Chamfort.
Chamfort avait trop de ce dont Marmontel n’avait pas assez : il avait cette amertume qui accompagne souvent la force, mais qui ne la suppose pas nécessairement. Il a laissé un nom et bien des mots qu’on répète. Quelques-uns de ces mots sont comme de la monnaie bien frappée qui garde sa valeur, mais la plupart ressemblent plutôt à des flèches acérées qui arrivent brusquement et sifflent encore. Il a eu de ces mots terribles de misanthropie. Aussi l’idée qu’il a imprimée de lui est celle de la causticité même, d’une sorte de méchanceté envieuse. Il avait reçu de la nature, sous des formes agréables et jolies, une certaine énergie ardente qui constitue à un haut degré le tempérament littéraire et qui pousse au talent :
Cette énergie, a-t-il remarqué, condamne d’ordinaire ceux qui la possèdent au malheur non pas d’être sans morale et de n’avoir pas de très beaux mouvements, mais de se livrer fréquemment à des écarts qui supposeraient l’absence de toute morale. C’est une âpreté dévorante dont ils ne sont pas maîtres et qui les rend très odieux.
Il en a subi et prouvé l’inconvénient plus que personne. Ses talents, à lui, furent inférieurs à son esprit et à ses idées, et il en souffrit : son énergie, moins justifiée en apparence, se concentra de plus en plus, elle s’aigrit en lui et l’ulcéra. Son exemple est un des plus curieux et des plus nets en ce genre de maladie morale, son existence est une de celles qui caractérisent le mieux l’homme de lettres de la fin du xviiie siècle. Me trouvant avoir réuni dans le cours de mes lectures beaucoup de notions précises sur son compte, je demande à parler de lui ici après d’autres qui l’ont fait déjà fort bien, mais en le prenant au point de vue qui est celui de toutes ces études. Je voudrais dépeindre et montrer Chamfort au point de vue de la société de son temps, dans ses rapports avec l’ancien ordre social, dans sa rupture éclatante avec le régime qui avait tout fait pour se le concilier, et dans son acceptation ardente du régime nouveau. En parlant de cet esprit pénétrant et amer, je tâcherai d’être modéré comme toujours, et, sans prodiguer la sympathie là où elle n’a que faire, je me tiendrai à ce qui est de juste sévérité. Gardons-nous, en jugeant Chamfort, de cette aigreur qu’il avait en jugeant les autres et que nous lui reprochons.
Chamfort était fils naturel. Né en 1741 dans un village près de Clermont en Auvergne, il se nommait d’abord Nicolas ; c’est sous ce nom qu’il fit ses études à l’université de Paris, au collège des Grassins, en qualité de boursier, et qu’il remportait tous les prix. Il ne s’intitula M. de Chamfort qu’au sortir du collège et pour se présenter dans le monde d’un air plus décent74. Il ne connut que sa mère et fut bon fils. Nous savons de lui que sa mère était aussi vive, aussi impatiente à quatre-vingt-cinq ans qu’il le pouvait être lui-même ; il la perdit seulement dans l’été de 1784.
Les études de Chamfort s’étaient brillamment couronnées par tous les prix obtenus
en rhétorique, quand son esprit indépendant et hardi commença à se jouer de la
discipline. Je ne sais quelle escapade le fit sortir du collège des Grassins
avant qu’il eût terminé sa philosophie. Le jeune Nicolas portait alors le
costume d’abbé, le petit collet, comme son compatriote Delille, également
Auvergnat et fils naturel comme lui ; mais, moins docile que Delille, Nicolas,
en devenant Chamfort, rejeta bien loin le costume dont il avait si peu l’esprit.
Il essaya de faire sa trouée dans le monde. Il avait, à ses débuts, la figure la
plus charmante, « enfant de l’Amour, beau comme lui, plein de feu, de
gaieté, impétueux et malin, studieux et espiègle »
. Tel nous le
peint un de ses camarades d’alors, Sélis, traducteur de Perse75. Chamfort, ne sachant que faire pour subsister, se
fit adresser d’abord à un vieux procureur en qualité de dernier clerc : le vieux
procureur jugea qu’il était propre à mieux, et en fit le précepteur de son fils,
qui avait à peine quelques années de moins. Chamfort fut ainsi précepteur dans
deux maisons ; mais bientôt sa jolie figure et son peu de timidité lui valaient
des succès qui dérangeaient le bon ordre domestique. En fait de vertu, il
n’était rien moins qu’un Thomas. Il fut ensuite quelque temps secrétaire d’un
riche Liégeois qu’il suivit en Allemagne, et avec qui il ne tarda pas à rompre.
Il s’en revint avec cette conclusion judicieuse, « qu’il n’y avait rien à
quoi il fût moins propre qu’à être un Allemand »
. Une fois donc
qu’il eut remis un pied dans le monde, il pensa qu’il
n’avait rien de mieux à faire que de s’y lancer tout à fait, en se fiant à son
talent.
Tandis qu’il travaillait obscurément et incognito à quelque journal, il préparait
une petite comédie en vers, et songeait au concours de l’Académie française.
Tous les jeunes auteurs d’alors commencent à peu près de même : c’était la voie
tracée. La petite comédie de Chamfort, La Jeune Indienne,
représentée à la Comédie-Française le 30 avril 1764, n’est, disait Grimm, qu’un
ouvrage d’enfant, « dans lequel il y a de la
facilité et du sentiment, ce qui fait concevoir quelque espérance de
l’auteur ; mais voilà tout »
. Betty, la jeune Indienne, a été
rencontrée dans une île sauvage, « dans un climat barbare »
, par
un jeune homme, un jeune colon anglais de l’Amérique du Nord, Belton, qui a fait
naufrage. Elle et son père le sauvage l’ont recueilli, l’ont nourri de leur
chasse, l’ont comblé de bienfaits. Là-dessus, grands éloges des sauvages mis en
opposition avec les civilisés :
Voilà donc les mortels parmi nous avilis !
Belton revient chez son père, ramenant avec lui l’intéressante Betty,
En habit de sauvage, en longue chevelure.
La jeune actrice qui faisait Betty, pour jouer plus au naturel,
portait en guise de robe une « peau de taffetas tigré »
. Cette
petite Betty, un joli échantillon de sauvage, une Atala et une Céluta en
miniature, qui ne savait pas écrire et qui s’étonnait de tout ce qu’elle voyait,
savait pourtant parler en vers, comprendre les métaphores de flamme et d’hyménée, et vanter à tout propos la
nature comme si elle n’en était pas. Certain quaker,
personnage non moins essentiel de la pièce, venait compléter cette morale
naturelle de Betty et empêcher à temps l’ingrat Belton de la sacrifier, ce qu’il
était bien près de faire. Tout finit, grâce au quaker qui fournit la dot, par un
mariage par-devant notaire, ce que Betty trouve assez inutile :
Quoi ! sans cet homme noir, je n’aurais pu t’aimer ?
