(1891) Esquisses contemporaines
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(1891) Esquisses contemporaines

Avant-propos

Les études que l’on réunit ici parurent en articles de revues. Nous les reproduisons avec la date et selon l’ordre chronologique de leur publication.

Ce n’est point une préoccupation d’art ou de littérature qui les domine. L’intérêt qu’elles peuvent offrir n’est pas non plus dans la valeur des jugements qu’elles portent.

Elles marquent plutôt des états intérieurs : les tentations, les luttes, les assurances d’une pensée vivement inquiète des conditions de l’existence spirituelle ; mais qui fut de bonne heure captive de la conscience, que la conscience conduisit au Christ et que le Christ mène à Dieu.

Dans la grande incertitude morale et religieuse ou se débat la jeunesse contemporaine, il nous a paru que ces pages, écrites par un jeune homme, pourraient être utiles à quelques-uns.

Là est leur but, que là aussi soit leur excuse.

Pierre Loti.
À propos de : « Mon frère Yves »

Les livres ont une double portée : on peut les apprécier comme œuvres d’art, on peut les interpréter comme symptômes ; ils ont une valeur artistique et une valeur significative. La première est celle qui les fait durer et les rend proprement littéraires, la seconde est celle qui tient au temps particulier de leur composition. C’est le facteur qui les rapproche de nous, leur donne un intérêt momentané, mais qui leur ôte par là même cette valeur absolue à laquelle prétend l’œuvre d’art. Il existe, au-dessous de tout ouvrage littéraire, une tendance inconsciente qui le porte, tendance qui est à la fois celle de l’individualité particulière de l’écrivain, et celle plus anonyme de la société qui l’entoure. La tâche du critique est de s’en rendre compte et de l’analyser.

La littérature contemporaine se prête plus qu’aucune autre à cette analyse. Malgré la devise si fièrement arborée « l’art pour l’art », elle est soumise plus qu’aucune autre à l’influence et aux idées du jour. À peine encore peut-on lui donner le nom de littérature, tant elle se met au service d’une certaine science et d’une certaine école, tant elle néglige le beau, qui est pourtant la substance de l’art, tant elle excite la passion plutôt qu’elle n’alimente la pensée. Mais avons-nous le droit de lui être bien sévère ? Son défaut, n’est-ce pas nous qui le lui avons donné ?

Peut-être qu’il est des époques trop fiévreuses et trop tourmentées pour permettre à la littérature de devenir littéraire, et que la nôtre fournit bien l’émotion du sentiment nécessaire pour concevoir, mais non l’apaisement de l’esprit nécessaire pour parfaire l’œuvre d’art. Les livres, dès lors, manquent le but que visaient leurs auteurs, mais ils en atteignent un autre : ils gagnent en intérêt psychologique ce qu’ils perdent en intérêt littéraire et peuvent servir au moraliste. Ils passent et se succèdent avec une rapidité presque vertigineuse et ne sauraient plus prétendre à l’immortalité ; mais ils donnent à connaître la société qui les produit, c’est-à-dire une des phases du cœur humain, cette chose si infiniment diverse et pourtant si constamment semblable.

Mon frère Yves 1 est à ce point de vue un livre des plus riches et des plus intéressants : en dehors de toutes les écoles, son originalité le préserve de tout parti pris et augmente encore la valeur de son témoignage ; dernier venu de plusieurs autres romans, Aziyadé, Le mariage de Loti, Le roman d’un spahi, Fleurs d’ennui 2, il nous paraît en être le meilleur, et le seul dont la lecture puisse être recommandée.3 En étudiant celui-ci nous connaîtrons ceux-là, car il réunit leurs qualités et leurs défauts, et nous serons dispensés de toucher à certains points dont le lieu n’est pas ici.

Son auteur, Pierre Loti, — un pseudonyme — issu d’une ancienne famille huguenote, est un officier de la marine française, dont le navire a sillonné bien des fois les deux océans et a fait escale à tous les ports du monde. Cet officier, qui est un écrivain, s’est dit que peut-être son journal de voyage ne serait pas sans offrir quelque intérêt. Il en a rassemblé les feuillets épars, et c’est ainsi que sont nés les volumes qu’il nous présente.

Les côtes brumeuses des contrées du Nord, les sables éblouissants des pays du soleil, les rivages lointains des deux Amériques et les plages de corail des îles océaniennes, sont les décors des scènes variées où figurent tous les peuples et toutes les civilisations. Mais par-dessus tout la mer est là, la mer, ses horizons immenses, ses grands calmes, ses ciels, ses tempêtes, ses majestueuses fureurs, toutes les jouissances qu’elle donne et toutes les épouvantes.

C’est dans ce cadre étrange et magnifique que se passe la plus simple et la plus naïve des histoires : le relèvement du matelot Yves Kermadec, un ivrogne, par son frère d’adoption, l’officier Pierre Loti. Il y a là des scènes adorables de fraîcheur et, de grâce ; celle, par exemple, dans l’antique chaumière bretonne, où la vieille mère d’Yves confie son fils au frère qui promet de veiller sur lui ; celle aussi, plus sombre, la dernière du volume, où la grand-mère Keremenen berce son petit-fils au refrain monotone d’une ancienne chanson celtique : « Boudoul galaïchen ! Boudoul galaïch du ! » tandis que les deux marins, dans le crépuscule, rêvent à ces choses graves et tristes, qui sont le passé, l’avenir et la mort. — Il y en a d’autres dont la rudesse et la crudité détonnent et qui s’imposent néanmoins, car, on le sent, elles ont été vécues.

Il ne faudrait pas toutefois chercher dans ce livre une tendance morale quelconque, nous verrons qu’il échappe à toute appréciation de ce genre : on n’y trouverait pas même le développement d’un caractère. Yves est au fond le même après qu’avant ; il est posé dès l’abord de telle façon que tout progrès moral est impossible chez lui : je veux dire qu’il a bien un tempérament, mais point de volonté pour le conduire, et son relèvement, uniquement fondé sur l’influence et l’amitié d’un homme, ne tient qu’à un fil qui se rompt on plusieurs endroits et que l’on tremble de voir se rompre encore. On n’y rencontre pas non plus ce genre d’intérêt médiocre auquel atteignent si souvent les écrivains de second ordre, et qui consiste dans l’enchevêtrement des circonstances et dans le dramatique des situations. Mon frère Yves n’est pas pour les lecteurs qu’émeuvent les aventures des héros d’Alexandre Dumas ; il captive, lui aussi, mais d’une autre manière. Les romans-aventure n’intéressent qu’un instant, on les ferme, on les oublie et l’on n’y revient plus ; celui-ci vous retrouve et vous hante, Si simple qu’en soit la trame, il est fort attachant et fort complexe. Issu d’un état d’âme plutôt que d’une pensée, il incline au rêve plus qu’à la réflexion et fait beaucoup sentir. Original, il l’est à coup sûr, tel que nous en connaissons peu de semblables, mais d’une originalité plutôt apparente que réelle, provenant davantage du mode de sa composition et des circonstances spéciales de l’auteur que de son individualité propre.

Le terrain qui le porte est bien celui de notre époque et de notre société, je dirais même d’une partie restreinte de notre société : de celle qu’une culture excessive a rendue délicate, que la possession des trésors intellectuels amassés par les âges antérieurs a rendue difficile et gourmande ; de celle enfin qu’une satiété quotidienne a blasée et au sein de laquelle seule peuvent éclore ces Fleurs d’ennui dont l’auteur a su nous faire goûter le charme : floraison monstrueuse dont la beauté même est maladive et dont le parfum donne le vertige. Il avait beau courir les mers et toucher aux rivages les plus éloignés, les livres de son choix y touchaient avec lui, et plus encore écoutait-il résonner en lui l’écho des voix familières que son enfance avait entendues : il est des manières de sentir qui entrent si avant dans l’âme que celle-ci n’en guérit plus. Nous ne serons donc point surpris de retrouver dans ses ouvrages les traces d’une civilisation toute moderne.

Un des caractères de l’école naturaliste est la simplification psychologique des héros qu’elle met en scène. Cela est inévitable, puisqu’elle ignore tout un coté de la nature humaine et que les choses de l’esprit lui échappent entièrement. L’homme n’a jamais été réduit à un nombre si restreint de ses facultés énergiques, il n’a jamais été autant appauvri, l’intégrité de sa personne et la réalité de de son vouloir n’ont jamais été si profondément méconnues que dans la plupart de nos romans actuels. Les personnages de Pierre Loti participent à cette simplification. Ce sont de grands enfants, passablement inconscients, « des hommes qui rêvent, vrais poètes muets qui peuvent tout comprendre4 », mais qui agissent un peu au hasard. Faut-il des exemples ? C’est à Alger, de nuit, trois matelots bretons sont dans la rue, en attendant trois autres qui sont entrés dans une maison voisine : « Ils les attendirent longtemps, et puis ils les oublièrent. Et l’un d’eux s’étant levé, ils se remirent à marcher5. » Et combien de fois, en parlant d’Yves, n’est-il pas dit : « Alors il ne comprenait pas, ayant l’habitude, comme les simples et les enfants, de subir ses impressions sans en démêler le sens. » C’est moins la volonté qui le mène que le désir, ou mieux encore, la sensation du moment, et ce trait, qui se résout en animalité grossière chez plusieurs écrivains de la même école, le revêt ici de je ne sais quel air de grandeur et de mystère. Yves est, pour ainsi dire, drapé dans son inconscience ; l’esprit du lecteur ne réussissant point à pénétrer les motifs de ses actes, s’arrête devant lui comme devant une énigme ; il respecte ce qu’il ne comprend pas, parce que la dignité humaine, jointe à une pureté naturelle, demeure dans toutes les œuvres de Pierre Loti. Celui-ci cherche, en effet, « à vivre au milieu d’amis extraordinairement simples, de ces gens qui croissent comme des plantes saines, donnent leur fruit, et savent, après, mourir tranquilles, quand l’heure en est venue6 ».

Seulement, comme notre siècle est un siècle fort compliqué, comme notre culture est très raffinée, comme beaucoup d’éléments divers entrent dans notre vie pour l’élargir et pour la troubler, comme l’auteur lui-même est riche des richesses de la civilisation et des richesses d’une longue hérédité, il arrive que le cadre trop étroit se brise par place. On sent résonner, sous la simplicité voulue, des cordes étrangères au cœur de l’homme primitif, et des sentiments se font jour que ne connaissent point les rustiques ; certains tressaillements douloureux laissent entrevoir sous cette unité factice tous les déchirements de l’homme moderne. L’auteur lui-même semble avoir conscience de ce fait, quand, par un soir d’hiver breton où ils avaient été manger ensemble des « berniques » parmi les varechs, il répond à Yves, qui s’attriste sans raison, subitement saisi par un malaise étrange : « Des manières de moi que tu prends-là, mon pauvre Yves ! — Des manières de vous, vous dites ! — Et il me regarda avec un long sourire mélancolique, qui m’exprimait de sa part des choses nouvelles, indicibles. Je compris ce soir-là qu’il avait beaucoup plus que je ne l’aurais pensé, des manières de moi, des idées, des sensations pareilles aux miennes. » Paroles touchantes dont l’accent n’est pas sans charme !

Mais si l’homme est ainsi diminué, si son rôle est désormais de se laisser porter par les événements plutôt que d’agir sur eux, il faut, sans doute, autre chose pour remplir la vie, et la nature prendra la place que l’homme laisse vide.

La nature qui n’était au dix-huitième siècle qu’un cadre, où se plaçait — il le fallait bien — le tableau qui était l’homme, envahit aujourd’hui le tableau qu’elle encadrait : ôtez la description, vous abrégez le roman de moitié. Elle joue un rôle immense dans les œuvres de Pierre Loti. Les choses débordent l’homme jusqu’à l’étouffer, mais les choses sont animées et vivantes ; jamais elles n’ont été mieux comprises, jamais dépeintes avec autant d’intensité et de couleur. Dans Mon frère Yves, je ne sais vraiment si c’est Yves lui-même, la mer ou la Bretagne qui sont les héros du livre. Peut-être tous trois ensemble, car l’homme est tellement un avec, la nature qu’on ne saurait l’en détacher. C’est de leur rapprochement mutuel, de leurs rapports intimes que naissent ces états d’âme raffinés et morbides, ces visions exquises et poignantes qui caractérisent l’intense sensibilité de Loti. Car la nature, toujours mêlée à l’homme, se dévoile parfois comme une puissance redoutable : elle s’identifie avec la force universelle qui veut que tout change et que tout meure, et, quoique liée à l’homme par des liens qu’aucune époque n’avait sentis si profonds et si forts, c’est elle cependant, au cours immuable de ses révolutions, qui l’écrase et qui le broie.

Cela encore est logique. La poésie de la nature est la seule que permette le positivisme. Une science consacrée toute à l’observation des phénomènes extérieurs, exclusivement attachée aux faits matériels, ne saurait engendrer d’autre poésie que celle, monotone et fatale, qui se déploie dans quelques-uns de nos romans. Heureux encore lorsqu’elle s’y trouve ! Derrière les faits et les phénomènes que lui transmet la science, Le poète sent agir une puissance infinie. Ce qu’il comprend, ce n’est pas telle ou telle loi particulière, mais la vie, la vie une, inépuisable, la vie qui meut et transforme les choses, qui bout dans l’univers et nous laisse tremblants devant le mystère de sa puissance insondable et de notre propre fragilité.

La civilisation, du reste, vient en aide au poète ; c’est elle qui prépare les âmes et leur donne cette étonnante capacité de recevoir tous les objets, d’être affectée par tous les phénomènes et de pressentir dans la nature la vie qui l’anime. Cette réceptivité de l’âme pour tous les sentiments qui proviennent des aspects et des horizons, des circonstances et des souvenirs, n’est pas sans lui imprimer un cachet singulier de profondeur. Notre auteur se complaît à en dire la poésie ; son effort est de montrer l’accoutumance de l’homme aux choses, qui finissent par entrer en lui et le façonnent insensiblement à leur ressemblance. Les images profondes que nous portons en nous sont formées par la monotonie et le retour périodique des sensations semblables. Pour produire ces images, il faut que l’art emploie, par des procédés voulus, les mêmes modes que la nature. De là ces phrases reprises, ces mots répétés, ce style uniforme qui, sans faire grand effet au premier abord, finit par enlacer l’âme comme en un cercle magique. Qu’on se rappelle, pour comprendre ce que je veux dire, le récit de la tempête sur les côtes de Chine, ou la description de la vie de bord dans les grandes mers australes.

L’unité grandiose attire l’auteur plus que la diversité des paysages ou des événements, et son style répond au caractère de sa pensée. Il est un des nombreux écrivains qui souffrent actuellement de la pauvreté de la langue. Les mots ne suffisent plus à exprimer toute l’intensité du sentiment moderne. Ils nous viennent d’un temps plus sobre, où l’on ne connaissait pas les nuances et l’extrême mobilité de nos impressions, où la forme dominait toutes les émotions et le but toutes les volontés, où l’élégance même était correcte et la grâce réglée, où l’on n’estimait point nécessaire de tout dire de ce que l’on ressentait, ni de le dire à tous, où l’homme, enfin, se possédait et possédait les choses au lieu d’être dominé par elles. Pierre Loti s’efforce de remédier à cette pauvreté par l’abondance des qualificatifs et la savante structure d’une phrase qui paraît simple et qui est fort travaillée. Son style n’est pas commun, il offre une vague ressemblance avec celui des langues orientales : il décrit plus qu’il ne développe et correspond de la sorte à la manière du livre entier. Excellant à rendre les intuitions, sa phrase est impuissante à conclure et n’aboutit qu’au sentiment. Une sensibilité très pénétrante et très particulière en fait la force, et son but est d’aller toucher au fond de l’âme les fibres les plus intimes. De fait, elle y arrive bien souvent et la monotonie même de son allure devient un élément de sa puissance évocatrice.

Mais souvent aussi l’oreille se fatigue de tant de résonnance et l’œil de tant de couleur. Vouloir tout exprimer ne doit pas être le but de la parole, elle n’y saurait suffire ; il est un art plus grand que celui de dire beaucoup, c’est celui de faire beaucoup penser, et les maîtres se sont toujours contentés d’un mot fugitif pour réveiller les impressions qu’ils voulaient produire. L’esprit de l’homme est ainsi fait qu’il travaille toujours ; il trouve une grande jouissance à compléter lui-même les images que lui présente le livre. C’est l’activité créatrice du lecteur et la seule qui lui reste. Mais là où l’auteur dit tout, il n’y a plus rien à chercher et l’esprit se lasse de l’inactivité même qu’on lui impose. D’ailleurs cette manière d’écrire offre plus d’un danger. Si le style jusqu’ici a été large et ferme, il manque parfois de cette sobriété qui est le nerf de la langue. Nous y voudrions voir un peu plus de retenue : à donner constamment tout ce que l’on possède, on finit par donner tout en effet sans conserver plus rien pour soi. La tempérance est un signe de justesse et un gage de force ; elle seule s’allie à la forme parfaite qu’exige l’œuvre d’art. L’avenir des « impressionnistes » de langage ne peut être que la mièvrerie et la préciosité, car l’intense perception sensible qui caractérise cette école, et qu’elle cherche à reproduire, s’éloigne par l’effort même que l’on fait pour la rendre ; elle s’émousse avec le temps.

Un trait distinctif du livre qui nous occupe et qui court au travers de tous les ouvrages de Loti, c’est une gravité naturelle, quelquefois amère et quelquefois joyeuse, rarement ironique, qui distingue ses personnages : ils sont tous graves, doux et silencieux, et quand il leur arrive d’avoir un accès de gaieté, c’est une gaieté involontaire, qui provient, comme celle des jeunes animaux, d’une surabondance de sève physique, plutôt que de la joie de l’esprit. Un arrière-fond solennel et mystérieux, quelque chose de fatal comme la destinée forme la trame du roman. On n’y retrouve aucun jeu de mot, aucune gauloiserie ; — que nous voilà loin des anciennes traditions françaises ! — mais bien souvent une naïveté sérieuse et simple, enfantine à la fois et profonde qui émeut involontairement. L’horizon sur lequel se détache le récit est uniforme et triste comme les brumes de la mer et toujours un retentissement d’infini résonne au-dessus des situations pour les ramener à leur juste valeur. On devine que la tristesse du dix-neuvième siècle finissant n’est pas loin ; elle se retrouve chez Pierre Loti, je ne dirais pas plus intense qu’ailleurs, mais plus continue, plus inexorable, recouvrant toutes choses d’un grand voile de mélancolie. Elle est partout sans qu’on la voie, mais on la sent constamment et quand elle éclate soudain, comme elle a saisi l’auteur qui l’a vécue, elle nous saisit à notre tour, et nous ne pouvons autrement que de tressaillir à ses accents.

Car la douleur, semble-t-il, plus même que l’amour, est le vrai lien qui unit les hommes, et c’est par elle seulement que nous pouvons épuiser l’âme et lui faire produire toutes ses richesses. C’est l’outil merveilleux, qui cisèle en arabesques et en fines découpures les profondeurs obscures de l’être. Cette douleur, ici, n’est point attachée aux actes passagers des hommes, ni à telle situation plus ou moins dramatique ; — nous l’avons vu, tout est simple dans cette histoire et rien n’est tragique que la nature — mais elle a sa source dans l’être même, et dans l’essence des choses finies. Elle se relie constamment, comme par un fil invisible, à la souffrance du monde entier, en sorte que, jusque dans ses manifestations les plus concrètes, elle touche toujours à l’infini.

Aucun auteur scénique n’aurait prononcé, encore en bas âge, cette parole prophétique de toute une vie : « Toujours se lever, toujours se coucher, toujours manger de la soupe qui n’est pas bonne7 ! » — Son théâtre eût été bien ennuyeux, — mais c’est, ou je me trompe fort, un pessimiste inconscient. Sans doute, il serait meilleur de réunir le domaine de l’action à celui de l’être, de creuser la douleur à la fois dans les mystères de l’existence et dans ceux des situations ; mais tout n’a point été donné à tous, et je sais des gens qui préfèrent le Faust de Goethe ou le Prométhée d’Eschyle aux comédies de Molière.

Et justement la tristesse contemporaine se rapproche de celle de Faust. Elle est faite, comme la sienne, d’appétits insatiables et de désirs inassouvis ; la soif intense, qui le tourmentait, de vivre et de vivre toute la vie, d’en épuiser toutes les jouissances et toutes les sensations, nous saisit à notre tour. « L’heure présente ne suffit pas, il faudrait aussi tout le passé et encore tout l’avenir8. » Nous voulons tout du monde et de nous-mêmes et nous savons d’avance — car les siècles nous ont enseignés — que le monde ne nous donnera rien, qu’irrémédiablement emportés par le temps, nous passerons sans qu’il ait répondu. Il naîtra dès lors ce sentiment amer de notre infinitésimale petitesse en regard de la nature éternelle qui nous précède et qui nous suit, sentiment tout moderne, que les anciens semblent avoir peu connu. D’où ces passages si fréquents et d’une si grande amertume qu’elle nous émeut nous-mêmes, nous qui croyons à l’immortalité ! C’est en Bretagne : « Les tombes se pressent là aux portes de l’église séculaire comme au seuil mystérieux de l’éternité ; cette grande chose grise qui s’élève, cette flèche qui essaye de monter, il semble, en effet, que tout cela protège un peu contre le néant ; en se dressant vers le ciel, cela appelle et cela supplie : et c’est comme une éternelle prière immobilisée dans du granit. Et les pauvres tombes enfouies sous l’herbe attendent là, plus confiantes, à ce seuil d’église, le son de la dernière trompette et des grandes voix de l’Apocalypse. — Là aussi, sans doute, quand, moi, je serai mort ou cassé par la vieillesse, là on couchera mon frère Yves ; il rendra à la terre bretonne sa tête incrédule et son corps qu’il lui avait pris. Plus tard encore y viendra dormir le petit Pierre, — si la grande mer ne nous l’a pas gardé — et, sur leurs tombes, les fleurs roses des champs de Bretagne, les digitales sauvages, l’herbe haute de juin, pousseront comme aujourd’hui, au beau soleil des étés. » Ou bien c’est à Stamboul, et la même pensée l’obsède, plus poignante encore, car l’idée chrétienne y fait défaut : « Un temps viendra où, de tout ce rêve d’amour, rien ne restera plus. Un temps viendra où nous serons perdus tous deux dans la nuit profonde, où rien ne survivra de nous-mêmes, où tout s’effacera, tout, jusqu’à nos noms écrits sur nos pierres. — Les petites filles circassiennes viendront toujours de leurs montagnes dans les harems de Constantinople. La chanson triste du muezzin retentira toujours dans le silence des matinées d’hiver, — seulement, elle ne nous réveillera plus9 !… »

La croyance du siècle n’est plus celle de l’éternité, cet inconnu consolant que la foi dévoilait à nos pères et qui planait au-dessus du temps pour lui faire rendre tout ce qu’il avait englouti et ressusciter tout ce qu’il avait fait mourir ; mais c’est le temps lui-même que l’on conçoit comme éternel : la succession sans terme des présents qui s’épuisent et renaissent, l’alternance des heures et des journées s’enchaînant l’une à l’autre et entraînant avec elles les hommes et les choses pour les faire naître et pour les faire mourir, telle est la notion qui flotte, plus vague ou plus précise, dans l’atmosphère morale de notre époque. Notion féconde en tristesse, car elle contredit à nos besoins les plus impérieux. « C’est une chose horrible, disait Pascal, de sentir s’écouler tout ce que l’on a. » Or si le temps n’aboutit qu’au temps, et si nous ne sommes que dans l’instant qui s’efface, tout s’écoule avec lui et rien ne demeure de ce qui fut nous. Rien, pas même le souvenir pour nous consoler. Écoutez plutôt ce fragment d’une plainte qu’il faudrait lire tout entière pour en apprécier la détresse : « Sous le charme d’autres jeunes femmes dont le souvenir est mort dans mon cœur, j’ai aimé d’autres pays, d’autres sites, d’autres lieux, et tout est passé !… Je suis bien jeune encore et je ne me souviens plus10. »

Autrefois le souvenir était éternel, et l’on eut dit que jamais les hommes ne sauraient oublier. Maintenant il apparaît borné, incertain de lui-même, et, comme si les douleurs de la vie ne suffisaient point, on y ajoute, non pas les tourments du souvenir qui persiste, mais les angoisses du souvenir qui s’éteint. Cela est peut-être plus humain, plus près de la réalité, mais on touche du doigt le changement qui s’est opéré dans la manière de se représenter la vie.

Cette tristesse, qui revient à intervalles réguliers et remplit les plus belles pages de Loti pour leur donner une si majestueuse ampleur, est, sans doute, la dernière protestation de l’homme que mutile une science incomplète : protestation aussi vaine, hélas ! qu’elle est splendide, car cette tristesse se complaît dans sa propre expression et refuse d’être consolée. Elle écarte ce qui seul pourrait la vaincre : le devoir et la conscience. Je veux qu’il y ait dans ces livres, au milieu même de scènes positivement repoussantes, une honnêteté et une pureté d’instinct, une loyauté et une droiture, une simplicité et une candeur de l’âme singulièrement attachantes ; je reconnais que les besoins sympathiques y sont réels, ainsi qu’une sorte d’affinité bienveillante pour tout ce qui existe ; que l’amitié surtout, l’amitié sincère — celle, par exemple, d’Yves et de Loti, d’Achmet et d’Ariff-Effendi11 ou de Jean, le spahi blanc, pour Nyaor, le spahi noir12, — y joue un rôle considérable ; mais tout cela est inconscient et n’a point traversé la volonté. C’est de l’homme primitif et non de l’homme moral ; ce n’est pas du devoir. Les faits viennent et passent, bons ou mauvais, indifférents ; leur existence suffit à les légitimer, et la distinction s’efface entre ce qui est permis ou défendu.

Et pourtant cette distinction est le bien le plus précieux que l’homme ait sur la terre ; elle seule est capable de le préserver sûrement des doutes et des désespoirs ; elle seule, au milieu des choses qui s’écoulent, demeure inviolable et certaine ; elle seule assure à l’homme la certitude de la réalité. Car les actes n’ont de valeur que celle que leur confère la loi morale, et l’existence n’acquiert son prix qu’en tant qu’elle est une obéissance ; alors seulement elle se discipline et s’avance au-devant d’un but.

Nous assistons, chez Pierre Loti, à ce spectacle étrange d’une vie toute pleine de nobles penchants et d’affections élevées, tandis que déjà la conscience éteinte ne la dirige plus et qu’elle flotte au hasard, sans but et sans attaches, cherchant uniquement à se satisfaire dans la jouissance présente. La structure même de ses romans est un indice révélateur, car, quoi qu’on dise de la différence entre la vie et le roman, la composition de celui-ci dépend toujours de la manière de concevoir celle-là. Tant que la vie était considérée comme le lieu où s’exerçait la volonté, où se formait le caractère, les livres étaient conduits, ils avaient une unité, un terme auquel ils arrivaient ; la vie n’est plus aujourd’hui qu’une suite d’événements qui se succèdent, et les livres sont fragmentaires, ils se composent d’une série de tableaux parallèles. Les parties n’en sont plus dérivées les unes des autres, mais elles s’étalent à la fois toutes ensemble. La tâche du lecteur, celle de l’auteur surtout, en est beaucoup simplifiée : il est plus facile de composer un certain nombre de fragments que de dérouler un plan fortement conçu, plus facile aussi de lire des morceaux détachés que l’on peut laisser ou reprendre à son gré. Mais cela répond-il à ce que doit être un livre ? Surtout, cela correspond-il à ce qu’est la réalité de la vie ?

Sous ces divergences de formes, que l’on pourrait appeler littéraires, se cachent des différences de fond, elles trahissent deux philosophies : l’une qui reposait sur l’esprit et la volonté, l’autre qui repose sur le phénomène et sur la sensation. Ce n’est pas, toutefois, que l’on puisse ranger Mon frère Yves parmi les ouvrages inspirés par le positivisme proprement dit. Il lui échappe par plus d’un point, et si ses prémisses sont matérialistes, c’est pourtant l’âme que l’on sent, plus encore que la matière. Non, l’œuvre de Pierre Loti, dans sa totalité, correspond à un moment précis de l’histoire littéraire de notre époque, à celui où le naturalisme a donné toute sa sève et se transforme en se combinant à d’autres éléments. Un courant plus nouveau le pénètre et le rajeunit, et je dirais que l’œuvre de Loti est un réalisme délicat gonflé de mysticisme ; non pas de ce mysticisme religieux, tel que nous le montre l’histoire du moyen âge, mais un mysticisme esthétique et sensuel, que la foi laisse à l’âme en la quittant, et qui, sans objet désormais, se prend à toutes les choses de la vie pour en tirer ce je ne sais quoi d’intime et de profond dont l’âme a besoin pour exister. C’est un sentiment étonnamment complexe, qui n’est pas de la pensée, qui est plus que de la sensation et qu’aucun mot n’exprime.

Il semble, en effet, que les âmes du dix-neuvième siècle soient plus profondes et plus voilées, plus inquiètes qu’elles ne le furent jamais. Serait-ce la civilisation toute seule qui les aurait travaillées à ce point et les aurait ainsi fouillées ? Je ne sais ; l’âme humaine, je pense, depuis qu’elle existe, n’a pas changé de nature, et, si elle paraissait autrefois plus simple, c’est qu’elle était peut-être plus chaste. Au temps où le domaine intérieur du recueillement et de l’adoration lui demeurait ouvert, les secrets de la vie intime n’étaient pas révélés parce qu’on les cachait en Dieu et qu’une sainte pudeur en dérobait l’accès. L’existence apparente était plus calme parce qu’elle n’était qu’une partie de l’existence et qu’on cachait la meilleure ; les désespérances dont notre époque est prodigue, ne s’étalaient point au grand jour, il y avait pour elles une autre issue : la prière en portait l’expression, loin des oreilles des hommes, jusqu’au trône de Dieu. Il n’en est plus ainsi maintenant ; l’âme est restée semblable, mais on lui a retranché le ciel ; les mêmes aspirations demeurent, qui faisaient tressaillir nos ancêtres, mais leur légitime objet a été enlevé ; les souffrances sont encore là, mais non plus les espérances de la religion, et l’âme, qui montait autrefois, est retombée sur la terre et l’anime de tout l’effort qu’elle portait sur les choses invisibles. La vie, désormais sans au-delà, sans relation avec l’infini, se trouble et se complique ; le sentiment contredit à la pensée, la pensée contredit au sentiment, et, dans leur tumulte intérieur, les forces vives de l’être ont déchiré leur enveloppe, les âmes se sont ouvertes à tous les regards, les cœurs se sont révélés et leur souffrance s’est écrite dans les pages innombrables de notre littérature. L’ouverture s’est faite, mais non du bon côté ; l’âme, que tourmente un suprême besoin d’épanchement, s’est déversée, mais elle a mal choisi son confident : elle ne trouve aucune paix dans une intimité purement humaine :

Et l’homme seul répond à l’homme épouvanté13.

Malgré tout son charme, l’œuvre de Pierre Loti est une œuvre de mort, elle nous fait assister au déclin de la personnalité ; car la personnalité ne peut être que spirituelle et ne saurait se trouver en dehors de la morale et de la religion. Le vouloir se meurt dans cette atmosphère énervante des sensations raffinées ; les croyances ne subsistent plus qu’à l’état de vestiges ; sans pouvoir sur la vie, elles ne servent plus qu’à revêtir le sentiment du manteau de leur poésie. L’homme réduit à son être sensitif, donne libre carrière à toutes ses impressions sans réagir librement sur aucune ; poussé çà et là par les causes extérieures, sollicité par toutes sortes de convoitises, il s’agite comme dans un rêve, et le sommeil qui l’accable le laisse impuissant au commandement de soi-même.

Déclin de la personnalité, disons-nous, et ceci nous explique deux choses qui nous ont frappé au cours de cette étude : la profondeur des sentiments et leur tristesse. Leur profondeur, car l’âme n’est plus intacte qui se laisse pénétrer si avant, et les richesses qu’elle déploie sont celles de ses débris ; richesses de pauvres, car elles n’ont pas de lendemain, elles se dévorent elles-mêmes et l’éclat de leur splendeur est le reflet d’un jour qui va mourir ; complexités maladives, car elles s’acquièrent aux dépens de l’unité de la personne et de la force de la volonté. Tristesse du sentiment, car il se mêle à tout « je ne sais quoi d’étrange et de mortel, une préoccupation de l’au-delà, une inquiétude et une angoisse de voir tout finir14 ».

L’être immortel en l’homme a désormais la conscience terrible de sa ruine et de son épuisement ; en face même de la mort, il se sent « incapable d’éternité15 ».

Tristesse enfin, car s’il faut du caractère pour porter sans faillir le poids d’une vie qui a devant elle l’espérance de l’immortalité, combien n’en faudrait-il pas davantage pour supporter une existence sans but et sans espoir !

Mais c’est cela même peut-être, qui fait la séduction de ce livre et l’approche si fort de l’âme contemporaine ; elle y trouve ce qu’elle y cherche : les éléments d’une éducation sentimentale qui lui enseigne à goûter la vie d’une manière exquise et douloureuse, et lui ouvre les portes d’une félicité trompeuse, faite de songes et de chimères ; éducation fatale au vrai bonheur, car elle est impuissante à combler les besoins qu’elle fait naître et détourne l’homme de son vrai bien.

« Mon ciel a toujours été s’assombrissant, Plumkett, écrit Pierre Loti, depuis l’époque déjà lointaine où j’ai vu s’éteindre cette image du Christ qui éclairait doucement mon enfance16. » Et Plumkett lui répond : « J’éprouve cette sensation poignante que vous connaissez aussi, l’éloignement immense de quelque part où je ne suis jamais allé ; de séparation de quelqu’un que je n’ai jamais connu17. »

Ce « quelqu’un » d’inconnu dont les hommes de notre siècle se sentent séparés, c’est Celui que les chrétiens invoquent comme leur Dieu, et ce « quelque part » où ils n’ont jamais été, c’est le sanctuaire de « la vie cachée avec Christ », qui est, sans doute, la seule réalité du monde.

H.-F. Amiel18

« Est-il étonnant que les malentendus jouent un si grand rôle dans le monde, quand on voit l’extrême difficulté de faire un portrait fidèle d’une personne que l’on étudie depuis plus de vingt ans », disait Amiel, parlant de lui-même et s’étonnant de retrouver à sa propre image si peu de ressemblance. « La vraie raison qui fait qu’on se connaît mal, c’est la difficulté de s’envisager à la bonne distance. »

Une difficulté du même genre s’est présentée quand il s’est agi de juger son œuvre. Perpétuel objet de déception pour ses amis, le professeur de Genève devait après sa mort décevoir encore ses nombreux admirateurs. Le premier volume du Journal intime, introduit par l’étude magistrale de M. Scherer, excita l’étonnement et peut-être la sympathie. Le second, dont on attendait beaucoup, fut plus froidement accueilli. Il ne donnait pas les solutions que l’on avait espérées, les lignes tracées ne se rejoignaient pas. Il y avait bien un progrès, mais il n’était pas tel qu’on l’aurait voulu. Aucun apaisement ne s’était opéré dans l’âme du penseur, dont les dernières paroles s’éteignaient en une muette et suprême interrogation.

Un sourd mécontentement, dont les causes échappaient au plus grand nombre, ne tarda point à se faire jour. Les meilleures plumes de France s’en firent les interprètes. M. Caro19 le premier, blâmant l’assiduité qu’il mettait à contempler son moi, fit un grief à l’auteur de son œuvre même. M. Renan20 n’était pas fait pour le comprendre et n’en parla guère que pour en médire. Plus impartial, M. Bourget21 se contenta d’analyser « le pauvre Amiel » avec la finesse et la profondeur psychologiques qui le caractérisent. Enfin M. Brunetière22, dans quelques pages rapides et hardies, porta le dernier coup à la renommée du philosophe et, se flattant de fixer son dernier portrait, s’efforça de lui assigner parmi nos moralistes une place qu’il fait du reste aussi petite que possible.

Dans quelle mesure ces appréciations se justifient-elles ?

Il est certain que le Journal intime fut un oreiller de paresse à bien des énergies et à bien des devoirs ; qu’il aida son auteur à « esquiver la vie plutôt qu’à la pratiquer ». Mais « le projet de se peindre », dont parle Pascal à propos de Montaigne, est-il vraiment si « sot » ? La sincérité de la peinture ne saurait-elle racheter la part d’orgueil qu’elle suppose ? Le moi, après tout, est la seule richesse de l’individu. Il est pour chacun de nous l’unique bien que nous ayons en propre. Rien n’existe en dehors de nous que par le sentiment que nous en avons ; le monde serait vide si l’âme de chacun ne le remplissait d’elle-même, car nous ne sommes rien au-delà de nos limites et nos limites sont justement celles de notre moi. Quoi donc d’étonnant, chez un philosophe, à la tentation de faire du moi l’objet d’une étude d’autant plus captivante que le mystère par excellence, le mystère de la vie, réside dans ses profondeurs intimes ?

