(1874) Premiers lundis. Tome I « M. A. Thiers : Histoire de la Révolution française. IXe et Xe volumes »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « M. A. Thiers : Histoire de la Révolution française. IXe et Xe volumes »

M. A. Thiers :
Histoire de la Révolution française
IXe et Xe volumes

Gouvernement directoral. — Carnot. — La Réveillère-Lepaux. — 18 fructidor. — 18 brumaire.

Hâtons-nous, pendant que nous le pouvons encore, de signaler à l’attention de nos lecteurs ces deux derniers volumes, qui complètent la belle et patriotique histoire de M. Thiers. D’ici à quelques jours, tout mot sincère sur notre glorieuse Révolution, tout hommage à son jeune et digne historien nous seront peut-être interdits 10 ; peut-être notre comité de salut public aura repris sa tâche. M. Thiers poursuit son récit à partir de l’an V, et le termine au 18 brumaire. Durant cette période, les évé nements militaires deviennent de plus en plus prédominants et finissent par obscurcir les débats intérieurs. La Révolution, longtemps sur la défensive et ne combattant d’abord que pour ses foyers, prend goût à la lutte, s’anime à la conquête ; toute son énergie semble refluer et déborder aux frontières. Au dedans ce ne sont en apparence que de mesquines et sourdes intrigues, des conflits d’amour-propre et de cupidité, en un mot des chicanes d’avocats et de procureurs derrière les trophées àe l’héroïsme et de la victoire. Aussi le gouvernement directorial a-t-il été communément jugé avec beaucoup de sévérité, de mépris, mais en même temps, il faut le dire, avec bien peu d’étude et d’intelligence. Par cela même qu’il en a saisi l’esprit, la marche et les ressorts, et qu’il s’est mis, pour le juger, au vrai point de vue des conjonctures, M. Thiers a redressé beaucoup d’imputations injustes, expliqué et concilié beaucoup de témoignages contradictoires. Chez lui, cette portion de notre histoire politique, jusqu’à présent si ténébreuse et si compliquée, s’éclaircit, se dénoue d’elle-même ; tout y devient simple et lucide ; ici encore on sent l’historien qui est toujours placé au cœur de son sujet, c’est-à-dire au cœur de la France. Sous la sauvegarde des cinq Directeurs régicides et des deux tiers conventionnels, la Constitution de l’an III put être mise en vigueur et observée quelque temps. Mais les élections de l’an V, en portant à la législature un grand nombre de députés royalistes, donnèrent le signal de la désunion entre les Conseils et le Directoire. Celui-ci, malgré sa formation toute républicaine et conventionnelle, était lui-même en état de discorde intestine. D’une part, Rewbell, Barras et La Révellière-Lepaux tenaient pour la ‘Constitution et voulaient imprimer au gouvernement une direction moyenne, également éloignée de l’écueil du jacobinisime et de celui du royalisme ; d’autre part, Carnot ligué avec Letourneur d’abord, puis avec Barthélemy, qui remplaça Letourneur, semblait prendre à tâche de contrecarrer ses collègues et de plaider sur tous points la cause de l’opposition. Cet homme, naguère si grand et si utile, d’un caractère fort, d’un génie profond et spécial, mais à idées fixes, irritable d’orgueil aussi bien qu’étroit d’intelligence, s’était laissé circonvenir et duper par la faction astucieuse qui rôdait autour de Moreau, achetait Pichegru et conspirait contre la république. L’idée de corrompre Carnot eût été par trop absurde ; mais, disposé comme il l’était en ce moment, lassé du régime des coups d’État, troublé peut-être de quelques importuns souvenirs, et, par une sorte d’expiation, voulant désormais l’ordre légal avec autant d’énergie qu’il avait voulu la dictature, il y avait moyen de l’entreprendre et de l’abuser. Alors, ainsi qu’on l’a su depuis, le stratagème des ennemis de la liberté consistait à revêtir ses armes pour mieux la combattre. C’était au nom des principes, au nom de la liberté de la presse, de la liberté des cultes que l’opposition des Conseils machinait la ruine de la Constitution. Elle avait l’air de ne pas comprendre qu’au sortir du règne violent de la Convention, on ne pouvait abolir sans danger toutes les mesures de prudence, et que les ressorts politiques se seraient brisés dans cette brusque détente. L’opposition reprochait encore au Directoire