(1857) Cours familier de littérature. IV « XXe entretien. Dante. Deuxième partie » pp. 81-160
/ 3404
(1857) Cours familier de littérature. IV « XXe entretien. Dante. Deuxième partie » pp. 81-160

XXe entretien.
Dante.
Deuxième partie

[Première partie.
L’Enfer]

I

Lisons maintenant ensemble la Divine Comédie dans l’ordre où Dante écrivit ce poème : l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis.

Si nous voulions le lire en vers, nous n’aurions que le choix entre les traductions de M. Antony Deschamps, esprit dantesque de notre âge ; celle de M. Mongis, étude épique devant laquelle aucune obscurité n’a pu subsister dans le texte, et celle de M. Ratisbonne, achevée en ce moment. Si nous voulions le lire en prose, nous ouvririons la traduction à peine éditée de M. Ménard, dont la renommée se répand tout à coup dans la littérature savante.

Mais, d’abord, est-ce bien là un poème épique ? Examinons :

Qu’est-ce qu’un poème épique ? C’est un récit chanté.

Un récit suppose un fait. Où est le fait dans le poème de Dante ? Il n’y a là d’autre fait que le songe d’un homme éveillé, qui est enlevé au monde réel par sa vision et qui se transporte imaginairement dans les mondes surnaturels : voyage à travers l’infini.

Sous ce premier rapport, il n’y a donc point là de poème véritablement épique.

En second lieu, un poème épique suppose un héros, un dieu, un personnage quelconque, historique ou fabuleux, accomplissant le fait chanté par le poète.

Ici il n’y a point de héros, point de personnage historique ou fabuleux accomplissant le fait épique ; il y en a mille, groupés dans ces visions, sans fil qui les relie entre elles : les trois personnes de la Trinité, le Père, le Fils, l’Esprit-Saint, la Vierge, les saints, les anges, les divinités de l’Olympe, celles des enfers païens, les habitants de l’empyrée chrétien mêlés aux figures fabuleuses de l’empyrée antique. Ces personnages ne concourent à aucune action une ou collective ; ils passent, comme une revue de fantômes, devant les yeux du poète et du lecteur ; c’est la procession des ombres dans la nuit des temps ; c’est comme la Danse des Morts des peintres allemands du moyen âge. Cette foule n’agit pas ; elle s’écoule, semblable à une cataracte de l’humanité, dans les abîmes. Cela n’attache pas ; cela éblouit. Le vertige du poète donne le vertige au lecteur.

En troisième lieu, un poème épique suppose un récit continu, un commencement, un milieu, une fin, récit inspirant, par ses péripéties, un intérêt épique ou dramatique à celui qui lit ou qui écoute. Telles sont les grands poèmes épiques de l’Inde, de la Perse, de la Grèce, de Rome, de l’Europe moderne même. Les poètes indiens chantent les aventures humaines ou divines de Rama ou de Chrisna ; Ferdousi, celles de Rustem et des héros de la Perse ; Homère, celles d’Achille ; Virgile, celles d’Énée ; le Tasse, celles des croisés ; Milton, celles du premier homme et de la première femme ; Klopstock, celles du Christ, revêtant la forme humaine pour subir la mort en satisfaction des crimes de la terre. Dans tous ces poèmes, la grande loi littéraire de l’unité de sujet, qui est en même temps la condition absolue de l’intérêt, est rigoureusement observée.

Dans la Divine Comédie, au contraire, il n’y a, comme on voit, ni unité de personnages, ni unité d’action ; c’est une succession d’épisodes sans rapport les uns avec les autres, où l’intérêt se noue et se brise à chaque nouvelle apparition de personnages devant l’esprit, et où cet intérêt, sans cesse noué, sans cesse brisé, finit par se perdre dans la multiplicité même de personnages, et par donner au lecteur l’éblouissement d’une foule.

Sous ces trois rapports donc on ne peut donner légitimement à cette œuvre le nom de poème épique. Qu’on l’appelle poème métaphysique, poème platonique, poème théologique, poème scolastique, poème politique, ce sont ses vrais noms. Ce n’est pas l’épopée, c’est l’école. Le véritable héros, s’il y en avait un, ce serait saint Thomas d’Aquin, car ce sont ses pensées que chante le poète.

Mais quel poète divin ! Nous allons vous l’exposer, non par l’ensemble : il n’en a pas, mais par tronçons. Il n’y en a point de plus gigantesques, de plus frustes, et cependant de plus beaux, dans aucune langue, depuis le sanskrit, la langue des révélations surnaturelles de l’Inde.

Les chants sont tronqués comme le sujet. La plupart n’ont que cent à deux cents vers, l’espace d’une rapide vision. Je vais les feuilleter pour vous.

II

Le premier chant de l’Enfer commence par une allégorie et une allusion. « Au milieu de la route de la vie », chante le poète dans le premier tercet (strophe de trois vers), « ayant perdu le droit chemin, je me trouvai égaré dans une obscure forêt. » Ézéchias avait dit avant lui : « Au milieu de ma vie j’irai aux portes des enfers ! »

« Comment j’y pénétrai », continue le poète, « je ne saurais le dire, tant j’étais plein de sommeil quand je perdis la vraie voie ! » Le soleil, qu’il aperçoit réverbéré sur les épaules d’une haute colline, le rassure un peu ; il regarde avec moins d’effroi on ne sait quel passage étroit et terrible qui est sans doute la mort : il ne le dit pas ; le sens est inintelligible ; puis, sans dire s’il a franchi ou non ce passage, il commence à gravir la colline. Une panthère au poil tacheté (personnification de l’amour des sens) lui barre la route. Ici cinq ou six vers resplendissants de la douce sérénité du premier matin qui éclaira le premier homme quand le soleil monta escorté des étoiles qui l’accompagnèrent, grâce au mouvement imprimé par l’amour divin à ces beaux luminaires. Il se livrait à la douce impression de cette lumière matinale quand une seconde apparition de bête féroce, un lion, symbole de la violence, l’épouvante. Puis vient une louve maigre (symbole de l’inextinguible avidité de la Rome papale). La louve le fait reculer on ne sait où (allusion à son exil provoqué par le pape).

Ici l’obscurité redouble. « Pendant », dit-il, « que je glissais dans un enfoncement du sol » (allusion sans doute à ses adversités), « s’offrit à mes yeux Celui qui par un long silence paraissait avoir perdu l’usage de la parole. » Cela désigne Virgile, par allusion à la longue ignorance de ces siècles qui avaient oublié la langue latine. Dante l’apostrophe et l’implore. Virgile lui répond et lui révèle son nom par ses œuvres. Virgile, touché des louanges filiales du poète toscan, le remet dans le droit chemin, en lui faisant éviter une foule d’autres bêtes féroces qui s’accouplent avec la louve (ténébreuses allusions à Rome et à ses alliés). Virgile lui propose d’être son guide dans une des demeures de l’éternité, loco eterno. « Quand tu auras entendu ses hurlements désespérés et traversé ensuite le séjour où ceux qui brûlent sont encore heureux parce qu’ils espèrent », lui dit-il, « une âme plus digne que moi d’entrer dans le ciel te guidera, parce que le Dieu qui gouverne là-haut ne veut pas que je pénètre dans son empire. »

Dante le remercie de vouloir bien le conduire à la porte de saint Pierre (allusion au paradis ouvert ou fermé, selon les croyances catholiques, par cet apôtre), et il suit son guide.

Tel est ce premier chant, qui laisse l’esprit dans le demi-jour des allusions. On marche à tâtons à la suite de ces deux poètes, sans savoir si c’est dans la réalité ou dans la vision, dans le siècle ou dans l’éternité, qu’on avance.

III

« Le jour se retirait », chante le poète au commencement du second chant, « et l’air rembruni enlevait au sentiment de leur peine tous les êtres animés qui sont sur la terre, quand, seul éveillé, je me préparais à soutenir la double épreuve de la lassitude et de la compassion, épreuves que va retracer ma mémoire, qui ne défaillit jamais ! »

Puis une invocation païenne à la muse ou à l’intelligence, puis une apostrophe nouvelle à Virgile, son guide. « Pour venir ici, je ne suis ni Énée, ni Paul », lui dit-il. — « Pourquoi trembles-tu ? » reprend Virgile. Alors le Romain raconte, en vers pathétiques, au Dante comment il fut appelé à son aide par une femme céleste, dans laquelle on entrevoit soudain Béatrice.

« J’étais », lui dit-il, « parmi ceux qui sont en suspens (entre l’enfer et le ciel), quand je fus appelé par une femme si entourée de béatitude et de beauté qu’à l’instant je la priai de m’imposer ses désirs.

« Ses yeux brillaient plus que l’étoile. Et, avec une physionomie de charme et de paix, et d’une voix d’ange, elle me dit dans sa langue d’en haut :

« “Ô âme compatissante de Mantoue ! dont la renommée dure encore dans ce bas monde et durera autant que ce monde lui-même ;

« “L’ami de mon cœur, et non de ma fortune, est là sur la plage déserte, tellement embarrassé de trouver sa voie que l’effroi lui fait rebrousser son chemin !

« “Et je tremble de m’être élancée trop tard pour le secourir, en apprenant sur lui ce que j’en ai entendu dans le ciel, tant il est déjà enfoncé dans son égarement !

« “Va donc ! et, avec ta parole suave et avec tout ce qui est nécessaire à son salut, aide-le dans sa route, afin que j’en sois réjouie ici !

« “Moi, qui t’en conjure, je suis Béatrice ! Je viens d’un séjour où le désir me rappelle. L’amour qui m’attendrit me fait parler !

« “Quand je retournerai en présence du Seigneur mon Dieu, je me louerai de toi devant lui ! ” »

Alors s’engage entre Virgile et Béatrice une conversation métaphysique où la scolastique tient plus de place que l’amour, et où une certaine Lucia, vierge et martyre, personnifie, à ce qu’on croit, la grâce divine, et sollicite Béatrice à voler au secours de son premier amour.

Dante reprend courage à l’aspect et aux paroles de Béatrice, écarte la bête qui obstrue son chemin, remercie Virgile et se trouve aux portes de l’enfer.

IV

Le troisième chant s’ouvre par cette magnifique inscription devenue le proverbe du désespoir ; « C’est par moi qu’on va dans la cité des larmes ; c’est par moi qu’on va dans l’éternité de douleur ; c’est par moi qu’on va chez la race condamnée !

« Vous qui entrez, laissez à jamais toute espérance ! »

Dante la lit en lettres noires sur la porte.

Le bruit confus et strident des sanglots, des imprécations, des coups portés et reçus dans l’ombre, jette le poète dans la stupeur. Il interroge son guide. « Ce sont, lui dit Virgile, les âmes médiocres et lâches qui vécurent sans mériter ni louange ni blâme. Ne parle pas d’elles, mais regarde seulement, et passe ! »

Les supplices de ces misérables, qui ne vécurent jamais, étaient d’être piqués par des taons et des mouches faisant dégoutter de leur visage des larmes rougies de sang qui abreuvaient des vers immondes à leurs pieds !

L’Achéron, fleuve des ombres, et Caron, leur nautonier, apparaissent, on ne sait pourquoi, dans l’enfer chrétien. Caron frappe de sa rame des troupeaux d’âmes.

