(1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre quatrième. L’expression de la vie individuelle et sociale dans l’art. »
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(1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre quatrième. L’expression de la vie individuelle et sociale dans l’art. »

Chapitre quatrième

L’expression de la vie individuelle et sociale dans l’art.

I. — L’art ne recherche pas seulement la sensation. — Il cherche l’expression de la vie. — Lois qui en résultent. — Impuissance du pur formalisme dans l’art. — Flaubert. — Le fond vivant doit toujours transparaître sous la forme. II. Les idées, les sentiments et les volontés constituent le fond de l’art. — Nécessité des idées et de la science pour renouveler les sentiments mêmes. III. Le but dernier de l’art est de produire la sympathie pour des êtres vivants. — A quelles conditions un être est-il sympathique. Nécessité de l’individualité. Nécessité d’un côté universel et social des types. — Le conventionnel et le naturel dans la société et dans l’art. Moyens d’échapper au conventionnel.

L’art poursuit deux buts distincts : il cherche à produire, d’une part, des sensations agréables (sensations de couleur, de son, etc.), d’autre part, des phénomènes d’induction psychologique aboutissant à des idées et à des sentiments de nature plus complexe (sympathie pour les personnages représentés, intérêt, pitié, indignation, etc.), en un mot, tous les sentiments sociaux. Ces phénomènes d’induction sont ce qui rend l’art expressif de la vie.

Toutes les fois que l’art a pour objet les sensations, il se trouve en présence de lois scientifiques dont un grand nombre sont absolument incontestables. L’esthétique, par ce côté, touche à la physique (optique, acoustique, etc.), aux mathématiques, à la physiologie, à la psycho-physique.

La statuaire repose spécialement sûr l’anatomie et la physiologie ; la peinture, sur l’anatomie, la physiologie et l’optique ; l’architecture, sur l’optique (la règle d’or, etc.) ; la musique, sur la physiologie et l’acoustique ; la poésie, sur la dont les métrique, lois les plus générales se rattachent assurément à l’acoustique et à la physiologie. Si l’art était ramené à ce seul but, produire des sensations agréables, son domaine serait relativement limité et ses lois beaucoup plus fixes. En effet, le caractère agréable ou désagréable des sensations est réglé par des lois ne serait scientifiques qu’il pas impossible de déterminer un jour. Si donc l’art en venait à n’avoir plus d’autre fin que de charmer les yeux et les oreilles, il pourrait se réduire un jour à un système de règles techniques, à une question de savoir-faire, ou même de savoir pur et simple. Le peintre ou le poète pourrait n’avoir pas plus besoin de génie que l’artificier n’en a besoin pour composer selon des formules chimiques et lancer dans des directions calculées ses fusées multicolores.

Mais un art qui ne nous procurerait ainsi que des sensations agréables disposées le plus savamment possible ne nous donnerait qu’un pur abstrait des choses et du monde ; or, le miel le plus doux extrait de la fleur ne vaut pourtant pas la fleur. Un tel art aurait au plus haut point le défaut inhérent à tous les arts, qui est de se montrer infiniment plus étroit que la nature. Les règles de la sensation agréable sont des limites pour l’art ; le rôle du génie dans l’art est précisément de reculer sans cesse ces limites et pour cela de paraître parfois violer les règles. En réalité il ne les viole pas d’une manière absolue, car des sensations franchement désagréables ne pourraient se tolérer, mais il les tourne, et ainsi il s’efforce d’élargir sans cesse le domaine que l’art s’ouvre dans la nature infinie.

Le véritable objet de l’art c’est l’expression de la vie. L’art, pour représenter la vie, doit observer deux ordres de lois : les lois qui règlent en nous les rapports de nos représentations subjectives et les lois qui règlent les conditions objectives dans lesquelles la vie est possible.

Les lois qui dominent les rapports des représentations forment une sorte de science de la perspective intérieure. Dans tout art, comme dans la peinture, il y a des effets de raccourci, d’ombre et de lumière, des questions de premier et de second plan. L’artiste dramatique, par exemple, est toujours forcé, pour donner l’illusion de la réalité, d’outrer certains traits ; il ne représente la vie qu’avec des infidélités calculées.

Quant aux lois qui ont rapport aux conditions objectives dans lesquelles se produit la vie, elles sont pour la plupart inconnues, et ne peuvent faire l’objet d’aucune science exacte. Il est très difficile de définir scientifiquement la vie, même en ses manifestations les plus infimes, à plus forte raison la vie mentale et morale que l’artiste s’efforce de nous rendre présente dans ses œuvres. La vie est d’autant plus insaisissable (par l’analyse abstraite qu’elle est plus individualisée ; or, c’est l’individualité à son plus haut degré qui est l’objet préféré du poète, du romancier, de l’artiste. La psychologie du caractère individuel, loin de former une science achevée sur laquelle puisse s’appuyer le poète ou le romancier, est encore à créer ; et c’est le poète même ou le romancier, ce sont les Shakespeare ou les Balzac qui contribuent à la créer et en rassemblent d’instinct les éléments.