D’autre part, refuser à Amiel, comme le font MM. Renan et Bourget, les qualités d’un écrivain, c’est oublier plusieurs pages superbes de force et de concentration qu’il a pourtant écrites, et où il lui arrive d’exprimer magnifiquement des choses qui n’avaient guère encore été dites en français. Il y en a qui pourraient lutter d’éclat, de poésie, d’intimité, avec celles mêmes de la Vie de Jésus. Et si quelques défaillances trahissent parfois le talent de l’auteur, il faut se souvenir que le journal a seize mille pages23, qu’il est écrit d’inspiration et qu’il vise avant tout à la vérité. Or la vérité n’est pas toute d’origine latine ; elle peut vivre ailleurs que sur notre sol, et la France, quoi qu’on en dise, offre une hospitalité plus large aux personnes qu’aux idées étrangères. Formée à l’époque classique de la monarchie absolue, la langue française a gardé de cette tutelle quelque chose de raide et d’aristocratique. Sa logique nuit aisément à sa fécondité ; son génie la rend moins apte à la compréhension génétique des idées qu’à leur exposition déductive. Elle s’éloigne par là de la vie, car la vie est toujours organique et progressante. Son vocabulaire manque des nuances qui font la pensée moderne. L’asservir sans lui faire violence, la plier sans la rompre est un art qui devient de plus en plus difficile.

Amiel s’efforce de remédier à ces inconvénients par des néologismes souvent hasardeux et par l’accumulation des termes synonymes. Cette habitude de style révèle la qualité maîtresse de l’homme en même temps que son défaut principal : un besoin de franchise excessif joint à une grande impuissance de décision. On a cru généralement que l’abus des expressions recherchées, le manque de simplicité qui caractérisent sa phrase, provenaient du désir de faire de l’effet. C’était chez lui le résultat naturel de son tempérament, un travers d’esprit, un manque de goût si l’on veut ; ce n’était point une prétention. En effet, le défaut n’est jamais plus saillant que dans ses lettres intimes, lorsqu’il se livre sans réserve et sans arrière-pensée. Avant de décider si Amiel était capable, oui ou non, de manier le verbe français, il serait bon de l’avoir étudié dans les rares articles qu’il donnait aux revues de son pays. On ne saurait sans injustice leur disputer de sérieuses qualités littéraires.

Amiel, comme tous ceux dont le nom a eu quelque retentissement, était en avance sur sa génération ; à l’époque où il écrivait son Journal, bien peu de gens sentaient et pensaient comme lui. Ses contemporains peuvent donc plus facilement le juger — si toutefois juger sans sympathie est encore juger — que l’apprécier à sa valeur réelle. Tel est, nous semble-t-il, le cas de M. Brunetière, et la cause de l’âpreté d’une critique dont les exagérations sont trop évidentes pour qu’elle demeure définitive. Ce qui nous froisse surtout, c’est la rigueur avec laquelle M. Brunetière conclut de l’écrivain à sa personnalité morale. Il aurait fallu, pour être juste, tenir compte des aveux mêmes de l’auteur : « Ces pages, dit-il, ne rendent qu’imparfaitement mon être et bien des choses sont en moi que je ne trouve pas en elles… L’homme pratique, l’homme gai et l’homme littéraire n’y apparaissent pas. »

Chacun tend à ce qui lui manque et se cherche où il n’est pas. Cette loi singulière que le Journal avait si souvent constatée sous le nom de « loi d’ironie », ne trouverait-elle pas ici son application ?

« Amiel était bien loin d’être égoïste, nous écrit quelqu’un qui l’a beaucoup aimé24. Le devoir tenait une grande place dans sa vie, peut-être même se faisait-il trop de petits devoirs et poussait-il trop loin l’application du précepte d’après lequel tout ce qui vaut la peine d’être fait vaut la peine d’être bien fait. Il pensait beaucoup aux autres, s’intéressait jusque dans les détails à tout ce qui concernait ses amis et leur était extrêmement fidèle. Sa bienveillance était foncière. » — Nous ne voulons sur ce point d’autre témoignage que les extraits d’un rapport présenté par lui à la Société de Zofingue25, lorsqu’il avait à peine vingt ans, un âge qui, pour la plupart, est encore l’âge « sans pitié ». Ce rapport, à sa date, est remarquable ; Mlle Berthe Vadier à bien fait de le recueillir26.

Parmi tous ses critiques, c’est M. de Pressensé27 qui nous paraît avoir compris Amiel de la manière la plus équitable et la plus vraie. Il place le drame de cette existence douloureuse dans la lutte intérieure que se livrent la conscience morale et l’intellectualisme hégélien. C’est poser la question sur son véritable terrain et jeter un jour révélateur sur les mystères de cette destinée. Seulement, entraîné par son optimisme habituel, M. de Pressensé s’est trop hâté de conclure et nous a présenté le penseur de Genève comme donnant à la conscience morale le dernier mot dans sa vie. Ce n’est point l’impression que laisse une étude attentive du Journal intime, tel du moins qu’il est actuellement publié.

L’affranchissement de la pensée flottant dans l’infini, l’asservissement au plus humble devoir, voilà bien le dualisme dont l’âme d’Amiel était travaillée. Ce sont les tendances constitutives de son être. Mais au lieu que l’une triomphe aux dépens de l’autre, tout le progrès consiste dans leur exaspération réciproque. Réunies au début, parce que l’homme n’en avait point encore expérimenté les effets opposés et que le philosophe n’en avait point démêlé l’irrémédiable contradiction, elles vont se séparant de plus en plus sans pourtant s’exclure jamais.

Le fond de la conception d’Amiel est évidemment une sorte de panthéisme religieux ; sur ce panthéisme, comme sur le gouffre dont il parle, s’agite la conscience, pâle et vacillante petite flamme, prête à s’engloutir dans le tumulte des grandes eaux. Prédisposé au mysticisme par le sentiment très vif qu’il avait de la nature, de la vie qui l’anime, des relations qui nous unissent à elle ainsi que les mondes aux mondes, subjugué par l’intuition foudroyante de l’immanence universelle, son imagination fut de bonne heure séduite par le déploiement splendide de la philosophie allemande. Pressentant ce qu’avaient de superficiel et d’étroit le moralisme vulgaire et la transcendance qu’enseigne l’orthodoxie courante, il s’est enivré de cette dialectique superbe, qui embrassait tout l’espace et tout le temps, et qui venait d’enfanter enfin la notion du devenir, l’une des plus fascinantes qu’ait connues notre siècle.

Il y a de ces hommes que ne satisfont point les manifestations passagères des phénomènes ; les plaisirs ou les actions particulières ne peuvent les contenter, l’unité fait leur passion et leur martyre, le fini est leur plus grande souffrance, et, tournant sans cesse autour d’un centre inabordable, ils ont l’âme comme béante d’un absolu qui leur échappe. Si l’obligation morale ne s’affirme pas pour eux avec une force souveraine, si les plaisirs de l’intelligence dépassent ceux du devoir accompli, si les douceurs de la contemplation les attirent davantage que les activités libres, un abîme est devant eux dont personne n’a jamais touché le fond et qui menace de les engloutir.

Amiel résista constamment aux tendances qui le poussaient de ce côté ; il recourait à la tâche quotidienne comme à l’antidote salutaire du rêve panthéiste : « La conscience, dit-il, dissipe les vapeurs du kief, les hallucinations de l’opium et la placidité de l’indifférence contemplative. Elle nous pousse dans l’engrenage terrible de la souffrance humaine et de la responsabilité humaine. C’est le réveille-matin, c’est le cri du coq qui met en fuite les fantômes, c’est l’archange armé du glaive qui chasse l’homme du paradis artificiel. L’intellectualisme ressemblait à une ivresse qui se déguste, le moralisme est à jeun, c’est une famine et une soif qui refusent de dormir. » Où il échoue néanmoins, c’est dans la synthèse organique des deux principes contradictoires. Ceux-ci, toujours en présence, sans cesse enlacés l’un à l’autre, repris tour à tour et tour à tour abandonnés, demeurent chez lui en opposition perpétuelle et n’arrivent point à réunir en un tout harmonieux leurs exigences irréductibles. « Ne serai-je jamais d’accord avec moi-même ? écrit-il plus tard. Si l’impersonnalité est un bien, pourquoi ne pas m’y obstiner, et si elle est une tentation, pourquoi y revenir après l’avoir jugée ? »

L’étrange cohabitation de ces deux ennemis irréconciliables luttant au sein d’un même être, n’est pas un problème psychologique d’un médiocre intérêt. Nous nous essaierons à en poursuivre ici les données essentielles, d’autant plus curieux d’approfondir cette énigme qu’elle n’est pas peut-être propre au seul Amiel, et que plusieurs d’entre nous se débattent dans des impuissances analogues. Le mouvement d’idées qui s’est fait autour du Journal intime, montre clairement son importance. Il se pourrait que son auteur, presque inconnu pendant sa vie, ait après sa mort groupé autour de lui toute une famille d’âmes apparentées à la sienne, et que sa pensée, plus suggestive qu’originale, soit devenue celle d’un grand nombre. S’il en est ainsi, et tout nous porte à le croire, notre curiosité psychologique se doublera d’un intérêt moral. Nous nous demanderons le degré de créance que mérite cette pensée et jusqu’à quel point nous pouvons lui confier la nôtre sans craindre de la voir se briser sur les mêmes écueils.

I

Il y a deux classes de personnes parmi celles qui jouissent de la nature : celles qui l’admirent et celles qui la comprennent. Il y a une manière de la voir et une autre manière de la sentir ; la première est la bonne, mais la seconde est exquise ; la première est l’ordinaire, la seconde est plus rare et ne va point sans une certaine mélancolie qui est la rançon des sentiments trop intenses. Elles accusent deux natures différentes, l’une qui veut et qui agit, l’autre qui médite et qui rêve ; dans celle-là le caractère est ferme et le moi reste intact ; il a subi dans celle-ci je ne sais quelles atteintes subtiles, quels contacts mystérieux avec la vie universelle. L’âme individuelle et l’âme des choses se sont unies ; dans le sanctuaire intime de son être l’homme goûte des extases troublantes et des enivrements dont ses yeux attristés gardent un long souvenir.

Notre époque, mieux que toutes celles qui l’ont précédée, connaît ces voluptés amères, qui laissent comme un arrière-goût de néant à ceux qui s’y livrent. Amiel, auquel n’échappait aucun sentiment dont l’homme est susceptible, les a ressenties comme eux et les a souvent décrites. Il y revient en plusieurs endroits et sait nous les rendre dans un style aussi pénétrant que poétique, où l’émotion déborde les mots comme un fleuve grossi ses berges inondées.

Assistons à l’une de ces entrevues qu’il avait avec la nature : « Merveilleuse journée. Le panorama est d’une majesté grandiose. C’est la symphonie des montagnes, une cantate des Alpes au soleil… Passé deux heures dans un ravissement continu… Submergé de sensations. Regardé, senti, rêvé, pensé… Autour de moi voltigeaient des papillons et des mouches brillantes au casque vert, mais rien ne végétait sauf quelques lichens. La grande rue vide et morte du glacier supérieur de l’Aletsch semblait une Pompéi glaciaire. Vaste silence. Au retour, observé les effets de soleil, les gazons drus et élastiques avec leurs gentianes, leurs myosotis, leurs anémones : le bétail s’enlevant sur le ciel ; les rochers effleurant le sol ; les effondrements circulaires ; les vagues pétrifiées, vieilles de quelques cent mille ans ; le roulis de la terre, le bercement du soir. Évoqué l’âme des montagnes et l’esprit des hauteurs. »

Cela est merveilleux et l’on se demande lequel est le plus admirable du spectacle ou de sa description. Mais Amiel ne se maintient pas longtemps à ce degré de jouissance. Les images particulières, jetées comme un voile au-dessus du grand abîme, ne tardent point à se dissiper devant ses yeux agrandis et sa pensée s’attriste à mesure qu’elle y descend : « D’où m’arrive cette mélancolie solennelle qui m’assiège et m’oppresse ?… Est-ce la majesté de ce paysage immense, la splendeur de ce soleil penchant qui me dispose à pleurer ?… Cette grande nature impassible te dit que demain tu disparaîtras sans avoir vécu. Peut-être même est-ce le souffle des choses éternelles qui te donne le frisson de Job ? Qu’est-ce que notre vie dans le gouffre infini ? J’éprouve une sorte de terreur sacrée, et non plus seulement pour moi, mais pour mon espèce, pour tout ce qui est mortel. Je sens comme Bouddha tourner la grande Roue, la Roue de l’illusion universelle, et dans cette stupeur muette il y a une véritable angoisse. Isis soulève le coin de son voile, et le vertige de la contemplation foudroie celui qui aperçoit le grand mystère. Je n’ose respirer, il me semble que je suis suspendu à un (il au-dessus de l’abîme insondable des destinées. Est-ce là un tête-à-tête avec l’infini, l’intuition de la grande mort ? »

Il faudrait remonter jusqu’à Pascal pour rencontrer des pages d’une telle envergure, faites d’un pareil tremblement. Et là même on ne trouverait rien de tout à fait semblable, car la pensée suit d’autres voies. La nature alors ne s’était point encore ouverte à l’homme ; on ne la comprenait guère, on ne s’y arrêtait pas. Le solitaire de Port-Royal était loin de l’avoir saisie dans toute son intimité ou plutôt d’avoir été saisi par elle ; l’ascétisme janséniste ne lui permettait pas cet abandon. Il attribuait à la nature un rôle tout secondaire : il voyait en elle un moyen de confondre l’homme et de le conduire à Dieu. Aujourd’hui on la veut pour elle-même ; Rousseau, le grand initiateur des courants modernes, en inaugura le culte. Ce déplacement est logique ; il correspond aux heures tardives des civilisations vieillissantes, aux heures où l’individualité, fatiguée d’exigences arbitraires et de vaines conventions, surmenée par toutes sortes de travaux et de plaisirs factices, aspire à s’effacer dans l’alternance paisible et le cours immuable des objets inanimés. La paix des champs et la vie rustique rafraîchissaient comme un baume les âmes du dix-huitième siècle flétries par l’atmosphère surchauffée des capitales. Elles cherchaient dans « la bonne nature » le remède à tous les maux, et si déjà quelques traces de langueur se mêlent à cet enthousiasme, ce n’est encore que le germe du mal qui nous envahira plus tard.

La nature, en effet, qui consolait nos pères, ne nous console plus. Nous l’aimons encore, nous l’aimons plus que jamais, mais c’est d’un autre amour. Car nous l’avons associée à nos propres douleurs, nous ne lui demandons que de souffrir avec nous et de bercer nos cœurs meurtris aux échos de sa propre souffrance. Nous n’allons plus à elle pour obtenir la guérison d’un mal que nous savons incurable, mais seulement pour goûter un peu d’apaisement. On pleure mieux dans la communion silencieuse des choses que dans le tumulte des grandes villes ; les larmes y revêtent une poésie qui n’est pas sans douceur.

Nous avons, pénétré le secret du monde, la science nous a fait discerner en lui les mêmes éléments de mort et de dissolution qui sont en nous. Nos oreilles ont été attentives à la plainte que pousse l’univers au cours sans terme de ses évolutions. Le lien qui nous unit à lui en est devenu plus fort et plus étroit.

On nous a enseigné que l’art et les religions helléniques ne pouvaient naître que sur le sol accidenté de la Grèce, sur les rivages que baignent les flots chantants d’une mer toujours bleue et qu’illumine un soleil toujours pur ; on nous a dit que le bouddhisme devait éclore sur les terres massives de l’Inde, au sein des végétations luxuriantes et des températures tropicales de l’extrême Orient. Mais la patrie de l’homme moderne n’est plus seulement, comme celle des Grecs ou celle des Hindous, un coin de pays, une parcelle du globe : elle est ce globe lui-même avec le système planétaire qui l’environne, dont les masses, les durées et les distances sont faites pour épouvanter le plus vigoureux esprit. Cette patrie n’exercera-t-elle sur nous aucune influence ? Les sciences astronomiques et cosmogoniques, quand elles sont accompagnées du frémissement passionné de l’âme posant les grands problèmes, n’ont-elles pas de quoi l’ébranler jusque dans ses fondements ? Les perspectives infinies qu’elles ouvrent ne sont-elles pas propres à bouleverser nos conceptions les plus chères ? Leurs extases stupéfiantes ne cachent-elles pas une défaillance secrète et peut-être inavouée de l’esprit ? Le tressaillement qu’elles procurent n’est-il pas celui d’une vague terreur ? L’individualité ne se sent elle pas écrasée par les masses énormes et les forces irrésistibles qu’elle est impuissante à dominer ? N’y a-t-il pas là déjà une atteinte portée à l’intégrité de la personne et comme un doute latent sur la valeur de la pensée ? Car toutes choses ici-bas se réalisent par leurs contraires, et le triomphe de l’intelligence s’arrogeant le droit de tout sonder prépare le plus sûrement sa ruine.

Amiel nous semble être un exemple significatif du trouble moral que peut produire l’épouvante de la pensée, qui, revenant de ses courses vertigineuses au travers des mondes, haletante d’avoir parcouru sans les épuiser des espaces sans bornes, manque désormais du courage nécessaire à l’affirmation confiante d’elle-même.

Serait-ce qu’il ait eu tort de la suivre en son vol audacieux et de lui permettre de si vastes horizons ? Plusieurs l’assurent et lui font Un reproche de n’avoir pas su ou de n’avoir pas voulu l’assujettir aux préoccupations banales des existences médiocres. Il est, lui a-t-on dit, un art de la vie comme un art du sommeil. Il faut savoir détourner son esprit des questions insolubles ou même s’abstenir de penser pour atteindre à ce repos qui est l’équivalent du bonheur. « La vie ne supporte pas d’être serrée de trop près, dit M. Scherer28. C’est une croûte mince sur laquelle il faut marcher sans appuyer ; donnez du talon dedans, vous ferez un trou où vous disparaîtrez. La vraie philosophie n’a jamais consisté à sonder tous les problèmes, mais souvent au contraire à les éluder. »

Nous ne saurions souscrire à ces conseils ; ils ne sont pas exempts de pessimisme et révèlent un singulier mépris de la destinée humaine. Eh quoi ! pour un peu de jouissance il faudrait se priver des plus nobles angoisses qui aient jamais palpité dans la poitrine de l’homme ! Pour un peu de bonheur, il faudrait renoncer à savoir et dépouiller du même coup le dernier vestige de notre dignité ! D’ailleurs oublier ce que l’on a une fois entrevu n’est guère possible, et poser un écran au-delà duquel on s’interdit de regarder n’est, pas meilleur. Nous ne sommes pas tellement maîtres de nous que nous puissions limiter à notre gré nos aspirations et nos besoins. Ceux-ci du reste ont quelque chose de trop sacré pour qu’il soit permis de les violenter à ce point. Il nous paraît légitime au contraire de leur donner carrière, à la condition toutefois d’accorder également à tous les droits qui leur reviennent et de ne point favoriser les uns aux dépens des autres. — Nous touchons ici, croyons-nous, à l’erreur capitale d’Amiel.

Ces larges envolées de l’imagination philosophique, ces intuitions immédiates et synthétiques sont assurément nécessaires à l’homme pour le mettre à sa place dans le cadre universel, lui révéler sa petitesse et rabaisser sa superbe. Mais il est dangereux de les renouveler trop souvent sans leur donner un contrepoids, dangereux surtout de les rappeler sans cesse et d’y vivre toute une vie.

La contemplation méditative de la nature incline à l’abdication de notre pouvoir sur elle. La nature est unique et sans volonté ; or nous sommes divers, séparés d’elle et chacun des autres. À nous laisser aller au jeu changeant d’un phénoménisme impersonnel, nous tuons en nous-mêmes le germe de notre individualité, qui est faite pour l’action et dont le domaine est le domaine moral. Les âmes saines ne sont pas accessibles à des sensations aussi raffinées ; le quiétisme psychique ne va pas de pair avec l’intégrité morale. Il faut pour certains recueillements et pour certaines compréhensions une ouverture de l’être sur les objets extérieurs, qui n’est pas toujours légitime. Les contentements du devoir accompli ou les inquiétudes de la conscience ne sont pas compatibles avec la paix bouddhique. La conscience exige de n’être jamais oubliée autant qu’elle exige de ne jamais être contredite. Il est dans son essence d’être toujours active comme d’être toujours obéie. Elle n’acquiesce pas aux résignations dont elle serait absente. Elle nous fait vivre dans le présent et, nous rappelant les humbles conditions de l’existence, nous ramène invariablement à nos propres limites. C’est là, dans cette part d’être infiniment chétive, non point ailleurs et non point autrement, que nous devons retrouver l’infini. Dès lors, il est vrai, l’infini change de nom et s’appelle l’absolu. L’obligation morale possède seule le pouvoir de nous faire réaliser l’absolu dans la dépendance.

Voilà ce qu’Amiel n’a jamais compris d’une façon durable. Il ne pouvait admettre que la seule réalité dont nous disposions se trouvât dans la limitation de nous-mêmes ; il confondait aisément l’idée d’infini avec celle d’infinitude ; les notions de temps et d’espace planaient sur sa pensée et l’étreignaient si fort qu’il ne réussissait point à s’en dégager. Et s’il y parvient parfois, s’il lui arrive de prononcer des mots comme ceux-ci : « La superstition de la grosseur est une duperie de l’esprit, lequel crée la notion de l’espace », il retombe l’instant d’après dans les pièges de Maïa, la déesse trompeuse, qui serre de plus belle autour de lui le filet des apparences et lui fait perdre de vue la seule réalité : « En vérité, que l’on soit ou que l’on ne soit pas, la différence est si parfaitement imperceptible pour l’ensemble des choses, que toute plainte et tout désir sont ridicules. L’humanité tout entière n’est qu’un éclair dans la durée de la planète, et la planète peut retourner à l’état gazeux sans que le soleil s’en ressente seulement une seconde. L’individu est l’infinitésimale du néant. » Prendre son point de départ dans les choses au lieu de le prendre en soi-même, conclure du monde à l’homme au lieu de faire l’inverse est une erreur de méthode familière aux penseurs contemporains et qui conduit inévitablement à la conclusion décourageante que nous venons de voir.

Combien, au commencement du siècle, on pensait autrement et combien la conception générale était différente ! « Je disais bien », s’écrie Joubert29 dans le dernier des fameux Chapitres, les seuls morceaux de son œuvre qu’il ait achevés, « je disais bien : la matière est une apparence : tout est peu et rien n’est beaucoup ; car qu’est-ce que le monde entier ? J’y ai pensé, je le crois, je le vois presque et je le dirai hardiment. Le monde entier n’est qu’un peu d’éther condensé, l’éther qu’un peu d’espace et l’espace qu’un point, qui fut doué de la susceptibilité d’étaler un peu d’étendue, lorsqu’il serait développé, mais qui n’en avait presque aucune quand Dieu l’émit hors de son sein… Avec ses gravitations, ses attractions, ses impulsions et toutes ses forces aveugles dont les savants font tant de bruit, avec les énormes niasses qui effraient nos yeux, la matière toute entière n’est qu’une parcelle de métal, qu’un grain de verre rendu creux, une bulle d’eau soufflée, ou le clair-obscur fait son jeu, une ombre enfin, où rien ne pèse que sur soi, n’est impénétrable qu’à soi, n’attire ou ne retient que soi, et ne semble fort et immense qu’à l’extrême exiguïté, à la petitesse infinie des particules de ce tout qui est à peu près rien. Tout ce monde, quand la main de Dieu le soupèse, quel poids a-t-il ? Quand le regard de Dieu l’embrasse, quelle étendue a-t-il ? quand il le voit, que lui en semble ? et quand il le pénètre, qu’y trouve-t-il ?… Ô vérité ! il n’y a que les âmes et Dieu qui offrent de la grandeur et de la consistance à la pensée, lorsqu’elle rentre en elle-même après avoir tout parcouru, tout sondé, tout essayé à ses creusets, tout épuré à sa lumière et à la lumière des cieux, tout approfondi, tout connu ».

Nous accordons que parler de la sorte était plus facile alors qu’aujourd’hui. On n’est pas impunément de son époque ; l’atmosphère que nous respirons nous modifie même à notre insu. Le développement inouï des sciences inductives nous a causé un éblouissement dont nous ne sommes pas revenus : il nous prédispose à certaines manières de penser dont nous ne sommes pas libres de nous défaire. À force de se pencher sur la matière pour la connaître, on finit par ne plus voir que la matière, par ne plus croire qu’en elle. L’esprit se perd dans l’observation de ses surfaces, de ses mouvements et de ses lois. Et cette tendance, quand elle est à ce point fondamentale, frappe de son empreinte toutes nos opérations intellectuelles ; les plus hautes, les plus sublimes en portent une marque ineffaçable.

Et qui de nous, sur les montagnes, n’a jamais éprouvé « la stupeur muette », « la terreur sacrée » à laquelle Amiel tout à l’heure donnait une si magnifique expression ? Il y a dans les natures mortes des hautes Alpes, par exemple, quelque chose de solennel et d’imposant qui n’élève l’homme que pour mieux l’écraser. Il se sent étrangement petit en regard de ces colosses, étrangement éphémère en regard de leur durée, étrangement variable en regard de l’immutabilité séculaire de leurs masses impassibles, qui se dressent là depuis l’origine des temps, qui voient naître et mourir des générations innombrables sans que rien vienne troubler leur altière sérénité.

Que de fois, demeuré seul sur les pentes élevées, par un beau soir d’automne, ayant au-dessus de nous la voûte étincelante d’un ciel roulant dans l’infini de ses mondes, combien de fois notre pensée interdite ne s’est-elle pas troublée au-dedans de nous ! Combien de fois, en face de la durée des choses et de la fragilité humaine, n’avons-nous pas douté, nous aussi, du prix de l’existence individuelle ! Cependant la loi morale nous a toujours rassuré. Ce qui est soumis à l’absolu de ses impératifs ne saurait périr, parce qu’il participe de cet absolu. Quand la vie de l’homme ne serait qu’une seconde au sein du temps et qu’un atome au sein de l’univers, cet atome est plus grand que l’univers et plus vaste que le temps, parce qu’il sait ce qu’il doit et que ce qu’il doit est éternel. Et les paroles de Kant nous revenaient à la mémoire, et nous répétions, dans le silence de la nuit, avec le saint frémissement que donne la vérité à ceux qui s’en approchent : « Deux choses remplissent mon âme d’un respect et d’une admiration qui croissent à mesure que j’y pense davantage : le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale au dedans de moi30… »

II

« Quel que soit le charme des émotions, je ne sais s’il égale la suavité de ces heures de muet recueillement, où l’on entrevoit les douceurs contemplatives du paradis. Le désir et la crainte, la tristesse et le souci n’existent plus  On se sent d’accord, sans agitation, sans tension quelconque. C’est l’état dominical, peut-être l’état d’outre-tombe… Les choses se résorbent dans leur principe ; les souvenirs multipliés redeviennent le souvenir ; l’âme n’est plus qu’âme et ne se sent plus dans sa séparation… Elle ne s’approprie plus rien, elle ne se sent point de vide. Il n’y a peut-être que les Yoghis et les Soufis qui aient connu profondément cet état d’humble volupté, réunissant les joies de l’être et du non-être, état qui n’est plus ni réflexion, ni volonté, qui est au-dessus de l’existence morale et de l’existence intellectuelle, qui est le retour à l’unité, la rentrée dans le plérôme, la vision de Plotin et de Proclus, l’aspect désirable du Nirvâna. »

Ces lignes nous introduisent dans une sphère nouvelle de la vie d’Amiel, celle où, cessant de regarder au dehors, il concentre sur lui-même toute son attention. Car s’il est apte aux hymens mystiques avec la vie de la nature, il sait aussi couper les mille relations qui nous unissent à elle, il sait pénétrer dans l’homme, rien que dans l’homme et plus profond dans l’homme que personne avant lui. Il se prend lui-même pour l’objet de ses investigations ; il se scrute avec une patience, une clairvoyance et une intensité qui parfois font frémir.

Nous n’aurons pas de peine à découvrir, au cours de ces analyses, les traces d’une dualité toute pareille à celle que nous avons rencontrée jusqu’ici : faire et penser, agir et contempler sont les deux pôles entre lesquels Amiel indécis balance constamment. S’avancer dans la vie comme on s’avance dans une arène, pour y combattre et pour y vaincre, ou l’observer comme on observe le plus intéressant des spectacles, telles sont les deux tendances auxquelles il se livre tour à tour, et chaque fois à chacune d’elles sans réserve et sans frein.

Il suit plus volontiers la seconde que la première ; son tempérament l’y porte. Une étrange capacité contribue à l’éloigner de la pratique et l’incline vers la théorie, celle qui lit dans tous les temps les poètes, les artistes et les philosophes, mais dont un bien petit nombre semble avoir éprouvé les joies morbides autant que lui. Nous voulons parler de l’aptitude perpétuelle qu’il possède à se prêter aux formes et aux modes les plus divers de la vie ; aptitude qui lit de lui un critique exquis d’art et de littérature, et un subtil appréciateur des agitations contemporaines. Il possède au plus haut degré le don de se transporter dans l’intimité d’autrui, de quitter son vêtement personnel, de sentir vivre en lui toutes les catégories dans lesquelles s’éparpille l’humanité, en un mot, d’être homme plutôt qu’un homme. « Quand je pense, dit-il, aux intuitions de toute sorte que j’ai eues depuis mon adolescence, il me semble que j’ai vécu bien des douzaines et presque des centaines de vies. Toute individualité caractérisée se moule idéalement en moi, ou plutôt, me forme momentanément à son image, et je n’ai qu’à me regarder vivre à ce moment pour comprendre cette nouvelle manière d’être de la nature humaine. C’est ainsi que j’ai été mathématicien, musicien, érudit, moine, enfant, mère. Dans ces états de sympathie universelle, j’ai même été animal et plante, tel animal donné, tel arbre présent. »

Pour qui sait lire, cette faculté, — que la mauvaise humeur de M. Brunetière dénie pourtant à Amiel — éclate à chaque page du Journal intime. Elle se manifeste dans la grande variété des points de vue au travers desquels les objets sont successivement envisages et dans l’extrême mobilité d’un esprit aussi anxieux de tout connaître que de ne se fixer nulle part d’une manière irrévocable.

Il y a là des éléments de richesse et de pauvreté : de richesse, car c’en est une que de vibrer à toutes les passions, à tous les souffles dont frissonne l’humanité ; de pauvreté, si l’on se contente de subir ces émotions sans réagir librement sur elles. Les personnalités créatrices ne dominent de haut que lorsqu’elles s’assoient largement. Elles sont comme les pyramides qui exigent une base d’autant plus large quelles doivent s’élever davantage. Or, à la base de toute personnalité, se trouve le contact permanent avec l’humanité vivante et la possession interne des éléments qui constituent la vie générale. Nous sommes d’autant plus actifs que nous sommes plus réceptifs. Les génies qui ont marqué dans l’histoire des peuples ou dans celle de la pensée ont été surtout les hommes accessibles aux influences de leur époque, ceux qui ont le mieux incarné les mouvements et les aspirations de leur temps.

Amiel, sous ce rapport, est au niveau des plus grands. Sa réceptivité est sans bornes, son attentive sympathie toujours en éveil. Ce qui lui fait défaut, c’est la somme d’énergie nécessaire à la mise en œuvre des trésors intimes ainsi accumulés. Une répulsion instinctive semble le lui avoir interdit. Ce n’est ni paresse, ni lâcheté, ni impuissance, mais plutôt excès de fierté. Jaloux de la beauté de son rêve, il répugne à la flétrir en le réalisant. « Le rêve est gigantesque, mais l’action est naine », dit-il, et devant cet amoindrissement il a toujours reculé.

On a plaint quelquefois « le pauvre Amiel » de n’avoir pas su se décider. C’est à tort ; il l’aurait pu, mais il ne l’a pas voulu. C’est par un dessein principal et conscient qu’il n’a jamais voulu vouloir. Il savait que toute décision ferme la porte à la décision contraire et l’idée de cet appauvrissement lui était insupportable. Il désirait avoir constamment ouvertes devant lui toutes les possibilités d’existence, sans être obligé d’en réaliser aucune : « J’aime tout et je ne déteste qu’une chose : l’emprisonnement irrémédiable de mon être dans une forme arbitraire, même choisie par moi. » Il se complaisait dans la conscience d’une virtualité inépuisable, et pour cette jouissance il a sacrifié sa vie. Car être quelque chose signifie se restreindre, se concentrer, prendre parti. C’est descendre, sans doute, de l’Olympe où chantent les Muses, mais c’est descendre pour vivre et vivre vaut bien ce sacrifice.

La prétention au pouvoir-être indéfini, conduit bientôt à l’égoïsme intellectuel que connaissent et dont souffrent tous les dilettantes. Il faut, pour y atteindre, consentir à ne s’abandonner jamais que pour se reprendre aussitôt, à ne se livrer que pour se ressaisir, à ne s’engager nulle part sans songer au retour. Il faut enfin se maintenir dans un état de neutralité parfaite. L’indifférence placide devient dès lors le seul endroit que l’on puisse habiter, le seul refuge inaccessible aux sollicitations du monde ambiant, le seul devoir de l’homme.

Position intenable pour un être sensible, doublement intenable pour qui n’a point étouffé les appels du devoir. Si l’intelligence y consent, le cœur la désavoue et n’y peut demeurer. C’est à cette position, à laquelle Amiel ne revenait que pour en sortir et de laquelle il ne sortait que pour y rentrer, c’est au conflit qu’elle implique qu’il convient d’attribuer ce que le Journal renferme de fugace, d’insaisissable, de décevant. La tristesse et l’accablante mélancolie qu’il respire n’ont pas d’autres causes. Spectateur immobile d’une lutte sans trêve. Amiel laisse couler des jours inutiles à lui-même et aux autres ; il les « voit fuir devant la mort » sans les avoir vécus.

Il les voit fuir et se désintéresse de leur fuite même, car il a perdu la mesure des réalités terrestres : « Une fois qu’on a tâté de l’absolu, tout ce qui pourrait être autrement qu’il n’est vous paraît indifférent. Toutes ces fourmis poursuivant des buts particuliers vous font sourire. On regarde sa chaumière depuis la lune ; on envisage la terre des hauteurs du soleil : on considère sa vie au point de vue de l’Hindou pensant aux jours de Brahma ; on contemple le fini sous l’angle de l’infini, et l’insignifiance de toutes ces choses tenues pour considérables rend l’effort ridicule, la passion burlesque, le préjugé bouffon. »

Amiel voit toutes choses sous un angle trop ouvert. Ce qui est particulier, même sa propre personne et ses propres circonstances, échappe à son regard invariablement tourné vers les formes idéales de l’Idée platonicienne. Sans cesse éloigné des réalités concrètes, il s’égare à la recherche des causes, à la poursuite des conséquences. La Loi, nécessaire et parfaite, est l’axe d’or autour duquel gravite sa pensée. S’il s’en détourne un instant, c’est pour être pris de la grande douleur que cause l’inachevé à ceux qui ont soif de repos et de perfection. Rien ne le réjouit, car tout varie ; rien ne le contente, car tout passe, et le spectacle de l’écoulement continu que nous sommes le plonge dans un douloureux étonnement : « La persistance dans la mobilité, ce titre d’une des poésies de Goethe, est le mot de la nature. Tout change, mais avec des rapidités tellement inégales que telle existence paraît éternelle pour telle autre… De quelque côté qu’on se tourne, on se sent assiégé par l’infinité des infinis. La vue sérieuse de l’univers donne l’épouvante. Tout semble tellement relatif qu’on ne sait plus ce qui a une valeur réelle. Où est le point fixe dans ce gouffre sans fond ? »

Cette question devient plus inquiétante encore lorsqu’elle porte sur la contingence et la multiplicité des existences humaines. La représentation intuitive de la multitude des vivants, qui furent avant nous et qui seront après nous dans la suite des siècles, a quelque chose de tragique et de saisissant. Le nombre de ceux qui ont répété comme nous-même le type monotone de la vie, qui ont eu en partage les mêmes joies et les mêmes douleurs dont nous disons qu’elles sont les nôtres, qui ont tressailli aux mêmes passions et tendu vers les mêmes buts, qui ont vécu, souffert, joui comme nous-mêmes, et qui sont morts comme nous mourrons après avoir été le théâtre d’un drame microscopique et s’être crus un instant le point central de l’univers, voilà certes, pour qui s’y prête, des compréhensions terrifiantes. Amiel n’y fut point étranger, et l’habitude de l’analyse intime, soutenue par les résultats des sciences anthropologiques modernes, ne fit qu’en accroître l’intensité.