La descente dans les ténèbres commence au quatrième chant. Là sont les âmes qui vécurent avant le christianisme et qui vivent maintenant dans le supplice du désir sans espoir.

« Une grande tristesse me saisit le cœur à cet aspect, dit le Dante, car je reconnus là en suspens des âmes d’une grande nature et d’une haute vertu ! »

Virgile, l’une d’entre ces âmes, est reconnu par ses pareils Gloire au souverain poète ! Onorate l’altissimo poeta ! s’écrie cette foule. Homère, Horace le Satirique, Ovide et Lucain l’accueillent et accueillent Dante avec lui. « En sorte », dit-il, « que je fus le sixième parmi ces grands esprits. » Puis la confusion de l’imagination du poète jette la confusion dans ses tableaux. Électre, Énée, Hector, César aux yeux d’oiseau de proie, Penthésilée, Lavinie, le premier Brutus, Lucrèce, Saladin, Aristote, Socrate, Platon et cent autres ombres apparaissent et disparaissent sans intérêt pour le drame.

Minos, qui personnifie la justice divine, juge et châtie au cinquième chant les âmes coupables d’avoir cédé aux passions sensuelles. Toutes les femmes célèbres par leurs faiblesses criminelles sont là ; elles ne semblent y être que pour servir de cadre au plus délicieux et au plus pathétique épisode du poème : Françoise de Rimini.

V

Ici ce n’est plus le poète scolastique, c’est l’amant qui parle ; il se souvient de son propre amour, et reconnaît que la séparation est le véritable enfer de ceux qui aiment.

Cette histoire était récente quand Dante y fit cette immortelle allusion. Françoise de Rimini, une des beautés les plus touchantes de l’Italie à l’époque où écrivait le Dante, était fille du seigneur de Ravenne. Guido di Polenta, son père, l’avait forcée à épouser Lanciotto, fils aîné du tyran de Rimini, Malatesta. Lanciotto, disgracié de la nature, était d’une laideur repoussante, difforme, boiteux, avare et féroce. Son frère, Paolo Malatesta, était, par sa jeunesse, par sa beauté et par son caractère, le contraste le plus dangereux pour le cœur de Francesca. Il plaignit sa belle-sœur, il l’aima, il en fut aimé. Surpris ensemble par l’époux soupçonneux, Lanciotto perça du même coup d’épée les deux amants. Ce drame avait rempli l’Italie de bruit, de pitié, de larmes. Dante ne pouvait manquer de retrouver dans l’autre monde ceux dont la triste aventure l’avait si fortement ému dans celui-ci.

VI

Écoutons le poète.

Il décrit d’abord, en vers qui frissonnent, l’ouragan glacé par lequel sont éternellement fouettées et entraînées dans un océan tumultueux de frimas les ombres dont le feu de l’amour ici-bas consuma les sens et les âmes. Le Dante est ému et attendri ; la pitié lui fait oublier le crime. Il se souvient d’avoir aimé, il aime encore.

« “Ô poète ! » dit-il à son guide Virgile, « je serais curieux d’adresser la parole à ces deux âmes qui semblent inséparables et qui cèdent si légèrement à l’haleine du même vent qui les emporte à travers l’espace ! ” Et le poète à moi : “Observe”, me répondit-il, “le moment où elles vont passer le plus près de toi, et alors prie-les au nom de cet amour qui les entraîne encore réunies l’une à l’autre ; elles ne résisteront pas à un tel appel, elles viendront à toi ! ”

« Et aussitôt que le vent qui les chassait les eut rapprochées de moi : “Ô âmes en peine ! ” leur criai-je, “daignez venir nous parler, si cela vous est permis par le souverain maître de ce séjour ! ”

« Telles que deux colombes, attirées par le désir, fendent l’air qui porte leur vol, et viennent, les ailes ouvertes et sans mouvement, s’abattre ensemble sur le doux nid de leur amour, telles elles s’élancèrent du groupe des femmes punies pour avoir trop aimé ; et ces deux âmes volèrent à moi à travers la tourmente, tant elles avaient senti de compassion et de tendresse pour elles dans l’accent du cri que j’avais jeté en les appelant !

« “Ô douce et affectueuse créature ! ” me dirent-elles, “qui parcours ainsi cet air réprouvé et qui viens nous visiter dans notre supplice, nous qui avons teint le monde où tu vis de notre sang ;

« “S’il nous était permis d’invoquer pour un autre le maître de l’univers, qui nous afflige et nous punit, nous lui demanderions de te combler de sa paix, toi qui ressens une si tendre pitié pour nos peines sans remède !

« “De ce que tu sembles désirer entendre nous sommes prêtes à parler avec toi, pendant que ce vent, un moment immobile, fait silence autour de nous comme à présent.”

« “La terre où je vis le jour”, dit alors Francesca, “s’étend sur la pente marine où l’Éridan, fatigué du tumulte des eaux qu’il roule, se perd dans la mer pour y trouver enfin le repos.

« “L’amour, qui s’allume rapidement dans un cœur sensible et tendre, s’alluma dans le cœur de celui-ci pour le corps que j’avais alors, et qui me fut ravi par une mort dont l’horreur irrite encore ma mémoire.

« “Ce même amour, qui ne permet à aucun être aimé de ne pas aimer à son tour, m’attira vers celui-ci d’un si invincible attrait que, comme tu le vois, cet attrait ne me laisse pas me séparer de lui, même dans ces tourments.

« “Cet amour nous conduisit à une même mort. Le séjour de Caïn, premier meurtrier de son frère, attend ici celui qui nous arracha à tous deux du même coup la vie.”

« Telles furent les paroles qui arrivèrent jusqu’à nous.

« À la voix de ces âmes blessées, je baissai de pitié la tête et je tins mon visage incliné vers le sol. À la fin mon guide me dit : “À quoi penses-tu ? ”

« Quand je pus recouvrer la parole : “Hélas ! ” lui répondis-je, “combien de douces rêveries, combien d’ardents désirs ont dû mener ces deux âmes à leur dernier pas de douleur ! ”

« Ensuite je me tournai de leur côté et je leur parlai, et je commençai ainsi : “Ô Francesca ! l’image des peines qui font couler tes larmes me remplit de mélancolie et d’attendrissement sur toi.

« “Mais, dis-moi : au temps de tes doux soupirs, à quoi l’amour vous accorda-t-il de reconnaître que vous vous aimiez ? Comment vous contraignit-il à vous avouer l’un à l’autre le mystère encore douteux de vos désirs ? ” »

« Et elle à moi : “Il n’y a pas” »,

soupira-t-elle, de plus grande douleur pour l’âme que de se retracer, dans le jour de son désespoir, les jours de sa félicité. Ton maître, qui est là avec toi, le sait, lui !

« “Mais, puisque tu as un si violent désir de connaître jusqu’à sa première racine l’amour qui nous perdit, je parlerai comme celui qui parle en pleurant.

« “Nous lisions un jour par entraînement comment l’amour étreignit le cœur de Lancelot. Nous étions seuls et sans aucune défiance de nous-mêmes.

« “À plusieurs pages cette lecture nous éclipsa le jour dans les yeux et nous décolora d’un frisson le visage ; mais une seule image fut celle qui nous fit succomber et qui nous perdit.

« “Quand nous lûmes que le sourire entr’ouvert sur les lèvres de l’amante avait été dérobé ainsi par le plus tendre des amants, alors celui qui ne sera jamais désuni de moi pendant l’éternité imprima tout tremblant un baiser sur ma bouche. Le livre et l’auteur qui l’écrivit furent les seuls complices de notre faute. Ce jour-là nous n’en lûmes pas davantage.”

« Pendant que l’une de ces âmes parlait ainsi, l’autre âme pleurait avec de tels sanglots que je m’évanouis de pitié, comme si j’allais mourir, et je tombai à terre comme un corps mort tombe ! »

Nous nous servons, pour la traduction de cette élégie tragique, du travail de M. Artaud, retouché et modifié par notre propre travail.

VII

Sapho, dans sa strophe de feu, n’a rien de plus incendiaire que ces deux amants seuls avec ce livre complice qui interprète leur silence, que ce baiser involontaire qui les égare, et enfin que ce supplice changé en félicité amère par le souvenir de leur séparation sur la terre et par le sentiment de leur indivisibilité dans le châtiment. Si le Dante avait beaucoup de pages comme celle de Francesca, il surpasserait son maître Virgile et son compatriote Pétrarque. On voit, à sa tendre curiosité sur les secrets de cet amour, combien il avait aimé lui-même Béatrice, et combien il aimait encore cette image au-delà de la vie. Peu de pages de poésie égalent en sublime et mélancolique beauté ces quelques vers. Le tableau est étroit, la peinture est sobre de couleurs, et l’impression est éternelle. Je me demande : Pourquoi cela est-il si beau ?

C’est que l’émotion, par tout ce qui constitue le beau dans l’expression, y est complète et pour ainsi dire infinie : la jeunesse, la beauté, la naïve innocence de deux amants qui ne se défient ni d’eux-mêmes ni des autres ; leurs deux fronts penchés sur le même livre, qui, semblable à un miroir à peine terni par leur haleine confondue, leur retrace et leur révèle tout à coup leur propre image, et les précipite, par la fatale répercussion du livre contre leur cœur et du cœur contre le cœur, dans le même délire et dans la même faute. Ravissante églogue qui commence comme Daphnis et Chloé.

Le tyran qui les épie à leur insu, et qui, les perçant à la fois du même glaive, confond dans un même ruisseau leur sang sur la terre et dans un même soupir leur première et leur dernière respiration d’amour ;

Le ciel qui les châtie avec une sévérité morale, mais avec un reste de divine compassion, dans un autre monde, et qui leur laisse au moins, à travers leur expiation rigoureuse, l’éternelle consolation de ne faire qu’un dans la douleur, comme ils n’ont fait qu’un dans la faute ;

La pitié du poète ému qui les interroge et qui les envie (on le reconnaît à son accent) tout en les plaignant ;

Le principal coupable, l’amant, qui se tait, qui sanglote de honte et de douleur d’avoir causé la mort et la damnation de celle qu’il a perdue par trop d’amour ; la femme qui répond et qui raconte seule pour tous les deux, en prenant tout sur elle, par cette supériorité d’amour et de dévouement qui est l’héroïsme de la femme dans la passion ;

Le récit lui-même, qui est simple, court, naïf comme la confession de deux enfants ;

Le cri de vengeance qui éclate à la fin de ce cœur d’amante contre ce Caïn qui a frappé dans ses bras celui qu’elle aime ;

Cette tendre délicatesse de sentiment avec laquelle Francesca s’abstient de prononcer directement le nom de son amant, de peur de le faire rougir devant ces deux étrangers, ou de peur que ce nom trop cher ne fasse éclater en sanglots son propre cœur à elle si elle le prononce, disant toujours lui, celui-ci, celui dont mon âme ne sera jamais « désunie » ;

Enfin la nature du supplice lui-même, qui emporte dans un tourbillon glacé de vent les deux coupables, mais qui les emporte encore enlacés dans les bras l’un de l’autre, se faisant l’amère et éternelle confidence de leur repentir, buvant leurs larmes, mais y retrouvant au fond quelque arrière-goutte de leur joie ici-bas, flottant dans le froid et dans les ténèbres, mais se complaisant encore à parler de leur passé, et laissant le lecteur indécis si un tel enfer ne vaut pas le ciel…

Quoi de plus dans un récit d’amour ? La poésie ou l’émotion par le beau, n’est-elle pas produite ici par le poète en quelques vers plus complétement que par tout un poème ? Aussi c’est pour ces soixante vers surtout que le poème a survécu. Le poète de la théologie est mort, celui de l’amour est immortel.