On ne pouvait guère prévoir le futur Chamfort dans ce début
innocent. Voltaire, en lui écrivant à ce propos, et en le félicitant par une de
ses formules favorites (« Voilà un jeune homme qui écrira comme on
faisait il y a cent ans ! »
), lui exprimait quelques idées très
aristocratiques, qui lui étaient si familières :
La nation, lui disait-il, n’est sortie de la barbarie que parce qu’il s’est trouvé trois ou quatre personnes à qui la nature avait donné du génie et du goût, qu’elle refusait à tout le reste… Notre nation n’a de goût que par accident. Il faut s’attendre qu’un peuple qui ne connut pas d’abord le mérite du Misanthrope et d’Athalie, et qui applaudit à tant de monstrueuses farces, sera toujours un peuple ignorant et faible, qui a besoin d’être conduit par le petit nombre des hommes éclairés.
Chamfort enchérira lui-même sur cette doctrine du petit nombre des
élus en matière de goût, quand il répondra à quelqu’un qui lui opposait sur un
ouvrage le jugement du public : « Le public ! le public ! combien faut-il
de sots pour faire un public ? »
Nous aurons bientôt occasion de
relever cette contradiction chez le futur révolutionnaire qui, après avoir tant
méprisé le public, accordera tout au peuple.
Ce début de Chamfort n’annonce aucune espèce d’originalité poétique, et il en
était dépourvu en effet. On
n’y pouvait distinguer
qu’une certaine élégance naturelle « qui tenait à la sensibilité de la
première jeunesse »
, sensibilité qu’il perdit bientôt et qui se
flétrit comme la fraîcheur même de son visage. Il n’eut plus, à partir de là,
qu’une élégance recherchée. On le voit successivement d’ailleurs s’exercer dans
tous les genres convenus ; il n’a pas la force ni l’idée de les renouveler et
d’en créer d’autres. Il a un prix à l’Académie pour une épître en vers, fade et
facile, Épître d’un père à son fils sur la naissance d’un
petit-fils (1764) ; il remporte un autre prix à l’Académie pour l’Éloge de Molière (1769). C’est à l’Académie de Marseille qu’il
adressa plus tard son Éloge de La Fontaine (1774), et, en se
voyant couronné, il se donnait le plaisir de faire une malice à La Harpe, pour
qui M. Necker avait fondé ce prix et qui s’en croyait sûr. Précédemment, dans
l’automne de 1765, Chamfort donnait, pour les spectacles de la Cour à
Fontainebleau, Palmyre, ballet héroïque en un acte, et un
autre ballet, Zénis et Almasie, ou peut-être ne·fit-il que
prêter son nom pour ces deux fadaises au duc de La Vallière. Mais ce qui était
bien de lui et ce qu’il ne cessa de revendiquer comme un titre en pleine époque
révolutionnaire, ce fut la petite comédie en un acte et en prose, Le Marchand de Smyrne, bagatelle qui amusa et réussit (janvier 1770),
et dans laquelle on voit, disait Chamfort faisant son apologie en 93,
« les nobles et aristocrates de toute robe mis en vente au rabais et finalement donnés pour
rien »
. C’est beaucoup dire et prêter après coup un grand sens
aux épigrammes assez gaies de cette petite pièce, dans laquelle le marchand
d’esclaves se plaint d’avoir acheté certain baron allemand dont il n’a jamais pu
se défaire : « Et à la dernière foire de Tunis, n’ai-je pas eu la bêtise
d’acheter un procureur et trois abbés, que je n’ai pas seulement
daigné exposer sur la place, et qui sont encore chez moi
avec le baron allemand ? »
Quand l’ancienne société applaudissait à
ces épigrammes, et quand Chamfort lui-même en semait son petit acte, on peut
assurer que les spectateurs ni lui n’y entendaient pas tant de malice :
M. de Chamfort est jeune, disait le plus fin critique de ce temps-là (Grimm), d’une jolie figure, ayant l’élégance recherchée de son âge et de son métier. Je ne le connais pas d’ailleurs ; mais s’il fallait deviner son caractère d’après sa petite comédie, je parierais qu’il est petit-maître, bon enfant au fond, mais vain, pétri de petits airs, de petites manières, ignorant et confiant à proportion ; en un mot, de cette pâte mêlée dont il résulte des enfants de vingt à vingt-cinq ans assez déplaisants, mais qui mûrissent cependant, et deviennent, à l’âge de trente à quarante ans, des hommes de mérite. S’il ne ressemble pas à ce portrait, je lui demande pardon, mais j’ai vu tous ces traits dans son Marchand de Smyrne. Pour du talent, de vrai talent, je crains qu’il n’en ait pas ; du moins son Marchand n’annonce rien du tout, et ne tient pas plus que sa Jeune Indienne ne promettait autrefois.
Ce jugement me paraît, à bien des égards, la justesse même. Chamfort avait alors vingt-neuf ans. Jeune, pauvre et fier, il ne présageait pourtant en rien le républicain et l’admirateur du 10 août, qu’il est devenu depuis. Quand le roi de Danemark vint en voyage à Paris (décembre 1768), Chamfort en tirait occasion de faire une épigramme bien connue contre le duc de Duras qu’on avait chargé d’amuser le monarque ; mais il savait très bien louer ce dernier, et c’est de lui que sont ces vers qu’on récitait en plein théâtre, et dont voici le trait final :
Un roi qu’on aime et qu’on révèreA des sujets en tous climats :Il a beau parcourir la terre,Il est toujours dans ses États.
Chamfort, quoique déjà sa fraîcheur première eût reçu des atteintes, et que sa santé altérée l’obligeât d’essayer des eaux, était en ces années fort à la mode parmi les belles dames et dans le plus grand monde ; il était bien près de s’y acclimater :
M. de Chamfort est arrivé, écrivait Mlle de Lespinasse (octobre 1775) ; je l’ai vu, et nous lirons ces jours-ci son Éloge de La Fontaine. Il revient des eaux en bonne santé, beaucoup plus riche de gloire et de richesse, et en fonds de quatre amies qui l’aiment, chacune d’elles comme quatre ; ce sont Μmes de Grammont, de Rancé, d’Amblimont et la comtesse de Choiseul. Cet assortiment est presque aussi bigarré que l’habit d’Arlequin ; mais cela n’en est que plus piquant, plus agréable et plus charmant. Aussi je vous réponds que M. de Chamfort est un jeune homme bien content, et il fait bien de son mieux pour être modeste.
