Notes critiques sur M. Paul Bourget
Lorsque, il y a deux ans, — qu’il pensât réagir contre le symptôme de désorientation intellectuelle qui se dégage nettement de la littérature présente, ou qu’arrivé au seuil de l’âge où l’on aime revoir ce par quoi l’on a été quelque chose, il obéît simplement à un scrupule de lettré, — M. Paul Bourget entreprit la réédition de son œuvre complète1, la critique manifesta de se soucier de l’événement avec une précipitation qui n’était pas exempte de trouble. Non qu’il put s’agir de bilan — déjà La Duchesse bleue et Le Fantôme étaient annoncés, — mais précisément parce qu’il n’était question que d’une mise au point, on parut surpris de voir M. Bourget, que l’on voulait résigné à sa demi-disgrâce, mettre tant de hâte à en appeler. L’on sait aujourd’hui que si la tentative, évidemment téméraire, n’eut pas tout l’effet qu’en espéraient les amis du maître, elle ne fut pas non plus sans portée. Nous n’en voulons pour preuve que le fait que partisans et détracteurs ont dû s’accorder, à cette occasion, pour voir en M. Bourget une des physionomies les plus palpitantes — sinon la plus curieuse — qui ait émergé de l’océan littéraire, ces trente dernières années.
Est-il, en effet, un romancier dont la méditation eût pu mieux flatter, s’il ne se fût si tôt perverti, ce goût cérébral très accentué qui a failli se généraliser pour une mesure presque savante d’expression, de portée et d’intérêt ? Et l’on n’ignore pas que, par surcroît, et pour compliquer de beaucoup l’exégèse du roman, par une innovation, pourrait-on dire, qui n’allait pas sans hardiesse, — quelque préface que les théories positivistes en cours fissent à la vulgarisation du système d’observation rétroactive, — M. Bourget a en quelque sorte achevé l’évolution du roman d’analyse en faisant franchement de celui-ci un prétexte à chirurgie psychique.
Ce n’est pas que des influences sérieuses ne l’aient dominé, et que la trace n’en apparaisse avec évidence. Mais il y a en lui quelque chose qui, dès la première heure, lui fut propre ; et il s’agit de quelque chose de remarquable, ne serait-ce que son extraordinaire aptitude à subir des influences de l’ordre le plus élevé. Et il n’y eut pas que cette aptitude ; ou plutôt, cette aptitude même l’a de bonne heure admirablement secondé ; et ses propres puissances s’en sont de bonne heure aussi fortifiées, pour se faire assez prématurément reconnaître.
Au reste, il est moins intéressant de chercher, dans le développement d’un esprit supérieur, la trace de toutes les influences qui y ont aidé, qu’il ne résulte utile de considérer cet esprit dans ce qu’il a été et ce qu’il a produit ; puisque, aussi bien, — quelles qu’aient pu être les premières impressions d’un écrivain, ce n’est que grâce à un pouvoir intrinsèque d’en conserver en soi l’empreinte qu’il aura réussi à s’en organiser. Si l’on est le produit de son époque, — et cela n’est vrai que dans une certaine mesure, — l’on reçoit avec l’intelligence des virtualités de sentir et de mûrir qui ne permettent que relativement de s’identifier avec ce que, dans l’atmosphère ambiante, intellectuelle et morale, il y a de formes éparses constitutives. Et vu leur nature même, essentiellement empirique, il est impossible que l’on soit nouveau, dans l’acception pleine du moi, et autrement qu’en imprimant à ce que l’on s’est assimilé sa marque personnelle qui, pour l’écrivain, est son mode de sentir. En toutes choses, l’on ne peut parfaitement rendre que ce que l’on conçoit, ou même que l’on éprouve, puisque ce qui persuade, en dernière analyse, se subordonne. Et cela dit combien c’est se leurrer que de vouloir faire de la critique objective dans un ordre de contingences tout subjectif ; et cela dit aussi que tout ce qu’un écrivain adopte, — pour ne pas parler de ce qu’il pourrait lui arriver de créer, — est extrêmement représentatif de sa manière d’être, de son essence, et qu’il peut enfin y avoir autant de manières d’être ému, analogiquement estimables, pourvu qu’elles apparaissent également sincères, qu’il y a de modes de sentir et de goûts formés et distingués.
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C’est donc, dans un tel esprit, qu’il serait intéressant de considérer un moment un écrivain dont on a pu voir qu’il a eu du poids sur son époque, qui a été un homme caractéristique et de talent, que l’on a lu avec une ferveur égale à l’importance du genre qu’il s’est construit, et avec le sentiment qu’il a su élargir ce genre jusqu’aux limites extrêmes. Et, pour peu que l’on tienne à ne pas en user ainsi avec M. Bourget, l’on y sera quand même contraint, en constatant qu’il a très peu évolué depuis ses premières œuvres, lesquelles auraient tout l’air d’être des produits de sa maturité, n’était l’hésitation de facture que l’on y observe tout juste, qui les place à leur ordre.
Et, en effet, ce qu’il y a tout d’abord de très remarquable chez M. Bourget, c’est à quel point sa pensée s’est révélée mûre, dès le principe. Et cela ne veut nullement dire qu’il n’ait été très loin du premier coup, puisque c’est à l’ampleur du saut qu’il doit d’avoir été remarqué, ni qu’observateur né, s’il en fut, et sachant tirer des choses tout ce qu’elles peuvent en apprendre à qui est spécialement conformé pour en condenser le sens, dans son esprit, en formules d’une généralisation savante, il n’ait révélé une intelligence extraordinairement précoce, et ouverte à un degré d’universalité, si tant est que, comme il arrive fatalement aux natures compliquées, cette intelligence est restée passive, en ce qu’elle a reçu et démêlé, sans que, par spécialisation de génie, elle ait réussi à créer par là-dessus.
