[Dédicace]
Dédié à M. HETZEL, éditeur.
[Épigraphe]
Le problème de l’avenir est de faire partager à l’universalité ce qui n’est que le partage du petit nombre.
P. Napoléon. Disc. du 15 nov. 1855.
I. Avant-propos.
Les discussions littéraires sont peu mon fait : tous les étalages de doctrines et de théories en cette matière me semblent▶ des superfluités fort oiseuses. L’art doit, à mon avis, se démontrer par des œuvres, de même que le mouvement se prouve par la marche, et la lumière par le lever du soleil ; toutefois, comme du sein du brouillard qui pèse sur notre temps relativement à l’art aussi bien qu’à tant d’autres choses, les rumeurs éparses de quelques aspirations nouvelles commencent à arriver jusqu’à nous, peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt, non pas de rédiger ici le code de ces aspirations, ce serait là une tâche bien inutile et bien au-dessus de mes forces, mais de grouper simplement ces rumeurs dans un inventaire aussi fidèle que possible.
Qu’est-ce que le réalisme ? et la guerre va-t-elle renaître autour de ce mot aussi acharnée qu’elle l’était, il y a trente ans, à propos de romantisme. On serait vraiment porté à le croire, à l’audition des grosses injures qui commencent à se faire entendre. Dans le fait, l’esprit humain ne procède guère autrement. Aussi ne voyons-nous pas trop d’inconvénient à ce qu’on en prenne son parti, les fièvres de la lutte en l’honneur d’une foi quelconque étant certainement bien préférables au croupissement dans le bourbier de l’indifférentisme et de l’inaction.
La guerre pour des mots est toujours un peu notre manie, et l’on peut même ajouter que ces mots, à mesure qu’on les agite, font d’autant plus de vacarme qu’ils sont plus creux, à l’exemple des grelots et des tonneaux. Les tambours, eux aussi, ont la même spécialité, ce qui ne les empêche pas, à l’occasion, d’enthousiasmer singulièrement les hommes. Cette infirmité apparente n’est donc peut-être qu’une condition de succès ; et pour apprécier équitablement tout ceci, il faut en attendre les résultats.
Cette guerre de mots a cependant ses périls. À force de discuter sur l’art, ou plutôt sur la direction à lui donner, on en vient à perdre pour ainsi dire de vue cette question préalable : — Qu’est-ce que l’art ? inadvertance qui explique peut-être bien un peu la confusion qui règne toujours dans le débat.
— L’art, c’est l’idéalisation de la nature ! prétendent les uns. — Non pas, ce n’en est que le miroitage ! répondent les autres. — Moi je dis que ce n’est qu’un hochet pour amuser les gens oisifs. — Et moi je vous soutiens que ce n’est qu’une trompette de propagande. — Moi je suis pour l’idée. — Et moi pour le style. — Moi pour les passions. — Et moi pour les draperies. — Moi pour la couleur. — Et moi pour le dessin.
Comment se reconnaître au milieu d’un pareil gâchis, à moins de s’entendre d’abord sur les questions incidentes que cela soulève ? Au fond tous ces lambeaux de définitions de fart, sont-ils dans leur diversité aussi contraires les uns aux autres qu’on serait tenté de le croire au premier coup d’œil : Il ne me ◀semble▶ pas.
Si l’on entend par idéalisation qu’il faut qu’une œuvre d’art impressionne honnêtement tout homme compétent qui ne demande qu’à être impressionné, abstraction faite de toute théorie préconçue et de tout parti pris, je crois qu’on sera bientôt d’accord.
L’essentiel en ceci est donc l’impression ; or, cette impression pouvant être obtenue également par les contraires, il en résulte que la peinture du mal et même du laid a parfaitement le droit de réclamer aussi sa voix au chapitre. C’est l’histoire des Spartiates prêchant la sobriété à leurs enfants par le spectacle de l’ivrognerie.
De là ne découle pas du tout la préconisation du mal ni du laid pour eux-mêmes, mais simplement la constatation qu’en art le mal et le laid, ainsi que le grotesque, etc., sont des moyens comme des autres. De même encore pour tous les ingrédients partiels que nous énumérions tout à l’heure, qui peuvent prédominer chez tel ou tel artiste, en raison de son tempérament, de son milieu social et de ses habitudes, mais qui, pris isolément, ne constituent pas plus l’art, qu’un chapeau à lui seul ne constitue une toilette.
On n’est vraiment artiste qu’à la condition de combiner ces divers éléments dans ses œuvres, tout en conservant le droit de les faire converger vers celui de ces éléments qui donne le ton à notre nature, ainsi que les rayons épars de la lumière se concentrent dans un verre grossissant.
L’homme est, dit-on, un être susceptible de sensation, de sentiment et de connaissance. À laquelle de ces trois attributions l’art correspond-il ? Au sentiment, c’est évident. C’est là spécialement le domaine de l’art ; mais la sensation et la connaissance y interviennent bien aussi à titre de voisines. L’homme ne peut se scinder dans aucun de ses éléments constitutifs. L’artiste est donc obligé de savoir à quoi il aspire. Il est en droit, pour arriver à ce but, de s’adresser même à l’impressionnabilité physique de son public ; mais tous ces appels à la connaissance ou à la sensation, ne se légitiment sous sa main qu’à la condition de revenir toujours se confondre au foyer du sentiment.
Il y a entre la science et le sentiment cette profonde différence que la première échappe à l’arbitraire et au caprice, tout en restant susceptible de développement à l’infini, tandis que l’autre est essentiellement personnel et forme par lui-même un bloc complet, en repoussant dans ses arrangements de ménage toute réglementation du dehors. Des goûts ni des couleurs il ne faut discuter, prétend le proverbe ; ce qui revient à dire qu’en fait d’art, chaque artiste n’a à puiser ses ressources et ses règles qu’on lui-même, et par conséquent qu’il est assez puéril de se morfondre à la recherche des théories absolues en cette matière.
Nous voilà donc ramenés à notre question de tout à l’heure : Qu’est-ce que l’art ? — C’est le travail de l’imagination, répondra-t-on peut-être. Oui, si par imaginer l’on entend exprimer des sentiments par des images. Non, si l’on réduit le rôle de l’imagination à créer des combinaisons capricieuses, si riches puissent-elles être. L’imagination ! voilà encore un de ces mots terribles qui prêtent singulièrement aux méprises. Les Allemands le traduisent par phantasie, qui me ◀semble▶ beaucoup plus net. La fantaisie ainsi comprise peut servir d’interprète aux impressions les plus réelles, tandis que l’imagination dans le sens d’imaginaire a pour adéquate l’idée d’impossible et de faux.
Un exemple de ce que j’appellerai si l’on veut la fantaisie réaliste. Dans son admirable roman de Dombey et fils, Dickens rend parfaitement la sensation glaciale de la présentation du petit Dombey au maître de pension chez qui on va le mettre. — Comment se porte mon petit ami ? dit le maître de pension du ton le plus pédant. — Com-ment-se-por-te-mon-pe-tit-a-mi ? ◀semble▶ aussitôt répéter la pendule du vestibule, en sonnant dix heures. Appelez cela de l’humour, de la fantaisie, peu importe ; la sensation vraie de la situation n’en est pas moins dégagée, avec une vigueur que dix pages d’imagination n’eussent jamais atteinte.
— « L’art, c’est la tricherie de la réalité pure, — lisais-je dernièrement dans le journal l’Artiste. — Cette innocente tricherie a été mise en œuvre par les plus grands artistes, parce qu’elle a pour résultat d’être plus vraie que la vérité. C’est ce qu’on nomme l’idéal. »
Il y avait si longtemps que j’attendais une définition de l’art et de l’idéal que je me suis empressé de saisir celle-ci par les cheveux, persuadé que toute vérité positive devait pouvoir se définir positivement ; mais je suis obligé d’avouer que j’ai été singulièrement déçu.
Quoi ! l’art une tricherie de la vérité pure, qui devient l’idéal, c’est-à-dire une chose plus vraie que la vérité. Une tricherie plus vraie que la vérité, voilà l’idéal, je ne lui en fais pas mon compliment, mais après tout, il en est bien capable. Je m’en étais toujours douté. En tous cas, ce n’est pas très clair. Cette naïveté amphigourique a beau résumer en fait d’art la loi et les prophètes pour beaucoup de personnes, d’ailleurs fort estimables, je ne la repousse pas moins comme un bien triste verbiage, pour m’en tenir, provisoirement à ma définition pratique que voici : — L’art est l’exposition des sentiments d’un artiste au moyen d’une œuvre. Ses sentiments étant nets et sincères dans la mesure de leur importance, je garantis bien que l’œuvre qui les exposera le sera aussi dans la même mesure. Dans lotit ceci, je ne vois pas ombre de tricherie.
J’expose mes sentiments, dis-je, mais je ne m’avise pas de vouloir les imposer, ce qui serait prétendre à l’impossible. Cent hommes, même compétents, mis en face du même livre ou du même tableau, en ressentiront cent impressions différentes, à supposer, par exemple, qu’ils reviennent les uns d’une noce, les autres d’un enterrement ; d’où je conclus que tout ce à quoi un artiste peut prétendre, c’est, non pas de nous faire voir les choses telles qu’il les a vues, mais de nous faire voir au-delà, en nous offrant l’occasion d’impressions à peu près analogues à celles qu’il a reçues, et surtout de mettre aussitôt notre tête et notre cœur dans une telle ébullition, que nous nous surprenions instantanément à créer au-dedans de nous-mêmes toutes sortes de jolis chefs-d’œuvre, qui n’ont que le tort de n’être pas encore réalisés.
À vrai dire, le livre, le tableau, la symphonie d’un artiste ne sont pour moi que des occasions de chefs-d’œuvre pensés, seulement pensés, mais qui néanmoins m’appartiennent bien en propre. Plus une œuvre d’art me saisit et plus facilement mon attention extérieure s’en détache pour se mettre aussitôt à filer en moi à sa propre quenouille, avec une hâte fiévreuse. Mais il ne faut pas plus confondre une œuvre d’art avec l’art qu’une poire avec un poirier. L’art existe dans le cœur de l’artiste, et par contrecoup dans le cœur du consommateur compétent de ses produits. Ces produits ne sont donc que le trait d’union de l’un à l’autre, ce qui subalternise considérablement, il me ◀semble▶, la question de choix du sujet à traiter, à laquelle les maîtres officiels attribuent une importance, si absolue.
Mis en présence d’un chef-d’œuvre ; un novice ou un incapable ne sait en tirer parti qu’en cherchant à l’imiter, tandis qu’un homme devenu maître de sa propre personnalité sent vibrer en lui telle corde dont jusque-là il ne soupçonnait pas même l’existence, et dont il recueille ensuite les mélodies, devenues par le fait sa propriété la plus incontestablement légitime. Le choix du sujet est, dis-je, une affaire secondaire, par la raison toute simple que ce choix présuppose l’impression, ou la vibration de la fibre, et que cette impression n’est sincère qu’à la condition de n’être pas facultative.
Les sentiments, les émotions sincères ne sont pas des articles de commande. Or, quand l’organisation d’un artiste a reçu l’impression, je pourrais même dire l’empreinte d’un mendiant, je le mets bien au défi de reproduire par contre-épreuve un millionnaire. La conception énergique d’un chef-d’œuvre implique forcément son exécution dans un temps donné, fût-on même obligé de s’assimiler d’abord tous les détails matériels du métier. Les artistes de génie ne débutent pas autrement. La véritable originalité n’est qu’à ce prix.
Les hommes n’étant plus groupés ni similisés principiellement par les liens d’une même foi ou d’une même autorité quelconque, retombent nécessairement dans l’isolement de leur individualisme. De là l’obligation de ne rechercher les éléments de leur activité qu’en eux-mêmes ; de là la responsabilité et parlant le mérite plus complets de leurs actes, mais de là aussi l’avènement de leur liberté, c’est-à-dire du développement sans limite de leur personnalisme.
Notre époque devient de plus en plus l’époque de l’industrie, c’est-à-dire du travail personnel et des intérêts. À ce souffle puissant les castes s’en vont, les exclusivités internationales agonisent ; de principes qu’elles étaient autrefois, les dynasties deviennent de simples faits, les croyances s’émiettent à l’infini. La solidarité familiale s’affaiblit elle-même de plus en plus, bien qu’il en ◀semble▶, en sorte qu’au milieu de toutes ces compétitions individuelles aux prises les unes avec les autres, l’homme va se trouver revenu à une sorte de sauvagisme, mais de sauvagisme enrichi de toutes les conquêtes du progrès.
Tout cela, c’est de l’histoire et non de la fantaisie. Notre époque le confesse implicitement elle-même par ses hésitations à s’y résigner, pareille à un cheval, qui se cabre au bord d’un fossé avant de le franchir ; mais, peu importe, elle le franchira. Ne suffit-il donc pas aux hommes de bonne volonté d’être assurés qu’après, comme avant, l’humanité marchera toujours sous la tutelle de la loi suprême qui régit les mondes, avec son bagage obligé de mal compensé par le bien, pour qu’ils se décident à regarder l’avenir d’un œil ferme et tranquille.
Nul sans doute ne peut dire ce qui sera, mais tout homme sensé peut être sûr au moins que ce qui est encore inconnu finira par se trouver acceptable.
Cela posé, comment admettre devant un pareil état de choses, devant une insubordination latente aussi générale de l’humanité à l’égard de tout ce sur quoi elle reposait jusqu’ici, comment admettre que l’art, cette manifestation la plus subtile de sa vie, ne participe pas également à ces impatiences et à ces incertitudes ? Dans l’avenir aussi bien que dans le passé, il y aura à coup sûr des œuvres bonnes et des œuvres mauvaises, seulement il est fort évident que les bonnes œuvres d’alors auront aussi le droit de prétendre l’être à leur propre guise, et d’une tout autre manière que celles du passé : là est toute la question.
Que cette prétention, encore à l’état de nébuleuse, prenne pour cocarde le mot de réalisme, il n’y a pas grand mal. Pourvu que la marchandise soit bonne, peu importe l’étiquette. Il me suffit d’entrevoir qu’il ressortira infailliblement de tous ces conflits de vigoureuses et puissantes originalités, pour attendre ce terrible mais glorieux lendemain, en dormant provisoirement quand vient la nuit sur mes deux oreilles.
Après ces préliminaires mal fagotés dans lesquels j’ai essayé de me rendre un peu compte des quelques petites idées de détail que j’avais à apporter dans le débat, et que lui abandonne, il me reste à continuer à coups de ciseaux l’inventaire des matériaux que j’ai sous la main. Ils abordent assez résolument la question pour que je leur laisse le soin de la poser. J’aurais pu dire en mon propre nom tout ce qu’ils vont nous dire, mais toutes ces allégations contradictoires n’eussent certainement pas conservé au bout de ma plume le caractère d’autorité et de généralité qu’elles présentent, en se dégageant directement des différents appréciateurs que je mets aux prises.
Voyons d’abord quelle est la mission de l’art, — puis, quelle tradition esthétique nos devanciers nous ont laissée à développer. — À quelle tendance philosophique de notre époque correspond dans les arts le réalisme ? — Quelles sont à peu près les tendances pratiques de celui-ci ? — Comment la critique accueille-t-elle les tentatives de ceux qu’elle regarde comme les premiers apôtres du réalisme ?
Après cela, nous essaierons de déduire aussi nettement que possible nos conclusions.
Puisse de ce choc d’idées jaillir un peu de lumière ! Ce ne sera pas de luxe.
II. Quelle est la mission de l’art ? [Texte de P.-J. Proudhon]
L’art et la religion ont pour objet de nous faire travailler sans cesse » par les excitations qui leur appartiennent, à l’apothéose de nos âmes… Permettez-moi d’entrer dans quelques explications. C’est surtout au point de vue de l’art que le socialisme est accusé de barbarisme et le progrès de fausseté ; il faut savoir jusqu’à quel point ce double reproche est mérité.
On nous dit : Quelle supériorité les modernes ont-ils obtenue sur les anciens, pour tout ce qui concerne les œuvres d’art ? Aucune. Du premier bond, le génie humain s’appliquant à la représentation du sublime et du beau, s’est élevé à une telle hauteur, qu’il lui a été depuis impossible de se surpasser. Admettons que l’idée de progrès, devenue fondamentale dans la philosophie et les sciences politiques, la régénère : de quelle utilité peut-elle être pour la peinture et la statuaire ? Suffira-t-il de dire aux artistes qu’en vertu du progrès ils doivent, comme les mathématiciens, être toujours plus profonds et plus habiles pour qu’en effet ils le deviennent ? Que si l’expression, et par conséquent la conception du sublime et du beau faiblit ou demeure stationnaire dans l’humanité, qui osera dire que celle du vrai et du bien grandisse et se fortifie ? La théorie du progrès, après avoir obtenu un triomphe plus ou moins sincère dans les questions antérieures, échoue sur la dernière, la plus séduisante et la plus impitoyable : plus malheureuse qu’Ulysse, elle est dévorée par les sirènesa ; elle ne peut rien pour la beauté !… Telle est l’objection que je dissimule d’autant moins, qu’à mon propre jugement, l’art, abstraction faite de la période d’apprentissage, est, par nature, toujours égal à lui-même, dans un niveau inférieur à ses plus grandes sublimités. En quoi doué et comment rentre-t-il dans la théorie du progrès ? Comment le sert-il ? Comment lui fournit-il sa dernière preuve ? Je vais essayer de le dire.
Ce que la morale révèle à la conscience sous la forme de préceptes, l’esthétique a pour but de le montrer aux sens sous la forme d’images. La leçon exprimée par le Verbe est impérative dans sa teneur et se réfère à une loi absolue ; la figure présentée aux sens, explicite dans sa signification, positive et réaliste dans son type, se réfère également à un absolu. Ce sont deux modes de notre éducation, à la fois sensible et intellectuelle, qui se touchent dans la conscience, ne différant entre elles que par l’organe ou la faculté qui leur sert de véhicule.
Se perfectionner par la justice, ou se faire saint, en observant la loi temporelle et en la développant dans son entière vérité, tel est le but indiqué à l’homme par la morale ; … se perfectionner par l’art ou, si j’ose me servir de cette expression familière, se faire beau, en épurant sans cesse, à l’instar de notre âme, les formes qui nous entourent, tel est l’objet de l’esthétique. L’une nous enseigne la tempérance, le courage, la pudeur, la fraternité, le dévouement, le travail, la justice ; l’autre nous purifie, nous pare, nous environne de splendeur et d’élégance. N’est-ce pas toujours la même fonction, procédant du même principe et tendant au même but ? — C’est partir de bas, direz-vous, que de faire commencer l’art au bain de propreté, à la coupe des ongles et des cheveux ! Il n’y a rien de petit et d’ignoble dans tout ce qui touche à l’amélioration de l’humanité. La morale n’a-t-elle pas commencé par la défense de la chair humaine et de l’amour bestial ?
Il s’agit à présent de savoir comment cette théorie de l’art a été entendue et pratiquée, et comment il convient dorénavant qu’elle le soit.
Au commencement, l’homme pose loin de lui-même son idéal ; il le concrète, il le personnifie, en fait un être sublime et beau, dont il se dit l’image, et qu’il nomme Dieu. À ce moment, la religion, la morale, le culte, l’art, le merveilleux, tout est confondu, et l’on peut prédire que tels auront été conçus les dieux, tels seront plus tard les artistes et les poètes. Chez les Grecs, les premières images taillées furent celles des personnes divines ; la poésie chantée, c’est la religion qui l’inspira. Les dieux étaient beaux, d’une beauté achevée ; leurs images durent donc être belles, et tous les efforts de la sculpture tendirent à leur donner une perfection typique, qui, à force de se rapprocher de la divinité, finit par n’avoir plus rien de l’homme. Le culte et l’art s’identifièrent au point que, pendant un temps, on ne fit des statues que pour les dieux ; c’eût été presque un sacrilège de faire partager à de laids mortels les honneurs réservés aux éternelles beautés. Tout le reste fut traité en conséquence. La poésie fut appelée le langage des dieux ; jusqu’au dernier jour, les oracles se rendirent en vers : parler en prose, c’est-à-dire en langue profane, dans les temples, cela eût été d’une indigne inconvenance.
La théorie de l’art chez les Grecs découla donc tout entière de la religion. Elle s’imposa à leurs successeurs ; elle a régné jusqu’à nos jours. L’artiste, d’après cette théorie religieuse, recherchait en tout le plus beau, au risque de sortir de la nature et de manquer à la réalité. Son but, ainsi que l’a exprimé Raphaël, était de faire les choses, non telles que les produit la nature, mais comme elle devrait et ne sait ni ne peut les produire. Il ne lui suffisait pas de révéler par son œuvre la pensée de l’Absolu, il tendait à la reproduire, à la réaliser. C’est ainsi que l’imagination toujours tendue vers l’idéal les Grecs arrivèrent, dans l’expression du beau, à un point qu’on n’a jamais égalé, que peut-être on n’égalera plus. Il faudrait, pour égaler et surpasser les Grecs, qu’à leur exemple nous crussions aux dieux, que nous y crussions davantage : or, c’est là qu’est l’impossible.
Le peuple partageait les idées et le sentiment des artistes : c’est ce qui explique comment dans cette société profondément idolâtrique, amoureuse de la forme par principe de religion, tout le monde, en matière de littérature et d’art, était compétent. La religion imprimant aux esprits la même direction, aux caractères la même physionomie, le sentiment esthétique se développait à l’unisson, et tandis que parmi nous la littérature, la musique et tous les autres arts sont un objet perpétuel de contradiction, chez les Grecs c’était des choses de goût que l’on discutait le moins. Jamais la démocratie ne se montra plus souveraine et le jugement populaire plus incorruptible. Les Athéniens n’avaient que faire de consulter sur les beautés des statues et des temples les philosophes de l’Académie, les Aristarques de feuilleton ; ils s’y connaissaient, pour ainsi dire, de naissance, comme en combats et en festins. Les chefs-d’œuvre de Phidias, ceux de Sophocle et d’Aristophane étaient reçus, sans commission et sans jury, en pleine assemblée du peuple, qui, ayant appris à lire dans Homère, parlant sa langue mieux qu’Euripide, n’aurait pas souffert qu’un directeur des beaux-arts, à la nomination d’Aspasie, lui choisit ses déesses et ses courtisanes.
S’ensuit-il que les Grecs et leurs imitateurs aient rempli le but de l’art, au point que, désespérant de les égaler, il ne nous reste qu’à les copier et les traduire, à peine d’une décadence continue et inévitable ? Je suis si loin de le penser que j’accuse précisément les Grecs, à force de rechercher l’idéal, d’en avoir amoindri l’emploi et méconnu le rôle, et que je fais remonter jusqu’à eux la cause de cette anarchie anti-esthétique qui désole notre civilisation, supérieure sous tant de rapports.
