(1761) Salon de 1761 « Peinture —  Deshays  » pp. 134-138
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(1761) Salon de 1761 « Peinture —  Deshays  » pp. 134-138

Deshays

J’avais bien de l’impatience d’arriver à Deshays. Ce peintre, mon ami, est à mon sens le premier peintre de la nation. Il a plus de chaleur et de génie que Vien ; et il ne le cède aucunement pour le dessin et pour la couleur à Vanloo qui ne fera jamais rien qu’on puisse comparer à son St André et à son Saint Victor. Deshays me rappelle les temps de Santerre, de Boulogne, de Le Brun, de Sueur et des grands artistes du siècle passé. Il a de la force et de l’austérité dans sa couleur. Il imagine des choses frappantes. Son imagination est pleine de grands caractères. Qu’ils soient à lui, ou qu’il les ait empruntés des maîtres qu’il a étudiés, il est sûr qu’il sait se les approprier et qu’on n’est pas tenté en regardant ses compositions de l’accuser de plagiat. Sa scène vous attache et vous touche. Elle est grande, pathétique et violente. Il n’y eut sur le St Barthelemi qu’il exposa au dernier Salon, qu’une seule voix, et ce fut celle de l’admiration. Son St Victor et son St Andre de cette année ne lui sont point inférieurs.

Il est de 10 pieds de haut, sur 6 de large.

Il y a des passions bien difficiles à rendre. Presque jamais on ne les a vues dans la nature. Où donc en est modèle ? où le peintre les trouve-t-il ? qu’est-ce qui me détermine, moi, à prononcer qu’il a trouvé la vérité ? le fanatisme et son atrocité muette règnent sur tous les visages de son tableau de St Victor ; elle est dans ce vieux préteur qui l’interroge ; et dans ce pontife qui tient un couteau qu’il aiguise ; et dans le saint dont les regards décèlent l’aliénation d’esprit, et dans les soldats qui l’ont saisi et qui le tiennent. Ce sont autant de têtes étonnées. Comme ces figures sont distribuées, caractérisées, drapées ! comme tout en est simple et grand ! l’affreuse, mais la belle poésie ! le préteur est élevé sur son estrade. Il ordonne. La scène se passe au-dessous. Les beaux accessoires ! ce Jupiter brisé ; cet autel renversé ; ce brasier répandu ; quel effet entre ces natures féroces ne produit point ce jeune acolyte, d’une physionomie douce et charmante agenouillé entre le sacrificateur et le saint. À gauche de celui qui regarde le tableau, le préteur et ses assistants élevés sur une estrade ; au-dessous du même côté, le sacrificateur, son dieu et son autel renversé ; à côté vers le milieu, le jeune acolyte ; vers la droite le St debout, et lié ; derrière le saint les soldats qui l’ont amené. Voilà le tableau. Ils disent que le St Victor a plus l’air d’un homme qui insulte, qui brave, que d’un homme ferme et tranquille qui ne craint rien et qui attend. Laissons-les dire. Rappelons-nous les vers que Corneille a mis dans la bouche de Polyeucte. Imaginons d’après ces vers la figure du fanatique qui les prononce, et nous verrons le St Victor de Deshays.

Du même. Il est 14 pieds de haut, sur six de large.

Son St André a un genou sur le chevalet. Il y monte. Un bourreau l’embrasse par le corps et le traîne d’une main par sa draperie et de l’autre par les cuisses. Un autre le frappe d’un fouet. Un troisième lie et prépare un faisceau de verges. Des soldats écartent la foule. Une mère plus voisine de la scène que les autres garantit son enfant avec inquiétude. Il faut voir l’effroi et la curiosité de l’enfant.

Le saint a les bras élevés, la tête renversée et les regards tournés vers le ciel. Une barbe touffée couvre son menton. La constance, la foi, l’espérance, et la douleur sont fondues sur son visage qui est d’un caractère simple, fort, rustique et pathétique. On souffre beaucoup à le voir. Une grosse draperie jetée sur le haut de sa tête retombe sur ses épaules ; toute la partie supérieure de son corps est nue par devant. Ce sont bien les chairs, les rides, les muscles roides et secs, toutes les traces de la vieillesse. Il est impossible de regarder longtemps sans terreur cette scène d’inhumanité et de fureur. Toutes les figures sont grandes. La couleur vraie. La scène se passe sous la tribune du préteur et de ses assistants ; à droite de celui qui regarde, le préteur dans sa tribune avec ses assistants ; au-dessous un bourreau et le chevalet ; vers le milieu de l’autre côté du chevalet, le saint debout appuyé d’un genou sur le chevalet, derrière le saint, un bourreau qui le frappe de verges ; aux pieds de celui-ci, un autre bourreau qui lie un faisceau de verges ; derrière ces deux licteurs, un soldat qui repousse la foule. Voilà la machine. Il faut voir après cela, les détails ; les têtes de ces satellites ; leurs actions ; le caractère du préteur et de ses assistants ; toute la figure du saint ; tout le mouvement de la scène. Ma foi, ou il faut brûler tout ce que les plus grands peintres de temples ont fait de mieux, ou compter Deshays parmi eux.