Cela tendrait à démontrer que l’activité intellectuelle de M. Bourget, si large qu’elle ait été en fait, n’en est pas moins restée négative au regard du progrès philosophique ou même simplement moral, et, vraisemblablement, parce que, de plus en plus portée à voir et à interpréter, elle pouvait d’autant moins aider à la réflexion transcendantale. Ainsi s’expliquerait, au moins théoriquement, ce choix d’un genre de littérature inférieur, le roman, par un cerveau comme celui de M. Bourget, apparemment si apte à la spéculation abstraite, auquel il semblerait▶ que la pure forme philosophique eût dû sourire exclusivement. Car le paradoxe n’est guère qu’apparent, attendu que le philosophe eût été de second ordre, parce que manquant d’envolée et à cause surtout de la grande sensibilité de l’homme.
Que l’on observe, en effet, combien celui-ci est à fleur d’expression, d’un bout à l’autre de l’œuvre de M. Bourget, et presque à chaque page. Et c’est un homme complexe, malaisément définissable, qui nécessiterait en tout cas plus qu’une formule. C’est lui, pour ainsi dire physiquement, qui doit voir pour penser et regarder pour analyser, et qui, dès lors, n’aperçoit que pendant qu’il raisonne et parce qu’il examine. Les choses prennent donc à ses yeux une apparence linéaire, géométrique et non pas évidente, à laquelle leur essence comprimée doit de tendre sans cesse à déborder le dessin où elle se voit réduite.
L’image qui en résulte n’est qu’aux trois quarts représentative : et l’ouvrier doit y revenir périodiquement et se dépenser en d’indéfinies épreuves. C’est la statue d’Hermès partiellement privée de membres, dont on ne réussit pas à recomposer les lignes exactes.
Et si l’on remarque, d’autre part, qu’une semblable complexité mentale, — outre qu’elle suppose que l’on est relatif par tempérament et absolu par éducation, très perspicace et d’autant moins éclairé ; que l’on n’échappe à la torture de l’idée que par le renoncement ; qu’en d’autres termes, l’on n’a au cœur rien de proprement viril, nous ne disons pas d’humain, ni la force d’être sceptique avec décision, ni le pouvoir de se passionner avec constance, — entraîne, pour l’alimentation vitale de l’esprit, la nécessité d’une transposition indéfinie de la perspective, l’on achèvera de comprendre que M. Bourget n’ait pas pu s’engager dans le rocailleux domaine philosophique ; mais, en revanche, on n’en restera que plus surpris de son aptitude naturelle à y incursionner ; et l’on sera enfin bien tenté d’attribuer à la nouveauté d’une telle somme de contrastes, le fait que l’on n’ait pas hésité à le proclamer un penseur subtil et profond, un logicien persuasif, un poète émouvant, un artiste, et, par surcroît, un charmeur.
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Mais, sans doute, charmeur de manière très spéciale, par insinuation, par voisinage ; car, pour un romancier pathétique, M. Bourget a été trop exclusivement gouverné, dans son labeur littéraire, par le souci de la recherche analytique. À ce souci, en même temps que son imagination s’est vue contrainte de rendre le sceptre, il a dû ramener tout un système de faits, non sans que bien des formes consacrées s’en modifiassent, qui n’y avaient peut-être pas un absolu avantage. L’on peut suivre sans peine, dès ses ouvrages de début, et dans Deuxième amour notamment, la trace de cette persévérance de l’observateur qui ne sait rien sacrifier de bonne grâce au romancier. Mais bien que ce soit un reproche que mériterait M. Bourget pour avoir tendu à dénaturer ainsi le caractère du roman, il serait injuste néanmoins de ne pas lui savoir tenir compte de cette circonstance, qu’il a su faire qu’on en prit son parti, à son égard, non sans plaisir ; sans compter qu’il n’aurait pas trouvé différemment l’occasion de ces formules, dont on doit dire que le nombre est grand, parmi elles, qui pourrait servir à un recueil de pensées détachées d’une saveur unique. Et, quoique ce ne soit là tout au plus qu’une conséquence, le bénéfice qui en dérive est de ceux dont on tient compte, en ce qu’ils justifient dans une certaine mesure l’emploi de procédés à coup sûr hardis et discutables, mais parallèlement neufs, et, par surcroît, savants. Savoir tirer parti d’une prédisposition naturelle de l’esprit à considérer toutes choses avec un regard double, — le regard animé du spectateur et celui impassible du classificateur, — est un signe de maîtrise ; et le phénomène est assez rare, parmi les romanciers, pour qu’on ne s’en étonne pas au sujet de M. Bourget et que, par conséquent, l’on ne l’en admire.
Et, d’autre part, si le droit reste en quelque sorte acquis à la critique d’incriminer une évolution dans un genre bien délimité, quand il doit en résulter pour celui-ci une inadmissible altération de caractère, il n’y a pas moins loin d’une telle mesure générale au radicalisme littéraire, qui voudrait aller jusqu’à imposer une casuistique rigoureuse aux formes génériques de l’expression. Cela équivaudrait, en principe, à l’extension du privilège de l’immanence, qui est du nécessaire, au contingent. Et, par exemple, on eût pu clamer contre M. Bourget, s’il n’avait cherché à être qu’instructif et s’était plu à nous servir, en guise de romans, d’arides traités de psychologie expérimentale. Mais nous ne l’avons pas, au contraire, appelé charmeur, exprimant ainsi cette impression ineffable de prédilection qu’ont éprouvée, pour tout ce qui est sorti de cette plume experte, ceux qui l’ont pu suivre, sans songer à ce que ses sujets offrent de vitalité intense, au souci qu’ils accusent du cas compliqué et à l’intelligence qu’ils révèlent de la difficulté sentimentale.