Même dans la production du beau, la tendance à l’Absolu conduit à l’exclusion, à l’uniformité, à l’immobilisme. De là à l’ennui, au dégoût, finalement à la dissolution, la pente est irrésistible.
Les dieux et les héros, les déesses et les nymphes, les pompes sacrées et les scènes de batailles, une fois figurées, rendues avec leurs types célestes et leurs physionomies homériques, tout était fini pour l’art grec : il ne pourrait que se répéter. Il avait idéalisé dans ses dieux les âges, les sexes, toutes les conditions de l’humanité : le jeune homme, la vierge, le guerrier, la mère, le prêtre, le chantre, l’athlète, le roi, tout le monde avait son idole, comme on disait au moyen âge, son saint. Que pouvait-on exiger encore ? Il n’y avait plus qu’un degré à franchir : c’était que, par un dernier effort d’idéalisation, l’artiste ramenât ces divines effigies à une forme suprême, à peu près comme le philosophe opérait la réduction des attributs divins, faisait de toutes les personnalités immortelles un sujet invisible, insondable, éternel, infini, absolu. Mais un pareil chef-d’œuvre était tout bonnement une chimère ; c’eût été tomber dans l’allégorie, dans le néant. Un Dieu infini et unique, l’Absolu, en un mot, ne se représente pas : rien de ce qui est au ciel, sur la terre ou dans la mer ne saurait le figurer, dit l’Hébreu Moïse. Au point de vue de l’art, l’unité de Dieu est la destruction du beau et de l’idéal, c’est l’athéisme.
Ainsi la théorie de l’art, telle que la conçurent les Grecs, mène, d’idéalité en idéalité, c’est-à-dire d’abstraction en abstraction, droit à l’absurde ; elle ne s’y dérobe que par l’inconséquence. Combien eut été surpris le philosophe de l’idéal, Platon, si on lui eût démontré, par raisonnements socratiques, que toute sa philosophie reposait sur l’une ou l’autre de ces deux négations, la négation de Dieu ou la négociation de la Beauté ! Divin Platon, ces dieux que tu rêves n’existent pas. Il n’y a rien au monde de plus grand et de plus beau que l’homme.
Mais l’homme, sortant des mains de la nature, est misérable et laid ; il ne devient sublime et beau que par la gymnastique, la politique, la philosophie, la musique (c’est-à-dire tous les arts), et surtout, chose dont tu ne parais guère le douter, par l’ascétique, ou le travail, réputé servile et ignoble chez les anciens.
Qu’est-ce que le beau ? tu l’as dit toi-même : C’est la forme pure, l’idée typique du vrai. L’idée, en tant qu’idée, n’existe que dans l’entendement ; elle est représentée, réalisée avec plus ou moins de fidélité et de perfection par la nature et l’art.
L’art, c’est l’humanité. Son but, c’est de travailler à la déification des hommes, tantôt par la célébration de leurs vertus, et de leurs beautés, tantôt par l’exécration de leurs laideurs et de leurs crimes. Il faut donc que le statuaire, que le peintre, de même que le chanteur, parcoure un vaste diapason, qu’il montre, la vertu tour à tour lumineuse et assombrie, dans toute l’étendue de l’échelle sociale, depuis l’esclave jusqu’au prince, depuis la plèbe jusqu’au sénat. Vous n’avez su peindre que des dieux ; il faut représenter aussi des démons. L’image du vice, comme de la vertu, est aussi bien du domaine de la peinture que de la poésie : suivant la leçon que l’artiste veut donner, toute figure, belle ou laide, peut remplir le but de l’art.
Que le peuple, se reconnaissant à sa misère, apprenne à rougir de sa lâcheté et à détester ses tyrans ; que l’aristocratie exposée dans sa grasse et obscène nudité, reçoive sur chacun de ses muscles, la flagellation de son parasitisme, de son insolence et de ses corruptions1. Que le magistrat, le militaire, le marchand, le paysan, que toutes les conditions de la société, se voyant tour à tour dans l’idéalisme de leur dignité et de leur bassesse, apprennent, par la gloire et par la honte, à rectifier leurs idées, à corriger leurs mœurs et à perfectionner leurs institutions. Et que chaque génération, déposant ainsi sur la toile et le marbre le secret de son génie, arrive à la postérité sans autre blâme ni apologie que les œuvres de ses artistes.
C’est ainsi que l’on doit participer au mouvement de la société, le provoquer et le suivre. Et c’est pour avoir méconnu cette destination de l’art, pour l’avoir réduit à n’être que l’expression d’une idéalité chimérique, que la Grèce, élevée par la fiction, perdra l’intelligence des choses et le sceptre des idées….
Il n’y a pour l’art, et il ne peut y avoir réellement que deux époques : L’époque religieuse ou idolâtrie, où la Grèce fournit la plus haute expression, et l’époque industrielle ou humanitaire, qui ◀semble▶ à peine commencer. Le siècle d’Auguste ne fut qu’une continuation de celui de Périclès : l’art passant du service des dieux à celui des conquérants, commença de décliner, non pas quant au fini de l’exécution, mais quant à la conception de la beauté. Quels modèles que les empereurs, les patriciens et leurs femmes ! Quels types que cette plèbe fainéante et féroce, ces gladiateurs et ces prétoriens !
La renaissance ne fut à son tour, comme son nom l’indique, qu’un pastiche. Il n’y a point, il n’y a jamais eu d’art chrétien. L’antiquité ayant été tout à coup exhumée, on quitta les christs décharnés, les madones anguleuses et blêmes, pour les Jupiter, les Apollon et les Vénus : les artistes de Jules II et de Léon X n’eurent pas d’autre inspiration. Aussi ce mouvement d’un art factice, à contre-poil de la tradition et sans intelligence possible de l’avenir, ne pouvait se soutenir : affaire de luxe et de curiosité, … aussi ce carnaval passé, l’art se retrouva-t-il en plein vide, sans principe, sans objet et sans but.
Le siècle de Louis XIV a été pour nous ce que celui de Léon X avait été pour l’Italie, un exercice classique : le nom lui en est resté. Il a passé vite, et plus nous le voyons s’éloigner, plus il nous apparaît au-dessous de sa réputation.
À présent, le monde des lettres et des arts est, comme le monde politique, livré à la dissolution. Nous avons eu successivement, sous Louis XIV, la dispute des anciens et des modernes ; sous Louis XV, celle des Piccinistes et des Gluckistes ; sous la Restauration, celle des classiques et des romantiques ; en même temps, les luttes de la foi et de la raison, de l’autorité et de la liberté, les controverses économiques et constitutionnelles, Depuis soixante ans, il y a eu dans le gouvernement français douze révolutions et seize coups d’état, exécutés tantôt par le pouvoir, tantôt par le peuple. Cela ne témoigne pas assurément d’un grand génie politique. Que peuvent être, à côté de cette anarchie, la littérature et les arts ?…
Je voudrais, pour notre plus prompte régénération, que musées, cathédrales, palais, salons, boudoirs, avec tout leur mobilier ancien et moderne, fussent jetés aux flammes, avec défense aux artistes, pendant cinquante ans, de s’occuper de leur art. Le passé oublié, nous ferions quelque chose.
III. Quelle tradition esthétique nos devanciers nous ont-ils laissée à étudier.
[Texte de P.-J. Proudhon]
La littérature romantique, révolutionnaire quant à la forme, n’a donné en fin de compte qu’un résultat rétrograde. Il pouvait être utile de tirer de l’oubli la poésie du moyen âge, de rendre une part d’estime à l’architecture des donjons et des cathédrales ; mais en reprenant la féodalité pour élément littéraire, les romantiques ont annulé autant qu’ils ont pu le mouvement philosophique du dix-huitième siècle, et rendu le dix-neuvième inintelligible. Nous leur devons la meilleure part de la réaction qui a accueilli la république. Grâce aux modernes éclectiques, nous n’avons point de philosophie. Grâce aux romanciers et aux romantiques, nous sommes à bout de littérature. Les danseuses nous ont dégoûtés de la statuaire et les modistes de la peinture. On fait maintenant, dans la patrie du goût, le livre, le tableau, le marbre, comme le bronze et le fauteuil : articles de Paris, pour l’exportation transatlantique !
[Texte de Louis Goudall]
L’école romantique a produit des rêveurs et des paysagistes, de vigoureux coloristes et d’admirables ciseleurs ; elle a créé, ressuscité ou naturalisé dans la langue poétique des images nouvelles et des rythmes nouveaux ; elle n’a pas eu un philosophe et un penseur.
Prenez — dans le drame, la poésie ou le roman — tous les personnages enfantés par le romantisme, vous rencontrerez des conceptions puissantes, des synthèses hardies, vous ne trouverez pas un type ; des fantasmes et des chimères éblouissantes, mais jamais ou presque jamais l’homme. Ni Jacques et Lélia de George Sand, ni Claude Frollo et Ruy Blas de Victor Hugo, ni Franck et Rolla d’Alfred de Musset ne peuvent être considérés comme des types. Leur individualité, s’ils en ont une, est toute arbitraire et personnelle à la pensée du poète ; elle n’est pas, si je puis m’exprimer ainsi, une individualité humaine. Non seulement ils sont plus grands ou plus petits que nature, mais, — chose beaucoup plus grave, — ils sont autrement que nature. Des nains ou des héros pour la plupart ; mais quelques-uns aussi des monstres. C’est en cela que le romantisme, qui a été, au point de vue du rajeunissement de la langue et de la forme, une littérature essentiellement révolutionnaire, est resté par le fait une littérature réactionnaire, et conservateur. Ses créations, prises dans leur généralité et considérées dans leur essence, sont tout aussi exceptionnelles et tout aussi fausses que celles des grands poètes du dix-septième siècle ; seulement l’atmosphère où elles baignent s’est épurée et élargie, le cercle où elles se meuvent s’est agrandi, on sent qu’une révolution sociale a soufflé là-dessus. De là ce splendide épanouissement du lyrisme romantique ; de là ces lumineuses échappées ouvertes par intervalles sur des horizons inconnus, et ces aspirations brûlantes vers l’avenir. Mais, si l’on y regarde de près, la fiction est restée maîtresse absolue et souveraine du terrain, la réalité humaine n’a pas été sérieusement abordée. Le romantisme a été un hymne, un chant, plutôt qu’une peinture et une analyse, et s’il a dépassé Rousseau, un aïeul qu’il ne saurait désavouer, il est resté en deçà de Shakespeareb, son plus grand et son plus glorieux ancêtre.
Cette révolution opérée, la langue de l’art trouvée et fixée, — et c’est là incontestablement2 le meilleur titre de l’école romantique, — il s’agissait, pour qu’un monde nouveau fût découvert en littérature, non plus de traduire dans cette langue, par la bouche de héros fantastiques et imaginaires, nos doutes, nos défaillances et nos espérances dans l’avenir, mais de peindre à l’aide de types façonnés à notre image, à nous, les hommes du dix-neuvième siècle, les douleurs et les misères du temps présent, les hontes et les splendeurs de la vie contemporaine. Il fallait abandonner l’inspiration pour l’observation, la rêverie pour l’idée, le héros, création exceptionnelle et démesurée, pour le type, représentation de l’homme vrai. En un mot, il fallait que l’art, de lyrique, se fît réaliste. Penser davantage et chanter moins, that is the question !
[Texte de J.-B. Soulas]
Nous avons aujourd’hui une littérature débandée, anarchique, sceptique, fausse, soucieuse, allant à la dérive, qui réfléchit entièrement la société moderne… Cette facilité avec laquelle notre esprit va d’un genre à un autre, ne se fixant nulle part, errant toujours, changeant sans cesse, est une des preuves les plus convaincantes de la faiblesse et de l’inconséquence de la littérature actuelle. L’art est pour nous comme un habit que nous varions au gré des saisons. Cette mobilité prouve combien nous sommes peu convaincus de notre valeur, de notre force, de notre avenir. Que penser d’une nation qui, dans une époque restreinte, s’engoue de Victor Hugo et de Ponsard, de Béranger et de Barthélemy, de Barbier et d’Alfred de Musset, de Th. Gautier et d’Alfred de Vigny ?… Que faut-il s’imaginer d’une littérature qui en est réduite à M. Brizeux, surtout quand on se rappelle qu’il y a quinze ans à peine, c’était Victor Hugo, c’était Lamartine ?
J’extrais ces lignes d’une brochure, intitulée : Physionomies historiques et littéraires, qui vient de paraître à Montpellier. L’auteur, M. J.-B. Soulas, après avoir ainsi dressé le bilan de la situation, s’applique à en débrouiller les causes, en prenant à partie la personne et les Chants modernes de M. Maxime Du Camp, jeune écrivain de la Revue de Paris.
M. Maxime Du Camp, dit-il, appartient à cette génération née dans les dix dernières années de la Restauration, qui s’imprégna de l’influence pernicieuse, corruptrice, fausse et doctrinaire du gouvernement de la branche cadette. Elle se composait de jeunes gens qui avaient nagé en pleine eau bourbeuse dans le canal universitaire. Si parfois ils prêtaient l’oreille a la fusillade du dehors, ils le faisaient avec crainte, avec impatience. On les avait bercés de contes fantastiques d’un âge plein de fièvre, de passion et d’audace. On ne leur avait montré le règne de la Convention que du bas d’une montagne escarpée, rocailleuse, hérissée, âpre, sauvage, contenant dans son sein des tressaillements fréquents et des secousses profondes ; ils avaient vu passer au sommet des figures étranges, surprenantes, des géants fortement constitués, sombres, taciturnes, aux lèvres serrées, au regard sévère, a la démarche hardie, et qui, du geste, défiaient le ciel. Durant les longues nuits du dortoir, ces spectres avaient agité leur sommeil, enflammé leur cœur de haine et d’amour, de jalousie et de dévouement. Il arriva un moment où ces jeunes gens, devenus des hommes, entrèrent dans le monde. C’était un jour de scandale. Je ne sais quel grand seigneur avait la veille tué sa femme dans une alcôve. Le lendemain, un ministre concussionnaire était assis sur la sellette luisante du criminel. Le dégoût les prit. Ils étaient arrivés avec la joie dans le présent et la confiance dans l’avenir, et tout leur montrait le spectacle le plus hideux de la plus sordide corruption.
Un besoin de voyager les poursuivit alors. (C’est très-vrai !) Ce besoin de déplacer le corps quand on ne peut faire agir l’esprit, est un phénomène moral, qui se retrouve à toutes les époques fortement tenues, où l’on respire un air douteux, mêlé. — La veille de la révolution d’Angleterre, Pyne, Hampden et Cromwell allaient partir. Un ordre du conseil empêcha leur départ !!! On sait ce qui arriva aussi en France et ce qui s’ensuivit.
Au sortir au collège, M. Maxime Du Camp demanda aux philosophes la raison des choses, l’explication de ses désirs inconnus, on ne sut que lui répondre. Il s’abandonna aux plaisirs du monde, mais à encore le dégoût et l’indifférence le prirent. Un instant il chercha dans l’étude du droit un calmant à son imagination emportée, mais, fatigué bientôt, la contemplation sans but s’empara de lui. Il voyagea. Il parcourut l’Italie, visita l’Épire, la Turquie, l’Asie mineure et la Grèce. L’admiration de toutes les grandes beautés qui s’offrirent sur sa route troubla cet enthousiaste jeune homme. Un vague sentiment de panthéisme se répandit sur toutes ses pensées. Un second voyage acheva ce qu’une première impression avait déjà fait pressentir.
Après ces longues courses, dont il retraça les émotions dans ses Souvenirs d’Orient, etc., un besoin de villégiature bourgeoise le prit, mais alors il ne put éviter l’ennui, l’ennui, ce désespoir de toute heure. Il écrivit le Livre posthume ou les Mémoires d’un suicidé. Cet ouvrage, c’est la vie de l’auteur, moins le suicide. M. Du Camp s’y pose en arrière-petit-fils de Werther, et, sans fin ni cesse, il caresse la mort. De tels sentiments ne sont plus d’aujourd’hui. L’auteur caractérise d’une manière aussi admirable que vraie la cause de son ennui :
« Les femmes ne m’ont pas sauvé, mes amis me sont insuffisants, le monde m’indigne et je n’ai plus de famille. Que me reste-t-il ? Le Travail : Ah ! je l’avais méconnu, cet ami solitaire, fidèle et consolant que doivent rechercher les forts. Ah ! je connais ma plaie, et je plongerai mes mains dans ses lèvres béantes, afin de mesurer hardiment sa profondeur ; le grand œuvre de la vie se rencontre dans l’action qui comporte la pensée, le travail et l’amour. J’ai follement et lâchement préféré l’inaction, où j’ai trouvé la rêverie, la paresse et l’égoïsme.
» La rêverie est à la paresse ce que l’hystérie est à l’amour.
» La paresse est au travail ce que la paralysie est au mouvement.
» L’égoïsme est à l’amour ce que la cécité est à la vue.
» Dans les trois cas, c’est une maladie substituée à une fonction ; on en meurt. »
Voilà en quelques lignes la confession véritable de notre génération. Oui, c’est l’inaction qui les a tuées toutes ces belles imaginations dont la vie fut une contemplation continuelle, et c’est l’action seule qui nous sauvera.
— Eh quoi ! dit maintenant M. Maxime Du Camp, dans la préface des Chants modernes, après avoir fait une critique judicieuse, passionnée, légitime, du mouvement littéraire en France depuis 1830, et conclu à l’insuffisance de l’art actuel, à son impuissance, à son inconséquence. Eh quoi ! le progrès grandit toute chose, l’industrie crée des merveilles, la science se développe rapidement, nous admirons l’Amérique, nous écoulons Saint-Simon, Fourier, Owen, tout change… et nous commentons de mauvaises traductions de Platon ! et nous faisons des tragédies sur Ulysse… tout cela est insensé ! tout cela est fou ! tout cela est impie !
Dans cent ans les soldats seront des laboureurs,Les généraux seront les chefs de nos usines,Avec tous les canons, on fera des machines,Et sur tous les remparts, on sèmera des fleurs.Enfin, on comprendra que l’honneur et la gloirePeuvent se rencontrer ailleurs qu’en des combats.Les soldats d’aujourd’hui sont les derniers soldats,Et les chants de travail sont des chants de victoire.Si vous ne rencontrez sous vos fronts infertilesQue l’imitation des choses d’autrefois,Si pour notre présent vous n’avez pas de voix,Si vous n’enseignez rien, vous êtes inutiles !Nous ne saurions trop applaudir à ces paroles qui répondent si bien à nos propres sentiments, mais sans être pour cela de l’avis de M. Du Camp quand il dit :
« L’art est arrivé à une époque de décadence manifeste. Un excès ridicule d’ornementation a remplacé la richesse et la pureté des lignes… Chantons la vapeur ! l’électricité ! les chemins de fer ! »
Qu’est-ce à dire ? L’auteur croit-il que ce serait entrer dans une voie nouvelle que d’en revenir au genre de l’empire, à la manière de Louis David ? Je ne puis le penser. Toute découverte est un progrès, applaudissons au résultat, mais ne chantons pas les engins. L’art vraiment nouveau sera celui qui, alliant la pureté de la forme avec les recherches du sentiment et de la passion, marchera dans une voie parallèle à celle du progrès et en se modifiant avec lui.
IV. À quelle tendance philosophique de notre époque correspond, dans les arts, le réalisme ? [Texte d’Hippolyte Castille]
Il ne s’agit point ici de ce réalisme qui, avec le nominalisme, partagea en deux camps le monde philosophique de la renaissance. Nous voulons uniquement parler d’une tendance nouvelle imprimée aux lettres et aux arts par un petit nombre d’hommes dont le public commence à s’occuper, et qui soulèveront quelque jour autant de récriminations qu’en soulevèrent jadis les romantiques. Si nous avions pourtant à rattacher cette manifestation de l’esprit littéraire et artistique au mouvement général des idées contemporaines, il nous serait aisé de signaler les points de concordance qui la relient à la philosophie positive. Le réalisme artistique accompagne dans sa sphère secondaire3 un corps d’idées supérieures. Le positivisme en philosophie est une des tendances d’une époque vouée à la science et à l’industrie. Comment la littérature échapperait-elle à l’une des lois, ou peut-être même à ce qu’on pourrait nommer la loi du dix-neuvième siècle ? Sans doute, l’art ne va point chercher dans la philosophie ses instincts et ses doctrines ; nous voulons seulement constater que la formation des idées tient à l’histoire intellectuelle du genre humain, à son développement ; qu’une idée-mère a sa génération presque fatale, et qu’elle se produit de haut en bas de l’échelle des concepts, avec des différences sans doute, mais jamais sans le signe analogique de son origine. Il résulte de tout ceci que le réalisme artistique et littéraire n’est pas un phénomène isolé, dont il serait presque inutile de tenir compte, puisqu’il romprait l’harmonie générale.
Si peu de place que tiennent dans les intérêts les doctrines artistiques et littéraires, elles engagent les gens de la profession et froissent ou contredisent quelquefois des opinions antérieurement émises. Je ne crois donc pas inutile, avant d’aller plus loin, de dire que les réflexions suivantes incombent uniquement à celui qui les signe. La loi, en exigeant que l’écrivain assume la responsabilité de son écrit, lui rend, même dans l’ordre littéraire, ce caractère particulier au génie du dix-neuvième siècle. Elle l’isole, mais elle l’émancipe et le lance hardiment dans l’océan des idées, en lui laissant l’honneur du courage, et le péril du ridicule.
Il est bon de constater d’abord que le réalisme n’est point un fait nouveau dans l’histoire de la littérature et de l’art. L’esprit humain se partage en diverses manières d’être. Il y a toujours eu, il y aura toujours en philosophie des matérialistes, des spiritualistes, des sceptiques et des mystiques. Au fond des écoles nouvelles, il ne serait pas difficile de retrouver les antiques querelles d’Aristote et de Platon. Non pas que ces deux grands génies aient envahi le monde de la pensée, et condamné les générations futures à ne pas sortir du cercle qu’ils ont tracé, mais parce qu’ils ont exprimé deux façons de concevoir, différentes et éternelles, et que leurs noms ont aussi pu servir de drapeau, lors même que l’objet de la dispute n’était pas identiquement le même.
À défaut de platoniciens et de péripatéticiens, vous trouvez dans les arts et dans les lettres deux classes d’esprits profondément divisés : les réalistes et les idéalistes. Une façon différente de voir et de comprendre la nature forme le fond de cette querelle, qui prend en ce moment des proportions intéressantes. En somme, sous des espèces inférieures, dans un étroit espace, ce sont toujours deux sortes de questions philosophiques, comme les questions de la théologie et de l’humanité dont il s’agit ici. Les uns veulent embellir la nature, l’idéaliser, substituer leur imagination au fait, créer une sorte de nature conventionnelle, en lieu et place de la nature réelle. Les autres se piquent, au contraire, de la suivre pas à pas ; ils trouvent qu’elle est assez belle pour se passer de charmes imaginaires et surérogatoires. Ils prétendent qu’en dehors de ce qui est, on tombe dans le faux. Comme il importe peu au lecteur de savoir de quel côté penchent nos sympathies, nous nous bornons à l’exposition des principes et des faits.
