(1874) Premiers lundis. Tome II « Hippolyte Fortoul. Grandeur de la vie privée. »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « Hippolyte Fortoul. Grandeur de la vie privée. »

Hippolyte Fortoul.
Grandeur de la vie privée.

La pensée sérieuse et élevée de cet ouvrage le distingue de tant d’autres productions romanesques du moment, et mérite une attention que soutient le talent de l’auteur. M. Fortoul est, jusqu’à présent, connu surtout dans la critique ; il y a porté de la verve, de la poésie, mais aussi, il faut le dire, de la fougue, des préoccupations systématiques. Il était en tête de ceux que l’humanitarisme semble avoir le plus atteints, et qui, non contents d’un ensemble d’inspiration délicate ou généreuse, en poursuivent à tous les moments et dans tous les détails l’intention accusée et l’expression voulue. Il aurait volontiers demandé à un tableau de Decamps un symbole et contemplé dans une chanson de Béranger une synthèse. Flottant de Béranger à Quinet, il essayait de les comprendre l’un et l’autre dans une même formule. C’est un travers dans la critique, mais qui succédait à un autre travers, et qui s’explique par la réaction. Le romantisme dans la critique a dû, en effet, amener par contre-coup l’humanitarisme. On n’avait voulu voir dans une œuvre que les conditions de l’art pur ; cela a conduit les contradicteurs à n’y voir que l’idée sociale et le bon motif amplifié jusqu’au grandiose. La révolution politique de 1830 a donné le signal naturel à ce revirement littéraire. M. Fortoul, jeune, atteint, j’imagine, un moment par le romantisme, s’était bientôt retourné contre, et avait emprunté à un système, qu’il jugeait plus large et plus fécond, des principes qui ne valent pourtant que pour ce qu’on y met de particulier et de correctif perpétuel dans l’application. Mais ce sont là des formes de passions et comme de maladies, que les jeunes talents doivent presque nécessairement traverser ; ils deviennent d’autant plus mûrs qu’ils s’en dégagent plus complètement. On ne passe point indifféremment sans doute par ces divers systèmes ; on en garde des impressions, des teintes, un pli ; mais enfin l’on en sort quand on a un talent capable de maturité. Ce qui est bon à rappeler, c’est qu’on n’en sort jamais, après tout, qu’avec le fond d’enjeu qu’on y a apporté, je veux dire avec le talent propre et personnel : le reste était déclamation, appareil d’école, attirail facile, à prendre, et que le dernier venu, eût-il moins de talent, portera plus haut en renchérissant sur tous les autres.

La plus sûre manière de sortir du raisonnement systématique et de la fougue esthétique est de faire, de s’appliquer à une œuvre particulière ; on y entre avec le système qu’on veut vérifier et illustrer ; mais, si l’on a quelque talent propre, original, ce talent se dégage bientôt à l’œuvre, et, avant la fin, il marche tout seul, il a triomphé. L’imagination et la sensibilité, quand on les possède, ont vite reconnu leurs traces, et la vraie poétique est trouvée.

Quelque chose d’analogue semble aujourd’hui arriver à M. Fortoul. L’idée dominante des deux volumes qu’il vient de publier n’est pas tout d’abord celle à laquelle nous avait accoutumé le critique humanitaire ; elle se montre même précisément opposée. Dans une Introduction, l’auteur raconte somment, en un château assez voisin de Paris, chez le duc de…, qui, par ambition, s’est fait partisan très avancé des idées nouvelles, une société nombreuse, composée de militaires, de députés, d’artistes, de journalistes, se met à discuter un soir le grand sujet à la mode, à savoir si la source du progrès est dans la vie publique et sociale, ou s’il la faut chercher au foyer domestique. L’auteur, qui prend part à la discussion, est seul de ce dernier avis, et, pour l’appuyer, il demande la permission de lire à la compagnie un manuscrit de sa composition ; c’est Simiane, ou la poésie de la vie privée, le premier des deux romans.