Ce qui fait que la science de la vie morale et du caractère aura peine à sortir de l’état d’enfance dans lequel elle se trouve, c’est qu’elle est réduite, pour toute méthode, à l’observation au lieu de l’expérimentation. Le seul expérimentateur, en une certaine mesure, c’est le poète ou le romancier qui, lorsqu’il a le don de vie, nous fait voir et toucher des caractères se développant dans un milieu nouveau, qu’il varie à sa volonté. La création artistique, quand elle est assez puissante, atteint une valeur qui approche de l’expérimentation scientifique, quoique, nous le verrons plus loin, elle en soit toujours très différente.

On sait combien il est difficile, même pour un tireur, de couvrir une balle, de suivre une seconde fois le chemin frayé une première ; c’est le même tour de force que doit exécuter sans cesse l’écrivain, devinant dans chaque cœur les blessures plus ou moins profondes faites par la vie même, les chemins par où a passé une première fois l’émotion et par où elle peut passer une seconde fois, visant dans le sens précis où la nature a tiré au hasard. On reproche parfois à certains génies d’être subtils ; mais quoi de plus subtil que la nature ? L’esprit n’égalera jamais les choses en ramifications et en sinuosités ; seulement il faut que, dans toutes ces ramifications, la sève de la vie circule, comme le sang court dans les innombrables fibres qui relient entre elles les cellules cérébrales. Créer, c’est savoir être à la fois subtil comme la pensée et réel comme la vie. La vie, au fond, n’est qu’un degré de complexité de plus. Sachez être assez subtil pour être et purement simplement vrai.

Ni dans l’art ni dans la vie réelle la beauté n’est une pure question de sensation et de forme. Tout type de grâce vraiment attirante doit mériter qu’on lui applique les vers du poète :

Ton accent est plus doux que ta voix : ton sourire

Plus joli que ta bouche, et ton regard plus beau

Que tes yeux : la lumière efface le flambeau.

C’est que la beauté est en grande partie action, perpétuel rayonnement du dedans au dehors. La vraie beauté se crée ainsi elle-même à chaque instant, à chacun de ses mouvements ; elle a la clarté vivante de l’étoile. « La beauté sans expression, dit Balzac, est peut-être une imposture. »

Partout où l’expression se trouve, elle crée une beauté relative, parce qu’elle crée la vie. Le formalisme dans l’art, au contraire, finit par faire de l’art une chose tout artificielle et conséquemment morte. Flaubert, partagé entre le formalisme et le réalisme, définit très bien la recherche de la sensation choisie, qu’il croit être le but de l’art, mais qui n’en est qu’un des éléments. « Je me souviens, dit-il, d’avoir eu des battements de cœur, d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu ; celui qui est à gauche quand on monte aux Propylées. Eh bien, je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, — des matières qu’il traite, — ne peut pas produire le même effet. Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? (Je parle en platonicien) ». —. Certainement la rareté des éléments et le poli de la surface peuvent constituer de très belles qualités, mais, si on en faisait le tout de l’art, littérature et poésie ne seraient plus que l’habileté à construire des décors ; la mise en scène primerait la vie. C’est en partie d’après cette esthétique que sont écrits les Martyrs, cette œuvre tant admirée par Flaubert et vieillie un peu vite. Enfin ces principes expliquent mieux qu’aucun commentaire les défauts de Salammbô, qui, comme on l’a dit, est une sorte d’opéra en prose. Flaubert, comprenant lui-même le caractère exclusif de cette théorie, ajoute : « Si je continuais longtemps de ce train-là, je me fourrerais complètement le doigt dans l’œil, car, d’un autre côté, l’art doit être bonhomme. » Oui, et la formule est juste, l’art doit être bonhomme, c’est-à-dire point gourmé, point tendu, point poseur, accueillant pour toutes les choses de la vie et tous les êtres de la nature. Le véritable artiste ne doit pas voir et sentir les choses en artiste, mais en homme, en homme sociable et bienveillant, sans quoi le métier, tuant en lui le sentiment, finirait par ôter de ses œuvres la vie, qui est le fond solide de toute beauté.