Savoir ce qu’il en est de l’homme, savoir qu’il n’est rien au-delà de ce que ses ancêtres l’ont fait, savoir que les lois de l’hérédité s’accomplissent à son égard comme à l’égard d’un caillou les lois de la pesanteur ; le savoir soumis à mille influences hostiles dont il n’est pas plus le maître que l’onde n’est libre de s’arrêter dans le lit d’un torrent ; savoir qu’il n’est qu’un atome éphémère par où se manifeste la vie universelle ; qu’il est au sein de l’humanité comme une goutte d’eau est au sein de l’océan ; qu’il n’est ni une quantité certaine, ni un tout achevé, mais qu’il croît sur le tronc des générations comme une cellule au tronc d’un arbre ; que sa destination est de propager l’espèce dont il est issu et de transmettre la vie dont il participe ; que sa vie elle-même est un lieu voilé dont il ne connaît ni l’étendue ni la durée et dans l’inconnu duquel il se précipite avec une impatience mêlée de terreur pour s’abattre bientôt dans la fosse commune ; le connaître aussi variable dans ses opinions, aussi inconstant dans ses actes qu’il est fragile dans son être ; le peser enfin à la balance de sa vanité, c’est assurément toucher le fond du gouffre et s’abîmer en de sombres profondeurs. Ce sont là des méditations qui dépassent la portée de l’âme ; il s’en exhale une ivresse morne dont elle ne soutient pas longtemps le douloureux vertige.

La pensée qui donne ces méditations n’en fait pas triompher. Pour sortir vainqueur de ces angoisses un seul moyen se présente : les activités morales. Elles seules réussiront à nous rendre quelque confiance, car elles fondent seules notre vraie dignité.

Voir les choses, les personnes et nous-mêmes à la lumière implacable de notre infinitésimale petitesse, percevoir avec une égale intensité les objets qui nous entourent immédiatement et ceux qui sont éloignés dans le temps et dans l’espace, c’est le privilège de l’esprit, mais c’est notre mort en tant qu’êtres individuels. Pour croire à quelque chose, c’est en soi qu’il faut croire tout, d’abord. Pour donner au vouloir la consistance du faire, pour incarner l’idée dans l’acte, il faut avoir foi dans l’importance de cet acte. La conscience absolue de notre contingence aboutirait au bouddhisme. De fait, notre volonté n’est mise en jeu que si nous nous estimons plus grand que nature. L’illusion individuelle est donc bienfaisante et nous avons le droit, comme des personnages de lanterne magique, de nous regarder au verre grossissant.

Mais où trouver la lentille capable d’opérer un tel prodige ? L’infatuation naïve et l’orgueil inné de la créature suffisent pour l’ordinaire à cet office. Néanmoins leur prisme est trompeur. La réflexion, survenant après coup, a bientôt fait d’en dissiper les images chimériques. Elle assombrit les clartés natives qui réjouissaient nos yeux et détruit les apparences auxquelles se suspendaient nos désirs. C’est alors, c’est dans l’obscurité que laisse après elle l’analyse meurtrière de nos plus douces illusions, que l’âme éperdue voit luire une lumière nouvelle ; c’est dans le silence de son découragement qu’elle entend murmurer une voix austère, mais consolante. La conscience parle : « Tu dois », dit-elle, et voici que cet « effort » qui paraissait « ridicule », ce « préjugé » qui semblait « bouffon », toutes ces relations mesquines et ces mesquines préoccupations dont l’intelligence se raillait amèrement, revêtent soudain une importance et une dignité souveraine. La conscience parle, et voici que la vie la plus humble devient un sanctuaire et l’existence la plus misérable le temple d’un Dieu ; elle parle, et tout change d’aspect : les réalités se dressent où l’on ne voyait que des fantômes et l’on s’étonne de trouver si grand ce qu’on avait cru si petit. La conscience brille comme une flamme sainte dans les ténèbres du doute, et le jour froid du devoir qu’elle impose devient peu à peu la lumière éclatante d’un soleil vivifiant. Par une paternité sublime, le dévouement qu’elle ordonne engendre l’amour, et par l’amour tout est possible.

C’est ici qu’est la solution des problèmes que la pensée s’efforçait inutilement de résoudre ; c’est dans la soumission volontaire aux commandements moraux que se trouvent apaisées les contradictions sous l’étreinte desquelles la raison se débattait en vain. Les énergies que prescrit le devoir conduisent ceux qui s’y exercent au cœur même de la vérité et leur en garantissent la possession. Car la vérité appartient de droit à ceux qui la pratiquent.

Il faut se garder de croire, en effet, que nous embrassions le monde par la pensée ; son reflet, oui, mais non sa réalité. Toute pensée est représentative et se dissout sans reste lorsqu’on veut la saisir. Savoir, c’est refléter ; connaître, c’est prendre en soi l’image des objets ; se connaître, c’est se regarder au miroir de son intelligence. Mais l’image n’est qu’une image. Savoir n’est pas vivre, et c’est vivre qui importe. L’action seule touche à la réalité, ou plutôt, l’homme n’est réel que pour autant qu’il agit. Son existence est une incessante actualisation de lui-même. Tout être est un acte qui se répète aussi longtemps qu’il subsiste. Or, la vie de l’homme est de vouloir. Il doit tendre à la restauration quotidienne du vouloir et viser à son progrès. Chacun de nos actes est une création renouvelée et le signe indubitable de notre grandeur. En agissant nous appelons à l’être ce qui n’était pas et nous affirmons notre autonomie. La science nous assujettit à ce qui est, la volonté nous en affranchit. Si donc la volonté morale est la volonté par excellence, la seule peut-être qui mérite ce nom, le moment de l’obéissance morale sera le moment suprême, le seul véritable de la vie de l’homme.

Il est étrange qu’Amiel, qui savait ces choses pour en avoir fait souvent l’expérience, ne s’y soit pas tenu plus fermement ; étrange surtout qu’il ait pu les oublier au point de prononcer des paroles comme celles-ci : « Tous les événements personnels sont pour moi des prétextes à méditations, des faits à généraliser en lois, des réalités à réduire en idées… Telle est la vie du penseur. Il se dépersonnalise chaque jour ; s’il consent à éprouver et à faire, c’est pour mieux comprendre ; s’il veut, c’est pour connaître la volonté. Quoiqu’il lui soit doux d’être aimé et qu’il ne connaisse rien d’aussi doux, là encore il lui semble être l’occasion du phénomène plutôt que le but. Il contemple le spectacle de l’amour et l’amour reste pour lui un spectacle. »

Révélation terrible d’un mal effrayant ! Celui qui parle ainsi ne compte plus au nombre des vivants. Il ne vit pas, il ne saurait plus vivre, car il pense et sa pensée flétrit tout ce qu’elle touche. À ce degré, l’intellectualisme ressemble à l’alcoolisme : on n’en guérit plus, on en meurt. L’ivresse de la pensée ruine aussi sûrement l’organisme moral que celle du vin l’organisme corporel. Il n’est à ces deux maladies d’autre remède que l’abstinence. Amiel, loin de s’abstenir, a bu toujours plus avidement à la coupe dont la liqueur capiteuse lui était désormais indispensable. Il est devenu par là le prophète et le précurseur des générations qui viennent. L’élite de nos jeunes hommes se reconnaît en lui. Notre culture se fait d’année en année plus intellectualiste. Elle remplace la famille par l’école, l’éducation par l’instruction, le caractère par le savoir. Erreur funeste, que nous payons cher par le déficit des convictions, par l’ébranlement des croyances, par le dédain de la vie pratique, par un scepticisme latent à l’égard des choses sérieuses et des certitudes intimes.

III

L’abus de l’analyse, le développement excessif de la pensée ne sont pourtant pas les seules causes de la souffrance d’Amiel. Il en est d’autres, plus intenses peut-être. Ce contemplatif, ce rêveur obstiné qui redoute par-dessus tout l’action et la responsabilité qu’elle comporte, a le sens moral très délicat ; ce psychologue est doublé d’un moraliste. Il croit au rôle et à la tâche de l’humanité sur la terre, et la vue du mal ne le laisse pas indifférent. Il en souffre d’autant plus qu’il connaît mieux les hommes.

Quand une réflexion, curieuse d’approfondir les motifs humains, est préoccupée de les trouver bons ou mauvais et qu’elle se plonge dans cette étude, elle se prépare de singulières déceptions. On fait dans ce domaine de navrantes découvertes.

Ah ! ne sonde jamais, qu’elle soit humble ou fière,
Une âme en lui disant : Belle Âme, quelle es-tu ?
Le centre du soleil n’est pas de la lumière,
Le fond de nos vertus n’est pas de la vertu !

s’écrie l’auteur du Penseroso.

Néanmoins, une extrême bienveillance l’empêche de se plaindre de personne. Il garde pour lui ses plus amers reproches et s’accuse surtout de ses propres manquements : « C’est toujours contre le dégoût de moi-même que j’ai à lutter. La conscience me tourmente plus que l’imagination », écrit-il à Mlle Vadier31. Qui s’ignore s’accepte facilement. La joie des simples et des enfants montre combien cela est aisé. Mais après qu’on s’est connu, après qu’on a touché du doigt sa misère et qu’on a goûté son néant, l’acceptation de soi-même devient une tâche pénible, un rude labeur, parfois une véritable agonie. L’angoisse qui saisit alors fait crier avec un poète contemporain32 :

J’aspire après la mort qui guérit d’être un homme !

La nature de son esprit prédestinait Amiel à ressentir vivement les atteintes de ce mal. Voici deux passages tirés du Journal intime, qui, pour être moins amers que le cri du poète, n’en sont pas moins significatifs. Ils témoignent d’une détresse toute pareille : « Il y a deux degrés d’orgueil ; l’un où l’on s’approuve soi-même ; l’autre où l’on ne peut s’accepter. Celui-ci est probablement le plus raffiné. » Et encore : « La vraie humilité n’est-ce pas d’accepter son infirmité comme une épreuve et sa malignité comme une croix, de faire le sacrifice de ses prétentions et de ses ambitions, même celles de conscience ? La vraie humilité c’est le contentement. » — Devinez-vous la plaie inguérissable dissimulée sous cet aveu ? Que de luttes vaines et de stériles efforts pour en arriver là !

Mais de tels découragements sont-ils permis ? A-t-on le droit de renoncer aux impératifs de la moralité et de pousser aussi loin l’abdication stoïcienne ? La conscience loyalement interrogée s’y refuse. Elle interdit cette lâcheté et prétend maintenir ses commandements, même irréalisables, comme la norme absolue de ce qui doit être. Prétentions sublimes, mais absurdes tant qu’elles restent isolées. Rien ne les justifie ; tout semble les contredire. À les voir impuissantes en soi-même, niées chez autrui, constamment méconnues dans la vie publique, il est difficile de les respecter toujours. On finit par en faire le sacrifice. On les élève à la hauteur d’un idéal inaccessible, et dans cette place même qu’on leur donne se cache une incrédulité secrète : ne croire à l’idéal que comme idéal, c’est être bien près de n’y plus croire.

La religion chrétienne seule offre à la conscience un asile inviolable parce qu’elle met à sa disposition des forces surnaturelles et des enthousiasmes sanctifiés, parce qu’elle la restaure et la purifie quotidiennement. La conscience fonde l’autorité du christianisme, le christianisme protège la conscience, et l’appui mutuel qu’ils se donnent les renforce tous deux. Le christianisme est le lieu naturel de la conscience opprimée par la société. Incapable de se faire respecter dans le monde, trop fière pour abdiquer ses droits, c’est en lui qu’elle se retire. Nous croyons que la conscience mènerait infailliblement au christianisme quiconque se laisserait diriger par elle.

Or, Amiel était-il chrétien ? Plusieurs l’assurent. Nous en doutons encore. Religieux, il l’était certes, profondément et sincèrement. Le Journal en fait foi. Il s’ouvre par un cri qui a toujours été celui des âmes religieuses : « Il n’y a qu’une chose nécessaire, posséder Dieu. » Mais il faut s’entendre sur le sens du mot. Quel est le Dieu auquel tend Amiel ? « Tous les sens, continue-t-il, toutes les forces de l’âme et de l’esprit, toutes les ressources extérieures sont autant d’échappées ouvertes sur la divinité : autant de manières de déguster et d’adorer Dieu… Adorer, comprendre, recevoir, sentir, donner, agir : voilà ta loi, ton devoir, ton bonheur, ton ciel Toute vie a sa grandeur, et comme il t’est impossible de sortir de Dieu, le mieux est d’y élire sciemment domicile. » — Loin de nous les préjugés étroits d’une froide orthodoxie ! Nous nous souvenons de l’exclamation de l’apôtre : « C’est en Dieu que nous avons la vie, le mouvement et l’être. » Nous croyons avec saint Paul et saint Jean, que l’immanence de Dieu au monde est le fond dernier de la transcendance scripturaire. Néanmoins les paroles que nous venons de citer, sonnent faux à notre oreille. Que veulent-elles dire, sinon que la religion est la conscience de Dieu, et qu’en définitive la religion revient à la philosophie ?

Nous retrouvons ici l’ancien ennemi d’Amiel. L’intellectualisme hégélien fausse sa conception religieuse comme il avait faussé sa conception de la nature et de l’homme. Les conséquences de cette déviation ressortent de plus en plus clairement au cours du Journal. Peu de semaines avant sa mort, lorsque déjà il se savait condamné, le malade écrivait ce qui suit : « Depuis bien des années le Dieu immanent m’a été plus actuel que le Dieu transcendant ; la religion de Jacob m’a été plus étrangère que celle de Kant ou même de Spinoza. Toute la dramaturgie sémitique m’est apparue comme une œuvre d’imagination. Les documents apostoliques ont changé de sens et de valeur à mes yeux, La croyance et la vérité se sont distinguées avec une netteté croissante. La psychologie religieuse est devenue un simple phénomène et a perdu la valeur fixe et nouménale… Ce qui me reste de mes études, c’est une nouvelle phénoménologie de l’esprit, l’intuition de l’universelle métamorphose. Toutes les convictions particulières, les principes tranchants, les formules accusées, les idées infusibles ne sont que des préjugés utiles à la pratique, mais des étroitesses de l’esprit… Les partis politiques, religieux, esthétiques, littéraires, sont des ankylosés de la pensée. Toute croyance spéciale est une raideur et une obtusité. »

Ces lignes, qui remplissaient d’aise M. Renan, nous affligent au contraire, nous qui savons la banqueroute morale qu’elles accusent. N’ont-elles pas l’air d’un testament philosophique ? Ce sont, en tout cas, les novissima verba du professeur genevois, le résumé fidèle de sa pensée et l’aboutissant logique de sa vie. « Phénoménologie de l’esprit » ! C’est par là qu’il commence et par là qu’il termine. Ce titre d’un traité de Hegel pourrait être celui du Journal intime.

Aussi, malgré la manière admirable dont il parle du christianisme, malgré la compréhension qu’il en eut, malgré les termes bibliques qu’il emploie, nous ne saurions attribuer des convictions chrétiennes à celui dont l’unique certitude est qu’il n’en faut point avoir. L’idée du christianisme est familière à Amiel, mais sa réalité lui échappe, car l’idée du christianisme n’est pas encore le christianisme.

Amiel n’a pas connu Jésus-Christ comme Jésus-Christ veut être connu, autrement il aurait trouvé en lui la réponse aux questions qui l’agitaient. Le Jésus des paraboles lui eût enseigné la nature, sa signification, son but et sa réalité. Jésus-homme lui eût révélé l’homme : le cœur de la religion, une personne et non pas une doctrine, une personne et non pas un enseignement, voilà le fondement inébranlable qui met la personnalité humaine à l’abri des attaques du panthéisme. Jésus-Dieu enfin, lui eût fait voir, dans l’amour et dans la sainteté, l’essence d’un Dieu qu’il cherchait trop souvent dans la pensée. L’impérieux besoin d’impersonnalité qui le dominait — cet éternel tourment des nobles âmes — eût trouvé dans le Dieu de Jésus-Christ un objet véritable et permanent. Mieux que dans la nature, mieux que dans ses propres spéculations, il se serait plongé dans les eaux régénératrices de la charité divine pour en sortir plus pur et plus vaillant ; il se serait abîmé dans les profondeurs de cet amour et ne s’y serait point perdu : il aurait goûté d’ineffables extases et n’en aurait point été affaibli. Il aurait puisé dans la communion personnelle avec un Dieu personnel la force de vivre et la joie de mourir.

Le monologue d’Amiel va jusqu’à ses derniers instants. Le malade confie au papier les mouvements les plus intimes de son être, ses dernières impressions. Cela est d’un exemple presque unique dans l’histoire littéraire et d’un intérêt considérable. Comment va mourir cet homme qui a si souvent parlé de la mort ? Que nous dira-t-il, et quelles vont être ses espérances ? Entendez sa réponse : « Nul ne sait exactement ce qui lui est réservé. Ce qui sera, sera. Nous n’avons à dire qu’Amen. » — Peu de lectures nous ont autant impressionné que celle des dernières pages du Journal intime : peu de lits de mort nous ont tant fait redouter la mort. Amiel meurt comme un stoïcien religieux. Il s’enfonce dans l’inconnu suprême, calme, ferme, sans faiblesse apparente, mais aussi sans espoir, et cette morne résignation est plus poignante que le murmure ou le blasphème.

Il est facile et gracieux de dire que la mort est un sommeil au sein duquel l’homme se repose des travaux de la terre. Aussi longtemps que le fantôme est éloigné, on est tenté de lui sourire ; dans les heures difficiles on va jusqu’à souhaiter sa venue : la grande poésie des choses qui finissent console de leur fin même. Ou bien on peut parler de la mort d’une façon philosophique ; l’envisager comme la loi nécessaire, commune à tous, contre laquelle il serait puéril de récriminer. Et, par cette pensée qui ne manque pas d’une sorte d’héroïsme, on s’imagine avoir fortifié son âme ; pour avoir soumis son intelligence, on se figure avoir dompté son cœur.

Mais quand l’heure est venue de mourir, quand les terreurs et les hoquets de l’agonie vous prennent à la gorge, toutes les chimères et toutes les résolutions s’enfuient. La mort n’est plus à ce moment le repos final que l’on croyait, mais une lutte redoutable aux efforts de laquelle rien n’avait initié, et la révolte du cœur qui se débat contre cette dissolution fait oublier l’acquiescement qu’y avait accordé la raison. Non pas qu’il soit impossible de s’étourdir ou de parader jusqu’au bout. On peut soutenir son rôle et mener la comédie jusqu’à la dernière minute. Des exemples célèbres nous ont donné dans l’histoire la preuve de cette chose incroyable. — Mais ce n’est pas là mourir comme il faudrait mourir. L’impression que l’on remporte de ces spectacles n’est pas telle qu’on en soit satisfait. On devine, sous le calme affecté, l’angoisse muette du néant qui n’a point été vaincue.

Il faut, pour affronter la mort d’un cœur égal, plus que du courage et plus que de la vaillance, car elle est l’évanouissement de l’énergie même que l’on voulait employer à la vaincre : devant ce roi des épouvantements toutes les forces de l’âme se fondent en terreur. Ceux-là seulement qui ont vécu des réalités morales et religieuses peuvent s’attendre à quelque assurance. En face de la cessation brusque des fonctions vitales, il faut, pour croire à l’immortalité, s’être assuré qu’elles ne constituent pas toute la vie. Il faut avoir expérimenté que les quantités de cet être, dont nous disons je, — et qui est après tout notre dernière ressource — ne sont pas toutes comprises au nombre de celles qui vont périr. Il faut avoir transporté le centre de sa personnalité en dehors de l’existence phénoménale qui se dissout, pour ne pas craindre la destruction.

La mort, ni l’agonie, ne sont objets de spéculations intellectuelles ou d’enthousiasmes poétiques. Elles sont l’expérience dernière qu’il nous soit donné de faire, une expérience aussi certaine qu’elle est unique, définitive et formidable. Chacun la tente sans préparation, car rien n’y prépare.

Je me trompe. Il est pour ceux qui obéissent à la loi du devoir, au sein même de la vie, des initiations à la mort. Il est des dépouillements volontaires qui préparent au dépouillement final, de libres consécrations qui préparent au dernier abandon. Amiel les connaissait. De là vient sans doute la résignation et l’apaisement relatif de ses derniers moments. Ce n’est pas son stoïcisme qui lui permet de finir comme un stoïcien, c’est sa vertu. Mais il y a loin de la résignation au triomphe, plus loin encore de la soumission nécessaire à la joie victorieuse d’un croyant. Pour le chrétien, mourir c’est cesser d’apparaître, ce n’est pas cesser d’être ; ce n’est pas même changer de mode d’existence, c’est prendre possession d’une vie depuis longtemps commencée. La mort devient une naissance et un épanouissement, celui de l’homme intérieur aux réalités invisibles.

Ceux qui s’avancent à la rencontre du soleil ne remarquent pas l’ombre qui les suit ; les yeux fixés sur l’aube naissante, ils courent au-devant des clartés éternelles.

IV

Parvenu à la fin de cette étude, en fermant ces pages si riches d’idées, ces pages si profondément vécues, et qui ont éveillé en tant d’autres hommes des sentiments semblables à ceux dont elles palpitent, ces pages qui reflètent une si grande diversité de points de vue et de conceptions qu’elles semblent épuiser ce qu’il est possible de sentir et de penser, nous nous demandons si elles expriment réellement toute la vie humaine ? Ne manque-t-il rien à cet esprit ondoyant et fugace qui s’est plu à réfléchir tous les aspects, à sonder tous les horizons ? Amiel a voulu tout être, a-t-il été quelque chose ? A-t-il donné une consistance à son être et un nom propre à son âme ? A-t-il frappé son tempérament à l’effigie d’un caractère ? A-t-il réuni les conditions d’une personnalité, c’est-à-dire d’un organisme spirituel, vainqueur du temps, irréductible à la dissolution ?

En face de cette question, qui se pose pour nous avec une étrange insistance, la même émotion s’empare de nous que nous causa jadis la lecture du Faust de Goethe. Faust, inquiet du sens profond de la vie, lassé des obstacles extérieurs et de ses propres impuissances, se précipite à la suite de Méphistophélès et parcourt avec lui tous les modes de l’existence humaine sans se satisfaire en aucun. Amour, sciences et arts, rien ne le fixe ni ne l’arrête, car le démon ricaneur lui fait voir en toutes choses ce qui donne prise à la négation et lui montre que rien n’existe que juste assez pour pouvoir être nié. Seule l’activité à laquelle il arrive enfin, l’action large et féconde, le faire incessant et le vouloir sans trêve lui paraissent donner essor à toutes ses facultés, apaiser pleinement la soif inextinguible d’être dont il est dévoré. Amiel, nous venons de le voir, cherche le salut ailleurs que Goethe. Il se réfugie dans la part imperceptible d’existence qui lui est dévolue et la distend, par une longue contemplation, jusqu’aux dimensions d’un monde tout entier.

Issues d’un même besoin, de ce besoin suprême qui fit la chute de l’homme et qui lui laisse dans sa chute les marques de sa grandeur première, ce sont là pourtant deux compréhensions opposées de la vie. L’humanité se partage entre elles. Les uns courent à l’action, les autres se retirent dans le rêve.

Rêver l’idéal pour échapper au réel, descendre dans le réel pour oublier l’idéal : il se pourrait que ce fussent, en effet, les seules alternatives auxquelles se résolve la sagesse humaine. La sagesse divine, qui choisit « les choses folles du monde pour confondre les sages », en présente une troisième : nous apercevons, marchant au travers des siècles, une multitude que conduit le symbole d’une autre croyance. Ils vont, courbés, mais forts ; recueillis, mais énergiques ; graves, mais sereins ; ils contemplent, mais ils agissent et c’est la croix qui les guide !

La croix, luttes et apaisements, souffrances saintes et saintes joies ; la croix, une vie qui s’éteint et une vie qui renaît ; la croix, mystère insondable à la lumière duquel tous les autres s’éclairent ; la croix, centre du monde et pivot de l’histoire : accepter cette croix, embrasser ce mystère, vivre cette vie, c’est s’établir soi-même au centre de toutes choses ; c’est avoir un point fixe avec le plus vaste et le plus splendide des horizons ; c’est, dans l’humble accomplissement d’une tâche obscure être illuminé par toutes les révélations ; c’est, au cours du temps qui fuit, poser le pied sur « le rocher des siècles ».

Charles Secrétan.
À propos de « Civilisation et Croyance »

Il faudrait remonter bien haut dans l’histoire, aller peut-être jusqu’aux temps de la décadence romaine, pour rencontrer une situation analogue à celle de nos civilisations occidentales. Jamais tant de problèmes n’ont attendu de solutions plus pressantes, jamais l’inquiétude générale des peuples n’a été si vive, jamais le fléchissement des consciences et la désorientation des âmes n’ont été si universels, jamais un avenir plus sombre n’a entr’ouvert des perspectives plus redoutables qu’à l’époque où nous sommes parvenus. La fin du XIXe siècle ressemble manifestement à la fin du XVIIIe ; elle n’en diffère que par la gravité plus alarmante des symptômes, et les signes plus accentués d’un malaise qui s’étend à toutes les classes de la société et à toutes les sociétés du continent.

L’athéisme contemporain n’est plus l’opposition frivole ou haineuse de quelques philosophes encyclopédistes aux dogmes d’une Église infidèle, mais la négation raisonnée de la science et le doute sérieux des meilleurs esprits ; la morale n’est pas seulement violée, comme elle le fut toujours, ou tournée en ridicule, comme elle le fut souvent, sa valeur même est contestée par les rhéteurs modernes, son droit à l’existence est tenu pour douteux par le déterminisme courant, et les découvertes récentes des médecins pathologistes ne sont pas pour rétablir son crédit. Enfin l’égalité politique, réclamée et obtenue en 1789, aboutit à la Commune de 1871, et la « proclamation des droits de l’homme » fait place aux prétentions monstrueuses du socialisme anarchique.

Toutes les questions, devenues plus aiguës, sont aussi devenues plus fondamentales : elles minent aujourd’hui les assises mêmes de l’édifice dont elles n’avaient effleuré que le faîte.

Les doctrines d’un matérialisme plus ou moins avoué ont passé dans le catéchisme de la sagesse pratique. La recherche de la jouissance, admise comme mobile suprême d’activité, conduit le petit nombre de ceux qui peuvent satisfaire leur fantaisie à la lassitude et au dégoût, tandis qu’elle devient pour le grand nombre la cause de revendications sociales toujours plus impérieuses. Le crépuscule morne du pessimisme descend sur une portion de l’humanité, pendant que l’aurore sanglante de la révolution point à l’horizon des multitudes. Le flot montant de la démocratie démagogique roule une vague furieuse qui déferle jusque sur les marches des trônes les plus solidement établis. Et, comme elle a pour elle le droit de la justice et qu’elle aura sous peu celui de la force, elle rompra toutes les digues qu’on tente de lui opposer et nivellera toutes les hauteurs qui la dominent encore.

Mais cette ère démocratique, qui apparaît aux déshérités de la terre comme l’âge d’or promis à leur espérance et qui est la forme inéluctable des gouvernements futurs, semble aussi irréalisable qu’elle est nécessaire. La démocratie ne s’édifiera que pour s’effondrer bientôt dans l’anarchie, ou pour tomber en dictature, car elle porte en elle le germe de sa dissolution. Issue des aspirations de l’homme vers la justice et vers la liberté, elle deviendra, par l’effet même des circonstances, injuste et despotique. Basée sur le suffrage universel qui remet à chaque citoyen une part de la direction de l’État, elle consacre le peuple souverain et confie à des masses irresponsables le soin de faire et de défaire la loi. Le droit et la justice dépendront, de ce fait, uniquement des majorités numériques, et les majorités numériques, conscientes du pouvoir illimité que leur donne le nombre, en useront selon leur bon plaisir.

Ce qui leur plaira tout d’abord, ce sera d’éloigner des affaires publiques les supériorités morales et intellectuelles qui les dépassent et dont elles sont jalouses, étant, elles, médiocres de leur nature. Privée par là des forces vives du pays, leur politique reflétera fidèlement les inconséquences et les caprices des volontés populaires, et le fruit de cette première injustice sera l’avilissement du prestige national.

Une seconde injustice, également inévitable, sera commise tôt après. Ses résultats seront plus désastreux encore. Les majorités démagogiques, sous prétexte de répartitions égalitaires, ne tarderont point — c’est le rêve que déjà elles caressent ouvertement — à violer la propriété individuelle, qui fera retour à l’État, reconnu désormais seul possesseur légitime de la fortune publique et seul distributeur du travail.

De pareilles mesures, parfaitement justifiées d’ailleurs, étant admis le principe de la démocratie, ne sauraient s’effectuer sans produire des troubles et des violences, sans fomenter des jalousies et des haines qui porteront une atteinte grave à l’autorité dont elles émanent. Si celle-ci néanmoins réussit à se maintenir, la crise économique, causée par la suppression des capitaux et la production forcée, toujours inférieure à la production libre, — l’esclave travaillant moins que l’ouvrier, et l’ouvrier salarié moins que l’ouvrier associé — lui portera un dernier coup.

La révolution sociale qu’élabore de toutes parts la fin du XIXe siècle mène donc droit à l’anarchie. Celle-ci pourtant ne peut durer : elle est la négation même de la société qui, fasse de vaines secousses, acclamera pour sauveur le premier homme assez puissant ou assez habile pour se créer, parmi tant d’intérêts contraires, une grande position. Mais la dictature, à son tour, ne saurait subsister que par des armements formidables, dont les frais écrasants tarissent les ressources d’une nation, et par des guerres de conquêtes également ruineuses pour l’un et l’autre parti. Que les vainqueurs et les vaincus d’hier respirent un instant, ils se souviendront de leurs droits et précipiteront le maître qu’ils subissent ou qu’ils se sont donné, pour s’établir eux-mêmes à sa place et recommencer à nouveau le cycle qu’ils viennent de parcourir.

L’idéal le plus pur de la liberté aboutissant à l’oppression, la manifestation la plus haute de la justice méconnaissant les droits individuels, l’abolition des privilèges du rang et de la fortune excitant l’envie et menant à la ruine, la seule forme acceptable de gouvernement conduisant à l’impuissance politique, au discrédit et au désordre : telles sont les contradictions flagrantes, fondées elles-mêmes sur des contradictions plus intimes, au sein desquelles se débat la société contemporaine.

À cet état de choses y a-t-il un remède, et quel est-il ?

Nous venons de résumer les deux premiers chapitres du livre de M. Secrétan : la question politique, la question économique. Nous abordons maintenant le troisième, celui qui traite « la question véritable ». Et cette question, toute différente de celle que discutent à l’ordinaire ceux qui se posent en réformateurs ou en prophètes de l’avenir, se trouve être une question de moralité.

Le mal et le remède ne sont pas d’abord dans ce qui frappe les yeux ; ils ne sont point ici ou là, dans telle opposition funeste du capital et du travail, dans tel rouage vicieux du mécanisme social, dans tel régime administratif qu’il faudrait réformer. Le mal est à un endroit très précis et central entre tous, d’où il rayonne, mais où il réside : dans le cœur même de l’homme. La lèpre qui ronge nos civilisations n’a d’autre cause, en dernière analyse, que l’égoïsme invétéré de la race humaine. Elle s’est accrue, sans doute, et singulièrement avivée par la suite des siècles ; elle est plus fatale qu’elle n’a jamais été, telle qu’aucun âge précédent ne l’a connue si meurtrière ; mais elle n’est qu’une simple conséquence de l’égoïsme universel.

Le salut social serait donc, non dans telle amélioration de détail, toujours inefficace, mais dans la suppression de l’égoïsme, dans la bienveillance des rapports réciproques, dans l’oubli de soi-même, dans la charité pratique. Il ressemblerait fort à celui qu’annonce le christianisme et qu’il réalise sous le nom de conversion. Mais cette conversion, pour aboutir, devrait-elle être entière et s’étendre à toute l’humanité ? Ce serait demander l’impossible et réclamer de considérations purement utilitaires ce que n’a pu opérer la plus puissante des religions.

L’auteur ne l’ignore pas et se contente de moins : « Il n’est pas absurde de penser, dit-il, que la difficulté sociale pourrait trouver dans quelque réforme des mœurs une imparfaite solution, la seule qu’elle comporte… Le salut social exige un changement volontaire dans la conduite individuelle, une révolution morale ; mais cette révolution n’est pas en dehors de toutes les analogies de l’histoire. Il n’est pas besoin qu’elle soit très universelle, ni très radicale ; elle ne suppose pas l’introduction de mobiles inconnus, mais le renforcement de certains mobiles par rapport aux autres. Pour qu’un peuple arrive à borner son action collective — et tout le problème politique est au fond là — il faut et il suffit qu’un nombre de citoyens capables de déterminer un mouvement de l’opinion aient appris, chacun pour son compte, à se gouverner eux-mêmes. »

La crise économique se résoudrait sur le même terrain : « Il faut avant tout éteindre les haines, désarmer la défiance afin de pouvoir éclairer le peuple sur ses intérêts et la limite de ses droits. Et l’initiative ne saurait être prise que par les riches qui n’ont aucun sujet de haïr, quoiqu’ils aient peut-être lieu de craindre. Qu’ils s’adressent au cœur de l’ouvrier par des procédés affectueux et par des bienfaits solides ; ils y parviendront, car plusieurs font fait… Qu’ils comprennent et qu’ils remplissent sincèrement leurs simples devoirs envers la classe ouvrière ; alors ils pourront en être écoutés lorsqu’ils essayeront de lui faire entendre quels sont ses devoirs envers elle-même… Quand la confiance et la bienveillance domineront dans les rapports, quand la réforme morale sera accomplie, imparfaitement sans doute, mais réellement, alors, et seulement alors, on pourra faire adopter des lois plus justes et les observer une fois adoptées. »

Mais cette « révolution morale », pour n’être pas en dehors de toutes « les analogies de l’histoire », est-elle dans l’analogie du temps où nous sommes ? Ce « renforcement de certains mobiles par rapport à d’autres », — par où il faut entendre des mobiles désintéressés par rapport aux mobiles intéressés — a-t-il quelque chance de se faire valoir à l’heure où « l’opinion qui se pique de monopoliser la science » s’apprête à « éteindre la responsabilité dans le déterminisme », à « résoudre la conscience morale en illusion héréditaire », et à « flétrir la croyance en Dieu comme une superstition puérile » ?

Il ne le paraît guère. Tout au moins faudra-t-il s’efforcer de reconquérir de haute lutte cette opinion égarée ; il faudra se défendre vigoureusement contre les attaques spécieuses, argumenter, opposer preuves à preuves, raisonnements à raisonnements et produire au grand jour ceux qui militent en faveur de la conception du monde qui seule va de pair avec les intérêts de la vie et comporte la possibilité de l’idéal entrevu. La tâche du moraliste est désormais achevée, celle de l’apologète commence.

M. Secrétan l’aborde de front et lui consacre la meilleure partie de son volume. Il discute l’un après l’autre les différents problèmes à l’ordre du jour, ceux que présente la philosophie spiritualiste d’abord33, puis aussi ceux que suscitent les affirmations de la foi religieuse34. Nous ne saurions, on le conçoit, suivre l’écrivain dans le développement de sa pensée, ni reprendre après lui les points qu’il traite. Ils sont innombrables, et la discussion de quelques-uns dépasserait notre compétence. M. Secrétan, dont la culture est aussi étendue que son érudition est vaste, est également versé en théologie, en philosophie et en économie politique. Pour lui répondre dignement, il faudrait un spécialiste en chacune de ces matières ; encore trouverait-on que la besogne n’est point aisée. Car, il faut le reconnaître, les choses sont vues de si haut et conduites si loin, le discours est mené avec un tel dédain des raisonnements intermédiaires, la connaissance des questions préalables est tellement supposée par l’auteur, que son livre ne s’adresse naturellement qu’à une élite assez restreinte de lecteurs : à ceux auxquels une intelligence très ouverte permet de goûter une manière d’écrire plus intuitive qu’analytique, très suggestive, et qui préféreront à l’enseignement du manuel la causerie géniale d’un maître écrivain et d’un maître penseur.

Car, malgré qu’il en semble, il y a peu d’apprêt dans ces pages parfois brillantes et toujours profondes ; on n’y découvre aucune recherche de systématisation, quoique néanmoins la marche toujours sûre d’une pensée forte et parfaitement maîtresse d’elle-même se fasse sentir partout. Un ouvrage semblable ne pouvait être que le produit d’un talent très mûr, que de longues études auraient mis au courant de toutes les branches du savoir humain, et dont l’ardente curiosité aurait remué tous les problèmes.