Il se présente quelques objections à faire sur ce préambule. D’abord ce duc, qui a eu deux ancêtres ministres sous Louis XV, qui a puisé dans sa famille une pensée politique suivie et des traditions ambitieuses ; ce duc, aujourd’hui démocrate et socialiste avec arrière-pensée, quel est-il ? On cherche son nom, car il est notablement désigné ; mais on ne le trouve pas ; il n’y a pas en France de telles familles, de telles traditions politiques transmises, suivies et transformées ; cela sent plutôt les grandes famille whigs. Et puis toute cette société réunie dans le château nous est donnée comme très factice, très bigarrée, très déplaisante en somme, et elle doit l’être. On rencontre assurément, en France, de tels salons aujourd’hui, et plus qu’on ne voudrait ; mais c’est un singulier auditoire pour y venir plaider la vie privée et soutenir une thèse en faveur des humbles vertus.

La Grandeur de la Vie privée ! pourquoi cette affiche ? J’aimerais autant qu’on inscrivît au frontispice de l’ouvrage ; la Gloire de l’Humilité, le Sublime de la Médiocrité. La vie privée, en tant qu’elle est vraie, se vit avant tout, se pratique, se démontre par l’exemple et par le récit ; elle ne se préconise pas.

Quisapit, in tacito gaudeat ille sinu

a dit le poète élégiaque ; ce qui n’est pas moins vrai des félicités et des vertus domestiques que des amours mystérieuses. Lors même qu’on y lève le voile pour enseigner, il ne faut pas mettre l’enseigne.

Mais on s’explique aisément cet appareil de plaidoyer par la disposition précédente de l’auteur. Arrivé de l’idée humanitaire à l’idée domestique par une sorte de réaction intérieure, il a été d’abord un peu outré comme on l’est dans toute espèce de réaction. Il s’est, dans son nouveau rôle, posé en adversaire contre son ancienne idée qu’il s’occupe beaucoup trop de combattre face à face pour en être tout à fait guéri. Entré dans l’idée de la vie privée, non point par l’humble porte, si l’on peut dire, mais par la brèche, il y a dans sa prise de possession une chaleur de débat et un air de triomphe qui ne disparaîtront qu’avec un peu de long usage. On ne doit plus s’étonner qu’à ce premier jour, monté sur le toit modeste, il y arbore et y agite le drapeau.

Le premier des deux romans, Simiane, est moins animé que le second, et la dissertation y empiète sensiblement. Au commencement du mois de mai 1737, un jeune homme et une jeune femme arrivent à Vevey, dans le canton de Vaud, et là, au bord du beau lac, interrompant leur voyage, ils font choix d’une habitation élégante et rustique ; ils continuent, durant des années, d’y vivre dans l’amour fidèle, dans l’admiration de la nature et l’adoration du créateur. Ce que l’auteur veut prouver, c’est que, par ce dévouement de l’un à l’autre, par ce perfectionnement continuel de leur âme dans la solitude, ils remplissent tout aussi bien leur rôle ici-bas que les autres en se lançant dans l’arène poudreuse et souvent bourbeuse. J’abonde dans cette idée ; seulement, comme les jours des heureux se ressemblent tous et que l’histoire en est plus difficile que celle des malheureux, on trouvera que ce commencement rempli de conversations et d’extases n’a pas, pour le lecteur, la vivacité qu’il eut pour les amants. Il n’est donné qu’à un petit nombre de peintres d’écrire sur ces pages blanches de la vie. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre l’ont pu ; quelques poètes l’ont fait par un chant lyrique, par un hymne une fois exhalé. L’auteur a, dès le début, le désavantage de se rencontrer trop directement avec Jean-Jacques, avec Byron, dans les descriptions de la même nature. Au milieu d’un remarquable soin d’écrire et de peindre, une certaine précision de ligne et une certaine gloire de couleur lui manquent. Il ne serre pas d’assez près ses contours, il ne jette pas aux objets ou n’en reçoit pas de ces traits de flamme qui fixent l’image et qu’on emporte. Cette extrémité du Léman où il place sa scène d’idylle est, pour la simplicité et la précision du dessin, d’une grandeur tout à fait classique. A certains jours sombres de l’hiver, ces montagnes de neige striées de noir font l’effet, à l’œil fidèle qui s’y attache avec lenteur, de la plus austère et de la plus délicate gravure. Qu’elles sont belles ainsi, même sans un seul rayon ! Mais aux jours glorieux, et quand l’éblouissement des mille reflets, déjouant le regard, n’ôte rien pourtant de cette précision éternelle qui les caractérise, comment les saisir ? Demandez au peintre de Childe-Harold et de Chillon. A défaut du cadre en lui-même, on peut du moins en montrer les impressions dans l’âme des amants et y suivre, par le sentiment ému, les belles ombres plus flottantes. M. Fortoul n’a pas manqué de le faire ; mais ici encore il luttait avec de présents et poétiques souvenirs, il rencontrait M. de Lamartine sur son lac consacré. Lorsque l’auteur de Simiane nous montre Juliette s’enivrant des douces paroles amoureuses dont la musique se môle à l’oscillation du bateau, quand il nous murmure un peu longuement quelques-unes de ces tendresses infinies : « A quoi servirait au ciel d’être la plus étincelante merveille qui soit sortie  des mains du créateur, s’il ignorait lui-même sa beauté ? Mais le limpide miroir des eaux a été répandu sur le globe pour qu’il pût y contempler sa face radieuse et jouir ainsi de lui-même » il se rappelle involontairement et nous rappelle les strophes de l’Adieu à la Mer, qui nous ont tant bercés :