Un des défauts caractéristiques auxquels se laisse bientôt aller celui qui vit trop exclusivement pour l’art, c’est de ne plus voir et sentir avec force dans la vie que ce qui lui paraît le plus facile à représenter par l’art, ce qui peut immédiatement se transposer dans le domaine de la fiction. Peu à peu l’art prend pour lui le pas sur la vie réelle ; toutes les fois qu’il est ému, il rapporte son émotion à cette fin pratique, l’intérêt de son art ; il ne sent plus pour sentir, mais pour utiliser sa sensation et la traduire. Il est comme l’acteur de profession, chez qui tout geste et toute parole perd son caractère spontané pour devenir une mimique ; c’est Talma cherchant à tirer parti même du cri de douleur sincère qui lui est échappé à la mort de son fils, et s’écoutant sangloter. Mais il y a cette différence que l’acteur, par cette perpétuelle étude de soi au point de vue de son art, altère surtout ses gestes et son accent, tandis que l’artiste peut altérer jusqu’à son sentiment même et fausser son propre cœur. Flaubert, qui était artiste dans la moelle des os et qui s’en piquait, a exprimé cet état d’esprit avec une précision merveilleuse : selon lui, vous êtes né pour l’art si les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous semblent pas avoir d’autre utilité. Selon nous, un être ainsi organisé échouerait au contraire dans l’art, car il faut croire en la vie pour la rendre dans toute sa force ; il faut sentir ce qu’on sent, avant de se demander le pourquoi et de chercher à utiliser sa propre existence. C’est s’arrêter à la superficie des choses que d’y voir seulement des effets à saisir et à rendre, de confondre la nature avec un musée, de lui préférer même au besoin un musée. « Vous me mépriseriez trop, dit encore Flaubert à George Sand, si je vous disais qu’en Suisse je m’embête à crever… Je ne suis pas l’homme de la nature et je ne comprends rien aux pays qui n’ont pas d’histoire. Je donnerais tous les glaciers de la Suisse pour le musée du Vatican. » — « Une chose bien caractéristique de notre être, disent, eux aussi, MM. de Goncourt, c’est de ne rien voir dans la nature qui ne soit un rappel et un souvenir de l’art. Voici un cheval dans une écurie, aussitôt une étude de Géricault se dessine dans notre cervelle ; et le tonnelier de la cour voisine nous fait revoir un lavis à l’encre de Chine de Boilvin. »

Le grand art est celui qui traite la nature et la vie non en illusions, mais en réalités, et qui sent en elles le plus profondément non pas ce que l’art humain peut le mieux rendre, mais ce qu’il peut au contraire le plus difficilement traduire, ce qui est le moins transposable en son domaine. Il faut comprendre combien la vie déborde l’art pour mettre dans l’art le plus de vie.

II.

Ce fond vivant de l’art, qui doit toujours transparaître sous la forme, est fait d’abord d’idées, puis de sentiments et de volontés.

Le mot ne peut rien sans l’idée, pas plus que le diamant le mieux taillé ne peut briller dans une obscurité complète sans un rayon de lumière reflété par ses facettes ; l’idée est la lumière du mot. L’idée est nécessaire à l’émotion même et à la sensation pour les empêcher d’être banales et usées, « L’émotion est toujours neuve, a dit V. Hugo, et le mot a toujours servi, de là l’impossibilité d’exprimer l’émotion. » Eh bien non, et c’est là ce qu’il y a de désolant pour le poète, l’émotion la plus personnelle n’est pas si neuve ; au moins a-t-elle un fond éternel ; notre cœur même a déjà servi à la nature, comme son soleil, ses arbres, ses eaux et ses parfums ; les amours de nos vierges ont trois cent mille ans, et la plus grande jeunesse que nous puissions espérer pour nous ou pour nos fils est semblable à celle du matin, à celle de la joyeuse aurore, dont le sourire est encadré dans le cercle sombre de la nuit : nuit et mort, ce sont les deux ressources de la nature pour se rajeunir à jamais.

La masse des sensations humaines et des sentiments simples est sensiblement la même à travers la durée et l’espace. Si on a vécu trente ans, avec une conscience assez aiguisée, dans un coin pas trop fermé de la terre, on peut compter n’avoir plus à éprouver de sensations radicalement neuves, mais seulement des nuances inaperçues jusqu’alors, des nouveautés de détail. De là la lassitude où ne tarde pas à tomber quiconque regarde la vie en pur dilettante, y cherchant seulement des impressions, des motifs de reproductions esthétiques et pour ainsi dire de croquis. Au bout d’un certain temps, il sera fatigué même du pittoresque, qui finit par se répéter comme toute chose et par s’user. Eadem sunt omnia semper.

Ce qui s’accroît pour nous à mesure que nous avançons dans la vie, et ce qui s’accroît constamment pour l’humanité en général, c’est beaucoup moins la masse des sensations brutes que celle des idées, des connaissances, qui elles-mêmes réagissent sur les sentiments. La science a été, jusqu’ici du moins, susceptible d’une extension sans limites ; c’est par elle surtout que nous pouvons espérer ajouter quelque chose à l’œuvre humaine, c’est par elle que nous pouvons espérer tenir en éveil et satisfaire à jamais notre curiosité, nous donner à nous-mêmes cette conviction que nous ne vivons pas en vain. L’art pour l’art, la contemplation de la pure forme des choses finit toujours par aboutir au sentiment d’une monotone Maya, d’un spectacle sans fin et sans but, d’où on ne retire rien. L’intelligence peut seule exprimer dans une œuvre extérieure le suc de la vie, faire servir notre passage ici-bas à quelque chose, nous assigner une fonction, un rôle, une œuvre très minime dont le résultat a pourtant chance de survivre à l’instant qui passe. La science est pour l’intelligence ce que la charité est pour le cœur ; elle est ce qui rend infatigable, ce qui toujours relève et rafraîchit ; elle donne le sentiment que l’existence individuelle et même l’existence sociale n’est pas un piétinement sur place, mais une ascension. Disons plus, l’amour de la science et le sentiment philosophique peuvent, en s’introduisant dans l’art, le transformer sans cesse, car nous ne voyons jamais du même œil et nous ne sentons jamais du même cœur lorsque notre intelligence est plus ouverte, notre science agrandie, et que nous voyons plus d’univers dans le moindre être individuel.

