, sous l’empire du milieu et des circonstances extérieures : exemple, éducation contrainte, le même être se forme de lui-même, de ce qu’il doit devenir, de ce qu’il veut devenir. Ces deux lignes coïncident et n’en forment qu’une seule si l’impulsion venue du milieu circonstantiel agit dans le même sens que l’impulsion héréditaire. Mais dans tous les cas envisagés par
, cette convergence ne se produit jamais, et il arrive toujours qu’à quelque moment l’impulsion venue du dehors, et qui se trouve la plus forte, agit dans un sens différent de celui que commandait l’impulsion héréditaire. Les deux lignes dont on vient de fixer la valeur psychologique se détachent alors du même point, divergeant plus ou moins, selon que les tendances qu’elles figurent diffèrent plus ou moins, engendrant de la sorte un angle plus ou moins obtus, selon que l’énergie individuelle est plus ou moins divisée avec elle-i même. Cet angle est l’indice bovaryque. Il mesure l’écart qui existe en chaque individu entre l’imaginaire et le réel, entre ce qu’il est et ce qu’il croit être.I
Tout le comique et tout le drame de la vie tiennent dans l’intervalle compris entre ces deux lignes figurées, et l’œuvre de
a mis en relief l’un et l’autre de ces deux aspects du vice intime sur lequel son attention est demeurée fixée.Ce vice est une dissociation ; de l’énergie individuelle dont toutes les parties, au lieu de se joindre en un même effort, demeurent divisées entre elles. Or c’est le degré do l’énergie en jeu qui décide de la catégorie tragique ou comique sous laquelle le phénomène va se classer. Le personnage en effet mettra toujours au service de la fausse conception qu’il se forme de lui-même, au service de l’impossible, la quantité précise de force qu’il eût employée à développer ses aptitudes naturelles. Est-il doué d’une énergie médiocre, il n’accomplira que des actes futiles dont les conséquences sans gravité ne sauraient être très funestes, des actes où l’impuissance, résultat de l’inaptitude et de l’incompétence, ne se manifestera que par cette gaucherie, cette sottise, cette niaiserie, ces grimaces et ces faux pus qui n’excitent que le rire des spectateurs. Dans la plupart des cas, pour édifier en lui l’illusion d’être ce qu’il croit être, il s’en tiendra à cette imitation des apparences qui n’exige l’accomplissement d’aucun acte effectif.
Regimbard, dans L’Éducation sentimentale, est le type de ces personnages qui, conseillés par une prudence secrète, fondent l’opinion qu’ils veulent prendre d’eux-mêmes par la seule parodie. L’homme est vide absolument : mais, soutenu par l’instinct de conservation qui lui interdit de se prendre, en mépris, il parvient à représenter son personnage de penseur et de politique avec une économie de moyens qui touche au génie. Ii est républicain et patriote, il hait l’Angleterre et veut prendre le Rhin. Il prétend se connaître en artillerie, et, pour fortifier sa prétention, il lui suffit de se faire habiller par le tailleur de l’école polytechnique. Il développe sur ces motifs le thème de sa personnalité d’emprunt, et la gravité du masque le dispensant de tout discours, en même temps qu’elle atteste le sérieux de ses convictions, confère à son silence des significations secrètes et à sa mimique une valeur augurale.
Un peu au-dessus de Regimbard, pour le degré d’énergie dont ils sont doués, voici d’autres personnages de L’Éducation sentimentale qui, parce qu’ils ont pris le change sur leur véritable personnalité, sont condamnés à l’insuccès. En raison de la médiocrité de leur énergie ils ne parviennent pas à nous émouvoir et figurent encore à nos yeux à l’état de caricatures. C’est Pellerin qui confond ses facultés critiques, ses notions sur l’histoire de la peinture et son admiration pour les grands maîtres avec un pouvoir personnel d’exécution, Pellerin qui espère toujours susciter le don par un effort d’intelligence, qui supplée au talent par l’accoutrement, par le geste et le vocabulaire.
C’est Delmar, un ancêtre du Delobelle d’Alphonse Daudet. Chanteur de cafés-concerts, il est devenu acteur de drame. Les personnages qu’il représente ont pris place dans le vide de sa personne. C’est le cabotin qui joue ses rôles à la ville, et, comme il tient au théâtre les rôles humanitaires, il se croit une mission sociale : il est Christ et sauveur. En 1848 il offre de calmer une émeute en montrant sa tête au peuple.
Dans Madame Bovary, Homais se montre proche parent de Regimbard. Vide et dénué comme l’est celui-ci, il veut être un homme de science. Si les moyens par lesquels les deux fantoches simulent leur personnage sont différents, si Homais est prolixe, tandis que Regimbard est taciturne, ils sont comiques, l’un et l’autre par l’écart que l’on voit se former entre l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes et ce qu’ils sont dans le fait. Mme Bovary elle-même demeure un personnage de comédie tant que, pour susciter l’être factice en lequel elle s’incarne, elle attente seulement au décor. Ainsi lorsque, petite bourgeoise qui se veut grande dame, elle style ainsi qu’une femme de chambre de grande maison là servante de campagne qu’elle a. prisé à son service, lorsque, éprise du moyen âge, le costumé étrange et incommode dont elle se vêt suffit à la transformer à sa vue en quelque Diana Vernon ou lorsqu’elle assouvit sa passion d’intrigue en achetant le papier à lettres sur lequel elle écrira des mots d’amour à l’amant qui n’est pas encore survenu.