Cette modestie si difficile à observer me rappelle un mot de
Diderot, parlant, en 1767, d’un « jeune poète appelé Chamfort, d’une
figure très aimable, avec assez de talent, les plus belles apparences de
modestie, et la suffisance la mieux conditionnée. C’est un
petit ballon dont une piqûre d’épingle fait sortir un vent
violent. »
Tous les témoignages s’accordent dans la
ressemblance.
Maintenant écoutons Chamfort lui-même, à la même date que Mlle de Lespinasse, écrivant de ces eaux de Barèges où il s’était fait tant d’amies. Son ton s’est singulièrement adouci, et il est près de consentir à ce monde flatteur qui veut décidément l’adopter et l’apprivoiser :
J’ai toutes sortes de raisons d’être enchanté de mon voyage de Barèges. Il semble▶ qu’il devait être la fin de toutes les contradictions que j’ai éprouvées, et que toutes les circonstances se sont réunies pour dissiper ce fonds de mélancolie qui se reproduisait trop souvent. Le retour de ma santé ; les bontés que j’ai éprouvées de tout le monde ; ce bonheur, si indépendant de tout mérite, mais si commode et si doux, d’inspirer de l’intérêt à tous ceux dont je me suis occupé ; quelques avantages réels et positifs76 ; les espérances les mieux fondées et les plus avouées par la raison la plus sévère ; le bonheur public (on était alors sous le ministère Turgot), et celui de quelques personnes à qui je ne suis ni inconnu ni indifférent ; le souvenir tendre de mes anciens amis ; le charme d’une amitié nouvelle, mais solide, avec un des hommes les plus vertueux du royaume, plein d’esprit, de talent et de simplicité, M. Dupaty, que vous connaissez de réputation ; une autre liaison non moins précieuse avec une femme aimable que j’ai trouvée ici, et qui a pris pour moi tous les sentiments d’une sœur ; des gens dont je devais le plus souhaiter la connaissance, et qui me montrent la crainte obligeante de perdre la mienne ; enfin, la réunion des sentiments les plus chers et les plus désirables : voilà ce qui fait, depuis trois mois, mon bonheur ; il ◀semble▶ que mon mauvais Génie ait lâché prise, et je vis, depuis trois mois, sous la baguette de la Fée bienfaisante.
Les douces paroles ne sont pas si fréquentes sous la plume de Chamfort, et les sentiments indulgents n’habitent pas si volontiers dans son cœur, qu’on doive négliger de les relever quand on les rencontre.
Son grand succès, ou du moins son grand effort littéraire, l’année suivante, fut
sa tragédie de Mustapha et Zéangir. Il y travaillait, dit-on,
depuis quinze ans ; ce serait beaucoup d’y avoir mis six mois. Le fond en était
pris à une ancienne pièce d’un auteur obscur, Belin. Le sujet est l’amour
fraternel entre les deux fils de Soliman, deux fils de lits différents et que
tout devrait séparer, ambition, amour, mais qui s’aiment et qui meurent dans les
bras l’un de l’autre. Le genre admis, il y a de la simplicité, et l’on s’est
accordé à y louer un style pur et des sentiments doux, ce qui
est assez singulier dans une tragédie et chez un auteur tel que Chamfort : il
réservait toute sa douceur pour ses tragédies. Il s’y
montre un disciple affaibli de Racine dans Bajazet et de
Voltaire dans Zaïre. La pièce fut donnée d’abord au théâtre de
la Cour, à Fontainebleau (le 1er et le 7 novembre 1776),
sous les yeux de la jeune reine Marie-Antoinette. On dit que Louis XVI, à ce
spectacle et à ce combat de l’amour fraternel entre Mustapha et Zéangir, pleura.
On y vit une allusion touchante à l’union intime qui régnait entre le roi et ses
frères. Aussitôt la pièce jouée et applaudie, la reine fit appeler Chamfort dans
sa loge, et voulut lui annoncer la première que le roi lui accordait une pension
de 1 200 livres sur les Menus. Elle y ajouta tout ce que sa grâce naturelle put
lui suggérer pour relever le prix de cette faveur, « Racontez-nous,
disait au sortir de là un courtisan à Chamfort, toutes les choses flatteuses
que la reine vous a dites. »
— « Je ne pourrais jamais,
répondit le poète, ni les oublier ni les répéter. »
On ne s’en tint
pas là à son égard, et le prince de Condé nomma aussitôt Chamfort secrétaire de
ses commandements, avec 2 000 livres de pension.
Quand, l’hiver suivant, la tragédie de Mustapha fut représentée
à la ville, à la Comédie-Française, elle n’y obtint qu’un succès plus froid.
Mais la reine ne cessa d’y prendre le plus vif intérêt ; c’était sa tragédie
d’adoption. Le lendemain de cette première représentation de Paris, elle dit
devant tous les ambassadeurs qu’elle avait été la veille dans des transes,
« dans l’état du métromane, jusqu’au moment où elle
avait appris le succès »
. Elle chargea Rulhière, comme ami de
l’auteur, de le complimenter de sa part, ce que fit Rulhière par cinq vers très
doucereux. Chamfort, on le sait, rangeait ses amis en trois classes :
« mes amis qui m’aiment, mes amis qui ne se soucient pas du tout de
moi, et mes amis qui me détestent »
. On n’est pas embarrassé de
savoir
dans quelle classe il rangeait Rulhière quand
on a lu le portrait presque odieux qu’il nous en a laissé. « Je n’ai
jamais fait dans ma vie qu’une méchanceté »
, lui disait un jour
Rulhière. — « Quand finira-t-elle ? »
lui répliqua Chamfort77. Quoi qu’il en
soit, la reine avait été en tout ceci aussi gracieuse et aussi en avances avec
le talent que reine et femme pouvait l’être78.
Jusqu’ici on conviendra que Chamfort ne ◀semble▶ pas avoir eu tant à se plaindre de
l’ancienne société, et qu’il a été payé de ses productions outre mesure.
Cependant il n’est point satisfait. Je me permets de croire que si son talent
distingué, mais de courte haleine et stérile, et qui ne cherchait que des
prétextes pour ne pas récidiver, avait été au niveau de son intelligence et de
son esprit, et que si la veine chez lui avait coulé de source, il aurait été
moins chagrin et moins malheureux. Rien n’est consolant pour l’homme de lettres
comme de produire, rien ne réconcilie davantage avec les autres et avec
soi-même. La pensée seule, la réflexion solitaire
console sans doute aussi ; mais cette méditation contemplative, chez un
naturel ardent, exige une sorte de vertu pour qu’il ne tourne pas à l’aigreur et
à l’envie quand il se mesure aux autres. Le travail actif au contraire, et qui
se traduit en œuvres, nous distrait de cette comparaison perpétuelle qu’on est
tenté de faire de soi à de moins dignes, plus favorisés souvent, et il remplit
mieux les fins de la vie, qui sont d’être ou de se croire utile, et de ne pas se
retrancher dans une abnégation pénible à soutenir et malaisément sincère. Le
malheur de Chamfort, dès avant l’âge de quarante ans, fut dans son inaction et
dans sa stérilité79.