À examiner le principe du réalisme en lui-même, en le dégageant surtout des productions toujours irritantes du jour ou de l’année, on s’aperçoit de la nécessité de son existence. Il est le garde-fou de l’imagination, l’adversaire permanent, implacable du maniérisme dans les lettres et dans les arts. C’est lui que nous voyons à la Renaissance, avec Ronsard et du Bellay, livrer aux Pétrarquistes cette guerre vigoureuse qui fut pour ainsi dire la réhabilitation de la chair en poésie. Quand l’acteur Talma, par une heureuse innovation, quittait la défroque ordinaire des histrions pour prendre le véritable costume romain, il faisait du réalisme. Et les romantiques qui, les premiers, auront à se plaindre des réalistes modernes, ne furent-ils pas relativement réalistes eux-mêmes lorsqu’ils livrèrent aux classiques et aux lois d’unité d’Aristote (quand je vous disais qu’Aristote y serait !) cette guerre de couleur locale, de libre allure et de propriété d’expression qu’ils poussèrent plus tard à l’absurde. En annualisant les sentiments, comme le fit M. Hugo, les romantiques réagissaient contre le maniérisme de l’esprit, contre la méthode de convention en vigueur depuis Louis XIV. Leur style coloré, sanguin, plastique, était une insulte à la phrase sèche, élégante et spirituelle de leurs devanciers. La guerre des poètes du seizième siècle contre Pétrarque et le goût italien, la réhabilitation de la chair dans l’art et la littérature, se reproduisait sous les espèces du classique et du romantique……
Le réalisme au dix-neuvième siècle n’aura rien de commun avec celui du seizième. Honnête dans ses conceptions, simple d’instinct, bien moins sensuel que ses devanciers et que les romantiques eux-mêmes, la santé, la sincérité, la droiture d’esprit, me paraissent être les principaux attributs de ce protestantisme littéraire et artistique.
Lorsqu’un peintre s’en va dans la campagne esquisser une étude, il s’attache à copier le plus exactement possible ce qu’il voit. Ce n’est que plus tard, rentre à l’atelier, qu’il se permet d’arranger la nature et de l’orner d’attributs plus ou moins absurdes. Le réalisme en reste au point de départ et réprouve ces compositions mensongères.
Appliqué aux figures, ce profond respect du vrai amène des conséquences bien plus graves encore. Un peintre ou un romancier ne se croira pas obligé de mettre des mains blanches au bout d’une paire de manches d’indienne ou de molleton. Il sera possible de peindre un paysan autrement que M. Léopold Robert. Et il sera permis d’esquisser des mœurs rustiques sans tomber dans les conventions de l’école flamande.
À un certain point de vue, le réalisme ne serait-il autre chose que la négation de toute école, de toute convention, c’est-à-dire l’infini et la variété dans la nature éternellement variable et infinie ? (Oui ! oui ! vous y êtes ; c’est positivement cela !)
Cette manière d’envisager la nature physique et colorée s’applique à la nature morale. Ils se plaisent à dépouiller les passions de ce, qu’elles ont de trop exalté. Le lyrisme leur est particulièrement en horreur. Les jeux de la mise en scène, les roueries du métier, la combinaison sont les objets de leur plus profond mépris. Ils n’aiment pas non plus la recherche du style. Le bien écrit pour eux est de peu de valeur, ou plutôt ils trouvent mal écrit ce qui charme les stylistes.
Le plus souvent rejeté dans la peinture des mœurs populaires et rustiques par la nécessité de bien accuser ses doctrines et sa méthode, il n’est pas étonnant que le réalisme s’offre au premier abord sous un aspect un peu grossier, dont ses adversaires ne manquent pas de lui faire un crime. Au surplus, ce n’est là qu’un état transitoire. La réalité n’exclut pas la grâce, et si la grâce se présente, elle sera toujours la bienvenue. Mais quel plus dangereux maniérisme que la grâce quand même ?
V. Quelles sont à peu près les tendances pratiques du réalisme ?
[Texte de Gustave Courbet]
Le titre de réaliste m’a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques. Les titres en aucun temps n’ont donné une idée juste des choses ; s’il en était autrement, les œuvres seraient superflues.
Sans m’expliquer sur la justesse plus ou moins grande d’une qualification que nul, il faut l’espérer, n’est tenu de bien comprendre, je me bornerai à quelques mots de développement pour couper court aux malentendus.
J’ai étudié, en dehors de tout esprit de système et sans parti pris, l’art des anciens et l’art des modernes. Je n’ai pas plus voulu imiter les uns que copier les autres ; ma pensée n’a pas été davantage d’arriver au but oiseux de l’art pour l’art. Non ! j’ai voulu tout simplement puiser dans l’entière connaissance de la tradition le sentiment raisonné et indépendant de ma propre individualité.
Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. Être à même de traduire les mœurs, les idées, l’aspect de mon époque, selon mon appréciation, en un mot, faire de l’art vivant, tel est mon but.
C’est par erreur que, dans le livret du palais des Beaux-Arts, il m’est assigné un maître : déjà une fois j’ai constaté et rectifié cette erreur par la voie des journaux ; c’était durant l’exposition de 1853.
Je n’ai jamais eu d’autres maîtres en peinture que la nature et la tradition, que le public et le travail.
[Texte de Champfleury]
Le mot de réalisme est un grelot qu’on attache de force à mon cou. Les mœurs de la famille, les maladies de l’esprit, les curiosités de la rue, les scènes de campagnes, l’observation des passions, appartiennent également au réalisme, puisque le mot est à la mode. Mais cela sert de thème à quelques ignorants, qui délayent dessus leur prose insipide, sans se douter combien le vrai public reste étranger à la querelle. Je cherche avant tout à rendre sincèrement dans la langue la plus simple de mes impressions. Ce que je vois entre dans ma tête, descend dans ma plume, et devient ce que j’ai vu. La méthode est simple, à la portée de tout le monde. Mais que de temps il faut pour se débarrasser des souvenirs, des imitations, du milieu où l’on vit et retrouve sa propre nature !
Tous les jours nous cherchons des formes nouvelles au roman ; nous y transportons l’archéologie, le moyen âge, l’horrible, le baroque, le grotesque, le goguenard, la galanterie, le cynisme, les mauvais lieux, les maladies nouvelles de notre siècle, le patois des champs, l’honnêteté ou la débauche, l’adultère et la chasteté. Depuis vingt ans, le roman a essayé de tout, et s’est lassé de tout. Des formes les plus bizarres, on arrive aux formes les plus simples ; de la langue la plus coloriste, à la langue la plus crue. La maladie de notre temps a été une recherche très ardente de procédés nouveaux, qui, du reste, servaient merveilleusement une absence trop grande d’idées et d’observations.
Le langage le plus magnifique, qui voile la pauvreté de sentiments humains, me fait penser aux épées de fonctionnaires municipaux de province ; la garde est en nacre, la lame est en bois, mais aussi je suis plein de reconnaissance pour les esprits chercheurs bourrés d’idées, et qui se soucient médiocrement de la forme souvent pénible et pareille à un écheveau emmêlé. J’admets les formes les plus bizarres, les plus maniérées, les plus tourmentées, quand le fond en vaut la peine.
Rien n’arrête le développement d’un homme de talent : ni la misère, ni la maladie, ni les faux conseils, ni les mauvais enseignements. Nous sommes environnés d’envieux, d’imbéciles, de traîtres, de lâches, et, si nous sommes forts, nous devons nous débarrasser de tous ces ennemis. Si nous n’avons pas le courage, c’est-à-dire une conviction profonde de l’art, nous succombons, tant pis ; il n’y a rien à dire. Nous ne sommes pas des victimes, nous n’étions pas dignes de faire de l’art, et nous sommes entrés par erreur dans ce beau et rude chemin qui mène à la popularité. On est doué ou on ne l’est pas. Ceux qui ne sont pas doués réussissent en apparence, dans le moment, plus que ceux qui sont doués ; ils ont la fortune, les honneurs, la réputation, plus vite que les autres. Et cela se comprend : étant des médiocrités, ils ne blessent personne, ils sont aimables, bons enfants à la surface, et n’offrent pas de ces angles dont sont pleins ceux qui sont doués ; mais le temps fait bonne et prompte justice des médiocrités. Au contraire, ceux qui sont doués passent à travers les jalousies, les haines et les diffamations, comme Murat passait au milieu d’un régiment qui tirait sur lui, sans être atteint. Ils supportent faim, misère, envies, railleries, sans en être touchés. Ils ont foi en eux-mêmes, et avec une telle force, on vit vieux, plein de santé, et à cinquante ans on a les cheveux noirs. Rien ne peut corrompre une nature bien douée. Elle souffre ; mais trouvez-moi un grand artiste qui n’ait pas souffert. Il n’y a pas eu un homme de génie heureux depuis que l’humanité existe.
On ne sait pas assez quelle difficulté l’artiste trouve à donner de l’intérêt à des scènes de la vie habituelle ; et la facilité, au contraire, qui attend le romancier n’employant dans son œuvre que des personnages d’une autre époque, d’un autre pays. Combien de gens se laissent prendre à des mannequins qui ont une toque sur la tête et une dague au côté ! Voyez ces batailleurs du temps de Louis XIII. Ils passent leur vie à donner des coups d’épée ; ils sont tués au second volume ; ils reparaissent au troisième, ils ne meurent jamais, ils font des actions inouïes, et les lecteurs de cabinet de lecture les croient, s’enthousiasment pour ces ferrailleurs. Des sentiments, ils n’en ont pas ; des caractères, il en est à peine question ; la réalité se sauve en baissant les yeux, l’histoire est traitée par-dessous la jambe, mais ce sont des Mousquetaires, tout est permis à l’auteur, pourvu qu’il ne s’attaque pas à notre habit noir moderne, car alors il ne s’agit plus de contes bleus, de coups d’épée d’ogres et de gargantuas, d’actions impossibles, il est nécessaire de peindre des sentiments réels, des mœurs que chacun est à même d’observer, l’auteur est tenu d’étudier attentivement l’enchaînement des faits, de peindre des objets réels, et là est la difficulté de l’art moderne.
En fait d’inventions merveilleuses, les Mille et Une nuits seront toujours supérieures aux romans à la douzaine. Aussi toutes les fois qu’un homme sort de son époque pour aller déterrer de vieux cadavres du passé et les habiller de friperies historiques, je suis toujours tenté de croire qu’il a une malheureuse faiblesse de regard, ou qu’il entre dans l’art avec une certaine charlatanerie, en s’inquiétant peu de la durée de son œuvre et de la probité littéraire.
Aujourd’hui le daguerréotype est une injure à la mode en littérature. Qu’un écrivain étudie sérieusement la nature et s’essaie à faire entrer le plus de vrai possible dans une œuvre, on le compare à un daguerréotypeur. On n’admet pas que la vie habituelle puisse fournir un drame complet. La reproduction de la nature par l’homme ne sera jamais une reproduction, ni une imitation, ce sera toujours une interprétation. Supposons dix daguerréotypeurs réunis dans une campagne, et soumettant la nature à l’action de la lumière. À côté d’eux dix élèves en paysage copiant également le même site. L’opération chimique terminée, les dix plaques rendent exactement le paysage sans aucune variation entre elles. Prenez ensuite les esquisses des dix élèves quand ils auront fini. Pas une ne se ressemble. Les uns auront trouvé l’herbe verte, d’autres l’auront peinte rousse. Le site était riant et gai, quelques-uns l’ont vu mélancolique et sombre. À quoi tient cette différence ? À ce que l’homme, quoi qu’il fasse, est toujours emporté par son tempérament. Un chêne change de forme et de couleur pour l’homme sanguin et pour l’homme bilieux. Le blond ne voit pas comme le brun. L’homme maigre n’éprouve pas devant la nature les mêmes sensations que l’homme gras. L’homme n’étant pas machine, ne peut rendre les objets machinalement. Donc l’assimilation de l’homme à une machine est dépourvue de justesse.
Les escarmouches entre les écrivains prouvent leur bonne foi. Ils tiennent à eux seuls l’instrument qui fait les réputations. Ils pourraient s’encenser réciproquement (il en est bien qui usent de ce système), mais on rencontre toujours une minorité fière de son indépendance, qui ne se soumet à aucune camaraderie, qui ne reconnaît ni les cénacles, ni les congrégations, qui renverse les plans des endormeurs et qui ne voit le salut de l’art que dans l’anarchie littéraire.
La vie habituelle est un composé de petits faits insignifiants aussi nombreux que les brindilles des arbres ; ces petits faits se réunissent et aboutissent à une branche, la branche au tronc ; la conversation est pleine de détails oiseux qu’on ne peut reproduire sous peine de fatiguer le lecteur. Un drame réel ne commence pas par une action saillante ; quelquefois il ne se dénoue pas, de même que l’horizon que nous apercevons n’est pas la fin du monde. Le romancier choisit un certain nombre de faits saisissants, les groupe, les distribue, les encadre. À toute histoire il faut un commencement et une fin. Or la nature ne donne ni agencement, ni encadrement, ni commencement, ni fin. N’y a-t-il pas dans la distribution du conte le plus court une méthode d’une difficulté extrême ? Et le daguerréotype se donne-t-il tant de peine ?
Nos maîtres en littérature ont, depuis vingt-cinq ans, fait des recherches assidues sur la manière de rendre un portrait avec la plume… Mais on a beau faire, la littérature ne peut ici lutter avec la peinture, et se ravale en étudiant les procédés de cet art inférieur. Un portrait peint montre visiblement si une femme est belle ou laide, mais le romancier a des moyens bien supérieurs à ceux du peintre. Il fait connaître le moral de son héros, il le fait marcher, causer, agir, penser, toutes fonctions interdites au pinceau. Tous ceux qui ont lu Eugénie Grandet se rappellent perpétuellement le père Grandet, une des meilleures figures de la comédie humaine. Il en est de même de Quasimodo, il en est de même de Rodin du Juif Errant. Certes, je ne pense à établir aucune sorte de comparaison entre MM. de Balzac, Hugo et Sue ; cependant ces trois romanciers ont cette rare et belle faculté, par des moyens tout différents, de savoir fixer, comme à coups de marteau, une figure dans le cerveau de leurs lecteurs. Est-ce à la description qu’ils doivent cette faculté ? Je ne le crois pas ; je ne veux pas le savoir ; il me suffit de voir aussi nettement leurs personnages qu’en peinture et d’être sûr qu’ils me resteront perpétuellement dans la mémoire, parce que leurs actions dans le drame sont beaucoup plus saisissantes que la description de leur individu.
Nos littérateurs se sont également beaucoup donné de mal pour faire du paysage. S’ils savaient combien toutes ces descriptions sont inutiles (oh ! oh !). Quant à moi du moins voici ce qui arrive. Je commence par m’intéresser à la réalité du site ; je comprends que l’auteur la regarde avec attention, que peut-être même il a pris des notes sur nature. Tout en lisant, je remarque tous les incidents du terrain avec l’auteur ; la description terminée, je ne me souviens plus du paysage. Or le livre n’est pas fait pour les yeux, mais pour le cerveau ; il en est de même de tous les arts : La peinture qui ne s’adresse qu’aux yeux, la musique qui ne s’adresse qu’aux oreilles, ne remplissent pas leur mission. Du moment qu’une sensation nouvelle n’est pas fixée dans notre cerveau à l’aide du livre, du tableau, de la symphonie, on peut affirmer que ce sont des œuvres de second ordre. Disons toutefois, à propos de paysage, que nous avons une vive reconnaissance, aussi bien que Gérard de Nerval, pour les esprits si rares qui savent rendre la tentation de la nature (ha ! ha !).
Les matamores de la phrase, les sectateurs du style, ceux qui emploient de terribles substantifs campés sur la hanche, toujours suivis d’une foule empressée d’adjectifs galonnés, accusent les gens dont la phrase se contente d’être vive comme un oiseau et simple comme une jeune fille, d’avoir un style plat. C’est une des injures les plus neuves avec celle du style gris. Pour eux, Voltaire, dans sa Correspondance, a le style plat. En musique, le violoncelle leur représente le gris. Il leur faut le son de la trompette. Quant aux auteurs badins et galants, ils prêchent la cambrure de la phrase, le pétillement du mot et les paillettes du style comme sur un habit de marquis ; à leurs yeux, le dialogue n’est qu’une escrime brillante, et chaque interlocuteur doit se renvoyer les mots comme dans une partie de raquettes…
Chaque homme a son style qu’il apporte en naissant. Tout se tient dans l’homme ; une difformité dans la figure se retrouve au moral, et en y apportant une scrupuleuse attention, on trouverait dans les œuvres d’un homme qui louche cette imperfection par quelque côté.
Un grand écrivain n’est pas celui qui écrit le plus correctement ; c’est celui qui a le sentiment le plus prononcé de la langue ; un esprit laborieux peut se lancer à la recherche des origines de notre langue, en côtoyant le marais des langues étrangères auxquelles elle a été demander du secours quelquefois, mais les véritables écrivains sont ceux qui se contentent de boire à la source de ce ruisseau clair, murmurant sur les cailloux, et qui n’est autre que la langue française.
Toutes les fois que j’entends un pétaud critiquer le français d’un livre quelconque, je ne manque pas de lui demander si lui, le premier, connaît bien ce français dont il fait un épouvantail. Style, formes, images, couleur, figure, gris, plat, termes inutiles qui apprennent à douter, qui forment le bagage de l’homme qui n’a pas autre chose dans son sac. — Il n’y a rien de tel qu’un peuple sans académie, dit Mercier, pour avoir une langue forte, neuve, hardie, imagée. Ce mot n’est pas français. Et moi je dis qu’il est français, car tu m’as compris : si vous ne voulez pas de mon expression, moi je ne veux pas de la vôtre. Mais le peuple qui a l’imagination vive, qui crée les mots, qui n’écoute rien, qui n’entend pas ces lamentations enfantines sur la prétendue décadence du goût, lamentations absolument les mêmes de temps immémorial, le peuple bafoue les régenteurs de la langue et l’enrichit d’expressions pittoresques, tandis que le lamentateur s’abandonne à des plaintes que le vent emporte. La hardiesse dans l’expression suppose la hardiesse de la pensée… La langue est à celui qui sait la faire obéir.
L’art vrai qu’on pourchasse aujourd’hui sous le nom de réalisme avec l’acharnement que les paysans de la banlieue mettaient le jour de l’envahissement de l’assemblée à crier : À mort le communisme ! l’art simple, qui consiste à rendre ses idées sans les faire danser sur la phrase, comme disait Jean-Paul Richter, l’art qui se fait modeste, l’art qui dédaigne les vains ornements du style, l’art qui creuse et qui cherche la nature comme les ouvriers qui cherchent l’eau dans un puits artésien, cet art qui est une utile réaction contre les faiseurs de ronsardisme (ajoutez de ponsardisme), de gongorisme (connais pas !) cet art trouve partout dans les gazettes, les revues, parmi les beaux esprits, les délicats, les maniérés, les faiseurs de mots, les chercheurs d’épithètes, les architectes en antithèses, des adversaires aussi obstinés que les bourgeois les plus farouches. Mais il ne s’agit pas seulement ici de réalisme ; les temps ne sont pas venus de discuter cette brûlante question qui fait jeter les hauts cria aux gens de mauvaise foi, aux esprits timorés et aux ignorants. La forteresse n’est pas bâtie ; les armements se préparent, en silence il est vrai, tout annonce un combat sérieux, mais il faut attendre. Alors, vous pourrez voir avec quel acharnement sera défendu ce terrain neuf ; les Prussiens n’auront pu été plus mal reçus en Lorraine.
VI. Comment la critique accueille-t-elle les tentatives de ceux qu’elle appelle les premiers apôtres du réalisme ?
[Texte de Champfleury]
Du Réalisme. Lettre à madame Sand.
À l’heure qu’il est, madame, on voit à deux pas de l’exposition de peinture, dans l’avenue Montaigne, un écriteau portant en toutes lettres : DU RÉALISME. G. Courbet. Exposition de quarante tableaux de son œuvre. C’est une exhibition à la manière anglaise. Un peintre, dont le nom a fait explosion depuis la révolution de février, a choisi, dans son œuvre, les toiles les plus significatives, et il a fait bâtir un atelier.
C’est une audace incroyable, c’est le renversement de toutes institutions par la voie du jury, c’est l’appel direct au public, c’est la liberté, disent les uns.
C’est in scandale, c’est l’anarchie, c’est l’art traîné dans la boue, ce sont les tréteaux de la foire, disent les autres.
J’avoue, madame, que je pense comme les premiers, comme tous ceux qui réclament la liberté la plus complète sous toutes ses manifestations. Les jurys des académies, les concours de toute espèce, ont démontré plus d’une fois leur impuissance à créer des hommes et des œuvres. Si la liberté du théâtre existait, nous ne verrions pas un Rouvrière obligé de jouer Hamlet devant des paysans, dans une grange, faisant sourire l’ombre du vieux Shakespeare, qui se croirait, au dix-neuvième siècle, à Londres, représentant ses pièces dans un bouge de la Cité.
Nous ne savons pas ce qu’il meurt de génies inconnus qui ne savent se plier aux exigences de la société, qui ne peuvent dompter leur sauvagerie et qui se suicident dans les cachots cellulaires de la convention. M. Courbet n’en est pas là : depuis 1848, il a exposé, sans interruption, aux divers salons, des toiles importantes qui, toujours, ont eu le privilège de raviver les discussions. Le gouvernement républicain lui acheta même une toile importante, l’Après-dînée à Ornans, que j’ai revue, au musée de Lille, à côté des vieux maîtres, et qui tient une place honorable au milieu d’œuvres consacrées.
Cette année, le jury s’est montré avare de place à l’exposition universelle pour les jeunes peintres : l’hospitalité était si grande vis-à-vis des hommes acceptés de la France et des nations étrangères, que la jeunesse en a un peu souffert. J’ai peu de temps pour courir les ateliers, mais j’ai rencontré des toiles refusées qui, en d’autres temps, auraient obtenu certainement de légitimes succès. M. Courbet, fort de l’opinion publique, qui, depuis cinq ou six ans, joue autour de son nom, aura été blessé des refus du jury, qui tombaient sur ses œuvres les plus importantes, et il en a appelé directement au public ! Le raisonnement suivant s’est résumé dans son cerveau : on m’appelle réaliste, je veux démontrer ; par une série de tableaux connus, comment je comprends le réalisme. Non content de faire bâtir un atelier, d’y accrocher des toiles, le peintre a lancé un manifeste, et sur sa porte il a écrit : le réalisme.