Qui ne voit d’ailleurs que les grandes lignes du roman, c’est-à-dire le sujet dans sa floraison mouvante, ne sauraient constituer à elles seules le roman, ni surtout le roman d’analyse ; que, par suite, le sujet ne saurait être entièrement séparé de sa portée psychologique, et nous entendons par l’auteur, — dont le dogmatisme n’est une charge d’état que parce qu’il y a des significations multiples derrière les événements les plus futiles en apparence, derrière les moindres affirmations de la réalité où tout s’enchaîne, tout le passé à tout le présent, dans une constante, rigoureuse et subtile logique. — On ne peut nier non plus que, si les faits présentés, si peu alourdis qu’ils soient de complications matérielles, se distinguent des ordinaires accidents ressassés, par une idée, — il en résulte souvent un ensemble capable d’offrir des ressources d’émotion et d’intérêt, mille fois plus puissantes sur le cœur que ne l’ont jamais été sur l’imagination les ficelles du roman à physionomie unilatérale, comme le roman d’aventures, par exemple.
Si donc l’on considérait, la méthode positive de M. Bourget dans son application immédiate, c’est-à-dire indépendamment de l’idée théorique qu’elle a servie, bien loin d’en concevoir des alarmes, on en devrait, au contraire, louer l’efficacité. Mais, sans doute, à une idée aussi hardie, et qui a essayé de s’affirmer avec tant d’éclat, il conviendrait mal, aujourd’hui, de se voir simplement ramener à la mesure du résultat acquis. Ne sait-on pas, au reste, que la tentative a échoué sans retour, et qu’il n’est personne, aujourd’hui, qui s’illusionne encore sur les promesses de ce démontage anatomique de l’âme humaine, dont les individualistes outranciers ont cordialement assumé l’ardue tâche, dans l’espoir manifeste qu’elle aboutirait au triomphe du moi, devenu la formule suprême de vérité. Leur erreur, hélas ! n’a pas engendré qu’une déroute de principes : on l’a bien senti au flot de désespérance qui a envahi l’âme contemporaine, quand elle a dû, en présence de sa nudité misérable, se reconnaître tardivement le jouet du plus stérile orgueil de l’esprit.
Que nulle gloire n’en soit néanmoins revenue aux passionnés militants d’intelligence, ce serait évidemment trop prétendre. Il est manifeste que, pour avoir été replacés en face de la même impossibilité de contrôler, dans la pratique, la métrique des impressions, et d’en fixer la modalité, en deçà comme au-delà des événements, nous nous rendons mieux compte que l’esprit humain transforme tout en idées ; que c’est là le plus sûr résultat de notre supériorité spécifique ; que ce résultat même indique combien nous voyons les choses d’une certaine manière, qui n’est pas la vraie, tant s’en faut ; qu’enfin nous devons uniquement à notre besoin de connaître, de nous être attribué un droit de savoir, dont l’expression est aussi caractéristique de notre humanité qu’elle restera accablante pour notre enfantine insoumission.
Et donc, aujourd’hui comme hier, pénétrer dans les replis les plus intimes de l’âme, atteindre à la formule de cette somme d’impressions monochromes et diverses, qui s’alignent en synchroniques théories de contrastes dans les vallées de notre for intérieur et en constituent l’ordre normal, reste une tâche inouïe. Et il aurait fallu, pour que nous reconnussions, en particulier, à M. Bourget, le mérite d’y avoir réellement grandi, qu’il l’eût assumée toute, dans cette complexité inextricable et déroutante, qui est à l’ordre rationnel ce que l’ordre de la nature est à notre idée d’harmonie, c’est-à-dire aussi fermée à notre intime pénétration qu’est déconcertant, pour une oreille vulgaire, le faste musical d’une symphonie de Mendelssohn.
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Quiconque a étudié et suivi M. Bourget avec l’intérêt qu’il mérite, aura sans doute observé en cet esprit logique un phénomène très curieux de sujétion idéale, exercée sur ses dispositions raisonnées par des exigences de sensibilité souvent contradictoires. Et il aura observé en même temps qu’une pensée se cache derrière l’œuvre de notre écrivain, — inflexible et cruelle comme le sens de la vie aux yeux d’un déshérité, inquiétante comme l’hypocrisie d’un jour désespérément égal, — la pensée de ce que nous signifions dans l’absolu. Le tourment de l’infini insaisissable, de cet infini que le philosophe n’envisage pas froidement, que le poète exalte avec un religieux émoi, ce tourment qui nous fait humbles quand nous savons être simples, et inconscients quand nous ne le pouvons pas, a particulièrement assombri la métaphysique de M. Bourget. De très bonne heure, son inextinguible soif d’immunité et d’indépendance s’en est affolée. Enfant, il eut la prescience, des réalités supérieures et il s’obstina d’autant plus fièrement dans les révoltes qu’insuffle au cœur le premier sentiment de notre tragique misère. Adolescent, les plaisirs auxquels, de son propre aveu, il se livra immodérément, dans les dispositions les plus propres à activer l’épanouissement de ses vertus clairvoyantes, n’ont pu marquer qu’une déperdition momentanée de sa force d’extensibilité psychique. Le plaisir a flatté, moins ses sens que sa curiosité froide d’analyste. et d’ailleurs la réflexion qui l’y accompagnait ne l’eût jamais laissé s’y flétrir, si elle devait fatalement le désenchanter. Il a pu nourrir des enthousiasmes à ses débuts, mais comme chacun en éprouve au pressentiment de choses neuves, sans qu’une sécurité réelle du cœur lui ait cependant jamais permis de s’en griser. Pour un esprit incapable de séparer un fait de sa signification abstraite, le présent n’a normalement pu être senti qu’éphémère, et l’avenir illusoire et passager ; et si, dans les premiers temps de sa carrière, il a vu sincèrement, dans chacune de ses sensations, autant de points de départ et d’aboutissement de sa raison d’être, et tendu de toute son ardeur volontaire à en analyser perpétuellement l’essence, on sent ce qu’il a dû entrer pour lui, dans une telle poursuite, d’entêtement et presque d’autosuggestion. L’influence d’un esprit qui lui est apparu, non certes sans raison, comme un des plus vastes de ce siècle, et dont c’est la théorie desséchante que cette exclusive royauté de la sensation, — nous parlons de M. Taine — cette influence sur M. Bourget est manifeste, et il a sans doute été de bonne fui en l’acceptant ; mais il est impossible qu’il l’ait longtemps estimée heureuse et efficace.