VIII

Au sixième chant, nous retombons à froid dans les supplices de la pluie éternelle et glaciale où les noyés sont, pour comble d’ennui, poursuivis et mordus par le chien Cerbère. Le poète y lance quelques imprécations, aujourd’hui aussi froides que ce marais du Styx, contre Florence et contre ses ennemis politiques, papes, cardinaux, magistrats souillés de différents vices, et contre les hérésiarques.

Les chants suivants sont pleins de définitions des sciences, des vertus, des orthodoxies de l’école. Ce sont des thèses en vers d’une philosophie ténébreuse. Tout cela est parsemé de vers qui grincent et qui hurlent comme des cloches d’airain dans les tours des cathédrales gothiques. Les centaures, les Harpies, les lacs de bitume d’où s’élèvent en mugissant de douleur des bustes à demi consumés, des âmes liées à des arbres morts, des chiennes affamées poursuivant des esprits en fuite, des damnés transformés en buisson, des pluies de feu sur des déserts de sable et qui l’allument comme l’amadou le briquet, tous les héros de la Fable confondus avec ceux de l’histoire et du temps, des rencontres inattendues du poète avec les âmes de ses contemporains morts avant lui, et des signalements grotesques, tels que celui de Brunetto Latini, premier maître de Dante :

« Ces âmes clignaient les yeux en nous regardant, comme le vieux tailleur regarde le trou de l’aiguille  » ;

Des vers sublimes, tels que celui-ci du disciple au maître en le rencontrant :

« Tu m’enseignais là-haut comment l’homme s’éternise ! »

Des voyages souterrains sur le dos d’une bête amphibie, en croupe derrière Virgile ; des nuées d’allusions, d’images, de prophéties, d’énigmes aujourd’hui sans mots ; des promenades de bastion en bastion sur les remparts de l’horrible enceinte ; des damnés qui ont le cou tordu, dont le visage regarde les reins, et dont les larmes des yeux baignaient la croupe (encore ici n’employons-nous pas le mot cynique employé par le poète) ; des démons qui mordent la langue tirée contre eux par le chef de leur bande ; des damnés jouant au cheval fondu sur les épaules les uns des autres au-dessus d’un lac d’asphalte qui englue leurs ailes ; des dialogues sans intérêt et sans fin entre le poète florentin et les obscurs concitoyens de sa ville, qu’il cherche dans la foule et qu’il interpelle ; des serpents qui lancent le feu, au lieu de venin, dans la blessure, et qui font flamboyer le damné plus vite que la plume n’écrit un o ou un i :

Ne o si tosto maï ne i si scrisse ;

Des énigmes rebutantes d’obscurité, dégoûtantes de lasciveté, mais souvent merveilleuses de versification ; des flammes qui parlent ; des schismatiques le ventre troué par le glaive, et laissant, comme des tonneaux qui fuient par les douves, pendre leurs boyaux entre leurs jambes :

Rotto dal mento insin dove si trulla !

Vers que je rougirais de traduire, et que M. de Lamennais lui-même a été obligé d’envelopper d’une décente circonlocution ; des bustes sans têtes portant dans leurs mains ces têtes en guise de lanterne :

Di se faceva a se stesso lucerna ;

Des galeux qui se déchirent la peau en se grattant avec leurs ongles, comme le couteau qui enlève les écailles du poisson ; Antée, qui prête son dos gigantesque au poète pour lui faire franchir un fossé des enfers ; des crânes de ses ennemis qu’il empoigne par la chevelure pour les sommer de parler ; d’autres damnés qui se déchirent à coups de dents comme des tigres ; des récits sans cesse brisés qui fuient derrière vous en laissant dans l’esprit l’impression de l’horreur succédant à l’horreur ; puis tout à coup un récit qui dépasse tous les autres, au trente-troisième chant, mais celui-là horreur sublime, le supplice et la mort d’Ugolin !

C’est un coup de pinceau satanique enfoncé à travers le cœur par la griffe des démons. Je l’ai traduit, non pour ses hideux détails de supplice, mais pour quelques cris profondément humains que la torture arrache aux victimes. La poésie n’a jamais hurlé de tels cris.

Qu’on ne s’étonne pas de la crudité du style : c’est celui du siècle de Dante. Traduire, ce n’est pas mentir ; il faut calquer, non seulement l’image, mais le dégoût sur le dégoût.

IX

« Nous avions déjà quitté l’ombre de ce traître qui ouvrit aux ennemis les portes de Faënza pendant le sommeil de la ville, quand je vis au bord d’une fosse creusée dans l’étang de glace deux ombres. La tête de l’une semblait servir de coiffure à la tête de l’autre.

« Et de même qu’on mange le pain quand on a faim, de même celui qui était au-dessus mordait avec les dents la tête de celui qui était au-dessous, à l’endroit où la cervelle s’unit à la nuque.

« “Ô toi qui montres un si bestial instinct de haine contre celui que tu manges ainsi, dis-moi pourquoi ? ” lui criai-je ; et alors :

« “Si tu as raison de te plaindre de lui, quand je saurai qui vous êtes l’un et l’autre et quelle est sa faute, je parlerai de vous dans le monde d’en haut, si toutefois cette langue avec laquelle je vous parle ne se dessèche pas d’horreur.”

« Le pécheur releva sa bouche de sa féroce pâture, et, l’essuyant aux cheveux de la tête qu’il avait rongée par derrière, il commença ainsi :

« “Tu veux que je renouvelle la douleur désespérée qui me tenaille le cœur, rien qu’en pensant d’avance à ce que je vais te raconter.

« “Mais, si mes paroles doivent être une semence qui fructifie à la honte du traître que je ronge, tu me verras parler et pleurer à la fois.

« “J’ignore qui tu es et par quel privilège tu as pu descendre ici ; mais, à ton accent, tu me parais véritablement né à Florence.

« “Apprends d’abord que je suis le comte Ugolino, et que celui-ci est l’archevêque Ruggieri. Maintenant je te dirai pourquoi il est mon voisin ici

« “Comment, par l’effet de ses perfidies et de ma confiance en lui, je fus d’abord captif, puis mort : cela est oiseux à te dire.

« “Mais ce que tu ne peux avoir appris de personne, c’est combien cette mort fut atroce. C’est ce que tu vas entendre, et tu jugeras après si ce monstre m’a assez torturé.

« “Une étroite lucarne à travers les murailles de la tour de la Faim, qui a reçu son nom de moi, et qui se referma encore sur tant d’autres, m’avait déjà laissé entrevoir plusieurs fois la clarté du jour par ses fissures, quand je fis un rêve qui déchira pour moi le voile de l’avenir.” »

Ugolino raconte ici son rêve, qui n’est qu’une allusion symbolique aux partis qui se combattaient entre Lucques, Pise et Florence.

« À mon réveil, au premier crépuscule du jour naissant, j’entendis mes petits enfants, qui étaient enfermés avec moi, pleurer en dormant et me demander du pain.

« Tu es bien cruel si déjà tu ne t’attristes pas en pensant à ce que ceci faisait pressentir à mon cœur ; et si tu ne pleures pas de cela, de quoi pleureras-tu jamais ?

« Déjà ils étaient éveillés et déjà s’approchait l’heure où l’on avait coutume de nous apporter la nourriture ; mais, à cause des songes qu’il avait faits, chacun d’eux commençait à s’inquiéter dans son doute.

« Et moi j’entendis fermer et sceller pour jamais, à l’étage inférieur de la tour, la seule porte par laquelle on y pénétrait, d’où je regardai au visage mes pauvres petits enfants sans révéler d’un mot mon angoisse.

« Je ne pleurai pas, tant je me sentis au dedans pétrifié d’horreur ; ils pleuraient, eux, et mon petit Ancelmino me dit : “Pour nous regarder de ce regard, mon père, qu’as-tu ? ”

« Mais ni je ne pleurai, ni je ne répondis pendant toute cette journée et pendant toute la nuit d’après, jusqu’au moment où l’autre soleil se leva de nouveau sur l’horizon.

« Quand un peu de clarté eut pénétré dans le cachot de douleur, je parcourus de l’œil les quatre visages de mes fils ; j’y retrouvai avec horreur l’image du mien.

« Dans l’excès de ma douleur, je me mordis les deux mains, et eux, pensant que c’était la faim qui me faisait chercher à manger ma propre chair, se levèrent en sursaut et me dirent : “Père, ce sera moins affreux pour nous si tu te nourris de nos corps ; c’est toi qui nous as revêtus de ces misérables chairs, c’est à toi à nous en dépouiller s’il le faut.”

« Je me calmai alors pour ne pas les attrister davantage. Tout ce jour et tout le jour suivant nous restâmes muets les uns devant les autres. Ô terre cruelle ! pourquoi ne t’entrouvris-tu pas pour nous engloutir ?

« Quand nous eûmes atteint ainsi le quatrième jour, Gaddo vint s’étendre à mes pieds en me disant : “Mon père, pourquoi ne viens-tu pas à mon secours ? ”

« Il mourut là, et, de même que tu me vois là devant toi, je vis tomber et mourir successivement les trois autres, un à un, entre le quatrième et le sixième jour.

« Moi-même, déjà presque aveuglé par la faim, je me traînai en chancelant de l’un à l’autre, et j’en appelai deux d’entre eux après qu’ils étaient morts. Ensuite, ce que la douleur n’avait pu faire, la faim l’acheva. »

X

En écartant les dégoûtantes images du commencement de ce récit, la poésie ou l’émotion par le beau ne peut aller plus loin. Quel beau ? me dira-t-on. Le beau dans la douleur ; le pathétique, le serrement de cœur par la pitié au spectacle de la douleur d’autrui ; la consonance sublime entre le sanglot d’autrui et notre propre sanglotement intérieur ; la jouissance douloureuse, mais enfin la jouissance morale, de notre sympathie humaine pour la peine d’un être humain comme nous, l’ homo sum, humani nihil a me alienum du poète latin ; cette sympathie désintéressée qui fait à la fois la nature, la vertu et la dignité de l’être humain, sont partout dans cette scène poétique.

Ils sont dans ce père infortuné, enfermé avec ses quatre fils dans les demi-ténèbres de cette tour.

Ils sont dans l’enfance et dans l’innocence de ces quatre fils punis pour le crime de leur père.

Ils sont dans l’angoisse muette qui saisit le père jusqu’à le pétrifier au bruit inusité des verrous de la porte basse qu’on scelle et qu’on rive pour jamais.

Ils sont dans ce regard effaré et énigmatique que le père attache sur ses pauvres enfants à ce bruit qui renferme cinq condamnations à une mort lente.

Ils sont dans l’étonnement du plus jeune de ses fils, qui, voyant ce regard et n’en comprenant pas encore la signification, demande à son père : Padre, che hai (qu’as-tu, ô père) ?

Ils sont dans cette lueur du jour qui pénètre tous les matins par le soupirail dans le cachot pour marquer aux condamnés un espace de moins, un supplice de plus, et pour leur rappeler qu’un soleil de vie, de joie et de liberté, éclaire pendant leurs ténèbres le reste du monde.