Si je vous adresse cette lettre, madame, c’est pour la vive curiosité pleine de bonne foi que vous avez montrée pour une doctrine qui prend corps de jour en jour et qui a ses représentants dans tous les arts. Un musicien allemand, M. Wagner, dont on ne connaissait pas les œuvres à Paris, a été vivement maltraité, dans les gazettes musicales, par M. Fétis, qui accuse le nouveau compositeur d’être entaché de réalisme. Tous ceux qui apportent quelques aspirations nouvelles sont dits réalistes. On verra certainement des médecins réalistes, des chimistes réalistes, des manufacturiers réalistes, des historiens réalistes. M. Courbet est un réaliste, je suis un réaliste : puisque les critiques le disent, je les laisse dire. Mais, à ma grande honte, j’avoue n’avoir jamais étudié le code qui contient les lois à l’aide desquelles il est permis au premier venu de produire des œuvres réalistes.
Le nom me fait horreur par sa terminaison pédantesque ; je crains les écoles comme le choléra, et ma plus grande joie est de rencontrer des individualités nettement tranchées. Voilà pourquoi M. Courbet est, à mes yeux, un homme nouveau.
Le peintre lui-même, dans son manifeste, a dit quelques mots excellents :
« Le titre de réaliste m’a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques. Les titres, en aucun temps, n’ont donné une idée juste des choses : s’il en était autrement, les œuvres seraient superflues. »Mais vous savez mieux que personne, madame, quelle singulière ville est Paris en fait d’opinions et de discussions. Le pays le plus intelligent de l’Europe renferme nécessairement le plus d’incapacités, de demi, de tiers et de quart d’intelligence ; doit-on même profaner ce beau nom pour en habiller ces pauvres bavards, ces niais raisonneurs, ces malheureux vivant des gazettes, ces curieux qui se glissent partout, ces impertinents qu’on tremble de voir parler, ces écrivassiers à tant la ligne qui se sont jetés dans les lettres par misère ou par paresse, enfin, cette tourbe de gens inutiles qui juge, raisonne, applaudit, contredit, loue, flatte, critique sans conviction, qui n’est pas la foule et qui se dit la foule.Avec dix personnes intelligentes on pourrait vider à fond la question du réalisme ; avec cette plèbe d’ignorants, de jaloux, d’impuissants, de critiques, il ne sort que des mots. Je ne vous définirai pas, madame, le réalisme ; je ne sais d’où il vient, où il va, ce qu’il est ; Homère serait un réaliste, puisqu’il a observé et décrit avec exactitude les mœurs de son époque.
Homère, on ne le sait pas assez, fut violemment insulté comme un réaliste dangereux.
« À la vérité, dit Cicéron en parlant d’Homère, toutes ces choses sont de pures inventions de ce poète, qui s’est plu à rabaisser les dieux jusqu’à la condition des hommes ; il eut été mieux d’élever les hommes jusqu’à celle des dieux. »Que dit-on tous les jours dans les journaux ?S’il me fallait d’autres illustres exemples, je n’aurais qu’à ouvrir le premier volume venu de critique, car, aujourd’hui, il est de mode de réimprimer en volume les inutilités hebdomadaires qui se publient dans les journaux. On y verrait, entre autres, que ce pauvre Gérard de Nerval a été conduit à une mort tragique par le réalisme. C’est un gentilhomme amateur qui écrit de pareilles misères ; vos drames de campagne sont entachés de réalisme. Ils renferment des paysans. Là est le crime. Dans ces derniers temps, Béranger a été accusé de réalisme. Combien les mots peuvent entraîner les hommes !
M. Courbet est un factieux pour avoir représenté de bonne foi des bourgeois, des paysans, des femmes de village de grandeur naturelle. Ç’a été le premier point. On ne veut pas admettre qu’un casseur de pierre vaut un prince : la noblesse se gendarme de ce qu’il est accordé tant de mètres de toile à des gens du peuple ; seuls les souverains ont le droit d’être peints en pied, avec leurs décorations, leurs broderies et leurs physionomies officielles. Comment ? Un homme d’Ornans, un paysan enfermé dans son cercueil, se permet de rassembler à son enterrement une foule considérable : des fermiers, des gens de bas étage, et on donne à cette représentation le développement que Largillière avait, lui, le droit de donner à des magistrats allant à la messe du Saint-Esprit4. Si Velasquez a fait grand, c’étaient des grands seigneurs d’Espagne, des infants, des infantes ; il y a là au moins de la soie, de l’or sur les habits, des décorations et des plumets. Van der Helst a peint des bourgmestres dans toute leur taille, mais ces Flamands épais se sauvent par le costume.
Il paraît que notre costume n’est pas un costume : j’ai honte, vraiment, madame, de m’arrêter à de telles raisons. Le costume de chaque époque est régi par des lois inconnues, hygiéniques, qui se glissent dans la mode, sans que celle-ci s’en rende compte. Tous les cinquante ans, les costumes sont bouleversés en France ; comme les physionomies, ils deviennent historiques et aussi curieux à étudier, aussi singuliers à regarder, que les vêtements d’une peuplade de sauvages. Les portraits de Gérard, de 1800, qui ont pu ◀sembler▶ vulgaires dans le principe, prennent plus tard une tournure, une physionomie singulières. Ce que les artistes appellent costume, c’est-à-dire mille brimborions (des plumes, des mouches, des aigrettes, etc.), peut amuser un moment les esprits frivoles ; mais la représentation sérieuse de la personnalité actuelle, les chapeaux ronds, les habits noirs, les souliers vernis ou les sabots de paysans, est bien autrement intéressante5.
On m’accordera peut-être ceci, mais on dira : Votre peintre manque d’idéal. Je répondrai à cela tout à l’heure, avec l’aide d’un homme qui a su tirer de l’œuvre de M. Courbet des conclusions pleines d’un grand bon sens.
Les quarante tableaux de l’avenue Montaigne contiennent des paysages, des portraits, des animaux, de grandes scènes domestiques et une œuvre que l’artiste intitule : Allégorie réelle. D’un coup d’œil, il est permis de suivre les progrès qui se sont faits dans l’esprit et le pinceau de M. Courbet. Avant tout, il est né peintre, c’est-à-dire que nul ne peut contester son talent robuste et puissant d’ouvrier : il attaque une grande machine avec intrépidité, il peut ne pas séduire tous les yeux, quelques parties peuvent être négligées ou maladroites, mais chacun de ses tableaux est peint ; j’appelle surtout peintres les Flamands et les Espagnols. Véronèse, Rubens, seront toujours de grands peintres, à quelque opinion qu’on appartienne, à quelque point de vue qu’on se place. Aussi je ne connais personne qui songe à nier les qualités de peintre de M. Courbet.
M. Courbet n’abuse point de la sonorité des tons, puisqu’on a transporté la langue musicale dans le domaine de la peinture. L’impression de ses tableaux n’en sera que plus durable. Il est du domaine de toute œuvre sérieuse de ne pas attirer l’attention par des retentissements inutiles : une douce symphonie de Haydn, intime et domestique, vivra encore, qu’on parlera avec dérision des nombreuses trompettes de M. Berlioz. Les éclats des cuivres en musique ne signifient pas plus que les tonalités bruyantes en peinture. On appelle maladroitement coloristes des maîtres dont la palette est en fureur et contient des éclats, des tons bruyants. La gamme de M. Courbet est tranquille, imposante et calme ; aussi n’ai-je pas été étonné de retrouver, consacré maintenant à jamais en moi, le fameux Enterrement à Ornans, qui fut le premier coup de canon tiré par le peintre, regardé comme un émeutier dans l’art. Il y a près de huit ans que j’ai imprimé, sur M. Courbet, inconnu, des phrases qui annonçaient sa destinée : je ne les citerai pas, je ne tiens pas plus à avoir raison le premier que de porter les modes le jour de Longchamp. Deviner les hommes et les œuvres dix ans avant la majorité, pure affaire de dandysme littéraire qui fait perdre beaucoup de temps. Dans ses nombreux morceaux de critique, Stendhal a imprimé, en 1825, des vérités audacieuses, qui l’ont fait trop souffrir. Aujourd’hui même, il est encore en avance de son temps.
« Je parierais, écrit-il à un ami en 1822, que, dans vingt ans, l’on jouera, en France, Shakespeare en prose. »Il y a de cela trente-trois ans, et, bien certainement, madame, nous n’aurons pas cette jouissance de notre vivant ; M. Courbet est loin d’être accepté aujourd’hui, il le sera certainement avant quelques années. Ne serait-ce pas jouer le rôle de la mouche du coche, que d’écrire, dans vingt ans, que j’avais deviné M. Courbet ? Le public ne s’inquiète guère des ânes qui ont poussé des beuglements quand la musique de Rossini fut représentée en France ; le spirituel, l’amoureux Rossini fut traité à ses débuts avec aussi peu de ménagements que M. Courbet. On imprima force injures à propos de ses œuvres comme à propos de l’Enterrement.À quoi bon avoir raison ? On n’a jamais raison. Deux bedeaux de village à trogne rouge, deux sacs à vin, serviront de thème à ces critiques frottés de littérature dont je vous parlais tout à l’heure ; opposez-leur, dans le même tableau, les charmants enfants, le groupe des femmes, les pleureuses, aussi belles dans leur douleur que toutes les Antigones de l’antiquité, il est impossible d’avoir raison.
Le soleil donne en plein midi sur des rochers, l’herbe est joyeuse et sourit aux rayons, l’air est frais, l’espace est grand, vous retrouvez la nature des montagnes, vous en aspirez les senteurs ; un plaisant arrive, qui, pour avoir puisé son instruction et son esprit dans le Journal pour rire, bafouera les Demoiselles de village.
La critique est un vilain métier qui paralyse les plus nobles facultés de l’homme, qui les éteint et les annihile : aussi la critique n’a-t-elle une réelle importance que dans les mains d’illustres créateurs : Diderot, Goethec, vous, madame, Balzac et d’autres, qui préfèrent baigner tous les matins leurs fibres enthousiastes plutôt que d’arroser des chardons que chaque critique tient renfermés sur sa fenêtre dans un vilain vase.
J’ai retrouvé, à l’avenue Montaigne, ces fameuses baigneuses, plus grosses de scandales que de chairs. Voilà deux ans que ce fameux tapage est éteint, je ne vois plus aujourd’hui qu’une créature peinte solidement, qui a le grand tort, pour les amis du convenu, de ne pas rappeler les Vénus anadyomènes de l’antiquité.
M. Proudhon, dans la Philosophie du progrès (1853), jugeait sérieusement les Baigneuses :
« L’image du vice comme de la vertu est aussi bien du domaine de la peinture que de la poésie : suivant la leçon que l’artiste veut donner, toute figure, belle ou laide, peut remplir le but de l’art. »Toute figure, belle ou laide, peut remplir le but de l’art ! Et le philosophe continue :
« Que le peuple, se reconnaissant à sa misère, apprenne à rougir de sa lâcheté et à détester ses tyrans ; que l’aristocratie, exposée dans sa grasse et obscène nudité, reçoive, sur chacun de ses muscles, la flagellation de son parasitisme, de son insolence et de sa corruption. »Je passe quelques lignes et j’arrive à la conclusion :« Et que chaque génération, déposant ainsi sur la toile et le marbre le secret de son génie, arrive à la postérité sans autre blâme ni apologie que les œuvres de ses artistes. »Ces quelques mots ne font-ils pas oublier les sottises qu’on ne devrait ni écouler ni entendre, mais qui agacent comme une mouche persistante dans ses bourdonnements ?L’Atelier du peintre, qui sera fortement discuté, n’est pas le dernier mot de M. Courbet ; séduit par les grands maîtres flamands, espagnols, qui, à toutes les époques, ont groupé autour d’eux leur famille, leurs amis, leurs Mécènes, M. Courbet a voulu tenter de sortir cette fois du domaine de la réalité pure : allégorie réelle, dit-il dans son catalogue. Voilà deux mots qui jurent ensemble, et qui me troublent un peu. Il faudrait prendre garde de faire plier la langue à des idées symboliques que le pinceau peut essayer à traduire, mais que la grammaire n’adopte pas. Une allégorie ne saurait être réelle, pas plus qu’une réalité ne peut devenir allégorique : la confusion est déjà assez grande à propos de ce fameux mot réalisme, sans qu’il soit nécessaire de l’embrouiller encore davantage6.
Le peintre est au milieu de son atelier, près de son chevalet, occupé à peindre un paysage, se reculant de sa toile dans une pose victorieuse et triomphante. Une femme nue est debout près du chevalet. Va-t-elle poser dans ce paysage ? c’est ce qui ◀semble▶ bizarre. À deux pas du peintre est un petit paysan qui tourne le dos au public, dont on ne voit pas la figure et dont la pantomime est si expressive, qu’on devine ses yeux, sa bouche. Ce petit paysan est la meilleure figure du tableau. Il est tout ahuri de voir sur une toile ces arbres après lesquels il grimpe, cette verdure sur laquelle il se roule, ces rochers sur lesquels il passe son temps au soleil, à courir les nids.
À droite, une femme du monde donnant le bras à son mari vient visiter l’atelier, son petit garçon joue avec des estampes. (M. Courbet est-il bien certain qu’un petit enfant de bourgeois riche entrerait dans un atelier avec ses parents, quand il s’y trouve une femme nue ?) Des poètes, des musiciens, des philosophes, des amoureux, s’occupent chacun a sa manière pendant le travail de l’artiste. Voilà pour la réalité.
À gauche, des mendiants, des juifs, des femmes allaitant des enfants, des croque-morts, des paillasses, un braconnier regardant avec mépris un chapeau à plumet, un poignard, etc. (défroques du romantisme sans doute), représentent l’allégorie, c’est-à-dire que tous ces personnages des basses classes sont ceux que l’artiste aime à peindre, en s’inspirant de la misère des misérables. Tel est, à la grosse, le fond de ce tableau, auquel je préfère pour ma part l’Enterrement à Ornans.
Beaucoup seront de mon avis, les négateurs de M. Courbet les premiers ; mais je ne crains pas de me ranger momentanément avec eux, en expliquant ma pensée. Dans le domaine des arts, il est d’habitude d’assommer les vivants avec les morts, les œuvres nouvelles d’un maître avec ses anciennes. Ceux qui, aux débuts du peintre, auront le plus crié contre l’Enterrement, seront nécessairement ceux qui en feront le plus grand éloge aujourd’hui. Ne voulant pas être confondu avec les nihilistes, je dois dire que la pensée de l’Enterrement est saisissante, claire pour tous, qu’elle est la représentation d’un enterrement dans une petite ville, et qu’elle reproduit cependant les enterrements de toutes les petites villes. Le triomphe de l’artiste qui peint des individualités est de répondre aux observations intimes de chacun, de choisir de telle sorte un type, que chacun croie l’avoir connu et puisse s’écrier : « Celui-là est vrai, je l’ai vu ! » L’Enterrement possède ces facultés au plus haut degré : il émeut, attendrit, fait sourire, donne à penser et laisse dans l’esprit, malgré la fosse entrouverte, cette suprême tranquillité que partage le fossoyeur, un type grandiose et philosophique que le peintre a su reproduire dans toute sa beauté d’homme du peuple.
En 1848, l’Après-dînée à Ornans, grand tableau d’intérieur de famille, obtint un succès réel sans trop de contestations. Il en est toujours ainsi aux débuts d’un artiste. Puis vinrent les scandales successifs :
1er scandale. — L’Enterrement à Ornans (1850).
2e scandale. — Les Demoiselles de village (1851).
3e scandale. — Les Baigneuses (1852).
4e scandale. — Du Réalisme. — Exhibition particulière. — Manifeste. — Quarante tableaux exposés. — Réunion des divers scandales, etc. (1855).
Or, de tous ces scandales, je préfère l’Enterrement à toutes les autres toiles, à cause de la pensée qui y est enfermée, à cause du drame complet et humain où le grotesque, les larmes, l’égoïsme, l’indifférence, sont traités en grand maître. L’Enterrement à Ornans est un chef-d’œuvre : depuis le Marat assassiné de David, rien, dans cet ordre d’idées, n’a été peint de plus saisissant en France.
Les Baigneuses, les Lutteurs, les Casseurs de pierre, ne renferment pas les idées qu’on a bien voulu y mettre après coup. J’en trouverai plutôt dans les Demoiselles de village et dans les nombreux paysages qui démontrent combien M. Courbet est attaché à son sol natal, sa profonde nationalité locale et le parti qu’il peut en tirer.
On répète encore cette vieille plaisanterie : Vive le laid ! le laid seul est aimable ! qu’on met dans la bouche du peintre ; il est surprenant qu’on ose ramasser de pareilles niaiseries, qui furent jetées, il y a déjà trente ans, à la tête de M. Victor Hugo et de son école. Toujours le système de la vieille tragédie renaîtra de ses cendres. Les progrès sont bien lents et nous avons peu marché depuis une trentaine d’années.
Aussi est-il du devoir de tous ceux qui luttent de s’entraider, d’attirer au besoin les colères des médiocrités, d’être solides dans leurs opinions, sérieux dans leurs jugements, et de ne pas imiter la prudence du vieillard Fontenelle.
J’ai la main pleine de vérités, je me dépêche de l’ouvrir.
Cette lettre, madame, n’est que l’annonce de quelques autres lettres traitant plus directement des idées nouvelles qui sont dans l’air et que je tâcherai de fixer, m’appliquant surtout à celles relatives à la littérature.
J’ai un peu critiqué l’Atelier du peintre, quoiqu’il y ait un progrès réel dans la manière de Courbet : il gagnera sans doute à être revu plus tranquillement dans d’autres moments. Ma première impression a été telle, et je crois généralement à ma première impression. Les bavardages, les commentaires, les critiques de journaux, les amis et les ennemis, viennent ensuite troubler le cerveau à tel point, qu’il est difficile de retrouver la pensée dans sa pureté première : mais au-dessus de l’impression, je mets les travaux mystérieux du temps, qui démolit une œuvre ou la restaure. Chaque œuvre pleine de conviction est traitée avec amour par le temps, qui ne passe son éponge que sur les inutilités de la mode, les folles imitations du passé et les œuvres de convention.
S’il est une qualité que M. Courbet possède au plus haut degré, c’est la conviction. On ne saurait pas plus la lui dénier que la chaleur au soleil. Il marche d’un pas assuré dans l’art, il montre avec orgueil d’où il est parti, où il est arrivé, ressemblant en ceci à ce riche manufacturier qui avait accroché à son plafond les sabots qui l’avaient amené à Paris.
Le Portrait de hauteur (étude des Vénitiens), dit-il lui-même dans son catalogue, Tête de jeune fille (pastiche florentin), le Paysage imaginaire (pastiche des Flamands), enfin l’Affût, que l’auteur intitule lui-même plaisamment Paysage d’atelier, sont les sabots avec lesquels il est arrivé d’Ornans et qui lui ont servi à courir après la nature.
Ces quelques tableaux appartiennent au domaine de la convention, quelles enjambées de géant le peintre a faites depuis cette époque pour quitter ce pays chéri des peintres du quartier Bréda ! Assurément il eût obtenu des succès dans ce pays s’il avait eu la paresse d’y rester, et il aurait grossi la population de ces artistes de talent, dont le succès est si grand aux vitres des marchands de tableaux de la rue Notre-Dame-de-Lorette. Le facile métier que de faire du joli, du tendre, du coquet, du précieux, du faux idéal, du convenu à l’usage des filles et des banquiers ! M. Courbet n’a pas suivi cette voie, entraîné d’ailleurs par son tempérament. Aussi M. Proudhon lui annonçait-il son sort en 1853.
« Le public, disait-il, veut qu’on le fasse beau et qu’on le croie tel.
« Un artiste qui, dans la pratique de son atelier, suivrait les principes d’esthétique ici formulés (je rappelle l’axiome précédent : toute figure belle ou laide peut remplir le but de l’art), serait traité de séditieux, chassé du concours, privé des commandes de l’État et condamné à mourir de faim.
Cette question de laideur à propos des Baigneuses, le philosophe la traitait de haut. Il sait combien le moral a de poids sur le physique. Le caricaturiste Daumier voyait le fait du côté grotesque. Les éternels bourgeois qu’il a immortalisés de son crayon et qui vivront à travers les siècles dans toute leur laideur moderne s’écrient en regardant un tableau de M. Courbet : « Est-il possible de peindre des gens si affreux ? Mais au-dessus des bourgeois, qu’on a beaucoup trop vilipendés7, il faut placer une classe plus intelligente, qui a tous les vices de l’ancienne aristocratie sans en avoir les qualités. Je veux parler des fils de bourgeois, une race qui a profité de la fortune de médecins, d’avocats, de négociants, qui n’a rien fait, rien appris, qui s’est jetée dans les clubs de jeux, qui a la manie des chevaux, de l’élégance, qui touche à tout, même à l’écritoire, qui achète même une maîtresse et un quart de journal, qui veut commander aux femmes et aux écrivains, c’est en vue de cette race nouvelle que le philosophe Proudhon terminait ses appréciations sur M. Courbet :
« Que le magistrat, le militaire, le marchand, le paysan, que toutes les conditions de la société, se voyant tour à tour dans l’idéalisme de leur dignité et de leur bassesse, apprennent, par la gloire et par la honte, à rectifier leurs idées, à corriger leurs mœurs et à perfectionner leurs institutions. »
M. Courbet. [Texte de Charles Perrier]
Du Réalisme. Lettre à M. le directeur de l’Artiste.
Vous ne pouvez imaginer, mon cher ami, combien j’ai été surpris en lisant, dans un des derniers numéros de l’Artiste, la lettre de M. Champfleury sur le Réalisme. Jusqu’ici j’avais cru de bonne foi, je vous jure, qu’il n’y avait au monde qu’un seul homme (mon estime pour lui m’empêche de le nommer) qui regardât M. Courbet comme un artiste sérieux. Déjà à en faire l’apologie complète, il y a encore loin. Je savais fort bien que M. Champfleury avait, lui aussi, reçu, sinon accepté le titre de réaliste ; mais ce mot n’établissait dans ma pensée aucune solidarité entre l’écrivain et le peintre, car vous n’ignorez pas qu’il y a réaliste et réaliste, comme il y a fagot et fagot. Le même mot a souvent plus d’une acception, et le sens en peut varier à l’infini, suivant les applications qu’on en fait. Le réalisme de M. Champfleury m’a toujours paru très acceptable, parce que j’y ai vu l’expression sincère de la nature, et qu’il m’a ◀semblé▶ que ses portraits étaient ressemblants, tant au moral qu’au physique. J’ai trouvé, dans l’auteur de Chien-Caillou, de la grâce, de la beauté, de l’esprit et du sentiment, et ces qualités m’ont tout autant séduit, je vous assure, que ce qu’il peut y avoir dans ses écrits d’observation vulgaire, ou, si l’on veut, de réalisme.