Peut-être devons-nous voir dans un excès de correction, — c’est-à-dire dans un culte très spécieux de la courtoisie, aux suggestions de laquelle un écrivain élégant croit se devoir à soi-même de se conformer, quand, par hasard, il manque des facultés spéciales qui lui eussent fait voir là plus qu’une convenance, un attrait direct, et, quand il croit se le devoir, en tant qu’observateur d’abord et en tant qu’artiste ensuite, — l’explication psychologique de l’apparent désordre moral qui a marqué l’entrée en carrière de M. Bourget, si l’on en juge par la Physiologie de l’amour moderne. Le public superficiel, incapable d’y reconnaître le geste désabusé d’un artiste trop épris de naturel et d’harmonie, a pu y découvrir un signe d’immoralité foncière.
Vous apercevrez ce goût de l’harmonieux jusque dans les spéculations éthiques auxquelles M. Bourget a dû revenir bon gré mal gré. Sa morale est le respect de soi, dont dérivent les multiples conditions de la vie agissante. Et ne serait-ce qu’en artiste épris d’harmonie, il voudrait que l’humanité marchât vers la paix, et son sens de la chose distinguée ne peut renoncer à l’espoir de voir la société s’éprendre d’une moyenne normale de faits moraux. S’il souffre de voir se perpétuer des anomalies sociales souvent monstrueuses, c’est plutôt à cause de la faute d’art qu’il est choqué d’y découvrir. L’on voit ainsi que le moraliste, en lui, comme l’intellectuel, est encore passif. L’ardeur de rendre meilleur, s’il l’éprouve, c’est pour s’en enorgueillir intimement ; et il ne l’éprouve qu’à de certaines heures seulement, sous le charme d’une idée, et sans une envie régulière d’être même un infime instrument désintéressé de réforme ou d’activité réorganisatrice.
Que l’homme moral soit donc encore en M. Bourget un être particulier, il suffirait d’observer, pour s’en convaincre, que, doué d’un tempérament contemplatif, il n’a été agissant que par entraînement et sous la tyrannie d’un inachèvement fatal de caractère. Quelque chose de lui s’est renoncé, à coup sur, quand il décida de se ranger dans une catégorie sociale. Il ne put le faire sans navrer sa complexité rebelle à toute définition. Mais quelque chose l’eût sans cesse torturé, s’il ne se fût de bonne heure employé à vaincre ses morbides tendances à la plus fière des nostalgies transcendantales, au plus pernicieux des isolements moraux ; quelque chose de très haut à la fois et de très puéril, un scrupule et une vanité. L’effroi de n’être pas soi, dans ce que de soi l’on livre, a retenu un moment M. Bourget devant le cauchemar de l’effort nécessaire. Son scrupule fut supérieur à cet effroi ; ce fut le scrupule d’un homme loyal. Que bâtir qui soit utile et vrai, en face de l’incertitude et du doute ? La vanité de M. Bourget voulut qu’il devînt un auteur célèbre, et sa faute est humaine.
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Ce n’aura pas été le moindre prestige de cette physionomie complexe et si riche, que de s’être comme à demi idéalisée dans d’inappréciables persévérances méditatives, grâce auxquelles ce qu’elle a longtemps exprimé d’une vie intérieure aussi aride que résignée, a pu tout à coup nous apparaître susceptible d’une indéfinie perfectibilité. Aujourd’hui plus que jamais, après avoir vu M. Bourget se ranger officiellement parmi les disciples de M. de Bonald, et malgré cette demi-rechute qu’a marquée Le Fantôme, nous pouvons croire que son scepticisme fut douloureux et cruel, ― mais non pas ironique, et de la qualité du moraliste qui a plus d’une fois sincèrement regretté de n’avoir pas su être un apôtre, et de cette intelligence, honnête jusqu’à souffrir de n’en jamais assez dire.
Il faudrait, néanmoins, pour le pleinement apprécier, remonter jusqu’au principe de ce noble et patient effort vers une maturité morale rationnelle, dont la substance promet d’être bien différente de l’épicurisme de parade où le pessimisme un peu figuratif de M. Bourget s’est longtemps complu à emprisonner les formes de la nature et de la vie. Il faudrait pouvoir suivre l’auteur des Essais de psychologie contemporaine dans les logiques et successifs développements de son esprit affiné et élégant, curieux et circonspect, vite éclairé et déçu, mais, par un fonds d’orgueil, dont la première marque, et la plus expressive, est une aveugle puissance de révolte, parallèle à l’amour-propre le plus ombrageux, — assombri d’insatisfaction précoce ; le suivre surtout dans cette jeunesse troublée, qui fut par instants inquiète, et terriblement, mais non pas mal confiante, soucieuse de tout pour en jouir et aussi pour en souffrir, quelque inclination qu’elle ait failli affirmer pour un dilettantisme qui n’a jamais été que littéraire, faite pour le boulevard beaucoup moins que pour la cellule de couvent, pour l’absorption réfléchie de toutes les jouissances, comme, et peut-être mieux, pour l’ascétisme monacal.
Que ce soit à la lumière de semblables phénomènes d’existence que doive résolument s’éclairer le mystère de notre constitution essentielle, quoi malheureusement de moins certain, si rien n’est à coup sur plus souhaitable. Mais les choses restant ce qu’elles sont, et bien qu’il n’apparaisse pas que l’on puisse, avec des restrictions, parvenir à démêler scientifiquement, — dans l’être éminemment paradoxal qu’est un homme de pensée considéré comme entité arbitraire à la fois et mécanique, — l’antinomie, constante en lui, de virtualités réductibles dans leurs seules efficiences immédiates, — il serait cependant puéril de nier que l’étude des hommes et des faits n’ait encore des révélations à produire et des progrès à marquer, dont la psychologie expérimentale, en particulier, qu’elle soit ou non destinée à rester une science d’approximations, ne doive recevoir le plus précieux secours et une autorité aussi efficace que nécessaire.
