LXXVII
histoire du consulat et de l’empire, par m. thiers. — article de m. villemain sur cet ouvrage. — esprit des institutions militaires, par le duc de raguse. — mort d’alexandre soumet. — jules de rességuier. — latour de saint-ibar. — virginie.
La grande nouvelle littéraire, l’unique nouvelle est la publication des trois volumes de l’Histoire du Consulat par M. Thiers. Le succès est complet et il a surpassé encore l’attente. L'intérêt du sujet est grand, et l’historien a rempli tout ce sujet par sa lucidité parfaite, par son impartialité élevée, et par l’innombrable quantité de notions précises et nouvelles qu’il a su combiner et conduire. Ce livre est en effet admirablement composé et conduit ; on ne se perd pas un seul instant dans les détails, quoique il y en ait beaucoup en chaque branche spéciale, en finances, en administration, en stratégie, mais le tout est ramené à l’ensemble et concourt à la marche générale. Un sentiment élevé d’intelligence et d’impartialité circule à travers l’ouvrage et fait honneur au cœur aussi bien qu’à l’esprit de M. Thiers : il y a, sans aucune affectation, la dignité convenable à l’histoire. Quelques nobles mouvements naturels et simples viennent par endroits donner jour aux émotions que fait naître un tel spectacle : l’historien, sans intervenir trop fréquemment, est loin d’être impassible. Espérons que l’esprit public et patriotique en France en recevra une heureuse influence. Le style est ce qui, dans l’ouvrage, paraît laisser le plus à désirer ; le plus souvent on n’y songe pas, tant ce style est simple, facile et courant. Pourtant de notables négligences s’y décèlent par places, et surtout, après le premier volume, on s’aperçoit qu’il y a trop d’abondance et de longueur. L'écrivain, qui avait d’abord visé à plus de concision, est revenu à sa facilité extrême ; et c’est par ce seul côté peut-être que l’entière dignité de l’histoire n’est point remplie. Quant au fond des jugements, il satisfait en général, même ceux d’entre les témoins et acteurs survivants qui seraient tentés d’épiloguer le plus : il y a quelques points seulement où la critique porte avec raison. Ainsi l’on trouve que Sieyes est d’abord surfait, et qu’à cette date du 18 brumaire comme dans tout le débat de Constitution qui a suivi, il n’avait déjà plus ce crédit que l’historien lui prête. Sieyes, en 1800, était déjà frappé de ridicule ; voilà ce que disent les témoins bien informés de ce temps-là. — On trouve aussi que Fouché est jugé un peu favorablement et avec trop d’indulgence ; le portrait de M. de Talleyrand, très-agréable, n’est lui-même qu’ébauché ; l’historien, si bien au fait des secrets les plus honteux, ne peut tout dire ; mais ces portraits sont touchés avec infiniment d’art et de goût. On trouve enfin que M. Pitt n’est pas bien compris, et sur ce point on a complétement raison. La gloire de M. Pitt, c’est d’avoir sauvé son pays d’une révolution, et d’avoir en partie sauvé l’Europe. Il a fait comme un homme qui, voyant un violent incendie dans la maison voisine, a l’énergie et la présence d’esprit de sauver sa propre maison séparée par un simple mur mitoyen, et qui a de plus le courage d’aller au secours des maisons d’en face elles-mêmes menacées. M. Pitt a compris du premier coup d’œil que Bonarparte avait du gigantesque dans l’ambition, et qu’on ne pouvait s’en remettre à sa modération pour pacifier le monde. Il a donc lutté, il est mort à la peine, mais l’avenir lui a donné raison, et sa politique a triomphé en définitive à Waterloo. C'est triste pour la France, mais c’est glorieux pour M. Pitt, et M. Thiers, qui a si bien compris et a su honorer par ses jugements impartiaux les autres adversaires de la France, a manqué ici à cette disposition à l’égard du plus grand de ces adversaires. Nous ne saurions, au reste, mieux faire que de reproduire sur ce point comme sur plusieurs autres les observations pleines de justesse de M. Villemain. Ce dernier, en effet, a donné dans le journal la Presse du 29 mars un article très-spirituel sur les volumes de M. Thiers. Depuis qu’il est revenu à la santé, M. Villemain redouble, nous dit-on, de vivacité et d’esprit ; il est comme ces coursiers généreux qui, ayant bronché un moment, se redressent et reprennent le galop avec plus de frémissement et de vigueur. Cet article de la Presse est remarquable à plus d’un titre. L'épigramme s’y glisse à côté de l’éloge ; l’éloge y est pour beaucoup de monde, pour M. Thiers, pour M. de Lamartine, pour M. Hugo, pour M. de Chateaubriand, pour M. Pasquier, pour tous en un mot, excepté pour M. Guizot, auquel son ancien ou plutôt son récent collègue garde une rancune qui n’est peut-être pas suffisamment justifiée et qu’il serait plus digne de contenir52.