Dans L’Education sentimentale,
a mis en scène, avec un art singulier, des personnages qui, déformés par une fausse conception d’eux-mêmes, ne relèvent précisément ni du drame ni de la comédie ou qui, au regard d’une observation plus aiguisée, confinent à l’un et à l’autre.Frédéric Moreau sous l’influence du romantisme, s’est formé de l’amour un idéal qu’il veut réaliser en une mise en scène dont il sera le héros. Mais sa sensibilité ne répond pas à la conception qu’il s’en forme : l’intensité dans la passion lui fait défaut. C’est pourtant à cette fausse conception de lui-même qu’il subordonne son activité. Il aime parce qu’il veut aimer. Il est de ces personnages que vise la remarque de , qui n’aimeraient pas s’ils n’avaient entendu parler de l’amour. Mme Arnoux devient l’objet de la grande passion qu’il a résolu d’éprouver. Mais, s’il réussit à se persuader qu’il aime, il ne ressent en réalité aucun des effets de l’amour. Il n’est point jaloux, il ne souffre point de l’absence et cette passion imaginaire ne se traduit par aucun des actes par lesquels les passions vraies s’expriment et se procurent la possession de leur objet. Pourtant, cet amour qui demeure à l’état de rêve irréalisé n’en absorbe pas moins toute son énergie. Ses vains efforts pour le susciter et l’assouvir font qu’il néglige les sentiments et les plaisirs où sa sensibilité eût trouvé à se satisfaire. Le spectre de cette passion le rend insensible au jeune amour de Louise Roque, entrave sa liaison avec Rosanette et brise, on s’en souvient, son mariage avec Mme Dambreuse.
avait donné un premier titre à L’Éducation sentimentale : il avait nommé ce livre Les Fruits secs, soulignant de la sorte les conséquences les plus fréquentes qu’entraîne chez des natures médiocres une fausse conception de leur pouvoir et de leurs aptitudes.Victime d’une fausse conception de sa sensibilité, il l’est aussi d’une fausse conception de son intelligence. Il s’est enthousiasmé d’un idéal d’art et de littérature : il voit dans cet enthousiasme une vocation, et il attend la révélation soudaine du don qui va le sacrer poète, peintre ou romancier, tout au moins critique d’art, économiste, historien. Il a tout apprêté dans sa vie en vue de cette éventualité qui ne se réalise pas, et ce faux espoir le dissuade de tenter tout effort pour tirer parti de facultés plus modestes, qu’il renie, dont il est doué, et qui l’eussent mis dans la vie à sa vraie place. La médiocrité de son énergie empêche toutefois que son personnage imaginaire ne l’engage en des entreprises compromettantes et cette fausse conception de lui-même n’a d’autre conséquence que de faire de lui un fruit sec de l’intelligence aussi bien que de la sensibilité.
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Au lieu des personnages falots de L’Éducation sentimentale voici, avec Mme Bovary, un être pourvu d’une énergie plus forte. Aussi la fausse conception qu’elle prend d’elle-même va-t-elle se traduire par de toutes autres conséquences. Mme Bovary échappe au ridicule par la frénésie ; avec elle, l’erreur sur la personne devient un élément de drame. Au service de l’être imaginaire qu’elle a substitué à elle-même elle emploie toute l’ardeur qui la possède. Pour se persuader qu’elle est ce qu’elle veut être, elle ne s’en tient pas aux gestes décoratifs que l’on vient de décrire mais elle ose accomplir des actes véritables. Or elle entreprend sur le réel avec des moyens qui ne sont valables qu’à l’égard de la fiction.
La conception sentimentale qu’elle s’est formée d’elle-même exige en effet une sensibilité différente de celle qui est la sienne, en même temps que des circonstances différentes de celles dont elle dépend. La femme du modeste médecin de campagne se conçoit en un personnage de grande dame, de tempérament sensuel, vouée sans doute à des intrigues multiples où elle eût satisfait du moins les exigences de sa nature, elle conçoit l’amour sous les formes d’une passion exorbitante et unique dans un décor de faste et parmi des péripéties de roman. Il lui faut donc, après avoir falsifié sa propre sensibilité, falsifier les conditions extérieures auxquelles elle est soumise ; il lui faudra encore falsifier l’être intime de celui à qui elle décidera de faire tenir le rôle principal dans son rêve sentimental. Or, si elle parvient en effet à prendre le change sur elle-même, son pouvoir de déformation n’atteint pas le monde extérieur et elle ne peut faire que les choses deviennent en réalité autres qu’elles ne sont.
C’est ainsi que Rodolphe Boulanger, en séducteur préoccupé seulement de son but, accepte bien de jouer le rôle sentimental que sa maîtresse lui assigne, tant qu’il ne le contraint à autre chose qu’à des serments et il des phrases. Mais Emma Bovary entend que l’amour absolu, tel qu’elle imagine l’éprouver, tel qu’elle imagine l’inspirer, produise ses derniers effets ; elle veut s’enfuir avec son amant dont la passion vulgaire ne comporte pas de telles conséquences. Devant cette sommation de la fiction, Rodolphe reprend son véritable personnage. Il cesse de répondre à la fiction par la fiction et le rêve d’Emma se brise au contact de cette réalité qu’elle a imprudemment suscitée.
De même, pour faire face aux besoins d’argent où l’ont induite les exigences de son personnage factice, elle imite la signature de son mari sur les billets qu’elle souscrit. Mis aux prises avec cette nouvelle réalité, son pouvoir de s’imaginer autre qu’elle n’est trahit encore son impuissance à modifier le monde extérieur ; aucune image adverse ne peut empêcher que les effets souscrits ne soient présentés à leur échéance, qu’impayés ils ne soient protestés. Acculée à l’aveu, Emma préfère le suicide : elle paye de sa vie cette fauté de critique de s’être conçue autre qu’elle n’était, cette présomption d’idéaliste d’avoir tenté d’asservir le réel à l’imaginaire.