Ses excès de plaisirs avaient détruit vite en lui sa santé avec sa jeunesse. Ne
sachant pas conduire ses passions, il s’y était livré, en se flattant de les
étouffer : « J’ai détruit mes passions à peu près comme un homme violent
tue son cheval, ne pouvant le gouverner. »
On nous dit de cette
figure, d’abord si charmante, que le plaisir l’altéra étrangement et que
l’humeur finit par la rendre hideuse. Malade, nerveux, excité, vivant dans un
grand monde factice où la disproportion de la fortune se faisait perpétuellement
sentir à lui, et où les passions ne l’attiraient plus, il voulait s’en retirer,
et il ne le pouvait qu’à demi. Il s’entendait blâmer de ces demi-retraites, il
s’en irritait, il se relançait par accès dans le monde qui lui était à la fois
insupportable et nécessaire, — nécessaire, car c’était le théâtre où il
déployait avec le plus de succès cette plaisanterie acérée, escrime savante où
il était passé maître. C’était un Duclos plus poli et plus délicat, et chaque
trait de lui faisait merveille. On ne parvient jamais à haïr ni à mépriser
sincèrement le
champ de bataille le plus favorable
aux exploits, et où l’on brille. D’autre part, ses instincts sérieux, réfléchis,
se développaient avec les années ; il y avait bien des points où il atteignait à
la profondeur ; il se flattait d’arriver à la sagesse, au stoïcisme, à
l’indifférence supérieure qui ne laisse plus de prise aux choses. Mais son
humeur âcre, sa bile amassée dans le sang déjouait bientôt ses projets d’une
semaine ; il était en proie à toutes les contradictions, et finalement à des
passions nouvelles..
Tout ce que j’avance là pourrait se démontrer en détail par ses propres aveux.
L’ancienne société, tout ce beau monde, les Grammont, les Choiseul, la reine,
voyant un jeune poète qui promettait par ses œuvres et qui payait argent
comptant par son esprit, voulurent le protéger et l’admettre sur le pied où
l’homme de lettres était admis alors. Avec une pension sur le Mercure, une autre sur les Menus, une place de secrétaire des
commandements du prince de Condé ou de lecteur du comte d’Artois, une place de
secrétaire de Madame Élisabeth (car Chamfort eut tout cela), avec une place à
l’Académie où il arriva en 1781, avec un logement que M. de Vaudreuil lui donna
dans son hôtel, rue de Bourbon, on se disait : « M. de Chamfort a une
position faite, il a de quoi vivre ; qu’il vienne donc dans le monde, que
nous en jouissions, et que son charmant et malin esprit nous
amuse ! »
Mais Chamfort, qui devinait cela, se retirait d’autant
plus qu’il se voyait plus fêté, et il se révoltait de ce qui aurait adouci tout
autre :
J’ai toujours été choqué, écrivait-il à un ami, de la ridicule et insolente opinion, répandue presque partout, qu’un homme de lettres qui a quatre ou cinq mille livres de rentes est à l’apogée de la fortune. Arrivé à peu près à ce terme, j’ai senti que j’avais assez d’aisance pour vivre solitaire, et mon goût m’y portait naturellement. Mais comme le hasard a fait que ma société est recherchée par plusieurs personnes d’une fortune beaucoup plus considérable, il est arrivé que mon aisance est devenue une véritable détresse par une suite des devoirs que m’imposait la fréquentation d’un monde que je n’avais pas recherché. Je me suis trouvé dans la nécessité absolue ou de faire de la littérature un métier pour suppléer à ce qui me manquait du côté de la fortune, ou de solliciter des grâces, ou enfin de m’enrichir tout d’un coup par une retraite subite. Les deux premiers partis ne me convenaient pas : j’ai pris intrépidement le dernier. On a beaucoup crié ; on m’a trouvé bizarre, extraordinaire. Sottises que toutes ces clameurs. Vous savez que j’excelle à traduire la pensée de mon prochain. Tout ce qu’on a dit à ce sujet voulait dire : Quoi ! n’est-il pas suffisamment payé de ses peines et de ses courses par l’honneur de nous fréquenter, par le plaisir de nous amuser, par l’agrément d’être traité par nous comme ne l’est aucun homme de lettres ?
À cela je réponds : J’ai quarante ans. De ces petits triomphes de vanité dont les gens de lettres sont si épris, j’en ai par-dessus la tête. Puisque, de votre aveu, je n’ai presque rien à prétendre, trouvez bon que je me retire. Si la société ne m’est bonne à rien, il faut que je commence à être bon pour moi-même. Il est ridicule de vieillir en qualité d’acteur dans une troupe où l’on ne peut pas même prétendre à la demi-part. Ou je vivrai seul, occupé de moi et de mon bonheur, ou, vivant parmi vous, j’y jouirai d’une partie de l’aisance que vous accordez à des gens que vous-mêmes vous ne vous aviserez pas de me comparer. Je m’inscris en faux contre votre manière d’envisager les hommes de ma classe. Qu’est-ce qu’un homme de lettres selon vous, et, en vérité, selon le fait établi dans le monde ? C’est un homme à qui on dit : Tu vivras pauvre, et trop heureux de voir ton nom cité quelquefois ; on t’accordera, non quelque considération réelle, mais quelques égards flatteurs pour ta vanité, sur laquelle je compte, et non pour l’amour-propre qui convient à un homme de sens. Tu écriras, tu feras des vers et de la prose pour lesquels tu recevras quelques éloges, beaucoup d’injures et quelques écus, en attendant que tu puisses attraper quelque pension de vingt-cinq louis ou de cinquante, qu’il faudra disputer à tes rivaux en te roulant dans la fange, comme le fait la populace aux distributions de monnaie qu’on lui jette dans les fêtes publiques.
Chamfort nous dit là tout son secret, il nous le dit avec verve et avec une sorte de rage. Comme il a un fonds de dignité et de probité dans son aigreur, il répugne à accepter les bienfaits de gens dont il sait à fond les travers, les vices, et dont il se plaît à noter en observateur sanglant et impitoyable les corruptions et les platitudes. Et cependant il sent bien qu’il prend sa part de leur bienveillance, qu’il en profite, et il en souffre. Aussi le jour où il perdra toutes ses pensions dans la ruine de l’Ancien Régime, sa passion l’emportant sur son intérêt, il bondira de joie, il se sentira soulagé et délivré.