la continuation de la guerre et le délabrement des finances. Une pareille tactique avait l’avantage de réussir auprès de la masse, qui ressentait plus vivement que jamais le besoin du repos et du bien-être ; elle réussissait aussi auprès de quelques républicains sincères, comme Carnot, et de quelques têtes jeunes, ardentes et généreuses, comme Camille Jordan. Cependant, de plus en plus resserrée dans son pouvoir et entravée dans sa marche, la majorité du Directoire recourut à la force, comme à son unique ressource. Barras, Rewbell et La Révellière se coalisèrent plus étroitement entre eux, et après avoir pour la dernière fois convié Carnot à une réconciliation sincère, ils se décidèrent, le trouvant rebelle, à agir sans lui et contre lui. Le plus actif, le plus nécessaire et le plus méritant des cinq membres, vers cette époque du 18 fructidor et durant les vingt mois qui suivirent, celui qui représente du gouvernement directorial toute la partie bonne et honnête, de même que Barras en représente toute la partie cupide et honteuse, est La Révellière, au nom duquel se rattache, comme un ridicule, le souvenir des théophilanthropes, et dont jusqu’ici on s’est plu à nous faire une espèce d’abbé de Saint-Pierre, tour à tour occupé de sa botanique et de ses hymnes à l’Être suprême. M. Thiers a noblement relevé ce pur et courageux citoyen du reproche d’incapacité dont on a trop généralement chargé sa vertu. Nous aimons à le voir, au milieu de ses collègues, conciliateur empressé autant qu’habile, corriger l’âpreté de Rewbell, relever le moral de Barras, faire appel au patriotisme de Carnot. Aussi inaccessible aux craintes qu’aux séductions, aux menaces d’assassinat qu’aux insinuations amicales, il persiste dans ses projets de fructidor, une fois qu’il les a jugés nécessaires à la liberté, et, sous les poignards des chouans, continue paisiblement ses promenades de chaque soir au Jardin des plantes. S’il ne recule pas devant les coups d’État indispensables, il recule encore moins devant d’autres devoirs plus conformes à l’équité ; il réprime avec vigueur la licence et la déprédation jusqu’au sein de nos armées victorieuses, et tient bon jusqu’au bout contre l’insubordination militaire. C’est lui qui, dans une vive discussion sur l’entreprise d’Égypte, répond à Bonaparte, qui prononce le mot de démission : « Je suis loin de vouloir qu’on vous la donne ; mais si vous l’offrez, je suis d’avis qu’on l’accepte. » Enfin, s’il succombe lui-même au 30 prairial, si les Conseils, prenant la revanche du 18 fructidor, l’expulsent par violence d’un poste où il défend intrépidement une Constitution dont on ne veut plus, ce n’est pas à la peur ni aux prières qu’il cède, c’est à la conviction de son impuissance, au vœu trop manifeste de ses concitoyens, et, en se retirant, pauvre, à pied, dans sa petite maison d’Andilly, il emporte avec lui la dignité et la force du Directoire. Comme La Fayette, comme Bailly, comme Pétion, comme Carnot, La Révellière fut l’homme d’un des systèmes qui régnèrent durant notre Révolution ; il comprit ce système, le pratiqua, le soutint et ne l’abandonna qu’à la dernière heure. Il eût bravé la proscription pour sa cause ; mais alors le temps des proscriptions était passé. Le 18 fructidor y avait mis fin. Nous citons le jugement de M. Thiers sur cette journée célèbre : « on a dit que le coup d’État du 18 fructidor était devenu inutile a l’instant où il lut exécuté, que le Directoire, en effrayant la faction royaliste, avait déjà réussi à lui imposer, qu’en s’obstinant à faire le coup d’État, il avait préparé l’usurpation militaire, par l’exemple de la violation des lois. Mais, comme nous l’avons déjà dit, la faction royaliste n’était intimidée que pour un moment ; à l’arrivée du prochain tiers, elle aurait infailliblement tout renversé, et emporté le Directoire. La guerre civile eût alors été établie entre elle et les armées. Le Directoire, en prévenant ce moment, et en la réprimant à propos, empêcha la guerre civile ; et s’il se remit sous l’égide de la puissance militaire, il subit une triste mais inévitable nécessité. La légalité est une illusion à la suite d’une Révolution comme la nôtre. Ce n’est pas à l’abri de la puissance légale que tous les partis pouvaient venir