Si le Bovarysme, selon le degré d’énergie du personnage que l’on considère, se traduit tantôt par des effets comiques et tantôt par des conséquences tragiques, on a pu voir déjà, d’après les analyses précédentes, qu’il s’exerce, sur des parties diverses de la personne humaine. L’homme peut en effet tour à tour prendre le change sur la nature et le degré de sensibilité, de son intelligence ou de sa volonté. Il est aisé de distinguer dans l’œuvre de Mme Bovary et Frédéric Moreau sont, avec des différences d’intensité, les prototypes, un Bovarysme intellectuel dont le même Frédéric Moreau nous présente le cas sous son aspect le plus général, un Bovarysme de la volonté que l’on découvrirait à l’analyse chez Deslauriers. Le Bovarysme intellectuel admet lui-même des distinctions ; tandis qu’il porte, avec Frédéric Moreau, sur presque toutes les facultés de l’esprit, il devient plus spécialement avec Homais un Bovarysme scientifique, avec Pellerin un Bovarysme artistique.
un Bovarysme sentimental dontIII
Qu’ils relèvent du drame ou de lu comédie, qu’ils montrent une tare de la sensibilité, de l’intelligence ou de l’énergie, tous ces personnages de
se ressemblent par un point commun. Chez tous on découvre un principe de suggestion qui les détermine, à la façon des hypnotisés, à se concevoir différents d’eux-mêmes.**
Dans les cas les plus saillants, avec Mme Bovary, avec Frédéric Moreau, ce principe de suggestion est un enthousiasme, et cet enthousiasme a pour origine une connaissance anticipée des réalités. Cette cause particulière a été signalée et décrite par dans sa belle étude sur . Il l’a nommée le mal de la Pensée, de « la Pensée qui précède l’expérience au lieu de s’y assujettir »1, « le mal d’avoir connu l’image de la réalité avant la réalité, l’image des sensations et des sentiments avant les sensations et les sentiments… »2 C’est, dit-il à l’occasion des personnages de , à cette image anticipée, « à cette idée d’avant la vie que les circonstances d’abord, puis eux-mêmes font banqueroute »
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L’enthousiasme toutefois n’est pas le seul principe de suggestion qui commande aux personnages de le notaire Marescot, le maire Foureau, l’abbé Jeuffroy, le curé Bournisien, le vicomte de Cisy, le comte de Faverges tiennent de leur situation sociale tout ce qui leur fait une humanité distincte. Ils ont exactement les sentiments et les opinions qu’exigent leur profession, leur fortune et leur monde, et il ◀semble▶ bien que les uns et les autres seraient fort empêchés de penser, d’agir et d’être hommes s’ils n’étaient d’abord notaire, fonctionnaire, prêtre ou gentilhomme. Une même ignorance, une même inconsistance, une même absence de réaction individuelle ◀semblent▶ les destiner à obéir à la suggestion du milieu extérieur à défaut d’une auto-suggestion venue du dedans.
une personnalité d’emprunt. Le milieu social, la profession et la caste sont pour nombre d’entre eux des motifs suffisants de s’attribuer des sentiments et des opinions, jusqu’à des raisons de s’affecter et de se réjouir, des plaisirs et des peines. Ce qui caractérise à vrai dire ces personnages, c’est un défaut essentiel de caractère fixe et d’originalité propre, en sorte que, si l’on peut formuler que sous l’influence du milieu social ils se conçoivent autres qu’ils ne sont, c’est en ce que, n’étant rien par eux-mêmes, ils deviennent quelque chose, une chose ou une autre, par le fait de la suggestion à laquelle ils obéissent. C’est ainsi que dans Bouvart et Pécuchet ou dans L’Éducation sentimentale,Pourtant un mobile réel demeure en ces fantoches : c’est l’instinct de conservation. Sitôt qu’il entre en jeu, il est un principe de suggestion dont la toute-puissance les détermine à des métamorphosés nouvelles et jusqu’à renier innocemment leur personnalité coutumière. La révolution de 1848 cause parmi les personnages de le curé Jeuffroy bénit l’arbre de la liberté ; il glorifie, au nom de l’Évangile, les principes de la Révolution, et à Paris M. Dambreuse, le riche banquier orléaniste, découvre qu’il a toujours été républicain.
quelques-unes de ces brusques évolutions. À Chavignolles, le comte de Faverges oublié qu’il est royaliste pour ne se souvenir que de sa haine contre les d’Orléans et faire cause commune avec le peuple,IV
Ainsi, on distingue à la fois, dons l’œuvre de l’écrivain, différents points de vue sous lesquels les hommes se conçoivent autres qu’ils ne sont, et divers mobiles qui sont pour eux le principe de cette suggestion. Or, son rôle de romancier contraignait Mme Bovary le procès de l’éducation romanesque.