La manière de M. Anatole France
M. Anatole France est un écrivain de race qui porte en soi, comme d’autres l’empruntent, le goût de comprendre, de penser et de bien dire. À le voir observer, mentaliser et courir après la volupté de l’expression — où se reflète le mirage de l’idée, — il est impossible de ne pas sentir qu’il y puise sa plus sûre jouissance. Chacun des mémorables épanchements de M. Bergeret suffirait, au reste, à nous en convaincre, si nous n’en étions depuis longtemps avertis.
M. France est, au surplus, le plus placide et le moins sentimental de nos contemporains. Pilier de la Comédie humaine, que de témoignages ne nous a-t-il pas fournis de sa science à s’y divertir prodigieusement. Et s’il inaugure depuis peu une manière en quelque sorte imprévue de chanter leur fait aux acteurs, lui qui savait leur être invariablement débonnaire, il serait exagéré de croire que ce soit la lassitude du spectacle qui lui en consent la fantaisie ; tout au plus pourrait-on penser que l’âge a vaguement modifié son humeur. D’aucuns auraient prévu cette ternissure de l’idéal d’ataraxie, remis en honneur et en quelque façon incarné par M. France, — en observant combien c’est une condition défavorable à ce qu’on pourrait appeler l’éducation métaphysique des facultés affectives, que la nécessité même, pour un homme moderne, d’adhérer de sa mesure à la vie sociale, et, pour un homme de lettres, celle de produire qui est encore moins sympathique.
Quoi qu’il en soit, M. France n’en témoigne pas moins de vouloir rester, à part lui, le sceptique imperturbablement indulgent de L’Orme du mail, du Mannequin d’osier et de L’Anneau d’améthyste, à cela près qu’il ◀semble▶ plus naturel et plus aisé. Et si le goût nous vient de parler de sa manière, c’est parce que ce sceptique — qui ne l’est que plus que d’autres — nous paraît n’avoir été et n’être avant tout qu’un ouvrier de lettres, voire un artisan, — un artisan original et éclectique, aussi éclectique que son bourgeoisisme est raffiné, aussi original que sa médiévale figure n’en finit pas d’être expressive.
On comprendra tout le mérite de M. France d’avoir su mettre dans son œuvre autant de symétrie, et d’ordre que d’esthétique, après avoir observé que, si la propension au vrai qui tend à assimiler aux énergies actives les objets, les formes, les degrés et les idées, et à laquelle ceux-ci paraissent devoir d’être assujettis aux mille réfrangibilités modales de l’expression et de l’attitude, — les rend, à notre image, aptes à persuader, — comme nous aussi, au préalable, elle les condamne à ne recevoir d’éclat que de certains accidents, et même à ne parler que dans certains bonheurs d’harmonie.
Il faut donc féliciter M. France de s’être révélé maître dans l’art de réserver sa place idéale à l’objet, partout où il pouvait se faire que celui-ci méritât de participer à une projection représentative, — n’en dût-il le plus souvent revenir à l’effet d’ensemble qu’un bénéfice de superfluité concomitant. Il faut pareillement lui rendre hommage de ce que les abstractions qu’il a recherchées, et les modalités qu’il a rendues, et les formes qu’il a saisies, aspirent à se maintenir homogéniques, et de graduation précise, et de précise corrélativité, et condescendent aux mérites des choses, à leurs besoins légitimes, comme à leurs caprices. Si, avec cela, M. France avait su ou voulu brider sa pensée, et ne lui demander qu’un moindre effort, ou plus d’audace réfléchie que de dilettantisme, sans doute n’eussions-nous eu aujourd’hui qu’à nous empresser de voir en lui, à côté de l’écrivain de race, un intellectuel sincère et digne d’estime.
Qui n’est prêt à croire, au contraire, que c’est presque un poème de savoureuse supercherie mentale que M. France recèle en son indéfinissable quotient particulier, lequel ne laisse pas que d’être d’une idonéité de fonction pour le moins symptomatique ? Nous aurions été, pour notre part, tout aussi hardi, si, du procédé nuancé, expert et invariablement serein qui caractérise ce singulier talent, la personnalité de M. France ne se dégageait que tout juste, et comme noyée dans l’arrière-plan où la relègue ce pouvoir d’être mieux que soi ou de le paraître, auquel le don d’objectiver, qui est dans la fibre même de l’écrivain, concède de magiques propriétés transpositives. Sans doute, ce pouvoir qui ◀semble▶ d’essence supérieure, qui a l’air de condenser de l’expérience, et de l’expérience éduquée, qui se révèle riche en lignes exactes et en presciences ordonnées, — témoigne, surtout lorsqu’il est aussi déterminé qu’en M. France, de savoir s’associer mieux que par instinct aux modes logiques de l’esprit, de participer nettement au surmoulage du créé imaginaire, d’être aussi coopérant qu’efficace en aidant la volonté à sanctionner les suggestions despotiques de l’un, à laisser s’opérer sans violence le transformisme normal de l’autre. Et nous admettons — puisque, dans ses fortuites dégénérescences, ce pouvoir va même jusqu’à contrarier les desseins propres du goût, nous admettons que l’on veuille en rendre subsidiaire le fait qu’un écrivain si condescendant et d’une telle ligne, qui nous captive en pensant nous en apprendre toujours, donne l’impression de devoir à sa complexité, plus qu’à sa droiture, de paraître aussi supérieur que bien aménagé. Mais encore ne nous dit-on pas d’où nous vient notre impression.
