(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — III » pp. 132-153
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(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — III » pp. 132-153

III

C’était un homme heureux que le marquis d’Argenson dans les neuf ou dix dernières années de sa vie, après sa sortie du ministère. Il mourut en janvier 1757 ; nous avons de lui ses remarques sur ses lectures jusqu’en décembre 1756, et nous le suivons dans l’intimité. Il vivait tantôt à Paris, tantôt à la campagne ; il avait loué à Segrès, près Arpajon, une maison très agréable :

Rien, disait-il, ne ressemble plus aux champs Élysées, séjour des ombres heureuses, que cette maison de Segrès : il y a un jour doux, et non brillant comme celui des vues étendues sur le bord des grandes rivières ; cet affaiblissement du jour vient de quantité de montagnes vertes qui rendent ce séjour sauvage avec peu d’échappées de vues. Il y a des prairies et surtout des eaux courantes. Derrière la maison, au bas d’un rocher, est une futaie d’arbres débroussaillés avec des ruisseaux qui coulent, des nappes, cascades et bouillons d’eau qui vont nuit et jour, et qui rendent ce séjour tout semblable aux champs Élysées. Avec cela on y vit fort heureux et sans bruit du monde.

Il éprouvait qu’une maison de campagne sans domaine était bien plus délicieuse qu’un château au milieu d’une terre ; car il y était exempt des soins de l’administration et tout entier à son cabinet et à ses livres. Comme il avait observé que l’esprit quelquefois se dissipe, et pour ainsi dire s’extravase dans un lieu trop vaste, et que « pour étudier, pour lire, méditer, écrire, les petits endroits ont beaucoup d’avantages sur les plus grands », il avait imaginé et s’était fait faire une sorte de cabinet-sopha ou de cage allant sur roulettes, assez pareille à une maison de berger, où il n’y avait place que pour une personne, où l’on ne pouvait se tenir debout, où l’on était assis très à l’aise, à l’abri de tous vents coulis, et où il suffisait d’une bougie pour échauffer le dedans. Il nous en a donné le plan et la figure. C’est dans ce réduit qu’il se plaisait souvent à lire et à méditer, mais il ne s’y confinait pas. Dans ses plans de vie heureuse qu’il diversifie avec assez d’imagination, il faisait entrer plus de choses qu’il n’en tenait dans cette boîte ou petite cellule. Il recevait quelquefois à sa campagne du monde de Paris, d’Alembert, La Condamine, Condillac, etc. ; Voltaire y alla au printemps de 1750. Il aimait les conversations longues, suivies, sérieuses, bien qu’animées de bons et gaillards propos ; il les aimait non pour briller ni pour l’effet, mais pour se communiquer les idées et être en vrai commerce d’esprit : c’est ainsi qu’on étend ses horizons, « Quiconque n’écoute pas ou écoute mal, pensait-il, s’accourcit l’esprit plus encore que celui qui ne lit pas. J’appelle bien écouter et bien lire, d’y procéder sans prévention contre l’interlocuteur ou l’auteur du livre. » C’est de la sorte aussi qu’il lisait, ses remarques l’attestent ; il ne rapportait pas tout à lui ; il jouissait en tous sens de son intelligence en s’oubliant : « César disait qu’il n’était jamais moins seul que quand il était seul. Il avait raison, et j’irai plus loin : l’on n’est jamais moins occupé de soi que quand on est seul, et on n’en est jamais si occupé, si embarrassé qu’avec le monde. » Ainsi en liberté avec sa pensée et avec celle des autres, il se donnait toute carrière. Il lisait toutes sortes de livres anciens et nouveaux : c’était une nourriture qui lui était nécessaire. « Les jeunes gens surtout, disaii-il, devraient se mettre en tête cette maxime bien véritable, que plus on lit plus on a d’esprit… Celui qui a lu aurait encore plus d’esprit s’il avait lu davantage. » Il lisait toutes les nouveautés, et notait l’impression qu’il en recevait ; il n’était pas de ces dédaîgneurs (comme il les appelle) qui déclaraient d’un livre à première vue que cela ne valait rien ; il lisait jusqu’au bout le livre une fois commencé, biographies, mélanges, anecdotes, même les ana, même les contes de fées ; il les prenait par leur bon côté et y trouvait presque toujours sujet à quelque réflexion, à quelque plaisir : « Je dis à nos amis ordinaires : Que je vous plains de toujours critiquer ! quand commencerez-vous à vous délecter de quelque chose ? » Mais ce qu’il préférait à tout, c’étaient les livres de politique, de considérations sur le bien public et sur les matières sociales, « les choses d’un sens suivi et de génie », c’est-à-dire où l’auteur produisait avec vigueur ses propres pensées. Les livres traduits de l’anglais l’intéressaient particulièrement ; à propos des Discours sur Tacite, de Thomas Gordon : « Avec quelles délices, s’écrie-t-il, on lit ces raisonnements forts et fortement exprimés des Anglais, quand on aime la politique comme je fais depuis longtemps ! »

Il se demande pourquoi ces livres traduits de l’anglais ont tant d’attrait pour lui ; il s’aperçoit bien de ce qui y manque pour l’ordre, pour la méthode, et combien « à décliner les choses par les règles » les écrivains français paraissent supérieurs ; il sent le besoin de s’expliquer cette action si réelle sur les esprits sérieux :

C’est qu’ils raisonnent avec grande force, dit-il, et qu’il n’y a jamais de lieux communs comme dans nos auteurs, même comme dans ceux des nôtres qui raisonnent le plus à l’anglaise. La Bruyère seul découvre et raisonne à neuf…

Ce qui caractérise les écrivains anglais, et toute cette nation si approfondissante, si réfléchissante, c’est un grand sens en tout.