Il existe un rapport très bref et très simple fait à l’amirauté autrichienne par le capitaine de Wohlgemuth, qui a un an au séjourné pôle pour y faire des recherches scientifiques. En lelisant, je ne puis m’empêcher de penser à Pierre Loti : à travers ces lignes le plus souvent sèches, on entrevoit les mêmes visions qui passent dans Pêcheur d’Islande ; on devine l’inguérissable nostalgie du marin qui s’attache à chaque coin de terre où il séjourne, s’en fait une patrie, et ensuite ne se trouve plus chez lui nulle part, même au pays natal, ayant éparpillé de son cœur sur toute la surface du globe. « Le départ du Pola, qui nous laisse ici, rompt l’unique lien qui nous rattachait encore à la patrie. Nous voilà seuls, pour toute une année, isolés dans la mer du Groenland. Nul journal, nulle lettre ne peut plus nous parvenir. Nous ne devons plus avoir d’autre pensée et, par conséquent, pas d’autre distraction que le travail. Désormais nous serons soutenus par l’idée que le fidèle accomplissement de notre tâche ajoutera un nouveau maillon à la grande chaîne du savoir humain… (1er janvier 1883.) » — L’hiver passé : — « Adieu, San-Mayen (c’est le nom de l’île où l’expédition scientifique a hiverné)… Après nous il viendra d’autres hommes pourvus d’instruments meilleurs, comme nous sommes venus prendre la place des sept Hollandais qui, il y a deux cent cinquante ans, ont payé de leur vie leur tentative d’hivernage. Pour nous, une année de travail heureux est écoulée. Et maintenant l’ouragan, comme il le fait depuis des siècles et comme il l’a fait pour les cabanes des Hollandais, va couvrir de lave ce lieu de labeur paisible. Des brouillards obscurs passent lentement, gravement, éternellement. » On croirait bien lire du Pierre Loti : c’est toujours ce même sentiment des vicissitudes à cycles réguliers et des transformations monotones de toute existence, qu’inspire l’océan et le ciel, la vie en plein infini, sans interposition d’êtres humains et de distractions mesquines, sans cloison opaque qui arrête l’œil perdu dans la transparence sans fond des flots et de l’éther. Mais à ce sentiment se mêle ici quelque chose de nouveau, l’amour sincère de la science, la curiosité de l’intelligence abstraite et non pas seulement des yeux en quête de paysages. Aussi n’aboutissonsnous plus du tout, comme chez Pierre Loti, à la mélancolie vague et oisive du rêveur qui laisse courir son rêve devant ses regards : c’est la différence profonde du pur artiste et du savant. Le premier n’est qu’une machine à sensations, un enregistreur ; le second sent qu’il a quelque chose à faire avec ces perceptions mêmes qu’il enregistre : il sait qu’il a à les systématiser, à les réduire en corps de doctrine et à faire la science humaine avec sa vie.

Poussés par la soif de la science, huit observateurs infatigables se réunissent à deux heures de la nuit sur la glace et discutent longtemps si la température de la mer doit être notée avec — 1, 4 ou — 1, 35° c. Ceux qui savent discuter ainsi par 17° de froid sur un chiffre n’éprouveront pas un jour cette usure de la sensibilité qu’on rencontre chez tant d’artistes, ce sentiment d’une vie passée tout entière à la reproduction vaine des choses, non à la création de rien de nouveau. C’est en agissant de lui-même, en créant, que l’homme sent véritablement ses forces, et c’est surtout dans le domaine de la pensée qu’il peut créer quelque chose. Le poète même, pour créer, doit être un penseur, un constructeur de systèmes vivants, mêlant à ses représentations de la vie des conceptions élevées et philosophiques. La curiosité, l’attrait de l’inconnu jouent un grand rôle jusque dans l’attrait excité par une œuvre d’art. La science embryonnaire ne voyait de merveilles que dans les choses placées bien haut hors de notre portée ; la science actuelle, tout au contraire, trouve le merveilleux à chaque pas, en toute chose. L’homme non cultivé ne s’intéressait qu’à ce qui le sortait de son milieu et ne lui rappelait rien de ce qu’il avait coutume de voir ; on ne devait lui dire que des histoires de princes, on ne devait lui faire de récits que sur les pays lointains. De nos jours, nous étant aperçus que notre milieu même avait des doubles fonds inconnus de nous, nous nous intéressons à quoi que ce soit, près ou loin, pourvu que notre imagination intelligente y trouve son compte.