En est-il de même de M. Courbet ? That is a question. Je laisse au public le soin de le décider ; non pas seulement à la majorité du public, mais à la totalité de ceux qui, comme vous et moi, par curiosité ou par devoir, ont été visiter le fameux bazar de l’avenue Montaigne. Que quiconque y a trouvé une étincelle de poésie le dise hautement, on lui fera compliment de la richesse de son organisation.
Est-ce à dire que le réalisme et la poésie soient incompatibles ? Je ne le pense pas ; car qu’est-ce que le réalisme, sinon l’interprétation exacte de la nature ? Or je ne voudrais faire à personne, a M. Champfleury moins qu’à tout autre, l’injure de croire qu’il ne soupçonne pas ce que la nature a de poétique. Notez que j’omets à dessein de parler de l’idéal. Les partisans de M. Courbet, puisque tant il y a que M. Courbet ait des partisans, me riraient au nez : ce ne serait pas le moyen de les convaincre.
Mais il importe peu, dans la question qui nous occupe, de savoir ce qu’est ou n’est pas le réalisme. Il nous suffira de dire ce qu’est la doctrine par rapport à M. Courbet. M. Champfleury et M. Courbet lui-même tournent autour de la définition sans prendre sur eux de la hasarder. Je n’aurai pas tant de scrupules.
Le réalisme (selon M. Courbet) est un système de peinture qui consiste à exalter et à outrer un des côtés réels de la nature, je parle de la matière, au détriment d’un autre non moins réel, qui est l’esprit. Le peintre a donc grandement raison, dans la préface qui sert d’introduction à son œuvre, de déclarer qu’on n’est pas tenu de comprendre la valeur de ce mot réalisme, qui lui a été imposé comme on a imposé
« aux hommes de 1830 le titre de romantiques ». Il a raison, car on le confondrait trop facilement avec cet autre, réalité, ou plutôt vérité, ce qui nous mènerait loin du système adopté et revendiqué par l’auteur.Le grand argument des réalistes est que la nature se suffit à elle-même. À les en croire, cette fine fleur de poésie que les artistes s’efforcent de lui imprimer dans la reproduction des objets, et que l’on nomme l’idéal, n’est et ne peut être qu’une vaine subtilité dont les résultats sont plus ou moins puérils, et qui, en somme n’a rien à voir avec l’art. Que l’art et la poésie soient incompatibles, cela est, ce me ◀semble▶, plus qu’une hérésie, cela implique, pour ainsi dire, contradiction dans les termes. Mais quel paradoxe, si monstrueux qu’il puisse être, a jamais manqué de défenseurs ? Il n’y a, dit-on, si méchant pot qui ne trouve un couvercle, et si méchante fille qui ne trouve un chapeau.
Certes, messieurs les réalistes, la nature se suffit à elle-même, parce que la nature vit d’une vie réelle ; mais cette vie, qui nous intéresse, n’existe plus évidemment dans la reproduction matérielle des objets. Un homme très exactement imité par la peinture n’est, en résumé, que le cadavre d’un homme (oh ! oh !). L’art ainsi entendu est un miroir grossier, et l’image qu’il présente, mille autres pourraient la reproduire avec autant de fidélité et aussi peu d’intérêt. Ce qui manque à toute œuvre obtenue de la sorte, c’est le style, qui est l’homme. (Ne confondez pas le peintre avec le portrait.) Ce qui lui manque encore, c’est l’idéalisation des objets, qui a plus d’un lien commun avec le style, car tous deux ne sauraient être qu’individuels. Or ces deux éléments sont indispensables à l’art, car ils suppléent à ce manque de vie, dont nous avons parlé, par une vie factice, la seule dont l’artiste dispose. Ce n’est qu’avec leur secours que l’imitation peut plaire ; en voulez-vous la preuve ? Prenez le morceau le mieux imité de M. Courbet. C’est un fac-similé de la nature, soit ; mais cela vous donne-t-il la millième partie de l’émotion que produit sur vous le spectacle de la nature ? Non, sans doute. Que devons-nous en conclure, sinon qu’il y a dans la nature autre chose que ce que l’artiste a copié, et que c’était justement là ce qu’il importait de rendre si son but était de nous émouvoir ? Ce quelque chose, nous ne pouvons l’obtenir, il faut bien le reconnaître, qu’en trichant an peu la réalité pure. Cette innocente tricherie a été mise en œuvre par les plus grands artistes, parce qu’elle a pour résultat d’être plus vraie que la vérité. C’est ce qu’on nommé l’idéal.
Si l’art pouvait exister sans le concours de l’idéal, ce ne serait jamais qu’à condition de nous montrer la nature sous ses formes les plus nobles et les plus belles. Quant à la laideur, elle ne peut exister, en fait d’art, qu’à condition de n’être, sous un certain point de vue, qu’un masque diaphane sous lequel perce l’esprit, que cet esprit soit objectif ou subjectif, qu’il vienne du peintre ou du modèle. La beauté pouvant dans certaines limites, remplacer l’idéal, on ne saurait trop louer les réalistes qui ont assez de bon sens pour ne s’inspirer que d’elle. Mais un peintre qui se dit l’élève de la nature seule n’y regarde pas de si près. Parler de beauté à propos de M. Courbet, c’est parler de tolérance à propos de Nonotte.
« Avec dix personnes intelligentes, on pourrait vider à fond la question du réalisme ; avec cette plèbe d’ignorants, de jaloux, d’impuissants (!!), de critiques, il ne sort que des mots. »Vous pensez que M. Champfleury, satisfait d’avoir convaincu la critique d’impuissance, et finalement de critique, va de lui-même arrêter enfin ses foudres vengeresses ? Attendez ! il faut encore que M. Champfleury apprenne à madame G. Sand ce que c’est que la critique.« La critique est un vilain métier, qui paralyse les plus nobles facultés de l’homme, qui les éteint et les annihile : aussi la critique n’a-t-elle une réelle importance que dans les mains d’illustres créateurs ; Diderot, Goethe, vous, madame, Balzac et d’autres, qui préfèrent baigner tous les matins leurs fibres enthousiastes, plutôt que d’arroser des chardons que chaque critique tient enfermés sur sa fenêtre dans un vilain vase. »
Je n’ai pas l’honneur de connaître assez madame Sand pour savoir si effectivement elle préfère baigner tous les matins ses fibres enthousiastes (style de réaliste), plutôt que d’arroser des chardons dans un vilain vase. Je ne connais d’elle que son génie, et je suis on ne peut plus surpris, je l’avoue, que M. Champfleury ait placé sous l’invocation de son nom le panégyrique de M. Courbet. J’ai lu avec délices, comme tout le monde, la Mare au Diable, la Petite Fadette, François le Champi, André, Valentine, etc., et c’est toujours avec un nouveau bonheur que je me suis laissé conduire par l’auteur au travers les plaines mélancoliques de la Vallée-Noire. Nous arrivions à la ferme par une avenue d’érables d’où nous voyions, au pied des bâtiments rustiques, l’Indre se promener doucement au milieu des joncs et des iris jaunes de la prairie. Si le paysage était riant, les habitants ne l’étaient pas moins. Ce n’étaient que de simples paysans ; ils ne portaient ni les jupes de satin ni les houlettes enrubannées de Florian ou de Watteau, mais ils étaient vrais comme la nature et beaux comme elle, car ils savaient admirablement lui emprunter tout ce qu’elle a de charme et de poésie. À ces tableaux suaves si fraîchement peints par le premier de nos romanciers, essayez d’opposer les Demoiselles de village de Courbet, et jugez. Si vous n’êtes assez heureusement doués pour hausser les épaules et rire, cela vous produit le même agacement dans les nerfs qu’un accord donné à faux. Ce n’est pas seulement le laid, c’est le trivial, le sot et le bête, que M. Courbet a peint dans ce tableau, et c’est encore pis que le laid. (Et M. de Morny qui l’a acheté.) Que ce soit là un des côtés de la réalité, je le veux bien ; que vous y touchiez une fois, soit ; mais toujours, cela passe les bornes. Quel singulier homme êtes-vous donc, pour que toutes les splendeurs de la nature passent inaperçues sous vos yeux, que le laid attire invinciblement vos regards, et qu’il n’y ait que le hideux qui ait le privilège de vous captiver ? George Sand aussi peint la réalité, mais jamais le monstrueux réalisme des Baigneuses n’a sali ses pinceaux. Aussi, entre elle et vous, soyez-en bien persuadé, monsieur Courbet, il n’y aura jamais rien de commun, grâce à Dieu.
Tout le monde a vu, placardée aux murs de Paris, en compagnie des saltimbanques et de tous les marchands d’orviétan et écrite en caractères gigantesques, l’affiche de M. Courbet, apôtre du réalisme, invitant le public à aller déposer la somme de un franc a l’exhibition de quarante tableaux de son œuvre. Ceux que cette perspective a séduits ont sans doute lu le manifeste bref mais énergique qui sert d’introduction à l’œuvre du révolutionnaire d’Ornans. Ce n’est pas la partie la moins curieuse de cette bienheureuse exhibition, et je regrette que les limites de cette lettre ne me permettent pas de la commenter comme je le voudrais. Une des idées les plus plaisantes qui y sont exprimées est que M. Courbet veut être le peintre du siècle.
« Les mœurs, les idées, l’aspect de notre époque8 », voilà ce qu’il a voulu (le texte ! le texte !1) traduire pour la plus grande gloire de son pays et l’édification de la postérité. Or, comme le mot œuvre signifie œuvre complète, au moins dans ce sens, et que l’auteur l’applique à la collection de ses tableaux, j’en conclus que M. Courbet pense qu’il a déjà assez fait pour l’art et que son but est en grande partie rempli. Je prends donc un des mille badauds qui ont été s’extasier et se tordre les côtes dans la boutique de réalisme accolée à l’exposition universelle, et je lui dis : Voilà ton siècle et le voilà toi-même ; le reconnais-tu ? — S’il répond oui, je propose de lui décerner un prix spécial de vertu ; il aura poussé la modestie à ses dernières limites.Mon Dieu ! le siècle est laid, c’est possible ; mais pourtant, en conscience, pas si laid que cela !
On passerait encore par-dessus ces prétentions ridicules, si la peinture de M. Courbet signifiait quelque chose. Mais on se tue à chercher quelle portée cela peut avoir. On se demande s’il y a un homme au monde qui puisse prendre ces bouffonneries grotesques pour de l’art véritable. Qui trompe-t-on ici ? Voyez ces fameuses Baigneuses,
« plus grosses de scandale que de chairs », dit M. Champfleury. Je ne sais s’il existe des nymphes, je n’en ai jamais rencontré pour ma part, et c’est ce dont je me plains tous les jours. Mais, si j’en devais rencontrer de semblables, je me voilerais la face, je vous jure. Morbleu ! soyez maçon si c’est votre métier. Si les monstres vous attirent, descendez au moins d’un cran. Peignez des vaches comme Troyon, ou des chameaux comme Decamps, si vous pouvez, mais ne vous attaquez pas à la race féminine ; ayez au moins de la pudeur.Vous avez beau me répéter, après Proudhon, que
« toute figure belle ou laide peut remplir le but de l’art »; je vous l’accorde, mais distinguons. Cela ne signifie nullement que toute figure belle ou laide soit le but de l’art. Ce serait un contresens stupide. Si vous faites de l’art, tâchez d’éclairer votre lanterne. Faites, avant tout, des tableaux qui signifient quelque chose et ne soyez pas laid pour le plaisir gratuit d’être laid. C’est là que M. Champfleury tombe de bonne foi dans une grossière erreur. Ce n’est point, comme il l’affirme, parce qu’il a peint des bourgeois et des paysans que M. Courbet est traité de factieux, mais parce qu’il les a présentés sous un aspect auquel la nature humaine répugne. Nous avons, avant tout, le sentiment de notre dignité. Qu’un casseur de pierres vaille, en fait d’art, un prince ou tout autre individu, c’est ce que personne ne songe à contester. La preuve en est, encore une fois, dans l’intérêt qu’inspirent tous les héros de G. Sand. Mais, au moins, que votre casseur ne soit pas lui-même un objet aussi insignifiant que la pierre qu’il casse. Montrez-nous autre chose qu’une culotte de peau, une casquette de loutre et des cailloux. On ne fait pas un tableau de cela (pourquoi ?), et surtout un tableau d’un ou plusieurs mètres carrés. (Ho ! voilà le pourquoi !)Depuis qu’amis et ennemis ont fait à M. Courbet je ne sais quelle renommée hybride, ce peintre est, de l’aveu de tout le monde, l’apôtre du laid. C’est l’Antéchrist de la beauté physique et morale, et, depuis six ou sept ans qu’il fait de la propagande, jamais son zèle né s’est ralenti. Avant lui, on avait vu bien des peintres, hommes de talent du reste, se livrer, sans système arrêté, au culte de la laideur ; mais ce n’était que bagatelle auprès de M. Courbet. Ceux-là du moins se faisaient pardonner leur laideur à force d’expression, quelquefois même de beauté morale. M. Courbet n’y met pas tant de façons. Il s’est dit : Je passerai en laideur tout ce qui s’est vu de plus laid. Puis il s’est mis en recherche, et il a trouvé quelque chose de plus laid que la laideur vulgaire : il a trouvé le laid-bête. Grâces lui soient rendues ! Avant lui, le laid s’était fait jour, mais après lui il faudra tirer l’échelle.
Cette découverte d’un genre de laideur non encore usité appartient en propre, je dois le dire, à l’auteur des Baigneuses et de l’Enterrement à Ornans. Cette gloire est trop chère aux amis du nouveau Colomb pour que je songe à la lui dénier. Ne vous avisez jamais, mon cher Édouard, de railler, si légèrement que ce soit, les tendances nouvelles que le réformateur a juré d’imposer à l’art. Vous verriez les amis de M. Courbet pousser des cris de paon et faire des sauts de panthère comme si vous leur attaquiez la côte gaillarde. C’est que c’est là, voyez-vous, que pèche le système, et ils ne le sentent que trop. Le réalisme ne fait pas que côtoyer le ridicule, il y vogue à pleines voiles, et c’est ce qui les désespère. L’ennemi a trop beau jeu, et, se sentant à bout d’arguments, ils tâchent de s’en tirer par des faux-fuyants. (C’est ce que nous verrons !)
« On répète encore, dit amèrement M. Champfleury, cette vieille plaisanterie : Vive le laid ! le laid seul est aimable, qu’on met dans la bouche du peintre ; il est surprenant qu’on ose ramasser de pareilles niaiseries, qui furent jetées, il y a déjà trente ans, à la tête de M. V. Hugo et de son école. Toujours le système de la vieille tragédie renaîtra de ses cendres. »
Cette vieille plaisanterie, on la répète, M. Champfleury, parce que, plus que tout autre, votre client y a donné lieu et qu’elle ne saurait être mieux appliquée. Toute vieille qu’elle est, elle vous ◀semble▶ encore lourde, je le comprends, mais M. Courbet savait ce qu’il faisait, je suppose, en s’y exposant de gaieté de cœur. Pour ce qui est de V. Hugo, je vous ferai remarquer, en toute humilité, qu’on n’a pas eu de peine à ramasser ces niaiseries, vu qu’elles n’ont aucunement changé de valeur, que personne ne les a oubliées, et que ce qu’on nommait un défaut chez le poète, il y a trente ans, n’est pas, que je sache, considéré aujourd’hui comme vertu. Ce mot de niaiseries me paraît, soit dit en passant, choisi avec un grand art diplomatique : il me rappelle l’ingénuité de ce grand criminel parlant avec complaisance de ce qu’il appelait ses torts de jeunesse. Du reste, le mot ne fait rien à la chose. Mais, pour un réaliste, je remarque avec peine que M. Champfleury se fait un peu prier pour appeler les choses par leur nom. Je ne sais trop ce qu’il entend par ce système de la vieille tragédie qui renaîtra toujours de ses cendres. S’il entend par là l’art idéal, je suis fort de son avis, mais avec moins de regrets.
« Les progrès sont bien lents, dit encore M. Champfleury, et nous avons peu marché depuis une trentaine d’années. »— Qui, nous ? Il n’est pas question de l’art, je présume. S’il est question du réalisme, ses progrès sont lents, à la vérité, et je ne crois pas être le seul à m’en réjouir pour le goût, et j’allais dire pour la moralité publique. Le réalisme est une pesante charrette dont l’automédon cherche en vain à sortir, à coups de fouet, de la pénible ornière où il est embourbé. En vain les chevaux se rebutent à donner du collier, en vain le cocher s’égosille de les animer de sa voix, en vain les passants l’accablent de huées, la lourde machine n’avance pas, et la mouche du coche elle-même finira bientôt par s’avouer vaincue.Enfin, voyant que cela ne va toujours pas, les réalistes s’en prennent à tout le monde de cet immense fiasco, excepté à eux-mêmes, bien entendu. M. Champfleury n’a pas assez de colères pour invectiver dignement une classe plus intelligente, selon lui, que les bourgeois de la rue aux Ours. On ne sait pas trop comment ces
« fils de bourgeois, une race qui a profité de la fortune de médecins, d’avocats, de négociants, qui n’a rien fait, rien appris, etc., etc., qui touche à tout, même à l’écritoire, qui achète même une maîtresse et un quart de journal, qui veut commander aux femmes et aux écrivains », on ne sait pas trop, dis-je, comment ce pauvre monde si maltraité et qui n’en peut mais, est responsable des mécomptes de M. Courbet ; mais, quand on prend parti avec tant d’emportement, on s’inquiète de frapper fort avant de s’inquiéter de frapper juste.Évidemment, ce sont les journalistes qui ont le plus grand tort. Aussi quelle volée de bois vert !
« Doit-on profaner ce beau nom (l’intelligence) pour en habiller ces pauvres bavards, ces niais raisonneurs, ces malheureux vivant de gazettes, ces curieux qui se glissent partout, ces impertinents qu’on tremble de voir parler, ces écrivassiers à tant la ligne qui se sont jetés dans les lettres par misère ou par paresse, enfin cette tourbe de gens inutiles qui juge, raisonne, applaudit, contredit, loue, flatte, critique sans conviction, qui n’est pas la foule et qui se dit la foule. »— Et allez donc !Du reste, tout cela ne prouve rien. Toutes ces discussions, si l’on en croit M. Champfleury, sont et doivent être stériles.
« À quoi bon avoir raison ? On n’a jamais raison ! »Voilà de ces arguments qui n’en sont pas et que l’on décoche au hasard quand on est à bout de ressources. M. Champfleury a sans doute voulu dire qu’on a beau s’agiter dans un cercle vicieux, comme un lion dans sa cage, on n’aura jamais raison, surtout quand, par la force des choses, on sent malgré soi qu’on a tort. Rien de plus logique, et je me range volontiers de son avis. Cela ne m’empêche pas d’espérer que j’aurai raison de M. Courbet et de sa doctrine par-devant le public.Avec une adresse qui étonne de la part d’un enfant de la nature, M. Champfleury glisse avec un enjouement merveilleux sur la question du scandale. Il énumère tous les scandales cherchés et obtenus par son client, et termine en disant que, de tous ces scandales, celui qu’il préfère est la toile intitulée l’Enterrement à Ornans. Peut-être a-t-il tort, néanmoins, de ne pas s’y arrêter davantage. Ces scandales successifs ne sont peut-être pas très honorables au point de vue de la bonne foi artistique, mais ils m’ont toujours donné une haute idée de l’esprit de M. Courbet. Ce peintre a très bien compris, dès le principe, que les beaux débuts étaient rares et difficiles, et qu’à moins d’un talent hors ligne il était presque impossible, sans un peu de ruse, de débuter par un coup d’éclat. Ayant plus d’une corde à son arc, il fit choix du scandale et lança bravement l’Enterrement à Ornans, que M. Champfleury, non moins hardi, appelle son premier coup de canon.
Tout le monde n’aurait pas trouvé cela, et pourtant rien de plus simple. Le scandale ! voilà le fouet qui claque et autour auquel la foule s’assemble ! Voilà le piédestal sur lequel il est beau de se hisser et de narguer les imbéciles qui ont fait fi de ce chemin de traverse. Le scandale, monsieur ! si Bazile revenait, il le préférerait à la calomnie. Voyez seulement ce qui se passe. — Je suppose qu’un Patouillet, ivre de fiel, en ruminant ses haines bilieuses, s’autorise du nom de Dieu comme d’un projectile de bonne guerre, pour lancer à pleines mains la fange de son ruisseau à la face de toutes les gloires dont un pays s’honore ; — c’est assez, cet homme s’est acquis la réputation qu’il lui faut, une réputation appropriée à ses instincts. On le méprise, on l’abhorre, qu’importe ? On le souffre, et il est célèbre. Janus a double visage, il a une face pour recevoir les soufflets de la main des honnêtes gens et une autre pour jouir en paix du fruit de ses injures et de ses calomnies, — Qu’un peintre, peu soucieux des nobles destinées de l’art, renonce de plein gré à toutes les conquêtes de ses aïeux dans le champ de l’idéal et de la poésie, pour se lancer à corps perdu dans un matérialisme grossier et avilissant, cet homme trouvera, lui aussi, certains lauriers à recueillir. À force d’exagérations burlesques, de rodomontades effrontées, il finira bien par attirer sur lui les regards, et de là à être célèbre, il n’y a qu’un pas.
À bon entendeur, salut !
Comme ou reconnaissait généralement à M. Courbet un talent d’exécution porté à un assez haut degré, quelques personnes, et j’avoue que jusqu’ici j’étais du nombre, espéraient qu’il arriverait un moment où M. Courbet, satisfait d’être parvenu à se faire connaître, renoncerait de lui-même à avoir tant d’esprit et deviendrait enfin un artiste sérieux. Nul doute qu’alors on ne lui eût pas plus ménagé les éloges qu’on ne lui a épargné le blâme. Mais décidément M. Courbet se trouve assez artiste tel qu’il est, et, loin de revenir sur ses pas, il va tous les jours de plus fort en plus fort, comme chez Nicolet. Il paraît que c’était pour tout de bon, et il faut se décider à le prendre au sérieux.