Le Dieu qui décora le monde
De ton élément gracieux.
Afin qu’ici tout se réponde,
Fit les cieux pour briller sur l’onde,
L’onde pour réfléchir les cieux.

Dans la lutte honorablement inégale, mais un peu trop opiniâtre, de ce commencement, M. Fortoul a dû éprouver que tout n’est pas vain dans ces efforts pittoresques qu’il a dénoncés quelquefois comme arriérés, et qu’il y a un art propre, constamment digne du plus sérieux souci, dans cette reproduction précise et splendide de la nature, dans cette transparence limpide de couleur, dans ces coups de pinceau du génie, que toutes les théories du monde ne donnent pas sans doute, mais qu’elles doivent reconnaître, saluer et cultiver.

L’intérêt, qui languissait dans le tête-à-tête, se relève avec l’arrivée d’un tiers ; c’est Rousseau lui-même qui, jeune, inconnu encore et s’ignorant, ouvre un jour la barrière verte du jardin de la maisonnette, et s’avance, sans trop savoir pourquoi, mais invinciblement attiré par l’image du bonheur qu’il rêve et par un air de clavecin qu’il entend. M. Fortoul nous le dépeint avec fidélité et avec amour ; c’est bien le Rousseau des premières années des Confessions, à la veille des Charmettes. Il devient en peu d’instants l’ami de Simiane et de Juliette ; il s’assoit à leur table. Laissons dire le romancier dans une page heureuse :

« Après dîner, Simiane essaya de faire causer son ami, et il lui adressa quelques questions littéraires. Son ami ne fit aucune réponse satisfaisante ; il ignorait presque le nom de Voltaire. Il parlait, du reste, de toutes les choses du cœur avec une facile éloquence, et son esprit n’était pas sans ressource ; mais il n’avait aucune teinture de ce qu’on appelle littérature, et qui est, aux yeux du monde, le plus beau fruit de l’éducation. Il avait vu beaucoup, et peu lu ; il avait eu déjà de grandes sensations, mais il était complètement étranger à l’art de les exprimer, il avait erré comme un pauvre enfant aux pieds de ces Alpes où il avait reçu le jour ; et l’abondance de sentiments qu’il avait éprouvés au milieu des misères d’une vie incertaine n’avait trouvé d’autre forme pour se répandre que la musique, cette langue de l’air, du vent et de l’orage, que le génie a ravie à Dieu, et que ce jeune homme avait apprise tout seul en écoutant les échos de ses montagnes. D’ailleurs, il était paisible, confiant et bon ; il se jetait dans l’imprévu avec cette insouciance naturelle aux êtres qui ne croient pas que le mal puisse exister ; il ne se plaignait pas de la fortune, qui l’avait exposé aux chances les plus dures, et il remerciait la nature des instincts qu’elle lui avait donnés et des trésors de jouissances inconnues qu’elle avait renfermés dans son âme. Aussi, le soir, quand il prit congé de ses hôtes, il leur laissa l’idée qu’il était né pour être heureux, et qu’il mourrait ignoré et content au bord du lac, seul témoin destiné à recevoir l’entière confidence de ses pensées. »