Outre les idées, l’art a pour objet principal l’expression des sentiments, parce que les sentiments qui animent et dominent toute vie valent seuls en elle. Mon amour est plus vivant et vrai plus que moi-même. Les hommes passent et leurs vies avec eux le sentiment demeure. Le sentiment ou, pour mieux dire la volonté, puisque tout sentiment est une volonté en germe. Le sentiment est la résultante la plus complexe de l’organisme individuel, et il est en même temps ce qui mourra le moins dans cet organisme ; il est la plus profonde formule de la réalité vivante. Ce qui fait que quelques-uns d’entre nous donnent parfois si facilement leur vie pour un sentiment élevé, c’est que ce sentiment leur apparaît en eux-mêmes plus réel tous les autres faits secondaires que de leur existence individuelle ; c’est avec raison que devant lui tout disparaît, s’anéantit. Tel sentiment est plus vraiment nous que ce qu’on est habitué à appeler notre personne ; il est le cœur qui anime nos membres, et ce qu’il faut avant tout sauver dans la vie, c’est son propre cœur.

Les sentiments et les volontés, à leur tour, s’expriment dans les actes et dans tous les faits de la vie. L’art du savant, de l’historien, et aussi de l’artiste, c’est de découvrir les faits significatifs, expressifs d’une loi ; ceux qui dans la masse confuse des phénomènes constituent des points de repère et peuvent être reliés par une ligne, former un dessin, une figure, un système. La science et l’histoire, qui nous donnent comme le squelette de la réalité, reposent en somme, dans leurs lignes essentielles, sur un petit nombre de faits triés avec soin et, comme nous disions tout à l’heure, expressifs. Ces faits, dans la science, expriment des lois purement objectives ; dans l’histoire, des lois psychologiques et humaines. L’art repose sur moins de faits encore, et son but est d’accumuler dans le plus court fragment de l’espace ou de la durée le plus grand nombre de faits significatifs. Il y a souvent plus d’actions et de pensées décisives dans un drame qui dure vingtquatre heures et se déroule en une chambre de dix mètres carrés que, dans toute une vie humaine. L’art est ainsi une condensation de la réalité ; il nous montre toujours la machine humaine sous une plus haute pression. Il cherche à nous représenter plus de vie encore qu’il n’y en a dans la vie vécue par nous. L’art, c’est de la vie concentrée, qui subit dans cette concentration les différences du caractère des génies. Le monde de l’art est toujours de couleur plus éclatante que celui de la vie : l’or et l’écarlate y dominent avec les images senglantes ou, au contraire, amollissantes, extraordinairement douces. Supposez un univers fabriqué par des papillons, il ne sera peuplé que par des objets de couleur vive, il ne sera éclairé que par des rayons orangés ou rouges ; ainsi font les poètes.

III

Toutefois, l’art n’est pas seulement un ensemble de faits significatifs ; il est avant tout un ensemble de moyens suggestifs. Ce qu’il dit emprunte souvent sa principale valeur à ce qu’il ne dit pas, mais suggère, fait penser et sentir. Le grand art est l’art évocateur, qui agit par suggestion. L’objet de l’art, en effet, est de produire des émotions sympathiques et, pour cela, non pas de nous représenter de purs objets de sensations ou de pensées, au moyen de faits significatifs, mais d’évoquer des objets d’affection, des sujets vivants avec lesquels nous puissions entrer en société.

Toutes les règles concernant ce nouvel objet de l’art aboutissent à déterminer dans quelles conditions se produit l’émotion sympathique ou antipathique. Le but dernier de l’art est toujours de provoquer la sympathie ; l’antipathie ne peut jamais être que transitoire, incomplète, destinée à ranimer l’intérêt par le contraste, à exciter les sentiments de pitié envers les personnages marquants par l’éveil des sentiments de crainte ou même d’horreur. En somme, nous ne pouvons pas éprouver d’antipathie absolue et définitive pour aucun être vivant. Peu importe donc, au fond, qu’un être soit beau, pourvu que vous me le rendiez sympathique. L’amour apporte la beauté avec lui. La vibration du cœur est comme celle de la lumière : elle se communique tout alentour ; produisez en moi l’émotion, cette émotion, passant dans mon regard, puis rayonnant au dehors, se transformera eu beauté pour mes yeux.

La première condition pour qu’un personnage soit sympathique, c’est évidemment qu’il vive. La vie, fût-elle, celle d’un être inférieur, nous intéresse toujours par cela seul qu’elle est la vie. La seconde condition, c’est que ce personnage soit animé de sentiments que nous puissions comprendre et soient en nous-mêmes qui puissants. Ceci posé, il peut arriver qu’un personnage antipathique par ses sentiments et ses actions, mais animé d’une vie intense, nous entraîne par-cette intensité de vie, en dépit de notre répulsion naturelle. Inversement, la sympathie que nous éprouvons pour un personnage dominé par nos propres sentiments ou par ceux qui nous semblent le plus désirables à éprouver, peut lui donner à nos propres yeux une vie qu’il ne possède réellement pas dans l’œuvre d’art et exciter notre admiration alors même que l’artiste n’aurait pas bien su rendre la vie. Ainsi s’explique la vogue de certains personnages et de certains romans qui, après avoir paru de purs chefs-d’œuvre aux contemporains, — dont ils représentaient, en les outrant peutêtre, les tendances, qualités ou défauts, — semblent par la suite froids, faux même et dépourvus de vie. Le personnage le plus universellement sympathique est celui qui vit de la vie une et éternelle des êtres, celui qui s’appuie, sur le vieux fond humain et, se soulevant sur cette base immuable, s’élève aux pensées les plus hautes, que l’humanité atteint seulement en ses heures d’enthousiasme et d’héroïsme. Mais il faut que ce soit là un élan du cœur et du sentiment, non un jeu de l’intelligence.