Mais, si les idées du professeur de Lausanne sont intéressantes au plus haut degré, sa personne, manifestée dans ses livres, nous captive cependant bien davantage, et je ne sais point d’histoire plus attachante que celle des différentes phases successivement parcourues par ce philosophe croyant. M. Ch. Secrétan, qui avait commencé par faire œuvre de génie métaphysique, qui avait fait ensuite ouvrage de moraliste, accomplit aujourd’hui une bonne œuvre, au sens chrétien du mot, celle d’une charité émue par les souffrances et les périls de ses semblables. Ce développement, très rare dans l’histoire des idées, et particulièrement exceptionnel à notre époque, ne laisse pas que d’être parfaitement normal et psychologique si l’on tient compte de la prépondérance croissante accordée par cet homme aux certitudes de l’expérience religieuse.

La Philosophie de la Liberté, qui révélait une aptitude métaphysique de premier ordre était, écrite sous l’influence manifeste des systèmes intellectualistes de Schelling et de Hegel. La méthode employée, tour à tour expérimentale et spéculative, était dominée par l’identité apriorique de l’être et de la raison. Toutefois le souffle généreux d’une préoccupation religieuse et morale se faisait sentir à chaque page de cet essai hardi. Par une inconséquence significative et déjà prophétique, la construction dialectique de l’ouvrage était brisée en un point, et c’était l’amour de Dieu pour la créature, subrepticement introduit où rien ne le faisait présager, qui fournissait les éléments indispensables aux dernières conclusions.

Le Principe de la Morale, paru longtemps plus tard, marque une étape décisive et un renversement complet de la méthode. L’auteur, fidèle à la plupart de ses conceptions favorites, leur fournit maintenant un fondement plus solide. Des problèmes identiques trouvent une solution plus certaine dans les postulats de la conscience, et les impératifs de l’obligation constituent le seul terrain ferme sur lequel il soit possible de construire.

Dans Civilisation et Croyance, M. Secrétan, sans renier aucune des certitudes qu’implique le devoir, et tout en réservant à ce dernier le rôle suprême qui lui convient, élargit le champ de ses recherches : il ajoute au devoir l’amour et le besoin de servir au bien général de la société. De moraliste théoricien, il devient un apôtre, un conducteur des esprits, un pasteur, qui a charge d’âmes et qui pleure sur la souffrance de ses frères. Il se fait l’un de ceux-là dont il dit qu’» ils ne sauraient s’abstraire du monde et ne comprennent pas un bonheur égoïste… Ils voudraient comprendre, mais pour servir ; leur passion dominante n’est pas la curiosité, c’est l’amour… Ne pouvant se persuader que tout soit bien, ils n’attachent de prix à leur propre existence, à leur savoir, à leurs moyens d’action que dans la mesure où ces choses leur permettraient d’améliorer la réalité qui les environne. Exister pour eux c’est se rendre utile ». Et comme « l’action directe de la charité n’est pas à la portée de tout le monde », l’écrivain s’efforce d’agir selon la nature de ses facultés, « en écrivant ». « Il fait son propos constant de propager et de défendre les croyances raisonnées qui lui paraissent propres à faire avancer l’ordre, la paix et le bonheur dans la société, comme elles ont mis l’ordre et le repos dans son esprit… Malgré des expériences décourageantes, il tache de croire qu’une parole sincère trouvera quelque part une oreille attentive. On tente beaucoup, content de faire peu, pourvu que ce soit quelque chose. Et, dût-on n’arriver à rien, encore parlerait-on, car il faut parler. » On ne saurait exprimer plus noblement de plus nobles intentions.

L’amour, la sympathie, le désir d’être utile et de jeter le poids de son épée dans la balance où se pèsent à l’heure présente les intérêts ultimes de la société, tel est le caractère saillant du livre qui nous occupe. Mais ce premier caractère est accompagné d’un second qui lui est intimement attaché. Lorsqu’on aime, le sacrifice est facile. M. Ch.  Secrétan pratique généreusement le sacrifice, et non pas l’un des moindres qu’on puisse imaginer pour un philosophe : celui des idées qui lui étaient chères et qui constituent peut-être le plus clair de son apport aux richesses philosophiques du siècle. Non qu’il abandonne aucune de ses convictions ; au contraire, mais il suspecte la formule qu’il leur avait donnée, la manière dont il les avait justifiées, l’ordre dans lequel il les avait classées, les systèmes qu’il en avait formés. Cessant d’être un maître, il devient un avocat ; il n’enseigne plus une doctrine, il plaide une cause à laquelle il s’est entièrement dévoué, et ses clients ne sont rien moins que la vie morale, le devoir et Dieu.

Mais on ne perd jamais rien à descendre au rang d’esclave de la vérité ; ceux-là seuls sont grands qui se sont ainsi abaissés. Il n’est pas d’exemple plus bienfaisant ni d’une portée plus considérable, que celui de ce philosophe septuagénaire dont l’existence s’est écoulée tout entière dans la méditation des choses de l’esprit, et qui a su garder intacte la flamme vive de son cœur, et déposer les plus hautes spéculations de son intelligence sur l’autel de la charité. L’intellectualisme, ce fléau qui fait plus de victimes parmi l’élite de nos générations que l’alcoolisme dans la masse du peuple, n’a jamais eu de prise sur un caractère aussi constamment et aussi fermement orienté.

M. Secrétan, qui témoigne d’une grande assurance de convictions, fait preuve, nous venons de le dire, d’une non moins grande défiance à l’égard de lui-même et de la valeur de ses théories. Cette position n’est certainement pas commune. Elle pourrait sembler fausse à quelques-uns, à ceux qui redoutent par-dessus tout une lacune ou une apparence de contradiction dans l’échafaudage de leurs raisonnements, et qui tiennent le dogmatisme tranchant pour le seul témoignage digne de la vérité. Nous ne pensons pas de même.

Nous estimons qu’un peu d’hésitation est permise en ces matières et qu’elle honore autant la cause de la vérité défendue que le caractère de ceux qui la défendent. Car la vérité craint l’intransigeance et ne veut pas être soutenue par le fanatisme. Ses amis véritables mettent d’autant plus de douceur à la dire, avouent d’autant plus volontiers leur impuissance personnelle qu’ils sont plus certains de la posséder.

Effectivement, malgré les prétentions de la science en vogue, la vérité vraie, celle qui affranchit l’âme de ses doutes et de ses désespoirs, celle qui place l’homme debout au centre des choses, celle qui élargit tous les horizons et colore tous les aspects, celle, en un mot, qui répond à toutes les exigences légitimes de la nature humaine, cette vérité n’est point acquise à la logique pure, et les méthodes scientifiques les plus sévères n’y atteignent pas. Elle résulte d’une évidence intérieure à laquelle se rendent les volontés droites et les cœurs sincères. Les arguments qui la soutiennent ne sont pas ceux qui la prouvent ; inventés après coup pour les besoins de la cause, et parce que l’esprit de l’homme, qui cherche l’harmonie, ne s’arrête que dans l’unité, ils ne sauraient en fonder la certitude. Cette certitude, plutôt, est le fruit d’une appropriation personnelle, plus ou moins intense et plus ou moins laborieuse et qui, lorsqu’elle est subite, prend parfois la forme d’une révélation.

Écoutons, à ce propos, le récit mémorable que nous fait l’écrivain de la manière dont il est parvenu à l’assurance que l’homme, malgré tout, est aimé par un Dieu d’amour :

« Dans ses pages les moins oubliées, Théodore Jouffroy retrace avec une éloquence un peu voulue la nuit où s’ébranlèrent les croyances de sa jeunesse. Si j’ai quelquefois envié ce don d’éloquence, c’eût été pour fixer l’instant où, dans une soirée d’hiver, sur la terrasse d’une vieille église, je sentis entrer en moi, avec le rayon d’une étoile, le sentiment de l’amour de Dieu. Il y a bien cinquante ans de cela, car mon foyer n’était pas fondé ; je rentrai chez moi avec quelque hâte, j’essayai de me concentrer et d’adorer. Pressé de traduire l’impression reçue en pensées distinctes, j’écrivis avec une impétuosité que j’ignorais et qui n’est jamais revenue, je m’efforçai de graver l’éclair sur des pages que je n’ai jamais relues. Je crois que le cahier qui les renferme est encore là, mais je n’ose l’ouvrir, certain que l’écart serait trop grand entre la lumière aperçue et les mots tracés alors par la plume. Depuis ce moment, j’ai vécu, j’ai souffert, j’ai eu des torts dont le souvenir me laboure, j’ai essayé de bâtir des systèmes que j’ai laissé tomber avec assez d’indifférence, j’ai vu les difficultés se dresser l’une au-dessus de l’autre : j’ai compris que je n’avais réponse à rien, mais je n’ai jamais douté. Nous sommes aimés, Dieu nous veut quand même : je le crois quand même, c’est bien le moins ! »

« Je n’avais réponse à rien, mais je n’ai jamais douté », parole touchante, dont il faut prendre garde de sourire ! Aveu candide qui, tombant d’une bouche quelconque, resterait profondément respectable, mais qui prend une valeur immense dans celle d’un philosophe de la taille du nôtre ! Expression naïve d’une foi qui n’a point ici-bas sa raison suffisante, que tout contredit, que rien n’ébranle et qui fait redevenir celui qui s’y attache aussi simple qu’un petit enfant ! Merveilleuse égalité de tout ce qui est grand et vraiment nécessaire à la destinée humaine ! La vérité est accessible à tous, et les différences des hommes n’empêchent aucun d’y parvenir. Sans doute il y a des vérités qui sont le privilège de quelques-uns ; mais la vérité est une ; comme la vie et la beauté, elle s’impose et ne se prouve pas.

M. Secrétan, ainsi d’ailleurs que tous les croyants, est un mystique. « Il a par devers lui, dans le fond de son être, un élément de certitude indépendant de la science35. » De là vient l’audacieuse témérité de quelques-unes de ses affirmations, l’inébranlable assurance avec laquelle il les proclame, la conviction intime et triomphante qui donne tant d’élan à sa pensée ; puis aussi, lorsqu’il s’agit de justifier ce qu’il avance, tant d’hésitations, de retours sur lui-même, un si profond sentiment de la fragilité de ses preuves, de la faiblesse de son argumentation. « Finalement, s’écrie-t-il quelque part, nous ne savons rien de rien, nous ne comprenons rien à rien ; nous devons croire et nous croyons, en dépit de toutes les apparences contraires, que le bien est voulu d’une volonté absolue. » Magnifique triomphe de la foi sur la vue, dont l’expression, sans doute, ne sera pas sans fortifier notre foi, mais qui risque de ne toucher que fort médiocrement quiconque ne part pas de prémisses analogues : tel adversaire, par exemple, dont la confiance repose sur la valeur d’un syllogisme correct ou sur les faits acquis par l’expérience scientifique.

Il faut en convenir, nous nous débattons dans une impasse, M. Secrétan s’est jeté au-devant d’une aventure dont il n’avait pas suffisamment balancé les chances. Elles se révèlent d’autant mieux au lecteur qu’il est plus impartial et ne lui paraissent point toutes également favorables. Non que l’auteur ait entièrement échoué, mais sa puissance n’est pas là où il a mis son effort. La force probante de sa tentative se trouve surtout dans la sincérité de son témoignage, dans la candeur de ses confessions, dans la parfaite loyauté d’une âme qui n’affirme rien au-delà de ce qu’elle éprouve, dans l’ouverture d’un esprit qui reste sensible à la valeur des objections présentées.

Si l’on y regarde de près, la discussion nous met en présence de deux conceptions du monde, sinon contradictoires, du moins fort opposées. L’une part de la souveraineté de l’intelligence, l’autre des droits imprescriptibles de la vie morale ; l’une aboutit à la fatalité universelle, l’autre statue l’universelle liberté ; l’une parcourt le monde des phénomènes et n’y rencontre que le jeu fortuit d’une causalité nécessaire, elle descend et remonte tour à tour la chaîne ininterrompue des causes et des effets, et, la voyant sans terme, conclut à la négation de la cause première aussi bien que de la cause finale ; l’autre, douée d’une perception intuitive inhérente à sa nature, soulève le voile des apparences, et, découvrant la réalité des choses qu’elle pressentait, constate le plan de l’univers, entrevoit le but de la création, accepte le labeur de l’existence, se saisit du devoir et se prosterne enfin devant le trône du Dieu qu’elle adore.

Nous n’entendons point dire par là qu’il y ait deux vérités éternellement incompatibles. Nous disons simplement que l’être à deux faces, qu’on peut s’attacher à l’une plutôt qu’à l’autre, qu’il reste loisible, en étudiant la réalité, d’en constater le mécanisme extérieur ou d’en saisir les énergies spirituelles. Nous disons ensuite, d’après l’exemple que nous avons sous les yeux et mille autres semblables, que tenter de rejoindre après coup deux tendances aussi radicalement divergentes est, une entreprise illusoire, dont le succès ne répond pas à l’appareil dialectique déployé. Les raisonnements issus de méthodes à ce point dissemblables ne se rencontrent pas et n’engendrent que des malentendus.

Au lieu de vouloir ramener l’un à l’autre deux courants que leur pente naturelle incline à se séparer toujours davantage, il vaudrait mieux remonter jusqu’à leur source commune, qui est l’identité persistante de la conscience humaine, et faire voir que leur opposition découle de la prépondérance accordée tantôt à l’entendement et tantôt à la volonté, tantôt à la connaissance et tantôt à la vie.

Nous ne nions pas que l’auteur ne l’ait fait36 ; nous regrettons qu’il ne l’ait point fait assez et qu’il ne se soit pas tenu toujours au centre de la question.

Les solutions diverses des problèmes sont impliquées dans le choix des méthodes, et le choix des méthodes dépend de nos déterminations morales antécédentes et de la direction que nous imprimons à notre vie. Notre philosophie, en définitive, c’est ce que nous sommes et ce que nous tendons à devenir. Or, ce que nous sommes, n’est-ce pas avant tout ce que nous devons être ? L’obligation n’est-elle pas le point central de la conscience que nous avons de nous-même ? Elle en est du moins l’élément le plus stable, le plus constant, celui qui se produit avec la plus grande évidence et qui se fait valoir avec la plus impérieuse énergie.

M. Secrétan a donc raison de chercher dans l’obligation la pierre d’assise sur laquelle doit s’élever tout ensemble le système de la vie et celui de la connaissance ; il a raison d’y voir l’origine commune de la certitude scientifique et de la certitude morale, la norme de toute vraie méthode. Mais il a tort, après avoir placé l’obligation à son point de départ comme fait moral, de n’y pas revenir pour la mettre à sa place dans l’ensemble de ses conceptions comme fait métaphysique, lui assigner son rang dans l’organisme de la science qu’il inaugure, et légitimer son existence auprès de la pensée spéculative.

Il est vrai, sans doute, que l’impératif obligatoire s’impose par sa propre apparition et n’emprunte à personne l’autorité qu’il revêt ; mais encore serait-il bon de lui découvrir une raison suffisante. Car il est des gens, fort nombreux aujourd’hui, qui l’envisagent comme le reste d’un dogme arbitraire, ou comme le produit artificiel d’une longue éducation sociale, et de ce chef le tiennent pour suspect.

Le matérialisme, que gêne le fait de l’obligation, cherche à lui échapper en l’expliquant de manière à ruiner son crédit. Pourquoi le spiritualisme, quelques rares penseurs exceptés, reste-t-il muet sur toute la ligne ? Pourquoi n’oppose-t-il pas théorie à théorie, explication à explication ? Pourquoi se contente-t-il d’en appeler à la valeur d’un fait dont il semble s’interdire à lui-même de chercher à se rendre compte ? Pourquoi M. Secrétan, en particulier, n’a-t-il pas été fidèle à la tâche dont il indique si bien le programme : « essayer de rétablir le devoir dans la pensée, en fournissant une justification théorique du sentiment d’obligation37 » ? Personne mieux que lui n’avait qualité pour le faire, et l’œuvre assurément eût été bonne autant que nécessaire. Car si l’idée du devoir, au sens strict du mot, se retire peu à peu des générations nouvelles, c’est en partie peut-être parce que cette idée ne trouve plus de place dans le cadre où se meut la pensée contemporaine et ne correspond plus à aucune de ses intuitions. Il serait temps de travailler à combler cette lacune.

Certes, l’obligation est irréductible à l’analyse, mais elle se prête néanmoins à une explication théorique conforme aux données de la science et qui l’accrédite auprès de la raison. Tenter une théorie de la conscience qui respecte la nature de la conscience est une chose urgente, et le premier devoir d’une philosophie qui aurait à cœur les intérêts de l’humanité.

Nous tenons pour assurer qu’un essai pareil, même abstraction faite de ses conséquences pratiques, serait des plus fructueux. Le fait de l’obligation morale réserve à la pensée qui saurait l’étreindre assez fortement des découvertes fécondes et de riches trésors.

Paul Bourget38

À part quelques rêveurs obstinés, passionnément épris de paganisme antique, personne ne conteste plus aujourd’hui la valeur civilisatrice du christianisme. Il fut à l’origine de nos sociétés occidentales, il présida au cours séculaire de leur développement et il constitue encore, à l’heure actuelle, la seule unité organique qui les fasse tenir debout. L’atmosphère où nous respirons est une atmosphère chrétienne, il est inutile de le nier ou de se révolter là contre. Notre éducation, nos mœurs, nos idées, nos lois et nos constitutions, tout ce que nous faisons et tout ce que nous sommes porte l’empreinte indélébile au coin de laquelle, si longtemps, fut frappée l’âme de nos ancêtres. Mais si le christianisme manifeste ouvertement son action bienfaisante, peut-être en exerce-t-il une autre qui, pour échapper au regard du grand nombre, n’en est pas moins active.

La science enseigne que toute vie est doublée d’une mort, que les êtres périssent par les éléments mêmes dont ils ont vécu et que les énergies créatrices se transforment incessamment en puissances de destruction. Cette loi, nous dit-on, commande aux organismes spirituels comme aux organismes physiques. Il se pourrait donc que le même christianisme qui porta jadis au inonde ancien le coup suprême, travaille également à saper les civilisations dont il fut le premier maître, et qu’après l’avoir édifié, il prépare la dissolution du monde moderne.

Un mouvement s’opère, en effet, depuis deux siècles, auquel notre époque imprime une rapidité vraiment extraordinaire, et qui mériterait de fixer l’attention générale. La lutte des deux pouvoirs, spirituel et séculier, que soutenait le moyen âge, aboutit à une dissociation plus radicale et plus complète qu’on ne pouvait le supposer d’abord. Les peuples se séparent du christianisme qui les a conduits à l’existence historique, et, de religieux qu’ils étaient, ils deviennent profanes. Ils sortent violemment de l’Église qui les a formés, mais non toutefois sans garder le souvenir de ses enseignements. Par une singulière contradiction, l’humanité, qui a perdu la foi de l’Évangile, conserve l’idéal qu’elle a reçu de lui. On se soucie peu des droits de Dieu, mais on proclame les droits de l’homme qui en sont issus, et l’on s’attache d’autant plus à ceux-ci que l’on néglige davantage ceux-là.

On rejette la doctrine du Christ, mais elle se trouve si conforme à la nature des choses et aux vrais besoins des cœurs que l’on ne peut se passer de ses applications, de ses leçons morales, de ses idées directrices. On a sécularisé ce qui ne voulait et ne pouvait être que spirituel, et les passions humaines se sont emparées, pour l’exploiter à leur profit, du domaine autrefois exclusivement réservé aux croyances chrétiennes. Mais, si diminuées qu’on les fasse, les notions religieuses dont nous avons hérité sont encore trop pures pour ne pas ébranler profondément une société qui jette ses racines en dehors du christianisme. Privées du contrepoids que formaient les convictions et les caractères fortement trempés de nos aïeux, elles rompent l’équilibre social et fermentent étrangement au sein des âmes redevenues païennes. On verse le vin nouveau dans de vieilles outres ; peu s’en faut que déjà elles ne se rompent.

Il ne convient pas de chercher ailleurs la cause des maladies chroniques qui travaillent les générations contemporaines et se font jour de temps à autre par des crises de morne indifférence ou des accès d’appétits sanglants.

L’Évangile a fait briller aux yeux des hommes l’image radieuse d’une liberté sainte et d’une sainte égalité, et maintenant les hommes marchent de révolution en révolution, incapables de l’atteindre, plus incapables encore de l’oublier. L’Évangile a conféré à la vie humaine une dignité si haute et lui a parlé d’un bonheur si parfait que toutes les jouissances terrestres en demeurent affadies et qu’un dégoût universel soulève les cœurs en face de la vanité des existences.

Que l’homme, après avoir blasphémé contre le ciel, se couche pour mourir, ou que, le regard voilé de sang, il se lève pour accomplir une œuvre de vengeance et de haine, la raison cachée de sa conduite est dans le christianisme qu’il conserve et dans le christianisme qu’il rejette.

Néanmoins, il est à ces violences des tempéraments. Les foules ne se tiennent d’habitude ni à cet excès de souffrance, ni à cet excès de révolte. Elles choisissent, entre les extrêmes, une position moyenne qui convient mieux à leur médiocrité. Elles y subissent d’ailleurs, quoique atténués, les effets d’une même cause ; seulement ils n’éclatent plus au dehors. Contenus par les exigences de la vie sociale, ils se bornent à fatiguer l’âme et à donner à l’intelligence cette sorte de richesse apparente qui consiste dans la multiplicité des points de vue et dans l’incapacité de s’arrêter à aucun.

Nous atteignons ici l’objet propre de cette étude, qui est d’esquisser rapidement la figure littéraire de M. Paul Bourget.

I

Cet écrivain nous paraît être, tout ensemble, le meilleur interprète de l’état d’esprit dont nous venons de signaler la cause et le plus fidèle représentant de la culture française particulière à notre époque. Personne plus que lui n’est soumis à l’influence des courants modernes et ne se maintient en intime solidarité avec les tendances diverses qui se disputent le suffrage des multitudes. Ses attaches avec l’antiquité classique grecque ou latine, et même avec le classicisme français du xviie  siècle, sont si frêles qu’elles semblent n’avoir jamais été nouées. Non que sa culture soit incomplète, ou qu’il ignore ses humanités, mais il n’y puise ni la substance, ni la forme de sa pensée. Rompant ainsi avec les traditions littéraires que l’on tient communément pour la condition obligatoire de l’art d’écrire et privé des grands modèles, son talent reçoit des auteurs contemporains une exclusive impulsion. Ceux qu’il analyse le plus volontiers ne remontent pas au-delà de Baudelaire, de Balzac et de Stendhal   encore ce dernier à titre de précurseur — et parmi ceux dont il goûte de préférence le style et la pensée, la plupart sont des vivants. Ce fait a une importance d’autant plus considérable que M. Paul Bourget n’est pas doué de cet instinct vierge qui protège l’intégrité de l’être, le préserve des sollicitations ambiantes et lui permet d’atteindre sûrement la pleine stature du talent.

Il est rare que les individualités puissantes naissent en des temps médiocres. Or, voici quarante années au moins que le nôtre porte au front le sceau de son indigence. Depuis que le romantisme a terminé sa longue agonie, les hommes de France manquent de prophètes inspirés, car l’inspiration veut être soutenue par le frémissement des peuples et les prophètes ne se lèvent qu’aux heures héroïques. Mais on était las des imaginations excessives et des rêves grandioses ; on voulait vivre tranquille. On s’est choisi pour cela des conducteurs de second ordre, qui ont enseigné à se tenir au plus près de la réalité matérielle. Une industrie prodigieuse par le perfectionnement de ses moyens, par la multiplication de ses ressources et par la richesse qu’elle jeta dans le pays, lit éclore les germes d’un matérialisme pratique qui grandit avec rapidité.

Dans le même temps la philosophie accomplissait une révolution radicale et passait, presque sans transition, du spiritualisme de l’école au matérialisme théorique. La science, devenue expérimentale, avait présidé à ce mouvement et le naturalisme commençait d’entrer dans l’art. Hors quelques esprits chagrins qui prévoyaient une banqueroute, ce fut un éblouissement. On avait renouvelé les méthodes de la connaissance, on renouvelait le principe de la conduite, et cette double rénovation initiait aux mystères d’un monde que l’on découvrait tous les jours plus réel et plus beau, et dont les perspectives innombrables se déroulaient jusqu’à l’infini. Cela était si merveilleux que l’on oubliait de créer cet autre univers qu’il faut à notre être moral pour subsister et pour vivre. De plus, l’unité de marche était si complète, tout se tenait et s’enchaînait d’une si admirable manière que les plus timides en étaient affermis. Il aurait fallu une clairvoyance presque présomptueuse pour signaler sous cette magnifique efflorescence le déficit secret des caractères et le lent amoindrissement des âmes.

Quelques symptômes révélateurs surgissaient à peine, lorsque le désastre national de 1870 et la crise de la Commune, devançant toute prévision, firent éclater aux yeux de tous ce qui avait été le pressentiment de quelques-uns.

Cette commotion, cependant, ne fit point abandonner la voie où l’on s’était engagé. L’élan primitif n’était point arrêté. Il se poursuivait au travers des phases nouvelles qu’inauguraient les circonstances. Mais un élément d’inquiétude, encore aggravé par la politique incertaine et les chances aléatoires de la démocratie, ne tarda point à s’infiltrer dans les esprits. Cette inquiétude en devint bientôt le trait dominant. On portait lourdement le poids d’un passé sans gloire d’où l’on avait banni les enthousiasmes et les généreuses aspirations. Les conséquences de l’égoïsme utilitaire, si lentes à venir, se révélaient à la fois dans tous les domaines. La direction du pays, livrée aux caprices arbitraires et aux volontés irresponsables des multitudes, perdait tout souci de l’avenir et toute dignité présente. L’art s’épuisait dans la copie servile du laid ou dans les mièvreries ingénieuses de la forme. La fortune publique et la fortune privée étaient compromises dans leur essor et voyaient diminuer leurs sources. Toutes les avenues se fermaient qui avaient paru indéfiniment prolongées. Seule, la loi fatale de la lutte pour l’existence, dont on venait d’apprendre qu’elle régissait la nature et l’histoire, se dressait plus haute et plus inexorable au milieu des besoins multipliés par des habitudes croissantes de jouissance et de confort.

M. Paul Bourget eut sa jeunesse à cette date. Il reçut alors de la vie ses premières impressions, celles qui décident souvent du choix de la carrière et de la direction du talent. Elles firent de lui l’être nerveux et fatigué que nous connaissons, « plus élégant que puissant, épris surtout d’ingénieuses distinctions, point instinctif, artificiel par sincérité, compréhensif jusqu’au dilettantisme et martyr d’une trop pénétrante faculté d’analyse39 ».

Doué d’un tempérament neutre, sans originalité persistante, — sauf une que nous mentionnerons tout à l’heure — mais d’une étonnante capacité réceptive, il s’assimila sans effort la culture composite et raffinée qui est la propriété la plus certaine de la fin de ce siècle. Trempant ses lèvres ardentes à la coupe des passions intellectuelles, il en but jusqu’à la lie la capiteuse liqueur. Mauvais contemplateur du monde des choses, il ne l’est pas moins de celui des idées. Il les aime trop pour apprécier objectivement chez les autres leurs calmes théories. Une prédisposition native le prépare à leur rencontre. Il ne sait approcher aucune d’elles sans la faire sienne tout aussitôt, la mettre au ton de son propre clavier, la transmuer en sa propre substance. Au rebours des érudits qui restent les mêmes à travers de vastes et patientes recherches et que leur savoir entoure sans les pénétrer, M. Bourget est de ces gens pour lesquels toute appropriation scientifique se résout en états intérieurs. Chez lui tout va au centre et modifie la sensibilité. Les idées les plus abstraites ont eu le don de l’émouvoir et les pensées de son intelligence ont toutes été d’abord des émotions de son âme.

Attiré tour à tour par les différents problèmes dont il sentait vivre en lui les données contradictoires, il était impuissant à les résoudre et s’en allait de l’un à l’autre toujours mal satisfait. Et comme il ne portait pas en soi le dessin primitif d’une personnalité assez vigoureuse pour trouver dans sa libre expansion un apaisement relatif, et que, d’autre part, il n’avait donné de but à son existence que celui de beaucoup sentir et de beaucoup comprendre, le trouble et la complexité douloureuse de sa génération prirent naturellement chez lui les proportions d’un mal aigu et constituèrent l’état habituel de son esprit.

Cela d’autant plus que les lettres françaises, vers lesquelles il avait dès l’abord dirigé son attention, subissaient une crise qui dure encore. Au tarissement des intuitions créatrices, à l’incertitude de l’idéal à poursuivre, s’ajoute l’influence grandissante des littératures étrangères. Elle achève de désorienter ce qui nous reste du génie gaulois.

Le romantisme, en passant sur l’Europe, l’avait unie dans un même frémissement ; les aines avaient palpité an souffle d’une même inspiration ; toutes les langues, en des mots divers et de diverses façons, avaient chanté un même idéal. Le retour vers le moyen âge, si superficiel et si fictif qu’il fut, avait rapproché pourtant ceux qui se découvraient avoir une origine commune. On s’était reconnu frères, et d’un pays à l’autre on s’était compris et apprécié. D’autant que les gouvernements chevauchaient alors la chimère de la Sainte-Alliance.

Du même coup, néanmoins, nous perdions un ascendant jusqu’alors incontesté. L’Angleterre, l’Allemagne, la Russie surtout, voyaient surgir une pléiade d’écrivains nationaux dont plusieurs étaient hors pair et conçurent des chefs-d’œuvre. Ils acquirent une position indépendante ; ils forcèrent l’attention et gagnèrent bientôt parmi nous le crédit et la considération que nous perdions chez eux. Grâce à notre appauvrissement et aux efforts d’une instruction d’année en année plus intense et plus complète, ils devinrent nos maîtres comme nous avions été les leurs. Seulement, au lieu que nous n’avions suscité chez eux qu’un travail d’imitation et de plagiat, ils nous apportèrent une manière nouvelle de goûter la vie et de conduire la pensée. Nous leur avions appris les règles de l’art et les lois de la beauté : ils introduisirent parmi nous des facteurs hostiles aux saines traditions de la culture latine. Nous avions préparé le réveil des littératures nationales étrangères, et voici qu’elles pénètrent maintenant dans la nôtre pour y exercer une action morbide et dissolvante.

Il est incontestable que les lettres françaises ne s’appartiennent plus. Leur caractère spécifique va s’altérant tous les jours. La sorte d’hégémonie et le prestige qu’une supériorité constante leur avait obtenu s’évanouit peu à peu. Nous ne sommes plus, comme autrefois, le centre du monde intellectuel. Un courant que nous ne dirigeons pas, et qui nous vient d’ailleurs, nous emporte bien loin des rives aimées où chantent les belles muses et nous voguons sur une mer incertaine, sous un ciel où flottent les rideaux sombres des brumes septentrionales. Nous nous jouions dans la lumière auprès des flots bleus du lac méditerranéen ; nos troubadours étaient gens de « gai sçavoir » ; nos poètes enchâssaient dans des rimes sonores des sentiments simples ; nos prosateurs mettaient une langue précise au service de pensées claires ; maintenant les brouillards du Nord passent au-dessus de nos têtes et les visions troubles des légendes germaniques frappent nos yeux étonnés. Le Rêve et le Mystère hantent nos imaginations éprises de nuances vagues et de contours indécis.

Nous goûtons, et avec quelles délices ! le charme exquis de la poésie anglo-saxonne ; nous suivons les philosophes allemands dans leurs spéculations panthéistes, et le mysticisme religieux des Slaves, tendre, triste et passionné comme il est, se glisse doucement dans nos cœurs émus. Nous nous prêtons à tous les spectacles, nous nous accommodons de toutes les formes, notre sympathie va à toutes les choses humaines que produisent les peuples et les races, nous ne sommes exclusifs de rien ni de personne. Mais aussi, lorsqu’il s’agit de revenir sur nous-mêmes et de nous ressaisir intacts, nous n’y parvenons plus. L’excès de la compréhension semble avoir détruit les forces spontanées de notre intelligence et nous avons perdu, avec l’équilibre de nos facultés, la certitude instinctive de notre génie et la possession consciente de nous-mêmes. — Si ce ne sont point-là des signes avant-coureurs de décadence, s’il s’élabore quelque chose en nous qui doive vivre un jour, ce n’est assurément rien d’analogue à ce que nous fûmes jusqu’ici.

M. Paul Bourget est de ce phénomène un exemple frappant. Nul peut-être entre les littérateurs de notre âge n’est moins français que lui. Les noms de Tourgueneff, de Shakespeare, de Byron, de Shelley, de. Goethe ou de Heine reviennent plus souvent sous sa plume, parlent plus à son âme, lui paraissent plus illustres que ceux de Victor Hugo, de Musset ou de Lamartine. Pour écrire, il passe volontiers le détroit et semble se trouver à l’étranger mieux à l’aise qu’en France. Ses nouvelles sont indifféremment signées de Londres, de Paris ou d’Oxford. Il scande ses sonnets, écrit ses études, et fait mouvoir ses personnages dans l’une ou l’autre de ces villes d’eaux qui sont le rendez-vous de la haute vie européenne. Comme Stendhal, il est cosmopolite par goût et par tempérament, non moins que par le souci de participer à tous les modes de l’existence contemporaine. Il est devenu membre, lui aussi, de cette « aristocratie d’un ordre particulier, dont les mœurs complexes n’ont pas encore eu leur peintre définitif. Des femmes la composent qui passent la saison à Londres, prennent les eaux en Allemagne, hivernent en Italie, se retrouvent à Paris avec le printemps, parlent quatre langues, connaissent et apprécient plusieurs sortes d’arts et de littératures. Des hommes y font figure qui ont dîné ou causé avec les personnages importants de chaque pays, et, dans le pays même, sont reçus dans des salons ou des châteaux distants les uns des autres de plusieurs centaines de lieues, lisent les poètes anglais comme les poètes italiens, écrivent parfois dans deux et dans trois langues et mènent, à la lettre, plusieurs existences ».

On pourrait croire que le cosmopolitisme, ainsi pratiqué, conduit inévitablement au dilettantisme. Plusieurs, trompés par l’apparence, ont cru discerner chez notre auteur « cette disposition d’esprit, très intelligente et très voluptueuse, qui nous incline tour à tour vers les formes diverses de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes sans nous donner à aucune ». Cette définition est demeurée fameuse. Malgré la fine compréhension dont elle témoigne, elle est pourtant incomplète : elle omet la part d’enjouement délicat qui fait le dilettantisme. Celui-ci ne va point sans un fond d’ironie que l’écrivain de l’Irréparable et de Cruelle énigme ne possède évidemment pas. M. Paul Bourget ne porte du dilettante que le masque, et sans doute il convient de l’en féliciter. La gaieté doucement railleuse et le détachement suprême lui manquent pour jouer ce jeu frivole en définitive et qui répugne si fort aux âmes droites. À le lire, on dirait au contraire qu’il n’a jamais souri tant il est grave et presque religieux, et ce qui paraît surtout dans ses livres c’est le sentiment de la grandeur tragique et de la souveraine importance des destinées humaines. Les problèmes ultimes, ceux qu’implique en fin dernière toute existence d’homme, l’attirent et le subjuguent irrésistiblement. Il n’en peut détourner sa pensée. Devant l’impossibilité d’en fournir une solution suffisante, c’est plutôt vers un pessimisme élégant et correct qu’il cherche son habituel refuge.

II

Tel qu’il est, sérieux et préoccupé, avide et incapable de certitude, partagé entre l’amour du rêve et la soif de connaître, déchiré par les exigences opposées d’une nature mobile et fugace, incertain de la route à suivre, dépourvu de soutien dans le passé, sans échappées sur l’avenir, ambitieux de tout étreindre et las de tout effort, trahi par l’incurable médiocrité de son époque et par celle d’un talent d’ailleurs ingénieux et souple, vivant d’autrui plus que de lui-même, tel qu’il est, son style et son œuvre le révèlent tout entier.

Il y a longtemps que M. Jules Lemaître a signalé les qualités contraires et les grandes inégalités du style de M. Bourget. « Il est, dit-il40, mièvre et il est fort ; il est pédantesque et il est simple ; tout glacé d’abstractions, raide et guindé, et soudain gracieux et languissant, ou plein, coloré, robuste. Il est excellent et il est, peu s’en faut, détestable. » Pour l’ordinaire, il déroule une phrase lente, monotone, habile aux transitions, sans images, sans éclats ni vibrations d’aucune sorte, si l’on excepte le frémissement contenu d’une pensée toujours anxieuse d’où se dégage à la longue une pénétrante tristesse.