« Mépriser l’argent, s’écrie-t-il, c’est détrôner un roi ; il
y a du ragoût. »
On sent le raffinement de l’orgueil dans
ce ton de philosophe. C’est Chamfort qui disait : « J’ai vu peu de
fiertés dont j’aie été content. Ce que je connais de mieux en ce genre,
c’est celle de Satan dans le Paradis perdu. »
Mais
il était difficile, on en conviendra, à l’ancienne société de deviner cet
orgueil de Satan dans le sensible et anodin auteur de La Jeune
Indienne, ou dans le peintre tragique si adouci de Zéangir. Rivarol
lui-même s’y était trompé. En apprenant la nomination de Chamfort à l’Académie,
il disait un peu précieusement : « C’est une branche de muguet entée sur
des pavots. »
Mais ce qu’il prenait pour du muguet avait l’orgueil
du cèdre.
Chamfort en voulut toujours mortellement à l’ancienne société de l’avoir pris pour un poète aimable et de l’avoir traité en conséquence.
Tant d’amertume, toutefois, ne saurait venir d’un esprit sain ni d’un homme bien
portant. Aussi Chamfort ne l’était-il pas. Se justifiant auprès d’un ami du
reproche de fierté et de dureté de cœur à l’encontre des bienfaits :
« Mon ami, lui écrit-il, je n’ai point, je crois, les idées petites
et vulgaires répandues à cet égard ; je ne suis pas non plus un monstre
d’orgueil ; mais j’ai
été une fois empoisonné avec de
l’arsenic sucré, je ne le serai plus : Manet alta
mente repostum. »
Oui, Chamfort a été une fois empoisonné,
et il lui est toujours resté de ce poison dans le sang.
Quelle fut cette occasion fatale à laquelle Chamfort fait ici allusion, et où il eut tant à se repentir de sa confiance ? Je l’ignore, et il importe peu de le rechercher ; car, du caractère et de l’humeur qu’il était, une occasion manquant, il s’en serait créé une autre. Il était de ceux qui excellent à tirer de tout l’amertume, et qui justifieraient ce vers :
La rose a des poisons qu’on finit par trouver.
Il avoue pourtant avoir eu dans la vie deux années de douceur et six mois de parfaite félicité. Il s’était retiré à la campagne avec une amie plus âgée que lui, mais avec laquelle il se sentait en parfait rapport de sentiment et de pensée. Il la perdit, et parut avoir enseveli avec elle les restes de son cœur. Il n’en parle jamais qu’en des termes qui marquent un attendrissement profond :
Lorsque mon cœur a besoin d’attendrissement, je me rappelle la perte des amis que je n’ai plus, des femmes que la mort m’a ravies ; j’habite leur cercueil, j’envoie mon âme errer autour des leurs. Hélas ! je possède trois tombeaux.
Je cherche, dans les Pensées de Chamfort, à en extraire quelques-unes qui soient d’une nature plus douce, plus conforme à ce sentiment simple, et qui aient de la tristesse sans trop d’âcreté :
Je demandais à M… (ce M… c’est lui) pourquoi, en se condamnant à l’obscurité, il se dérobait au bien qu’on pouvait lui faire : « Les hommes, me dit-il, ne peuvent rien faire pour moi qui vaille leur oubli. »
Que peuvent pour moi les grands et les princes ? Peuvent-ils me rendre ma jeunesse, ou m’ôter ma pensée, dont l’usage me console de tout ?
Un vieillard, me trouvant trop sensible à je ne sais quelle injustice, me dit : « Mon cher enfant, il faut apprendre de la vie à souffrir la vie.
L’homme arrive novice à chaque âge de la vie.
Dans les naïvetés d’un enfant bien né, il y a quelquefois une philosophie bien aimable.
On faisait la guerre à M… (c’est lui) sur son goût pour la solitude ; il répondit : « C’est que je suis plus accoutumé à mes défauts qu’à ceux d’autrui. »
Mais, en regard de ces pensées, il faudrait, pour ne pas donner de Chamfort une idée fausse, en mettre aussitôt d’énergiques, de sanglantes, d’empoisonnées, et qui, en vérité, nous ◀semblent▶ calomnier également la société et la nature. Par exemple :
La nature, en nous accablant de tant de misère et en nous donnant un attachement invincible pour la vie, ◀semble▶ en avoir agi avec l’homme comme un incendiaire qui mettrait le feu à notre maison, après avoir posé des sentinelles à notre porte. Il faut que le danger soit bien grand, pour nous obliger à sauter par la fenêtre.
M. de Lassay, homme très doux, mais qui avait une grande connaissance de la société, disait qu’il faudrait avaler un crapaud tous les matins, pour ne trouver plus rien de dégoûtant le reste de la journée, quand on devait la passer dans le monde.
Ce M. de Lassay, c’est Chamfort qui le met en avant pour exprimer sa propre pensée. Il n’épargne pas plus les gens de lettres ses confrères qu’il n’a épargné la société et la nature :
Au ton qui règne depuis dix ans dans la littérature, la célébrité littéraire me paraît une espèce de diffamation qui n’a pas encore tout à fait autant de mauvais effets que le carcan, mais cela viendra.
Ailleurs, au nombre des raisons qu’il allègue pour ne plus rien donner au public :
C’est parce que je ne voudrais pas, dit-il, faire comme les gens de lettres qui ressemblent à des ânes ruant et se battant devant un râtelier vide.
Entre toutes ces raisons qu’il allait chercher si loin pour garder le silence, il disait encore :
C’est que s’il y a un homme sur la terre qui ait le droit de vivre pour lui, c’est moi, après les méchancetés qu’on m’a faites à chaque succès que j’ai obtenu.
Quelles sont ces méchancetés ? quelques critiques sans doute, quelque cabale contre Mustapha et Zéangir. En se les exagérant singulièrement, ainsi que l’importance de ses premières œuvres qui sont si peu de chose, et qui furent si surpayées, Chamfort en était arrivé à haïr, d’une haine qui transpire dans toutes ses paroles, et les cabaleurs et du même coup les protecteurs aussi.