à exposer avec détail les circonstances et les motifs qui entourent le phénomène, qui composent son extériorité et son déterminisme. C’est une tâche à laquelle il n’a pas failli avec sa principale héroïne : l’éducation de la paysanne au couvent des Ursulines, dans un milieu aristocratique et mystique, l’influence romantique, agissant sur elle par les lectures publiques ou secrètes, sont les causes où il insiste, des appétits de luxe en même temps que de l’avidité sentimentale qui se développent dans l’âme de la jeune fille. C’est à ce point que l’on a pu voir enToutefois l’être humain n’est pas seulement une cire molle à laquelle les circonstances : et les influences extérieures impriment une forme nécessaire. On y trouve un principe de réaction qui constitue la personnalité de chaque individu et qui fait que les mêmes circonstances extérieures entraînent pour les uns ou les autres des conséquences qui ne sont point identiques. Il n’était pas nécessaire que l’éducation au couvent et le romantisme agissent sur Emma Bovary de la façon dont on les voit agir. D’autres à sa place eussent échappé aux mêmes influences ou eussent réagi contre elles d’une façon tout autre. Si donc Emma Bovary, telle que le romancier la met en scène, se montre en quelque mesure déterminée par les circonstances, il n’en existe pas moins, au premier plan de sa psychologie, une prédisposition personnelle à laquelle il convient d’accorder la première place. Or cette prédisposition consiste précisément en une exagération pathologique et singulière de se concevoir autre qu’elle n’est et c’est ce pouvoir et cette exagération que nous montrent tous les traits par lesquels nous la fait connaître.
Aussi, plutôt que de penser que Mme Bovary soit le produit des circonstances, nous faut-il juger que la nécessité ; interné qui la régit choisit, parmi les circonstances qui l’environnent, celles qui sont propres à, satisfaire sa tendance. Ce besoin de se concevoir autre qu’elle n’est constitue sa véritable personnalité, il atteint chez elle une violence incomparable et s’exprime par un refus d’accepter jamais aucune réalité et de s’en contenter. Rien n’a d’action sur elle qui ne soit image, qui n’ait été préalablement déformé et transposé à son usage par un acte de son imagination. Aucune réalité qui lui soit assimilable sans cet apprêt. À prendre le mot au sens strictement philosophique, Mme Bovary est une idéaliste. Elle ne perçoit pas cette commune réalité qui tient peut-être sa consistance et sa force de ce qu’elle est l’œuvre collective de tous les hommes. Il lui faut créer elle-même pour sa consommation individuelle tous les objets avec lesquels elle prend contact. Or parmi ces objets qu’elle est contrainte de transformer afin de les percevoir, figure son propre moi, sa propre personne. Elle ne tient compte d’aucun de ses instincts véritables, mais elle lui en attribue de fictifs, et c’est à satisfaire ces faux instincts, à assouvir ce moi déguisé, qu’elle emploie toute l’énergie, dont elle est pourvue.
Si toutefois après avoir idéalisé son être véritable, après en avoir fait un signe, elle eût su ne le mettre aux prises qu’avec d’autres signes également imaginés par elle, si elle se fût gardée de le commettre avec la réalité commune, Mme Bovary eût pu être quelque grande mystique, à la façon d’une sainte Thérèse ou, avec un don d’exécution, une artiste. Mais la critique lui fait défaut : elle ignore l’intervalle qui sépare la réalité créée par elle de la réalité collective. Continûment, d’un élan exaspéré, elle affronte avec son rêve cette réalité différente et le brise à des formes rigides auxquelles elle avait prêté d’autres contours, — semblable à quelque tragique voyageur muni d’une fausse carte et qui, dans la nuit, rencontrerait des précipices où il pensait trouver une route unie et résistante.
D’ailleurs cette tentative de réformer la réalité collective, selon les exigences du rêve individuel, comporte un principe d’insuccès plus essentiel encore que la disproportion même qui éclate entre les deux forces antagonistes qui se heurtent ici. La haine du réel est à, vrai dire si forte chez Bovary, qu’elle pourrait la contraindra à répudier son propre rêve, s’il venait, par impossible, à prendre lui-même la forme d’une réalité. Cette haine, conséquence de son idéalisme exige en effet qu’elle nie, qu’elle ruine tout ce qui est parvenu, à se constituer, tout ce qui est sorti du virtuel, tout ce qui est devenu. Elle est la sœur de cette enfant, à qui dédiait son poème des « Bienfaits de la lune », et à qui l’astre prédit : « Tu aimeras… le lieu où tu ne seras pas, l’amant que tu ne connaîtras pas. »
On voit en elle un principe insatiabilité, un principe de rupture de tout équilibre, de toute harmonie, de toute paix, de tout repos, un principe de fuite où l’on distinguera plus tard un des ressorts essentiels de la nature humaine, la source du mouvement et du changement.