se soumettre et se reposer ; il fallait une puissance plus forte, pour les réprimer, les rapprocher, les fondre, et pour les protéger tous contre l’Europe en armes ; et cette puissance, c’était la puissance militaire. Le Directoire, par le 18 fructidor, prévint donc la guerre civile et lui substitua un coup d’État exécuté avec force, mais avec le calme et la modération possibles dans les temps de révolution. »Le 18 fructidor tua en France le parti royaliste en tant que conspirateur, et il ne reparut plus désormais qu’en 1814, la Charte en main, avec des paroles d’amnistie et de liberté. Mais les débris de l’ancienne faction montagnarde, et les mécontents de toute espèce que suscitait contre lui le nouveau gouvernement formaient une opposition suffisamment redoutable, qui grossissait de jour en jour. Le Directoire en effet, composé de cinq bourgeois, plus ou moins dignes d’estime, n’avait rien, en ces temps d’effervescence, qui pût éblouir et subjuguer. On savait gré des victoires à nos généraux, et on ne lui imputait que les revers. S’il tolérait les dilapidations, on l’accusait de complicité et de faiblesse ; s’il les réprimait sans ménagement, on le taxait de ladrerie, et nos armées s’irritaient d’être frustrées d’un butin légitime. S’il concluait la paix, il avait toujours consulté trop peu la dignité République, il avait sacrifié des alliés fidèles ; s’il poursuivait la guerre, il épuisait la France et méconnaissait les besoins du peuple.

« Du reste, disons-le avec M. Thiers, c’est dans un intérêt d’équité que l’histoire doit relever l’injustice de ces reproches : mais tant pis pour un gouvernement, quand on lui impute tout à crime. L’une de ses qualités indispensables, c’est d’avoir cette bonne renommée qui repousse l’injustice. Quand il l’a perdue et qu’on lui impute les torts des autres, et ceux mêmes de la fortune, il n’a plus la faculté de gouverner, et cette impuissance doit le condamner à se retirer : que de gouvernements ne s’étaient pas usés depuis le commencement de la Révolution ! L’action de la France contre l’Europe était si violente qu’elle devait détruire rapidement tous ses ressorts. Le Directoire était usé comme l’avait été le comité de salut public, comme le fut depuis Napoléon lui-même. Toutes les accusations dont le Directoire était l’objet prouvaient, non pas ses torts, mais sa caducité. »

Les élections de l’an VI et de l’an VII furent républicaines, mais contraires au gouvernement ; et la majorité des Conseils se déclara encore une fois de Imposition. Cependant le Directoire, composé de Burras, Rewbell, La Révellière, ses premiers membres, et de Treilhard et Merlin, qui avaient remplacé Carnot et Barthélemy, pouvait tenir quelque temps et opposer une résistance compacte aux empiétements des Conseils. Mais, cette année, le sort désigna Rewbell comme membre sortant, et Sieyes lui succéda, Sieyes, dédaigneusement jaloux de toute Constitution qu’il n’avait pas faite, et à qui il était échappé un jour de dire, en manière d’éloge, que dans celle de l’an III il y avait de l’instinct. C’était introduire l’ennemi dans la place. Barras, lâche à son ordinaire, dès qu’il sentit où était la force, abandonna ses collègues. Les Conseils en permanence destituèrent Treilhard, parce qu’on s’aperçut alors pour la première fois qu’il n’y avait pas eu, suivant la lettre de la Constitution, un an complet révolu entre ses fonctions législatives et directoriales. Merlin et La Révellière, pressés de tous côtés et cédant aux circonstances, se démirent, le 30 prairial, d’un pouvoir qui n’était plus en leurs mains qu’une occasion de discorde civile. Le nouveau Directoire enfin, définitivement composé de Barras, Sieyes, Roger-Ducos, qui ne voulaient pas la Constitution, de Gohier et Moulins, qui la voulaient, mais sans moyens de la maintenir, remplit l’intérim qui s’écoula depuis le 30 prairial jusqu’au retour d’Égypte et au 18 brumaire. En débrouillant ces démêlés confus où tant de passions et d’intérêts se croisent, M. Thiers a su en faire jaillir des leçons bien lumineuses, qui nous révèlent de plus en plus la marche de l’humanité et la loi des révolutions : « Les années seules, dit-il, épuisent les partis. Les passions ne s’éteignent qu’avec les cœurs dans lesquels