L’Enterrement à Ornans, ce premier coup de canon tiré par M. Courbet, est bien plutôt le premier coup de pied donné par le réalisme à l’art, à la nature et même à la réalité. Cette toile est un immense éclat de rire. En lisant le titre, vous craignez de vous attendrir ; bon ! dès le premier coup d’œil, vous ne craignez plus que de vous désopiler la rate. Cependant, de toutes les toiles de M. Courbet, celle-ci est la préférée de M. Champfleury
« à cause de la pensée qui y est enfermée, à cause du drame complet et humain, où le grotesque, les larmes, l’indifférence, sont traités en grand maître ». Il en conclut que l’Enterrement est un chef-d’œuvre. Si le panégyriste était obligé d’analyser pièce à pièce ce drame complet et humain, s’il était obligé de nous dire quelle est, en somme, la pensée qui y est contenue, peut-être serait-il un peu gêné dans le transport de son enthousiasme. L’indifférence des croque-morts, leur trogne rouge, à désespérer Grassot et, par-dessus tout, la laideur impossible de tous les assistants, sans en excepter aucun9, voilà tout ce qui me frappe dans ce premier coup de canon. J’ai quelquefois assisté à des enterrements, et j’avoue que ce n’est pas là qu’ont abouti d’ordinaire les sentiments que j’ai éprouvés dans ces circonstances. Il est vrai aussi que M. Champfleury, qui sait être complaisant pour ses amis, y a trouvé des femmes« aussi belles dans leur douleur que les Antigones de l’antiquité ». C’est ainsi que l’écrivain réaliste nomme deux ou trois femmes, placées par charité dans un coin de cette énorme toile, qui tournent le dos au public pour ne faire peur à personne, et qui ◀semblent▶ avoir été payées maigrement pour avoir l’air de s’essuyer les yeux avec quelque lambeau de mouchoir. À ce compte, nous ne nous entendrons jamais. Vous l’avez dit, il est impossible d’avoir raison.L’Atelier du peintre est le dernier coup de canon de M. Courbet. Allégorie réelle, telle est la qualification que le peintre réaliste donne à son œuvre. Allégorie réelle, voilà encore un mot que, sans doute, on n’est pas tenu de comprendre, car M. Champfleury lui-même a jeté sa langue aux chiens. Quoi qu’il en soit du titre, l’œuvre est parlante, ce n’est ni plus ni moins que l’apothéose du peintre. S’il prenait fantaisie à M. Ingres, qui est le peintre des apothéoses, de nous gratifier de la sienne, on trouverait la prétention au moins assez singulière. De la part de M. Courbet, cela passe la plaisanterie.
Voici le sujet ; au centre, M. Courbet, l’homme qui ne s’inspire que de la nature, qui n’a jamais eu qu’elle pour maître, peint, entre les quatre murs de son atelier, un paysage… réaliste. Près de lui se tient, penchée sur son épaule, une femme, dans le costume de la nudité la plus complète et la moins chaste, quoiqu’elle essaie, par acquit de conscience, de ramener à elle un coin de draperie. Pour mon compte, je la trouverais beaucoup plus modeste sans ce geste ; mais c’est une affaire de goût. Cette femme pourrait être un modèle d’atelier ; cependant, comme c’est un paysage qui est sur le chevalet, j’aime mieux voir en elle l’image du réalisme, d’autant plus qu’elle répond assez bien à l’image que je m’en fais. Elle n’est ni belle ni laide ; la seule expression qu’on lise sur sa physionomie inerte, c’est la bêtise. À gauche du peintre, grouille et s’étale avec orgueil un bataillon de monstres échappés de la cour des miracles. Ceux-là sont les véritables modèles de M. Courbet, ceux qui doivent servir à la personnification de notre époque. À droite, sont rangés tous les amis du peintre, y compris M. Ch……y, qui, de la chaise où il est assis, contemple, du côté du dos, de la mine la plus piteuse du monde, la face la moins séduisante du modèle-réalisme. L’ennui qu’il éprouve est trop bien peint pour n’être pas réel. On a pitié de sa peine, et on voudrait aider le pauvre homme à se tirer de la fausse position où il s’est fourvoyé. Peine inutile ! il est cloué là pour jamais !
Cette composition bizarre a, sur l’Enterrement, l’avantage d’être réellement peinte. On voit que, sous le rapport du métier, l’auteur a fait de grands progrès. La touche de l’Enterrement est si dure, si rugueuse et si négligée, qu’on croirait volontiers que le peintre ne s’est servi, en guise de pinceau, que de son couteau à palette. L’Atelier n’est certes pas un bon tableau, mais il y aurait un moyen de le rendre tel. Ce serait de n’en conserver que le peintre à son chevalet et d’en supprimer impitoyablement le modèle d’abord, quoique grassement et solidement peint, et ensuite tous les accessoires, qui ne servent qu’à le rendre ridicule. Ce groupe formé par le peintre à son chevalet est, je le reconnais de bon cœur, remarquablement peint, et il a encore un autre mérite qu’il ne faut pas passer sous silence, celui de présenter, chose rare, une belle tête aux regards du public. Que M. Courbet, jeune, beau, bien fait, d’une physionomie spirituelle, s’obstine à ne voir dans la nature que de qui est laid, voilà un problème qui, pour moi, reste insoluble.
Je n’ai pas l’intention de parcourir tous les tableaux, l’œuvre entière de Courbet. Mais j’ai trop critiqué ceux qui me sont tombés sous la main pour ne pas lui rendre justice où j’en trouve l’occasion. Si je ne puis voir en lui un artiste, j’y vois du moins un ouvrier robuste et habile. Il sait dessiner, ses Lutteurs en font foi, et, quant à la couleur, sa gamme, ordinairement douce et tranquille, a beaucoup de solidité. Vous voyez, mon ami, que, sous ce rapport, je n’hésite pas à approuver ce qu’a dit M. Champfleury. Plût à Dieu que, de son côté, il reconnût avec la même franchise les erreurs de son client !
Il est bien évident que, quand ces qualités de peinture sont unies a des sujets qui ne blessent ni le goût, ni le sens commun, il n’y a nul obstacle à ce que cet assemblage produise des œuvres satisfaisantes. Un des deux tableaux de l’auteur admis par le jury, la Fileuse endormie, de 1853, et surtout le Retour de la foire, sont, à mon avis, d’excellents tableaux. Si je n’y insiste pas davantage, ce n’est nullement par esprit de partialité, mais parce que la description en serait superflue et qu’ils paraissent être de ceux auxquels le peintre et ses amis attachent le moins d’importance.
De tout cela, suit-il, mon cher Édouard, que l’on doive engager de plus en plus M. Courbet à imiter enfin le retour de l’enfant prodigue ? D’abord, il faudrait admettre que la chose fût encore possible. Mettez le canard dans les eaux du cygne, il demandera à aller barboter de nouveau dans sa mare. Ce n’est pas moi qui l’ai inventé. Ne vaut-il pas mieux qu’il persévère dans cette voie ? C’est un enfant perdu pour l’art, mais son exemple ne sera pas perdu. Il servira beaucoup mieux que les conseils et les leçons à ramener ceux de nos jeunes artistes qui, sans lui, pourraient donner tête baissée dans les mêmes erreurs. Ceux qui auront conservé la pudeur de l’art rougiront de croupir dans les mêmes ornières, et n’en reviendront que plus sûrement dans le chemin de l’idéal.
« M. Courbet, dit encore son panégyriste, est loin d’être accepté aujourd’hui, il le sera certainement avant quelques années. »Je ne me flatte pas de lire aussi facilement dans l’avenir ; mais, avant d’avoir vu la réalisation de cette prophétie, je n’y croirai jamais, pour ma part, car alors il faudrait désespérer de l’art et de ses destinées.
M. Champfleury.
[Texte d’Hippolyte Castille]
L’excellence d’une méthode ne se prouve que par des œuvres conçues sous son empire. M. Champfleury n’a eu aucun effort à faire pour imaginer celle dont il a obtenu des résultats si remarquables. Doué d’un bon sens très rare, d’une sagacité merveilleuse, il saisit tout d’abord le côté vrai des choses ; de façon qu’il n’a eu qu’à se laisser aller à l’impulsion de sa propre nature pour réussir dans ce genre littéraire, auquel les classificateurs ont donné le nom de réalisme. Une sorte d’humour à la Charles Dickens et un sentiment du comique ou plutôt d’un certain comique que vous ne sauriez rencontrer autre part, ajoute un entrain particulier à ces peintures d’un ton cru, qui, loin de craindre la pleine lumière, la recherchent.
Lorsque M. Champfleury saisit un sujet, il s’y renferme pour ainsi dire comme dans une manière de microcosme. Il en révèle patiemment le mécanisme, les merveilles, les mystères. Il lui plaît aujourd’hui d’entrer dans un collège de province ; avec cinq ou six gamins, un vieux professeur et trois modistes, il reconstruit tout un ensemble de relations sociales. La province entière y passe. L’enquête d’un préfet n’en révélerait certainement pas aussi bien le caractère, l’intelligence et les mœurs. Les souffrances de M. le professeur Delteil ont dû émouvoir le conseil municipal de la ville de Laon. M. Champfleury excelle dans ces analyses, dont il se plaît quelquefois à restreindre le champ dans les limites d’une simple aventure domestique, comme dans le Trio des Chenizelles, un petit conte qui fera le tour de l’Europe.
M. Champfleury plaira aux esprits droits et honnêtes. Le sentiment du devoir perce sans cesse au fond de ses pages malicieuses. Le procédé réaliste, soutenu par l’idée du juste, c’est-à-dire le sentiment d’une grande fidélité envers la nature, accompagné d’une morale réelle, telle est la trame esthétique sur laquelle repose l’œuvre de M. Champfleury. Quel que puisse être l’avenir du réalisme, il y a dans les premières œuvres de ce jeune écrivain des qualités indépendantes de tout parti pris, qui lui ont déjà fait un public à lui.
Si le réalisme aborde les sujets élevés et élégants, sa puissance sera prodigieuse et il dépassera de beaucoup le scepticisme byronien, parce qu’il s’appuie sur une base solide, le vrai. Il ne plaît actuellement qu’au peuple et aux chercheurs. Tout ce qui tient, soit par le style, soit par les habits, soit par le langage, à la rhétorique, à l’académie, à la phrase alignée comme une barbe qui sort de la boutique du perruquier, l’a en une sainte horreur. Les intérêts ont un flair merveilleux. Cette horreur contre le réalisme, c’est l’éternelle haine de ce qui est contre ce qui sera, du présent contre l’avenir.
[Texte de P.-J. Stahl]
Les mœurs musicales de la France sont un terrain tout nouveau, qui attendait son Hoffmann et l’a trouvé dans M. Champfleury. Mais le rapprochement de ces deux noms ne serait pas juste de tous points. Les contes d’Hoffmann commencent ou finissent toujours un peu dans les nuages, ceux de M. Champfleury, esprit essentiellement français, les contemplent bien quelquefois, mais sans que l’auteur perde jamais l’appui solide de la réalité.
Les Quatuors de l’île Saint-Louis sont une peinture de mœurs d’une vérité minutieuse et absolue. Tous les personnages en sont vivants. Si on ne les a pas connus, on sent qu’on peut les connaître. Valentin et Violette sont des Parisiens purs, de ceux que le vrai Paris n’ignore pas, mais dont aucun écrivain n’avait encore entrepris de décrire la curieuse existence.
Valentin n’est qu’un musicien amateur, c’est vrai ; un amant platonique de l’art qu’il aime, mais il est une de ces individualités qui constituent, sans s’en douter, ce qu’on appelle le goût en France. Le livre, la musique, le tableau qui plaisent à ces cent experts non assermentés de l’art, inconnus du public, mais bien connus des artistes, ont un avenir assuré. Ils devancent l’opinion, ils la forment, précisément parce qu’ils n’ont pas besoin de la consulter pour asseoir leur jugement.
À côté de Valentin viennent d’autres figures, et comme M. Champfleury est avant tout un peintre de portraits, ces portraits valent à eux seuls bien des histoires. On ne peut pas plus oublier les figures qui passent dans les contes de M. Champfleury que celles qui animent les romans de Balzac. Quelque chose vous dit qu’ils ne sont pas inventés.
L’Histoire d’une serinette est un véritable petit chef-d’œuvre, c’est la province française prise sur le fait, avec ce que son ignorance de tout ce qui est art a de féroce et de naïf en même temps. Cet adorable et douloureux petit conte est une perle de l’eau la plus pure… Puis vient une histoire qui a fait grand bruit en France, celle de Chien-Caillou (1845). C’est la première œuvre de M. Champfleury qui ait attiré l’attention sur lui, et avec l’attention, la colère des uns, et l’éloge enthousiaste des autres. Chien-Caillou était un défi à toute une école, comme le fut plus tard le tableau de l’Enterrement à Ornans de M. Courbet. Chien-Caillou a eu l’honneur d’être patronné par M. Victor Hugo, et méritait le suffrage de l’auteur de Claude Gueux.
[Texte de Louis Goudall]
Il faut, disions-nous tout à l’heure, que l’art, de lyrique, devienne réaliste. Cette nouvelle période de la littérature moderne a été, suivant nous, magistralement inaugurée par Balzac11. Voilà un inventeur, voilà l’analyste et le penseur par excellence. L’exploration de la vie réelle et l’initiation à ses mystères a été faite par lui avec une audace, une vigueur d’intuition et une sûreté de génie qui doivent effacer les plus vaillants parmi ceux qui le suivront.
Depuis sa mort, un petit groupe de romanciers et de conteurs s’est formé, — ils sont trois ou quatre à peine, — lequel s’est imaginé qu’en appliquant à la reproduction de certains côtés, et plus spécialement du côté matériel et des détails vulgaires de la vie humaine, la quantité d’observations dont tout homme intelligent se trouve pourvu, on arriverait à créer un art nouveau et à rajeunir le roman.
M. Champfleury, — le coryphée jusqu’ici de ce petit groupe, — s’est levé un beau matin en rêvant aux moyens de devenir un personnage littéraire et de fonder une école (oh ! oh !), et il s’est dit : Jusqu’à présent, le but de toute littérature a été la reproduction du beau, du vrai, du comique, voire même du grotesque ; si j’inventais le trivial ! — Puis il a écrit Chien-Caillou, les Aventures de Mariette, le professeur Delteil et les Bourgeois de Molinchart. Par une heureuse coïncidence, à la même heure où M. Champfleury accomplissait sa découverte, un jeune peintre, d’un très grand talent ma foi ! d’une sûreté de brosse et d’une fermeté de manière magistrale, M. Courbet, faisait émeute au salon avec l’Enterrement à Ornans. Jamais faces plus bourgeonnées et plus hideuses, trognes plus enluminées et plus rubicondes, fronts plus stupides (va pour stupides !) et plus épais ne s’étaient étalés avec autant de complaisance sur une toile de vingt pieds carrés. C’était, dans sa plus mirifique expression, l’apothéose du laid, du vulgaire et du trivial. Le public fut ahuri. Quelqu’un, sans songer à mal, laissa tomber le mot de réalisme ; un feuilletoniste le ramassa, et le lendemain MM. Courbet et Champfleury faisaient leur entrée, celui-ci dans la littérature et celui-là dans les arts, en qualité de pères jumeaux de la nouvelle école, dont un cimetière, — le cimetière d’Ornans, — était le berceau.
Nous ne prétendons pas dire que l’école réaliste n’est pas née viable ; M. Champfleury, — car c’est de lui seul que nous voulons nous occuper ici, — a incontestablement du talent et une certaine puissance d’observation. Il a surtout, et la lecture de ses livres le démontre surabondamment, la fermeté du vouloir, l’obstination de la patience. L’effort, je dirais presque l’entêtement du jeune écrivain, se trahit à chaque page. Si le travail pouvait devenir du génie, assurément M. Champfleury serait un jour ou l’autre un grand romancier ; jusqu’ici, non seulement il n’a pas justifié ce titre, mais il n’a été qu’un conteur médiocre et très incomplet. — Que vient-on nous parler surtout d’un genre créé, d’école fondée ? M. Champfleury n’a rien découvert. Il n’a ni créé un genre, ni fondé la moindre école. Qu’est-ce en effet que le réalisme, et en quoi celui de l’auteur de Chien-Caillou ressemble-t-il à cette grande chose ?
Le réalisme, ou nous nous trompons fort, est la réalité humaine, révélant un corps et une forme artistiques. Mais la réalité humaine est double aux yeux de tout homme qui pense ; elle a sa manifestation extérieure et matérielle, elle a aussi son expression morale, dont la perception échappe à l’entendement du vulgaire. (En êtes-vous bien sûr ?) Le réalisme doit reproduire ces deux faces de la vie humaine, sans quoi elle n’est pas le réalisme. Pour être un grand peintre de portraits, il ne suffit pas d’attraper la ressemblance ; le plus médiocre barbouillon peut arriver à ce résultat ; il faut surtout fixer la ressemblance morale et arrêter l’âme dans les lignes et les contours du visage. (L’âme de qui ?)
Peintre, observateur et poète, il faut ces trois petites choses-là pour faire un réaliste. Ne l’est pas qui veut. Qui oserait nier en effet que la réalité humaine, de quelque côté qu’on l’envisage, ait sa poésie ? Quels événements si vulgaires de la vie sociale, quels détails si familiers de la vie domestique, n’ont leur parfum et leur charme ? Où sont les êtres si déshérités de Dieu et si disgraciés de la nature qui n’aient, à de certains moments, leur éclair de poésie et leur reflet de beauté. Vous n’en trouverez pas un, sans en excepter l’idiot, dont le masque abêti et stupide s’illumine par intervalles12 d’une clarté mélancoliquement nostalgique, d’un attrait si doux et si pénétrant. Cette clarté, ce rayon, c’est l’auréole. Si vous ne savez pas la saisir et la fixer dans vos œuvres, c’est que le côté interne des choses et des hommes vous échappe ; vous n’êtes réaliste qu’à demi ; vous calquez, vous ne peignez pas ; vous êtes un faiseur de procès-verbaux et de croquis, non un jugeur d’hommes et un penseur, vous n’êtes pas l’héritier de Balzac, vous êtes l’élève de Daguerre. (Connu ! et répondu !)
Et qu’on ne vienne pas nous dire qu’une si large place donnée à l’élément poétique, dans la peinture de la vie humaine, tend à amoindrir la réalité au profit de la fantaisie, à entraîner le réalisme sur la pente du lyrisme. Entre la poésie dont nous faisons un des éléments constitutifs du réalisme et la poésie proprement dite, dans son acception la plus large et la plus complète, il y a un abîme. Celle-ci est l’inspiration la plus large et la plus complète du génie s’abandonnant à l’interprétation arbitraire de la nature ; l’autre, plus circonscrite, mais assurément plus profonde, c’est tout simplement le rayonnement de la vie humaine dans la vérité.
M. Champfleury regarderait, j’en suis sûr, comme une injure la qualification de poète ; en tout cas, ce n’est pas moi qui la lui jetterai à la tête. Non seulement l’historien des Bourgeois de Molinchart, dont la vue ne pénètre pas au-delà de l’écorce extérieure des choses, reproduit dans toute leur sécheresse glaciale les événements de la rie réelle, il n’en voit encore qu’une partie et la moins digne d’attention.
Incapable de s’élever comme Balzac à la cime des généralités sociales et de surprendre, de ces hauteurs, les accidents et les péripéties du mouvement humain, il erre à tâtons dans le labyrinthe de la vie contemporaine. L’observation de Balzac avait des yeux d’aigle, M. Champfleury, lui, met un lorgnon à son observation myope, qui va s’accrochant sans cesse aux angles de la réalité.
La trivialité ! voilà en effet la muse de prédilection, la source inspiratrice de M. Champfleury. Si le trivial se haussait encore, sous sa plume, au niveau du comique, mais c’est si rare ! Je pourrais découper vingt pages dans ses romans pour donner une idée des scènes qu’il affectionne, mais je m’adresse uniquement à ceux qui les ont lus déjà. Je fais une appréciation de la manière de l’écrivain et non l’examen détaillé de ses ouvrages.
En fait de citations, je dois me borner à quelques phrases cueillies çà et là dans le dernier publié de ses romans, les Bourgeois de Molinchart, et qui suffiront, je l’espère, à mettre en relief l’originalité ignorante et naïve de ce style sans précédent dans notre langue. J’ouvre au hasard et je rencontre les phrases suivantes :
Ces phrases sont au nombre de quatorze. Par économie de place, je demanderai à M. Goudall la permission de les abréger :
1º Quitter la vue d’un arbre. 2º Ne savoir à quoi occuper son temps. 3º Ces choses ne peuvent être comprises que notées. 4º Il se mourait de trouver un cœur. 5º Des pommes de terre en robe de chambre qu’il avait fait cuire. 6º Un lit révèle les sentiments de ceux qui l’habitent. 7º Sonder à fond le creux de son amour. (Creux pour profondeur dit le critique. Je ne puis vérifier.) 8º Appliquer sa pensée (à quoi ?) avec une telle force que…
Jusque-là, quoi qu’en dise M. Goudall, je ne vois pas encore grand mal.
Viennent ensuite trois phrases coupables de répétition du même mot. Des synonymes eussent tout sauvé.
Et enfin trois solécismes de conversation.
(M. Goudall dit qu’il a recueilli tout cela au hasard. Soit ! En tout cas le hasard pouvait être plus adroit.)
Après de pareilles citations, continue le critique, et nous pourrions les prolonger longtemps, avons-nous besoin de dire que M. Champfleury n’est pas plus un écrivain qu’il n’est un véritable observateur ? Nous ne pensons pas que notre idiome ait jamais été, entre les mains d’un romancier, l’objet d’un aussi brutal vandalisme. — Cette absence complète de style13, ou plutôt ce style éminemment original a force d’être barbare, est-il racheté chez l’auteur des Bourgeois de Molinchart par la science de la composition ? Ce roman, le meilleur à tout prendre qu’il ait écrit, est là pour répondre. C’est une série de scènes qui se succèdent sans s’engendrer, et tel chapitre pourrait être déplacé ou même supprimé sans altérer l’ensemble général de l’œuvre. — Que reste-t-il donc à M. Champfleury ? Le bénéfice d’une grosse méprise de ses contemporains. On a voulu voir en lui le chef d’une école prétendue réaliste, et que nous appellerions, nous, s’il était permis de faire un si monstrueux barbarisme, l’école trivialiste 14.
Au surplus, le silence commence déjà à se faire autour de ce nom, dont le passé date d’hier… Qu’un véritable romancier surgisse, et M. Champfleury, qui se croit peut-être le Christophe Colomb du réalisme, n’en sera peut-être pas même l’Améric Vespuce.
VII. Conclusion
Quelle fusillade ! tout à l’heure nous relèverons les morts. Que serait-ce si l’on joignait à ce qui précède tous les atouts imprimés qui se sont échangés depuis cinq ans ! Au fond, les critiques sont de drôles de corps ; les mêmes choses que, par politesse, ils se garderaient bien de dire directement à leur homme, ils s’empressent de le crier du haut des toits de la publicité, par discrétion. Il est vrai que là-haut ils sont pour le moment aussi à l’abri de toute réfutation que le prédicateur dans sa chaire ; le bon moyen de se renseigner sur la valeur de leurs allégations, c’est de les mettre aux prises. Ajoutons que souvent ils trouvent leur réfutateur sous leur propre bonnet ; témoins MM. Méry et Théophile Gautier, qui, en 1849 et en 1851, ◀semblaient▶ tout entichés de tel réaliste, dont maintenant, hélas !… — Souvent la critique varie, bien fol est qui s’y fie. C’est M. Gautier qui a inventé cette distinction superbe qu’une rose étant aussi réelle qu’un chou, on a parfaitement le droit de préférer la rose. Ce mot profond a fait fortune. Il le méritait bien. Et maintenant, comment tirer des conclusions précises de tout ce tapage ? Cela ne ◀semble▶ pas facile. L’époque est-elle réellement enceinte de quelque chose ? Chacun ◀semble▶ à peu près l’admettre. Reste à savoir si l’enfant sera bientôt à terme et qui en sera le parrain. Tout cela n’est plus qu’une affaire de temps et d’appréciation, c’est-à-dire de peu d’importance. Les noms propres n’ont plus rien à faire ici.