Son œuvre présente la même disparate avec le même arrière-fond d’inquiète lassitude. Elle touche à toutes les branches de la littérature : poésie, roman, nouvelles, études, critique, elle se développe régulière et mesurée comme une belle architecture. Ce n’est là pourtant qu’un voile jeté sur une plaie et l’ordonnance convenue d’un grand désordre spirituel. Qu’on examine de plus près cet équilibre voulu, cette harmonie du dehors : en réalité, c’est un chaos où se débat une intelligence vigoureuse, mais hésitante, à laquelle font défaut les principes de certitude essentiels à la force véritable.

Poète, M. Bourget offre peu d’originalité. À peine s’il introduit quelques variations à l’éternelle cantilène de nos courtes joies et de nos plus longues douleurs. Franchement supérieur à François Coppée par l’inquiétude métaphysique, il marche plutôt entre Sully Prudhomme et Leconte de Lisle, s’approchant tour à tour des sujets qui leur sont propres, mais ne les égalant ni par la puissance du rêve, ni par la persistance de l’originalité. L’éclat des couleurs, l’harmonieux accord des surfaces et des lignes, toute la fantasmagorie des choses sensibles ne l’enchante point assez pour que, à l’exemple de l’auteur des Poèmes barbares, il en grise uniquement son imagination. D’autre part, sa langue est trop directe, trop pleine, trop massive parfois pour atteindre à la grâce subtile et à la séduction caressante des Vaines tendresses ou des Solitudes.

Comme presque tous nos poètes contemporains — hormis Verlaine et Laforgue qui sont uniques par l’ingénue profondeur et par la sincérité candide — M. Bourget manque d’un univers poétique, d’un monde où l’âme se joue en liberté. Il ne dispose que d’intuitions fragmentaires, restes glorieux des romantiques nos prédécesseurs, pierres d’attente isolées sur lesquelles construira, s’il en a les loisirs, le siècle qui va naître. — Le sort des époques transitoires est de prolonger ainsi les choses qui finissent et de pressentir celles qui commencent.

Nous citerons cependant une petite pièce, celle qui dans les Aveux ouvre la série ravissante des Soirs d’été. Elle nous paraît caractériser assez bien le genre d’inspiration de notre auteur et donner une juste idée de sa manière habituelle. On verra comment la pensée méditative prend, de nos jours, la place des passions absentes :

Le cœur gai s’enivre de l’heure
Qu’embaume le beau soir d’été,
Où le rossignol a chanté
Dans l’arbre que la brise effleure.

Le cœur triste souffre de l’heure
Qu’attendrit le beau soir d’été,
Touchant comme un amour quitté
Et long comme un baiser qui leurre.

Et sur son aile errante, l’heure
Emporte, avec le soir d’été,
Le cœur gai, triste ou dégoûté
Vers la même obscure demeure.

Il faudrait lire aussi, dans le même ordre d’idées, la romance :

J’écrivis un nom sur la grève,
Mais le flot l’eut vite effacé…

Et encore les sonnets qui ont titre : Indifférence, En lisant l’Évangile, Mortuæ, Désespoir en Dieu ; surtout celui que termine cette sentence vraiment bouddhique :

Je songe qu’aucun but ne vaut aucun effort.

Prosateur, M. Bourget est certainement plus complet que poète. Toutefois ses romans aussi offrent un singulier exemple d’incohérence et d’incertitude. Il s’y montre fort inégal. Une distance sépare Cruelle énigme d’André Cornélis, Crime d’amour de Mensonges, plus grande encore que celle qui existe entre le poème d’Edel et les morceaux détachés de la Vie inquiète. Disciple de Balzac, il rappelle le maître, avec l’étendue de son horizon et l’impassibilité de son génie en moins, et, en plus, je ne sais quelle inquiétante divination des instincts sensuels et de leur rôle dans la formation des sentiments. Le corps a pris une place que l’âme occupait autrefois. De là un rapprochement si étroit entre l’auteur et son œuvre qu’il semble s’y enfouir complètement. D’elle à lui, l’espace qu’exige une saine perspective n’est pas ménagé. Tout est au premier plan, l’impression est confuse. Et, comme pour augmenter cette confusion, M. Bourget dissèque ses personnages au lieu d’en restituer la vie, explique leurs mouvements au lieu d’en présenter le spectacle, ce qui empêche fort leur intégrale résurrection. Le lecteur doit faire un constant effort d’imagination synthétique pour rassembler ces membres épars en un corps vivant et pour concevoir qu’un souffle de vie puisse animer des âmes pareillement démontées.

Ces âmes elles-mêmes sont, en quelque sorte, à hauteur d’appui. Aristocratiques par leurs habitudes sociales et leur éducation, elles sont moyennes par nature et par naissance. M. Bourget paraît aussi peu capable de s’abaisser au niveau des classes populaires que de s’élever à celui de la vraie noblesse et de la grandeur véritable. Le choc des grandes passions lui convient aussi peu que les gestes brutaux et les appétits grossiers de la plèbe. Les femmes et les hommes dont il nous entretient sont calqués sur un modèle identique. Ce sont des êtres distingués et médiocres ; très cultivés, très raffinés, mais irrésistiblement dominés par leurs sens. Ils s’y abandonnent avec cette acuité d’analyse et les innombrables scrupules de conscience qui constituent la sensualité intellectuelle, de toutes les voluptés la plus morbide et la plus dépravée.

Êtres de pur tempérament, ils prennent l’apparence de caractères par l’espèce de supériorité raisonneuse qui leur permet de s’apprécier eux-mêmes et de se connaître comme s’ils s’appartenaient. En fait, les héros de ces histoires n’ont pas de volonté ; leur vie par conséquent est dépourvue, sinon d’intérêt, du moins de beauté, puisqu’il n’est de beauté réelle que dans les manifestations de volonté et que la volonté est la matière propre de l’art.

III

Mais, par un revirement bien naturel, les défauts du romancier deviennent les qualités du critique. Des facultés inégales s’excluent facilement. On peut être habile à pénétrer des âmes que l’on eût été incapable de concevoir. Il ne s’agit plus, en effet, de création, mais de compréhension. Or, nul n’est mieux apte à comprendre qu’un esprit dont aucun dogme ne retient plus l’essor et qui flotte au vent de toutes les doctrines. Je ne parle pas de cette compréhension fondamentale qui s’attache à la raison dernière de la vie. Elle est réservée aux cœurs simples et aux volontés droites ; mais de cette curiosité délicate qu’attirent les déductions ingénieuses et qui se plaît à surprendre le secret agencement des existences. Les Essais de psychologie contemporaine en sont un exemple accompli. Tout homme devra les lire qui cherche moins une distraction facile qu’une étude sérieuse des intelligences, et qui ne voit pas seulement dans la littérature le produit arbitraire d’une âme d’artiste créant au hasard de sa fantaisie, mais l’expression nécessaire d’une gestation spirituelle involontaire et parfois inconsciente.

Trop souvent nous feuilletons les livres comme un voyageur regarde les tableaux des musées : par désœuvrement ou par stérile vanité de connaître. Nous n’entrons point dans le personnage de l’auteur, nous ne vivons point sa pensée. Elle développe devant nos yeux distraits la changeante série de ses formes, nous y assistons comme à un spectacle dont les acteurs seraient très loin de nous et peu réels. Et, pour avoir manqué le point central d’où il était seul possible de juger, nos appréciations demeurent superficielles, c’est-à-dire froides et fausses. M. Bourget procède tout autrement. « La grande affaire de la critique, dit-il, est de comprendre le fond commun qui relie les visions de tous les hommes d’une génération à une autre. » Ses Essais de psychologie nous donnent une initiation magistrale à cette sorte d’étude qui saisit les choses et les êtres dans leur vitalité intime. « Toute création de la nature, écrit-il encore, offre ce double caractère d’être un organisme et d’être en lutte. » La phrase est significative, car M. Bourget l’applique aux créations intellectuelles. Il considère l’ensemble des facultés de chaque écrivain comme un être organique, vivant de sa vie propre, toujours en lutte et toujours en action, se formant et se déformant sans cesse selon des lois certaines et immuables.

Cette conception nous met à cent lieues des procédés anciens de la critique. Autrefois, et je n’ai qu’à citer La Harpe pour me faire entendre, « on critiquait », sans doute, et l’on « analysait » ; mais combien l’idée directrice du travail était différente ! On estimait être en droit de distribuer le blâme ou l’éloge suivant des règles fermement établies par la tradition, l’usage et le goût. On comparait l’œuvre d’art à un certain modèle de perfection que l’on imaginait ; c’était encore du dogmatisme. Aujourd’hui c’est autre chose : on se garde de tout jugement et l’on pense avoir achevé sa tâche si l’on a compris et fait comprendre. On voudrait juger d’ailleurs qu’on ne le pourrait plus. La mesure des choses manque ; il n’y a plus d’idéal fixe, il n’y a plus de principes établis. Dans cet état la critique est livrée aux caprices des petits écrivains qui n’ont d’autres régies que leurs sympathies et leurs antipathies. Ou bien, si elle veut devenir plus sérieuse, elle cessera d’être proprement critique pour devenir analytique, et littéraire pour devenir psychologique.

Dès lors les méthodes impersonnelles des sciences physiques font leur entrée dans la littérature. Avouons qu’elles y projettent une clarté remarquable et qu’elles fécondent singulièrement une terre tant de fois exploitée.

Envisagées de la sorte, les lettres cessent d’être l’exclusive propriété de quelques esprits d’élite et le champ-clos de luttes courtoises, mais nécessairement frivoles. Elles deviennent partie intégrante du vaste organisme social et s’ajoutent, comme un facteur important, à la somme des phénomènes soumis aux investigations du savoir méthodique.

Le fait n’est pas aussi nouveau qu’il paraît d’abord. Comme tous ceux de cet ordre, il résulte d’un mouvement progressif qui a sa trace dans l’histoire. M. Taine, suivi de M. Hennequin, y marche avec la hardiesse et la précision que l’on sait. M. Bourget ne s’en écarte pas sensiblement, mais son tempérament spécial lui assure une place à part. De ses prédécesseurs directs, l’un est un philosophe, l’autre était un naturaliste compliqué d’un pédant. M. Bourget est un psychologue, il opère sur le terrain qui lui est propre et ne sort pas de ses aptitudes.

IV

Être psychologue, au sens où nous prenons ce mot, c’est posséder la science des liaisons subtiles qui sont entre la nature physiologique d’un homme et son idéal moral, le discernement du mécanisme qui préside à la naissance ou à la mort des idées et des passions. Avoir l’imagination psychologique, c’est deviner le rapport du monde extérieur avec cet ensemble d’activités internes qui sont la substance même de l’âme ; l’effet et le contre-effet de l’un sur l’autre ; le flux et le reflux des impressions, l’enchaînement nécessaire des instincts et des actes, les étranges clartés et les obscurités non moins étranges qui tour à tour assombrissent ou illuminent les hauteurs de l’âme ; tout le jeu mobile et fugace en apparence, mais identique et réglé de ce pauvre cœur humain qui monte si haut parfois et parfois descend si bas, et se trouve capable, presque dans le même instant, de crime et d’héroïsme, de grandeur et de lâcheté.

M. Bourget est éminemment doué d’imagination psychologique. C’est par là qu’il vaut et c’est là qu’il excelle. Je le voudrais prouver par quelques exemples pris au hasard de ses livres. Il en est cent pour un ; des raisons de convenance empêchent de citer les meilleurs :

« Elle avait feuilleté tour à tour les œuvres de Balzac et de Spielhagen, Monsieur de Camors et Cometh up as a flower, confusément, sans jamais se placer au point de vue impersonnel qui seul établit la perspective des œuvres de cette sorte et permet de s’affranchir de leur ivresse en les comprenant… »

« La personne est tout pour l’amour, et les faits ne sont rien ; il a cette clairvoyance de comprendre que la félicité ou le malheur ont pour condition première et dernière cette essence indéfinissable qui est comme l’arrière-fond des êtres… »

« Il y a une espèce d’immoralité impersonnelle, particulière aux femmes, et qui est celle des mères, des sœurs et des amantes. Elle consiste à ne plus percevoir les lois de la conscience, aussitôt qu’il s’agit du bonheur de l’homme aimé… »

« Quand on commence d’aimer, on trouve à toutes les choses qui environnent la personne aimée des raisons de s’attendrir, et, quand on cesse d’aimer, ces mêmes choses fournissent au cœur des raisons de se refermer davantage… »

« Que de femmes se sont trouvées dans cette situation singulière d’avoir mis le mensonge le plus complexe au service de leur sincérité, si bien qu’elles doivent continuer leur personnage factice, pour que leurs véritables sentiments obtiennent satisfaction ! Quand les hommes, pour qui ces femmes-là ont eu la tendre hypocrisie de jouer ainsi un rôle, découvrent ce mensonge, ils entrent d’ordinaire dans des indignations et des mépris qui attestent assez combien la vanité fait le fond de presque tous les amours… »

« Elles savent si bien que se donner dans l’amour n’a rien de commun pour elles avec se donner dans le devoir, dans l’intérêt, ou même dans le plaisir… »

« La nature ne connaît ni le rire, ni la fantaisie, et l’être qui aime, comme l’être qui a faim, comme l’être qui meurt, sort du mensonge pour rentrer dans cette réalité invinciblement, indiciblement grave, qui accompagne tous les faits essentiels de l’existence. L’arrière-fond de l’homme se dévoile alors et les crises qu’il subit l’émeuvent jusque dans la racine de sa force… »

« Elle appartenait sans doute, par l’hérédité, se trouvant la fille d’un homme d’État, à la grande race des êtres d’action dont le trait dominant est la faculté distributive, si l’on peut dire. Ces êtres-là ont la puissance d’exploiter pleinement l’heure présente sans que ni l’heure passée, ni l’heure à venir trouble ou arrête leur sensation… »

« Il y a une plénitude de l’être qui se rencontre seulement dans une complète harmonie entre nos facultés et nos actions. Un frémissement de toute notre nature s’émeut, qui exalte jusqu’à son énergie suprême la conscience de notre vitalité. À ce point de vue41 toutes les passions sont identiques, et le philosophe, en poursuivant cette extase souveraine de son cerveau, est le frère du joueur et du débauché, comme du héros et du martyr… »

« À chaque sorte d’imagination correspond une sorte particulière de sensibilité. Nous ne jouissons et nous ne souffrons que de ce que nous sentons réel, et cela seul est réel pour nous qui reparaît dans notre solitude, quand, fermant les yeux et ramenant notre âme sur elle-même, nous évoquons notre mirage personnel de l’univers. »

Nous ne pensons pas nous tromper beaucoup en affirmant que, dans cet état, la vision intérieure de M. Paul Bourget diffère de celle du commun et même de celle de la majorité de nos écrivains. Ce qu’il sent réel, ce ne sont pas les grandes masses d’idées et les théories spéculatives qui hantent la méditation de M. Taine ; ce n’est pas davantage la beauté plastique comme elle s’imposait quelquefois à Victor Hugo et sans relâche à Théophile Gautier ; il n’est tenté ni par le vers harmonieux d’un Lamartine, ni par la prose sonore et largement déployée d’un Paul de Saint-Victor ; encore moins évoque-t-il le détail précis et le relief cruel de la réalité physique qui obsèdent un Zola ou un Guy de Maupassant ; ce qu’il perçoit uniquement, ce sont des états de conscience. Ce qui existe pour lui, c’est la chaîne ininterrompue des causes et des effets telle qu’elle se manifeste, non dans le vaste ensemble de l’univers, mais dans l’enceinte infiniment réduite à la fois et infiniment extensible de la psyché humaine. L’âme, ses mouvements et ses ressorts, ses énergies et ses défaillances, ses déviations et ses métamorphoses, voilà l’étude qui le captive jusqu’à le torturer.

Peut-être, en effet, n’en est-il pas de plus captivante, ni de plus douloureuse. Peut-être est-ce par la poursuite de cette mystérieuse inconnue, toujours fuyante, jamais atteinte, qu’il faudrait expliquer toutes les œuvres d’art, de science et de pensée qui se succèdent à travers les âges. Car, en dernière instance, l’âme se trouve à l’origine et au terme de tout. Que nous sert d’approfondir les choses si nous ne nous connaissons pas nous-mêmes ? Le grand mystère ne se dresse pas, comme le sphinx d’Égypte, sur les bords lointains d’un vaste horizon ; il est près de nous, il ne nous quitte pas, il se tient au centre même de notre vie subjective, il est dans ce moi qui dit je. Seulement, parmi les modifications qu’a subies cette chasse à l’âme, modifications qui constituent les phases de l’histoire universelle, il convient de noter celle que nous inaugurons.

Les romantiques avaient conçu l’âme excessive et superbe, ils avaient jeté sur elle d’amples et flottantes draperies, ils l’avaient parée de vertus royales, ils l’avaient dotée d’inspirations héroïques et grandioses. L’école naturaliste arracha violemment ces oripeaux de théâtre, vieux restes du xviie  siècle. Elle mit l’homme à nu, dévoila ses hontes, ses turpitudes et la difformité misérable de son être. Elle fit saillir tous les muscles, débrida toutes les plaies et prétendit trouver dans l’anatomie des chairs sanglantes le secret de la vie.

Cependant on se dégoûta bientôt de cette brutalité comme on s’était dégoûté des grands gestes et de l’exaltation du romantisme. On sentait que le dernier mot n’était pas dit, qu’il fallait chercher ailleurs et qu’il restait en l’homme quelque chose d’inexpliqué. Au mépris âpre, à l’amertume presque haineuse qu’avaient suscités les spectacles charnels, succédèrent des émotions plus douces. On se prit de tendresse pour l’âme méconnue, on la dégagea toute frissonnante de l’enveloppe infâme où l’on avait pensé l’ensevelir. Elle apparut dans l’immatérialité de son essence comme un fantôme impalpable et triste ; une âme dolente encore de tant de coups reçus, mystique, insaisissable, désolée ; une âme — et c’est ici que se remarque la grande proximité du naturalisme — tout animale, dont les sentiments ne sont guère encore que des sensations ; une âme nouveau-née, respirant à peine et qui ne semble pas devoir supporter jamais le souffle ardent de la vie morale. Cette âme, baignée d’ombre et de mystère, se lève lentement au sein de la génération nouvelle. Déjà quelques poètes ont accordé leur lyre et préludent à de nouveaux chants.

Cette évolution, qui date des dix dernières années, est évidente chez M. Bourget. Voyez ses romans : leur cadre n’est qu’un décor, plus ou moins réussi, accessoire et négligeable dans le fond. Il laisse place entière aux manifestations psychologiques qui seules méritent de fixer l’intérêt. Aucun tableau n’existe pour lui-même, aucune description ne se fait valoir pour sa beauté propre. Aucun détail n’est relevé, depuis le plus exquis jusqu’au plus troublant, — car il en est de fort troublants — qui ne soit la transcription d’un état intérieur, le signe palpable et le vêtement tangible de cette âme obscure, invisible et présente, que les corps incarnent et ne révèlent qu’à demi.

Les ouvrages de M. Bourget, dont nous avons signalé plus haut les lacunes artistiques, empruntent la plus grande part de leur valeur à cette poursuite infatigable de l’âme, et toute leur originalité à la conception nouvelle qu’on s’en fait aujourd’hui.

V

Mais la préoccupation psychologique, à ce point dominante et pratiquée de la sorte, ne va jamais seule. Elle est invariablement accompagnée d’une tendance analytique. Á cette capacité d’intuition créatrice s’en joint une autre d’appréciation pure et de pur discernement ; à cette divination géniale s’ajoute un savoir acquis, triste héritage des civilisations extrêmes. Pour atteindre l’âme dans son essence immatérielle, il fallait d’abord, par un long travail de l’intelligence, l’avoir dégagée des formes sensibles et trompeuses ; il fallait avoir lu beaucoup et beaucoup observé ; il fallait que bien des illusions se fussent dissipées, bien des charmes évanouis, pour que le problème par excellence se dressât dans son effrayante nudité ; il fallait que le voile des apparences, jeté sur le monde par l’éternelle Maya, se fut irrémédiablement déchiré, pour que l’esprit, las de tout autre objet, revint sur lui-même avec une si redoutable persistance.

Non que l’analyse soit un élément anormal de notre humaine nature. La réflexion est le premier résultat de l’existence individuelle et l’origine de la raison. Ce miroir impersonnel où se reflètent les choses existe en tout homme à des degrés divers d’étendue et de perfection. Il doit être particulièrement net, limpide et complet chez l’artiste, dont il constitue, somme toute, la faculté maîtresse. Il est la condition du talent, si du moins le talent consiste à tout reproduire pour avoir tout réfléchi. Mais il ne faut pas que ce travail de réflexion altère le libre épanouissement de la vie subjective et empêche la mainmise de l’être personnel sur le monde extérieur. L’analyse n’a pas le droit de dépasser la mesure de nos énergies vitales, ni surtout de se tourner contre elles. Son rôle est de balancer l’impulsion désordonnée de la vie, non point d’en briser la force ou d’en rompre l’unité.

Or, justement, la réflexion analytique est poussée, de nos jours, au point d’envahir tout le reste et de porter atteinte à l’âme elle-même. Les causes de cette exagération sont multiples. Nous en distinguons quatre, différemment actives, qui nous paraissent résumer plusieurs autres : les conditions d’existence faites aux hommes de lettres, l’influence des procédés scientifiques, celle d’une instruction prématurée, le déficit des caractères,

Au XVIIe et XVIIIe siècles, la plupart des gens de plume étaient aussi gens de robe ou d’épée. Magistrats, courtisans ou grands seigneurs, ils étaient chargés, soit à la ville, soit à la cour, de fonctions graves ou d’importantes sinécures. Leurs loisirs seulement pouvaient être consacrés au travail littéraire. Pensionnés et gratifiés, ils ne pensaient point à vivre du produit de leur plume. Leurs ouvrages du reste se vendaient à peine. Ils écrivaient donc peu et achetaient par leur dépendance le privilège de muser à leur guise.

Ces conditions ne sont plus les nôtres. Les lettres, qui n’étaient pour nos prédécesseurs qu’un délassement glorieux, sont devenues pour nous une carrière. On se prépare de bonne heure à la courir. On s’y forme par de longues lectures, on concentre sur ce but tous ses efforts, on s’y lance tout entier, sans contre-poids. Dès lors l’activité de l’intelligence devient un labeur. Affranchie de toute obligation pratique, livrée à elle-même, employée démesurément, la pensée s’hypertrophie ; elle prend des proportions monstrueuses ; elle trouble les fonctions normales de la vie dont elle absorbe toute la sève, et rompt l’équilibre de l’organisme. Elle finit par se troubler elle-même, et, après avoir tout dévoré, s’en prend à sa propre substance.

Encore cela serait-il peu de chose s’il lui était permis de se livrer à de sereines méditations ou de s’apaiser en de naïves rêveries. Mais la science est là, tyrannique et jalouse, qui défend de créer en dehors de ses cadres et de contrevenir aux régies qu’elle établit ; une science impérieuse, implacable, enorgueillie par de récents et merveilleux succès, fière à bon droit d’une méthode péniblement acquise, mais brillamment appliquée ; une science arrogante et superbe, longuement acclamée par des foules enthousiastes, et cependant controuvée dans ses affirmations dernières, incertaine de ses conséquences, meurtrière des choses de l’âme, qui palpite sous son étreinte comme un oiseau sous la main de l’oiseleur ; une science plus habile à détruire les convictions anciennes qu’à en former de nouvelles. Issue de patientes et laborieuses analyses, elle pousse irrésistiblement l’esprit vers l’analyse.

Et notez que cette science ne se propose point à des personnalités adultes qui seraient capables de réaction et réussiraient peut-être à maintenir leur intégrité. Elle s’impose aux hommes avant qu’ils soient eux-mêmes. Elle nous circonvient et nous séduit avant que nous ayons pris conscience de notre être. Et nous ne comptons encore à notre avoir aucune expérience personnelle, que nous sommes initiés déjà aux expériences d’autrui. On nous apprend à réfléchir, personne ne nous enseigne à vivre. Trop de notions à la fois entrent dans nos cerveaux ; elles nous possèdent et nous ne les possédons pas. Quoi d’étonnant à ce que, jetés aux idées comme les anciens martyrs étaient jetés aux bêtes, notre jeunesse en soit déchirée et que nous demeurions, pour le reste de nos jours, hésitants, sceptiques et raisonneurs ?

D’autant plus que le mal n’est pas sans compensation. On arrive assez vite à se complaire au spectacle des luttes intérieures dont on est tout ensemble et l’arène et le prix. On se sait bon gré de souffrir si délicatement, et, par une erreur coupable, on tient cette banqueroute pour une supériorité. Car notre siècle est vieux et ne rajeunit guère. Il a du vieillard les allures et les habitudes. Et si l’on y regarde, il est étonnant combien le monde nouveau, issu de la Révolution, a vieilli rapidement, et combien il est tombé plus caduc même que le monde ancien n’avait jamais été.

Mais à ces causes, qui font de notre époque une époque analytique, s’en joint une autre plus fondamentale qui contient et engendre les précédentes. Le savant constate ses effets, le moraliste explique son existence, mais le chrétien seul connaît sa raison dernière : je parle de l’affaiblissement des volontés morales. C’est la maladie dont meurt le xixe  siècle. Quelque nom qu’on lui donne — névrose, pessimisme, nihilisme ou simplement scepticisme — tout revient à ceci : que les énergies intimes de l’homme actuel sont atteintes dans leur source.

Il est facile de le constater. Qu’on lise la Gazette des Tribunaux ou les romans en vogue, on verra qu’il existe entre ces criminels et ces héros de livres un trait commun : ils sont dominés par les événements, livrés aux circonstances ; ils n’agissent pas, ils « sont agis » (s’il m’est permis de renverser la syntaxe pour suivre ce renversement de conduite) par l’impulsion fatale de l’hérédité, l’influence du milieu et la convoitise du moment.

L’on nous assure, et cela est vrai, que les découvertes physiologiques récentes, qui font pénétrer le mécanisme aveugle de la loi jusque dans l’enceinte de l’organisme spirituel et ruinent la confiance que nous avions en notre vouloir, doivent être portées responsables de ce fait. Il est certain encore que les constatations d’une science dite positive, en effaçant les notions de finalité et d’intelligibilité que nous aimions à porter dans l’univers matériel, nous en fournit une représentation implacable, hostile aux vœux de l’esprit et contraire aux besoins du cœur.

Mentionnons enfin, pour être complets, l’effet plus direct de la dépense cérébrale qu’une civilisation, effrénée dans ses travaux comme dans ses plaisirs, impose d’une manière croissante à ses esclaves. Voilà certes des explications sérieuses autant que plausibles.

Néanmoins, il importe de le dire, elles n’atteignent pas le centre de la question. Elles invoquent des raisons accidentelles et de second ordre qui, seules, ne suffiraient point à expliquer un effet si considérable. La raison véritable est ailleurs : dans ce mal organique dont souffre l’humanité dès les âges primitifs et que le christianisme appelle péché. Nos volontés sont impotentes parce qu’elles sont pécheresses. Le péché dans sa cause est une révolte, et dans ses suites une anémie du vouloir. Il n’est de volontés réelles que celles librement soumises à une loi consentie. On ne veut que lorsqu’on obéit. Dans tout autre cas, on ne veut plus, on désire, et le désir est toujours le signe de l’impuissance. L’homme qui a refusé d’obéir, l’homme déchu n’est plus capable de vouloir, j’entends de vouloir d’une volonté intègre, suffisante, autonome. Depuis lors il a dû, pour agir, — et l’histoire en est témoin — mettre en jeu, non la force de ses propres décisions, mais celle de ses passions, c’est-à-dire l’attrait sensible que les choses exercent sur lui. Cela est rendu manifeste par l’exemple contemporain. Car si le péché, conçu comme maladie de la volonté, sévit sur toute la race humaine depuis qu’elle existe, il était réservé à notre génération d’en subir des atteintes tellement graves qu’elles inquiètent les moins attentifs.

Nous offrons ce phénomène étonnant d’accomplir des merveilles dans l’ordre de l’industrie ou de la science, d’y déployer une vigueur soutenue, de percer des montagnes, de creuser des canaux, de changer la surface de la terre et d’être incapables d’une conviction morale. Nous remuons la matière, nous fouillons le globe, nous le parcourons en tous sens, rien ne nous échappe, hors nous-mêmes. Rien ne nous est impossible, excepté d’établir un point d’appui pour l’âme, une assurance pour l’esprit. En définitive, qu’est-elle donc, cette analyse curieuse, assidue, constante, interminable, à laquelle nous nous livrons, sinon la marque certaine de l’incapacité où nous sommes de vouloir fermement et de nous arrêter en quelque résolution ? On cherche au loin, on va d’un objet à un autre parce qu’on n’a pas la force de conclure. La certitude manque parce que l’énergie de l’affirmation fait défaut. On demande à l’intelligence ce qu’il faudrait demander à la volonté. On attend du monde ce qu’on devrait trouver en soi ; des choses, ce qui aurait dû jaillir de l’unité intime de la conscience.

L’œuvre de M. Bourget revêt à un haut degré le caractère analytique particulier aux dernières années de notre siècle. Nous avons signalé déjà cette influence à propos des personnages de ses romans. Elle pénètre de part en part sa critique littéraire et lui in-prime ce cachet spécial d’acuité cruelle et d’infinie souplesse qui fait le charme et l’effroi de ces sortes d’essais.

L’auteur se plaît à nous renseigner lui-même sur le travail d’analyse qui s’opère constamment en lui et sur le plaisir qu’il y prend :

Je sens passer en moi le sifflement moqueur
Du Méphistophélès que chacun porte au cœur.
Ce satan, qui jamais n’a cherché que la cause,
Me prend mes passions, les tue, et puis m’expose,
Ainsi qu’un médecin fait d’un mort d’hôpital,
Les membres déchirés de leur corps idéal ;
Et cependant j’éprouve à le regarder faire,
Plus d’attrait curieux que je n’ai de colère.

Cet « attrait curieux », M. Bourget le porte à tout spectacle, soit interne, soit externe, mais de préférence à ceux de l’ordre psychologique. Ses poésies montrent quelle monotone patience il met à l’examen de son cœur ; ses Essais de psychologie font voir le même examen dirigé sur la pensée d’autrui. L’œil qui reçoit les impressions semble être, chez lui, moins ouvert que l’œil qui discerne et juge : le sens critique a le pas sur le sens impressif, la faculté de comprendre, sur celle de jouir et de souffrir. De là, sans doute, la froide impersonnalité que l’on rencontre quelquefois, et que l’on s’étonne de rencontrer chez le plus subjectif de nos écrivains. C’est qu’il y a peu d’intimité dans la pensée ; l’intelligence est en l’homme l’élément le moins personnel, le plus éloigné de son être propre, qui est de vouloir d’abord, de sentir ensuite, et de comprendre enfin.

VI

Toutefois l’analyse, qui devrait être impassible puisqu’elle est impersonnelle, n’a pas toujours ce caractère chez M. Bourget. Elle est plutôt triste et comme voilée de deuil. Dans ce triomphe de la pensée, il y a quelque chose qui meurt, il y a l’agonie navrante de l’âme et celle plus redoutable de l’être moral.

Nos métamorphoses sont progressives et rarement complètes. Nous ne dépouillons jamais absolument ce que nous avons été. L’enfance d’un homme persévère dans son âge mûr. Comme une source cachée féconde une plaine aride, elle coule sans bruit ses ondes fraîches au travers des années moroses. Un enfant se trouve en chacun de nous, sorte de génie naïf et pur, dont les enthousiasmes faciles, les rêves candides et les illusions font le charme de l’existence et constituent peut-être le meilleur de nous-mêmes. Or, fatalement, l’analyse flétrit cette adorable virginité de l’âme. Elle ne respecte ni les rêves, ni les illusions ; elle prétend connaître. Rien ne trouve grâce à ses yeux, qu’une explication solide ou un argument décisif. Elle s’arrêtera donc devant ce qui échappe encore à ses formules ; elle voudra savoir la cause profonde de toute instinctive aspiration, de toute émotion spontanée : elle pénétrera dans cette région obscure où s’élaborent secrètement nos espérances et nos désirs, et, comme on ne dissèque que des cadavres, elle y portera la mort.

Une mort d’autant plus rapide que la curiosité intellectuelle sera plus intense et qu’elle se prendra aux manifestations plus fugitives et plus impondérables de l’âme, celles des sentiments. Si Stendhal, dont le regard était d’une excessive acuité, a pu rester cependant vigoureux et serein, — outre qu’il était d’une autre race littéraire — c’est parce qu’il étudiait surtout des états de volition. Qu’on parcoure le Rouge et le Noir, on sera surpris de cet examen perpétuel de volontés en mouvement. M. Bourget n’a guère souci que de vie sentimentale, et les sentiments meurent vite quand on les analyse.

Cependant, étroitement unie à l’invisible psyché, il reste encore sa sœur en souffrances, la conscience morale. Également primitive, également ingénue, mais plus grave et plus austère, elle affirme sa présence par d’impérieuses rigueurs. Ce n’est plus le souvenir persistant des premières joies goûtées, c’est le pressentiment des destinées futures ; ce ne sont plus les radieuses imaginations du premier âge, ce sont les perspectives viriles du devoir qu’elle fait lever devant nous. La conscience ! Hôte inconnu, mais certain, sur l’origine duquel on disputera toujours, mais dont les droits sont indéniables ; hôte étranger, en apparence, aux conditions terrestres, et qui néanmoins ne s’en laisse jamais exclure complètement. Contredit par les actions des hommes et par les pensées du cœur, suspecté par les sages et raillé par les foules, il ne cesse de s’imposer à tous et ne triomphe pas moins aux grands jours de la vie des peuples ; mystérieux conducteur des âmes, il les brise tour à tour ou les restaure, et prononce, aux heures saintes, les mots de la grande énigme.

Quand l’analyse s’approche de la conscience pour la soumettre à ses investigations, elle en est détournée d’abord par une répugnance singulière. Elle se sent mal à l’aise, elle hésite, et, pour la première fois peut-être, se prend à douter de ses droits, car il y a loin de l’être psychique à l’être moral. L’âme, désarmée au premier choc, se laisse saisir sans résistance ; navrée de tant de blessures, elle s’éteint doucement et tristement avec les belles chimères qui la faisaient vivre. La conscience, elle, proteste contre toute intrusion profane ; elle s’oppose avec énergie aux enquêtes de la pensée ; elle ne consent point à se résoudre en quantités analysables. Que si la pensée persiste, il se livre alors, entre l’intelligence qui ne veut pas abdiquer et la conscience qui ne veut pas mourir, une lutte suprême dont les péripéties présentent un spectacle tragique au cours du drame quotidien qui va de la naissance à la mort de l’homme.

Cette lutte est partout aujourd’hui. Elle rend à notre époque, si médiocre à d’autres égards, un reste de grandeur que signaleront les historiens à venir. Les livres de M. Bourget attestent bien quels assauts formidables subissent actuellement les idées morales et religieuses. C’est là, sans doute, qu’il convient de chercher, avec leur signification dernière, leur plus sérieux attrait. Du moins y voyons-nous la cause de la haute faveur qui les accueillit. Nous sommes naturellement enclins à aimer beaucoup les auteurs qui se montrent soucieux de notre dignité. Nous leur pardonnons les plus graves lacunes esthétiques, au besoin nous descendons avec eux jusque dans la fange, — ce limon maternel dont nous avons été formés — pourvu que de ce bas-fond s’élève un soupir sincère vers une destinée plus haute et qu’on sente courir partout le frisson d’une divine inquiétude.

M. Bourget, qui nous repousse par plus d’un côté, nous captive par celui-ci. Trop excellent psychologue pour n’être point spiritualiste, il ne trouve pas dans le jeu des affinités matérielles une explication suffisante de l’univers. Quelque ingénieuse distinction qu’il ait établie entre le but que poursuivent séparément le psychologue et le moraliste, il ne la respecte pas toujours. Les notions de bien et de mal ne lui sont pas indifférentes.

Voici ce qu’il écrivait à Mme Adam dans la préface du second volume des Essais : « Prendre au sérieux, presque au tragique, le drame qui se joue dans les intelligences et dans les cœurs de sa génération, n’est-ce pas affirmer que l’on croit à l’importance infinie des problèmes de la vie morale ? N’est-ce pas faire un acte de foi dans cette réalité obscure et douloureuse, adorable et inexplicable, qui est l’âme humaine ? » André Cornélis excepté, tous ses romans tournent autour des grandes questions de l’existence spirituelle. Leurs titres mêmes en font foi :

L’Irréparable, Cruelle énigme, Crime d’amour, Mensonges. Ils n’annoncent aucune aventure d’existence historique ou contingente, mais indiquent seulement l’unique et l’universelle aventure de l’âme aux prises avec elle-même.