Ainsi, la haine du réel se confond, chez Mme Bovary, au centre même de sa personnalité, avec le pouvoir de se concevoir autre qu’elle n’est, et les deux tendances sont si intimement unies que l’on ne saurait dire laquelle engendré l’autre. Il ◀semble▶ en effet parfois que la fausse conception qu’elle prend d’elle-même et des choses suffise à causer son aversion pour toute réalité. Ayant exilé de son âme tous les sentiments qu’elle est propre à éprouver, s’en étant attribué d’autres qui sont fictifs et que, par conséquent, les réalités n’ont pas le pouvoir de susciter en elle, on conçoit qu’elle haïsse ces réalités pour cette impuissance à s’émouvoir à leur contact, dont elle est seule responsable et dont elle les coupables ; tel est le cas lorsqu’elle est insensible à l’amour de son mari, parce qu’il ne répond pas à l’image anticipée qu’elle s’est faite de la passion. Mais on d’autres occasions, il ◀semble▶ au contraire que la haine des réalités soit, au lieu d’une conséquence, la cause qui la détermine à se concevoir autre qu’elle n’est. Voici, en effet, qu’elle a réussi à s’éprendre de Léon, le clerc de notaire d’Yonville-l’Abbaye. À la faveur de lectures identiques, Léon s’est composé de l’amour, de l’art et de la nature, une conception analogue à la sienne ; elle pourra être aimée de lui parmi le décor sentimental précis qu’elle a dessiné dans son rêve. Comme elle, et à la suite d’une même sophistication, Léon se conçoit autre qu’il n’est, et ces deux fictions, qui coïncident, vont faire le même office que rempliraient deux sentiments naturels : une réalité amoureuse va naître de cette rencontre. Aussitôt, et poussée par la fatalité qui la domine, Emma Bovary se conçoit différente de ce que la voici, elle imagine un nouveau personnage aux exigences duquel elle immolera le désir immédiat et instinctif qui menace de se réaliser. L’héroïsme que comporte le sacrifice de la passion au devoir lui apparaît recéler une beauté morale, dont elle veut parer son âme. Dans son maintien, dans ses attitudes, elle joue cette comédie du ’sacrifice : sa froideur soudaine décourage la timidité du clerc et la réalité sentimentale qui allait se former, se voit brisée par la fiction avant que d’être née. C’est le triomphe de l’irréel. Ainsi ce qui est typique en Mme Bovary, c’est bien ce pouvoir de se concevoir autre, idéalisé chez elle jusqu’à constituer sa véritable personnalité et confondu avec la haine de toute réalité à ce point que ces doux éléments, cause et effet l’un de l’autre, inscrivent un cercle où tous ses actes aboutissent. De ce point de vue, les diverses circonstances qui ◀semblent▶ déterminer Mme Bovary à se concevoir autre qu’elle n’est, ne constituent point l’intérêt profond de l’œuvre. Ce qui est essentiel ici, c’est la tendance même qui la gouverne, cette tendance maîtresse à laquelle les circonstances particulières du roman ne sont que des prétextes pour s’exercer, et qui, à défaut de celles-ci, en eût su choisir d’autres, cette tendance impérieuse, en vertu de laquelle toute condition d’existence quelle qu’elle eût été, et par le seul fait qu’elle eût été réelle, eût suscité en Emma Bovary une conception contradictoire.
Il apparaît en effet, que le drame de Mme Bovary transportée en réalité dans le milieu qu’on lui voit rêver, qu’au lieu d’être la fille du père Rouault, le fermier des Aubrays, elle soit issue de parents aristocrates et millionnaires, qu’au lieu d’être l’épouse d’un officier de santé dans un petit village normand, elle soit la femme d’un grand seigneur, et vive dans une atmosphère de fêtes, de luxe et de galanterie et la voici, toujours la même prenant en aversion ces réalités voisines, méprisant ces joies, artificielles, dont la vanité fait le fond, ces passions libertines, auxquelles le cœur n’a point de part, harassée de ces plaisirs forcés et de la contrainte d’un perpétuel apparat, rêvant de quelque vie cachée au fond d’une province, et des joies simples d’une intimité heureuse. Et n’est-ce point un Bovarysme de cette espèce qui, à l’instigation des et des , donna naissance aux Trianon ?
, en ce qu’il a de psychologiquement essentiel, ne sera pas changé si l’on en intervertit les circonstances et la donnée. Que l’on supposeD’ailleurs, et ceci apparaît dans le roman de Mme Bovary, que, sitôt qu’elle en est privée, elle meurt. Brillé par le départ de Rodolphe, elle suscite de toutes pièces une passion nouvelle pour Léon. Mais elle n’est plus dupe ni du sentiment qu’elle éprouve ni de celui qu’elle inspire ; un pouvoir critique s’est éveillé on elle ; elle mesure la part de comédie qui entre en cet amour. Elle sait qu’elle en est l’unique instigatrice, elle juge son amant et elle connaît « la petitesse des passions que l’art exagère ».
Or cette manière commune, et que l’on peut appeler raisonnable, de considérer la médiocrité de l’univers, n’est point le signe qu’elle est guérie, c’est le signe que ce qui était en elle le principe de la vie l’abandonne. Elle a perdu le pouvoir d’interposer son rêve entre sa vue et les réalités et d’en obscurcir le réel. Son âme ne supporte pas le contact immédiat auquel la voici condamnée. Impuissante désormais à se concevoir autre qu’elle n’est, impuissante à concevoir les choses et les êtres autres qu’ils ne sont et à les déformer selon le vœu de son désir, elle nie dans le suicide cette réalité indocile dont l’argile durcie ne se laisse plus pétrir et modeler.
Par l’aveuglement obstiné avec lequel elle accomplit son incessante évolution, par sa fin volontaire et tragique qui marque sa puissance et sa frénésie, il a ◀semblé▶ que Mme Bovary symbolisait, mieux qu’aucun autre personnage de , cette fonction originelle de l’âme humaine que l’écrivain a mise en scène avec un relief pathologique dans tout le cours de son œuvre. Avec elle, il a ◀semblé▶ que le phénomène apparaissait sous son aspect le plus universel et que, sous le jeu des mobiles et des circonstances qui ◀semblent▶ le déterminer, il révélait une source d’activité propre. Par cet exemple, ce fait de se concevoir autre, qu’on le considère comme un pouvoir ou comme une défaillance, s’avère un élément nécessaire ou fatal de l’activité humaine en son fond essentiel.