Cela ne le rend pourtant pas injuste pour nous Français, ni aveugle sur les défauts de nos voisins, et il met des correctifs énergiques à ce grand sens qu’il leur reconnaît :

Ce sont des sauvages philosophes et avares ; leur profondeur en philosophie est même une passion ; mais la douceur et la politesse qui leur manquent, et que les Français ont naturellement, les rendent inférieurs à nous pour faire passer les bons principes jusques à l’action.

Parlant du roman de Tom Jones que tout le monde lisait alors, et qu’il goûte singulièrement (février 1750) :

Qui nous aurait dit, il y a quatre-vingts ans, que les Anglais auraient fait des romans et nous auraient surpassés ? Oui, cette nation va bien loin, à force de liberté en tout. Nous l’émulons et nous y parviendrons ; nos esprits cherchent à se montrer libres, et l’on sait qu’après avoir imité, nous perfectionnons, puis nous surpassons.

D’Argenson, arrivé à cette date du milieu du siècle, en vient donc à le juger moins désespéré et moins incurable qu’il ne l’avait déclaré d’abord. Auparavant ses conclusions allaient à n’admettre nul goût et nui génie, ni presque ressources d’aucun genre, et il y avait des moments ou l’on se sentait avec lui à la fin des temps et comme au bout du monde : il se relève à partir d’une certaine heure, et s’aperçoit qu’un souffle nouveau passe dans l’air, et pour ainsi dire que la brise fraîchit ; il la signale des premiers et la salue. Il reconnaît et constate un esprit d’amélioration générale et de raison moyenne qui gagne sensiblement. Il a sur notre nation et sur notre caractère des observations très originales, et s’il dit des vérités aux autres peuples, il nous en adresse assez à nous-mêmes les jours d’éloges, pour qu’on puisse tout citer sans faire de jaloux :

On ne le croirait pas, dit-il, la nation française est, des nations de l’Europe, celle dont les peuples ont communément plus de jugement mêlé avec le plus d’esprit.

Il est vrai que le jugement pur, sans mélange d’imagination et d’esprit, comme chez les bons Hollandais et chez les Allemands et les Suisses, produit des effets plus corrects et plus sages.

Vous ne le croiriez pas, les Anglais, ces grands approfondisseurs, manquent totalement de jugement…

Ici il est près de passer d’un extrême à l’autre dans l’expression, comme il arrive lorsqu’on écrit tout entier sous l’impression du moment ; mais, en continuant, il va toucher de main de maître un défaut que nous savons très bien combiner avec l’inconstance, celui d’être routiniers et dociles à l’excès pour les autorités que nous avons adoptées une fois et les admirations que nous nous sommes imposées :

Pour nous frivoles, jolis, légers, nous avons tout, mais nous nous tenons à trop peu de chose ; notre inconstance est notre seul tort, elle nous emporte si bien qu’elle nous dégoûte de nous-mêmes plus que de personne, et nous lasse de nos propres idées au lieu de nous plonger dans l’admiration de nous-mêmes comme ces vaniteux Espagnols et Portugais ; nous avons une docilité d’enfants qui nous rend disciples et admirateurs des autres nations du monde.

On ne le croirait pas, c’est notre excès de bonté et de docilité qui bannit de chez nous le goût et le génie tous les jours davantage ; nous sommes (habitués à jurer) in verba magistri, nous ne sommes pas assez volontaires, nous admirons chez les autres et chez nous tout ce qui nous en impose. Par cette facilité de mœurs, semblables à de pauvres petits enfants trop corrigés et rendus timides, quoique d’un naturel excellent, nous prenons l’importance pour le mérite et la modestie pour insuffisance. Cela nous rend circonspects et craintifs ; nous nous sommes remis au rudiment, nous étudions les premiers principes avec détail et invita Minerva. Nous ne sommes pas faits pour tant de difficultés et de circonspection a

Véritablement nous sommes mal élevés, c’est la faute des chefs que nous nous sommes donnés ; nous craignons nos mies, nous respectons leurs injustices grossières et leur mauvaise conduite, quoique nous en disions de bonnes sur cela entre nous.

Il nous faudrait des chefs qui nous éduquassent mieux, qui eussent donner l’essor à nos mouvements, qui laissassent aller nos saillies pour mettre les esprits dans l’habitude d’un mouvement noble et d’un feu qui les élèverait, et rétablirait le génie et le goût comme dans le beau siècle de Louis XIV, et peut-être mieux ; des chefs qui récompenseraient à propos et ne puniraient les Français que par la privation des grâces, seule façon de diriger les gens à talents. Croyez que par là on retrouverait ce qu’on a eu, des poètes, des auteurs, des généraux, des peintres, des politiques, des prédicateurs, etc.