Ils sont dans ce songe sanglotant des petits enfants endormis qui rêvent la faim avant de la sentir, et qui demandent en songe cette nourriture que la crainte de déchirer le cœur de leur père les empêche de demander éveillés.

Ils sont dans ce second regard du père, après la troisième nuit, qui interroge avec terreur le visage de ses fils, et qui reconnaît sur ces quatre suaires vivants de sa passion l’empreinte de son propre visage.

Ils sont dans ce silence des deux jours et des deux nuits suivantes, où les cinq victimes se taisent de peur que le son de leur voix ne porte un coup de plus au cœur les uns des autres.

Ils sont dans ce plus jeune et plus aimé des enfants qui se jette et s’étend pour mourir aux pieds de son père, et qui lui adresse dans le délire de l’agonie ce mot plus cruel que mille morts, ce reproche déchirant du mourant au mourant : « Mon père, pourquoi ne me secours-tu pas ? »

Ils sont dans l’erreur des enfants qui, voyant le père se ronger les mains de rage, croient qu’il veut dévorer sa propre chair et lui offrent celle qu’il leur a donnée avec la vie ;

Ils sont enfin dans ces quatre fils venant successivement se coucher et mourir aux pieds du père, un à un, dit le poète, et le faisant mourir ainsi quatre fois en eux avant sa propre mort.

Le beau moral, le beau humain égale dans ce récit l’horreur pathétique. C’est ce qui en fait la poésie.

Placez là quatre scélérats mourant de faim dans les convulsions et les imprécations de rage : vous détournez les yeux avec dégoût ; vous n’aurez qu’un gibet au lieu d’un calvaire.

Mais le père est beau quand il frémit au bruit de la clef, et qu’il pense non à lui, mais à ses fils ;

Il est beau quand il interroge, le lendemain, leurs visages, pour y mesurer les progrès de la faim ;

Il est beau quand il se tait, sous le remords et sous le désespoir d’avoir entraîné ses enfants innocents et adorés dans sa peine ;

Il est beau quand il les voit, comme Niobé, former lentement à ses pieds le groupe de la famille morte avant le père.

Il ne manque là que la mère ou le souvenir de la mère absente ; mais le poète a senti avec un merveilleux instinct qu’il fallait écarter la mère de ce groupe ; sans quoi on n’aurait pas pu achever la lecture : le cœur se serait brisé à son premier sanglot ou seulement à sa première mémoire. Ni le père ni les enfants ne la rappellent, de peur de s’entre-déchirer par ce souvenir. Divine réticence de ces cinq cœurs !

Enfin les enfants sont beaux dans leur innocence, beaux dans leur ignorance de la signification du bruit de la porte qu’on mure sur eux, beaux dans leur songe quand ils rêvent la nourriture, beaux dans leur silence pour ne rien reprocher à leur malheureux père, beaux dans leur cri pour lui offrir leur propre corps, qui lui appartient, à dévorer ; beaux dans leur délire quand, s’adressant encore à lui comme à une Providence, ils lui demandent pourquoi il les laisse mourir ainsi sans secours ; beaux enfin dans ce dernier mouvement filial de leur agonie qui les rapproche de lui et les pousse à se coucher sur ses pieds pour mourir à son ombre.

Si l’immense poète n’est pas là, où est-il ? Ni Homère, ni Virgile, ni Shakespeare n’ont en si peu de notes de pareils accents. N’eût-il eu que ces deux scènes, Dante mériterait d’être nommé à côté d’eux.

XI

Le reste du poème de l’Enfer ne contient pas d’autres beautés de composition de ce genre ; mais il éclate toujours en beautés et en horreurs alternatives de style.

Ici ce sont des damnés dans l’enfer du froid, dont les larmes se glacent en coulant des yeux ; là des âmes déjà torturées dans l’enfer pendant que les corps de ceux qui portent leur apparence et leurs noms sur la terre continuent à y vivre ; ailleurs le roi des démons broyant trois damnés à la fois dans ses mâchoires : ces trois damnés sont Judas, Brutus et Cassius. La partialité de Dante pour le césar d’Allemagne explique le supplice des meurtriers du césar romain. Puis Virgile et Dante remontent de l’abîme, en se servant, en guise d’échelle, des poils du corps de Lucifer, précipité du ciel la tête en bas !

« Nous montâmes ainsi, moi le premier, lui le second, jusqu’à une ouverture ronde par où nous aperçûmes les belles choses qu’enveloppe le ciel ! »

Ainsi finit, par une grotesque ascension plus digne de Gulliver que de Virgile, le poème de l’Enfer du Dante ; poème dont les conceptions sont au-dessous des Mille et une Nuits arabes, mais dont le style (aux cynismes près) est la plus robuste nudité de poésie qui ait jamais manifesté la force des muscles intellectuels sur les membres d’un Hercule de la pensée !

Passons aux deux autres poèmes de la Divine Comédie.

Deuxième Partie.
Le Purgatoire

C’est une des idées philosophiques les plus naturelles à l’humanité que celle d’un lieu d’épreuve continuée après cette vie, et d’achèvement de la destinée des âmes dans un séjour de purification et d’initiation appelé Purgatoire.

On a toujours eu une peine, pour ne pas dire une impossibilité, d’esprit à admettre une éternité de supplices infinis et irrémédiables en punition de fautes temporaires, bornées dans leur durée, dans leur portée comme dans leur criminalité même ; on n’a pu, sans une répugnance invincible de l’esprit et du cœur, associer à l’idée de la bonté divine du Rémunérateur suprême une continuité et une éternité de supplices qui excluraient de l’Être divin une partie essentielle et nécessaire de cet Être, la miséricorde. La plus douce vertu de la terre, la pitié, exclue ainsi du ciel, a révolté les cœurs tendres ; les supplices indescriptibles de ses créatures faisant partie de la félicité du Créateur ont rendu le dogme des enfers à perpétuité un des textes de la foi moderne les plus difficiles à inculquer dans le cœur des chrétiens les plus orthodoxes. Beaucoup de commentateurs des dogmes chrétiens ont cherché par des définitions et par des distinctions atténuantes à réduire les enfers à une privation douloureuse de la présence et de la lumière de Dieu dans des climats éternels toujours chargés de nuages ; beaucoup d’autres écrivains ou prédicateurs religieux ont déclaré ne comprendre le mot éternel appliqué à ce supplice que comme expression d’une longue durée ; mais ils n’ont pas interdit au rayon de la miséricorde infinie de traverser une fois ces cachots des mondes surnaturels, et d’apporter aux crimes expiés le pardon divin. M. de Chateaubriand lui-même, dans son poème chrétien des Martyrs, cite l’autorité des Pères de l’Église pour expliquer en ce sens l’éternité des peines et pour effacer de la porte de l’enfer ce vers infernal du Dante :

Abandonnez toute espérance, vous qui entrez !

XII

Cette répugnance de l’esprit humain à admettre l’irrémédiabilité et l’éternité des peines a tourné de préférence toutes les imaginations du côté de cet enfer à temps qu’on appelle le Purgatoire. Là entrent avec le coupable le crépuscule de la félicité future, l’espérance, le repentir, la prière, non seulement la prière de celui qui expie, mais la prière des compagnons qu’il a laissés sur la terre, et dont l’amitié, prolongée au-delà du tombeau, le suit d’un monde à l’autre et paye par ses vœux et par ses pénitences la rançon de son âme.

Ce divin commerce, cette touchante communauté, cette communion des vivants et des morts, cette violence faite à la clémente justice de Dieu par l’amour de ceux qui prient en faveur de ceux qui expient, cette parenté efficace enfin que la mort ne rompt pas entre les âmes de la terre et les âmes du Purgatoire, sont une des plus ravissantes conceptions de la poésie surnaturelle. Cette conception semble avoir attendri, amolli tout à coup l’âme du Dante, et avoir donné à son vers l’accent suave et quasi céleste de l’écho des âmes qu’il va visiter dans ce vestibule souterrain du paradis.

Pour qui a visité l’Italie, cela n’est pas étonnant ; le Purgatoire est la grande popularité de la religion chrétienne chez ce peuple à grandes passions et à grands repentirs. La page du Purgatoire, poème de toutes les âmes veuves et aimantes ici-bas, est écrite ou peinte sur toutes les murailles de ses églises, de ses chapelles, de ses monastères, de ses ermitages, et jusque dans les carrefours de ses grands chemins. Le premier monument qu’élève la piété italienne à son premier deuil, c’est une peinture murale en l’honneur ou au soulagement des âmes du Purgatoire ; les rochers mêmes de ses Alpes, de ses Apennins ou de ses Abruzzes, en sont sanctifiés. Combien de fois, en voyageant à pied dans ces montagnes, n’ai-je pas été étonné et attendri par la rencontre inattendue d’un de ces monuments invocatoires dans des sites inaccessibles aux pas des voyageurs, mais non à la pieuse commémoration des veuves, des fiancées, des enfants, des frères, des amis ! Le souvenir d’un de ces monuments de larmes, de ces pierres milliaires du pèlerinage de la vie au ciel, se représente avec tous ses accidents de lumière, d’ombre et de nature pittoresque à ma mémoire.

XIII

Le sentier rampe en serpentant sous de hautes falaises de rochers éblouissants, qui fument, comme la gueule d’un four, sous les rayons répercutés d’un soleil d’été. Des chênes verts, au tronc tortueux, aux branches bizarrement coudées, aux noirs feuillages, des pins-lièges et quelques pins-parasols au dôme aplati dentellent çà et là la corniche des escarpements. Quelques chèvres noires se posent sur les blocs détachés de la montagne comme des statues égyptiennes d’animaux symboliques sur des piédestaux de marbre. Elles regardent passer le voyageur en tournant leurs cous luisants et leurs cornes bronzées vers le vieux berger, qui les garde, comme pour l’avertir ou l’interroger du regard.

Le sentier, en s’élevant vers le sommet, s’enfonce tout à coup dans une fente de la montagne. Là chaque muraille forme une dent qui se perd en s’ébréchant dans le bleu sans fond du firmament. Cette fente ou ce ravin, tenu à l’ombre par ces deux pans de rochers, est tapissé de châtaigniers en taillis. La feuille lustrée ruisselle de l’humidité d’une cave.

Tout à coup le défilé s’ouvre entre deux remparts de rochers dont la surface, frappée par les rayons du soleil couchant, présente tantôt la blancheur du marbre qu’on vient d’extraire, tantôt les teintes roses de la joue d’une jeune fille rougissante. Le ciel d’abord, la grande mer ensuite apparaissent à perte de vue à l’ouverture du défilé. De grands aigles fauves secouent lourdement leurs ailes sur les corniches des deux murailles de marbre ; des voiles latines tachent çà et là d’une tache triangulaire la vaste étendue de la mer. Les deux azurs de l’onde et du ciel se confondent tellement à l’horizon qu’on ne sait si ces voiles reposent sur la mer ou nagent dans le firmament.

Pendant que vous contemplez tout ébloui ce spectacle, vous croyant seul entre ciel et terre à mille pas au-dessus des séjours humains, une musique vague, ou plutôt une brise psalmodiée, entremêlée d’un bourdonnement de voix d’enfants et de femmes, vous arrive, à travers les myrtes et les pins, du fond d’une caverne qui s’ouvre à gauche dans les vastes échancrures du rocher taillé à main d’homme.