Le personnage qui raisonne seulement et ne sent pas ne saurait nous émouvoir : nous voyons trop bien que sa supériorité ne repose sur rien de profond et d’organique, nous sentons qu’il ne vit pas ses idées. On peut même ajouter que, d’après les données actuelles de la science, le conscient n’est pas tout et est souvent superficiel ; aussi l’inconscient doit-il être présent et se laisser sentir dans l’œuvre d’art partout où il existe dans la réalité, si l’on veut donner l’impression de la vie. Le charme des récits populaires vient peut-être de ce que les humbles nous y sont montrés simples et presque inconscients dans leur héroïsme ou dans leur dévouement, comme dans leur vie de chaque jour, spontanés en un mot, et sincères. La sincérité est le principe de toute émotion, de toute sympathie, de toute vie, parce qu’elle est la forme projetée par le fond en vertu d’un développement naturel, qui va du dedans au dehors, de l’inconscient au conscient. Tout ce qui est pure combinaison artificielle, pur mécanisme, est une négation de la vie, de la spontanéité, de la sincérité même. Il faut donc que l’œuvre d’art offre l’apparence de la spontanéité, que le génie semble aussi tout spontané, enfin que les êtres qu’il crée et anime de sa vie aient eux-mêmes cette spontanéité, cette sincérité d’expression, dans le mal comme dans le bien, qui fait que l’antipathique même redevient en partie sympathique en devenant une vérité vivante, qui semble nous dire : Je suis ce que je suis, et, telle je suis, telle j’apparais.

La vie, par cela même, c’est l’individualité : on ne sympathise qu’avec ce qui est ou semble individuel ; de là, pour l’art, l’absolue nécessité, en même temps que la difficulté de donner à ses créations la marque de l’individuation.

Léonard de Vinci conseille aux peintres de recueillir les expressions diverses de physionomie que le hasard met sous leurs yeux ; plus tard, ils les pourront rapporter au visage forcément indifférent du modèle : ils auront pris de la sorte la vérité sur le fait. Le conseil est bon sans doute pour les expressions peu compliquées, celles des êtres et des visages vulgaires. Très probablement un homme du peuple, en présence d’un danger donné, aura une expression qu’un autre homme du peuple vis-à-vis de ce même danger reproduira. Mais, lorsqu’il s’agit d’un être vraiment intelligent et supérieur, ayant une individualité véritable, il ne saurait être question de lui prêter l’expression d’autrui, celle du vulgaire, celle de tous ; car il a son expression à lui, toute personnelle, qu’il conservera partout et toujours, de quelque nature que soient les circonstances et les émotions. Même en représentant un être moins complexe et plus simple, encore faut-il, — et Léonard de Vinci ne l’ignorait pas, — lui donner une physionomie individuelle, eût-on rassemblé de toutes parts les traits de cette physionomie.

Pourtant, ce qui ne serait qu’individuel et n’exprimerait rien de typique ne saurait produire un intérêt durable. L’art, qui cherche en définitive à nous faire sympathiser avec les individus qu’il nous représente, s’adresse ainsi aux cotés sociaux de notre être ; il doit donc aussi nous représenter ses personnages par leurs côtés sociaux : le héros en littérature est avant tout un être social ; soit qu’il défende, soit même qu’il attaque la société, c’est par ses points de contact avec elle qu’il nous intéresse le plus.

Les grands types créés par les auteurs dramatiques et les romanciers de premier ordre, et qu’on pourrait appeler les grandes individualités de la cité de l’art, sont à la fois profondément réels et cependant symboliques. C’est à la réunion de ces deux avantages qu’ils doivent leur importance dans l’histoire littéraire. Il existe nombre d’études de caractères sur le prises vif, parfaitement vraies, qui n’exerceront pourtant jamais d’influence notable dans la littérature ; pourquoi ? Parce que ce ne sont que des fragments détachés du réel qui n’ont rien de symbolique, qui ne sont pas l’expression vivante de quelque idée générale et par là même d’une réalité plus ample. Ce n’est pas assez de nous peindre un individu, il faut nous peindre une individualité vraiment marquante, c’est-àdire la concentration en un être des traits dominants d’une époque, d’un pays, enfin de tout un groupe d’autres êtres. Les personnages créés par Shakespeare sont symboliques en même temps que réels ; plus d’un même, comme Hamlet, est surtout symbolique, et Hamlet renferme pourtant encore assez de réalité humaine pour que chacun de nous puisse y retrouver quelque chose de soi. De même pour l’Alceste de Molière, le Faust et le Werther de Gœthe, le Balthasar Claëtz de Balzac : ce sont des individus grandis jusqu’à être des types.