V
Mme Bovary, avec Frédéric Moreau, avec Homais, avec les personnages secondaires de L’Éducation sentimentale et de Bouvard et Pécuchet, ce don de métamorphose qui permet aux hommes de prendre le change sur eux-mêmes et parfois ◀semble▶ les y contraindre. Lorsqu’il a composé avec La Tentation de saint Antoine, avec Bouvard et Pécuchet, des œuvres d’une portée plus générale, une même nécessité de sa vision d’artiste a été cause qu’il a animé ce champ nouveau et plus vaste du jeu de ce même pouvoir. Mais, tandis que la faculté de se concevoir autre, exagérée en quelques individus, faisait de ceux-ci des personnages de drame ou de comédie et nous montrait des êtres que l’on pouvait croire exceptionnels, elle apparaît maintenant comme le mécanisme même en vertu duquel l’Humanité se meut, comme le principe funeste et indestructible qui la fonde et constitue son essence.
d’ailleurs ne s’en est pas tenu à mettre en scène en des consciences individuelles, comme on l’a vu le faire avecCe Bovarysme métaphysique donne à cette partie de l’œuvre de
une apparence pessimiste. On montrera bientôt qu’elle laisse place à une autre interprétation ; mais on va respecter, tant que l’on se tiendra à considérer le Bovarysme dans l’œuvre de , cette première impression qui s’en dégage. Elle est en effet la conséquence du relief exagéré qu’implique nécessairement une vision d’artiste, et cette exagération même sera de nature à faire mieux comprendre et mieux voir par la suite le principe d’où surgit la réalité phénoménale, avec les formes que nous lui connaissons.
« l’impuissance de l’effort, la vanité de l’affirmation et toujours l’éternelle misère de tout »
. Et il ◀semble▶, en effet, que, transportant dans la philosophie sa vision d’artiste, ait constaté dans l’homme un Bovarysme irrémissible qui fait de l’erreur et du mensonge la loi de sa nature, un mal d’imagination et de pensée qui l’oblige à méconnaître toute réalité pour céder à la fascination de l’irréel, qui le contraint à concevoir, hors de la portée de son intelligence et le ses sens, un au-delà dont la perspective s’éloigne après chaque effort fait pour l’atteindre. Il ◀semble qu’il ait voulu nous faire toucher la disproportion formidable qui s’accuse entre les interrogations posées par l’inquiétude de notre esprit et nos moyens d’y répondre. Quelle influence singulière nous arrache ainsi à nous-mêmes et à l’heure présente, dressant l’idée en face de l’instinct, créant, à côté de nos besoins réels, des besoins imaginaires auxquels nous donnons l’avantage ? Quoi principe hystérique s’élève du fond même de notre nature comme un mode à rebours de notre sensation exaspérée ? C’est cette même force mensongère et fatale qui désorbitait les individus et qui maintenant manifeste son pouvoir sur l’espèce tout entière, contraignant l’humanité à se concevoir autre qu’elle n’est, faite pour d’autres destins, pour un autre savoir. C’est elle qui a donné naissance à toutes les sciences et c’est ce Bovarysme essentiel que a étreint sous ses deux formes, pour en exprimer l’ironie, pour en montrer le développement fatal, dans un double effort, dans ce poème halluciné, La Tentation de saint Antoine, dans cette comédie caricaturale, Bouvard et Pécuchet.
Dans la première de ces œuvres et à son premier plan, Antoine nous offre le spectacle d’un Bovarysme qui relève de la pure physiologie : un fait d’hallucination, avec la succession de ses crises, forme la structure même du livre. Mais on voit bien que, sous cet épisode de pathologie individuelle, l’ermite, par la nature des apparitions qui le hantent, symbolise un autre phénomène et d’une autre grandeur. On voit résumé en son délire tout l’effort de l’Humanité pour connaître au-delà des limites possibles de la connaissance humaine. Avec Antoine l’homme abstrait, et non plus tel ou tel individu, se conçoit autre qu’il n’est, quant à la qualité et quant à la portée de son intelligence : cette fausse conception de lui-même où il se fixe et en laquelle il a foi contraint de dénaturer l’Univers. C’est à ce prix qu’il se pourra donner la preuve de son pouvoir de connaître sans limites. Il imagine donc l’Être avec ses lois, selon le vœu de sa présomption et voici l’éclosion fantastique des religions et des métaphysiques. Évoquées par le vœu ardent de l’ermite, avec des formes complexes que son savoir précise, voici apparaître devant ses yeux dans la solitude du désert, comme les rêves successifs et incohérents de la cervelle humaine, toutes les théogonies et toutes les religions, glorifiant tour à tour ou méprisant la chair, se détruisant les unes les autres par des affirmations inconciliables. Et c’est sous son premier aspect le Bovarysme de la connaissance.
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En voici avec Bouvard et Pécuchet une seconde face. Ici, comme dans La Tentation,
a fait une double application du mode de vision à travers lequel il perçoit les réalités de tout ordre. Dominé par son tempérament d’artiste, contraint, pour manier des idées abstraites, de les incorporer en des personnages vivants, il a dû composer à ceux-ci une individualité concrète afin qu’ils pussent, par le moyen de leurs gestes immédiats, évoquer des interprétations plus hautes.Bouvard et Pécuchet, à ne les considérer qu’au point de vue de leur signification de premier plan, offrent quelque, ressemblance avec d’autres personnages de ou Arnoux. Sous ce jour ils personnifient l’homme moderne : à celui-ci, la vulgarisation de l’enseignement, phénomène propre à notre temps, ouvre des perspectives illimitées sur l’infinité des idées philosophiques, morales, littéraires et scientifiques élaborées par l’effort des civilisations antérieures. Mais le pouvoir créateur et la capacité de son intelligence ne se sont pas accrus dans les mêmes proportions qu’augmentait la masse des notions accumulées par tes ancêtres et recueillies par héritage et voici un équilibre rompu. À posséder les résultats du labeur accompli au cours d’une longue civilisation par le génie de ses meilleurs représentants, quelques-uns des plus médiocres parmi les derniers venus prennent le change sur leur propre valeur ; ils se gonflent, comme d’un mérite individuel, des conquêtes intellectuelles dues à l’élite de l’espèce et dont ils bénéficient en vertu d’un privilège commun à toute l’Humanité.