D’Argenson, on le voit de reste, est un philosophe, mais il l’est à sa manière, comme il convient quand on l’est, et sans se laisser influencer par aucune école ni cabale. Ses croyances religieuses se réduisent à peu près à celle de la Providence ; mais il y tient, il y insiste, et il trouve à redire à ceux qui s’en passent. Il semble d’ailleurs se contenter de la distribution de biens et de maux qui, malgré les apparences, se fait, selon lui, tôt ou tard en ce monde. Il veut et voit le bonheur à notre portée dès à présent : « Ayant tout bien pesé, je trouve que l’homme est né ici principalement pour son propre bonheur. Y travaillant, l’entendant bien, il sert au prochain autant qu’il doit ; n’y nuisant pas, c’est beaucoup ; le mal ôté, le bien reste. »

Ce système de bonheur, qui mènerait aisément à l’égoïsme, est vivifié chez lui par une nature active et une cordialité qui s’étend à l’entour. Il estime que le malheur de la plupart des hommes provient d’inquiétude, et de cette poursuite éternelle de quelque chose d’autre, au lieu de jouir de ce qu’on a : « Les hommes, dit-il, sont toujours in via et jamais in mansione. » Il attribue cette inquiétude à l’exemple, à l’imitation, à des causes étrangères à la nature de l’homme : « C’est une mauvaise et extraordinaire habitude, croit-il, dont nous pouvons être corrigés par le progrès de la raison universelle, comme on l’a été de la superstition et de quantité d’habitudes barbares et de façons de penser peu approfondies. » Pour lui, il est heureux et content de vivre ; il lui semble assister à un beau spectacle, à un joli songe ; si l’envie prend parfois au spectateur de faire l’acteur, c’est une faute, on est sifflé (il en sait quelque chose), et l’on s’en repent. Tenons-nous à notre place. D’Argenson est le contraire de Pascal, de Byron, de Prométhée, et de ceux qui se tourmentent. Ce n’est pas qu’il n’ait par moments des velléités remarquables de grandeur et d’immortalité :

Il est vrai que nous nous sentons une âme gigantesque et bien plus grande que notre corps. Chacun peut dire de soi : Mais ce n’est pas là l’âme de ce corps-là, — surtout quand on est à jeun et qu’on s’est modéré aux repas (d’Argenson mêle toujours la matière et les sens à ses considérations).

Ce composé de volonté, d’élévation, de conception, d’imagination, d’invention, de génie, le dédain de tant de choses, le mépris, les passions, etc., tout cela compose une âme trop forte pour le lieu et le temps. On dirait que c’est une divinité renfermée dans une chatière (d’Argenson mêle toujours du trivial à son élevé et à son pittoresque).

Et voilà sans doute ce qui a le plus accrédité la religion, d’autant plus que cela a flatté l’amour-propre de trouver son âme un si grand morceau. La dignité qu’on lui a attribuée, la grande estime, le personnage qu’elle joue en tout cela, la revanche en l’autre monde des dommages reçus en celui-ci (ce sont des encouragements à croire). Ces dernières réflexions ont l’air d’illusions si vous voulez, mais convenons que les apparences sont grandes, qu’il y a quelque chose de caché sous cette disproportion réelle et sensible ; nous avons l’air de rois détrônés et emprisonnés.

Il ne paraît pas se douter qu’ici il parle comme Pascal ; une telle rencontre est rare chez lui. Son idéal habituel reste fort au-dessous de cet ordre de pensées.

De même qu’il a eu quelquefois des velléités d’immortalité spirituelle, il éprouvait aussi, bien que rarement, des aiguillons de gloire humaine. Avec un homme sincère et qui dit tout, on peut aller très loin dans l’analyse qu’on en fait. Cette analyse pourtant va lui enlever le seul brillant aspect sous lequel de loin on se le figure : il ne gardera pas intacts les honneurs mêmes de Fontenoy ; mais laissons-le faire :

À peine ai-je pensé peu de moments en ma vie à ma gloire particulière ; je n’ai cependant jamais manqué de sentir combien elle réclame dans le coeur et dans les sens. J’ignorais ce que je sentais, mais cette voix se faisait entendre à chaque occasion ; je sentais un ver rongeur quand j’avais eu soupçon de honte, et je ne me consolais pas quand je n’avais rien de bon à répondre à ce soupçon. Il est donc arrivé que j’en ai eu trop peu de soin, m’occupant trop du gros de mes objets, qui sont toujours vertueux. De là est arrivé que je ne me suis pas trouvé aux dangers du combat de Fontenoy, et que je n’arrivai que pour être témoin de la victoire, étant allé au camp, à trois lieues du combat, dès la veille, pour travailler à mes dépêches, que je n’avais pas alors visitées depuis dix jours. Mille autres choses m’ont distrait ainsi à la Cour.

Ainsi, lui qui a écrit une si belle lettre sur ce champ de bataille où il est arrivé vers la fin, il n’a pas eu de près les honneurs de son attitude et du rôle où l’histoire aime de loin à le présenter. Un autre aurait oublié ses dépêches un jour de plus, et serait resté à l’action. Là aussi il a été malencontreux et gauche comme il en avait trop pris l’habitude ; occupé de son gros bagage, il a manqué le coche, comme on dit. L’occasion et lui n’étaient pas faits l’un pour l’autre.