Rousseau ne donne plus de ses nouvelles, et ses amis croient qu’il les a oubliés. Mais l’été prochain, il reparaît, et ouvre un matin, encore à l’improviste, la claire-voie du verger. Cette fois, il est sombre, amaigri ; il souffre de son génie déjà, et de ses fautes ; il déplore son innocence perdue, il déplore surtout son inaction forcée et son manque de carrière. Le voilà devenu ambitieux ; la lutte a commencé ; les Charmettes tirent à la fin. Il repart de chez ses amis, pour revenir de nouveau à quelque prochaine saison ; chaque retour est peint à ravir, et comme l’unique accident qui projette une émotion intermittente et croissante dans l’heureuse et monotone existence des amants :

« A la fin de l’hiver de 1741, par un beau jour, Simiane venait de greffer ses poiriers ; il tenait encore sa serpette, et s’était jeté sur l’herbe. Étendu tout du long, il écoutait les sons que Juliette tirait de son clavecin, et en même temps il suivait des yeux les nuages qui flottaient au gré du vent dans l’azur du ciel. Tandis que son regard nageait dans l’espace, il sentit une ombre se placer devant son soleil ; aussitôt, sautant sur ses pieds, il s’écria :

« — C’est lui ! »

Cette fois, le génie a enfin parlé net chez Rousseau, et il éclate par tous les signes évidents, soit dans l’éloquence de ses discours, soit dans les désirs orageux de son âme. « A Paris, — oui, à Paris, s’écrie-t-il, c’est le vœu de tous les pauvres insensés qui se croient appelés à remuer le monde ! Lui aussi, il veut dire à la société ce qu’il pense d’elle ; il veut essayer si son esprit ne serait point par hasard le pivot sur lequel ce siècle doit tourner. » Simiane se déclare alors, et, pour le guérir du fatal projet, après avoir consulté Juliette du regard, il raconte sa propre histoire. Simiane n’est autre chose qu’un Rousseau anticipé, un Rousseau qui n’a pas voulu l’être ; né dans les Alpes aussi, venu à Paris jeune et orphelin, avec mille livres de rente, il a tenté la route des lettres ; il a porté à Montesquieu un manuscrit, que le grand homme a jugé très favorablement ; il a fréquenté le café Procope et causé avec les beaux esprits. L’auteur, on le conçoit, prend occasion du récit de Simiane pour juger la première moitié du xviiie  siècle et en retracer les principales figures ; aussi, dans le récit de Simiane, sent-on par trop fauteur de nos jours. Simiane va porter son écrit à Montesquieu, que les Lettres persanes ont placé à la tête de la réaction qui s’est prononcée contre la grandeur et le despotisme de Louis XIV. On ne parlait pas encore en ces termes-là du temps de Montesquieu et avant les doctrinaires. Ces anachronismes d’expressions ou d’idées sont plus fréquents qu’on ne voudrait. Dans le portrait de Montesquieu, je ne crois pas qu’il soit exact de faire du grand écrivain un causeur aussi insignifiant et aussi dénué de saillies que nous le montre M. Fortoul ; il ne faut pas trop s’en tenir à ce que dit Montesquieu de lui-même sur ce point : on lit dans les Mémoires de Garat une conversation de l’homme illustre, déjà bien près de finir, laquelle est, au contraire, tout étincelante d’images et de traits. La composition du café Procope est un peu arrangée à plaisir. Voltaire n’y causait guère avec Piron, et Vauvenargues, bien que logé rue du Paon, n’y allait pas30. Mais, à part ces critiques de détail, il n’y a que des éloges à donner à la vue d’ensemble jetée sur la littérature d’alors, et à ces couleurs de flétrissure énergique, encore mieux applicables à la nôtre aujourd’hui. S’il y a quelque anachronisme ici, il n’est pas choquant, et on l’accepte, parce qu’il laisse jour aux accents les plus généreux échappés à l’âme de l’auteur. Les amours de Juliette et de Simiane ont du charme, de la vérité, et je n’y vois guère à reprendre que ces visites un peu trop gothiques, et qui sentent l’année 1828, au haut des tours de Notre-Dame. On peut se mettre au-dessus de son siècle par la morale ; mais par le goût à ce point-là, c’est impossible.