Plus encore. Ce psychologue spiritualiste, ce moraliste inconscient est presque un chrétien ; les idées de souillure et de sainteté, de faute et de salut ne lui sont point étrangères ; elles obsèdent son esprit :

Ah ! que n’est-il une eau lustrale, un bain puissant,
Ô femme ! pour guérir l’âme passionnée
Ou pour te rajeunir et te laver le sang !

Ailleurs il se plaint de sentir s’épuiser en lui

Ce qui reste de l’eau divine du baptême.

Que l’on relise à ce point de vue Cruelle énigme et Crime d’amour. De ces deux histoires parallèles, l’une s’abaisse vers la chute, l’autre monte vers la régénération. La portée de ces tentatives ne nous semble pas avoir été suffisamment comprise par la critique. On s’est quelquefois moqué de cette « énigme », qui n’a rien en effet de bien « cruel » ni de bien énigmatique pour les disciples d’Auguste Comte, de Herbert Spencer ou même de Schopenhauer. Que la chair triomphe de l’esprit, cela n’est pas pour scandaliser nos dilettantes épicuriens. Ceux-là seuls en seront troublés, qui ont retenu les leçons du christianisme et dont les yeux éblouis ont gardé la mémoire de l’idéale pureté qu’il fît resplendir ici-bas. Comme Hubert Liauran, écoutant à Folkestone les vagues plaintes de la mer, croyait entendre d’avance « la rumeur mystérieuse et lointaine de la destinée », ils sentiront, de feuillet en feuillet, peser plus lourdement sur eux le poids de la fatalité mauvaise qui les courbe vers le mal, et sortiront de ce livre, comme ils sortent des expériences de chaque jour, vaincus par l’évidence de la faute originelle.

Pareillement le « crime » d’Armand de Querne ne lui apparaît pas d’abord comme tel. Amener Hélène Chazel à se donner à lui en protestant d’un amour qu’il ne ressent point, l’abandonner ensuite par lassitude, voilà certes une conduite fort simple pour qui n’admet d’autre principe que l’égoïsme et d’autre existence que celle des corps. Mais elle devient coupable et le torture comme un remords du jour où le cri de détresse de la femme trompée lui dévoile une vie intérieure qu’il ne soupçonnait pas. « Il y a donc, pensait-il, une vie et une mort des âmes, quelque chose qui les nourrit et quelque chose qui les détruit, une damnation et un salut spirituel. » Et dans l’impossibilité de trouver un appui solide, religieux ou métaphysique, il s’attache à cette « religion de la souffrance » qui semble être la conception fondamentale du mysticisme slave. Une infinie pitié, une ineffable compassion pour le malheur irresponsable des créatures deviennent dès lors le moyen du salut et le commencement de la régénération.

Dans Mensonges, le même problème se pose, mais plus dramatique parce qu’il est plus concret, parce qu’il s’incarne dans le dialogue de deux personnalités vivantes, parce qu’il va au vif de la question et qu’il met en présence, d’une manière saisissante, les deux solutions contraires de la vie humaine que proposent le monde et le christianisme. René Vincy a tenté de se suicider par désespoir d’amour. Claude Larcher, son ami, et l’abbé Taconet, son oncle, sortent d’auprès de lui. « Les premières minutes durant lesquelles les deux hommes marchèrent ensemble furent silencieuses. L’abbé Taconet en avait toujours imposé à Claude par un de ces caractères irréprochables qui contrastent trop avec la bassesse des mœurs courantes pour que leur seule existence ne constitue pas un blâme constant au regard d’un enfant du siècle, perdu de vices et affamé d’idéal, comme était l’écrivain. Encore maintenant, et tandis que l’abbé allait auprès de lui de son pas un peu lourd, il le regardait en songeant aux abîmes moraux qui le séparaient de ce prêtre. Il y avait une sérénité dans cet ardent regard, celle de l’homme qui s’est endormi chaque soir et réveillé chaque matin, durant des années, sur une idée de dévouement. »

Puis le dialogue s’engage, serré, pressant, véritable duel où se concentrent la force et le sens du livre. Il vaut d’être lu42 et médité. J’y relève les passages suivants :

« Certaines natures sont ainsi, comme ces boîtes chinoises qui en contiennent six ou sept autres… C’est un animal très compliqué, dit Claude, expliquant au prêtre la conduite de Mme de Moraine. — Compliqué ? fit l’abbé en hochant la tête. Je sais que vous avez de ces mots pour n’en pas prononcer d’autres bien simples. C’est tout simplement une malheureuse qui vit à la merci de ses sensations. Tout cela, c’est de grandes saletés. Son noble visage exprimait un dégoût profond tandis qu’il prononçait cette phrase brutale. »

« Qu’espérez-vous donc rencontrer dans cette redoutable région des sens où vous vous engagez sous prétexte d’aimer, sinon le péché avec son infinie tristesse ? Vous parlez de complication. Elle est bien simple, la vie humaine. Elle tient tout entière, dans les dix commandements de Dieu. Trouvez-moi un seul cas, je dis un seul, auquel il n’ait pas répondu d’avance. Y a-t-il donc un aveuglement sur les hommes de cet âge, qu’un enfant que j’ai connu si pur en soit arrivé là en si peu de temps pour avoir seulement respiré la vapeur du siècle ?… »

« Ces grands écrivains que vous enviez, songez-vous quelquefois à la tragique responsabilité qu’ils ont prise en propageant leur misère intime ? Je n’ai pas lu les deux romans que vous venez de nommer (Adolphe, Manon), mais le Werther de Goethe, mais le Rolla de Musset, je me les rappelle. Croyez-vous que, dans le coup de pistolet que vient de se tirer René, il n’y ait pas un peu de l’influence de ces deux apologies du suicide ? Savez-vous que c’est une chose effrayante de penser que Goethe est mort, que Musset est mort, et que leur œuvre peut encore mettre une arme à la main d’un enfant qui souffre ? Non, les maladies de l’âme veulent qu’on ne les touche que pour les soulager, et cette espèce de dilettantisme de la misère humaine, sans pitié, sans bienfaisance, que je connais bien, me fait horreur… Croyez-moi, conclut-il, en montrant à l’écrivain la croix dressée au-dessus de la porte de l’église du couvent des Carmes, personne n’en dira plus que Celui-là sur la souffrance et sur les passions, et vous ne trouverez pas le remède ailleurs. »

Et le prêtre, par le seul rayonnement de sa valeur morale et par cette supériorité intrinsèque que donne le christianisme à ceux qui le vivent, fait rendre les armes à Claude Larcher et lui arrache cet aveu : « Vous êtes un juste, monsieur l’abbé, c’est encore là le plus beau des talents et le plus sûr »

« Il sauvera René, songeait-il, après avoir vu la soutane du grand chrétien disparaître derrière la porte du collège… Sa rêverie devint alors singulièrement sérieuse et mélancolique. Il marchait presque machinalement, du côté de sa maison de la rue de Varenne, et il laissait son esprit flotter autour des idées que la conversation, et plus encore la seule existence du prêtre avaient éveillées en lui. C’en était fini de la félicité physique éprouvée deux heures auparavant sur le balcon de Colette. Toutes les misères de la vie sans dignité qu’il menait depuis deux ans refluaient à la fois dans sa mémoire, rendues plus misérables par les magnificences cachées de la vie du devoir dont il venait de contempler un exemplaire accompli. Cette impression amère du mépris de soi augmenta quand il se retrouva dans son appartement, rempli des souvenirs de tant d’heures coupables et douloureuses… Oui, l’abbé sauvera René. Mais moi ? » En quelques minutes il dressa le tableau de sa situation actuelle : trente-cinq ans bien passés, pas une raison sérieuse de vivre, désordre en dedans et désordre au dehors, dans sa santé et dans sa pensée, dans ses affaires d’argent et dans ses affaires de cœur, un sentiment définitif du néant de la littérature et des hontes de la passion, avec une incapacité absolue d’abdiquer le métier d’homme de lettres et de quitter le libertinage. « Est-il vraiment trop tard ?… »

Il nous semble que ce témoignage a son prix.

VII

Or qu’adviendra-t-il de M. Paul Bourget ? S’en tiendra-t-il à cette antithèse artistique ? Ira-t-il plus avant ? Retournera-t-il en arrière ? Après avoir entrevu « les magnificences cachées de la vie du devoir », s’en laissera-t-il distraire de nouveau ?

J’écarte toute question de rôle à jouer, d’influence à exercer, d’impression morale à produire. Je ne considère pas même la vie personnelle de l’homme. Je me place exclusivement au point de vue littéraire et je demande : que va devenir l’écrivain qui est dans M. Bourget et quelle carrière va-t-il encore fournir ? Elle fut brillante jusqu’ici et fêtée par le public. Mais une chose nous inquiète : nous n’avons pu trouver dans le large déploiement de l’œuvre accomplie une seule trace de rénovation intime. Il y a épanouissement, il n’y a pas progrès. L’auteur étend ses horizons, il n’en change pas. Le centre autour duquel gravite son existence ne s’est point déplacé : il continue d’être uniquement dans la vie psychique. Déjà ses ouvrages se ressemblent beaucoup ; nous craignons qu’ils n’aillent se ressemblant toujours davantage.

« C’est l’essence d’une coupe d’être épuisable », dit quelque part M. Renan. Aussi vaste que soit la coupe de l’univers, si profond que paraisse le calice de l’âme, on n’y boit pas sans trouver le fond. L’épuisement de l’imagination, le vide de la pensée, la sécheresse du cœur, voilà l’ennemi qui rôde autour de nos jeunes hommes de lettres et qui les terrasse trop souvent. Il faudrait, pour en triompher, plus que du travail et plus que du talent, il faudrait cette vigueur de jeunesse et cette impulsion souveraine que les grandes espérances donnent aux grandes âmes. « Lors même que notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour », écrivait saint Paul aux fidèles de Corinthe. Et l’Apôtre, malgré les tribulations de son ministère, malgré les dénuements de son pèlerinage, était, sans doute, moins pauvre que les enfants d’un siècle riche de tous les trésors du inonde, mais qui sent tarir ses forces vives et touche le fond de sa vitalité.

Il ne suffit pas pour écrire de faire sonner des mots ou de ciseler des phrases ; il ne suffit pas même de fouiller anxieusement les profondeurs de l’âme et de faire jaillir des sentiments délicats ou sublimes ; il est encore besoin de vivre, c’est-à-dire de renouveler ses expériences, de courir au-devant de quelque but, de tendre à quelque certitude. Être un artiste ne dispense pas d’être un homme, et pour être un homme il faut croire à quelque chose. Rien de plus riche, en première apparence, que le scepticisme au service de grandes facultés intellectuelles ; rien de plus pauvre en réalité. Auprès de lui la croyance fait d’abord triste figure ; mais à la longue elle l’emporte, car elle est la vie même. Qu’il le sache ou qu’il l’ignore, le sceptique joue avec des débris de certitudes. Il en reçoit le peu de consistance qu’il possède. Qu’on lui enlève ces débris ou qu’il les repousse tout à fait, il ne reste que le néant.

Point d’hommes forts sans fortes convictions ; point de convictions sans cultes. M. Bourget s’est refusé jusqu’à présent les convictions et les cultes. Il a vécu sans temple et sans autel. Non qu’à plusieurs reprises et de diverses façons il ne se soit approché du sanctuaire. Le remarquable Essai qu’il a consacré à la philosophie de M. Taine l’avait conduit à réclamer « une solution humaine de la vie humaine, une transcription mystique et surnaturelle de nos actes passagers, un monde éternel et immuable derrière ce chaos d’apparences fugitives, un Dieu paternel au cœur de la nature. » En étudiant le théâtre d’Alexandre Dumas fils il s’était écrié : « Est-ce qu’un désordre organique suffit à expliquer cet appétit déréglé du sublime ? Est-ce qu’il n’y a pas dans la fièvre exaltée de ces victimes du besoin de l’au-delà, un je-ne-sais-quoi de plus réel peut-être que notre science, de plus raisonnable que notre raison ? » Après son « crime d’amour », Armand de Querne poursuit à Londres un angoissant monologue : « Mais alors, songeait-il, Dieu existerait ! Je pourrais me jeter à genoux à cette heure où je souffre et dire : “Notre Père qui êtes aux cieux…” » Notre Père !… quand le jeune homme en arrivait à ce point de son raisonnement, les larmes lui montaient aux yeux. Lui qui n’avait connu ni son père ni sa mère, cette seule phrase de la sublime oraison lui causait une émotion inexprimable… » Enfin dans son dernier ouvrage, M. Bourget vient d’évoquer, contrastant avec la pourriture morale de sa génération, l’austère figure de l’abbé Taconet, le « grand chrétien ».

L’auteur voudra-t-il suivre l’exemple du prêtre ? Acceptera-t-il de se mettre à l’école du devoir ? Surtout saura-t-il discerner le Christ dans le chrétien ? et, l’ayant discerné, s’inclinera-t-il pour adorer ? L’avenir répondra. Mais, qu’il y prenne garde ! sa fortune littéraire est engagée dans cette réponse. Déjà certains indices accusent un tarissement des énergies créatrices ; déjà, par endroits, la fatigue et l’effort se font sentir. Il est, dans le domaine de la production artistique, comme dans la vie morale, des hauteurs où l’on ne saurait se tenir en suspens. Il en faut redescendre ou monter davantage. M. Bourget est arrivé à ce point critique où les forces naturelles d’un homme ne suffisent plus à fournir la matière de l’œuvre conçue d’après un modèle supérieur : moment décisif, où s’accomplit la rupture du talent d’avec son idéal et qui marque le premier fléchissement précurseur de la décadence. Car, ce que nous disions au commencement de cette étude, de l’action dissolvante exercée par le christianisme sur les sociétés redevenues païennes, est aussi vrai pour les individus. Les idées évangéliques qui feront sauter en éclats l’organisation sociale de l’humanité moderne énervent également les âmes individuelles, et, par un juste retour, ruinent les hommes comme elles ruinent les peuples.

La pièce de drap neuf emporte le vieil habit. Qui refuse la robe entière doit accepter de marcher en haillons.

Edmond Scherer

La destinée de l’homme est éminemment héroïque ; il doit tout conquérir, le monde et la vérité, et sa vie même est l’enjeu du combat. Nous nous figurons mal ce qu’avait de tragique la situation de nos ancêtres, lorsque faibles et dénués, ils se mesurèrent pour la première fois avec les forces cosmiques. Tout leur était hostile ; le danger, le mystère et l’effroi les environnaient de toutes parts ; ils avaient tout à vaincre par l’effort ingénieux d’une volonté chancelante et les fières audaces d’un cœur tremblant. Des siècles s’écoulèrent jusqu’à ce que l’homme, jouet de la nature, en fût devenu le maître. L’histoire de cette maîtrise est l’histoire de la civilisation ; son œuvre est loin d’être achevée.

La lutte se compliqua bientôt d’un nouvel élément. À peine campé sur une terre mal soumise, l’homme devint ennemi de l’homme. Il préféra gagner par la violence les ressources plus amples qu’il aurait dû tirer du sol. Il tourna contre son frère le courage qui lui était venu et rougit de sang humain les armes qui l’avaient délivré des bêtes de la forêt. Des sentiments plus nobles, des principes généreux se mêlèrent, pour l’exalter, à la valeur physique, et la guerre universelle développa l’héroïsme chevaleresque. L’Europe adolescente en vécut six cents ans.

Elle vit différemment aujourd’hui, mais elle vit encore d’héroïsme. L’homme autrefois agissait debout ; il s’assied maintenant pour réfléchir. Les ardeurs du sang se sont calmées ; la raison délibérante a tempéré les impétuosités passionnelles, et, ramenant la pensée sur elle-même, lui ouvre des horizons nouveaux. Une organisation sociale comme la nôtre, écrasant de son poids séculaire toute initiative personnelle et réglant à l’avance les moindres détails de la vie, ne comporte plus guère d’autres drames que ceux de la pensée morale. Les réalités intimes prennent place à côté des réalités extérieures devenues moins impérieuses. Le tragique cesse d’être dans des situations dont la plupart sont médiocres, mais assurées : il se réfugie dans l’âme et dans la solution des problèmes qu’elle se pose. Car, cependant que s’affermissent les conditions de l’existence matérielle, celles de l’existence spirituelle s’ébranlent de toutes parts et l’unité consentie d’une croyance commune, dans laquelle on vivait fort et l’on mourait paisible, se brise en recherches anxieuses et en doutes cruels.

Les prouesses guerrières et les faits d’armes auxquels se livraient, casque en tête et lance au poing, les chevaliers nos aïeux, et que les troubadours allaient chanter de castel en castel durant les soirées d’hiver, nous les accomplissons, nous, dans les méditations silencieuses de nos chambres d’étude, pendant les longues heures des nuits sans sommeil, où, corps à corps, nous luttons avec la destinée. Assauts pour assauts, ceux que nous soutenons valent ceux de nos pères ; seulement ils demeurent ignorés et la gloire nous manque des anciens combattants. Le livre seul nous reste pour témoigner du grand duel où la plupart d’entre nous sont engagés et mettre au jour ses redoutables péripéties.

I

Edmond Scherer était au nombre de ces lutteurs silencieux et tragiques ; ses livres, parmi plusieurs autres de cette époque, mais avec des caractères spéciaux de profondeur et d’acuité, portent la marque de ce grand duel. On entrevoit par place comme un reflet sombre de lames tendues ; on croit entendre encore le choc de l’acier frappant contre l’acier, et leurs pages douloureuses découvrent parfois une blessure saignante. Ce ne sont là toutefois que des éclairs isolés et comme les rares abandons d’une âme habituellement environnée de hauteur et d’indifférence. À part le sourd grondement d’un style austèrement contenu et les révélations presque involontaires de courts passages, Scherer ne s’ouvrait point en public. Il ne se livrait qu’à ses amis dans l’intimité, et, pour le connaître à fond, il fallait savoir sa vie. Mêlée jadis à d’orageuses discussions, elle était rentrée dès lors, non dans l’oubli, mais dans le silence. Il convenait de respecter ce silence et la pudeur de celui qui se dérobait ainsi à des curiosités indiscrètes ou blessantes.

Mais la vie de Scherer incarnait trop fidèlement celle de son esprit, et l’évolution de son esprit lui-même touchait de trop près à l’évolution plus générale de la pensée contemporaine, pour demeurer toujours dans l’obscurité du mystère. M. Gréard vient de l’en tirer avec éclat par un livre admirable43 et de la rendre à l’histoire et à la philosophie religieuse de notre siècle, c’est-à-dire à son possesseur légitime. Placé de telle sorte que l’intimité qu’il soutenait avec Scherer et avec sa famille lui permettait de consulter à la fois des souvenirs personnels et des notes manuscrites, et de les joindre à la grande trame des livres publiés en les éclairant l’un par l’autre, nul sans doute n’était mieux qualifié pour accomplir cette résurrection. Car c’est une véritable résurrection. Par une abnégation littéraire assez peu commune aujourd’hui, l’auteur s’est entièrement effacé devant le sujet dont il traite. C’est Scherer et Scherer bien vivant qui, d’un bout à l’autre, remplit le volume ; Scherer depuis l’éveil de ses facultés naissantes jusqu’à leur magistral emploi ; Scherer de la première et de la dernière conversion, Scherer chrétien et Scherer incrédule, Scherer théopneuste et Scherer agnostique ; c’est lui seul, tour à tour théologien, philosophe, journaliste et critique, qui finement étudié, merveilleusement compris, se dresse devant nous. Il est difficile d’observer dans la sympathie constante une mesure et un tact plus parfaits que n’en observe M. Gréard ; il est difficile de dessiner une figure plus vivante d’une manière plus sobre et plus plastique et de mieux expliquer un homme par le développement interne de ses ressources, de ses aptitudes maîtresses et de ses besoins.

Mais cette objectivité même dans la narration biographique, qui jette sur l’existence de Scherer une si lumineuse clarté, fait ressortir non moins clairement le problème religieux qu’implique cette existence, et ce problème n’est pas résolu. Il devient d’autant plus inquiétant que ses données sont plus positives et qu’il est également impossible de mettre en doute la réalité du christianisme primitif de Scherer et celle de son incrédulité subséquente. Comment la certitude chrétienne, après s’être affirmée de la sorte et avec une vigueur si grande, peut-elle s’obscurcir chez un croyant au point de s’éteindre tout à fait ? Cette question, vraiment redoutable, n’est point résolue ; aussi bien ne pouvait-elle pas l’être, car elle ne se pose que pour les seuls chrétiens. Elle n’existe pas en littérature et en philosophie ; elle ne présente là qu’un intérêt psychologique et se réduit à la marche naturelle d’une intelligence à la recherche du vrai. Cette recherche et les transformations qu’elle amène, surtout lorsqu’elles s’accomplissent avec l’absolue sincérité que l’on voit en Scherer et chez un homme de cette valeur, sont déjà certes assez importantes pour exciter et retenir l’attention. Elles deviennent poignantes et douloureuses pour ceux-là qui se refusent à voir dans le christianisme une vérité seulement, à côté de beaucoup d’autres, mais qui lui attribuent les caractères de la vérité même.

L’impersonnalité et la clarté du livre de M. Gréard ajoutent, nous l’avons dit, au tragique de cet exemple. Biographe et psychologue, l’auteur se borne à suivre un mouvement d’idées dont il cherche les causes et montre les conséquences. Il ne se permet aucune appréciation propre ; il lui suffit, de mettre à nu les ressorts secrets de l’organisme intellectuel qu’il étudie et d’en découvrir le jeu caché. Mais il s’identifie ou paraît s’identifier tellement avec sa démonstration ; celle-ci du reste est si évidente en soi, que le lecteur chrétien, convaincu et troublé, se demande presque avec angoisse lequel a raison de lui-même ou de Scherer, et si peut-être, en effet, la foi ne serait qu’un préjugé tenace, réfractaire à la raison, une sorte de parti pris traditionnel, embrassé par l’enthousiasme, entretenu par la paresse ou l’ignorance, et qu’un effort viril de la pensée ruinerait infailliblement ?

Car l’incrédulité de Scherer n’a pas seulement ceci de particulier qu’elle est d’un homme entièrement convaincu du christianisme et qui s’en détache entièrement, mais qu’elle est lente, graduelle, interne et spontanée dans ses origines, que la conscience y a part et non point la passion, qu’elle résulte de la seule mais impitoyable application des lois de l’entendement à l’objet de la croyance, qu’elle prend de la sorte un caractère général de nécessité logique et devient le type universel d’une crise normale autant qu’inévitable. À ce point de vue, le problème s’élargit encore et l’on se demande si la destinée de ce théologien ne serait pas effectivement celle de la théologie elle-même, c’est-à-dire de la religion cherchant à se rendre compte de sa créance ? C’est évidemment ainsi que l’entendait, Scherer ; c’est encore ainsi que paraît l’entendre M. Gréard, dont la sereine compréhension ne s’étonne ni ne se trouble de rien, et qui s’attache avec une égale complaisance à légitimer l’orthodoxie pieuse du professeur de Genève et le scepticisme ardent du critique de Versailles.

Devant l’Église, la « question Scherer » n’est donc pas tranchée. Elle reste intacte et s’impose même plus impérieusement que jamais à l’attention des chrétiens. Sa portée générale, que nous venons de caractériser, se complique encore lorsqu’on envisage les circonstances spéciales au protestantisme français qui la conditionnent et le milieu historique où elle est née.

Dans le temps que Scherer secouait les entraves de la théopneustie tout en continuant à professer une foi positive, un éveil de libéralisme théologique, inauguré par Vinet, se dessinait en France. La Revue de théologie de Strasbourg, fondée en 1851, en devint l’organe retentissant. Ce mouvement, qui avait suscité de grandes espérances dans la jeune école, ne tarda point à dévier. Avec MM. Réville et Colani, par une pente insensible, il rejoignit ou à peu près le naturalisme scientifique de Scherer. Ceux d’entre ses premiers adhérents qui restèrent chrétiens furent contraints d’en sortir. Ils demeurèrent longtemps désorientés et leur position ecclésiastique fut quelque peu compromise. Ce misérable dénouement jeta sur la nouvelle théologie qui cherchait à se faire jour un discrédit total et qui est loin d’être oublié. Vinet lui-même devint suspect. L’orthodoxie rigide se fit de cet exemple une arme d’autant plus foudroyante qu’elle était plus massive, et l’on couvrit d’une même réprobation tous les efforts tentés depuis pour l’affranchissement de la pensée religieuse.

Cette réprobation est-elle légitime ? Est-il juste d’établir entre les divers promoteurs d’un mouvement une telle solidarité ? L’exemple de Scherer est-il concluant sous ce rapport ? A-t-on tout dit lorsqu’on l’a cité ? Et ne pourrait-on pas concevoir une issue différente au conflit dans lequel sont engagées l’ancienne et la nouvelle théologie ?

C’est ici le second côté de la question. Le premier touchait aux rapports essentiels et permanents du monde et de l’Église, de la certitude chrétienne et de la certitude naturelle ; celui-ci touche, au sein de l’Église, aux rapports occasionnels et transitoires de deux écoles et de deux conceptions différentes de l’autorité religieuse. Quoique secondaire, ce côté de la question est pourtant grave parce qu’il est actuel et qu’il répond à des préoccupations vivement et récemment excitées. Nous ne le traiterons point à part ; il se résoudra de lui-même par l’ensemble de nos considérations. Car le but des lignes suivantes est de chercher une solution au problème que la vie d’Edmond Scherer place devant la pensée chrétienne, ou, si l’on veut, de tenter dans un but apologétique ce qu’a fait M. Gréard par curiosité littéraire. L’ouvrage de ce dernier reste à la base de notre étude ; il nous permettra d’être bref et nous dispensera de revenir sur les points acquis. Nous nous contenterons de pousser en quelques endroits, plus avant qu’il ne pouvait faire, une analyse d’ailleurs un peu différente de la sienne. Comme lui, nous nous efforcerons de tout comprendre ; mais nous ne saurons, comme lui, tout absoudre. Persuadé que, s’il est une morale, elle est universelle et préside à l’ensemble des activités humaines, nous lui soumettrons aussi celle de l’intelligence et nous trouverons dans le fait absolu de l’obligation le point d’appui et le critère infaillible même de la pensée théorique.

II

Par une réaction naturelle contre le déisme du xviiie  siècle, qui s’était introduit jusque dans nos Églises protestantes et en avait singulièrement altéré la vigueur, le Réveil de 1820 accentua l’élément divin dans l’œuvre du salut. Une part trop large avait été faite à la libre initiative de l’homme ; on ne pouvait la restreindre qu’en accentuant celle de Dieu. Mais, comme il arrive en ces occasions, on le fit démesurément. Sous prétexte de revenir à la doctrine des réformateurs, on revint à la théologie de leurs disciples immédiats, et la scolastique orthodoxe du xviiie  siècle, adoptée sans examen et presque sans restrictions, plaça d’emblée devant les fidèles un système chrétien très complet et très logique, mais dans l’élaboration duquel aucun rôle ne leur était laissé et dont il leur était interdit de faire la preuve.

Son trait distinctif — je parle du système théologique ressuscité par le Réveil, non du Réveil lui-même — était l’intellectualisme, et c’est là peut-être qu’il faut chercher le seul prolongement du rationalisme philosophique auquel il succédait. Les faits chrétiens y perdaient leur caractère de réalités historiques et morales pour se transformer en dogmes rationnellement explicables. Ces dogmes eux-mêmes, violemment séparés de l’histoire qui les fonde, y retrouvaient à peine leurs attaches et formaient un code abstrait, dont une dialectique judiciaire était à la fois le principe d’unité, d’interprétation et d’application. À la base de cet édifice, qui avait pour faite et pour couronnement le salut individuel obtenu par satisfaction juridique et par expiation vicaire, se trouvait l’autorité souveraine de l’Écriture. Là était la pierre d’angle. Une autorité morale et spirituelle, sans doute, mais non pas d’abord, ni en première instance, puisqu’on la prouvait à coups de miracles, c’est-à-dire de témoignages sensibles, et qu’on l’établissait à la façon d’un théorème, c’est-à-dire par enchaînement syllogistique. On tenait la Bible pour la parole de Dieu au sens le plus matériel du mot ; la Révélation n’était point le déroulement successif d’une histoire sainte, mais l’enseignement didactique d’un catéchisme ; l’inspiration n’était pas active, vivante et spirituelle, mais extérieure, passive et mécanique ; elle ne contenait rien d’humain, ni de contingent, rien qui pût s’adapter aux milieux et aux temps ; l’homme n’y participait que pour la reproduire machinalement ; il écrivait sous la dictée du Saint-Esprit comme écrit un écolier sous la dictée du maître. D’où il résultait que l’inspiration était littérale et absolue ; que le fond et la forme, l’esprit et la lettre de la Bible étaient au même degré infaillibles et normatifs. Tombée du ciel, sans attache aucune avec le cœur humain, l’autorité du texte se dressait, incompréhensible et formidable, comme un roc abrupt se dresse au sein des flots. Tous ceux que les vagues du doute n’y avaient point jetés vivants et debout, venaient se meurtrir désespérément et se briser contre ses dures arêtes. — Le professeur Gaussen, dans un livre célèbre, remarquable par la piété sérieuse, la candeur et la conséquence, consacrait le dogme fondamental de la théologie du Réveil sous le nom de Théopneustie.

Cette conception, qui nous étonne aujourd’hui, n’étonnait personne à cette époque. Elle abrita une génération de croyants qui s’y trouvaient à l’aise et se doutaient peu des difficultés qu’ils préparaient à la génération suivante. Rien ne prouve mieux combien grand peut être, durant une période donnée, l’écart temporaire entre la théologie et la foi sans que celle-ci paraisse en souffrir, et combien, à la longue, cet écart lui est, néanmoins funeste. Car les hommes du Réveil étaient des chrétiens authentiques, dont le cœur avait été vraiment touché par la grâce. Leur vie chrétienne fut aussi féconde que leur pensée chrétienne devait être stérile. Non qu’ils aient manqué de science, mais leur enseignement s’éteignit avec eux et ne porta point les fruits qu’ils espéraient. On doit l’oser dire maintenant : ils avaient donné à un évangile très fervent une formule très défectueuse ; elle devait finir par énerver cet évangile lui-même. En plaçant à la source de leur foi une autorité étrangère par sa nature à l’objet et à l’essence de cette foi, ils rentraient d’une façon détournée dans la méthode catholique romaine, de laquelle ils avaient cru s’affranchir. Leur procédé, pour être plus subtil et moins choquant, lui était fondamentalement identique.

Nous nous garderons, au reste, de condamner sans réserve une erreur dont ces chrétiens n’étaient pas entièrement responsables. C’était là, semble-t-il, une des phases nécessaires à l’éducation religieuse de la Réforme protestante ; elle l’a traversée dans tous les pays. La théopneustie représentait une vérité considérable que l’Église a toujours eu le besoin d’affirmer : celle de la présence réelle et de l’autorité divine. Pendant tout le moyen âge, la succession apostolique, le sacrement et la tradition avaient été les seuls porteurs de cette présence et les seules formes de cette autorité. Le xviiie  siècle venait d’y substituer la raison humaine et de chercher en elle une présence divine et une autorité que l’on ne voulait plus reconnaître dans des institutions ecclésiastiques manifestement corrompues. Cette seconde tentative échoua plus radicalement et plus rapidement même que la première. Quoi de plus simple, dès lors, que de les écarter toutes deux ? Quoi de plus naturel que d’humilier ensemble la raison et la tradition, de rabaisser leur superbe, et, par un hardi retour aux origines, de se retrancher derrière l’exclusive et suffisante autorité de la Bible envisagée comme une dogmatique de droit divin ? Cela était presque inévitable. Ajoutez que le besoin d’absolu propre aux convictions impérieuses, l’ignorance historique où l’on était alors sur la formation du canon biblique, et surtout l’intellectualisme régnant, devaient beaucoup favoriser la confusion qui se lit entre le livre écrit, porteur de la Révélation, et la Révélation elle-même. On étendit à tous deux, sans distinction, les prérogatives de l’infaillibilité la plus stricte, et l’on s’imagina candidement avoir répondu cette fois d’une façon définitive aux exigences particulières de la situation et aux exigences de la conscience chrétienne universelle.

Il ne fallut rien moins que l’effort de spiritualisation religieuse représentée par Vinet d’une part, le développement de la science critique tel qu’il s’accomplissait en Allemagne et qu’il fut un instant représenté par Scherer, de l’autre, pour abattre la construction théopneustique et faire distinguer, dans la Bible, entre la Révélation religieuse et son document. Telle était, au reste, la pénétration de la foi et de la théologie que l’effondrement de l’une entraîna chez plusieurs la ruine de l’autre, et qu’il fallut des années de luttes pénibles avant que l’on pût retrouver dans l’Écriture mieux conçue et replacer devant l’Église le principe d’une foi et d’une théologie plus scripturaires. Encore n’y réussit-on qu’à demi et le nombre est grand de ceux qui se refusent à quitter le mirage facile, mais illusoire, de l’inspiration plénière.

On entrait dans la théopneustie, qui couvrait alors le christianisme évangélique, comme on entre dans le christianisme de tous les temps, par plus d’une porte ; mais, au contraire du christianisme éternel, on n’y demeurait qu’à la condition de ne point trop réfléchir, de ne point laisser s’entrechoquer les éléments adverses d’une foi spirituelle et d’une théologie mécanique, et de ne point appliquer l’exercice de la raison, ni même celui de la conscience, à la notion d’une autorité que l’on avait délibérément placée hors de leur atteinte et qu’il fallait subir aveuglément. Scherer y entra, comme tous les autres, de franc cœur et sans réserve. Il confondit, comme les autres, l’autorité de la lettre avec celle de l’esprit ; il identifia, comme les autres, la divinité du Christ avec celle du livre qui en témoigne.

Entre eux et lui, une différence pourtant s’était glissée. Les hommes du Réveil abdiquaient les prétentions humaines par raisons morales. L’horreur et la réalité du péché les terrassaient, et, les dépouillant de tout mérite, les jetaient prosternés, tremblants, indignes, aux pieds du Dieu trois fois saint, dont seule la grâce prévenante et gratuite pouvait les relever. En s’y abandonnant, ils se reniaient tout entiers et fondaient la légitimité d’une abdication si totale sur la reconnaissance de la souveraineté divine et de leur propre indignité. Ces dispositions écartaient d’elles-mêmes toutes les difficultés de la théopneustie. Se fussent-elles présentées d’ailleurs, on les eût humblement acceptées et l’on eût taxé d’orgueilleuse folie la présomption de les vouloir résoudre. La satisfaction de besoins moraux si poignants entraînait l’oubli des autres, et la gratitude joyeuse du pardon reçu faisait admettre en bloc tout ce qui, même de loin, semblait s’y rattacher.

S’il est permis de juger sur quelques indices subséquents, tel ne fut point tout à fait le chemin suivi par Scherer. De sa conversion, survenue pendant un séjour qu’il fit en Angleterre à l’âge de seize ans, et qu’il date lui-même de Noël 1832, nous savons peu de chose. Les mieux informés prétendent qu’elle eut sa cause dans une apparition personnelle du Christ. Cette hypothèse, fort plausible en soi, se confirme encore lorsqu’on ouvre une sorte de journal intime qu’il écrivit plus tard sous le nom de Visites de Jésus-Christ. Voici, entre autres choses, ce qu’on y trouve à la date du 24 mai 1848 : « Est-il vrai, ô mon Seigneur ! tu étais à la porte et je ne le savais pas ; tu frappais et je ne t’ai point ouvert. Peut-être quelque étude absorbait-elle ma pensée ; peut-être était-ce le bruit de la rue qui m’empêchait de t’entendre. Entre, ô mon hôte ! C’est pour demeurer que tu es venu, n’est-ce pas ? Mets ta main sur mon front et me bénis. Dirige ma pensée de ton regard ; tiens-toi là, à ma droite, afin que je sois soutenu. Quelle joie ! Déjà ta présence a illuminé toute ma cellule. Elle était si sombre ! J’étais si seul ! Désormais mes yeux ne pourront se lever de mon livre sans se poser sur toi. Alors même que je ne te verrai point, je sentirai que tu es près. Quand je serai fatigué, j’appuierai ma tête sur ton épaule. Quand mon cœur palpitera, inquiet ou éperdu, je me jetterai sur le tien. Quand j’aurai besoin de conseil, je m’assoirai à tes pieds… N’avais-tu pas déjà demeuré une fois en moi ? C’était il y a trois ans. Tu restas trois jours. Et ma vie fut transformée, mes doutes se dissipèrent, mes luttes furent oubliées, mes ténèbres devinrent lumière. L’amour débordait de mon cœur, la mort ne m’inspirait plus d’inquiétude, le martyre m’eût paru facile. Ma première pensée au réveil, ma dernière en me couchant était pour toi. Et point d’effort dans ces pensées, car tu étais là. Penser à toi c’était te voir. Reviens à moi, ô mon Seigneur ! »

Quoi qu’il en soit, sa piété, très profonde et très réelle, porte dès l’abord la double empreinte de l’émotion mystique et de la rigueur intellectuelle. Il avait mis dans sa foi toute son âme ; il devait y mettre bientôt tout le travail d’une pensée qui se développait rapidement. Il allia sans peine les tendresses émues de l’Évangile à l’implacable dialectique des successeurs de Calvin. Sa raideur dogmatique, semblable à celle de ses contemporains, est toutefois de nature différente. Elle ne résulte pas, comme chez eux, d’une paresse de l’esprit, mais au contraire de son activité. Scherer ne craignit jamais les formules extrêmes qu’il atteignait après en avoir parcouru tous les intermédiaires, et par un désir de clarté plutôt que par celui d’asseoir une conviction vivante sur un consensus universel. Il prenait surtout position vis-à-vis de lui-même et se souciait moins de bâtir les retranchements indispensables aux luttes extérieures et pratiques. Il comprit, il est vrai, le christianisme sous la forme d’une vie ; mais la vie se réduisait pour lui au sentiment et à la logique. Sans doute, l’élément moral n’en fut point absent ; il ne saurait l’être d’aucune conversion sincère, mais il y était dominé. Il pénétrait sa vie chrétienne sans y être prépondérant et ne paraît pas en avoir constitué l’essence. La sincérité avec soi-même, que Vinet plaçait aux moelles de la conscience et dont il se servait pour faire saillir les besoins supérieurs de l’âme et leur conformité avec l’Évangile, Scherer l’applique à la raison raisonnante. Sa droiture sur ce point est admirable. Toute sa conscience passe dans sa logique.