elles s’allumèrent. Il faut que toute une génération disparaisse, alors il ne reste des prétentions des partis que les intérêts légitimes, et le temps peut opérer entre ces intérêts une conciliation naturelle et raisonnable. Mais, avant ce terme, les partis sont indomptables par la seule puissance de la raison. Le gouvernement qui veut leur parler le langage de la justice et des lois leur devient bientôt insupportable, et plus il a été modéré, plus ils le méprisent, comme faible et impuissant. Veut-il, quand il trouve des cœurs sourds à ses avis, employer la force, on le déclare tyrannique, on dit qu’à la faiblesse il joint la méchanceté. En attendant les effets du temps, il n’y a qu’un grand despotisme pour dompter les esprits irrités. Le Directoire était ce gouvernement légal et modéré qui voulut faire subir le joug des lois aux partis que la Révolution avait produits et que vingt-cinq ans n’avaient pas encore épuisés. Ils se coalisèrent tous, comme on vient de le voir, au 30 prairial, pour amener sa chute. L’ennemi commun renversé, ils se trouvaient en présence les uns des autres, sans aucune main pour les contenir  » Cette main puissante se rencontra enfin, et en vérité, à considérer les choses à cette distance, on ne sait trop si l’on doit s’en féliciter ou s’en plaindre. Du moins nos pères furent bien excusables de s’y méprendre, et il est beau de voir avec quelle indulgence, dictée par une raison impartiale et supérieure, le jeune historien leur pardonne de s’être jetés dans fies bras du héros, et de s’être laissé enivrer à tant de gloire. Si nous voulions relever tout ce que ces deux volumes offrent de neuf et de remarquable, notre tâche ne serait pas près de finir. Signalons surtout une belle description de l’Égypte. Signalons encore une vue large et féconde sur les deux systèmes politiques dont le duel opiniâtre a ensanglanté l’Europe. Ici l’historien retrouve la même loi fatale que pour les querelles des partis à l’intérieur, des constituants et des girondins, des girondins et des montagnards. Seulement le lieu de la scène a changé, et les orbites des mouvements se sont agrandis. D’ailleurs les chocs ont un caractère de nécessité non moins évident. Que l’Autriche désire sincèrement la paix, et le Directoire aussi ; ils se feront pourtant la guerre, parce que la guerre est implacable entre les deux systèmes qui les divisent, et que rien n’est irrésistible comme un système. La Révolution, une fois lancée dans la voie des conquêtes, devra aller à Moscou, de même et par la même raison qu’elle est précédemment allée au 9 thermidor. Quant aux récriminations sur la rupture des traités, sur 16 degré de bonne ou de mauvaise foi des parties contractantes, elles ne sont pas moins vaines et futiles, que si l’on disputait pour savoir qui commença la première, de la Gironde ou de la Montagne au 31 mai, de la Montagne ou de la Plaine au 9 thermidor. Mais le 9 thermidor, le 31 mai, la rupture de la paix d’Amiens, celle de la paix de Tilsitt, étaient des résultats tôt ou tard immanquables, auxquels les hommes ont contribué de part et d’autre, bon gré, mal gré, en vertu de systèmes plus forts qu’eux. Telle nous semble l’idée de l’historien, idée grande et hautement vraie, sauf les restrictions que doivent toujours recevoir les vues de cet ordre dans leur application aux faits. M. Thiers, en terminant son livre, nous présage avec confiance la liberté au bout de toutes ces luttes, et nous la montre dans un avenir prochain et sûr. « Elle n’est pas venue, dit-il : elle viendra. » Espérons-le avec lui : il est de ceux qui ont le plus droit de la promettre ; car il la sert, il en hâte le triomphe ; et certes, lorsqu’à la lecture de son livre nous voyons ce que nos pères ont souffert pour elle, et que nous sentons en nos cœurs ce que nous serions prêts à souffrir nous-mêmes, quand il nous semble qu’à travers les larmes, le sang et d’innombrables douleurs, tout a été préparé par une providence attentive pour son mystérieux enfantement, nous ne pouvons imaginer que tant de mal ait été dépensé en pure perte, que tant de souffrances aient été vainement offertes en sacrifice ; et dût-il nous en rester encore quelque part à subir, nous croyons plus fermement que jamais au salut de la France.