Ces remords de gloire d’ailleurs troublaient peu sa sérénité philosophique. Il s’est amusé à tracer divers plans de vie heureuse à son usage, avec des variantes. L’idéal du bonheur, avec considération et indépendance, s’offre le plus volontiers à ses yeux sous la forme assez bourgeoise d’un juge-consul ou d’un conseiller au Parlement de Paris ; mais il y ajoute certaines conditions supplémentaires qui en font une existence pas du tout ennuyeuse et des plus variées. Le tempérament physique et les sens tiennent chez lui une très grande place, et une place très avouée comme dans tout son siècle22.

Je ne veux pas faire d’Argenson plus grand ni plus élevé qu’il n’est, je ne veux que le montrer avec quelque ressemblance. Il était bon, bienfaisant, il aimait à donner, et il ne voyait là qu’une qualité et un don de la nature et de Dieu : « Les hommes généreux craignent de dépenser et aiment à donner, ils se privent avec délices et se donnent (à eux-mêmes) avec chagrin. En cela ils cherchent leur plaisir et fuient la peine. Dieu a fait ces machines à bienfaits ; ils obéissent à leur instinct. » Voyez comme il aime à matérialiser les choses dans l’expression ! Il définit la bienfaisance de façon presque à dégoûter d’y chercher l’idée plus élevée et la flamme de charité. Il n’y introduit en rien le sacrifice, ou du moins ce sacrifice n’est que celui d’un plaisir moindre à un plaisir plus grand. Il applique volontiers à tout ce mode d’explication naturaliste.

En cessant d’être un homme d’État et un ministre possible, d’Argenson tournait de plus en plus aux idées de réforme sociale et de pure philanthropie. Il n’en voulait pas trop à Louis XV ; il avait mieux auguré de ce prince dans sa jeunesse, il avait cru un moment qu’il serait un bon roi ; du temps que Mme de Mailly était la maîtresse favorite (décembre 1738), il lui semblait qu’elle n’avait qu’un crédit limité ; que le roi ne lui cédait pas trop, « et que, comme Henri IV, il aimait mieux les affaires de son État que celles de sa maîtresse. Louis XV, ajoutait-il, par paresse et par trop de flegme, ne travaillera pas beaucoup pour son État, mais ce qu’il fera sera bon, fin et profond. » Ce favorable augure, que justifiait peut-être le bon jugement du prince, avait été bien déjoué depuis par l’abandon et la défaillance de volonté, qui était son grand vice23. D’Argensen a écrit sur Cromwell de fortes pages où, en reconnaissant ses qualités, il s’attache à flétrir son hypocrisie, son machiavélisme, et ne peut se décider même à lui tenir compte des services rendus par lui à son pays : « Les hommes, dit-il, ne lui en avaient aucune obligation ; jamais homme n’a plus haï l’humanité et toute vertu gratuite. » À côté de ces pages moralement fort belles et qui méritent d’être lues telles qu’elles sont, il retombe dans des bonhomies de jugement. Il se montre très favorable au grand Frédéric, rien de mieux ; mais non seulement il admire ses écrits, il admire encore (juin 1754) l’apologie de sa politique : « Quel homme ! quel grand homme ! s’écrie-t-il ; avec cela il est philosophe et aime l’humanité. » Il prend sans objection Le Philosophe de Sans-Souci pour ce qu’il se donne. Ce qui est plus curieux pour nous, et ce qui d’ailleurs répond bien à l’idée qu’on doit se faire du philosophe et du solitaire de Segrès, c’est cette page qui est tout à fait d’un disciple de l’abbé de Saint-Pierre :

Je ne connais aujourd’hui qu’un bon roi en Europe et un bon gouverneur en France, c’est le roi Stanislas, comme souverain de la Lorraine, et mon ami et voisin M. de Vertillac, gouverneur de la petite ville de Dourdan. Tous deux ont les plus petits districts qu’on puisse avoir à gouverner, chacun suivant leurs titres ; tous deux sont bienfaisants ; ils donnent aux pauvres tout ce qu’ils peuvent donner, et avec grande intelligence ; ils inspirent à leurs peuples la vertu par l’exemple ; ils réussissent à la police par les soins ; ils encouragent leur travail, et avec cela sont très honorables quand il le faut.

Pour le passé il place son âge d’or dans les dernières années du règne de Henri IV, de qui il fait « un brave militaire et un bonhomme de roi, qui gâtait un peu ce à quoi il touchait, mais qui avait bon cœur et qui heureusement revenait toujours à son Sully ». Ce sont ses termes. Il avait le culte de Louis XII, du bon roi René, et même du petit roi d’Yvetot. — En revanche, il disait : « Le prétendu grand Colbert est très petit et fut un ministre fort pernicieux, etc. » On voit le reste.