Serait-ce de ce que, le sachant plus qu’un autre en buttes à mille contrastes, auxquels ce ne peut être de son propre gré qu’il se rend ni, par conséquent, aisément qu’il se façonne, — nous demandons à un idéologue d’être plus neutre encore que M. France, plus subjectif et moins divers, pour oser ne pas le soupçonner de s’isoler, lorsqu’il se nourrit de solitude, et voir en lui, quand il y tient, un pessimiste cordial et un contempteur vrai de l’éphémère ? Nous savons de M. France que son esprit croit suivre et ne suit pas en soi les choses, mais se borne à les voir faire et elles-mêmes s’affirmer, — de quelle façon prismatique, on s’en rend compte. Ce n’est donc même pas, à vrai dire, par idiopathie, qu’il a pu s’aventurer dans une métaphysique fort peu propre à s’accommoder d’une méditation sommaire, et qui ne ◀semble▶ d’ailleurs avoir servi qu’à exercer les transcendances récréatives d’un cerveau purement déductif. — Qu’il soit vraisemblable, après cela, que M. France ait un penchant pour le casuel — entendez pour ce qui tente, — et qu’il devienne significatif, dès que l’on s’en rapporte à la physionomie de son œuvre, pour se le représenter, de le voir s’écarter en un sens de l’idée qu’il donne succinctement de lui-même, — nous le voulons bien. Mais cela ne nous fixe pas sur la volupté qu’un esprit nourri peut trouver à s’adapter, moins aux lois des choses qu’à leurs projections fantasmagoriques. Vaut-il d’ailleurs la peine de se borner au souci de savoir si l’on doit se figurer M. France, aussi délicieusement puéril, dans sa bonhomie d’écrivain notoire, que finement éclairé, à sa mesure, du sourire d’ironie qui a plissé les lèvres de Voltaire, et peut-être des lèvres plus antiques, et d’humanité moins complexe, celles, non d’Épicure, mais de Pyrrhon ?
Et nous ne disons pas ces choses, pour en chicaner la lettre à l’auteur du Lys rouge. Tout au plus ne réussissons-nous pas à nous défendre d’un certain trouble, en voyant notre impuissance d’en savoir plus long sur les dispositions sensibles, les nuances d’âme du plus paradoxal de nos écrivains contemporains, d’un auteur aimable et, apparemment, non moins normal, qui nous a présenté l’œuvre la plus originale, la plus déconcertante à la fois, la plus inattendue et la plus agréable, qui nous a tenu, avec cordialité, les propos les plus désolants, et qui, en nous secouant du plus ample désespoir, a eu aussi bien l’air de se mettre en peine pour nous en démontrer la logique que celui de tenir à nous en inspirer le mépris raisonné. Si nous devions nous borner à marquer que M. France est exquis, nous ferions tôt de tout dire en redisant que, pour être tel, l’auteur de Thaïs doit être également persuasif. Mais au moins, après avoir senti que c’est principalement à son style que M. France doit de nous avoir charmés, nous est-il permis de rechercher en quelque sorte la nature du secours qu’en reçoit son intellectualisme même, c’est-à-dire cette pensée dont l’audace nous déconcerte, en lui, en proportion du petit effort qu’il ◀semble▶ faire pour l’habiller irréprochablement.
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Il est des écrivains qui ont, avant tout, de l’expression ; d’autres, — témoin M. Pierre Loti, chez lequel le phénomène est littéralement entier, — qui n’ont, en somme, que de l’expression. M. France n’en a que surtout. La nuance est caractéristique : le cas de M. France peut se généraliser ; celui de M. Loti, non.
Il nous ◀semble▶ utile d’observer tout d’abord que la phrase tente l’idée, quand elle ne la motive pas, et que l’association des mots provoque le débordement du réservoir mental, ou, plus proprement, favorise la diaprure du ciel représentatif, sans cependant que la pensée ainsi vivifiée emprunte à la phrase un élément indépendant ou étranger à son propre fonds. Au contraire, la pensée réellement autonome ne se laisse pas facilement vêtir ; elle est d’essence impondérable et conçoit l’auguste et l’inexprimé. Mais, parce qu’elle est souple et réductible, et qu’elle ne peut ni se nuire en se prêtant, ni se gouverner en se dérobant, elle se laisse lentement séduire, lentement envelopper, lentement pénétrer, plus lentement traduire. Et si le séducteur est un magicien, elle ne se donne que moins parcimonieusement, mais encore avec coquetterie et rien que pour son saoul. Elle est en butte à plusieurs catégories de séducteurs : le visionnaire d’abord, qui la peut déconcerter et conquérir par surprise ; l’imaginatif pur, dont le capricieux esprit indiscipliné en soupçonne plus long sur la réalité que n’en saurait la réalité elle-même, tant il a refait les mêmes voyages par tous les chemins praticables, tant il s’est rendu supérieur dans le jeu des rapprochements, des souvenirs et des rapports, et, en un mot, s’est ménagé de points de repère et d’entrecroisement ; l’intellectuel qui conçoit mathématiquement, par voie de déductions, et qui tisse un ouvrage de subtilité rare, à force de persévérance et de repliement sur soi ; enfin, le professionnel, que représentent d’ailleurs la généralité des hommes, — puisque être, c’est penser, — lequel voit et pense.
Que resserré plus ou moins étroitement entre ces diverses digues mentales, l’esprit soif en mesure d’atteindre à la pensée et de la rendre avec un égal mérite, cela ne se pourrait imaginer. Mais il est évident que l’esprit a sa manière, opportune et logique, alors que l’habitude et un certain pouvoir de concentration l’arment de la volonté et du goût de l’entreprise idéale, — et qu’il a dès lors ses maîtrises. Comment se pourrait-il que M. Loti, par exemple, qui tient de l’imaginatif et du professionnel, procédât autrement que par imprécisions et par tableaux successifs, et que sa forme ne lui sonnât pas un refrain, et que ce refrain ne l’incitât pas à une reconstitution, toujours approximative, encore que rapide et efficace ? Comment imaginerait-on pareillement M. France, — qui n’a pas les indisciplines pures de M. Loti, mais qui en offre de, si l’on peut dire, normales ou rationnelles, — parce qu’aussi bien M. France, en même temps qu’un imaginatif mitigé, mais dont l’intelligence du rapport domine le système, par cela même est un intellectuel d’envergure et de rare souplesse, — comment l’imaginerait-on mal armé pour l’attaque de l’idée, pour son observation intime, pour son enveloppement, mais, par contre, suffisamment doté du pouvoir de faire corps avec elle, en en endossant les sympathies multiples, et du pouvoir aussi de ne pas s’attarder au soin de pétrir, au tamisage de ses formules, soit qu’il en veuille émailler l’éclat, soit qu’il en adoucisse les saillies, ne se sentant ni assez visionnaire pour bien parfaire son ouvrage, ni tellement professionnel pour se contenter de butiner ?