C’est ainsi que Homais offre, sur une scène beaucoup plus vaste, un spectacle analogue à celui que inventa avec son bourgeois gentilhomme. Comme M. Jourdain pense s’égaler aux gens de cour en adoptant leur costume, leurs manières et leur langage, en prenant des leçons de danse et de maintien, Homais se persuade qu’il participe à la dignité du savoir humain eu imitant le langage des hommes de science, en reproduisant d’une façon grossière leurs attitudes, en feignant leurs soucis. Un comique supérieur se dégage du contraste manifeste entre la pauvreté intellectuelle du fantoche et la grandeur complexe de l’idéal qu’il a entrevu et qu’il voudrait atteindre.
Initié par ce même pouvoir vulgarisateur de l’instruction à des modes d’activité très divers, Arnoux croit sans peine qu’il a acquis, avec la connaissance des buts, l’aptitude qui le prédispose à les atteindre tous ; de là son aisance à tout entreprendre malgré l’incapacité qui de condamne à échouer toujours.
Une semblable présomption détermine Bouvard et Pécuchet à s’incarner tour à tour dans tous les rôles créés par l’activité des hommes. Mais le pouvoir de prendre le change sur soi-même apparaît chez eux dégagé de tout autre mélange et réduit à ses mobiles les plus élémentaires. Indépendamment du défaut de personnalité et de l’extrême légèreté qui rend Arnoux sensible à toutes les influences, il se montre aussi déterminé à se concevoir autre qu’il n’est par des mobiles de lucre. L’absence d’esprit critique et l’enthousiasme scientifique ne sont pas les seuls mobiles qui engendrent chez Homais la même évolution : on trouve aussi chez lui une vanité excessive et ce mobile complémentaire, en l’incitant à une duperie, des autres en même temps que de lui-même, obscurcit la simplicité de la métamorphose. Cette confusion de mobiles n’existe plus dans les actes exécutés par Bouvard et Pécuchet. S’ils se conçoivent autres qu’ils ne sont, c’est sans l’intervention d’aucun principe de lucre, d’intérêt ou de vanité, et l’évolution bovaryque se résout chez eux en ses éléments les plus simples.
La disproportion est manifeste entre la pauvre énergie mentale dont ils sont doués et la somme de notions et d’idées qu’étaient devant leurs yeux l’instruction prodiguée à tous, la diffusion, par la presse et par les manuels de vulgarisation, des connaissances de tout ordre. Par cette disproportion, ils montrent à nu, avec une exagération qui résulte de leur médiocrité, ce fait essentiel : l’écart prodigieux qui existe, parmi toutes les espèces animales, chez la seule espèce humaine, entre l’apport individuel du meilleur de ses représentants et la richesse qui lui est transmise par l’être collectif Humanité. Ils nous montrent cette disproportion aggravée encore à notre époque sous l’influence du développement soudain de l’instruction, du machinisme des formules, d’une façon générale, et pour emprunter à
une remarque excellente, des moyens innombrables mis à la disposition de l’individu pour obtenir des résultats qu’il n’a pas eu la peine d’inventer, et qui peuvent être efficaces entre ses mains sans qu’il lui soit nécessaire d’en comprendre le mécanisme intime.Une aussi flagrante disproportion a vulgarisé à notre époque et tiré à une infinité d’exemplaires le type du parvenu, du Bourgeois scientifique, dont on a vu que Homais une première ébauche, et dont Bouvard et Pécuchet sont une représentation plus typique, plus bienveillante aussi, car aucun sentiment mauvais ou bas ne leur est attribué et, si extraordinairement comiques qu’ils apparaissent, leur bonhomie pourtant commande la sympathie. La révélation de l’immense richesse intellectuelle qui leur est livrée n’excite en eux qu’un sentiment d’admiration pour la science, pour l’art, pour la philosophie, pour la pensée sous ses formes les plus hautes. Dénués de tout goût particulier assez fort pour courber dans un sens unique l’énergie de leur attention, pour, les absorber et les satisfaire par la perpétuité d’un plaisir toujours renaissant, ils cèdent à la fascination de l’idée qui dresse autour d’eux ses sommets et les sollicite avec une égale insistance sous toutes ses faces. À gravir ces hauteurs, le vertige les gagne et déplace leur centre de gravité. Ils ne savent plus apprécier les distances, toute critique est abolie en eux. À entrevoir les résultats de la science, ils croient en posséder les secrets ; à se promener dans la partie du domaine de la connaissance qui a clé aménagée pour l’intelligence vulgaire ils se croient aptes à s’engager dans ses taillis les plus inextricables et à découvrir des routes nouvelles ; à manier et à posséder tine monnaie qui procure les choses, ils croient, que cette monnaie est frappée à leur effigie et qu’ils ont eux-mêmes le pouvoir d’émettre des pièces d’or nouvelles.