Je ne citerai pas un plus grand nombre de ces pensées atroces et corrosives qui
brûlent en quelque sorte le papier ; les citer, c’est jusqu’à un certain point
en répondre. Chamfort a le tort de dire de ces choses extrêmes qu’il ne faut
jamais adresser à tout le genre humain en masse, pas plus qu’à un seul homme en
particulier ; car, après de telles violences de jugement, on n’a plus qu’à se
tourner le dos pour la vie et à ne se revoir jamais. Quand deux hommes se sont
une fois craché au visage et ne se sont pas coupé la gorge, ils ne peuvent plus
se rencontrer. Or, Chamfort, dans ses pensées, crache à chaque instant le
mépris, d’une façon crue et cynique : « L’homme est un sot
animal, si j’en
juge par moi »
,
dit-il. Que Molière, dans une comédie, fasse dire cela à l’un de ses
personnages, c’est en situation et l’on en peut rire. Mais écrit de sang-froid
et crûment, c’est trop facile, et l’auteur mérite qu’après avoir lu son
compliment, on lui réponde : « Parlez pour vous ! »
La plupart des maximes de Chamfort, relatives à la société, ne s’appliquent qu’au
très grand monde dans lequel il vivait, à la société des grands ; et
heureusement elles deviennent fausses dès que l’on considère un monde moins
factice, plus voisin de la famille, et où les sentiments naturels ne sont pas
abolis. C’est par rapport au très grand monde seulement que Chamfort a pu dire :
« Il paraît impossible que, dans l’état actuel de la société, il y
ait un seul homme qui puisse montrer le fond de son âme et les détails de
son caractère, et surtout de ses faiblesses, à son meilleur ami. »
C’est ce grand monde uniquement qu’il avait en vue quand il disait : « La
meilleure philosophie relativement au monde est d’allier, à son égard, le
sarcasme de la gaieté avec l’indulgence du mépris. »
C’est pour
avoir trop vécu sur ce théâtre de lutte inégale, de ruse et de vanité, qu’il a
pu dire son mot fameux : « J’ai été amené là par degrés : en vivant et en
voyant les hommes, il faut que le cœur se brise ou se bronze. »
J’ajouterai, pour infirmer l’autorité de certaines maximes de Chamfort et pour en
dénoncer le côté faux, qu’elles viennent évidemment d’un homme qui n’a jamais eu
de famille, qui n’a pas été attendri par elle ni en remontant ni en descendant,
qui n’a pas eu de père et qui, à son tour, n’a pas voulu l’être. Il le répète en
vingt endroits : « À ne consulter que la raison, quel est l’homme qui
voudrait être père ?… — Je ne veux point me marier, disait-il encore, dans
la crainte d’avoir un
fils qui me
ressemble. »
— Et il ajoutait avec sa fierté. « Oui, dans la
crainte d’avoir un fils qui, étant pauvre comme moi, ne sache ni mentir, ni
flatter, ni ramper, et ait à subir les mêmes épreuves que moi. »
Ce
que j’en conclus seulement, c’est que sa morale est celle d’un célibataire usé
et aigri, d’un homme qui a érigé son propre malheur en ironie et en système.
« Quiconque n’est pas misanthrope à quarante ans, pensait-il, n’a
jamais aimé les hommes. »
Cela n’est vrai que du célibataire ; car
la nature se venge d’ordinaire sur lui, s’il n’y prend garde, par des âcretés et
des sécheresses, de n’avoir pas été satisfaite et obéie dans ses fins légitimes.
Mais dans le mariage, qui est l’état commun, le point de vue change : le mariage
est un grand fardeau, mais c’est aussi une méthode d’espérer, « une belle
invention, a-t-on dit, pour nous intéresser au futur comme au
présent »
. On a des enfants, on désire qu’ils soient bien un jour,
et dès lors on incline insensiblement sa pensée à espérer que le monde n’ira pas
de mal en pis, qu’il tournera à mieux. On revit, on rajeunit, et tout aïeul,
penché sur le berceau de ses petits-enfants, conçoit mieux qu’un philosophe et
qu’un grand moraliste la chaîne doucement renouée des générations et cet éternel
recommencement du monde.
C’est ce que Chamfort, tout grand rénovateur qu’il était, n’entendait pas. Quelle
singulière contradiction chez un homme qui se déclara si ardent partisan du
progrès et de l’émancipation du genre humain ! Il avait tellement la passion et
la frénésie du célibat, que, s’il l’avait pu, le monde finissait à lui. Le mariage et la royauté étaient les deux
choses qui l’égayaient le plus : « Ce sont, avouait-il en s’en vantant,
les deux sources intarissables de mes plaisanteries. »
Il n’avait vu
le mariage que dans le grand monde d’alors où il était si décrié,
et il n’avait voulu voir la monarchie que sous la forme
également décriée de Louis XV. Il ne s’élevait pas au-dessus des conditions de
son cercle et de son temps, et c’est en quoi, avec tout son esprit, comme l’a
très bien remarqué Roederer, il n’était pas véritablement éclairé.
Il avait bien du charme pourtant et de la séduction dans le détail, et il faisait
l’illusion d’être un grand esprit quand il consentait à plaire. Ce n’était pas
tant dans le monde et dans un cercle régulier qu’il fallait l’entendre : il y
causait beaucoup et même trop, il y parlait des heures de suite, contant
anecdotes sur anecdotes, décochant épigrammes sur épigrammes, et prodiguant d’un
air facile tous ces traits, ces mots tout faits, toutes ces provisions d’esprit
qu’on a trouvées après sa mort rassemblées dans ses petits papiers. Sous cette
forme purement mondaine, il faisait une impression brillante, mais aride et
desséchante. « Savez-vous, disait Mme Helvétius à
l’abbé Morellet, que quand j’ai eu le matin la conversation de Chamfort,
elle m’attriste pour toute la journée ? »
C’était dans une société
plus intime, plus choisie, et où il se sentait apprécié comme il voulait l’être,
qu’il était le plus à son avantage. Deux témoins considérables, et qui ont eu
part inégalement à sa familiarité, nous en parlent sur le même ton, et nous le
peignent dans les années qui précédèrent 89. Mirabeau, dans des lettres intimes
à Chamfort, lui parle comme à l’ami non seulement le plus cher et le plus
sympathique, mais le plus excitant, le plus inspirateur. Chamfort était l’homme
qui fournissait le plus d’idées et de vues à ses amis en causant ; il suffisait
de le mettre sur un sujet et de l’animer un peu : « Je ne puis me
refuser, lui disait Mirabeau, au plaisir de frotter la tête la plus
électrique que j’aie jamais connue. »
Je n’ose
répéter tous les éloges de Mirabeau, qui ◀sembleraient▶
exagérés. Tacite et vous, lui dit-il quelque part. Chamfort,
au reste, pensait de même : « J’ai, disait-il, du Tacite dans la tête et
du Tibulle dans le cœur. »
Ni le Tibulle ni le Tacite n’ont pu en
sortir pour la postérité.
M. de Chateaubriand, dans son Essai sur les révolutions, parle de Chamfort avec un enthousiasme à peu près égal à celui de Mirabeau. Ce portrait de Chamfort par Chateaubriand est admirable de touche et de vie, et je ne sais vraiment pourquoi l’illustre auteur l’a rétracté et désavoué depuis :
Chamfort, disait-il, était d’une taille au-dessus de la médiocre, un peu courbé, d’une figure pâle, d’un teint maladif. Son œil bleu, souvent froid et couvert dans le repos, lançait l’éclair quand il venait à s’animer. Des narines un peu ouvertes donnaient à sa physionomie l’expression de la sensibilité et de l’énergie. Sa voix était flexible, ses modulations suivaient les mouvements de son âme ; mais, dans les derniers temps de mon séjour à Paris, elle avait pris de l’aspérité, et on y démêlait l’accent agité et impérieux des factions. Je me suis toujours étonné qu’un homme qui avait tant de connaissance des hommes, eût pu épouser si chaudement une cause quelconque.