Il faut distinguer d’ailleurs, parmi ces types humains, deux catégories. Les uns, très complexes, comme tous ceux que nous venons de citer, sont intellectuels en même temps que moraux : ils résument et systématisent la situation philosophique de toute une époque en face de la vie et de la destinée. Les autres, plus étroits et purement moraux, personnifient des vertus ou des vices, comme l’Othello ou l’Iago de Shakespeare, la Phèdre de Racine, la Cléopâtre de Corneille, Harpagon ou Tartufe, Grandet ou le père Goriot. Les premiers, qui sont pour ainsi dire des types philosophiques, sont peut-être d’un ordre supérieur, comme tout ce qui est plus complexe.

Enfin, il est des types proprement sociaux, qui représentent l’homme d’une époque, dans une société donnée. Or, les conditions de la société humaine sont de deux sortes : il y en a quelques-unes d’éternelles, qu’on trouve réalisées même dans les sociétés les plus sauvages ; il y en a de conventionnelles, qui ne se rencontrent que dans une nation déterminée à tel moment de son histoire. Ce qui fait qu’il est si difficile d’établir des règles fixes dans la critique d’art, c’est que l’objet suprême de l’art n’est pas fixe : la vie sociale est sans cesse en évolution ; nous ne savons jamais au juste ce que sera demain l’humanité.

Pour trouver le durable dans l’art, Nisard et Saint-Marc Girardin ont proposé cet expédient : chercher le général ; en littérature, disent-ils, il n’y a de vrais que les sentiments les plus généraux. Par malheur, les sentiments ne peuvent pas s’abstraire de l’individu sentant. Ce qui distingue précisément le sentiment de la pure idée, qui n’est pas l’objet de l’art, c’est que, dans le sentiment, il y a toujours une part très grande d’individualité. Le concret, sans lequel l’art en somme ne peut exister, est aussi le particulier. Le style, c’est l’homme même, conséquemment l’individu ; ajoutez que c’est en même temps la société présente à cet individu, c’est l’ensemble des imperceptibles modifications qu’apporte au sentiment personnel l’influence de toute une époque, c’est le « siècle », qui nécessairement passe. Comment ne pas sourire quand nous entendons appeler Virginie « cette vertueuse demoiselle », et cependant ce langage-là a été vrai et sincère il y a cent ans.

Il existe sans doute, au fond de tout individu comme de toute époque, un noyau de sensations vives et de sentiments spontanés qui lui est commun avec tous les autres individus et toutes les autres époques ; c’est le fonds de toute existence ; c’est le lieu et le moment où, en étant le plus soi-même, on se sent devenir autrui, où l’on saisit dans son propre cœur la pulsation profonde et immortelle de la vie. Mais ce centre où l’individu se confond avec l’humanité éternelle n’est qu’un point de la vie mentale ; il ne peut constituer l’objet unique de l’art. Il n’est guère atteint, d’ailleurs, que par la poésie lyrique. Et remarquons que les grands poètes lyriques, comme ceux des Védas et de la Bible, ont moins vieilli que les autres. La poésie dramatique ou épique repose beaucoup plus sur des conventions sociales.

Au contraire, il n’est pas de genre qui passe plus vite que l’éloquence. Il y a en tout orateur de l’acteur et du rhéteur, c’est-à-dire une part importante d’éphémère. L’effet profond d’un morceau d’éloquence ne dépasse guère son siècle ou le suivant. Nous voyons trop, à distance, tous les artifices des grands orateurs ; ils ne seraient plus capables de nous entraîner et de nous charnier. De Démosthène, de Cicéron, de Mirabeau il ne reste que des mouvements, des paroles spontanées, des cris de passion comme celui de Démosthène après Chéronée : « Non. Athéniens, vous n’avez pas failli. » Presque tout le reste a passé. C’était d’ailleurs son peu de durée que Platon et Socrate reprochaient déjà au oratoire genre ; par sa nature même, en effet, il renferme quelque chose de passager, de conventionnel et de fragile : il est fait pour la cause du moment.

Ce qui est malheureux, c’est que la part du conventionnel va augmentant dans la société, à mesure qu’elle se et complique que tout cesse de s’y réduire à des relations purement animales. Le conventionnel, qui se ramène au volontaire, est un des signes distinctifs du progrès social ; le pur naturel ne se rencontre guère que dans les sociétés animales. Donc, plus un auteur veut peindre l’homme complexe de notre société, c’est-à-dire précisément l’être qui nous intéresse davantage, plus il doit se résigner à ce que cet être complexe change au bout de peu d’armées et ne se reconnaisse plus dans le portrait qu’il aura fait de lui.

On peut diviser les conventions en deux espèces : 1° celles de la vie sociale elle-même ; 2° celles de l’art, qui sont souvent les conséquences mêmes de celles de la vie. Par exemple, les conventions et les abstractions sur lesquelles repose l’art classique du dix-septième siècle faisaient partie en quelque sorte des réalités de la vie d’alors. L’existence, au règne de Louis XIV, avait pris quelque chose de général, de régulier et de froid, qui fait que l’art de cette époque, comme l’a fait voir Taine, représentait encore des modèles vivants au moment même où il semble nous montrer des marionnettes. Il faut, pour comprendre cet art, se transporter à cette époque, se réadapter à ce milieu social factice, se dépouiller de son moi moderne ; tout le monde ne le fait pas volontiers. De même, la crudité d’expression qui caractérise l’art contemporain répond à un certain état social caractérisé par l’avènement des connaissances positives où chacun est si fier de ce savoir naissant, qu’il l’étalé, veut le mot le plus tranchant et le plus violent, la définition précise en même temps que la vision brutale des objets44. Cette brutalité a sa part de convention, comme la généralité et le vague des siècles précédents. En outre, l’avènement de la démocratie et des nouvelles « couches sociales » se fait sentir dans l’art, comme dans toutes les autres manifestations de la vie sociale.