Depuis que le monde est monde, l’histoire des arts et de la littérature se partage en quatre grandes époques, qu’on appelle les siècles de Périclès, d’Auguste, de Léon X et de Louis XIV. On reconnaît à peu près unanimement que tous ces siècles-là ne sont décidément pas notre siècle, et une fois si bien lancé sur le terrain de la logique, on n’hésite même pas trop à déclarer que la littérature de 1830 a aussi complètement cessé d’être la littérature vivante de notre époque, que les manches à gigots d’alors ont cessé de faire la parure de nos dames.
Autres temps, autres mœurs, autre art, autre littérature.
Le siècle marche si vite que les chefs-d’œuvre qui étaient encore dans toute leur actualité de grandeur quand nous avions vingt ans, sont déjà allés se ranger, pour nous autres qui parcourons aujourd’hui la trentaine, dans la grande nécropole de l’histoire. La vanité poétique a beau être la plus vaine de toutes les vanités, comment devant un fait aussi considérable pourrions-nous nous arrêter à des questions de vanité personnelle ? Nous sommes aujourd’hui les modernes ; à ce titre nous avons le droit de prétendre vivre notre vie personnelle, mais demain d’autres nous remplaceront au même titre, en nous mettant de côté à notre tour. Soit. C’est la loi du monde, loi fatale, mais grandiose, qui réduit pour nous la question à savoir, non pas si nous égalerons celui-ci ou celui-là, mais quels résultats nous saurons tirer de nos moyens. On a parlé de Balzac. Balzac, bien que d’hier, n’a pas plus à nous préoccuper que s’il avait deux mille ans. Notre tâche n’est pas de l’égaler, mais d’ajouter autant de boucles que nous pourrons à la chaîne dont lui et les autres nous ont en mourant laissé le bout dans les mains.
Cette façon d’agir, loin d’être un indice de suffisance, sera, au contraire, l’hommage le plus explicite que nous puissions rendre à leur génie. Aspirer à refaire ce qu’ils ont fait, ce serait implicitement nier leur œuvre, et la tâche qui se déroule devant nous est bien assez copieuse pour que nous ne perdions pas notre temps à regarder en arrière.
La grande plaie de nos devanciers, ç’a été leur scepticisme, ou bien si l’on veut leur manque de boussole. De là toutes ces aspirations contradictoires, toutes ces recherches maladives, au levant et au couchant, où ils ont dépensé tant de talent et parfois même tant de génie, pour aboutir à nous laisser une succession si embarrassée.
Comment en eût-il été autrement pour l’art, à une époque où il avait pour corollaires une philosophie dite doctrinaire, parce qu’elle n’avait pas plus de doctrine que les poitrinaires n’ont de poitrine, et un gouvernement à bascule qui n’avait pas d’autre but, pas d’autre pensée que ceux de sa propre conservation, et à qui il était réservé d’arriver au maximum de sa confiance en lui-même à l’heure précisément où il allait mourir de ses propres mains ?
La leçon a été assez complète pour que ceux qui en sont sortis sains et saufs, soient un peu tenus à en faire leur profit. L’humanité est lasse d’équivoques et de fictions. Ce qui ressort le plus clairement de ses tristesses et de ses douloureux tâtonnements actuels, ce sont ses aspirations vers la Justice et la Vérité. En politique, en économie, dans les sciences et dans les arts, elle s’accoutume peu à peu à appeler les choses par leur nom, et à ne plus accepter des vessies pour des lanternes.
Désormais en tout et partout la Vérité ou le néant, voilà l’alternative. À ceux qui se sentent du cœur au ventre, le soin d’en dégager des résultats à la satisfaction de tous. Les douteurs et les découragés ont fait leur temps ; que l’évidence de leur inutilité leur soit légère. L’heure devient de plus en plus solennelle, et la partie saine de la génération qui arrive en ce moment à âge viril, a acquis au prix d’assez d’amertumes et d’efforts le droit d’être sérieuse et de se prendre au sérieux, pour qu’on n’ait pas celui de lui en faire un crime. Acceptons courageusement le bien et le mal de notre condition, en subordonnant les satisfactions de notre amour-propre à telles de notre conscience, résignons-nous en un mot à n’être que des hommes, des hommes de notre temps, et nous entreverrons bientôt clairement la voie qui peut conduire l’art moderne à sa régénération.
Cette méthode si simple n’a malheureusement pas toujours été celle de nos devanciers, aussi serait-il facile de dresser à leurs dépens une liste lamentable, si l’on voulait démontrer la pauvreté de leurs doctrines, par l’exemple des conséquences personnelles et pratiques ou elles les ont conduits en assez grand nombre.
Voyez, par exemple, Le Tasse, qui devient fou parce qu’une princesse lui tient rigueur. — Raphaël, qui se suicide au moyen de la Fornarina. — Racine, qui se laisse tuer par un froncement de sourcils de Louis XIV. — Le chanteur Nourrit, qui se jette par la fenêtre, et le peintre Gros qui se jette à la rivière, parce qu’un rival est venu les supplanter. — Jean-Jacques Rousseau, ce sempiternel prêcheur de vertu, qui prostitue devant la postérité le nom de sa première bienfaitrice, qui se vante de mettre ses enfants à l’hospice, faute de courage pour avouer qu’il était, à ce que prétend M. H. Heine, assez étranger au fait de leur naissance ; sauf à tomber finalement dans la monomanie de croire l’univers entier occupé à lui voler sa gloire et à s’en venger par le poison.
Et ce pauvre Léopold Robert !
Et lord Byron, inconsolable de son pied boiteux, et qui va se faire tuer en Grèce, parce que, riche à millions, il ne sait plus que faire de la vie.
Et René de Chateaubriand, qui utilise sa jeunesse à ruminer le platonisme de l’inceste.
Et le Jocelyn de Lamartine, qui ne se sauve du désespoir (et encore !) qu’en se faisant curé, expédient qui n’est certainement pas à la portée de tout le monde.
Et Rolla d’Alfred de Musset, et Joseph Delorme de Sainte-Beuve ! Ah ! par exemple, celui-là, c’est encore le plus malin. S’il se suicide, n’ayez pas peur, ce n’est que pour rire ; absolument comme le beau Goethe-Werther.
Et tant d’autres que l’on pourrait citer. Tous ces gens-là étaient, certes, suffisamment épris de ce qu’on est convenu d’appeler les saines doctrines ; jamais le culte du beau, du rare, du prodigieux, de l’impossible, n’a eu de plus fervents adeptes, et cependant, que l’on essaie de tordre tous ces noms-là les uns après les autres, et l’on verra si l’on n’en fait pas sortir une forte dose de démence, de vanité ou de désespoir.
Tel homme, tel art — tel art, tel homme, impossible de sortir de là, ce qui revient à dire que la première condition pour un artiste de transfigurer son art, pourrait bien être la transfiguration préalable de son entendement.
Vouloir, quand on n’est qu’homme, s’envoler dans ses airs comme le bel Icare, c’est s’exposer à dégringoler comme lui, en se cassant le nez le mieux du monde.
M. Charles Perrier, l’apôtre de l’idéalisme, criait tout à l’heure à l’immoralité à propos des nez rouges de M. Courbet. M. Perrier avait tort de prodiguer ainsi ses anathèmes, en oubliant si complètement les petites faiblesses de ses propres amis, car enfin il est prouvé que les nez rouges ont aussi du bon. Dans tous les instants critiques (et nous ne sommes pas sur des roses !), M. Toussenel prétend que ce sont les nez rouges qui ont sauvé la France.
Et sauver la France, c’est sauver le monde.
Au fait, un nez rouge est plus amusant à voir que ces figures de papier mâché qui jouent un si grand rôle dans l’art idéaliste, et notre époque ne surabonde pas tellement de gens bien assurés de croire à n’importe quoi, qu’elle ait le droit de se montrer si prude à l’encontre des nouveaux venus, qui, à tous les doutes efflanqués, opposent si hardiment leurs affirmations rubicondes et carrées par la base.
Libre à vous de penser ce que vous voudrez de leurs produits, mais libre à eux aussi de poursuivre leur besogne comme ils l’entendent.
Le soleil du bon Dieu luit pour tout le monde.
Là-dessus revenons à notre thèse.
L’art était encore à peu près exclusivement, il y a deux siècles, une espèce de réflecteur de fer-blanc, destiné à renvoyer par le monde les rayons de ce roi-soleil qu’on appelait Louis XIV.
Cent ans plus tard, il devint un hochet polisson dans les mains des petits abbés, en même temps qu’un glaive à deux tranchants dans celles des philosophes. Depuis 1830, la littérature, après de longues épilepsies romantiques, s’est mise, spécialement dans les mains de Mme Sand et de M. Eug. Sue, à bouleverser comme un soc de charrue le sol de toutes les vieilles croyances, au nom des divers systèmes par lesquels se manifestaient les malaises et les impatiences du moment.
Le champ a été retourné dans tous les sens, du moins il le ◀semblait▶, et cependant la moisson est encore à venir.
Bientôt se sont produits les retours et les découragements. Par une coïncidence assez singulière, mais fort explicable, on s’est mis alors à faire des bucoliques. Vers 1789, c’est-à-dire à la veille de 92 et de 93, Bernardin de Saint-Pierre publiait Paul et Virginie. La révolution de février a eu à se reprocher entre autres crimes celui de couper en deux dans le Journal des Débats le François le Champi de Mme Sand. Puis est venu M. de Lamartine, avec sa Geneviève et son Tailleur de pierres ; d’autres encore suivirent ce double exemple, que Balzac lui-même avait devancé depuis longtemps.
Quand l’esprit public se sent arrivé au terme d’une de ses phases, quand une génération se voit parvenue au bout de son peloton, elle s’empresse de venir se régénérer aux mamelles de la mère-nature, en oubliant le tapage du forum sur les pelouses vertes de l’idylle.
C’est l’histoire de ces familles dont le sang s’appauvrit, et qui donnent vite pour nourrice à leurs nouveau-nés la paysanne la plus joufflue qu’ils peuvent trouver.
On a prétendu que les roturiers n’avaient pas qualité pour peindre la vie du grand monde. Je l’admets sans peine, mais à la condition de rétorquer l’argument à propos de la vie campagnarde, soit dit sans offenser la critique parisienne, dont, vu ses habitudes littéraires, la compétence en cette matière me ◀semble▶ fort douteuse.
Sur ce thème de la vie campagnarde, les trois Allemands Hebeld, Auerbach et Gotthelf ont écrit à eux trois, depuis quinze ans, une quarantaine de volumes, qui, avec des moyens littéraires beaucoup plus simples, arrivent à des effets de vérité dont nous n’avons pas idée, par la bonne raison que ces trois hommes, ayant passé leur enfance à patauger, les pieds nus, dans les boues de leur village, tiraient leurs œuvres de leur propre fond.
On aura beau dire et beau faire, il y a dans la vie des paysans, les plus retors et les plus compliqués de tous les mortels, des choses qui ne peuvent pas plus s’apercevoir à travers les vitres d’un château que s’écrire sur la table d’un boudoir. Sur ce chapitre, ce n’est pas la multiplicité des ressources, ni l’éclat des moyens qui fait ; au contraire, car rien de tout cela ne peut suppléer à cette petite chose si importante : l’ingénuité sincère.
Ni l’un ni l’autre de ces trois Allemands ne ◀semble▶ se douter beaucoup de ce que c’est que l’idéalisme et les grandes machines du métier, et cependant les poésies de Hebel, qui datent de 1802 (1802 ! comprenez bien), ont encore aujourd’hui toute la fraîcheur joyeuse d’une marguerite des champs au soleil de mai ; les livres d’Auerbach resteront comme un profond soupir de cette grande nationalité allemande à la face endolorée, comme dit l’auteur, et ceux de Gotthelf comme le diorama de toutes les situations de la vie des fiers paysans bernois, qui, sous sa plume,-pas plus que dans la réalité, ne sentent toujours le musc, je vous en réponds. À quelques nuances locales près, j’ai retrouvé dans ces braves gens de la Souabe et du canton de Berne toutes les allures de nos paysans franc-comtois, tels que les a peints M. Courbet, et tels que je les connais après trente ans de pratique journalière ; or, j’avoue qu’il n’en a pas été de même des berrichons de Mme Sand, avec lesquels il me ◀semble▶ cependant qu’ils devaient avoir plus d’analogie. Cela tient sans doute à ce que ces productions-là restent toujours un peu chez nous un article de mode, tandis qu’en Allemagne c’est beaucoup plus une affaire de spontanéité et de tempérament.
Quoi qu’il en soit, le Champi, comme symptôme des dispositions de l’esprit public, n’en reste pas moins un fait considérable.
C’était bien la première fois qu’on voyait apparaître dans le roman français le peuple des campagnes, non plus comme une utilité de théâtre plus ou moins margoton, mais le peuple des campagnes occupant à lui seul toute la scène, et le drame ne tirant ses péripéties que de la vie campagnarde.
Tout cela, sous les auspices du grand nom de Lélia, a certainement bien les proportions d’un événement, et au théâtre, les applaudissements du public l’ont assez prouvé.
L’art, comme on le voit, a décidément la vie dure, et si un instant il s’avise de faire le mort, ce n’est que pour renaître de ses cendres.
Qu’il essaie d’enclaver les paysans dans ses nouveaux domaines, tant mieux. Il ne restera plus qu’à développer l’intention d’après un système plus exact, en englobant aussi de la même manière toutes les classes subalternes de la société, dont les arts ne s’étaient pas plus occupés jusqu’à ce jour des paysans ; tout ce petit monde des villes et des bourgades qui, avec les paysans, représente au moins les trois quarts et demi de la population française ; tout ce petit monde si riche en types innombrables qu’il ne s’agit pas plus de créer, que les savants ne créent les objets de leurs découvertes ; si riche en types auxquels il n’y a qu’à attacher la ficelle pour les faire danser comme des pantins, en dégageant de leurs cabrioles soit la moralité discrète, soit l’éclat de rire qui console et fortifie, et alors seulement vous pourrez vous vanter d’avoir réalisé la grande synthèse artistique du monde moderne.
De même pour le grand monde. Quoique l’art se soit presque exclusivement préoccupé de lui jusqu’à ce jour, on verra bien vite qu’il suffira là aussi bien qu’ailleurs d’une méthode d’exploitation nouvelle, pour y découvrir une infinité de choses qu’on ne ◀semblait▶ pas même soupçonner. La vérité a des faces si nombreuses qu’il lui restera toujours quelque chose à dire, aussi n’est-ce pas la besogne qui nous fera jamais défaut. Balzac, Stendhal, Ch. de Bernard ont exploité le grand monde chacun à son point de vue, sans que leurs livres se ressemblent le moins du monde. Ce qui vient bien à l’appui de mon affirmation de tout à l’heure, que l’art a son siège dans le cœur de l’artiste, bien plus que dans les objets dont, il s’occupe, et qu’il suffit d’un homme nouveau pour découvrir des choses nouvelles.
Mais avoir mis sur la scène toutes les classes jusqu’à présent oubliées ou négligées, ce sera n’avoir fait encore que la moitié de la besogne, si l’on n’avise pas en même temps à déployer aussi cette scène jusqu’à elles.
Les jouissances artistiques sont encore beaucoup trop, aujourd’hui, le privilège de quelques-uns. Comme toutes les classes en seraient susceptibles à certaines conditions, c’est aux artistes à se soumettre à ces conditions pour faciliter l’accès de ccs jouissances à tout le monde. Le peuple vit de sentiments plus que d’idées, ou plutôt ses idées procèdent habituellement du sentiment beaucoup plus que de la raison. Considéré à ce point de vue, le rôle de l’art perd une importance énorme. Ce n’est pas en vain qu’on laisse dormir en soi telle faculté qui pourrait y donner de beaux fruits. Les anciens Juifs n’abandonnaient le culte de Jéhova que pour se prosterner devant les idoles, et les peuples d’aujourd’hui font encore absolument de même.
Je parlais tout à l’heure de l’Allemagne. Si j’y reviens, ce n’est point par engouement systématique, mais pour éclaircir ce que j’ai à dire au moyen d’un exemple. Les écrivains populaires allemands, quand ils ont du talent, ont, disais-je, sur les nôtres, l’avantage d’être d’origine personnelle vraiment paysanne et de tirer leurs œuvres de leur propre fond. Il en résulte qu’avec des moyens beaucoup plus modestes leur littérature villageoise représente réellement la vie du peuple au-delà du Rhin et y est devenue largement populaire, tandis que chez nous, cette littérature là, pas plus que l’autre, n’a pu sortir encore d’une manière sérieuse des limites étroites du cabinet de lecture.
Nous n’avons pas idée en France des dimensions de la publicité à laquelle un livre sympathique peut arriver en Allemagne. Quel est celui de nos écrivains, comptât-il même parmi les meilleurs, qui pourrait se vanter d’avoir pénétré, comme Hebel et Auerbach, par exemple, jusqu’au fond des moindres villages de leur pays. Même en Alsace, à ce qu’on m’assure, il n’est guère de paysans qui ne connaissent sur le pouce leurs écrits.
Mettez en regard de cela ce qui a lieu chez nous. Je ne crois point exagérer, certes, en affirmant que sur mille vrais paysans de la Franche-Comté, mon pays, une de nos provinces les plus éclairées, il n’y en a pas dix qui sachent seulement le nom de nos plus grands écrivains. Qu’on juge par là combien est artificielle et à la surface, la vie artistique et littéraire dans notre pauvre France.
Comment amener et retenir à l’art ces oubliés pour qui je réclame ? Supposez-vous que c’est en les mettant au régime de toutes ces nudités sans naïveté ni passion, les deux seules excuses que la nudité puisse avoir dans les arts, aussi bien que dans la vie ; au régime de ces ratatouilles au haschiche, de ces fanfreluches de théâtre, de ces spleens plus ou moins postiches qui ont si largement défrayé jusqu’ici la littérature ?
Mais je n’aurais qu’à faire en Angleterre, en Amérique, en Russie, en Suède, etc., une tournée analogue à celle que je viens de faire en Allemagne, pour y trouver, comme symptômes généraux, des tendances toutes différentes. Partout la même préoccupation de la simplification des moyens et de la vulgarisation de l’art. Partout, aux peintures cauchemardantes et désespérées, succède l’affirmation de la vie humaine ; partout l’étude positive et crue des trivialités, comme vous dites, qui avaient été repoussées jusqu’ici comme indignes ; partout l’art descend, ce qui, remarquez-le bien, ne veut pas dire qu’il s’abaisse ; l’art descend au niveau de nos préoccupations journalières portant ; et recherchant la vie, là où jusqu’ici il ◀semblait▶ si souvent prendre à tâche de ne porter et de ne rechercher que la mort. Partout au culte du beau langage, du grand style et du balancement de la phrase, se substitue le culte du fait et de l’idée. Partout enfin, dans la mesure du talent des artistes, l’art aspire à vivre de notre vie réelle, à revêtir nos costumes et nos passions réels, à se mettre, en un mot, à l’unisson des pulsations réelles de notre cœur.
Et sans aller courir si loin, n’avons-nous pas sous les yeux un symptôme analogue plus éloquent encore dans ce beau zèle dont le gouvernement s’est pris tout à coup pour les chants populaires de la France, sans s’effrayer des crudités, des brutalités, des trivialités qu’il va mettre ainsi en faisceau.
En Allemagne, c’est le poète Uhland qui a utilisé sa vieillesse à cette grande et belle tâche, parcourant, ainsi, à lui seul, son pays pour y recueillir tout ce que ses devanciers avaient pu oublier.
Pourquoi Béranger n’a-t-il pas fait de même ? En matière d’art, la compétence d’un homme éclairé me ◀semble▶ toujours plus sûre que celle des commissions. Quelle fête continuelle de ville en ville c’eut été qu’un pareil voyage, et quel beau titre de plus à la reconnaissance de la postérité.
Or, veut-on savoir ce qu’il pourrait bien y avoir au bout de ce collectionnage officiel, s’il est fait carrément et s’il porte ses fruits ?
On l’a entrepris sans doute dans l’espoir d’y trouver les cléments d’une restauration poétique et rythmique, c’est-à-dire du fétichisme de la forme. L’intention s’explique, car il est évident que depuis Victor Hugo, ce Louis XIV de la versification française, la pauvre susdite versification n’a plus guère fait, dans la personne de MM. de Musset, Gautier, Houssaye et compagnie, que tomber de régence en Louis XV. Mais, hélas ! qui dit Louis XV, dit également un tas de sceptiques raisonneurs, aussi, malgré toutes les bonnes intentions réformatrices de M. Pierre Dupont, Louis XVI, laissez se grouper en convention nationale toutes ces mélancolies, toutes ces protestations, tous ces hurlements populaires, et nous verrons si le 21 janvier de la versification française se fait beaucoup attendre. La vague monte, bien que vous en ayez, et comme si l’on trouvait qu’elle ne va pas encore assez vite, ce sont ceux-là même qu’elle a pour mission d’engloutir qui s’empressent le plus de lui ouvrir la route. L’orchestre de l’avenir se débarrasse. Si vous tenez à y faire votre partie, il faut vous résoudre à accorder un peu autrement vos violons. C’est le peuple qui va tout à l’heure donner le ton en personne ; mettez-vous donc à l’unisson de ses fanfares, qui ont pour elles la consécration du passé et la certitude de l’avenir.
Si vous voulez que votre art morde sur le peuple, faites-en un miroir dans lequel il puisse reconnaître ses beautés et ses souffrances, ses grimaces et ses laideurs. Ne pressentez-vous pas quelles fusées d’idées nouvelles ce système nouveau peut vous renvoyer par simple effet de répercussion ?
Si vous voulez que le peuple vous comprenne, endossez vite sa blouse bleue, dans vos œuvres ; enfoncez-vous vite son casque a mèche jusque sur la nuque, chaussez vite ses gros souliers. Un peu de fumier aux mains ne vous siérait même, à l’occasion, pas trop mal, et le fumier n’est pas à dédaigner, car sans lui plus de pain à vous mettre sous la dent, plus de vin pour vous arroser la luette, ni plus de serviette pour vous essuyer les babouines. Oui, oui, du fumier ! J’insiste sur le mot. Pincez-vous le nez si cela vous offusque. Tout provient du fumier dans ce qui nous alimente et nous habille, et nous-mêmes nous ne sommes non plus que du fumier, à ce que disent la Bible et la chimie.
— Mais à ce compte-là que va devenir notre idéalisme ?