Comment ne pas rapprocher ce portrait physique de Chamfort de celui
que trace Mirabeau ? Soutenant que son ami, malgré ses souffrances, est
« un des êtres les plus vivaces qui existent »
: « La
ténuité de votre charpente, lui dit-il, la délicatesse de vos traits, et la
douceur résignée et même un peu triste de votre physionomie, lorsqu’elle est
calme et que votre tête ou votre âme ne sont point en mouvement, alarmeront
et induiront toujours en erreur vos amis sur votre force. »
Et il en
conclut que chez lui, loin que ce soit la lame qui use le fourreau, c’est l’âme,
le vis ignea qui entretient la machine : « Comment son
feu intérieur ne le consume-t-il
pas ? se dit-on.
Eh ! comment le consumerait-il ? c’est lui qui le fait vivre. Donnez-lui une
autre âme, et sa frêle existence va se dissoudre. »
Un peu avant la Révolution, Chamfort, qui habitait chez son grand ami le comte de
Vaudreuil, c’est-à-dire en plein monde Polignac, au centre du camp ennemi,
trouva moyen de se dégager, et il alla se loger aux Arcades du Palais-Royal. On
sait ce que le Palais-Royal était alors. Marmontel ayant remarqué en riant que
les habitantes de ce lieu étaient dangereusesc, Chamfort lui répondit :
« Je ressemble à la salamandre. »
Mais s’il était à l’épreuve d’un danger, il oubliait l’autre : le Palais-Royal était aussi le foyer du fanatisme révolutionnaire, et Chamfort s’y embrasa.
Son influence durant ces années ardentes fut réelle, mais elle s’exerça toute en
conversation, en saillies, par quelques-unes de ces boutades comme il en avait
souvent, « qui font, chose très rare, rire et penser tout à la fois80 »
. Le
comte de Lauraguais, qui le juge très bien, nous raconte81 que, visité un matin par Chamfort,
celui-ci lui dit :
Je viens de faire un ouvrage. — Comment ! un livre ? — Non, pas un livre, je ne suis pas si bête, mais un titre de livre, et ce titre est tout. J’en ai déjà fait présent au puritain Sieyès, qui pourra le commenter tout à son aise. Il aura beau dire, on ne se ressouviendra que du titre. — Quel est-il donc ? — Le voici : Qu’est-ce que le tiers état ? Tout. Qu’a-t-il ? Rien.
C’est là, en effet, le titre et le début de la fameuse brochure de
Sieyès. M. de Lauraguais, qui raconte cela, n’a aucun intérêt à surfaire
Chamfort aux dépens de Sieyès ; il est donc à croire que Chamfort
fut pour celui-ci ce qu’il fut tant de fois pour Mirabeau,
c’est-à-dire la « tête électrique »
qui, au moindre frottement,
rend l’étincelle.
C’était pour Mirabeau que Chamfort avait composé le discours contre les Académies, qui devait être prononcé par le grand orateur à l’Assemblée. Le discours est piquant, mais l’acte est des plus à charge à la mémoire de Chamfort. Un homme qui, comme lui, avait débuté par des prix d’académie, qui en avait fait sa carrière, qui avait toujours eu l’Académie en vue, qui avait mis en jeu tous ses amis, même ses amis de cour, jusqu’à ce qu’il y eût été admis, cet homme devait être le dernier à prendre la plume pour dénoncer publiquement les abus et pour solliciter la destruction du corps dont il était membre. On peut sourire de bien des traits en lisant ce discours que Mirabeau comparait à un pamphlet de Lucien, mais le procédé est jugé moralement.
Chamfort ne faisait rien avec suite. Il laissait exécuter aux autres et se
contentait de donner le stimulant. Il excellait à résumer une situation, un
conseil, une impression générale, dans un mot. Durant la Révolution, il battait
monnaie de bons mots. « Guerre aux châteaux ! paix aux
chaumières ! »
fut un de ces mots
d’ordre, un de ces brandons qui coururent d’abord par toute la France. Plus
tard, bien tard, quand il vit écrite sur tous les murs la devise « Fraternité ou la mort »
, il la traduisit ainsi :
« Sois mon frère, ou je te tue. »
Mais
cela n’éteignit rien.
L’ardeur révolutionnaire de Chamfort ne s’arrêta pas même au 10 août : il écrivait deux jours après à un ami, en lui racontant qu’il était allé faire son pèlerinage à la place Vendôme, à la place des Victoires, à la place Louis-XV, qu’il avait fait le tour des statues renversées de Louis XV, de Louis XIV :
Vous voyez, disait-il en finissant, que, sans être gai, je ne suis pas précisément triste. Ce n’est pas que le calme soit rétabli et que le peuple n’ait encore, cette nuit, pourchassé les aristocrates, entre autres les journalistes de leur bord. Mais il faut savoir prendre son parti sur les contretemps de cette espèce. C’est ce qui doit arriver chez un peuple neuf, qui, pendant trois années, a parlé sans cesse de sa sublime Constitution, mais qui va la détruire, et, dans le vrai, n’a su organiser encore que l’insurrection. C’est peu de chose, il est vrai, mais cela vaut mieux que rien.
De telles paroles montrent à quel point Chamfort, malgré quelques parties perçantes et profondes, n’était qu’un homme d’esprit sans vraies lumières et fanatisé.
Cet observateur satirique, qui avait tant méprisé le public et conspué le genre
humain, étonnait maintenant Mme Roland elle-même par sa
confiance dans un peuple neuf mené par des violents. C’est que
la soif d’égalité étouffait tout autre sentiment chez lui. Toutes ces anciennes
inégalités, toutes ces nuances sociales si adoucies sur lesquelles il avait vécu
durant trente ans, ce lit de roses dont il s’était fait un lit d’épines, lui
revenaient avec fureur et le dévoraient. Il avait en lui des trésors de rancune.