Les jugements et témoignages de d’Argenson sur les écrivains qu’il a connus et les livres d’eux qu’il a lus sont plus sûrs et ont beaucoup de prix à nos yeux. Sur Voltaire, par exemple, il est à écouter plus que personne : il était son camarade de collège ; il le goûtait vivement et l’admirait ; ministre, il avait tout fait pour l’employer, pour le mettre en lumière et en valeur. La correspondance de Voltaire avec lui est pleine de chaleur et d’intérêt, et d’une intimité respectueuse. Pour être juste, il faudrait rassembler les nombreux articles de d’Argenson où il est question de Voltaire, car ils se complètent et se corrigent les uns les autres. Je me bornerai à en citer deux ou trois des plus marquants, en avertissant bien à l’avance que d’Argenson ne se fait aucune illusion sur l’homme éminent qu’il admire ; il qualifie nettement ses défauts de caractère et de conduite, et il a même à ce sujet des paroles parfois si crues qu’on n’aime pas à s’en faire l’écho à cette distance. Et d’ailleurs n’a-t-il pas dit :

On n’a jamais été aussi ingrat que tous les lecteurs de Voltaire le sont à son égard ; j’ai vu de ces lecteurs transportés d’admiration, mais, le livre fermé, se récrier contre l’auteur, et, à force de le haïr, ils trouvent moyen de priser peu ce qui vient de leur donner tant de plaisir. —

Je l’ai dit une fois à feu M. le chancelier (d’Aguesseau), qu’il se damnait sans y penser, par sa haine contre Voltaire.

À la date d’avril 1752, après une lecture du Siècle de Louis XIV, il ne se contient pas et laisse échapper son admiration comme un hymne :

Ô le livre admirable ! que de génie que d’esprit, que de choix de grandes choses ! que cela est vu de haut et en grand ! quel style noble et élevé ! peu de fautes, beauconp de grandes vérités ; Voltaire sait tout, parle de tout en expert. Je n’ai à le reprendre que d’avoir mal vu le dedans du royaume ; il dit que ce dedans est resté à peu près comme il était ; il se trompe, il est fort dépéri. Il aime le luxe à cause qu’il idolâtre les arts, étant poète, bel esprit et homme de goût ; il n’est pas fait pour se ravaler aux choses communes et éloignées des excès. C’est pourtant dans ces choses communes qu’est le bon, le vertueux, le bonheur, et par là le sublime.

Que le bonheur et la vertu soient dans les choses communes, cela peut être, mais c’est trop d’y voir le sublime. Chacun abonde et verse dans son sens : le brillant séduit Voltaire ; le commun n’est jamais ce qui effraie d’Argenson : il lui suffit à lui d’être commun avec originalité.

C’était vers ce moment que Voltaire revenait de Berlin et de la cour de Frédéric, où il était allé faire sa dernière école et ses dernières folies. L’opinion du monde de Paris lui était fort contraire ; on n’en était pas encore avec lui à ce degré d’admiration où l’on ne raisonne plus, quand l’amour-propre de tous se met de la partie et se sent intéressé à louer l’objet de l’idolâtrie universelle. On n’en était pas là encore ; on était à l’affût de ses fautes, qui ne se faisaient jamais attendre ; on n’eût pas été fâché de voir qu’il baissât de talent et d’esprit, et à tout hasard on s’empressait de le dire ; l’ouvrage peu agréable intitulé : Annales de l’empire offrait un prétexte, et à ce propos d’Argenson écrivait (juillet 1754) :

L’on m’avait dit qu’il paraissait fort baissé dans cet ouvrage, et véritablement il devrait l’être, Voltaire ayant soixante ans et son corps ayant été le théâtre de tant d’agitations. Cependant je trouve ici du grand comme de la chaleur, surtout les derniers cahiers de ce second volume où il décrit l’état de l’empire sous Léopold, Joseph et Charles VI. Il voit les choses du plus haut des clochers, et voit bien et grandement, sans que rien l’arrête. Il est très avancé dans la science politique ; il a tout manié, morale surtout et politique ; mais les défauts de son caractère percent à la vérité quelquefois dans ce qu’il prise, dans ce qu’il admire et dans ce qu’il rejette. Au fond, il est avare et avide de biens ; il est porté aux excès : ainsi ses préceptes dépendent de la carrière qu’il envisage en enseignant. Comme il a vu que l’argent lui était bon, il s’est jeté dans celle d’en acquérir. Il est délicat, sensible aux mouches et poussé d’amour-propre ; cela l’a rendu malheureux. Il s’est trouvé plus prudent que téméraire quant à l’exécution de ses démarches2 ; de là lui sont venues bien des disgrâces et une mauvaise réputation. Il a bien jugé les autres et s’est mal jugé lui-même ; il s’est éloigné de son bonheur, et est plutôt le juif errant que le philosophe Socrate, il est tout nerf et tout feu ; il est malheureux pour lui, et délicieux pour ses lecteurs. Il juge bien de son talent, il s’est presque retiré des vers à l’âge qui ne promet plus de fleurs et qui peut rendre de bons fruits. Il s’est bien tiré de son rôle d’auteur, et mal de celui de galant homme.

On a là au vrai le jugement d’un ami impartial et clairvoyant sur Voltaire homme et écrivain, à cette époque déjà si avancée de sa carrière, mais avant qu’il fût devenu cette espèce de personnage amplifié de la légende philosophique et le patriarche de Ferney.