avait donné avecSous cette première allégorie que
au moyen de ses deux bonshommes a mise en scène avec une force comique incomparable, on trouve, a-t-on dit, un autre symbole plus élevé et d’un pessimisme en apparence plus définitif. L’intelligence humaine, la faculté de comprendre elle-même, devient le thème de la représentation et nous apparaît atteinte du même mal dont nous avons vu quelques esprits frappés. D’une façon essentielle elle se méconnaît, elle se forge une fausse conception de son pouvoir, visant des buts qu’elle ne peut toucher, se réalisant toujours selon des formes qu’elle n’avait pas prévues.Tandis que, dans La Tentation, le délire du saint évoque la cohorte des religions et des métaphysiques se réfutant les unes les autres par le seul fait de leur confrontation, l’enthousiasme intellectuel de Bouvard et de Pécuchet qui les porte à tout apprendre, à s’élancer sans cesse dans toutes les directions de l’esprit, prête à une revue encyclopédique de toutes les philosophies et de toutes les sciences. Or cet examen tend à montrer que l’observation des phénomènes de tout ordre a donné lieu à des interprétations diverses, successives et contradictoires ; il fait voir, qu’au gré de la prédilection des auteurs, les problèmes les mieux étudiés reçoivent encore, les solutions les plus variables.
Ainsi, selon deux procédés différents, l’esprit humain s’est efforcé de se rendre maître de la certitude. À son aurore il a réalisé son désir dans la croyance religieuse ; car il possédait alors le pouvoir d’objectiver sa foi, de créer la réalité de son désir avec la force même et l’intensité de son désir. Parvenu à sa maturité, il perd ce pouvoir et tend vers la certitude par une autre voie : il a recours à l’observation des phénomènes et se fie à l’enchaînement causal pour en obtenir le dernier mot des choses. Les causes s’enchaînent sans fin, il prend patience, met des noms sur les phénomènes, des noms sur les sciences diverses qui s’y appliquent, trace des divisions et des solutions de continuité parmi la trame indéfinie du réel. Par ces moyens, par l’artifice de ses conventions et de ses définitions, tandis, qu’il se donne l’illusion de quelques certitudes partielles, il entretient l’espoir de posséder des certitudes plus vastes.
C’est ce second état de la certitude humaine que Bouvard et Pécuchet. L’entreprise nous paraît ici plus téméraire parce qu’elle va à ébranler une croyance dont l’influence sur l’esprit est encore actuelle. « Une croyance, a dit Fustel de Coulanges, est l’œuvre do notre esprit, mais nous ne sommes pas libres de la modifier à notre gré. Elle est notre création, mais nous ne le savons pas. Elle est humaine et nous la croyons Dieu. Elle est l’effet de notre puissance et elle est plus forte que nous. » 4
Or cette croyance scientifique que nous avons créée comme la précédente, en est à cette période de jeunesse et de prospérité où une croyance est plus forte que celui qui la crée. Il n’est pas exagéré de dire qu’une religion scientifique régit de nos jours les hommes avec la même rigueur que la religion divine leur commandait naguère. Seuls quelques esprits supérieurs échappent à cet empire : pour le vulgaire, sa foi scientifique est absolue et on l’en voit témoigner avec fanatisme en toute occasion où la science conclut à des applications pratiques. C’est ainsi que la chirurgie et la médecine ont leurs dévots qui ne relèvent pas seulement de , mais qui pourraient souvent prendre place en un martyrologe d’un nouveau genre.
Pour que la science engendrât les conclusions certaines que l’opinion populaire lui attribue, il serait nécessaire que le déterminisme causal, dans lequel l’esprit humain a placé sa confiance, prît son point d’appui sur une cause première, que la nature même de l’esprit se refuse à concevoir et, qu’en fait, l’intelligence scientifique n’atteint jamais. Toutes les sciences particulières ont leur origine dans un parti pris de l’esprit humain qui décide de placer en quelque endroit de la réalité une frontière pour ta commodité de ses spéculations : on ne leur voit pas de commencement dans la nature des choses où leurs racines plongent et se perdent. De là, la relativité de toutes les conclusions scientifiques dès qu’elles touchent à un ordre de phénomènes quelque peu complexe. Aussi
avait-il beau jeu à faire apparaître les contradictions des systèmes en des sciences telles que l’histoire ou l’histoire naturelle, la médecine, la philosophie, l’esthétique, la politique ou la pédagogie. Loin qu’il soit permis de le taxer de paradoxe, il faut penser que cette thèse sur l’incertitude de la connaissance humaine, eût assumé un caractère d’une tout autre rigueur, eût ébranlé dans leurs fondements des sciences plus positives en apparence et sur lesquelles ne s’est point exercée l’analyse de l’écrivain, si quelque savant doué par surcroît de l’intelligence philosophique, à la manière d’un , eût entrepris de la soutenir.La foi populaire en l’absolu de la science repose donc sur une croyance latente en l’existence d’une cause première d’où l’ordre phénoménal pourrait être déduit dans son entier. Elle s’exprime en un Bovarysme de la cause première. L’intelligence est dupe ici de ses procédés : elle prend pour une route tracée vers un but fixe auquel elle aboutirait, ce sens de la causalité qui n’est que le moyen de ses constructions.
Ce qu’il faut donc constater en fin de compte, c’est qu’avec la philosophie et la science, c’est qu’avec l’universalité des modes de la connaissance, l’homme se conçoit propre à atterrir en des régions qui lui demeurent inaccessibles, à posséder un savoir qu’il ne conquiert jamais, qu’il se conçoit né pour des fins qui ne sont pas les siennes, qu’il y a un abîme entre sa destinée et la destination qu’il se suppose, qu’essentiellement, et dans son activité la plus haute, il se conçoit autre qu’il n’est.