Le récit de Simiane a touché Rousseau, mais ne l’a pas converti. Il semble même, plus tard, que l’exemple de Rousseau, et ses succès, revenant jusqu’au sage ami, aient réveillé la tentation dans son cœur et jeté une ombre d’un moment sur sa félicité longtemps inaltérable. Mais Simiane, une dernière fois, a triomphé des désirs de gloire masqués en projets généreux. Les regards de sa Juliette, consultés assidûment et relus, un voyage de tous deux au Mont-Blanc, qui était alors une nouveauté et comme une découverte, réparent son âme et la rétablissent dans la modération vertueuse. « Les hautes montagnes, a-t-on dit, consternent aisément celui qui habite au pied, ou du moins elles le modèrent et le calment ; elles mettent l’homme à la raison. » Simiane reste dans la raison, ainsi que dans le bonheur ; lorsque Rousseau, déjà célèbre, les visite encore, il emporte de leur dernier embrassement une de ces fraîches et à la fois solennelles images, qui, en présence de Thérèse et de tant d’illusions flétries, sauvaient l’idéal dans son cœur.

Ce personnage de Simiane à côté de Rousseau est vrai ; celui-ci a eu de tels amis, ses égaux d’esprit et d’âme, et obscurs ; on peut relire l’éloquente page qu’il consacre à la mémoire de l’un d’eux : « Ignacio Emmanuel de Altuna était un de ces hommes rares que l’Espagne seule produit, et dont elle produit trop peu pour sa gloire…31. » Simiane est un de ces Emmanuels de Jean-Jacques, restés inconnus.

Que manque-t-il à ce premier volume de M. Fortoul ? De vouloir moins prouver, d’être plus court, plus sobre et plus réduit de forme, surtout d’être parfait de style. A une donnée aussi simple, il fallait l’expression excellente et achevée, ce que La Bruyère appelle l’expression nécessaire. L’auteur, dans ses nobles efforts, ne la souvent qu’approximative et suffisante. Beaucoup d’à peu près, çà et là des répétitions négligentes (délicieuse deux fois dans la même phrase, page 228), parfois de ces inadvertances triviales qu’il faut laisser à nos romanciers sans délicatesse (ainsi cette phrase, page 155, comme le plus grand imbécile qui eût jamais battu le pavé de Paris) ; — tout cela ne saurait être entièrement racheté, dans un roman sans action, par des pages élevées et éloquentes, fussent-elles nombreuses.