D’Argenson a connu et lu Montesquieu. Qu’en pensait-il ? à peu près ce qu’en a pensé de nos jours M. de Tracy. Il y avait dans Montesquieu une partie d’art à laquelle d’Argenson était peu sensible : il était fort choqué au contraire des conjectures hasardées et trop générales, des raisonnements incomplets et qui n’allaient pas jusqu’au bout ; il ne tenait pas assez compte de l’élément historique que Montesquieu respectait en toute rencontre et mettait en relief avec tant d’éclat ; ce qui l’a conduit à dire, après une seconde lecture du livre des Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains :

Septembre 1754. — Lu pour la seconde fois. Fameux, ouvrage de ce fameux auteur. Il débuta par les Lettres persanes, il avança par ce livre-ci, et il a couronné l’œuvre par L’Esprit des lois. Les chapitres en sont fort inégaux. Il y en a d’une grande supériorité. Cet auteur est un homme d’une imagination forte, et son jugement ne vient qu’à la suite de son esprit. Ainsi l’on trouve de grands pas en avant dans la politique, mais quelques-uns rétrogrades et qu’il faudrait bien se garder de suivre. Son expression fait une grande partie de son génie. Magna sanaturus, parva facturus ; nobilis fama, illustris cantator vis (ou rei) politicae. »

Je ne suis pas très sûr d’avoir compris, mais il me semble qu’il fait de Montesquieu un virtuose en politique.

Si j’étais en ce moment plus soigneux de la renommée de d’Argenson que de la vérité, j’omettrais de dire que, tout en appelant L’Esprit des lois un « grand livre », il mettait bien au-dessus, pour la solidité du raisonnement, plus d’un ouvrage oublié de ce temps-là, par exemple un livre qu’on croyait alors traduit de l’anglais et qui était du maître des comptes Dangeul, intitulé Remarques sur les avantages et les désavantages de la France et de la Grande-Bretagne par rapport au commerce ; et même un livre bien autrement radical et qui nous ferait peur aujourd’hui, intitulé Code de la nature ou le véritable esprit des lois, qu’il croyait de Toussaint et qui est de Morelly : « Excellent livre, s’écriait d’Argenson (juin 1756), le livre des livres, autant au-dessus de L’Esprit des lois du président de Montesquieu, que La Bruyère est au-dessus de l’abbé Trublet, mais contre lequel il n’y aura jamais assez de soufre pour le brûler, etc. » Morelly, dans cet ouvrage, dénonce la propriété comme le principe de tous les maux et de tous les vices existants. C’est ainsi que le côté d’utopiste se prononçait de plus en plus chez d’Argenson à mesure qu’il s’éloignait des affaires positives, et depuis que sa rêverie solitaire ne trouvait plus rien qui la gênât.

Il y a sans doute une part à faire à la boutade dans ces notes écrites pour soi seul dans le feu d’une lecture, mais le trait fondamental est manifeste : « Je ne sais pas bien nos lois, dit-il quelque part, mais je sais mieux qu’un autre comment elles devraient être. »

Il méditait lui-même un grand ouvrage dont on a les matériaux, et dont le titre devait être : Les Lois de la société en leur ordre naturel. Il reproche aux modernes de ne connaître que la politique pratique et de n’avoir pas même l’idée de la philosophie politique, de cette science « qui a pour principal objet de subordonner les hommes les uns aux autres pour les policer et les rendre heureux ». Le seul maître qu’il connaisse de cette science politique est l’abbé de Saint-Pierre, qu’il admire sans réserve, sauf la forme, et dont, selon lui, le seul malheur a été de ne pas être agréablement éloquent : « Quelques termes bizarrement placés, quelques idées de minuties qui l’occupent sur le chemin du grand, lui donnent du ridicule, et le ridicule dégoûte trop du bon en notre jolie patrie. » Mais au fond il lui accorde que « ses projets sont tous bons. Du premier coup d’œil on les rejette, et, en les approfondissant, on voit qu’il n’y en a aucun qui ne soit sûr et fondé sur les principes les seuls vrais. » Telle est, à l’offrir sans déguisement, la véritable pensée du marquis d’Argenson. Il porte en lui 89 tout entier et même un peu au-delà.

En parlant des premiers écrits de Rousseau, sa sympathie aussitôt se déclare ; il lui reconnaît, à travers ses exagérations, noblesse, élévation, éloquence, et, qui plus est, d’être un bon politique. Il avait concouru, en même temps que lui, sur le sujet de l’inégalité des conditions proposé par l’Académie de Dijon, et il ne lui en voulait point de se l’être vu préférer. D’Argenson n’avait plus rien dans sa retraite ni de l’ancien ministre ni même de l’homme qui tient à un rang quelconque : c’était un homme de lettres amateur. Il y avait des jours où, pressé d’émettre une idée qu’il croyait utile, il envoyait des articles au journal de Fréron : ainsi l’article qu’on lit dans L’Année littéraire, 1756, page 37, sur la « Noblesse commerçante » de l’abbé Coyer, est de lui. Si je pouvais citer un plus grand nombre de ses jugements, je ne les donnerais pas comme vrais, mais comme siens, et à ce titre presque toujours remarquables. À propos de l’Histoire de Louis XI par Duclos, lequel aimait l’antithèse et le trait, et qui, en affectant la concision, copiait son ami le président de Montesquieu :

Je lui ai dit une fois (à Duclos) que l’histoire n’était qu’une galerie meublée d’une étoffe simple et noble, avec de parfaitement beaux tableaux qui l’ornaient, mais avec choix et goût.