Qu’arrive-t-il, dès lors, au style de M. France ? Que s’il charme — et il captive — il ne laisse pas non plus que de surprendre. Quand on en a savouré lentement toute une page, il reste que l’épreuve doit être renouvelée. L’on voudra voir plus loin si cette pensée, qui a la fantaisie d’être si riche, continuera d’avoir celle de s’enserrer dans des ajustements irréprochables. Et l’on pourra se demander, en s’en convainquant, si, de ce qui convient à une pensée vraiment forte à ce que M. France offre à la sienne, il n’y a pas aussi loin que du style de M. Comte, par exemple, à celui de M. France. Non que ce dernier ait explicitement prétendu être plus qu’un dilettante ; mais, si sa pensée s’en flatte à son insu, il ne devient que plus malaisé de voir comment son style, qui est voué à l’art, seconde cette illusion. Les choses, à même lesquelles la pensée du philosophe se forme, n’offrent pas d’harmonie tangible ; elles en offrent d’intelligible. La loi du désordre apparent y est constante. Il nous faut remonter aux formules qui la nécessitent pour n’arriver qu’à en soupçonner idéalement la logique inéluctable. Logique et désordre, sont-ce des termes capables de ne pas nous laisser perplexes sitôt que le spectacle des choses nous oblige à les rapprocher ? De quelle manière éloquente, il faudrait s’en douter au même instant, pour s’éprendre de la nature, à la folie, comme Rousseau.
Ainsi, lorsqu’aux élaborations du cerveau humain, nous demandons de la pondération et de la mesure, et à l’expression des sentiments, de la clarté, de la vérité et de l’harmonie, c’est au talent de se contraindre à n’être que peu naturel et nullement spontané, à faire de l’art, en un mot, pour nous plaire. Mais le penseur qui va droit à l’idée, ou le plus droit qu’il est humainement possible, comment l’amener à s’astreindre aux règles particulières ? En lui, la pensée est prompte et le jeu du système, mental éclectique et fortuit ; si bien qu’à son esprit aussi peu soucieux des privautés qu’il s’accorde, qu’inconscient de sa fière et significative indigence, l’expression répugne en raison même de la violence qu’il se fait pour emmailloter sa rudesse dans des formes inaccomplies.
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Nous entrevoyons, sans doute, maintenant comment la manière de M. France, parce qu’elle aspire à beaucoup, respire en quelque sorte l’artifice. Que ce soit d’un ait consommé qu’elle dérive, M. France nous le prouve assez quand il nous en fait douter. Aussi en résulte-t-il, pour le fonds de son œuvre, nous ne savons quoi d’imparfaitement substantiel et de parfaitement ajusté, que nous admirons quand même et qui nous passionne. Mais, si l’auteur du Jardin d’Épicure était aussi peu épris de sa dialectique qu’il veut en avoir l’air, nous lui eussions su gré davantage de cette phrase paisible aux débordements cadencés, de cette harmonie sereine que son verbe emprunte aux souhaits mêmes de l’ouïe la plus exigeante, de cette idéalité du terme qui ◀semble parler de perfection, et dont M. France use avec le geste du milliardaire que sa richesse apparente au plus suggestif des contrastes, celui du faste simplifié, du grand accompli sans fatigue, — de tout ce prestige, en un mot, et de toute cette séduction qui place l’auteur de Thaïs au plus haut rang, dans la pléiade des stylistes de notre époque.
Mais M. France est né pédagogue, ou du moins avec le goût de la profession, et dès lors aussi avec son intelligence. Et qu’il aurait aimé le reconnaître si un peu de philosophie franche, virilement admise et positivement envisagée, l’eût, contre tout prétexte d’idiosyncrasie, dissuadé de trouver la vie si drôle et le fait ordinaire si irrémédiablement pitoyable, tant dans sa psychologie spécifique que dans sa connexité avec les entités naturelles. Au contraire, tout en sentant qu’il devait moralement y perdre, mais pour la piquante saveur du geste qui devait en résulter, il se laissa aller si voluptueusement, devant les choses, à son goût de n’en saisir que le défaut, que ce fut miracle si, en en décrétant l’étrange et manifeste irrespectabilité, il lui resta encore assez de cœur pour en amuser seulement sa chère âme conciliatrice.
L’on observera, sans doute, qu’un écrivain de l’allure de M. France et de son embonpoint, qu’un écrivain trapu et débonnaire, heureux de s’isoler dans l’anachronisme d’une vie spéciale qui ne s’adoucit, au sens moderne, que de ce qu’elle ne peut refuser à l’époque, — l’on observera que cet écrivain, qui est réellement M. France, ne saurait donner l’idée d’un moraliste, ni l’imagination qu’il ait jamais, prétendu à un tel titre. Mais la morale est-elle donc une question de programme, ou mieux s’y réduit-elle ? N’est-elle pas la mesure des choses, et leur lien, et leur proportion, et jusqu’à leur sens même ? Et il ne s’agit pas de cette morale, dont M. France aime redire qu’elle est toute personnelle et référente à chacun, et laquelle est des cabotins et des reîtres, de cette morale qui est l’intelligence facultative du mal et la science du présentable ; il ne s’agit pas d’elle, qui pourrait être également la somme des préjugés communs aux neuf dixièmes des hommes, et dont, d’ailleurs, un bon nombre se prélassent, comme déifiés dans les augustes écrins juridiques. Non, il ne s’agit pas d’elle, et M. France, qui aime la blague et qui en use souvent, mais encore si finement, le sait bien. Et il sait bien aussi que le vulgaire a besoin de foi, de lois et d’espérance, et qu’il doit être guidé. Et puisque c’est d’aspirer en quelque sorte à cette direction qu’il fait montre, lorsqu’il s’applique à exercer une influence, à faire vibrer une corde, ne serait-ce que la moins essentielle du cœur, il nous doit donc un certain compte des raisons qu’il a de vouloir y réussir, comme il se devait de se demander quelle graine il allait semer qui méritât d’être féconde.