— Voyons, essayons de nous comprendre. Vous tenez à l’idéalisme, à l’imagination. C’est votre droit, mais pensez donc un peu aussi que si le peuple n’était pas là pour coudre vos habits, pour laver vos chemises, pour faire et cirer vos bottes, pour apprêter votre dîner, après en avoir arraché à la terre tous les aliments à la sueur de son front, vous seriez obligés, sous peine de mourir de faim et d’aller tout nus, de faire ces petites corvées-là vous-mêmes, ce qui vous gênerait bien un peu, convenez-en, dans vos grandes opérations idéalistes. Eh bien, est-ce donc trop vous demander, par simple reconnaissance, que vous daigniez vous mettre un peu à la portée de tout ce pauvre monde ?
Après tout, pour vous fixer sur le fond de la question ici en litige, il y a un moyen bien simple. Il est convenu parmi vous qu’il n’y a rien d’aussi facile à faire que du réalisme ; cela ne doit pas vous embarrasser. Cela étant, essayez donc de traiter une œuvre d’abord d’après ce système abominable, seulement pour rire. On ne dira pas que c’est de vous. Puis, après, vous la referez d’après vos idées idéalistes. Vous exposerez ces deux échantillons à l’appréciation du peuple, en vous cachant derrière un rideau, et, si c’est lui que vous avez voulu peindre dans votre livre ou dans votre tableau, je m’en rapporte à ses conclusions.
— Mais je peuple n’est pas compétent !
— C’est là que je vous attendais. À supposer que cela soit vrai, à qui la faute ? Qu’est-ce à dire, pas compétent ? Vous admettez sa compétence pour tout ce qui concerne la constitution de l’État ; vous arguez de ce qu’il professe telle ou telle religion, que par cela même elle doit être la meilleure, et vous rejetteriez cette compétence quand il s’agit tout bonnement pour lui de se reconnaître oui ou non dans un miroir ? Voilà qui est un peu fort !
Vous auriez tort de mépriser à ce point l’esprit naïf du peuple, car malgré la naïveté que ces fins matois feignent quelquefois devant vous, soyez sûrs qu’ils seraient de force à vous fourrer tous dans un sac la tête la première, sans même que vous vous en aperçussiez. D’un seul regard ces gens-là vous déchiquettent leur homme jusqu’à la moelle, aussi est-il bien inutile de faire le malin avec eux. Mais à quoi aussi leur serviraient leurs luttes contre la misère, si elles ne leur donnaient pas un peu d’esprit ?
En êtes-vous encore à croire que les hautes classes jouissent par privilège de l’aristocratie du sentiment ? Ce serait une erreur. Si vous descendiez de votre nuage, vous reconnaîtriez bien vite en grattant de l’ongle l’écorce de l’humanité, d’abord que l’aristocratie de l’intelligence est une chose souvent accidentelle et toujours relative, et ensuite, quant à celle du sentiment, qu’en haut comme en bas les hommes sont partout les mêmes.
C’est contrariant, j’en conviens, pour les gens qui tiennent à se regarder comme des phénix, mais pour nous autres simples mortels qui prenons notre parti de vivre parmi des hommes et non parmi des anges, cette constatation nous met dans des joies désopilantes. Il est bien vrai qu’en sus des énormités déjà énoncées, il nous en court encore toutes sortes d’autres par la tête, à savoir, par exemple :
Que le mérite se mesurant aux dimensions des moyens qui sont à la disposition d’un homme, nous en attribuons autant au cordonnier qui gagne honorablement sa vie en battant sa semelle, qu’au général qui remporte une victoire, et à l’artiste qui fait un chef-d’œuvre même idéaliste ; ce qui revient à dire que nous n’avons pas le culte des grands hommes.
Que l’habit ne faisant pas le moine, on ne doit de respect qu’à ceux qui ont réussi à nous prouver qu’ils sont respectables.
Que dans les conditions normales de sa spécialité, tout homme est exclusivement responsable de sa destinée et n’a à compter que sur lui-même.
Que la vie étant une lutte perpétuelle, le bonheur en dehors du travail ne peut être qu’un répit, l’argent qu’un moyen d’agir, et l’amour n’est pas le but de la vie, comme vos romanciers le disent, mais son complément et notre bâton de voyage.
Qu’en fait d’argent, celui que l’on gagne par son travail est le plus légitime en même temps que le plus profitable, et que chaque homme a droit à tout celui qu’il gagne.
Que l’obéissance passive est une monstruosité, puisqu’elle supprime principiellement la raison, c’est-à-dire l’agent et le récipient de la conviction.
Que le dévouement exigé est un indigne traquenard, puisqu’au bout cela suppose toujours un exploiteur.
Qu’il est aussi puéril à l’homme de rougir de ses imperfections, que coupable à lui de ne pas aspirer à s’améliorer sans cesse.
Que tout effet ayant sa cause quelque part, on pourrait se dispenser d’évoquer si souvent le hasard ou la Providence, en se donnant la peine de mettre un peu mieux ses lunettes.
Que le devoir n’est que la conséquence du droit, puisque celui-ci date pour nous de l’instant où nous étions encore dans le ventre de notre mère, et que si la pratique du droit est facultative, celle du devoir ne devient rigoureuse qu’à la condition qu’on lui laisse pour auréole la liberté.
Qu’enfin, le droit enfantant le devoir, et le travail enfantant la liberté, ce sont ces deux mots : Droit et Travail, qui serviront de points d’appui à toutes les évolutions de l’avenir.
Pénétrés de ccs quelques vérités, qui ont le tort, j’en conviens, d’être fort peu idéalistes, posez-vous sans crainte, si vous avez du talent, avec votre plume ou votre pinceau devant vos contemporains, et soyez sûrs que vous en tirerez des œuvres bien autrement saines pour l’esprit et pour le cœur des jeunes et des vieux, que toutes ces drogues nauséabondes, que toutes ses grandes passions fainéantes, que tous ces ferments de convoitise à l’adresse de la richesse et de la beauté, qui nous font souvent perdre notre jeunesse en rêves idéalistes impossibles, pour nous laisser retomber si lamentablement plus tard sur les longues épines de la réalité.
Soyons des hommes, en un mot, des hommes sans peur et sans reproche ; c’est là le premier principe de l’art, aussi bien que de la sagesse.
Vous aurez beau vous en défendre ; bien qu’échappant dans la pratique à toute réglementation préconçue, ainsi qu’y échapperont plus tard, du reste, toutes les manifestations de l’activité humaine, l’art ne peut devenir l’humanité qu’en se faisant positif. L’humanité étant bâtie tout d’un bloc, il serait singulier de prétendre qu’à l’instant où d’autre part tout devient pour elle d’une précision mathématique, elle ait encore, en fait d’art, à vous suivre dans les régions imaginaires, c’est-à-dire à admettre l’arbitraire d’une main en le repoussant de l’autre.
L’idéalisme est une tricherie ! prétendez-vous, Messieurs. Belle recommandation en vérité pour nous, le faire avaler, à nous autres qui, par état, détestons les tricheurs !
Mais au fait, voyons un peu. En êtes-vous bien sûrs qu’il ne soit qu’une tricherie et qu’il mérite la réputation que vous essayez de lui faire ? Pauvre idéalisme ! va, avec quels gaillards tu te commets ! N’est-il pas plaisant que nous en soyons réduits à te défendre contre tes prétendus amis, nous autres que l’on dénonçait tout à l’heure, au nom de la moralité publique, comme tourmentés de l’envie de te dévorer tout cru ?
Ah ! désormais, crois-moi, viens faire ménage avec nous, mon pauvre idéalisme ; tu n’auras souvent, il est vrai, que de la soupe aux choux pour ton dîner, mais le tout est de s’y faire, et tu t’apercevras bientôt qu’à tout prendre ce régime-là met sur les joues un bien autre coloris que celui à la rose de M. Théophile Gautier. Par exemple, mon cher, je t’en avertis d’avance ; il faudra travailler ; il faudra mettre comme nous la main à la pâte, aller au marché à ton tour de rôle, faire les lits, balayer, relaver même les assiettes, enfin tout ! parce que nous sommes trop pauvres pour dépenser nos idées à payer des gages de domestiques à Mme L’imagination, qui est une vieille menteuse, et à M. Lebeau, qui n’est qu’un faquin. D’ailleurs, c’est contre nos principes.
Donc, l’idéalisme, si j’y comprends quelque chose, ce serait peut-être, pour me servir d’une expression d’autrefois, ce je ne sais quoi, que vous voulez voir trembloter au-dessus de la réalité crue qui vous fait si peur, à l’instar de ces effluves qui tremblotent sur les campagnes crayeuses, quand le soleil d’été leur tape dessus de toutes ses forces.
C’est cela, n’est-ce pas, Messieurs ? Vous appelez cela l’âme. Soit ! va pour l’âme. Or l’âme (je parle de l’âme d’un réaliste), l’âme est par essence une chose mille fois moins saisissable encore que ces effluves de chaleur dont je viens de vous parler. Elle a même le mauvais goût (par pure malice, je suppose), d’être si peu… si peu saisissable à l’œil, à la plume ou au pinceau, que sans trop se compromettre on peut même affirmer qu’elle ne l’est pas du tout.
L’âme se sent in petto, mais ne se voit pas, ne se cube pas, ne se palpe pas, à moins toutefois qu’on n’ait l’honneur d’être le Tailleur de pierres de M. de Lamartine. Celui-là, c’était non pas un tailleur de pierres comme les autres, fi donc ! mais une âme, une âme ambulante, une âme de tant de pieds et tant de pouces. — En marchant à côté de cet homme, dit le poète, on sentait qu’on marchait à côté d’une âme. — Puisqu’il le dit, il faut bien que ce soit vrai. Voilà qui est entendu.
Et moi je prétends qu’une œuvre d’art n’est et ne veut être, si parfaite la supposez-vous d’ailleurs, que le trait d’union entre l’âme invisible de l’artiste et l’âme non moins invisible de son public. Le je ne sais quoi que vous voulez sur le livre ou sur le tableau, où il est aussi impossible qu’il se trouve, qu’il est impossible à un musicien de mettre son âme en petit paquet dans son violon, nous nous contentons de chercher à le mettre en éveil à sa place naturelle, c’est-à-dire au fond de la conscience humaine.
En principe, tout homme est susceptible de devenir artiste praticien plus ou moins habile. Si tous les hommes l’étaient, on pourrait définir l’exhibition d’un chef-d’œuvre, un appel à l’éclosion d’une multitude d’autres chefs-d’œuvre. Ce qui n’a pas encore lieu pour la généralité du public, se réalise déjà tout au moins pour les gens du métier. La vie n’est la vie qu’à la condition de tout animer autour d’elle à la chaleur de ses rayons.
Qu’un musicien s’intéresse à un roman ou à un tableau, et voilà aussitôt son impression qui éveille en lui mille charmantes idées musicales.
Qu’une symphonie captive un peintre et un romancier, et l’émotion du premier prendra urne tournure picturale, tandis que celle du second prendra une tournure littéraire.
Chaque homme dans ce rôle de public apporte forcément ses préoccupations spéciales, ou, si vous aimez mieux, son idéal personnel. Il vous faut absolument de l’idéal, mais dites-moi donc, je vous en prie, l’idéal de qui ? l’idéal de quoi ? Vous avez le vôtre. J’ai le mien. Chaque homme a le sien. Vous voilà satisfaits, j’espère ; mais prétendre que pour être de recette, il faut absolument que tous ces idéals soient identiques, c’est là l’erreur.
Quand l’artiste a sincèrement exposé ce qu’il a sincèrement senti, sa tâche est accomplie ; il n’a plus à s’occuper du reste. Où en serait-il donc, le pauvre diable, s’il était obligé de contenter tout le monde ?
Quant à l’appréciation d’un tableau, par exemple, ne faut-il pas distinguer les gens qui ont la vue claire et ceux qui ont la jaunisse ; les gens qui aiment à se lécher les lèvres en caressant de l’œil la Mlle Maupin de M. Gautier, ou la statue de la Volupté de M. Clésingerf, cette belle idéaliste qui a l’attention de s’appliquer sa feuille de vigne convertie en petit serpent… au talon, par raffinement de politesse envers ses fidèles ; il faut distinguer ces gens-là, dis-je, et ceux qui, comme nous autres simples mortels, préfèrent partir d’un bon gros éclat de rire, aux immenses joyeusetés capitonnées de la Baigneuse de M. Courbet.
Que voulez-vous, Messieurs ; il n’est pas donné à tout le monde d’aller à Corinthe, ni de partager vos goûts mignons. Pardonnez-nous les uns, nous vous abandonnerons les autres et chacun sera content.
L’idée en tant qu’idée n’existe que dans l’entendement, vous a dit M. Proudhon, et moi je vous dis : Le sentiment en tant que sentiment n’existe que dans le cœur.
Quand un anatomiste regarde un squelette, ce squelette lui représente non seulement un individu, mais, par analogie, il aperçoit derrière ce squelette et au-delà toute l’espèce humaine.
Quand Cuvier reformait par analogie ses monstres antédiluviens à l’aide d’un seul os, ce n’était certainement pas tant cet os qui l’occupait directement que tout le reste de l’animal à qui il avait appartenu. Il en est de même avec les produits de l’art réaliste ; ce n’est pas seulement sur l’œuvre qu’on appelle votre attention ; mais, à supposer que vous ayez des yeux internes pour les voir, sur toutes les choses du milieu desquelles cette œuvre a été détachée. Que l’impression qu’elle est chargée d’éveiller en vous ne vous convienne pas, c’est possible. C’est à prendre ou à laisser, mais dès qu’en bien ou en mal vous avez été impressionné, l’effet d’idéalisme est obtenu ; il n’y a plus à s’entendre que sur la qualité.
Voilà (pardonnez-moi le baragouin auquel vous me condamnez), voilà l’idéalisme du réalisme.
Demander autre chose, c’est imiter ces bourgeois qui font peindre leur femme avec toute sa boutique d’orfèvrerie… pour qu’elle soit plus belle ; ou bien ce statuaire antique qui faisait une Vénus en prenant un sein par-ci, une hanche par-là, et ainsi de suite, sans s’apercevoir, le pauvre homme, qu’avec un pareil système, de par la physiologie et l’anatomie, aussi bien que de par l’esthétique, il n’aboutirait qu’à produire un monstre… un monstre incapable de faire deux pas dans la rue sans se démantibuler aussitôt sur toutes les coutures.
L’art est comme l’amour, comme le vin, comme la lumière, comme le travail, comme la douleur, comme la mort, enfin comme toutes les grandes choses qui forment notre bagage, en se servant les unes aux autres de corollaires, l’art est un niveau rigoureux sous lequel nous devenons tous égaux.
Que diriez-vous d’un homme qui, par raffinement idéaliste d’amour, traiterait cette question dans la pratique amoureuse comme ce statuaire traitait sa Vénus ? Ce serait un monstre, n’est-il pas vrai, Messieurs les idéalistes ? Est-ce donc là que vous voulez nous conduire ?
M. Proudhon vous a laissés au fond de l’antiquité bloqués à l’absurde. Moi je vous ai convaincus, en traversant les âges, d’être des professeurs de désespoir et de suicide, et maintenant nous voici arrivés au monstrueux.
Il faut convenir que vous êtes assis à une table joliment servie. On n’a que l’embarras du choix. Bon appétit, Messieurs, ne vous gênez pas !
Maintenant, pour moi du moins, la question est élucidée.
Que l’art donc assouplisse sans regret ses allures ; ce qu’il perdra en morgue imbécile, il le rattrapera bien vite en vigueur et en universalité.
Au lieu de se croire obligé de ne poursuivre que le Beau, toujours si relatif et si discutable, qu’il se contente comme le soleil d’illuminer la Vie dans ses manifestations si diverses ; qu’il prodigue à tous ses joies réconfortantes ; qu’il aille suspendre partout ses guirlandes, et bientôt sans doute, au mieux-être matériel que lui aura valu le Travail, l’humanité pourra ajouter, grâce à l’Art, l’éclat toujours plus vif de la noblesse, de l’indépendance et de l’aménité du cœur.
— Le mot de réalisme est tombé un jour dans la rue par hasard, donnait-on à entendre tout à l’heure. Non, Messieurs, de tels mots ne tombent point dans la rue par hasard, car pour les produire, pour les dégager tout à coup des entrailles d’une situation, il faut toute la fermentation préalable des explosions d’idées dont ils sont à la fois la synthèse et le drapeau.
Et celui-ci, certes, a bien, si je ne me trompe, le caractère des grandes généralités ; car, en morale, comme en politique, dans les sciences, comme dans les arts, sans système préconçu et sans parti pris d’aucune sorte, il élucide tout, il harmonise tout, il individualise tout et synthétise tout, en ouvrant à tout de verdoyantes avenues qui se prolongent jusqu’aux arrière-limites de l’avenir ; aussi n’est-ce que quand, sous tous les rapports ci-dessus énoncés, l’Homme-Humanité aura déduit les conséquences du principe ; qu’il aura le droit de dire avec le père de l’Homme-Dieu dans la Bible :
Je suis celui qui suis.
Post-scriptum.
Je fais tirer en brochure les pages qui précèdent, à cent exemplaires. C’est dire assez qu’elles ne sont dans ma pensée qu’une sorte de bilan de mes compréhensions actuelles, et non pas un manifeste de doctrine, ni une affaire de propagande. Si je suis convaincu de la vérité que j’ai cherché à établir, et qui n’est en définitive que la revendication de la liberté et de la personnalité en art, je ne le suis pas du tout de la suffisance ou de l’infaillibilité de mes démonstrations. Ces démonstrations m’étant personnelles, peuvent se trouver fautives ou incomplètes, sans que cela préjudicie en rien à la vérité à laquelle elles se rapportent, par la raison toute simple que celle-ci est la propriété de tout le monde.
Je ne prétends convertir personne, mais seulement exhiber les motifs actuels de ma conviction, dans l’espoir d’amener peut-être sur ce chapitre, à quelques réflexions nouvelles, les intelligences impartiales que les théories officielles ne satisferaient point tout à fait.
Si incomplet que soit le présent essai, il m’a ◀semblé▶ qu’il pourrait servir à indiquer aux quelques lecteurs du métier à qui je le destine, le cadre d’un grand travail à faire sur les mêmes données, et qui, abordé par une plume plus habile que la mienne, ne serait peut-être pas sans intérêt. Ce travail consisterait à réunir en faisceau les fragments relatifs à l’émancipation de l’art que l’on rencontre dans tous les grands écrivains, tels que Diderot, Stendhal, Balzac, etc., voire même les romantiques, car il n’est guère d’arguments de ceux-ci contre les classiques qui ne puissent, en tant que critique, leur être opposés de plein droit.
La critique étrangère pourrait aussi être mise avantageusement à contribution. J’ai trouvé dernièrement, par exemple, dans une dissertation de Schiller, en date de 1795, sur la poésie naïve et sentimentale, une intéressante appréciation comparative des idéalistes et des réalistes, qui, je le crois, n’a jamais été traduite en français, et dont je me serais emparé, si le cadre étroit de cet essai me l’eût permis.
Cette compilation, il est vrai, n’en resterait pas moins une simple affaire de curiosité ; cela pourrait prévenir des tâtonnements et des erreurs, mais non pas révéler à personne la manière mécanique d’enfanter les chefs-d’œuvre. En art, la netteté des idées théoriques ne supplée pas plus au talent ou au génie (hélas ! j’en sais quelque chose !), qu’en fait de voyage, la connaissance géographique de la route à suivre, ne remplace les jambes ou la chaise de poste.
Admettre que l’art doit rester libre et personnel, c’est-à-dire primesautier, c’est admettre aussi que l’artiste, comme je l’établissais en commençant, n’a à rechercher ses ressources et ses règles qu’en lui-même, et à procéder, en restant toujours de son époque, comme si rien n’avait été fait avant lui.
Je voudrais bien que l’on m’énumérât les chefs-d’œuvre dont l’Art poétique de Boileau et la Préface de Cromwell ont à réclamer la paternité.
Quand les chefs-d’œuvre sont faits, les théories disent : Amen ! C’est là tout leur métier.
Dans un récent article de l’Artiste, M. H. Castille, qui appelait tout à l’heure avec assez de justesse le réalisme une sorte de protestantisme littéraire, n’y voit plus maintenant qu’une mystification et une cuistrerie, tant qu’il ne sera pas constitué, c’est-à-dire, tant qu’il n’aura pas sa charte, ses philosophes, ses politiques, voire même ses banquiers.
En attendant, les Franc-Comtois qui s’en occupent (et M. Castille me fait à ce propos l’honneur de me mettre nominalement en cause) ! les Franc-Comtois qui s’en occupent ne sont, à son avis, que des charlatans, ce qui ne l’empêche pas de se complaire, dit-il, à les encourager, parce qu’il aime la jeunesse ; bien qu’au fond il se soucie de tout cela comme du temps qu’il faisait hier. Ce sont ses termes.
J’ignore comment M. Castille conciliera ces appréciations nouvelles avec celles signées de son nom que j’ai citées plus haut, et qu’il publia dans le Pays en 1854. Je lui ferai seulement remarquer que si les Franc-Comtois sont réellement entachés de charlatanisme, ils n’ont peut-être pas le monopole de ce singulier titre à ses singuliers encouragements, et que le reproche de n’être pas constitués, c’est-à-dire, en d’autres termes, de ne pas avoir de pape, qu’il adresse aux réalistes, est précisément celui que Bossuet adressait, il y a deux siècles, aux protestants, ce qui n’a pas empêché ceux-ci de faire assez bien leur petit chemin.
Au fait, M. Castille est l’admirateur de l’autorité sous toutes ses formes. Pour lui, l’idée de société prime toutes les autres, aussi croit-il à la politique et a l’archie qu’il réclame à cor et à cris, tandis que ceux qu’il encourage croient surtout à la liberté, à la personnalité et au travail, c’est-à-dire à la non-archie. En parlant un langage aussi différent, il est difficile de s’entendre.
C’est une belle chose sans doute qu’un régiment bien archisé, avec son colonel et son tambour-major en tête, mais il y a aussi des gens qui se complaisent davantage au spectacle plus modeste d’une foire ou d’un marché aux herbes, par exemple. Tout dépend des goûts. L’autorité a, je ne le conteste pas, l’avantage de présenter un bloc net et précis aux amateurs de combinaisons uniformes et définitives, tandis que la liberté a le tort d’impliquer toutes sortes de bigarrures et de n’avoir jamais dit son dernier mot, mais encore n’est-ce pas là rigoureusement un motif de traiter celle-ci comme le renard de la fable traitait les raisins.
Pour M. Castille, l’idée de société est la négation de celle de liberté. Pas plus, à mon avis, que les frais du ménage ne sont la négation de ses agréments. Il est vrai que pour moi l’autorité la plus légitime est celle qui prend à tâche d’émanciper au plus tôt son pupille.