Il a dit de Montaigne :

Jamais Montaigne n’est mieux que cité ; on ne lui trouve pas tant de grâces à le lire de suite. Ses passages sont plus agréables que ses traités, et sa bonne grâce est au-dessus de son autorité. Plus profond que sublime ; c’est le meilleur philosophe moral que nous ayons en français.

Il a dit du maréchal de Saxe, sous le titre de Génie, esprit :

On n’a jamais si bien reconnu les effets de l’esprit et du génie qu’à l’occasion du maréchal de Saxe ; il n’avait point l’esprit de la guerre, mais il en avait le génie. Il discutait peu, il discutait mal ; mais il saisissait le bon et le grand : faible de raisons, fort de persuasion.

Tels sont les grands artistes, ordinairement mauvais ouvriers sous des maîtres. Le génie est plus près de l’instinct que de l’esprit, cependant il est fort au-dessus de l’esprit.

Il a ses auteurs favoris. Aux uns il accorde trop, aux autres trop peu. Ses jugements littéraires proprement dits ne sont pas toujours très fins. Mme de Sévigné est jugée sévèrement et avec assez de dédain, qu’elle partage avec tout son sexe. Il lui oppose Saint-Évremond, La Rochefoucauld, « qui avaient pour eux une force de génie qui leur faisait dire de grandes choses à travers leurs antithèses, au lieu, dit-il, que les femmes chiffonnent, et leur légèreté dégénère toujours en frivolité, malgré le jugement, l’esprit et le bon goût qu’elles peuvent avoir ». Il l’a donc lue avec assez de plaisir une fois, mais il se promet de ne pas la relire. En revanche, il y a tel ouvrage de l’abbé Terrasson qu’il juge fort supérieur à sa réputation, et qu’il place à certains égards au-dessus de La Bruyère lui-même. Il semblera naturel, quand on juge si sévèrement Mme de Sévigné, qu’on ait un goût marqué pour l’abbé Terrasson.

Pour Saint-Évremond, il y a mieux, il a des raisons plus particulières de l’aimer :

C’est mon auteur favori. C’est un philosophe de la bonne compagnie. Il écrit, dit-on, d’un style un peu précieux, mais ses antithèses expriment de grandes choses, comme Balzac ; magna sonaturus. Quelle variété ! quels objets relevés et excellents ont occupé cette tête jusqu’à une extrême vieillesse ! L’heureux homme ! le grand homme ! Avec cela les sens l’ont bien servi, et il a joui des plus grandes délices de la vie et de l’humanité.

Ces sens, qui ont bien servi Saint-Évremond et que d’Argenson lui enviait, jouent ici, jusque dans ces extraits de lectures, un rôle bien plus important qu’on ne le croirait.

À côté de Saint-Évremond, dans son goût et son estime, il place pourtant une femme, Mme de Staal-Delaunay, dont les Mémoires, alors nouveaux (1755), l’ont ravi : « Elle écrit mieux que Mme de Sévigné, dit-il ; moins d’imagination, plus de sagesse, plus de sentiment, plus de vérité. » Si l’on y réfléchit, tous ces jugements concordent et se tiennent ; ils sont bien du même homme24.

Ce qui plaît dans ces remarques manuscrites et ce qui permettrait d’en tirer avec choix et discrétion un volume tout à fait agréable et qui prendrait le lecteur, c’est le naturel franc, et aussi la manière de dire. D’Argenson ose être lui-même sans peur du ridicule et parler à sa guise sans rien de cette « petite circonspection » qui en France, dit-il, « étête » tous nos personnages. Il le pouvait, il est vrai, mieux qu’un autre, écrivant à huis clos ; mais il fallait encore en avoir le goût et l’allure. Quand à son style, il l’a défini lui-même en disant qu’il aime un style qui soit entrant, « comme les marchands de vin appellent un vin entrant celui qui se fait boire de lui-même. » Noble ou non, j’accepte l’image. Son style se fait donc lire et a sa saveur. Il nous dit de la sorte, d’une manière vive et qui se communique :

J’ai cherché d’où j’aimais Don Quichotte et à le relire vingt fois dans ma vie, ainsi que plusieurs autres romans : c’est que j’aime les mœurs qu’ils dépeignent. Je vis avec de bonnes gens en les lisant ; dès que ce sont des romans de mœurs, les auteurs y peignent les mœurs de leur temps, et non celles du temps où vivait le héros. Ainsi (Mlle de) Scudéry, dans Cyrus, peint les mœurs et les idées des hôtels de Longueville et de Rambouillet. J’aime beaucoup ce temps-là, j’aurais voulu y vivre ; j’aime les alcôves et les balustrades ; je recherche les dessins de Berain et de Mellan. Dans Don Quichotte, je vois aussi des mœurs espagnoles du bon temps, du temps raisonnable de l’Espagne… Ainsi dans les comédies j’aime la peinture des mœurs, comme dans les estampes celle des modes. Ce n’est point l’art ni la difficulté surmontée que je cherche et j’admire. Mon esprit a peu de curiosité d’autres esprits, mais mon imagination aime les images, et le bonheur coule de là chez moi par les sens,