Pourvu qu’on détruisît et qu’on révélât, tout lui était bon :
« Voulez-vous donc, demandait-il à Marmontel, qu’on vous fasse des
révolutions à l’eau rose
82 ? »
Dans une publication d’alors, à laquelle il prit part
(les Tableaux historiques de la Révolution), remarquant que
peu d’hommes, parmi ceux qui avaient commencé, avaient été en état de suivre
jusqu’au bout le mouvement, il ajoute : « C’est un plaisir qui n’est pas
indigne d’un philosophe, d’observer à quelle période de la Révolution chacun
d’eux l’a délaissée ou a pris parti contre elle. »
Et il note le
moment où s’arrêta La Fayette, celui où s’arrêta Barnave : « Que dire,
s’écrie-t-il, en voyant La Fayette, après la nuit du 6 octobre, se vouer à
Marie-Antoinette, et cette même Marie-Antoinette, arrêtée à Varennes avec
son époux, ramenée dans la capitale, et faisant aux Tuileries la partie de
whist du jeune Barnave ? »
Quant à lui, le ci-devant jeune poète
favorisé de la reine, le récent secrétaire de Madame Élisabeth, il ne s’arrêta
qu’à la dernière extrémité, et l’on a peine à saisir le moment précis où il
s’écria enfin : C’est assez ! Il eut quelques mots piquants contre la Terreur,
mais il n’eut point d’exécration ni de soulèvement. Nommé sous le ministère
Roland bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, il eut à se défendre contre
les dénonciations d’un subalterne qui convoitait sa place, et son apologie est
telle qu’elle paraît plutôt aggraver ses torts aujourd’hui. Girondin, il ne l’a
jamais été, déclare-t-il hautement : les Girondins, il les connaît à peine, il
les renie ; c’est jacobin, rien que jacobin, qu’il veut être.
On sait qu’arrêté une première fois et menacé de l’être une seconde, il essaya de se tuer dans son appartement à la Bibliothèque, qu’il se manqua, se creva un œil, se déchira sans pouvoir se frapper mortellement. Il guérissait ou ◀semblait▶ en train de guérir lorsqu’il mourut d’une imprudence, dit-on, de son médecin, le 13 avril 1794, avant d’avoir vu la délivrance publique et la chute de Robespierre. Il ne l’avait pas désirée assez à temps pour mériter d’en être témoin. Il avait cinquante-trois ans.
Le jugement le plus équitable et le plus indulgent qu’il soit possible de porter sur lui me paraît être celui de Roederer dans un article du Journal de Paris, qui a été reproduit dans l’édition la plus complète des Œuvres de Chamfort. Sa fin de carrière est un exemple terrible du germe de fanatisme qui peut se loger et se développer jusqu’au sein des natures les plus distinguées, les plus cultivées, et même les plus blasées en apparence. Chamfort continuera toutefois d’être cité au premier rang parmi ceux qui ont manié la saillie française avec le plus de dextérité et de hardiesse. Trop maladif et trop irrité pour mériter jamais d’obtenir une place dans la série des véritables moralistes, son nom restera attaché à quantité de mots concis, aigus, vibrants et pittoresques, qui piquent l’attention et qui se fixent bon gré mal gré dans le souvenir.
Méfiez-vous pourtant ! je crains qu’il n’y ait toujours un peu d’arsenic au fond.
[Note.]
Cet article m’a valu toute une réfutation en règle, qui se trouve en tête d’un petit volume de Chamfort publié par M. Hetzel (1857). Cet éditeur, sous le pseudonyme Stahl, vantant son auteur et me rencontrant sur son chemin, m’a fait la guerre ; rien de plus simple : cela l’accommodait. Je ne pourrais qu’être flatté de cette marque d’attention, et même j’aurais à remercier M. Stahl-Hetzel de quelques politesses qu’il a mêlées à sa critique, s’il ne l’avait pris tout à côté sur un ton beaucoup plus élevé qu’il ne convenait au cas particulier et, j’ajouterai, à son rôle, et s’il n’avait dénaturé mes intentions au gré de son esprit de parti ou de son intérêt d’avocat, lesquels ici se confondent. M. Stahl-Hetzel a vu dans mon article sur Chamfort une déclaration et un réquisitoire contre le sonneur de tocsin de la Révolution et de la République ; car il me fait l’honneur de me considérer comme un ennemi de cette forme de gouvernement, et il me donne là-dessus toutes sortes d’avis et de conseils, sans se demander s’il a bien caractère et qualité pour cela. Si M. Stahl-Hetzel me connaissait mieux, il saurait que je n’ai de haine ni d’hier ni d’avant-hier contre aucune forme de gouvernement ; j’ai profité de l’expérience, et en politique je suis l’homme des faits. Il saurait de plus, s’il me connaissait, que mes mœurs sont probablement beaucoup plus populaires et égalitaires que celles de beaucoup de républicains à enseigne. Est-ce ma faute si jugeant à l’œuvre, en 1848, plusieurs des amis de M. Hetzel, je n’ai pas appris à les estimer ? Lorsqu’on me donnera des républicaines comme Mme Roland, lorsqu’on me montrera des républicains simples, droits, intègres et savants comme M. Littré, des hommes de pensée, de labeur, de moralité pratique et de haute doctrine sociale comme M. Proudhon, je les estimerai, je les respecterai, dussé-je ne pas croire à leur succès possible d’ici à longtemps, à bien longtemps ! mais quand je n’apercevrai que des hommes plus ou moins spirituels, intrigants, hâbleurs, vaniteux et, légers, viveurs et prodigues, des hommes de luxe et de fantaisie, jouant à la république comme ils joueraient à tout autre jeu, pariant de ce côté sans avoir le sérieux ni les habitudes du régime qu’ils appellent et qu’ils préconisent, je douterai et je sourirai. Je sourirai surtout lorsque je verrai M. Stahl-Hetzel ne pas craindre de me rappeler, pour faire l’agréable, qu’il y a eu un jour où, nommé professeur au Collège de France, il ne m’a pas été possible, de par les hommes de son opinion et ceux mêmes qui parlent si haut de liberté, de discourir librement des beautés et du génie de Virgile ; je m’étonne que M. Stahl-Hetzel, qui est du moins un garçon d’esprit, et qui ne passe pas pour maladroit, se soit avisé (page xl de sa Notice) de faire allusion à cette journée, qui n’est embarrassante et déshonorante que pour d’autres que moi. Oui, il est très vrai, monsieur, qu’à un certain jour j’ai pu m’assurer que le public et le peuple ne font qu’un, et sont parfois une personne ou plutôt une chose aveugle, brutale et déraisonnable ; il est très vrai que… Mais un ami me tire par l’oreille et m’avertit : « Que vous êtes bon de répondre avec autant de sérieux à un républicain pour rire ! » — Pour en revenir à Chamfort qui a servi de prétexte et de point de départ à la querelle qui m’est faite, je le goûte certes, et je fais le plus grand cas de son esprit et du tour qu’il y donne ; mais j’ai parlé de son âcreté, de son acrimonie et de son cynisme final comme en ont parlé presque tous ceux qui l’ont connu : mon étude a été une étude morale et non politique.