Il est de 8 pieds de haut, sur 6 de large.

Tout est beau dans le St Benoit qui près de mourir vient recevoir le viatique à l’autel, et l’acolyte qui est derrière le célébrant ; et le célébrant avec son dos voûté, et sa tête rase et penchée ; et le jeune enfant vêtu de blanc qui est à genoux et à côté du célébrant, et le second acolyte qui placé debout derrière le saint le soutient un peu, et les assistants. La distribution des figures, la couleur, les caractères des têtes, en un mot toute la composition me ferait le plus grand plaisir, si le St Benoit était comme je le souhaite, et ce me semble comme le moment l’exige. C’est un moribond. C’est un homme embrasé de l’amour de son Dieu qu’il vient recevoir à l’autel, malgré la défaillance de ses forces. Je demande s’il est permis au peintre de l’avoir fait aussi droit, aussi ferme sur ses genoux ; je demande si malgré la pâleur de son visage, on ne lui accorde pas plusieurs années de vie ; je demande s’il n’eût pas été mieux que ses membres se fussent dérobés sous lui ; qu’il eût été soutenu par deux ou trois religieux ; qu’il eût eu les bras un peu étendus, la tête renversée en arrière, avec la mort sur les lèvres et l’extase sur le visage avec un rayon de sa joie.

Mais, mon ami, s’il eût donné cette expression forte à son St Benoit, voyez ce qui en serait rejailli sur le reste. Ce léger changement sur la principale figure aurait influé sur toutes les autres. Le célébrant au lieu d’être droit, touché de commisération se serait incliné davantage. La peine et la douleur auraient été plus fortes dans tous les assistants. Voilà un morceau de peinture d’après lequel on ferait toucher à l’œil à de jeunes élèves qu’en altérant une seule circonstance on altère toutes les autres, ou la vérité disparaît. On en ferait un excellent chapitre de la force de l’unité. Il faudrait conserver la même ordonnance, les mêmes figures, et proposer d’exécuter le tableau d’après différentes suppositions qu’on ferait sur le communiant.

Du même. Il est de 11 pieds de haut, sur six de large.

Le St Pierre délivré de la prison est un morceau ordinaire. La tête en est belle ; mais on se rappelle le même sujet peint dans un des tableaux placés autour de la nef de Notre-Dame ; et l’on sent tout à coup que le peintre de ce dernier a mieux entendu l’effet des ténèbres sur la lumière artificielle. La lumière des Deshays est pâle et blafarde. Celle de son prédécesseur est rougeâtre, obscure, foncée, on y discerne ces masses de corpuscules qui voltigent dans les rayons et leur donnent de la forme. Il y a là plus de silence, plus d’effroi, plus de nuit.

La Sainte Anne faisant lire la Ste Vierge ; ce n’est pas cela. La Ste Anne fait une lecture et la Ste Vierge l’écoute. Il faut que je vous avoue une bonne fantaisie. Vous en rirez, mais qu’est-ce que cela fait ? notre ami Le Romain ne peut pas souffrir les anges à cause de leurs ailes ; moi je suis choqué des mains jointes dans les sujets tirés de l’histoire ancienne sacrée ou profane. Chaque peuple a ses signes de vénération ; et il me semble que l’action de joindre les mains n’est ni des idolâtres anciens, ni des juifs, ni même des premiers chrétiens. J’ai dans la tête que la date des mains jointes est nouvelle.

Le goût de Boucher gagne, surtout dans les petites compositions. Cela me fâche. Voyez les Caravanes de Deshays. Il semble qu’il ait renoncé à sa couleur, à sa sévérité, à son caractère, pour prendre la touche et la manière de son confrère.

On a placé le St Benoit de Deshays vis-à-vis du St Germain de Vien. Au premier coup d’œil, on croirait que ces deux morceaux sont de la même main. Cependant, avec un peu d’attention, on trouve plus de douceur dans Vien, et plus de nerf dans Deshays. Mais on reconnaît toujours deux élèves de Le Sueur.