On s’approche en se glissant à travers les blocs d’une carrière de marbre abandonnée ; on voit une chapelle grossièrement ébauchée sous la concavité du pan de la montagne.

Quelques âmes en peine, représentées sous des traits de femmes avec des mains suppliantes et de grosses larmes sous les paupières, se dégagent à demi des langues de flammes qui lèchent la muraille. Un ciel pur et bleu, où quelques ailes d’anges traversent l’éther, brille au-dessus.

Sur les marches de l’oratoire, une femme jeune et belle encore est agenouillée entre deux petites filles d’âge inégal. C’est la veuve et ce sont les deux derniers enfants d’un pauvre carrier de marbre de ces montagnes, écrasé trois ans avant par la chute d’un des blocs qu’il détachait de la carrière.

Derrière la veuve et ses filles, un jeune adolescent de douze à treize ans presse sous son bras gauche une grosse musette des Abruzzes. Les notes pastorales et prolongées accompagnent sous le rocher les litanies psalmodiées par sa mère en mémoire de son père. Une vieille femme, l’aïeule sans doute, se tient à quelques pas en arrière, accroupie la tête dans son tablier ; ses cheveux blancs découverts remuent, légèrement agités par le vent de la musette, comme des duvets de chardon mort sous l’haleine du chameau qui broute à côté. Je m’arrête à quelque distance, sans être aperçu même du chien, attentif à l’instrument de son jeune maître. Je me découvre, par respect pour cet entretien de la vie avec la mort, et j’ai sous les yeux et dans le cœur toute la poésie du Purgatoire.

Ce sont ces images, si fréquentes en Italie, ce sont ces oratoires, ces peintures, ces musiques, ces larmes, ces offrandes, ces prières, dont l’air d’Italie est rempli, qui inspirèrent, je n’en doute pas, des images si suaves et des vers si féminins au Dante dans son poème du Purgatoire. L’âme bucolique de Virgile, son maître, semble véritablement cette fois avoir passé en lui. Jugez-en par les citations que je puise, non au hasard, mais presque à toutes les pages de ce délicieux pèlerinage à travers les larmes, que la prière console et que l’espérance essuie. On ne peut prendre dans ce poème du Purgatoire, comme dans celui du Paradis, que des citations. Il n’y a pas de sujet, pas d’unité, pas de composition ; c’est une revue, c’est une épopée à tiroir, pour me servir d’une expression de la scène. Il y a des scènes et point de drame. Mais quels exordes ravissants à toutes ces scènes !

XIV

Et d’abord il faut renoncer à comprendre l’architecture fantastique de la montagne idéale sur laquelle le poète place son Purgatoire et où il est accueilli par Caton d’Utique, qu’on s’attend peu à trouver là. Caton, qui n’a, dit-il, rien su refuser à Marcia, son épouse, pendant qu’il vivait, reçoit Dante en commémoration de cette Béatrice dont le poète se réclame.

La lumineuse sérénité d’un jour semblable à une aurore frappe le Dante en abordant dans ce séjour d’attente :

Dolce color d’oriental zaffiro, etc.

« Une douce teinte de saphir oriental, qui se répercutait dans la sérénité d’un air transparent jusqu’au premier cercle, rendit la joie à mes regards, aussitôt que je sortis de l’air mort qui m’avait si longtemps contristé les yeux et le cœur.

« La belle planète qui invite à aimer faisait sourire l’Orient tout entier, etc., etc. »

Un ange à qui ses ailes servent de rames lui fait traverser la mer qui entoure l’île des âmes en suspens.

« Les âmes qui se préparaient à m’accueillir, s’apercevant à ma respiration que j’étais encore vivant », dit le poète, « pâlirent du prodige.

« Et, de même qu’un messager de paix qui porte la branche d’olivier à la main entraîne sur ses pas la multitude pressée d’apprendre les nouvelles sans que personne s’inquiète s’il foule autrui, de même, etc. »

Une de ces âmes le reconnaît et l’embrasse ; sans la connaître il veut lui rendre son embrassement ; mais, ô surprise ! « Trois fois », dit-il, « je passai mes bras derrière elle pour la serrer contre mon cœur, et trois fois mes bras vides revinrent frapper ma poitrine. » Cette âme est celle d’un musicien de ses amis qui lui chante un des vers amoureux de la jeunesse de Dante :

Amour, qui dans le cœur me parles !

Les âmes ravies écoutent. Caton les gourmande sur leur indolence.

« Telles que des colombes groupées autour du froment ou de l’ivraie qu’on leur jette, tranquilles et sans montrer leur turbulence accoutumée, si quelque chose apparaît qui les inquiète, laissent soudain là leur nourriture, parce qu’elles en sont distraites par un plus grand souci ; — ainsi vis-je cette nouvelle foule d’âmes abandonner l’attention qu’elles donnaient à ce chant et s’enfuir sur la plage, semblables à quelqu’un qui va machinalement sans savoir où ses pas le mènent ! »

Ce sont de pareilles peintures, véritablement homériques, qui éblouissent ou charment à chaque instant les yeux, presque à chaque page du Purgatoire. La fibre irritée du poète de l’Enfer s’était détendue dans un plus long exil, et son talent avait évidemment grandi avec ses années.

XV

Plus loin Dante demande son chemin aux âmes pour escalader le rocher, et il représente encore ici par une naïve comparaison pastorale l’empressement des âmes à le lui indiquer.

« Telles que les brebis enfermées sortent de l’étable, d’abord une, puis deux, puis trois, pendant que les autres s’arrêtent tout intimidées sur le seuil, baissant l’œil et le museau à terre, — et ce que fait la première les autres le font, s’adossant à celle-ci si elle s’arrête, naïves et soumises, et ne sachant pas elles-mêmes le pourquoi ; telles, etc. »

L’expression des choses métaphysiques, les définitions et les distinctions de la philosophie transcendante ne sont pas rendues par le poète avec moins de vigueur et de clarté que les scènes de la nature visible. Il peint l’âme du même pinceau qu’il peint la matière. Écoutez ces quatre stances du quatrième chant. Aristote ou saint Thomas d’Aquin n’auraient pas plus rigoureusement défini ou distingué en prose ; et cependant quelle poésie ajoutent la concision, la saillie, la couleur, la vibration, la vie, à cette métaphysique !

« Quand notre âme se recueille et se concentre fortement en elle-même sous une impression de plaisir ou de douleur qui s’empare tout entière d’une de ses facultés, il nous semble que toute autre faculté en nous est absorbée, et ce phénomène réfute l’erreur de ceux qui croient qu’au-dessus de notre âme unique une seconde âme nous anime ! — Et aussi, quand on voit ou qu’on entend quelque chose qui tient puissamment notre âme tendue par l’attention vers un seul objet, la perception du temps nous échappe, et l’homme ne s’aperçoit pas de sa fuite ; — parce que autre est la faculté qui regarde ou qui écoute, et autre est l’ensemble des facultés qui composent l’âme tout entière. La première est enchaînée, tandis que la seconde reste indépendante ! »

XVI

Ailleurs il peint, avec l’énergie laconique de Pascal, la séparation de l’âme et du corps sous le fer d’un assassin :

« Et je tombai et ma chair demeura seule ! »
« Caddi et rimase la mia carne sola. »

Des accents pathétiques interrompent çà et là, par un contrecoup donné au cœur humain, les visions surnaturelles et souvent apocalyptiques de ses chants. Six vers lui suffisent pour attendrir toute l’Italie sur le sort de la Pia, femme de Nello della Pietra, qui, sur un soupçon de son mari, avait été précipitée du balcon dans les fossés de son château. Dante la rencontre ; elle le reconnaît.

« Ah ! quand tu seras remonté dans le monde des vivants et reposé de ton long voyage », lui dit-elle, « souviens-toi de moi, qui suis la Pia. Sienne m’enfanta, la Maremme me détruisit ! Il le sait celui qui en m’épousant m’avait passé le premier son anneau nuptial au doigt. » Cette réticence accusatrice et vengeresse est plus sinistre que le récit tout entier de l’assassinat.

Une âpre et sublime imprécation à l’Italie, imprécation devenue immortelle dans la bouche de tous les patriotes, éclate tout à coup au sixième chant ; mais c’est l’imprécation d’un Gibelin qui gourmande son peuple pour avoir rejeté son César.

« Ah ! Italie esclave ! hôtellerie de douleur, navire sans nocher dans la grande tempête, non reine des provinces, mais lieu infâme de prostitution !

« Et pas un de ceux qui vivent maintenant dans ton sein n’est en paix au milieu de tes guerres civiles ! Et ceux qu’enferment dans la même ville un même rempart et un même fossé se mangent entre eux.

« Regarde, misérable ! sur tous les rivages que baignent tes mers, et puis regarde dans l’intérieur de tes provinces s’il y a une seule parcelle de toi qui soit en paix !

« À quoi bon Justinien ressaisit-il les rênes, si la selle est vide ? Sans cela, peut-être moins mérité serait ton opprobre !

« Ah ! peuple qui devrais être plus dévoué à ton vrai maître et laisser ton César s’asseoir sur ta selle, si tu comprenais mieux ce que Dieu veut de toi !

« Regarde comme cette bête féroce est devenue indomptée depuis qu’elle n’est plus mutilée par l’éperon et que tu as porté la main à l’étrier !

« Ô Albert l’Allemand qui l’abandonnes à elle-même et qui la laisses devenir rétive et sauvage, tandis que tu devrais enfourcher l’arçon !

« Qu’un juste châtiment tombe des étoiles sur ta race, et que ce châtiment soit nouveau et évident, afin qu’il fasse trembler ton successeur !

« Viens ! viens ! Vois ta Rome qui pleure, veuve de toi, solitaire, et qui te crie la nuit et le jour : « Mon César, pourquoi t’éloignes-tu de moi ! »

On ne peut invoquer plus clairement l’invasion de sa patrie par l’étranger. L’exil peut dénaturer jusqu’au patriotisme dans les âmes qui ont plus de vengeance que de vertu. Tel était Dante.

Il faudrait autant de pages de commentaires que de vers pour expliquer les innombrables allusions des chants qui suivent. Cependant le huitième chant s’ouvre par des stances aussi suaves que le soir d’été, aussi mélancoliques qu’un adieu sans retour. Traduisons-les.

« C’était l’heure qui reporte le regret des navigateurs vers le rivage et qui attendrit leurs cours à la fin du jour où ils ont dit l’adieu à ceux qu’ils aiment ! — l’heure qui poigne d’amour le voyageur à peine parti, s’il entend résonner dans le lointain la cloche qui semble pleurer le jour mourant ! etc. »

La description du matin, au neuvième chant, n’est pas moins vive, quoique moins connue.

« À l’heure où, près du matin, l’hirondelle commence à gazouiller ses tristes lais, peut-être en souvenir de ses premiers malheurs, heure pendant laquelle notre âme errante pleure dégagée du corps, et, plus reprise par la pensée pour ses visions, est presque élevée à sa nature divine, — je vis en songe un aigle aux ailes d’or, etc. »

On retombe bientôt dans les ténèbres d’un texte obscur et incohérent, où brillent, par moments, quelques vers de diamant comme ceux-ci :

« Orgueilleux chrétiens ! déjà fatigués de vos misères, vous qui, à demi privés de la vue de l’intelligence, n’avez foi que dans les pas en arrière, — ne savez-vous donc pas que nous ne sommes que des vers de terre nés pour devenir l’angélique papillon qui vole invincible au-devant de l’éternelle justice ?… »

XVII

Après plusieurs autres chants où le poète, de plus en plus inintelligible, fatigue le lecteur de ses innombrables rencontres avec des personnages plus ou moins inconnus de la Bible, de la fable ou de l’histoire florentine, il se ressouvient enfin de Béatrice, qui semble représenter pour lui l’amour et la foi.