Le roman du second volume, Steven, offre précisément cet intérêt d’action qui se faisait vainement attendre dans Simiane. L’auteur ne s’est pas proposé le contraste dans une intention littéraire et pour but d’agrément, mais toujours d’après sa même vue morale. La compagnie, devant laquelle il a lu son premier roman, lui reproche d’avoir fait l’apothéose de l’égoïsme, et il tient à montrer, par un nouvel exemple, que le foyer domestique n’a pas moins son inspiration, sa flamme active, que son renoncement et son sacrifice. Le talent de romancier, qui se manifeste dans Steven, est très vif, et, à ne prendre les choses que par le dehors, on peut regretter, pour le succès de lecture, que ce roman n’ait pas précédé l’autre. La scène se passe dans le Hartz, vers 1714 ; le paysage est grandement décrit ; les personnages historiques, à demi mystérieux, y sont jetés tout d’abord à la Walter Scott et sans les longueurs. Je n’analyserai pas en détail ce qu’il faut plutôt engager à lire. Le jeune Steven de Travendahl, fils d’un général de Charles XII, qui a péri à Pultawa, s’est retiré dans ce pays de Hartz avec sa mère, avec sa sœur ; devenu le chef respecté des intrépides mineurs, il n’a, d’ailleurs, qu’une pensée : servir sa mère, lui obéir, consoler sa triste sœur Mina, qu’une langueur secrète dévore. On est au moment où Charles XII, délivré de prison, a quitté la Turquie ; le bruit de son retour le devance. Partout en Allemagne, on l’attend, on l’a cru voir passer dans chaque cavalier inconnu, les peuples prêts à saluer, comme toujours, l’homme du destin, les gouvernements attentifs à saisir le conquérant déchaîné. Son neveu, le jeune duc de Holstein, et le vieux chancelier Mullem, qui précède de peu Charles XII, se sont donné rendez-vous dans le Hartz. Charles XII y arrive lui-même. Steven, Suédois de naissance et de cœur, fils d’un des braves de Pultawa, se trouve placé entre toutes ses affections et tous ses devoirs. L’action du roman, dans les deux tiers, ne mérite guère que des éloges. Charles XII peut sembler un peu arrangé après coup, sans doute, dans les projets de pacification et de liberté européenne que lui suppose l’auteur ; Steven peut sembler un peu avancé, lorsqu’il fait saluer à ses hôtes, dans la personne de ses mineurs, les premiers gentilshommes de L’Europe, et cette seule et immortelle noblesse du travail qu’il a l’honneur de commander. Mais ce ne sont là que des traits accessoires auxquels le lecteur prend garde à peine, tant l’ensemble va, marche, se presse, tant le drame ne vous laisse pas ; tout est bien jusqu’au moment où Steven se trouve face à face avec Charles XII. Mais ici, quand le roi, en hâte de partir, et dont le danger redouble à chaque minute, demande et commande à Steven des chevaux, et de lui rendre son compagnon de voyage, qu’on lui retient parce que c’est le fiancé de Mina ; quand Steven, non content de résister par piété domestique, étale cette piété, la discute, l’oppose avec faste au rôle du conquérant, quand il s’écrie : « L’homme que vous venez d’appeler un enfant se lève du sein de son obscurité pour se placer devant vous, et pour se mesurer à vous, sans orgueil comme sans crainte… Ce n’est pas parce que je commande que j’ose me comparer à vous, mais parce que j’obéis… J’ai vaincu un ennemi plus redoutable que vous…, je me suis vaincu moi-même » alors le drame cesse en ce qu’il avait de naturel et d’entraînant ; le système reparaît, se traduit de nouveau à la barre sous forme de plaidoyer. Steven n’est plus qu’une espèce d’allégorie représentant l’héroïsme de la vie privée, qui se dresse de toute sa hauteur ; et Charles XII, stupéfait, n’a que raison, lorsqu’il lui dit (un peu tard) : « J’admire la complaisance avec laquelle je vous écoute. » Sans cette scène malencontreuse, Steven restait jusqu’au bout un excellent roman. Je sais que la scène devait se faire, qu’elle était essentielle à l’idée. De quelle façon était-elle possible ? Je ne me chargerais certainement pas de l’exécuter ni même d’en fixer la mesure. Mais ce qui me paraît certain, c’est que l’auteur y a outre-passé les conditions de vraisemblance et d’intérêt, parce qu’à ce moment il a perdu de vue ses personnages en eux-mêmes pour s’adresser à la galerie.

Steven n’est pas moins une très grande preuve de talent dramatique et pittoresque. M. Fortoul va continuer sa série de romans dans la même voie morale. Qu’il veuille s’inquiéter moins de la démonstration et plutôt de la vie, du naturel, du pathétique de son sujet, comme il en est si capable. La démonstration ressortira mieux sans être plaidée ; c’est chose humble et modeste que la vie privée, c’est chose surtout bonne à la longue, salutaire dans l’ensemble, et qui pénètre par le parfum des exemples. La meilleure démonstration serait celle qui transpirerait dans une suite de récits fidèles et de peintures variées ; on oublierait souvent le but, on ne le discuterait jamais ; puis, à un certain moment, comme après un doux et captivant séjour chez, des amis heureux, on se sentirait devenu autre, converti à leur vertueux bonheur et le voulant mériter.