Intellectualisme scientifique et mysticisme religieux, ces deux facteurs irréductibles l’un à l’autre, cohabitent, en Scherer pendant la durée de ses études théologiques, et même au-delà, sans se heurter une seule fois. C’était la période heureuse où leurs influences contraires, de forces encore égales, se balançaient réciproquement et ne pressentaient point leur antagonisme. Le tableau que trace M. Gréard de la vie du jeune étudiant strasbourgeois est une peinture délicieuse. On s’y attarde avec bonheur, on voudrait pouvoir s’y arrêter toujours et ne point tourner les pages d’un livre et d’une existence qui se précipite désormais vers la ruine et dont la fin est si profondément tragique.

Scherer porte à ses préparations universitaires une ardeur, une suite et discipline déjà caractéristiques du savant et de l’érudit qui devaient un jour compléter le penseur. Tout lui est en proie plutôt qu’en aliment de ce qui constitue la nourriture intellectuelle de l’homme. Il classe et il conserve avec une prodigieuse netteté de mémoire et d’impression ce que l’avidité de son âme jette en pâture à son large cerveau. Mais, entre tous, les sujets religieux l’occupent et le captivent. Il s’assimile en même temps que la langue allemande qu’il posséda parfaitement, la théologie allemande, alors en voie de développement continu. Il surveille ses divers courants, il s’initie aux procédés de critique historique qu’elle inaugure, et, chose curieuse, pressent la valeur sans saisir la portée de ce changement de méthode. Il ne s’aperçoit pas que cette innovation amène ou suppose une révolution radicale dans la science chrétienne, et, si, ce n’est dans la foi, du moins dans la manière de la concevoir et de la fonder. Assailli de tous les côtés par les suggestions de la libre recherche, il reste invariablement ferme et fidèle partisan de la dogmatique traditionnelle. Le noyau central n’est pas encore entamé où s’unissent intimement l’expérience du chrétien et la théorie du savant.

Une telle distinction de pensée, une si rare puissance de travail lui gagnèrent bientôt l’estime de ses professeurs, auxquels il donnait de grandes espérances. Voici le témoignage que rend beaucoup plus tard (1889) M. Reuss à l’étudiant d’alors :

« Scherer m’avait été amené par feu le pasteur Härter. Il entra aussitôt dans le cercle choisi de ma Société théologique, où il fut un des meilleurs debaters. Je m’aperçus bientôt qu’il était d’une orthodoxie rigide qui ne se ressentait pas précisément du piétisme un peu doucereux de son patron. Cependant, comme il rachetait ce qu’il y avait en lui de raideur calviniste par un savoir solide et une ardeur infatigable aux études théologiques, alliés à une lucidité d’esprit et de diction qu’on trouve rarement ensemble, surtout chez un jeune étudiant, je le pris en affection et j’augurai qu’il serait appelé un jour, à la tête du parti franchement conservateur, à vivifier en France la science protestante si profondément engourdie… Scherer passa trois ans dans cette Société, et quoique nos opinions, malgré les nombreuses discussions engagées sous ma présidence, ne nous aient pas rapprochés sur le terrain de la théorie confessionnelle, l’intérêt que je prenais à un élève si évidemment hors ligne me faisait sentir de plus en plus qu’il y avait quelque chose qui au fond m’unissait à lui. »

Scherer obtint son baccalauréat théologique en 1839 et se maria peu après. Il passa ses examens de licence et prit son grade de docteur (1843) par une thèse fameuse sur les Prolégomènes à la Dogmatique de l’Église réformée. Dans l’intervalle, le 11 avril 1840, il avait reçu la consécration au saint ministère. Le discours qu’il prononçait à cette occasion montre la profondeur du sentiment chrétien, la sainte émotion et la certitude joyeuse qui conviennent à un vrai disciple.

Dès lors les fonctions pastorales s’ouvraient devant lui. Ses amis le pressaient fortement d’y entrer ; mais une insurmontable répugnance l’éloignait de l’activité pratique, à laquelle il préféra toujours le labeur paisible de la chambre d’étude. Il écrivit plusieurs articles au Semeur et lit paraître les Considérations sur l’Église réformée de France, reprises et développées plus tard dans son Esquisse d’une théorie de l’Église chrétienne.

Le Journal d’un égotique, qui date de cette époque, nous fait voir son auteur très retiré du commerce des hommes, engagé très avant dans celui des livres, et goûtant avec délices la plénitude d’une existence intellectuelle réchauffée par les affections de la famille et les joies intimes de la religion. Il exerce autour de lui une influence limitée, mais bienfaisante, et prêche de temps à autre avec l’irrésistible efficace des convictions absolues et ferventes.

M. E. de Pressensé, dans sa magistrale étude sur le Développement de la pensée de Vinet 44, cite le fragment inédit de l’un de ses sermons. On nous permettra d’en reproduire quelques lignes, tant elles sont significatives du point de vue auquel Scherer se tient et de la notion qu’il se fait de l’autorité religieuse : « Pour qu’il nous fût possible, s’écrie le prédicateur, d’admettre que la morale a son principe et son siège dans la conscience, il faudrait que cette dernière pût se suffire à elle-même et fût toujours indépendante de ce qui n’est pas elle… Une morale révélée est la seule qui s’accorde avec l’idée de Dieu, à Dieu seul il appartenait de nous donner une tâche. Sans révélation, les idées morales ne seraient autres choses que des opinions plus ou moins individuelles… La morale ne peut nous venir que de Dieu, et Dieu n’a parlé que par le Christ, son Fils éternel. Tout en revient, on le voit, à la révélation extérieure… »

Il faut retenir cette dernière phrase. Elle résume authentiquement la position théologique de Scherer à Strasbourg. Il est impossible d’asseoir une foi plus ferme sur un scepticisme plus complet à l’égard des éléments mêmes de la foi ; il est impossible de proclamer plus âprement la nécessité d’une révélation extérieure et de lui enlever plus sûrement toute attache subjective, c’est-à-dire tout lieu d’entrée et tout point d’appui dans la nature humaine. Cette négation de l’autorité de conscience au profit de l’autorité externe est en contradiction directe avec l’esprit de l’Évangile. Elle cache un secret athéisme et contient déjà le principe de la catastrophe subséquente. Scherer, cependant, est loin de s’en douter. Son cantique Je suis à toi, l’un des plus beaux de l’hymnologie protestante, prouve une fois de plus que l’intensité de la vie chrétienne et le mysticisme religieux ne dépendent pas toujours d’une saine théologie, ni ne suffisent à l’établir.

III

Ce fut dans ces dispositions qu’en 1846, Scherer répondit à l’appel de l’Oratoire de Genève. Il y occupa d’abord la chaire d’histoire qu’il échangeait l’année suivante contre celle d’exégèse biblique. C’était là son vrai terrain, celui qui convenait le mieux à ses goûts, à ses aptitudes et à la nature de son savoir. Il ne prévoyait pas que la rigueur et la prédilection même qu’il apporterait à ses travaux dussent provoquer un jour l’effondrement de ses croyances.

Ici s’ouvre la période dramatique de sa vie. Jusqu’alors Scherer s’était mû dans les idées générales. Il avait certes étudié l’Écriture, mais avec les besoins religieux d’un croyant et les vastes horizons d’un philosophe plutôt qu’avec l’exacte précision d’un commentateur. Sa théorie de l’inspiration, fruit d’un postulat logique, ne s’était point encore appliquée aux détails minutieux des textes. Maintenant, au contraire, les textes deviennent l’objet propre de son examen. Il les sonde, il les approfondit, il les analyse, il en pèse les affirmations, il en compare les données multiples et s’aperçoit avec terreur que le système de la théopneustie ne trouve pas en eux sa vérification. Il y a des divergences, des souplesses, des libertés d’allure, des richesses vivantes de style et de langue dont l’inspiration littérale, telle qu’il la conçoit, est incapable de rendre compte. En même temps, une étude plus attentive lui révèle le rôle de l’histoire dans la formation du Canon. Il constate que le document biblique n’est pas un bloc unique ni d’une seule venue. D’un auteur à l’autre, des différences qu’il ne soupçonnait point surgissent et s’accentuent. Les limites si précises et si simples, dont la tradition avait entouré les livres canoniques, se compliquent et s’estompent. Des écrits similaires, portés comme eux par l’inspiration chrétienne, les entourent en grand nombre et forment, de la littérature sacrée à la littérature profane, une insensible transition. L’Église, au cours des siècles, opère entre eux un départ tardif, souvent incertain, controuvé dans quelques-uns de ses résultats et dont aucun signe d’évidence extérieure dont aucune preuve palpable ou surnaturelle n’indique la légitimité. Scherer anxieux s’effraye de ces découvertes, car il n’a rien pour les vaincre qu’un argument d’école qui se brise à leur contact.

« Hélas, écrivait-il plus tard, on ne fait pas impunément de l’exégèse. Dès qu’on en est venu à s’interroger sur certaines questions, c’en est fait des abandons de la jeunesse… Ainsi arrive-t-il que le dissolvant le plus actif de la croyance est l’étude la plus légitime en apparence, la plus innocente, la plus nécessaire, celle des livres bibliques, et celle des faits évangéliques. On s’y mettait sans arrière-pensée, et peu à peu tout se transformait aux yeux du chercheur consciencieux. Combien n’en ai-je pas connu qui, cédant à l’évidence, voyaient douloureusement disparaître des articles de foi auxquels ils tenaient plus qu’à leur vie, mais auxquels ils avaient le courage de préférer le vrai. »

Ce n’est pas que les difficultés où se débat Scherer aient jamais entièrement échappé à ses prédécesseurs. Depuis longtemps on parlait des « contradictions apparentes » de la Bible. Mais on les tenait pour apparentes seulement ; on s’imaginait les concilier par des artifices de raisonnement et des distinctions subtiles qui, parfois, touchaient de près au manque de droiture et déguisaient mal la force du préjugé ou la crainte de l’inconnu. Les uns étaient aveuglés par la scolastique régnante et n’admettaient pas même qu’on pût songer à la mettre en question : d’autres, pressentant un écroulement général, reculaient devant les périls d’une reconstruction. Scherer ne fut pas long à percer à jour la valeur de ces subterfuges, de ces préjugés ou de ces indolences. Son besoin d’absolu, l’intrépide sincérité de son esprit répugnaient à toute apparence de faux fuyants. L’inexorable enchaînement d’une pensée qui prétendait toujours demeurer d’accord avec elle-même le poussait droit aux obstacles. Il n’eut pas de cesse qu’il ne les ait surmontés.

Nous savons peu de chose sur les luttes intérieures qu’il soutint alors. Elles étaient trop graves pour qu’il en parlât volontiers ; sa réserve habituelle le rendait impropre aux confidences. L’espèce de journal qu’il intitulait les Visites de Jésus-Christ, nous en offre à peu près les seuls indices appréciables. Nous avons cité déjà le morceau daté du 24 mai 1848. Ce n’est encore qu’une prière confiante. À cette imploration mystique succède bientôt un appel plus pressant et plus douloureux. Le 13 août de la même année, il s’écrie : « Je porte ton nom, ô mon Seigneur ! Mes occupations se rapportent à Toi. Je me range auprès de Toi avec ceux qui t’aiment. C’est à Toi que j’appartiens, à ton Église, à ton service. Et pourtant… Ah ! mensonge, mensonge !… La vérité, c’est l’unité dans la vie et je ne suis rien moins qu’un. Sincérité, unité, harmonie, paix, autant de termes corrélatifs… Ô mon Dieu ! Donne-moi d’être vrai, vrai surtout quant à Toi, vrai dans ton service, car c’est là la vérité primordiale, celle dont toutes les autres découlent. » Deux mois plus tard, le même cri se répète avec la préoccupation du témoignage qu’il est appelé à rendre : « Donne-moi la vérité, ô mon Dieu ! afin que je sois tout lumière sans aucun mélange d’ombre et de faux. Donne-moi la sincérité, afin que cette vérité que je connais, je la laisse se manifester sans aucun voile de réticence. Que mon cœur soit au dedans de moi comme est le cœur de l’enfant qui vient d’être sevré. »

Une année entière s’écoule sans qu’il soit possible de recueillir un témoignage nouveau ; mais le travail commencé dans l’esprit de Scherer se poursuivait activement. Celui-ci se formait peu à peu, de la valeur religieuse de la Bible et de l’essence même du christianisme, une conception qui ne cadrait plus ni avec celle de ses collègues, ni avec celle de l’école à laquelle il appartenait. En novembre 1849, Scherer adressait sa démission au directeur de l’Oratoire ; le 28 décembre il prenait officiellement congé de ses étudiants et leur annonçait l’ouverture d’un cours libre qu’il se proposait de donner en dehors des murs de la Faculté, et dans lequel il discuterait publiquement la nature de l’autorité religieuse. Le cours eut lieu du 21 février au 7 juin 1830, et fut très suivi.

Ces événements n’étaient point tout à fait inattendus. Dès le printemps 1849, des bruits vagues concernant l’hétérodoxie du jeune professeur circulaient à Genève. Ce dernier, après une explication orageuse avec le pasteur Merle d’Aubigné, lui écrivit une lettre où il complétait l’exposition des vues auxquelles il était arrivé. Il en rédigea bientôt une seconde, et, préoccupé de saisir le public des considérations qu’il avait fait valoir auprès de quelques-uns, il les publia toutes deux dans une brochure qui a pour titre : La Critique et la Foi 45.

Cette brochure, où se remarquent déjà les qualités très fortes de clarté, de droiture ferme et hardie qui distinguent Scherer, est très importante pour la compréhension de la crise qu’il traversait à cette époque. Malheureusement elle est aussi peu connue qu’elle est restée célèbre. On nous saura gré d’en donner ici une analyse sommaire et quelques citations.

La première lettre indique surtout ce qu’une critique impartiale et vraiment objective altère ou détruit dans la conception théopneustique des Écritures. L’argumentation peut se ramener aux quatre chefs suivants : la théopneustie n’est conforme ni à la nature, ni au contenu particulier du Nouveau Testament ; elle ne s’appuie sur aucune affirmation ou prétention semblable de ses auteurs ; elle n’est pas davantage conforme au témoignage du Saint-Esprit, tel qu’il s’affirme dans la conscience du chrétien ; cette dignité, dont on investit la lettre des écrits apostoliques, se fonde donc sur un postulat rationnel d’après lequel la notion du salut par Jésus-Christ implique nécessairement celle de l’inspiration littérale.

En voici le développement : le Nouveau Testament, par sa nature et par son contenu, est réfractaire à l’interprétation théopneustique, parce que ce recueil est écrit dans une langue morte et que les fidèles n’y ont accès que par des traductions toujours approximatives ; parce que le texte original lui-même n’existe pas d’une manière sûre dans toutes ses parties ; parce que enfin, dans un grand nombre de passages, le sens n’en est pas absolument certain. « Comment, en présence de ces faits, le Nouveau Testament peut-il remplir le rôle d’autorité absolue vis-à-vis, soit du simple fidèle, soit même du savant ? » Plus encore. Aucune intervention surnaturelle ne semble avoir soustrait les écrivains sacrés à des causes d’erreur qui résultent du milieu historique au sein duquel ils se meuvent. C’est ainsi qu’ils citent l’Ancien Testament selon la version fautive des Septante ; qu’ils sont dominés en plusieurs endroits par la tradition judaïque et par l’exégèse rabbinique qui était celle de leur temps. On rencontre en outre dans leurs écrits des inexactitudes de narration, des négligences et des répétitions incompatibles avec la théorie traditionnelle de l’inspiration plénière.

Nulle affirmation des auteurs eux-mêmes ne confirme cette théorie. « Chose étrange et bien digne d’attention, le Nouveau Testament ne se donne nulle part pour inspirer. Il n’est pas un des auteurs de ce recueil qui exprime la moindre prétention de ce genre. Paul parle, non de son inspiration, mais des révélations qu’il a reçues, ce qui, je n’ai pas besoin de le rappeler, est fort différent… De sorte que nous avons ici une croyance fondamentale de l’orthodoxie qui ne peut s’appuyer sur l’Écriture et qui est strictement extrabiblique. »

Quant au témoignage du Saint-Esprit, il ne prouve pas ce qu’on voudrait lui faire prouver, parce qu’il ne s’applique pas à l’objet auquel on voudrait l’appliquer. Il atteste et confirme l’autorité religieuse et spirituelle, non l’autorité matérielle. « On sent que l’Esprit de Dieu nous parle dans telle ou telle page de Paul ou de Jean, on ne le sent pas dans une généalogie. »

Le théopneustie repose donc sur un raisonnement à priori.

« Si la Bible, a-t-on dit, n’est pas inspirée et par suite infaillible, nous sommes laissés dans le doute sur les choses qu’il nous importe le plus de connaître ; c’est une certitude absolue que réclame notre foi ; et la rédemption est pour nous comme non avenue du moment que nous n’en pouvons avoir cette parfaite connaissance que l’inspiration peut seule nous garantir. »

« Malheureusement, continue Scherer, le propre des arguments à priori est d’être aussi trompeurs que spécieux. La question n’est pas de savoir ce qui doit être selon notre conception des choses, mais ce qui est, et tous les raisonnements du monde ne peuvent pas plus établir un fait qu’ils ne peuvent le renverser. »

Il conclut en disant : « La croyance à l’inspiration46 ne s’appuie donc sur rien. Semblable à l’infaillibilité de l’Église dans le catholicisme, elle doit prouver tout le reste et ne peut se prouver elle-même : de sorte que l’on est réduit à l’accepter les yeux fermés, par un acte de volonté, en obéissant, non à des raisons, mais à des motifs. »

Or, que reste-t-il de la Révélation dans les Écritures ainsi comprises ? C’est l’objet de la seconde lettre, et l’auteur pourrait se résumer en ces mots : Il reste une certitude historique appuyée sur une évidence morale. L’autorité du livre disparaît derrière l’autorité personnelle du Christ et celle de son Esprit chez ses disciples. Scherer part du sentiment du péché, qu’il pose comme un fait primitif d’expérience intérieure ; il montre que la foi chrétienne traverse le document biblique sans s’y arrêter, qu’elle s’attache à cet autre fait, l’apparition historique du Christ-Sauveur et qu’elle s’y repose dans la pleine certitude du salut. Il y a là des pages admirables, trop ignorées et qu’il faudrait toutes lire :

« Vous me demandez ce qui reste du christianisme après qu’on a retranché le dogme de l’inspiration47 ? Il reste Jésus-Christ. Ce qui reste de l’Écriture ? l’histoire de Jésus-Christ. Ce qui reste à la foi ? la personne de Jésus-Christ. C’est là le commencement et la fin, le centre et le tout. S’attacher à la réalité historique du Seigneur, le prendre tel qu’il se donne, le recevoir tel qu’il se montre, laisser tous les systèmes pour n’interroger que lui, se méfier des notions préconçues pour se fier à lui seul, oser se placer en sa présence pour recevoir directement l’impression qu’il veut produire, s’abandonner à sa parole, à son individualité, à sa puissance, redevenir comme l’un de ceux qui l’ont suivi dans les bourgades de la Galilée et dans les rues de Jérusalem, le voir, l’entendre et le toucher comme Marie, s’asseoir à ses pieds comme Zachée, l’accueillir dans nos maisons, assister à sa vie et à sa mort, à sa mort et à sa résurrection, fixer le regard sur sa croix, se plonger dans la muette contemplation de ses souffrances et de sa charité, se représenter sans cesse tant de force unie à tant de bénignité, tant d’humilité à tant de grandeur, tant de support à tant de sainteté, pénétrer chaque jour plus avant dans les limpides profondeurs de son enseignement et de son caractère, se baigner dans ces émanations de la vie éternelle qui rayonnent autour de lui, sentir le triomphe qui s’accomplit en lui sur le mal et la mort, laisser, laisser les traits de cet idéal immortel s’imprimer et comme se transcrire sur toute l’habitude de notre être, cette personnalité sublime façonner notre personnalité, oh ! mon ami, n’est-ce pas là la foi et le salut promis à la foi ? Et qu’avons-nous besoin de la théopneustie pour cela ?… »

« Toutefois le coté moral de l’apparition de Christ, sous lequel nous le percevons plus immédiatement, n’épuise pas notre conception de sa personne. Quelque chose de suprême perce à travers sa perfection si réellement humaine. Sincèrement homme comme nous, il a cependant la conscience d’être au-dessus de l’homme. L’humanité s’élève en lui jusqu’à la divinité. Seul il a connu le Père avec lequel il est dans un rapport unique. Celui qui l’a vu a vu Dieu. Toutes choses ont été remises entre ses mains. Il demeure avec les siens jusqu’à la fin du monde. L’Église l’adore et le prie ; elle reconnaît que son Sauveur règne dans les cieux et sur la terre, et que la réconciliation s’est accomplie par lui parce qu’elle s’est accomplie en lui, à savoir dans l’union même de Dieu et de l’homme. »

Après avoir marqué la place prépondérante que fait la nouvelle théologie à la personne morale, humaine et divine de Jésus-Christ, Scherer indique ainsi colle qui revient au document sacré : « C’est parce que la foi est essentiellement un commerce et une communion avec Jésus-Christ, que l’Écriture tient une place si capitale dans la vie de l’Église et dans celle du fidèle… Pour voir le Seigneur lui-même, pour assister à sa vie, pour recueillir sa parole, pour contempler son image, pour la retrouver et la contempler encore dans ceux qui l’avaient contemplé les premiers, il faut recourir aux écrits bibliques. Là nous entendons le disciple qui avait vu de ses yeux, qui de ses mains avait touché le Maître. Nous y retrouvons, par une tradition authentique, les traces profondes que Jésus avait laissées dans la mémoire de ceux qui l’entouraient… La théorie de l’inspiration48 est fausse ; mais, comme toute erreur, elle a un fond de vérité qui est sa raison d’être. L’élément vrai de la superstition dont l’Écriture a été l’objet, c’est le rapport unique dans lequel cette Écriture se trouve avec le Seigneur, et partant avec notre foi. »

Ces paroles assurément sont encore celles d’un croyant. Dans la position d’indépendance qu’il assume relativement au dogme théopneustique, Scherer reste sur de sa foi. À l’un de ses amis, qui s’inquiétait pour lui et demandait si, dans cette aventure théologique, il ne risquait pas de perdre la vérité qui lui était devenue chère, si le doute ne succéderait pas au doute comme la vague à la vague, s’il ne finirait pas peut-être par échouer quelque jour sur la plage désolée du scepticisme religieux, il répondait : « Il ne me sied pas de vous reprocher des appréhensions que j’ai longtemps partagées. Avouez néanmoins qu’il y a dans ces craintes plus d’incrédulité que de foi. L’Évangile est-il pour vous la vérité divine ? Sa puissance, c’est-à-dire encore sa vérité, ne s’est-elle pas fait sentir à votre cœur ? N’avez-vous pas trouvé le salut et la vie en Jésus-Christ ? Et, s’il en est ainsi, comment pouvez-vous craindre qu’un fait quelconque porte atteinte à ce fait d’une certitude immédiate ? L’Évangile peut-il avoir quelque chose à redouter de recherches sérieuses ou de résultats certains ?… Bien loin d’être incompatible avec la critique, la foi porte une force critique en elle-même. C’est ainsi qu’elle va se purifiant, se renouvelant et se perpétuant. Il en est comme des corps organisés qui n’ont pas seulement la faculté de rejeter toute substance étrangère par le jeu de la vie, mais dont les éléments constitutifs sont en outre entraînés dans un mouvement et comme dans une transformation continuelle. Cette transformation unie à l’identité, cette identité dans la transformation, c’est la vie elle-même, la vie de l’homme et la vie de l’âme. »

On le voit, Scherer n’avance pas au hasard, il a parfaitement conscience de l’œuvre qu’il poursuit : elle consiste, après avoir distingué la foi d’avec la théologie, à refondre celle-ci et à la couler dans un moule nouveau. Par un travail analogue à celui de Luther s’affranchissant de la tradition romaine pour fonder la Réforme, il s’affranchit, au sein même de la Réforme, de la tradition théopneustique, et, comme Luther, place dans l’identité persistante de la foi les bases d’une nouvelle conception théologique. On accordera que la tentative était urgente autant que légitime. Mais il y avait dans l’attitude de Scherer quelque chose d’inquiétant parce qu’il y avait tout ensemble quelque chose d’insuffisant et quelque chose d’outré : d’outré, par une réaction trop violente contre l’ancienne théologie ; d’insuffisant, par la fragilité des matériaux avec lesquels il prétendait bâtir.

En s’élevant contre l’inspiration plénière, il semble, en effet, s’élever contre toute inspiration quelconque. Dire, comme il fait, que l’établissement d’une généalogie ne suppose en rien l’inspiration chrétienne, c’est aller beaucoup trop loin et se mettre à un point de vue trop exclusif ; c’est méconnaître les besoins secondaires de la foi, ceux qui réclament l’ordre, l’harmonie, la continuité de la Révélation divine, et la manière dont il a plu à Dieu d’y pourvoir. Un autre danger, issu d’une autre exagération, est l’excessive prépondérance accordée à l’élément, historique sur l’élément moral dans la certitude des faits chrétiens. Cette dernière, sans doute, est soutenue par une évidence immédiate et spirituelle, sur laquelle Scherer insiste à bon droit, mais avec moins de force, moins de persistance, et qu’il paraît reléguer au second rang, alors qu’elle devait occuper le premier. Il allait résulter de ce fait, dès que le théologien s’approcherait à nouveau de l’objet de sa croyance, un travail de critique destructive auquel manqueront désormais les limites qu’y apportait autrefois le respect de la tradition et que, seuls, les impératifs infrangibles de la conscience morale auraient pu remplacer efficacement.

Quelles que soient ses lacunes cependant, cette brochure conserve des mérites incontestables de vérité, de haute franchise et de courage. Son retentissement fut immense. Elle eut pour effet de rattacher à son auteur un petit groupe de disciples composé surtout de ses anciens élèves, et d’en détacher brusquement tout le peuple de l’Église. D’une part, la jeune école voyait poindre dans ce manifeste hardi l’aurore d’une réforme de la Réforme et se serrait autour de Scherer comme autour du continuateur direct des Luther et des Calvin ; Reuss, Mme de Staël manifestaient leur sympathie ; Lutteroth, Adolphe Monod lui-même se plaçaient à ses côtés, le soutenaient de leurs conseils et de leur inquiète affection. D’autre part, l’orthodoxie intransigeante déversait sur ce déserteur les flots d’une colère dont il est difficile aujourd’hui de mesurer l’effervescence.

Une polémique acerbe s’était engagée dans les journaux ; du haut des chaires on lançait l’anathème contre l’ancien professeur et l’on tenait les fidèles en garde contre le venin de sa parole. De ce qu’il avait rejeté certains articles du dogme, on concluait à tort et prématurément qu’il avait abandonné toute foi positive. Le vide et l’hostilité grandissaient autour de lui. Dans cet isolement, Scherer sut rester très digne. Il laissa passer les insinuations perfides et les insultes sans y répondre ; mais son cœur en était secrètement ulcéré. Il s’était attendu à plus de loyauté de la part d’adversaires qu’il n’avait pas cessé de respecter, à plus de charité de la part de chrétiens. Il avait prévu la lutte, mais non ce qu’il appelle lui-même « un débordement de calomnies et de sottises ». L’Église qu’il aimait encore, lui ayant fermé ses portes, il se retira dans l’étude solitaire pour y poursuivre, avec une ardeur de passion et une témérité de logique que ne tempérait plus le contact des hommes de foi, l’analyse des éléments de sa croyance.

Sur la pente fatale qu’il commençait à descendre, une chose aurait pu l’arrêter : l’influence de Vinet. Par un effort puissant de critique et de synthèse, par le déplacement de l’axe théologique, par l’angle nouveau sous lequel il envisageait la Révélation, Scherer était arrivé d’un coup aux résultats laborieusement atteints par la science religieuse moderne. Précurseur incomplet et dangereux du mouvement théologique actuel, il rejoignait momentanément son précurseur véritable, Alexandre Vinet. Celui-ci ne s’était jamais effectivement rallié au système théopneustique de Gaussen. Il avait puisé dans sa foi même les raisons de s’y opposer, et pensait que la libre adhésion de la conscience individuelle aux vérités de l’Évangile constituait seule un christianisme authentique. L’autorité canonique de l’Écriture n’avait pas dans sa pensée l’importance souveraine qu’y attachait l’orthodoxie du Réveil ; il envisageait que la certitude morale, acquise par l’expérience chrétienne, était d’autorité primaire. — Si l’on se tient à cette ressemblance, qui est la plus frappante, Scherer est bien l’émule de Vinet. Et la similitude extérieure des situations lui fit comprendre mieux que personne celui qu’il appelait son maître, et auquel l’unissait d’ailleurs les liens d’une vénération profonde. L’étude49 qu’il lui consacrait à cette époque est au nombre des meilleures, des plus justes et des plus pénétrantes qu’on ait écrites sur le penseur Vaudois. Cette compréhension va si loin, elle est si parfaite qu’on serait presque tenté de croire à l’identité foncière et permanente des deux esprits.

Il n’en est rien cependant. Sous cet accord fortuit des points d’arrivée, se cachait une double différence dans le point de départ, l’une de direction, l’autre de méthode. La théologie de Vinet se lie intimement à sa vie religieuse dont elle suit les phases successives. Elle n’est que l’expression d’une œuvre graduelle de renouvellement et d’illumination intérieure dont son âme fut constamment le théâtre. Vinet édifie le nouvel homme dans la grâce, et, par une marche sûre vers la spiritualité chrétienne, rejette naturellement les entraves du matérialisme traditionnel. C’est un mouvement ascendant qui l’emporte, c’est un mouvement inverse que suit Scherer. Il rompt avec une théologie fausse, non par développement interne et progrès spirituel, mais par nécessité scientifique ; il abandonne le dogme de la théopneustie, non point avant tout parce qu’il fait tort à la foi, mais parce qu’il est théoriquement insoutenable. S’il accepte temporairement une conception analogue à celle de Vinet, elle ne répond pourtant pas chez lui aux mêmes besoins, ni ne repose sur les mêmes fondements. C’est la concession d’un critique plutôt que la conquête d’un chrétien.

À cette différence considérable dans la direction, s’ajoute une différence plus considérable encore dans la méthode. Vinet délaisse l’autorité littérale parce qu’il en possède une plus haute dans la conscience, à laquelle depuis longtemps il a donné la place suprême. Scherer quitte cette même autorité littérale parce qu’elle ne se confirme point devant sa raison, laquelle implicitement, et par cela seul, reste pour lui l’arbitre de la vérité. C’est une tendance morale qui guide l’un ; c’est une tendance intellectuelle qui conduit l’autre.

Ces deux tendances, qui se réunissent un moment et semblent aboutir à des résultats identiques, étaient au fond diamétralement opposées. Le jeu même de leurs énergies réciproques, leur simple prolongement et la réalisation de leurs conséquences ne devaient point tarder à mettre entre elles toute la distance qui sépare en fait le moralisme religieux de l’intellectualisme mystique.

Jeté hors de l’infaillibilité littérale ; errant à travers l’espace vide de la spéculation dialectique ; cherchant en vain l’absolu, libérateur de ses doutes, et ne le trouvant que dans sa seule pensée, Scherer subit un instant l’attraction de Vinet. Mais ce n’est qu’une déviation passagère. L’impulsion primitive était trop puissante et la chute, désormais rectiligne, va se précipiter avec la précision rigoureuse des lois mathématiques.

IV

Scherer venait de résoudre la question d’autorité ; l’objet même de ses études l’avait fait surgir. Mais il l’avait résolue de telle façon et avait employé pour le faire une telle méthode qu’une autre question ne pouvait tarder à se poser, celle du mal et du surnaturel. L’occasion et les circonstances l’ont mis en face de la première ; la persistance et la logique d’un mouvement continu l’amènent en face de la seconde.

Il avait cessé de croire à l’infaillibilité littérale de la Bible, non parce qu’elle lui semblait incompatible avec la nature de sa foi, mais parce qu’elle était incompatible avec les faits et les déductions rationnelles de ces faits. Au cours de ce travail qu’avait institué la raison et qu’elle dominait seule, sa raison peu à peu : s’était émancipée. Captive jusqu’alors d’une théorie traditionnelle acceptée sans contrôle, elle s’en dégage maintenant, et, forte de ses droits nouvellement acquis, prétend ne plus s’appuyer que sur la constatation des faits dont elle se réserve d’ailleurs le libre examen. Dans ce brusque passage de la scolastique à la science, la morale n’est point consultée ou ne l’est pas suffisamment. La source de l’autorité, qui hier résidait dans un postulat rationnel à priorique, réside aujourd’hui dans l’observation et l’expérience objective. La transposition est évidente ; mais le critère de certitude reste, au fond, le même : il est d’ordre intellectuel. Expérimentale ou déductive, aujourd’hui comme hier, la preuve sollicite surtout l’intelligence et s’adresse à la raison. Or, te besoin fondamental de la raison, c’est l’unité dialectique. Cette unité, Scherer avait essayé de la mettre dans les contradictions scripturaires que l’exégèse lui avait révélées, par une transformation théologique. Il devait nécessairement tacher de la mettre encore dans les contradictions internes que lui révélait la conscience. Caria distinction du bien et du mal est certes aussi flagrante que les divergences de textes ; elle ne devait pas être plus irréductible. Pour un esprit que maîtrisait la logique et qui, au temps même de sa plus grande ferveur religieuse, réduisait « les idées morales » à « des opinions individuelles », le dualisme de conscience devait s’apaiser dans la même harmonie finale. L’entreprise était périlleuse ; Scherer l’aborda de front.

Son étude sur le Péché, parue d’abord à la Revue de Strasbourg 50, date de 1853. L’auteur accorde que le sentiment du péché est un sentiment légitime ; il y reconnaît la substance du dogme chrétien. Aussi son argumentation ne va-t-elle pas contre la conscience du péché, mais contre l’explication biblique de son essence et de sa cause. Il écarte la doctrine de la chute originelle par le dilemme bien connu : ou le péché est un acte libre et alors il ne saurait être transmissible par la génération ; ou il est un état héréditaire, et alors il cesse d’être libre et, par conséquent, responsable. L’hypothèse orthodoxe est donc affectée d’un vice principiel qui la rend insoutenable. Pour faire justice au double caractère du péché, qui est manifestement d’être un fait de nature et un fait anormal, il convient d’adopter une explication plus plausible et qui, sans les violenter, soit apte à mieux concilier les deux termes du problème. Scherer la trouve dans les conditions mêmes du développement de l’homme et dans la notion d’une liberté subjective qui n’est guère, en effet, qu’une illusion de liberté.