« Mon fils », lui dit Virgile, « entre ta Béatrice et toi il n’y a plus de mur. »

« De même qu’au nom de sa chère Thisbé Pyrame prêt à mourir rouvrit sa paupière et la regarda à l’heure où le mûrier devint vermeil, ainsi, ma sécheresse s’amollissant tout à coup, je me tournai vers le sage guide en entendant le nom qui me reverdit éternellement dans la mémoire ! »

Une scène, d’autant plus ravissante qu’elle est plus rare dans ce poème, est décrite ici par le Dante en vers empruntés aux églogues de son maître.

« Les trois sages s’étendent pour dormir au coucher du soleil sur les gradins de la montagne.

« Telles que les chèvres, indociles et vagabondes avant d’avoir brouté sur les cimes, deviennent apprivoisées et paisibles en ruminant leur nourriture, — et se rangent silencieuses à l’ombre pendant que le soleil darde ses rayons, sous la garde du berger debout, qui s’accoude sur sa houlette, et qui veille à leur sûreté, et tel que le pasteur, qui couche en plein air, immobile, passe la nuit auprès de son troupeau, attentif à ce que la bête féroce ne vienne pas le disperser ; — tels nous étions tous les trois en ce moment, moi comme la chèvre, eux comme les bergers rangés de ci et de là sous la caverne. — On voyait de là peu de chose du dehors ; mais par ce peu d’espace je voyais les étoiles plus scintillantes et plus grandes qu’à l’ordinaire. Ainsi rêvant et regardant, le sommeil me prit, le sommeil qui souvent, avant que les choses soient, sait les choses qui vont être ! »

Il s’endort, un songe le visite.

« Il me sembla, dit-il, voir en songe une femme jeune et belle aller et venir dans une lande en cueillant des fleurs et en chantant. Elle disait :

« “Que ceux qui me demanderont mon nom sachent que je suis Lia, et j’égare çà et là mes belles mains dans l’herbe pour me faire une guirlande ; — pour que mon miroir me présente une image qui me charme ici, je me pare. — Mais ma sœur Rachel, elle, ne s’éloigne jamais du miroir, et tout le jour elle y reste assise ; — elle se complaît délicieusement à contempler ses beaux yeux, comme moi à m’embellir avec mes mains. Voir est son bonheur, agir est le mien.” »

XVIII

« Et déjà, à travers les lueurs du crépuscule, d’autant plus douces aux voyageurs qu’ils sont plus près de leur demeure, les ténèbres s’enfuyaient de tous les côtés de l’horizon, et le sommeil s’enfuyait de mes yeux avec elles. Je me levai, et voyant les sages déjà debout, etc. »

Virgile lui annonce métaphoriquement qu’il touche au bonheur de revoir Béatrice ; il brûle d’y atteindre.

« Tant de désir sur tant de désir », dit-il, « me vint de m’élever plus haut qu’à chaque pas de plus je sentais des ailes sortir de moi pour voler. »

« Vois le soleil qui te frappe au front », dit Virgile, « vois l’herbe tendre, et les fleurs, et les arbrisseaux que cette terre enfanta d’elle-même, — tandis que les beaux yeux (de Béatrice), dont les larmes m’attendrirent pour me prier de venir à toi, deviennent maintenant sereins et joyeux à ton approche. — Tu peux maintenant t’asseoir ou errer à ton gré dans ces bocages, etc. »

Cette délicieuse halte au milieu des plus fraîches et des plus amoureuses images rappelle le chantre de Francesca de Rimini, le disciple de Virgile, le précurseur de Pétrarque. C’est une oasis dans ce désert de scolastique ; mais, hélas ! l’oasis y est rare et ne s’étend jamais au-delà de quelques vers. On retombe bientôt dans les aridités et dans les froideurs de l’allégorie.

Cependant, à mesure que le pressentiment de l’approche de Béatrice le réchauffe, ses vers reprennent de plus en plus l’accent de ses premières poésies amoureuses. À la fin, au sortir d’une forêt enchantée, peuplée des plus charmantes apparitions féminines, — Béatrice elle-même lui apparaît de l’autre côté d’un ruisseau.

« “Regarde-moi bien, regarde-moi bien », lui dit-elle ; « oui, c’est bien moi, oui, c’est bien moi qui suis Béatrice. Tu as donc enfin daigné gravir cette montagne ? Ne savais-tu point qu’ici l’homme est heureux ? ” »

« Mes yeux », continue le poète, « tombèrent sur la claire fontaine ; mais, en m’y reconnaissant, je les reportai sur l’herbe, tant la honte me chargea le front. — Telle qu’une mère paraît sévère à son fils, telle elle me paraissait alors, parce que la saveur d’une compassion supérieure est mêlée d’une certaine amertume ; — comme la neige soufflée et amoncelée par les vents du nord se congèle sur les épaules de l’Italie, — puis, liquéfiée, se fond sous elle-même, lorsque la terre qu’elle ne recouvre plus l’amollit de sa respiration, comme la cire se fond à la flamme ; — ainsi restai-je sans larmes ni soupirs avant d’avoir entendu le chant de ceux qui accompagnaient toujours de leur harmonie les évolutions des astres éternels. Mais, après que j’eus compris que ces esprits célestes me témoignaient par leur accent une plus tendre compassion que s’ils avaient dit : “Ô dame, pourquoi le gourmandes-tu ainsi ? ” — la glace qui s’était resserrée autour de mon cœur se fit à l’instant eau et souffle, et sortit avec angoisse de mes yeux et de mon sein ! »

XIX

Béatrice parle d’abord dans une langue mystique, semblable à celle des anges, et avec un accent qui rappelle l’impassibilité des purs esprits ; puis insensiblement la femme et l’amante se retrouvent dans l’immortelle, et elle reproche sévèrement à son amant les distractions amoureuses qu’il a laissées empiéter dans son cœur sur le souvenir sacré de leur premier amour.

« L’aspect de mon visage le soutint quelque temps », dit-elle aux âmes attentives, « et, en laissant briller sur lui mes jeunes yeux, je le guidai dans le droit chemin. — Mais si tôt que je fus au seuil de mon second âge et que j’eus changé de vie en ces lieux, — celui-ci », ajoute-t-elle avec un geste de reproche, « se détacha de moi pour se donner à d’autres. » — (Allusion poignante aux nombreux amours profanes que Boccace et les autres historiens reprochent au Dante après la mort de Béatrice.) Puis elle reprend :

« Quand de la chair je fus transfigurée en esprit pur, et que ma véritable beauté se fut accrue avec ma vertu, je lui devins moins chère et moins séduisante. — Il tourna ses pas vers de fausses voies, fausses images du vrai beau, qui ne tiennent rien de ce qu’elles promettent. — Et rien ne me servit de demander pour lui des inspirations, par lesquelles, et en songe et autrement, je le rappelais à moi, tant il en avait peu de mémoire. — Il tomba si bas que tous les moyens de le sauver étaient épuisés et qu’il ne restait qu’à l’épouvanter en lui montrant la race perdue des damnés. — C’est pour cela que je visitai la porte des morts, et que mes prières et mes larmes furent adressées à celui qui l’a conduit ici en haut ! — Le décret suprême de Dieu serait vain si l’on passait ce fleuve de l’oubli, et si l’on goûtait la manne céleste en ces lieux sans avoir versé une larme de pénitence, en signe d’absolution ! »

Ainsi finit le trentième chant du Purgatoire. Les olympes et les enfers d’Homère, de Virgile, de Milton, de Fénelon, n’ont ni une plus belle scène, ni une rencontre plus pathétique, ni un plus divin langage. La sainteté de l’âme béatifiée, le ressentiment amoureux de la femme, la honte silencieuse de l’amant infidèle, la foi du chrétien repentant, la joie du poète qui retrouve sa jeunesse, son innocence et sa vertu dans la première créature qu’il a aimée, y sont fondus dans une telle harmonie de couleurs, de sentiments, de remords, de joie, de larmes, d’adoration, qu’ils rendent à la fois le drame aussi divin qu’humain dans l’âme des deux amants sur les confins des deux mondes. Il est impossible de ne pas reconnaître que Pétrarque s’est inspiré de ce platonisme précurseur de Dante dans ses amours avec Laure, et que Milton a imité, sans les surpasser, ces peintures et ces dialogues dans ces scènes d’Éden entre la première des femmes, et le premier des époux. Si Dante avait beaucoup de pareilles inspirations, il aurait réuni à la sauvage rudesse du pinceau de Michel-Ange la suave innocence de la palette du Corrège.

XX

Béatrice, au début du trente-et-unième chant, semble jouir un peu, comme d’une vengeance, du silence et de la confusion de son amant.

« Dis donc si cela est vrai », poursuit-elle. « À une si grande accusation il faut que ton aveu se joigne ! » Dante ne peut trouver de voix pour répondre. « Que penses-tu ? » lui dit-elle encore. « Est-ce que tes honteux souvenirs n’ont pas déjà été effacés par l’eau de ton cœur ?… » Le oui que balbutie le poète fut si imperceptible à l’oreille qu’il ne put être entendu que par les yeux au mouvement de ses lèvres.

« Quels charmes, quelles chaînes t’ont donc lié ? » continue l’amante, moitié femme, moitié allégorie de la foi.

« Hélas ! » répond le coupable, « les choses présentes égarèrent mes pas par leurs faux attraits, aussitôt que votre visage me fut voilé ! »

« Écoute ! » reprend Béatrice encore impitoyable dans ses reproches, « jamais la nature ou l’art ne t’offrit un attrait comparable à l’attrait de cette forme mortelle dans laquelle je fus incarnée, et qui maintenant n’est que poussière ; et si cet attrait te manqua lorsque je mourus, quelle autre forme mortelle devait désormais t’attirer par un tel désir ? — Devais-tu appesantir tes ailes pour aller chercher si bas d’autres blessures ou de quelque autre jeune fille ou de quelque autre vanité d’une si courte jouissance ? — Le petit oiseau à peine éclos se trompe deux ou trois fois avant de connaître le danger ; mais à ceux qui sont déjà emplumés on présente en vain le piège ou on lance en vain la flèche. »

« Tels que de petits enfants, muets de honte et les yeux en terre, restent immobiles, se reconnaissant coupables et regrettant leur faute, — tel j’étais ; et elle me dit alors : “Puisque tu éprouves une telle douleur à entendre, lève la barbe, et tu en sentiras bien plus en me regardant ! ”

« Je levai, à son ordre, le menton ; et, quand elle avait désigné mon visage par la barbe, j’avais bien compris la malignité vénéneuse de l’intention. »

(Elle voulait signifier par là qu’il n’était plus un enfant, mais un homme d’âge mûr, quand il avait commis ces fautes.)