Je ne puis cependant ne pas dire un mot du livre des Considérations sur le gouvernement de la France, qui est ce qu’on cite d’abord quand on parle du marquis d’Argenson. Cet ouvrage lui fait honneur en ce qu’il représente le côté modéré et le plus pratique de ses opinions politiques. Le vrai titre et l’idée de l’ouvrage était : Jusques ou la démocratie peut être admise dans le gouvernement monarchique ; avec cette épigraphe tirée de Britannicus et exprimant le vœu de conciliation qui est l’esprit du livre :

       Que dans le cours d’un règne florissant
Rome soit toujours libre, et César tout-puissant

D’Argenson conçut l’idée de son ouvrage par opposition à celui de M. de Boulainvilliers, tout en faveur de la féodalité et de la noblesse. Lui, il était plutôt un adversaire de la noblesse, bien que la sienne fût bonne, et il n’entrait pas dans les doléances qu’il entendait faire autour de lui : « Les gentilshommes, disait-il, qui se plaignent en leur qualité de n’être pas assez accommodés des biens de la fortune, sont de pauvres brochets de l’étang qui n’ont pas assez de carpes à manger ; non, il n’y a à plaindre que ceux qui manquent selon la nature. » D’Argenson aimait à la fois la royauté et le peuple ; il voulait le bien du public, sans être pour cela républicain : « Les républiques n’ont point de tête ; les monarchies n’ont bientôt plus de bras, car la tête les énerve. Comment faire ? » se demandait-il. Il pensait que les abus et les maux de l’ancien régime étaient venus au point d’exiger qu’on tirât la France, « non de dessous ses rois, à Dieu ne plaise ! mais de dessous une aristocratie odieuse, — non une aristocratie de noblesse qui penserait plus généreusement, — mais une satrapie de roture qui a tout mis en formes, en mauvaises règles, en méchants principes et en ruine. » Il avait donc pensé que, « pour mieux gouverner, il ne s’agissait que de gouverner moins », et d’organiser la monarchie elle-même à l’aide d’une démocratie bien entendue, très divisée, non périlleuse, c’est-à-dire d’un système municipal et cantonal ; il en forme le plan détaillé, essayant en quelque sorte de provoquer un second établissement des communes par le bienfait direct de la royauté. Cet ouvrage ne serait pas indigne d’être réimprimé, si l’on réunissait dans une collection les principaux publicistes originaux du xviiie  siècle : il faudrait alors recourir au manuscrit du Louvre, car des deux éditions de 1764 et de 1784, la première est criblée de fautes qui troublent le sens, et la seconde, qui se lit couramment, a subi des corrections arbitraires et tous les adoucissements de M. de Paulmy.

M. de Paulmy, ce noble amateur de livres, dont aucun homme de lettres ne doit parler qu’avec estime et respect, avait des qualités assez différentes de celles de son père : spirituel, sage, discret, insinuant, avec une nuance de douceur que le père, dans sa rudesse, appelait doucereuse.

Dix-huit mois avant sa mort, d’Argenson, qui mourut à soixante-deux ans et qui était encore plein de santé et de verdeur, se promettait une longue vieillesse : il se la prédisait sous une forme indirecte dans un portrait intitulé Goûts d’un vieux philosophe, et qui est de juin ou juillet 1755 :

Le vieux Damon m’a dit avoir conservé ses goûts sans passions en plus grand nombre et le plus longtemps qu’il avait pu. Il poussa jusqu’à la fin celui pour l’opéra, qui surpassa chez lui celui de la comédie. Il avait cinq à six connaissances de fermes ou de filles qui lui avaient conservé de l’amitié et lui accordaient ce qu’on appelle en galanterie la petite oie (il me faut, bon gré mal gré, abréger un peu sur ce point le détail des goûts médiocrement platoniques du vieux Damon)… Avec cela, la fréquentation des bons esprits plus que des beaux esprits, d’honnêtes gens surtout ; une imagination assez pittoresque, de la sensibilité sans aucun intérêt personnel, tout en générosité, nulle bigoterie ; il arriva à une longue et saine vieillesse.

C’est là le dernier aspect sous lequel nous apparaît cet homme original qui a tant écrit, tant fait de confidences sur lui-même et sur son temps, et qui offre en lui un mélange de vertueux, de cordial, de sensé, de singulier, de naïf et même de grossier, bien fait pour appeler l’étude et les explications de plus d’un moraliste. La matière est riche, la mine est profonde ; je n’ai fait que la sonder en quelques points et la reconnaître.

J’ai voulu, avant de finir, voir au Cabinet des estampes les deux portraits gravés du marquis d’Argenson et du comte son frère. La figure du premier est triste, un peu sévère, réfléchie, la lèvre plus fermée qu’on ne croirait ; l’idée de bonté qu’il avait n’y paraît pas. Le visage de son frère, qui lui ressemble par le nez et le menton, est au contraire riant, agréable, et la prévenance est sur les lèvres.