Ainsi que l’a remarqué Balzac, il existe au sein de l’humanité, comme de l’animalité même, une diversité d’espèces, l’artiste les reproduit toutes ; mais, parmi ces espèces ; il en est qui sont plus ou moins susceptibles de durée, d’autres quidoivent s’éteindre du jour au lendemain. L’amoureux de 1830, par exemple, ou le poitrinaire de 1820, est une espèce disparue ; il nous faut aujourd’hui, pour comprendre les types d’autrefois, des recherches analogues à celles du savant déblayant des fossiles. Tout art s’appuie sur des habitudes : l’art factice, sur des habitudes factices et transitoires, sur des modes ; l’art durable, sur des habitudes constitutives de l’être.

Loin de diminuer dans l’humanité et dans les arts, la part de la convention pourra bien augmenter toujours. Seulement il y a des conventions plus ou moins irrationnelles. Les modes existeront toujours pour le style, ce « vêtement de la pensée », comme pour les costumes humains ; mais il est des modes plus ou moins absurdes ; par exemple, les perruques du temps de Louis XIV ou les boucles dans le nez que portent les sauvages. L’humanité peut un jour se débarrasser entièrement de ces modes risibles ; elle peut aussi se débarrasser de certaines affectations de style ; elle peut faire consister la convention dans des formes toujours moins écartées du langage le plus simple, c’est-à-dire du signe spontané et presque réflexe de la pensée. On peut concevoir une extrême richesse dans l’expression, tenant à une extrême ingéniosité dans les inventions et les conventions du style, qui cependant ne s’écarterait pas trop de la vérité simple. Tout le progrès de la société humaine, a pour idéal une complexité croissante, qui coïncide avec une centralisation croissante : un infini rapporté à un même point mouvant, qui est la vie.

Après tout, le poète ou l’artiste qui a réussi à plaire un moment, fût-ce à une seule personne, n’a pas entièrement manqué son but, puisqu’il a représenté une forme de la vie capable de trouver chez un être vivant un écho mais le sympathique, difficile est de plaire à un grand nombre d’êtres vivants, c’est-à-dire d’atteindre à une forme plus profonde et plus durable de la vie ; et le plus difficile est de plaire surtout aux meilleurs parmi les êtres vivants.

Le moyen, pour l’art, d’échapper à ce qu’il y a de fugitif dans le conventionnel, c’est la spontanéité du sentiment individuel, alors même que ce sentiment se développe sous l’action des pensées les plus réfléchies et les plus impersonnelles. Un sentiment intense joint à des idées toujours plus complexes et plus philosophiques, c’est dans ce sens que va le progrès général de la pensée humaine et aussi de l’art humain. Ajoutons que le signe d’un sentiment spontané et intense, c’est un langage simple ; l’émotion la plus vive est celle qui se traduit par le geste le plus voisin du réflexe et par le mot le plus voisin du cri, celui qu’on retrouve à peu près dans toutes les langues humaines. C’est pour cela que le sens le plus profond appartient en poésie au mot le plus simple ; mais cette simplicité du langage ému n’empêche nullement la richesse et la complexité infinie de la pensée qui s’y condense. La pensée peut devenir vitale en quelque sorte, et le simple peut ne marquer qu’un degré supérieur dans l’élaboration du complexe ; c’est la fine goutte d’eau qui tombe du nuage et qui a eu besoin, pour se former, de toutes les profondeurs du ciel et de la mer.

Quoi de plus simple que le vêtement de la Polymnie du Louvre ? Point de broderies ni d’ornements : un péplum jeté sur le corps de la déesse ; mais ce vêtement forme des plis infinis, dont chacun a une grâce qui lui est propre et qui pourtant se confond avec la grâce même des membres divins. Cette infinie variété dans la simplicité est l’idéal du style. Malheureusement, il est aussi difficile de rester longtemps dans le simple et le naturel que dans le sublime. Le grand artiste, simple jusqu’en ses profondeurs, est celui qui garde en face du monde une certaine nouveauté de cœur et comme une éternelle fraîcheur de sensation. Par sa puissance à briser les associations banales et communes, qui pour les autres hommes enserrent les phénomènes dans une quantité de moules tout faits, il ressemble à l’enfant qui commence la vie et qui éprouve la stupéfaction vague de l’existence fraîche éclose. Recommencer toujours à vivre, tel serait l’idéal de l’artiste : il s’agit de retrouver, par la force de la pensée réfléchie, l’inconsciente naïveté de l’enfant.