« Elle m’apparut », poursuit le poète, « de l’autre côté du ruisseau verdi par l’ombre de ses bords ; elle m’apparut à travers son voile, et elle effaçait sa beauté première par sa beauté présente autant que jadis elle effaçait toutes les autres beautés d’ici-bas.

« Et l’ortie du remords me piqua si cruellement au cœur que, plus j’avais aimé les autres choses qui m’avaient détourné d’elle, plus je les pris en dégoût. »

XXI

Ici l’allégorie toujours froide et confuse de la foi représentée par une femme et de la vertu représentée par l’amour recommence. Béatrice passe son bras d’amante autour du cou de son amant ; elle lui plonge la tête dans les eaux purifiantes du ruisseau. Le ruisseau représente sans doute la grâce. Puis elle l’introduit dans la société de quatre belles femmes qui chantent :

« Ici nous sommes nymphes, et dans le ciel nous sommes étoiles. Avant que Béatrice fût descendue du ciel, nous lui fûmes données pour suivantes.

« Tourne, ô Béatrice, tourne les yeux vers ton fidèle, qui, pour te revoir, a fait tant de pas ! Accorde-nous, par grâce, de dévoiler devant ses yeux ta bouche, afin qu’il contemple la seconde beauté que tu lui dérobes encore ! »

Un griffon, un char où montent avec le griffon ces nymphes, un arbre qui mue ses feuilles, un aigle qui sème ses plumes sur le char, un dragon qui en sort et qui y replonge sa queue, sept têtes qui sortent ensuite du timon et des quatre coins du char, un géant qui embrasse une courtisane impudique dont je n’ose traduire ici le nom obscène, un vaisseau brisé par un serpent, des naïades qui trouvent le mot des énigmes, les sept nymphes à l’extrémité d’une ombre pâle, des dialogues prophétiques et inintelligibles entre Béatrice et son amant, une eau salutaire bue à grands flots par le Dante et par Virgile et Stace, ces guides, sont les dernières visions du poème.

« Mais parce que mon papier est plein », dit le poète, « que j’avais destiné à ce second cantique, le frein de l’art m’interdit de le continuer plus longtemps. Je me sens pur et disposé à monter jusqu’aux étoiles. »

Voilà le poème du Purgatoire, plein d’allégories glaciales, d’allusions obscures, d’inventions étranges, de rencontres touchantes, de vers surhumains.

Montons avec le Dante au Paradis, où les fortes ailes de son génie étaient faites pour le porter sur des imaginations plus sensées.

Troisième Partie.
Le Paradis

Dès les premiers vers on reconnaît le même poète, poète des limbes, entre les fantômes du moyen âge et les crépuscules de la Renaissance.

« À la gloire », commence-t-il, « de celui qui meut toute chose ( mens agitat molem ), qui pénètre de son essence l’univers entier, et qui resplendit avec plus d’évidence dans certaines parties de son œuvre, avec moins de clarté dans d’autres ; je suis monté, moi, dans le ciel, et j’y ai vu des choses qu’on ne peut redire quand on est redescendu ici-bas ! »

Puis il invoque, aussitôt après, le bon Apollon et le Parnasse au double sommet, afin que ce dieu de l’Olympe le tire, comme il tira Marsyas, de la gaine de ses membres. Cette fois, c’est Béatrice qui vole devant lui ; elle fixait la lumière des soleils, et lui regardait cette lumière en elle.

« Je m’absorbai tellement dans son essence », dit-il, « que je devins semblable à Glaucus, qui, en se repaissant de l’herbe marine, devint de la nature des autres dieux.

« Amour qui gouvernes le ciel, tu le sais, toi qui me soulevas par ta lumière ! »

Cette idée de s’ouvrir le ciel par l’amour et de voir Dieu par les yeux de la femme qu’il a tant aimée rappelle sans cesse l’amant dans le théologien. On pressent Pétrarque et Abailard dans le philosophe et dans le poète toscan.

Il s’épouvante des océans de lumière qu’il traverse ; il interroge Béatrice ; elle rectifie ses idées. « Avec un soupir de tendre compassion », dit-il, « elle abaissa ses regards sur moi avec ce visage d’une mère qui se penche sur son petit enfant en délire. » Elle lui explique, dans un admirable langage, les lois de l’ordre matériel et de l’ordre moral. C’est Aristote et Platon en vers.

« Ô vous », s’écrie alors le poète saisi d’enthousiasme, « vous qui, sur une trop petite nacelle, désirez suivre mon navire qui chante en voguant, — rebroussez chemin vers les bords, ne vous lancez point sur cette vaste mer ; car, si vous veniez à me perdre de vue, vous resteriez égarés ! — Les ondes sur lesquelles je m’aventure ne furent jamais parcourues. Minerve m’inspire, Apollon me conduit, des muses nouvelles me montrent l’étoile de l’Ourse ! — Vous ne pouvez affronter la haute mer qu’en suivant le sillon que je trace dans ces vagues qui se referment derrière moi ! »

Après ce second exorde lyrique il vogue.

« Béatrice », dit-il de nouveau, « regardait en haut, et moi je regardais en elle ! »

Il entre avec elle dans la première étoile. Écoutez le poète.

« La perle éternelle nous reçut dans son sein, comme l’eau reçoit, sans se rider, le rayon de lumière ! »

Ici une leçon d’astronomie scolastique et mystique qui reporte malheureusement dans la poésie toutes les subtilités de l’école.

Dante rencontre là une religieuse de Florence, nommée Piccarda ; il lui demande si les âmes reléguées à ce dernier rang du ciel désirent monter plus haut pour mieux comprendre et mieux aimer. Elle lui répond que la conformité à la volonté divine est le vrai ciel, et que, si l’âme désirait s’élever plus ou aimer davantage, elle cesserait d’être en conformité avec celui qui lui assigne ces bornes de félicité et d’intelligence.

« Dans sa volonté est notre paix ! »

On croit lire l’Imitation de Jésus-Christ, qui allait paraître bientôt après, poème moral plus chrétien et plus pathétique que celui de Dante. C’est là que M. Ozanam et ses disciples devraient chercher les titres de la philosophie chrétienne du moyen âge.

XXII

Béatrice explique à son amant, à cette occasion, tant bien que mal, l’équilibre des deux désirs dans le cœur des bienheureux.

Les chants suivants sont une série de définitions de casuistes plus que de philosophes et de poètes. Il y a là une charmante comparaison, à propos des controverses du chrétien discutant sa soumission à l’Église.

« Ne faites pas comme l’agneau qui abandonne la mamelle et le lait de sa mère, en s’amusant, simple et folâtre, à jouter lui-même avec elle ! »

Un chant tout entier est consacré à un récit des destinées politiques de l’Italie et à la gloire de Justinien ;

Un autre à expliquer le mystère de Dieu sacrifiant son fils innocent représentant d’une nature coupable. Le poète s’y perd dans la métaphysique la plus subtile et la moins poétique. Cypris et Cupidon reparaissent dans la planète Vénus, qui inspire le fol amour. Béatrice y est revêtue par cette influence d’un surcroît de beauté. Des lueurs s’y meuvent en rond. Ce sont les esprits habitants du troisième ciel ; il faudrait une clef historique à chaque nom pour comprendre ce que ces esprits disent au Dante. Des soleils y chantent, des roues y argumentent, les chefs des ordres monastiques y défilent devant le poète ; le pape et les cardinaux y sont injuriés comme des déserteurs de cette crèche de Nazareth où l’ange de Dieu replia ses ailes. Saint Thomas d’Aquin, saint François d’Assise, saint Dominique y sont exaltés en vers, pleins d’allusions toutes claustrales. On entre ensuite dans les véritables ténèbres palpables du poème. On s’y éblouit de nuit en y regardant. Dante y fait parler tantôt saint Thomas, tantôt Béatrice. On ne croirait pas à ces fantasmagories du ciel scolastique si je les traduisais ici.

« Celui-ci », dit une des lueurs, « est un, deux et trois, qui toujours vit et règne en trois et deux et un non circonscrit, mais tout circonscrivant.

« Bénis sois-tu, toi trin et un, qui dans ma semence fus si généreux ! — Tu crois que ta pensée vient à moi de celui qui est le premier, comme de l’un, si on le sait, procède le cinq et le six ! »

Voilà sur quoi s’extasient les fanatiques déchiffreurs de ces quinze chants d’hiéroglyphes !

XXIII

Un retour de l’esprit du poète vers l’ingrate Florence, au dix-septième chant, ramène enfin à quelque chose d’humain et de réel l’esprit du lecteur. Ces vers seront l’éternelle complainte et l’éternelle consolation des exilés.

« Tel qu’Hippolyte sortit d’Athènes par le crime de sa perfide et impitoyable marâtre, tel il te faudra partir de Florence ! — La rumeur publique, comme à l’ordinaire, s’acharnera sur l’innocent persécuté ; mais la vérité, qui dispense la vengeance, s’élèvera un jour en témoignage ! — Tu quitteras tout ce que tu aimes le plus tendrement, et ceci est le trait que l’arc de la proscription décoche le premier ! — Tu éprouveras combien le pain de l’étranger est âpre à la bouche, et combien c’est un rude effort que de monter et de descendre l’escalier d’autrui ! »

Béatrice interrompt son amant dans le récit de son infortune, de ses exils et de ses asiles.

« Change de pensée », lui dit-elle, « et songe que je m’approche de celui qui soulage de toute iniquité et de toute injure.

« Et regarde au-dessus de toi, car le paradis n’est pas seulement dans mes yeux. »

« Et comme, à mesure que l’homme sent plus de satisfaction à bien faire, il s’aperçoit de jour en jour que sa vertu s’accroît en lui, — ainsi m’aperçus-je que la circonférence du ciel sous lequel je planais s’était élargie devant moi et m’offrait ses prodigieuses extases ! »

XXIV

Après ces belles strophes Dante retombe dans les plus singulières trivialités de style, faisant figurer par les danses des âmes heureuses les lettres de l’alphabet.

Or d, or i, or l in sue figure.

Puis il décrit des contredanses des voyelles et des consonnes ; puis des lueurs descendant comme des lampions pour couronner un m et s’y reposer en chantant ; puis un bec qui parle et qui dit io et mio, je et moi, pendant que dans sa pensée il y avait noi et nostro, nous et notre ; puis des images bénies, qui entrouvrent leurs cils et qui battent des ailes ; puis des stances descriptives aussi neuves et aussi resplendissantes que celles-là sont opaques et grotesques, telles que ce début du vingtième chant :

« Quand l’astre qui allume de ses splendeurs le monde descend de notre hémisphère et qu’il éteint le jour sur tous nos horizons, le ciel, qui tout à l’heure ne s’embrasait que de ses reflets, redevient tout à coup transparent de plusieurs lumières, parmi lesquelles une seule resplendit entre toutes. Ainsi il me sembla entendre le murmure d’un fleuve dont l’écume étincelle en courant de rocher en rocher, en témoignant de l’inépuisable fécondité de sa source ; et de même que le son prend sa forme et sa note dans le cou de la harpe, et de même que l’air sonore s’insinue par les trous du chalumeau attaché à la musette, ainsi ce murmure du fleuve monta par le cou de l’aigle comme s’il eût été creux ; et là il devint voix, et de son bec sortirent des paroles telles que les attendait mon cœur, où je les écrivis ! » etc., etc.