Car, remarquez que M. France remue des idées, et qu’il en remue à foison et par pelletées ; et peu importe s’il les présente à sa manière et s’il s’en amuse : il formule et il juge. C’est ce qu’il convient de marquer, et combien M. France est intellectuel, avec maîtrise et avec allure, et combien son incomparable art d’écrivain en reçoit de précieux éclats, et combien il sait mettre en œuvre son talent ! et son érudition, et sa finesse, pour être en somme un enseignant.
Voilà qui nous édifie sur le scepticisme théorique de M. France, qui nous porte à lui vouer, non pas cette admiration émue, correspondante, valide, que le ton de la sincérité éveille, mais cette estime, cette flaterie, que l’esprit obtient de l’esprit même, surtout quand l’art le seconde et la compréhension de l’art l’appuie, quand, en d’autres termes, c’est l’heure pour l’esprit de briller, parce que c’est le moment pour lui d’être à peu près sûr qu’on l’appréciera. Que l’époque ait aidé M. France, il est piquant de s’en apercevoir, lorsque l’on songe qu’il se targue volontiers, au moins implicitement, d’être antique.
Au reste, il y a beau temps qu’à propos de scepticisme la pétition de principes est dénoncée. Et ce n’est même pas assez l’occasion d’en reparler à cause de M. France, qui, à vrai dire, ne connaît ou ne veut connaître du scepticisme que sa forme apparente, ce brillant de la nuance négative qui met tout de suite à l’aise, parce qu’il plaide la cause de l’idée générale, contre les prétentions de l’idée personnelle, ou, du moins, parce qu’il a cet air-là, et que d’ailleurs, très certainement, il est altier, impossible à compromettre, à ternir, à humilier, et aristocratique, et encore et surtout spirituel.
Nous aboutirons là, au sujet de l’auteur de La Rôtisserie de la reine Pédauque : il est spirituel ; il a, à un degré supérieur, le sens de l’idée conséquente, — ce mur mitoyen entre la raison et le sentiment, — de cela qui n’est pas vraisemblable, mais qu’on imagine, qui ne se prouve pas, mais se vérifie, qui ne s’adapte pas, mais se superpose ; de cela qui plaît, parce que, largement, il a l’intention, le vouloir de plaire ; et rien ne conquiert comme ce vouloir, quand tout le bénéfice qu’on en attend est inactif.
Ah ! l’idée directrice d’un cerveau, serait-elle, comprise ou seulement sentie, serait-elle ce cerveau même ! Et, parallèlement, les vertus qui nous distinguent, auraient-elles leurs torpeurs, et, soumises à des lois de nutrition, à des fonctions actives analogues à celles qui régissent la vie animale, courraient-elles les mêmes périls, et traverseraient-elles les mêmes crises !
Qu’il faille n’être plus superficiel, et ne plus se borner à se demander, à propos de M. France, si telle de ses attitudes est voulue ou instinctive, mais voir si, dans le détail des dispositions quotidiennes, l’on n’est pas au moins aussi coutumier que conscient, et si l’on cesse d’être conscient quand on est coutumier, ou jusqu’où l’habitude remonte dans l’origine des façons d’être et des façons de dire, et ce qu’elle paralyse ; — qu’il le faille, nous le voyons bien. Et nous observons, sans doute, qu’à l’âge de la première expérience vitale, l’individu sent en soi s’opérer, sans y rien pouvoir que d’en retarder parfois la victoire certaine, s’opérer le lent mais irrésistible envahissement de l’atmosphère ambiante. L’âme peut y mal respirer, l’esprit n’y voir qu’une menace, le cœur y pressentir une déchéance, et le cœur, et l’esprit, et l’âme s’unir dans la plus tragique opposition, c’est bien au besoin de considération, d’agrément utile et savoureux, à la nécessité toujours plus affirmative d’un modus vivendi, propre à calmer notre soif jamais étanchée de bonheur, c’est bien à ces aspirations de l’être social que la victoire reste.
Faut-il donc désespérer d’épurer nos instincts, d’en retenir les incessants débordements, et croire que, fussions-nous héroïques, nous ne saurons jamais faire que quelque chose d’eux ne demeure en la substance de nos formes intellectuelles ! Nous n’aurions donc demandé à nos sens toutes les représentations, et, impatients d’élaborer notre formule de foi, nous ne nous serions épuisés pour la construction de notre édifice idéal, que pour y retrouver encore un résidu des tares physiques qui alourdirent notre marche et influencèrent nos jugements ! Tenir à cette formule quand, loin de ramener à soi la vie même de l’individu, elle exprime, presque traîtreusement, la somme de nos expériences, et s’impose si désolément à nous comme le principe et la fin de notre raison de durer, et y tenir par égard pour son identité avec nos modalités intérieures, ne serait-ce donc que donner crédit à la menace de prédestination dont s’oppresse le sentiment de notre personnalité ? Et n’y aurait-il, dès lors, comme on le veut, qu’un pas à tenter pour poser plus loyalement le problème de notre responsabilité métaphysique ?
Si, de M. France, nous avons pu penser qu’il s’est façonné au moule de ses vanités intimes, bien mieux qu’il n’a su s’harmoniser avec les formes de sa raison, ce n’aura certes pas été avec cette assurance qui nous eût permis d’être catégorique, en n’estimant pas inévitable, cette manière qui nous a pourtant impressionné. Aussi, croyons-nous sage, en terminant, de nous borner à exprimer le regret que l’auteur de Thaïs, dont le robuste talent promettait de nous intéresser très hautement, n’ait, en définitive, témoigné d’avoir aspiré qu’à la vague gloire de faire œuvre de subtil amuseur.