La conscience et le péché, pour lui, sont deux phénomènes moraux inséparables. Ils se produisent ensemble et se développent concurremment, parce que Dieu a créé l’homme, non pas saint ou méchant, mais imparfait et perfectible. Le sentiment de la distance qui subsiste entre l’état d’imperfection et celui de perfection constitue la conscience du péché, qui est ainsi liée au progrès et devient son facteur essentiel. Les choses comprises de la sorte, le péché, selon Scherer, demeure péché : un fait imputable à l’homme et non point à Dieu, puisque Dieu ne, l’a pas voulu comme tel ; un fait coupable, puisqu’il contredit à l’idéal de l’homme tel que l’homme le porte en soi. C’est enfin, assure-t-il, un fait conforme à l’idée que la créature possède de Dieu. Il est infiniment digne de la grandeur et de la bonté suprêmes, qu’en consentant aux luttes et aux efforts impliqués nécessairement par une imperfection perfectible, Dieu ait ouvert à l’homme les voies d’une progression continue dans la spiritualité.

Nous condensons ici un exposé qui couvre quelque quarante pages et dont la teneur embarrassée, les obscurités et les hésitations prouvent assez combien était glissant le terrain où s’avançait l’auteur, et combien les difficultés étaient grandes d’unir ce qu’il conservait des conceptions chrétiennes avec le déterminisme évolutionniste qui déjà s’emparait de sa pensée. Il est clair, du reste, que la tentative est avortée. Cette interprétation du moralisme chrétien par l’intellectualisme philosophique reste une œuvre bâtarde ; le second facteur l’emporte sur le premier et le stérilise. L’idée n’est pas respectueuse du fait ; elle le bâillonne, le mutile et le défigure. Scherer lui-même n’est pas sans l’apercevoir.

« En vain, dit-il, démontrerait-on à la conscience angoissée que, si le péché, en tant que péché, est ce qui ne doit pas être, le péché est en même temps la condition de notre développement humain. En vain répéterait-on que Dieu nous aime malgré notre péché, parce qu’il nous veut comme des êtres moraux et spirituels, c’est-à-dire avec toutes les conditions de la vie spirituelle et morale. Le pécheur auquel on soumettrait ces considérations ne pourrait en tirer aucune consolation. » Voilà pour l’aveu de l’insuffisance de sa théorie ; voici pour les raisons d’y persévérer quand même : « Ces considérations — qui ne sauraient consoler le pécheur — appartiennent au point de vue de l’intelligence, de la science, de la théodicée, mais sont étrangères au point de vue de la conscience. Il est inévitable que le pécheur, placé sous l’influence de son péché, le sente comme absolu et irrévocable, c’est-à-dire comme péché, et il serait contradictoire qu’il put le considérer comme condition de son développement, parce qu’alors il ne le sentirait plus comme péché. En d’autres termes, le point de vue de la conscience est celui de l’expérience subjective, tandis que le point de vue de la théodicée est celui de la contemplation objective. » Lisez : de la raison raisonnante.

A-t-on jamais plus insolemment nié la certitude morale au profit de la compréhension intellectuelle ! N’est-il pas inouï d’entendre Scherer proclamer « qu’il serait contradictoire que le pécheur put considérer sa faute comme une condition de son développement », et de le voir persister néanmoins à la lui présenter comme telle ! Que faut-il penser de l’état moral d’un homme qui explique délibérément les choses de la conscience par des « considérations étrangères au point de vue de la conscience » ? Que faut-il penser même de sa portée scientifique ? Telle est désormais sa confiance dans un raisonnement bien conduit, qu’il ne manifeste aucun doute, aucune crainte, aucun scrupule ! Reconnaissez à ce trait le doctrinaire inconverti, l’ancien et incorrigible théopneuste, qui a bien renié l’orthodoxie, mais qui n’a pas cessé d’employer sa méthode.

Toutefois l’attrait qu’exerce sur son esprit la synthèse dialectique est si considérable, il l’a déjà si bien séduit, qu’après avoir ruiné le fait de conscience, Scherer dénature en-cure le fait chrétien. Cela était inévitable. Écoutez ses conclusions :

« Il y a donc double problème : problème théorique, la conciliation de la conscience qui présente le péché comme irrévocable, et de l’intelligence qui ne peut le concevoir que comme une condition relative ; problème pratique, la possibilité pour le pécheur d’aimer un Dieu par lequel il se sent condamné. La solution de ces deux problèmes se trouve dans l’Évangile, c’est-à-dire dans la foi au Dieu qui est compassion… Au fond, la foi au Dieu qui est amour se trouve être la foi au Dieu qui est plus fort que le péché, ou, ce qui revient au même, la confiance que le péché n’est que relatif… On le voit, la foi évangélique a l’intuition immédiate et profonde de cette vérité : que le péché n’est là que pour être nié, en d’autres termes, qu’il n’est qu’une condition du développement spirituel de l’humanité. »

Vous l’avez entendu : l’Évangile, la Bonne Nouvelle, c’est que « le péché n’existe qu’afin d’être nié », — non pardonné, mais nié ! — c’est « qu’il n’est que relatif », c’est « qu’il n’est qu’une condition du développement spirituel de l’humanité » ! Et voilà comment on fait du grand témoignage de la sainteté divine le mol et paresseux oreiller où Taine définitivement s’assoupit et s’endort ! Voilà comment une erreur fatalement entraîne une autre erreur ! Il ne suffisait pas d’énerver la conscience, il fallait encore, et par un juste retour, énerver la Révélation. Car il n’y a point à s’y méprendre, nous avons quitté l’Évangile. En sortant du christianisme expérimental, nous sommes sortis du christianisme historique, et, chose digne d’être remarquée, nous abandonnons l’un parce qu’au préalable nous avions abandonné l’autre. Assurément, le Dieu du salut est « le Dieu plus fort que le péché » ; mais la cause de cette force victorieuse du mal n’est pas dans une connaissance passive de sa contingence, il est dans l’initiative personnelle et vivante d’un amour suprême qui oppose au fait absolu du péché le fait absolu du pardon. La conception de Scherer abolit la croix du Calvaire aussi certainement qu’elle abolit le repentir. Elle intronise une divinité dialectique dans un ciel intellectuel. Elle ne saisit en Jésus-Christ que le prophète d’une vérité métaphysique : celle que l’existence du mal est indispensable à la production du bien et que Dieu, qui a voulu l’homme imparfait, accepte le péché comme la conséquence naturelle de cette imperfection. Toute la sève évangélique est corrompue par l’infiltration de cette philosophie, et la réalité profonde du salut tombe avec la réalité tragique de la chute.

Scherer sentait combien sa thèse était grave. Il ne la donnait pas comme définitive. Il demandait l’indulgence pour un essai qui, disait-il, n’avait d’autre fin que de sauvegarder la notion du péché et de réconcilier les intérêts adverses de la religion et de la science. Il ne refusait pas de se laisser convaincre et réclamait la discussion.

Elle ne lui fut point épargnée. La presse religieuse fut unanime à s’émouvoir d’une doctrine si hardiment subversive et la condamna sans réserve. Ses meilleurs amis le renoncent ou le combattent ; l’un d’eux, philosophe depuis célèbre, M. Charles Secrétan, lui répond par ses Recherches sur la Méthode. La discussion, loin d’ébranler Scherer, le confirma dans ses vues. Un post-scriptum au même travail conclut plus nettement encore par une série de propositions dont voici les deux principales :

« L’homme se détermine lui-même et, dans ce sens, il est bien libre. Mais cet homme qui se détermine ainsi est, dès l’origine, déterminé par sa propre nature, et dans ce sens il n’est pas libre. Ce qui revient à dire que l’homme n’est pas libre au sens absolu, mais seulement au sens relatif du mot. »

« Le sentiment invincible de la liberté, la conscience impérieuse de la responsabilité, ces conditions fondamentales de la vie morale de l’homme, s’expliquent par la distinction précédente. Je me sens libre parce que je suis libre ; moi, dis-je, c’est-à-dire l’être donné, déterminé, qui porte ce nom, et dont la détermination constitue précisément le moi. Je me sens libre, parce que ce qui est déterminé en moi c’est moi-même, et que je ne puis me distinguer de moi-même. Je suis contraint, si l’on veut, mais contraint par quoi ? par ma nature. Or ma nature c’est encore moi, et c’est pourquoi, tout en étant déterminé par elle, je me sens déterminé par moi-même, ce qui revient à dire que je me sens libre. La liberté est l’inévitable illusion de la conscience du moi. De là vient que nous sommes convaincus de la réalité de la liberté toutes les fois que nous rentrons dans notre conscience personnelle, tandis que nous jugeons sans cesse les hommes et la société au point de vue du déterminisme. On se croit libre, mais on reconnaît facilement que les autres ne le sont pas. »

C’était affirmer le déterminisme psychologique le plus complet, et saper par la base les conditions mêmes de la foi chrétienne. Prenons-y garde cependant. Le raisonnement est correct et n’offre d’extraordinaire ou de nouveau que l’extrême rigueur d’une analyse incorruptible. La démonstration est irréfutable et parfaitement conduite. De déduction en déduction, la dernière, tirée de toutes les autres, s’impose et se légitime irrésistiblement. Quiconque abordera le problème du mal et de la liberté sous le même angle et par le même côté, sera forcé d’aboutir au même résultat et verra s’évanouir, avec le libre arbitre, le ressort et le champ de la moralité. Ce n’est pas le syllogisme qui trompe ; c’est d’user du syllogisme là où il n’est pas compétent qui est erroné. La vérité morale ne subsiste point par l’enchaînement des idées, mais par l’évidence des faits. Elle se montre et ne se démontre pas.

Scherer a raison : « La liberté absolue ou liberté d’indifférence est une notion qui se perd dans le vide… une volonté qui se détermine sans motif de le faire est une idée contradictoire… » Non, la volonté n’est pas indifférente ou neutre, et la licence d’un choix indéfini ne lui est point dévolue. Elle porte constamment en soi le motif d’une décision ; elle est affectée d’une sollicitation perpétuelle. La liberté abstraite est une chimère philosophique. La volonté ne choisit pas ; elle abdique dans le désir ou se réalise par l’obéissance. Sans obligation, point d’obéissance, mais seulement des appétits ; sans obéissance, point de liberté, mais l’esclavage des instincts. C’est ici la clef de voûte du système de la conduite et du système de la connaissance. C’est ici qu’il fallait s’appuyer, c’est d’ici qu’il fallait partir. L’obligation, voilà le premier, le plus sûr, le plus indéniable des faits, car il fonde le moi en fondant la conscience du moi. Or, nous ne savons ni ne percevons rien dont nous ne soyons devenus conscients, c’est-à-dire qui n’ait d’abord passé par la conscience du moi.

Toutes les spéculations de la métaphysique réunies ne valent pas une expérience dûment constatée ; mais toutes les expériences réunies ne valent pas celle de l’obligation, car elle est non seulement constatable, elle est inaliénablement imposée à l’être qui la constate. Seule universelle, primaire et permanente, parce que seule réalisant un mode absolu, l’obligation se trouve aux sources mêmes de la volonté qu’elle précède dans l’existence, (puisqu’elle se fait valoir antérieurement à chacune des manifestations volontaires) et constitue la certitude originelle de l’homme, le fait normatif d’expérience initiale, à la mesure duquel tous les autres doivent être jugés, car il les explique tous et ne s’explique que par lui-même.

D’où vient donc que Scherer ait négligé son importance scientifique et qu’il ait ainsi discuté la question du mal et de la liberté en dehors des conditions réelles du mal et de la liberté ? Cela tient en premier lieu à son étrange oubli des quantités morales de la conscience, à l’injustifiable dédain qu’il affecta toujours envers elle. Cela tient ensuite à la continuation des recherches analytiques auxquelles il avait commencé de se livrer, et plus encore à la méthode de cette analyse. D’une part, il avait introduit la critique dans l’enceinte d’une croyance qui ne comportait pas la critique et n’offrait aucun élément capable de lui résister — nous parlons de la théopneustie ; de l’autre, cette critique, enorgueillie par un triomphe aisé, empiétait sur ses bornes et se faisait de plus en plus dissolvante parce qu’elle devenait de plus en plus intellectualiste. Si Scherer ne part point du fait de l’obligation comme d’un fait primitif, mais du besoin de comprendre comme d’un besoin suprême, c’est qu’un déplacement s’effectue en lui, contraire à la hiérarchie normale. Les facultés théoriques priment et oppriment les énergies pratiques, au lieu qu’elles devaient leur être subordonnées. Ce progrès de l’intellectualisme correspond au déclin de la vie morale. Le doute s’établit à l’égard des réalités spirituelles parce que l’observation sensible prend le pas sur l’observation intérieure ; l’unité dans la théorie devient plus pressante que l’unité dans l’être intime parce que l’esprit se détourne de l’esprit, accorde une place trop grande à la contemplation objective et se prend à chercher dans l’univers le secret de l’univers.

Mettez un homme disposé de la sorte, pour qui le péché n’est plus la disruption du vouloir au sein même du vouloir, la torture cuisante d’un mal responsable et mortel, mettez-le, dis-je, en face du péché. Il n’en saisira que les apparences, il n’y verra qu’une antithèse, le contraste naturel du bien, et voudra comprendre à la fois sa contingence et sa nécessité. Or comprendre le péché de cette manière, c’est lui conférer un droit à l’existence qui l’anéantit comme péché. La conscience interdit d’interpréter le mal en dehors du jugement qu’elle porte sur lui. Non seulement elle atteste qu’il ne doit pas être commis, mais elle proteste qu’il ne doit pas être compris. Elle le pose comme ce qui absolument ne doit pas être, ni par l’acte, ni par la conception que l’on s’en forme.

Scherer a fait fléchir cette interdiction en faveur d’une théorie spéculative. C’est dans ce fléchissement, non point avant et non point ailleurs, à l’inverse de ce que l’on a coutume de croire, qu’il faut placer la crise décisive de sa vie. C’est à ce moment que la responsabilité est engagée et que l’impératif obligatoire devait intervenir pour arrêter catégoriquement les convoitises de la pensée. La prépondérance croissante des facteurs intellectuels avait sans doute préparé la voie ; mais, seule, une décision volontaire l’inaugure. En s’attaquant à la théopneustie, Scherer avait opposé l’autorité d’un fait à celle d’une idée : il était demeuré dans la science parce qu’il était demeuré dans la morale. En s’attaquant au péché, il anéantit un fait au nom d’une idée et sort de la science parce qu’il est sorti de la morale. Tant il est vrai que les choses se tiennent et que l’obligation qui commande à la vérité pratique, ne commande pas moins à la vérité théorique.

Nous ne tenterons pas d’opérer le départ des responsabilités : Dieu seul les connaît et les pèse. Scherer ne les porte certainement pas toutes. La théologie du temps, si profondément intellectualiste et par là si favorable à l’éclosion d’un intellectualisme autonome ; l’identification funeste de la Révélation chrétienne avec le dogme théopneustique, cette forme dure et fragile, qui faisait de la moindre fissure théologique une brèche irrémédiable pour la foi ; enfin la constitution psychologique d’un esprit résolu, raisonneur, intransigeant et téméraire, le déchargent partiellement. Le protestantisme contemporain n’est pas non plus sans reproche. Si l’attitude des chrétiens qui entouraient Scherer eût été plus semblable à celle de leur Maître, moins étroitement sectaire et moins fanatique ; si, au lieu de lancer contre lui d’injustes et d’accablants anathèmes, ils l’eussent accueilli avec une charité plus intelligente et de plus humbles conseils ; si, loin de fermer devant lui la porte de leurs sympathies et de leurs temples, ils eussent continué à lui fournir cette atmosphère de foi et de piété qu’il avait respirée si longtemps et dont il ne pouvait être privé sans dommage, on peut croire que la catastrophe eût été, ou moins prompte, ou moins radicale.

Telle qu’elle est cependant, nous tenons à le répéter, elle est moins un terme qu’un commencement ; moins un résultat qu’un acte d’initiative personnelle. Il y a plus que la pression des circonstances ou le déploiement progressif d’une tyrannie psychologique : il y a la décision d’une volonté responsable. L’impératif de conscience s’impose et ne se propose pas. Il n’est loisible à personne, il n’était pas loisible a Scherer, de le discuter. Car le premier des devoirs est de croire au devoir.

V

Nous pourrions terminer ici notre enquête. Le passage est franchi qui sépare les deux conceptions antagonistes du monde, la naturelle et la morale. En expliquant le péché comme il l’a fait, Scherer a cessé d’être chrétien. Mais il importe à notre objet et au dessein apologétique que nous nous sommes proposé de considérer les effets ultérieurs de cette évolution, et de constater que les mêmes causes qui ont éloigné Scherer de la certitude chrétienne sont encore celles qui l’éloigneront de toute certitude quelconque. En voyant son scepticisme religieux le conduire au scepticisme total, en observant que la position qu’il assumera dans la suite à l’égard de toutes les réalités dépend en dernière instance de celle qu’il a prise vis-à-vis du christianisme, nous serons à même d’inférer, sans démenti possible, que le christianisme est une réalité. Et ainsi arrivera-t-il que l’exemple de cet homme, après avoir troublé notre foi, contribuera justement à raffermir de nouveau.

Scherer n’est plus chrétien, mais il demeure religieux. La survivance de son mysticisme le lui permet et le lui permettra quelque temps encore. Le christianisme historique, les choses d’Église continuent à l’intéresser. Au cours de divers articles sur l’Apocalypse de Commodien, l’Angleterre et la Critique religieuse, le Père Gratry, Joseph de Maistre, M. Veuillot et le Parti catholique, etc…, il en interroge les manifestations, il en expose les péripéties et les chances. Une étude sur Lamennais, de 1854, le montre aux prises avec le surnaturel. Il ne conteste pas sa possibilité d’une façon péremptoire, mais inconsciemment s’apprête à le faire. Cette question devait fatalement surgir et, fatalement aussi, être tranchée par la négative. Étroitement connexe à la question du péché, elle en découle comme un corollaire découle de son théorème. La solution de l’une annonçait celle de l’autre. Le dualisme de conscience, que l’auteur avait nié dans l’homme, il doit maintenant, sous peine d’inconséquence, le nier dans l’histoire du monde. Si l’homme n’est pas libre, Dieu ne l’est, pas davantage, et le monisme absolu préside à l’évolution cosmique.

C’est le sujet de la troisième des fameuses Conversations théologiques (1857). Le dialogue s’engage entre Scherer et Montaigu, interlocuteur singulier, qu’il nomme ici pour la première fois, qu’il allait évoquer plus tard à chaque étape décisive de sa pensée et qui n’est sans doute, qu’un autre lui-même. Les allures de ce dialogue sont graves et pressantes ; le décor en est mélancolique, tout imprégné de la poésie sévère qui pare les champs de bataille au soir de la défaite. La logique parle par la bouche de Montaigu. Son raisonnement est net et précis ; son verbe, aigu comme un glaive, s’enfonce jusqu’aux jointures de l’âme et la déchire sans pitié. Scherer, lui, joue le personnage d’un théologien croyant, accessible à la portée des arguments, inquiet de ses propres découvertes et douloureusement frappé dans ses plus chères convictions… C’est évidemment l’écho fidèle de ce dialogue intime où l’auteur débattit jusqu’à la fin le pour et le contre, et par lequel il s’efforçait de mettre la paix dans son esprit en faisant le compte de ses doutes et de ses certitudes. Il est impossible, on le conçoit, de résumer une conversation qui a tous les caractères d’une causerie et qui s’achemine à travers mille méandres. En voici les dernières pages :

« Tenez, dit Montaigu, l’histoire de l’humanité me paraît quelquefois se mouvoir entre les termes suivants : Le monde commence par la religion et, rapportant directement les phénomènes à une cause première, il voit partout un dieu. Vient la philosophie qui, ayant découvert l’enchaînement des causes secondes et les lois de leur action, réduit d’autant l’intervention de la divinité, et qui, s’appuyant sur l’idée de la nécessité, (car la nécessité seule tombe dans le domaine de la science, et la science n’est que la connaissance du nécessaire) tend par ses données fondamentales à exclure Dieu du monde. Elle fait plus, elle arrive à nier la liberté humaine comme elle a nié Dieu. On comprend pourquoi : la liberté est une cause en dehors de l’enchaînement des causes, une cause première, une cause qui est cause de soi, et dès lors la philosophie, ne pouvant l’expliquer, se trouve portée à la nier. Une philosophie rigoureuse sera toujours fataliste. Mais par là même, la philosophie se corrompt et se détruit. Quand elle n’a d’autre Dieu que l’univers et d’autre homme que le premier des mammifères, elle n’est plus que de l’histoire naturelle. L’histoire naturelle est la toute science des époques matérialistes, et, pour le dire en passant, c’est là que nous en sommes. Mais le matérialisme n’est pas le dernier mot du genre humain. Corrompue et affaiblie, la société s’écroule sous d’immenses catastrophes ; la herse de fer des révolutions brise les hommes comme les mottes d’un champ ; dans les sillons sanglants germent les générations nouvelles ; l’âme éplorée croit de nouveau ; elle reprend foi à la vertu ; elle retrouve le langage de la prière. Au siècle de la Renaissance a succédé celui de la Réformation ; à l’Allemagne de Frédéric le Grand, l’Allemagne de 1812. C’est ainsi que la foi renaît à jamais de ses cendres. Hélas ! l’humanité se relève pour recommencer la marche que je viens de décrire. Comme notre globe, avance-t-elle au moins dans l’espace en tournant sur elle-même ? et, si elle avance, vers quel but gravite-t-elle ?

Où va, Seigneur, où va la terre dans les cieux ?

« Montaigu s’arrêta. Je ne crus pas devoir répondre. Nous étions émus et nous nous séparâmes en nous serrant la main. Dès que je fus rentré, je m’occupai de rassembler mes souvenirs et de fixer par écrit un entretien qui m’a laissé un indéfinissable sentiment de tristesse. Je ne suis pas fait, je l’éprouve, pour une époque de transformation universelle comme la nôtre ; mes sympathies sont pour le passé, et cependant, je le sens, “il y a dans les choses humaines une certaine pente que l’on ne remonte point”. Ainsi je me vois entraîné par les convictions de mon esprit vers un avenir qui ne m’inspire ni intérêt ni confiance. »

Le dialogue se termine sur cette impression et ne conclut pas. Cela est aussi dramatique que navrant. Scherer regrette un passé qu’il ne renie point, mais dont il se sépare avec une lente et ferme résolution. La route est ouverte, il faut qu’il y marche ; il le sait et il y marchera. Superbe et solitaire, cuirassé d’indifférence et de résignation, animé de je ne sais quelle morne et quelle indomptable vaillance, il accomplira silencieusement sa destinée et, devenu le jouet des forces destructrices auxquelles il se livre, il en deviendra bientôt l’épave.

Hegel est sa dernière halte avant le scepticisme universel, et le système de Hegel, le dernier écran qui lui voile le grand abîme. Il avait étudié de près le philosophe allemand et, peu à peu, avait abandonné à son panthéisme spéculatif la place que laissait vide dans sa pensée le moralisme chrétien. Il était à prévoir que ce maître de l’intellectualisme attirerait fortement celui qui professait la même théorie de la connaissance et qu’inspirait un amour égal de la synthèse dialectique. L’essai qu’il lui consacre, en 1861, témoigne, ou peu s’en faut, d’une adhésion complète51. Les lignes suivantes, citées par M. Gréard, nous en paraissent les plus significatives :

« Hegel, écrit Scherer, nous a enseigné le respect et l’intelligence des faits. Par lui nous savons que ce qui est a le droit d’être… De là une puissante méthode d’étude et de critique… Nous ne transformons plus le monde à notre image ; au contraire, nous nous laissons modifier et façonner par lui… Aux yeux du savant moderne, tout est vrai, tout est bien à sa place : la place de chaque chose constitue sa vérité. L’édifice du monde ancien reposait sur la foi à l’absolu. Religion, politique, morale, littérature, tout portait l’empreinte de cette notion… On ne connaissait que deux causes : celle de Dieu et celle du démon ; deux camps parmi les hommes : les bons et les méchants ; deux places dans l’éternité : la droite et la gauche du juge. L’erreur était toute ici, la vérité était toute là. Aujourd’hui rien n’est plus pour nous vérité, ni erreur. Nous ne connaissons plus la religion, mais des religions ; la morale, mais des mœurs ; les principes, mais des faits… Et par là même quelle merveilleuse entente de l’histoire ! Que le passé revit bien sous nos yeux ! La filiation des peuples, la marche des civilisations, le caractère des temps, le génie des langues, le sens des mythologies, l’inspiration des poésies nationales, l’essence des religions, sont autant de révélations dues à la science moderne — Explication du passé, cette règle du jugement contient en même temps le secret de l’avenir. C’est l’ordre, c’est l’essence même des choses qu’une vérité n’est complète qu’autant qu’on y fait entrer son contraire ; qu’une assertion n’est pas plus vraie qu’une assertion opposée et aboutit toujours à une contradiction pour s’élever ensuite à une conciliation supérieure ; que la chose du moment, le fait de l’heure présente, n’a qu’une réalité fugitive, une réalité qui consiste dans sa disparition aussi bien que dans son apparition, une réalité qui se produit pour être niée aussitôt qu’affirmée. Ce n’est donc plus assez de dire : tout n’est que relatif ; il faut ajouter : tout n’est que relation. Rien n’existe. L’existence est un simple devenir. Le vrai n’est pas vrai en soi. Il n’y a point de vérité définitive. Il n’y a que des vérités qui se préparent en se détruisant. Ainsi la science porte en soi sa critique. La classification rationnelle des systèmes est leur succession, et le seul jugement équitable et utile qu’on puisse prononcer sur eux est celui qu’ils prononcent sur eux-mêmes en se transformant. »

Cette enthousiaste consécration du fait, — du fait sensible extérieur, remarquons-le, par lui-même toujours légitime et toujours normatif, recèle néanmoins un idéalisme inavoué. Il y avait entre les phénomènes une corrélation et une harmonie profondes, parce que Scherer entrevoyait l’organisme du monde et que cet organisme, il le concevait en voie d’évolution progressive. Malgré tout et quoi qu’il en eût, les faits étaient au service d’une idée qu’ils exprimaient, dont ils n’étaient qu’une réalisation passagère : l’idée d’un progrès dans le devenir. Scherer recueillait en héritage 1 idéalisme hégélien. Mais cet héritage allait lui échapper comme tous les autres, car la notion du progrès est dépendante de celle du bien. Supprimez le bien, le progrès se transforme en un mouvement continu, inaccessible à la raison. Les faits viennent et passent, sanctionnés, il est vrai, par leur propre existence, mais obscurs, arbitraires et fortuits en eux-mêmes, et l’intelligence, privée de tout critère pour les apprécier, doit se borner dès lors à les reconnaître passivement. Elle peut bien encore saisir le jeu mobile de leurs causes et de leurs résultats ; elle n’est plus capable de les comprendre parce qu’elle n’a plus le moyen de les juger. En même temps que la distinction du bien et du mal, l’interprétation de l’univers échappe à l’homme. Aveuglément butté contre un fait péremptoire, mais incompréhensible, il tombe dans un nominalisme phénoméniste qui n’est qu’un autre nom du scepticisme.

L’histoire de ce scepticisme est celui des trente dernières années de Scherer. Il avait commencé par rejeter le témoignage de la conscience et n’avait ajouté foi qu’à l’Idée seule ; il va maintenant, par une décadence ininterrompue, perdre la foi dans l’Idée même à laquelle pourtant il a tout sacrifié. Comme un organe hypertrophié se rompt après avoir concentré sur soi toutes les forces du corps, son intellectualisme grandissant se ruinera par son propre exercice.

Car la fin secrète de toute théorie est de rattacher l’être particulier au grand être universel par un lien intelligible plus noble que celui du pur état défait. Aucune synthèse ne saurait s’appuyer sur l’exclusive observation des phénomènes. Elle résulte constamment d’un besoin du cœur mêlé au travail de l’entendement. Nous sommes à ce point d’essence spirituelle, qu’en vue de les admettre, nous prétendons légitimer les chaînes qui nous asservissent ; la liberté est à ce point le fond de notre nature que nous n’acceptons la condition humaine qu’en y acquiesçant par quelque doctrine. Mais, afin de mieux ouïr les voix de la raison, Scherer a précisément étouffé les voix du cœur. Il ne saurait plus acquiescer à rien puisqu’il acquiesce à tout ; il ne saurait plus avoir aucune théorie : il regarde, subit et se résigne. Il n’a confiance qu’à la logique ; mais il se trouve qu’en vidant sa pensée de tout élément moral, il la vide en effet de tout ce qu’elle pouvait contenir de réel. Relisez, pour vous en convaincre, les dernières lignes qu’ait tracées sa plume, méditez les derniers préceptes que, devenu vieillard et tout à l’heure mourant, il adressait à l’un de nos jeunes écrivains52 :

« Pourquoi le monde et pourquoi la vie ? À Dieu ne plaise que je ridiculise ces questions. Je n’en méconnais, en un certain sens, ni la noblesse morale, ni le pathétique intérêt, et cependant, il faut que vous me permettiez de le dire, je ne les entends jamais se formuler sans penser à la dent d’or. Vous vous souvenez de l’histoire : les savants de l’Europe arrivant avec leurs explications, les Académies publiant leurs mémoires, jusqu’à ce qu’un individu ait l’idée de regarder à la mâchoire miraculeuse…

« Le premier devoir de l’homme qui pense est de se pénétrer des conditions du savoir humain et de s’interdire les recherches qui violent ces conditions. Il ne se les interdit pas comme trop élevées, mais comme n’ayant véritablement pas de sens. Il n’a garde d’employer les mots d’insondable, d’inaccessible, de mystérieux, — une manière pour le dilettante de se griser l’imagination. La raison pour écarter les problèmes dont nous parlons, c’est tout simplement qu’ils impliquent une pétition de principe.

« En demandant le pourquoi de l’univers, vous supposez que l’univers a eu un commencement et par conséquent une cause, qu’il va à un but et par conséquent qu’il est le fruit d’une intention. Vous admettez ce qui est en question. Vous vous révoltez à la pensée des douleurs et des laideurs que révèle le cours de la vie. Votre sentiment de la justice s’indigne, les entrailles de votre pitié s’émeuvent à la pensée de tout ce que la terre boit chaque jour de pleurs et de sang. Comment vous en vouloir d’une révolte qui tient à la noblesse de votre âme ? Mais, d’un autre côté, comment ne pas demander de quel droit vous voulez assujettir l’ensemble des choses aux émotions de votre sensibilité ? De quel droit les ramener à la mesure de vos conceptions ? De quel droit lui prêter ces idées du juste et du bon, dont nous ne pouvons, à la vérité, pas plus nous séparer que nous ne pouvons sortir de notre peau, mais auxquelles la nature se montre si parfaitement étrangère ? Que voulez-vous ? Et qu’y peuvent les protestations de la conscience ? L’univers est un fait ; ce n’est pas nous qui le régissons, c’est lui qui nous enveloppe de ses souveraines réalités, et quant à spéculer sur ce qu’il pourrait ou devrait être, l’occupation me paraît aussi fructueuse que celle des géomètres qui opèrent sur une quatrième dimension.

« Je sais bien ce que vous allez répliquer. Voilà donc toutes les lumières que j’avais à jeter sur vos perplexités, tout le secours que je puis apporter à vos divines inquiétudes ? Eh bien, oui, c’est tout, et cependant vous auriez tort de croire que ce n’est rien. Peut-être, en y réfléchissant, reconnaîtrez-vous que, pour être sèches ou amères, ces vérités ne sont pas sans un fruit d’apaisement. C’est quelque chose d’avoir appris que, parmi les questions qui ont le plus agité l’esprit humain, il en est qui n’ont point de solution, ni même de sens. Et il n’est pas indifférent pour la paix de l’âme d’avoir compris le devoir de l’acquiescement. L’acceptation des choses telles qu’elles sont, l’habitude de les prendre comme les inéluctables conditions de la vie, est une assez belle recette de résignation. Si l’on ne souffre pas moins, on s’irrite moins de sa souffrance ; les tristesses ne se mêlent plus d’aigreur, les regrets d’emportement. La protestation de la moralité subsiste, c’est à désirer, mais elle perd la forme fébrile et enfantine de la révolte. “Ô univers, disait saint Marc-Aurèle, je veux ce que tu veux !” »

C’est l’abdication totale de la personne et de la dignité humaines. Que survit-il encore, je le demande, de ce qui fait de l’homme un homme ? Quelles inspirations, quels enthousiasmes ? quelles puissances d’amour ou de haine, de lutte et de victoire ? Le ressort vital est brisé. Rien ne sépare du néant que les hasards de l’existence physique. En fait, le suicide est consommé. Scherer pouvait mourir, il était déjà mort.

Effroyable vengeance de la vérité méconnue ! Implacable revanche de la conscience, qui condamne au désespoir ou à la stupidité morne quiconque a cru pouvoir vivre sans elle ! Le spectacle de Scherer mourant n’est pas sans causer une émotion de pitié profonde ; mais il n’est pas sans justice. La sentence s’accomplit selon qu’elle avait été prononcée : « Celui qui péchera, mourra. » Or, le péché par excellence, c’est la négation du péché.

VI

Nous laisserons à ceux qui en auraient le triste courage le soin d’exalter ce qu’on appelle communément l’émancipation théologique de Scherer. Nous avouons trouver lamentable l’issue d’une vie riche pourtant de brillantes promesses et qui s’était annoncée sous les meilleurs auspices. Mais elle fut entamée de bonne heure par un mal redoutable — faut-il dire incurable ? — que la scolastique du moyen âge avait légué à l’Église, et que l’Église a transmis au siècle : l’intellectualisme. Comme Amiel, comme MM. Taine et Renan, comme la plupart de nos littérateurs, de nos philosophes et de nos savants, comme presque toute la jeunesse de nos écoles, comme plusieurs de nos théologiens eux-mêmes, — car l’intellectualisme, lorsqu’il reste inconscient de lui-même et tributaire du dogme, peut être orthodoxe et pieux sans être pour cela moins néfaste — bien qu’avec des modifications particulières à son tempérament et une rigueur de logique qui tient à son inflexible sincérité, Scherer est une victime de l’intellectualisme. Or le propre de l’intellectualisme, son erreur fatale est de saisir le monde par la pensée avant de l’avoir saisi par le devoir, et d’attribuer à la science une certitude qui n’appartient qu’à la conscience.

La passion maîtresse de Scherer, peut-être son unique passion, fut celle de l’absolu. Un noble et pressant besoin d’unité synthétique le travailla sans relâche. Ce fut d’abord celui de son être entier ; ce fut plus tard, et de plus en plus, celui de son intelligence surtout, et l’unité vers laquelle il tendait devint peu à peu rationnelle. La crise qu’il traversa se peut définir : une banqueroute de l’absolu. Seulement, à mesure que l’absolu se dérobait à son esprit, la soif de l’absolu subsistait dans son esprit, en sorte que, par un revirement naturel, il se fît du relatif même un nouvel absolu et s’y attacha aussi absolument qu’il s’était attaché d’abord à l’absolu. Sa seconde croyance devint impérieuse autant qu’avait été la première ; il nia avec la même exclusive énergie et la même opiniâtre résolution qu’il avait mises dans les affirmations antérieures. À cet égard, aucun doute n’est possible. D’incontestables témoignages prouvent que Scherer n’a jamais trahi sa passion dominante, et que le besoin de l’absolu inspirait la pensée du sceptique de Versailles comme elle avait inspiré celle du croyant de Strasbourg.

Si tel est le principe moteur et permanent d’une carrière en apparence si contradictoire, trois conséquences se dégagent aussitôt :

La marche progressive par laquelle Scherer, à Genève, se détachait lentement du christianisme n’est une catastrophe qu’au point de vue religieux. En psychologie, elle marque au contraire l’accession graduelle et l’avènement définitif d’une faculté préexistante, depuis longtemps à l’œuvre. Il y a rupture et renversement dans la croyance ; logique et continuité dans l’organe de la croyance.

L’analogie momentanée que Scherer présente avec Vinet n’est ni stable, ni concluante. Leurs conceptions se rencontrent comme se rencontrent, au versant d’une montagne, deux voyageurs, dont l’un monte et l’autre descend. Vinet était arrivé par développement interne et religieux aux conclusions que Scherer adopte par nécessité externe et scientifique ; Vinet y fut poussé par les exigences d’une foi très morale et très spirituelle, Scherer par celles d’une théologie qui se contredisait en s’approfondissant. Pour le premier c’est un progrès, pour le second c’est un déclin ; l’un concède ce que l’autre conquiert.

Si l’occasion de la crise, enfin, fut un faux système théologique, sa cause profonde, de beaucoup antérieure, fut un faux point de départ originel. La théopneustie ne fit que précipiter une chute par elle-même imminente. Certes, elle est responsable de l’apostasie de Scherer, mais uniquement dans la mesure où une théologie plus saine lui eût fourni dès l’abord un terrain plus solide. La contradiction du mysticisme religieux et de l’intellectualisme scientifique devait infailliblement éclater en Scherer, à moins d’être conciliée par un facteur qui manqua toujours à sa théorie du christianisme, celui de la conscience et de l’obligation morale.