— Il est un genre de critique que peu de personnes s’aviseront de faire à l’ouvrage de M. Thiers : le courant des idées est si changé en France, et les esprits sont tellement tournés à une admiration presque sans réserve pour la force et pour l’organisation, qu’on remarque à peine la sévérité que montre l’historien contre la résistance politique du Tribunat. La liberté proprement dite a peu de faveur en France depuis quelque temps. Des lecteurs plus fidèles aux souvenirs libéraux et moins désabusés sur le compte de ces doctrines auraient droit de s’étonner pourtant de la facilité avec laquelle l’historien absout le héros. Il y a quelques remarques improbatives sans doute ; mais elles ne tiennent pas longtemps devant cette violence glorieuse du César qui brise tout ce qui s’oppose à ses desseins. Napoléon est un homme à la façon de César en effet, et qu’on doit louer comme tel ; mais il n’est pas comme Charlemagne, il ne cherche pas à éveiller le genre humain, à le rendre libre, juste, moral dans la belle acception du mot. Le pouvait-il faire dans les circonstances où il est venu ? c’est une question qu’il devient même inutile de se poser, puisqu’il ne le pouvait certainement avec sa nature personnelle et avec la forme absolue de son génie. Qu'on ne s’étonne donc point que, même à son moment le plus glorieux, il y ait eu des âmes élevées, des âmes d’élite, amies de la justice et du droit, qui se soient dit entre elles comme Cicéron à Atticus : Sibi habeat suam fortunam. Unam me hercule tecum apricationem in illo Lucretino tuo sole malim quam omnia istiusmodi regna ; vel potius mori millies quam semel istiusmodi quidquam cogitare. — Ce que madame de Staël, écrivant à Tracy ou à Cabanis en 1802, aurait traduit ainsi : « Qu'il ait pour lui sa fortune ! mais certes j’aimerais mieux une seule promenade avec toi dans tes bois d’Auteuil que tous ces règnes usurpés ; ou plutôt j’aimerais mieux mourir mille fois que de penser une seule fois quelque chose de tel. » — M. Thiers oublie trop qu’il a pu y avoir de ces âmes et qu’il s’en est rencontré en effet dans l’opposition d’alors. Mais tout le monde l’oublie aujourd’hui.
— Le duc de Raguse vient de publier sous ce titre, Esprit des institutions militaires, un volume plein de feu, d’intérêt, de science et d’agrément ; il rend accessibles au lecteur une foule de questions qui semblaient▶ du ressort des hommes spéciaux ; il fait comprendre la guerre, l’empereur, Wellington, le génie de la France et de l’Angleterre. C'est un livre à lire.
— La mort frappe coup sur coup au sein de l’Académie et parmi les générations dont le tour ne ◀semblait▶ pas encore venu. M. Étienne, poëte comique distingué sous l’empire et organe spirituel de l’opposition libérale dès les débuts de la Restauration, pouvait ◀sembler avoir rempli sa tâche ; mais M. Soumet, mort ces jours derniers, appartenait par son talent et par ses succès à une école qu’on est encore accoutumé d’appeler l’école moderne. M. Patin a parlé à merveille sur sa tombe, bien qu’avec l’extrême indulgence qui est de rigueur en de tels moments. M. Soumet était un poëte habile, rompu à l’art des vers, mais pauvre d’idées et infecté de faux goût. Il suppléait trop souvent à cette disette d’idées par des conceptions enflées et étranges au fond desquelles on sentait l’absence de sérieux : c’est le défaut radical de sa Divine Épopée, au sujet de laquelle M. Vinet a dépensé, dans le Semeur, tant de bon esprit et de victorieuses raisons sans parvenir à entamer la conviction de l’auteur. M. Soumet, nous dit-on, dans la vie privée, avait de l’esprit, de la grâce, une sorte de courtoisie romanesque qui se conciliait d’une manière assez aimable avec les vanités du poëte et de légers ridicules. Sa bibliothèque, nous dit un journal, se composait en tout de six ou sept ouvrages : Homère, Virgile (l’Énéide), la Jérusalem du Tasse, les Lusiades de Camoëns, la Messiade de Klopstock, et la Divine Épopée, qu’il ajoutait d’autorité à cette illustre famille : une plume d’aigle, présent d’un ami, et avec laquelle il avait écrit cette Divine Épopée, était suspendue comme trophée au-dessus de l’œuvre. Sa Clytemnestre, moins pompeuse, laissera plus de souvenir ; elle a marqué un moment dans les fastes dramatiques de la Restauration.
— Jules de Rességuier, un poëte assez agréable et très-maniéré, a fait autrefois, dans une pièce adressée à Soumet, ce vers qui peint en un trait le défaut de celui qu’il croit louer :
Et c’est peu qu’ils soient beaux, tes vers, ils sont charmants !
On dira tant qu’on voudra que c’est là le dulcia sunto d’Horace. Ce mot charmant qui veut surenchérir sur le beau, peint à merveille la mignardise et le faux goût venant gâter des inspirations qui promettaient d’être belles. Ce charmant chez Soumet revient tous les trois ou quatre vers, qu’il s’agisse de tragédie ou d’épopée ; on pourrait appliquer encore à sa manière pompeuse, sonore et creuse, à son vers spécieux et brillant, le bellum caput, sed cerebrum non habet du fabuliste : belle forme, mais vide d’idées !
— Il y a eu le samedi 5 avril, au Théâtre-Français, un succès de tragédie nouvelle : Virginie, par M. Latour de Saint-Ibar. Il paraît que mademoiselle Rachel y a été très-belle et créatrice. Il devient très-évident que le public français revient plus que jamais aux Grecs et aux Romains, dont on l’avait vu si dégoûté il y a quelques années. Le Tite-Live a remplacé les chroniques du moyen âge ; il est vrai que les dramaturges romantiques en France avaient si mal lu et étudié ces chroniques qu’ils n’en avaient tiré que le grossier et le repoussant. Ce n’est pas ainsi qu’avait fait Manzoni en Italie, dans ses deux beaux échantillons de Carmagnola et d’Adelchi.