Le mysticisme ici submerge la poésie. Tout ce qu’on peut comprendre, c’est que tantôt le poète exalte, tantôt il objurgue les ordres monastiques, dont « les membres », dit-il grossièrement, « jadis maigres et les pieds nus,

« Couvrent maintenant leurs palefrois de leurs vastes manteaux fourrés, en sorte que sous une même peau cheminent deux bêtes :

« Si che due bestie van’ sott’ una pelle ! »

Des perles qui parlent se présentent à lui, et il entend des paroles saintes dans l’intérieur de leurs écailles. Elles l’entretinrent des vices des moines. Il retrouve tout à coup sa palette d’amant en revoyant Béatrice.

« Comme l’oiseau parmi les feuilles dont il aime l’ombre, étendu sur le nid de ses deux nouveau-nés pendant la nuit qui nous voile toute chose, pour jouir de la vue de ses chers petits, et pour chercher la nourriture dont il les embecque, soins qui lui font trouver douces les plus dures fatigues, devance l’heure matinale sur la plus haute branche nue et attend avec une ardente impatience le soleil, regardant fixement le côté où l’aube se lève… »

C’est par ces vers qu’il prélude à l’apparition de la Vierge Marie, à laquelle il chante, dans le vingt-troisième chant, un Te Deum de l’amour. La maternité y est peinte dans un divin tercet :

« Comme un petit enfant qui tend encore ses bras vers sa mère après qu’il en a épuisé le lait, attiré vers elle par la puissance de l’amour qui émane du dedans jusqu’au dehors ! »

Le mysticisme se change ensuite en véritable délire. Les feux conversent, les flammes chantent ; le poète lui-même, interrogé sur la foi, répond des choses plus dignes du pédantisme de l’école que des évidences célestes dans lesquelles il nage. « La foi », dit-il, « est la substance des choses espérées et l’argument des choses invisibles, et cela en vérité me paraît la quiddité, l’essence de la foi ; et de cette foi il convient de syllogiser, sans en avoir d’autre vue, puisque l’intention y tient lieu de preuve. Et ce syllogisme-là conclut en moi avec tant de subtilité que toute autre démonstration me paraît stupide. » Il part de là pour chanter le Credo de la Trinité dans ces trois vers :

« Et je crois en trois personnes éternelles ; et je les crois si triples et si une à la fois qu’elles admettent à la fois pour les nommer sunt et est (elles sont ou elle est). »

Ici un poétique orgueil s’empare pindariquement du Dante, et il commence son vingt-cinquième chant par un triomphe anticipé qu’il se décerne à lui-même.

« Si jamais il arrive », s’écrie-t-il, « que ce poème sacré, auquel ont mis la main le ciel et la terre, et qui pendant tant d’années m’a exténué de maigreur, triomphe de la cruauté de ma patrie, qui me relègue hors du beau bercail où je dormis petit agneau, ennemi des loups qui lui font la guerre ; avec une autre voix alors, avec un autre vêtement reviendra le poète, et sur les fonts de mon baptême je prendrai la couronne ! »

Il décrit, pendant trois autres chants, l’indescriptible nature des Anges, des Trônes, des Séraphins ; puis, tout à coup, comme lassé lui-même de ces anatomies de l’invisible, il se retourne contre les arguties de la théologie et les flagelle en vers acerbes.

« Le Christ n’a point dit à son premier cénacle : Allez, et prêchez au monde ces bavardages ; mais : Donnez un fondement solide à ma doctrine. Maintenant avec des quolibets et des bouffonneries on s’en va prêcher, et, pourvu qu’on fasse rire, le capuchon s’enfle, et on n’en demande pas davantage ! Mais sous le capuchon se niche un tel oiseau que, si le vulgaire le voyait, il verrait aussi la niaiserie de ceux qui s’y fient ! C’est de cela que le cochon de saint Antoine s’engraisse, et bien d’autres qui sont pires que des porcs, payant le monde en fausse monnaie ! »

Après cette burlesque imprécation il rentre dans les contemplations extatiques du paradis. « Mais », dit-il, « à ce pas difficile je me sens vaincu plus que ne le fut jamais, à aucun tournant de son poème, aucun poète ou tragique ou comique ! »

XXV

En effet, jusqu’à la fin du dernier chant, son poème, sans action, sans drame, et par conséquent sans dénouement, n’est plus qu’un éblouissement d’étincelles, de feux, de flammes, de lueurs, d’ailes, de fleurs volantes, de trinités lumineuses, resplendissantes dans une seule étoile, de visages rayonnants d’auréoles, de cercles inférieurs se fondant dans d’autres cercles supérieurs, comme les plans superposés de bienheureux échelonnés par tous les peintres d’apothéoses dans les dômes des cathédrales ; saint Bernard, la Vierge Marie, Rachel, Sara, Rebecca, Judith, saint Jean, saint Benoît, saint Augustin, saint Pierre, sainte Anne, Ésaü, Jacob, Moïse, sainte Lucie, patronne de Palerme, y chantent des Hosanna éternels. La tête du poète se trouble, les paroles lui manquent ; il compare lui-même l’anéantissement de son esprit :

« À la neige qui fond et se distille au soleil, au vent qui expire dans les feuilles légères et immobiles, aux oracles de la sibylle qui se perdent dans leur obscurité. Je vis », ajoute-t-il, « tout ce que l’univers renferme relié en un volume par l’amour. »

Enfin il discerne, dit-il :

« Dans la profonde et lumineuse substance d’un haut foyer, trois cercles de trois nuances et d’une même surface. Et l’une par l’autre paraissait se réfléchir comme Iris dans une autre Iris, et le troisième ressemblait à un feu qui rayonne également d’ici et de là !

« Et je voulais voir, ajoute-t-il, comment l’image s’adapte au cercle et comment elle s’y incorpore. Mais déjà l’amour, qui donne le mouvement au soleil et aux étoiles, tournait mon désir et mon velle (ma volonté) comme une roue qui circule sous une impulsion universelle. »

XXVI

Et ainsi finit par ce dernier vers le triple poème, comme le rêve d’un théologien qui s’est endormi dans un cloître aux fumées de l’encens et aux chants du chœur, et à qui son imagination représente en songe les images incohérentes des tableaux de sacristie qu’il regardait sur les murailles en s’endormant.

Que l’Italie et la France du dix-neuvième siècle s’extasient à froid sur ces peintures monacales d’un paradis du treizième siècle ; que le fanatisme du moyen âge compare de telles conceptions et une telle langue aux conceptions élyséennes ou chrétiennes d’Homère, de Virgile, du Tasse, de Milton, de Fénelon, de Pétrarque, de Klopstock même dans sa Messiade, nous ne le comprenons que dans ceux qui jugent sur parole, et qui ne se sont pas donné, comme nous, la tâche rude de suivre vers à vers, pendant quatre-vingt-seize chants, ce rêveur immortel dans cet égarement mystique de son incontestable génie.

Quant à nous, lecteur de bonne foi et sans prévention, nous répétons hardiment en finissant ce que nous avons dit en commençant : sublime poète, déplorable poème, mais impérissable monument de l’esprit humain !

Ce monument, qu’il faudra compulser sans cesse toutes les fois qu’on voudra étudier, pour s’y modeler soi-même, l’empreinte d’un puissant génie d’expression dans une langue qui tient plus du Titan que de l’homme, n’est point un monument de conception, mais un monument de style. Le style, en effet, n’a été, ni avant, ni après, ni dans les vers, ni dans la prose, élevé par personne à une plus forte saillie sculpturale, à une plus éclatante couleur pittoresque, à une plus énergique concision lapidaire que dans les chants du Dante. Un mot est un bloc taillé en statue, d’un seul geste, par ce sculpteur de paroles ; un coup de pinceau est un tableau vivant, où rien ne manque, parce que l’image frappe, vit et remue sur la toile de ce coloriste d’idées ; chaque pensée tombe proverbe de chaque vers en sortant de cet esprit ou de ce cœur dont le contrecoup, aussi puissant que le coup du balancier sur le métal, frappe en monnaie ou en médaille tout ce qui passe par sa pensée d’airain. Pascal n’est pas plus profond, Bossuet n’est pas plus saillant, Platon n’est pas plus éthéré, Homère n’est pas plus resplendissant, Virgile n’est pas plus sonore, Théocrite n’est pas plus gracieux, Pétrarque n’est pas plus féminin, Eschyle n’est pas plus tragique ; mais tout cela par moment, par pages, par demi-pages, par filons d’or ou de diamants, dans une mine de sable, de scories, et quelquefois de fange. Ce style me rappelle à chaque instant ce buste inachevé de Brutus, par Michel-Ange, compatriote du Dante, dans la galerie de Florence, bloc de marbre dont le ciseau effréné de l’artiste, en emportant à grandes déchirures le marbre, a fait un chef-d’œuvre, mais n’a pu faire un visage.

XXVII

Certes les Italiens ont raison de se glorifier d’avoir produit ce Titan de la poésie, qui, en jetant derrière lui les cailloux du patois toscan, en a fait la divine langue de l’Étrurie. Nous convenons même avec eux, et plus qu’eux, qu’il est malheureux pour leur littérature moderne que les poètes qui sont venus après le Dante, tels que Tasse, Pétrarque, Arioste et leurs disciples, ne se soient pas collés davantage sur les traces du poète de la Divine Comédie pour conserver à leur langue l’énergie un peu fruste, mais plus simple et plus latine, de sa diction.

Mais nous ne conviendrons jamais que la Divine Comédie soit une épopée comparable aux épopées antiques de l’Inde, de la Perse, de la Grèce, de Rome, de l’Italie elle-même, deux siècles après le Dante. Les antiquaires de style ont quelquefois les mêmes superstitions et les mêmes préventions que les antiquaires de monuments. Dante est une merveilleuse antiquité, mais il n’est pas à lui seul le génie italien.

Une nation qui a produit après lui, par la main du Tasse, un poème épique moins irréprochable, mais plus enchanteur que l’Énéide ; une nation qui a produit, par la main de l’Arioste, le plus immortel caprice de génie qui ait jamais déridé la muse sévère de l’épopée ; une nation qui a produit, dans un homme plus grand qu’eux tous, dans Pétrarque, le Platon de l’amour céleste et de l’amour humain en un seul homme, pour faire parler à la fois à la piété, à l’imagination et au cœur, leurs trois idiomes surhumains, dans des vers qui ne furent et qui ne seront jamais chantés que dans le ciel ; une telle nation est ingrate envers ses autres enfants en voulant être trop reconnaissante envers un seul. Dante fut l’aîné, mais il n’a pas emporté avec lui tout l’héritage. Nous le démontrerons bientôt en traitant de l’Arioste, de Machiavel, du Tasse, de Pétrarque et des grands écrivains italiens de notre siècle, et en cela nous croirons faire une œuvre de piété filiale envers cette Italie que nous reconnaissons comme la mère du génie moderne européen.

Elle a des Galilée pour philosophes, des Machiavel pour historiens, des Tasse pour poètes épiques, des Arioste pour poètes chevaleresques, des Pétrarque pour poètes mystiques, des Dante pour poètes créateurs de langue ; mais, quoi qu’elle en dise, et quoi que redisent après elle les fanatiques engoués de la scolastique, elle n’a dans la Divine Comédie qu’une apocalypse de génie rêvée dans Patmos et écrite dans Florence, par le saint Jean du moyen âge, avec la plume de l’aigle toscan.

Lamartine.