(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — Post-scriptum » pp. 154-156
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(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — Post-scriptum » pp. 154-156

Post-scriptum

Ces articles sur le marquis d’Argenson m’ont valu des réponses, lettres et dissertations de toutes sortes de la part de M. René d’Argenson qui avait donné l’édition des Mémoires en 1825, et qui a cherché à prouver par quantité de raisons que ces curieux documents nouveaux sur son arrière-grand-oncle étaient d’autant moins dignes de confiance qu’ils étaient plus intimes et plus personnels, plus complètement sincères et écrits en vue du bonnet de nuit. Je n’aurais jamais cru rencontrer, je l’avoue, tant d’esprit de chicane et d’argutie chez une personne qui se pique d’ailleurs de libéralisme et d’aimer la vérité. Je donnerai ici une partie de la réponse que j’ai faite dans L’Athenaeum du 29 décembre 1855 :

Il m’en coûte de ne voir dans le fils de M. d’Argenson qu’un éditeur critiqué et mécontent, qui vient faire l’apologie d’une édition dont je n’ai relevé les défauts qu’incidemment, qui pouvait être suffisante pour le temps où elle parut, mais qui ne remplit aucune des conditions d’exactitude exigées aujourd’hui dans ces sortes de travaux.

Et, en effet, il y a dans cette édition de 1825 des adoucissements poussés jusqu’à l’altération, portant sur le fond des sentiments mêmes du marquis d’Argenson, et sur le vrai de ses relations avec son frère le ministre de la guerre. L’éditeur a agi comme ayant droit de réconcilier après leur mort des membres de sa famille qui n’avaient pas été bien unis. J’ai abordé cet endroit dans mes articles avec discrétion, mais avec évidence. J’ai les mains pleines de preuves se rapportant à des dates très différentes ; mais c’en est assez sur un fait qui n’intéresse le public qu’en tant que servant à bien marquer la physionomie distincte et même contraire de deux personnages historiques assez notables.

D’ailleurs, au point de vue littéraire, l’éditeur de 1825, dans les portions où les manuscrits nous permettent de le contrôler, a perpétuellement agi comme s’il avait eu droit d’arranger et de traduire à sa guise les paroles du marquis d’Argenson, telles qu’il les trouvait toutes vives et ayant sauté du cœur sur le papier. Il y a ôté tant qu’il a pu le mordant et le caractère. Notez bien que je ne le blâme pas d’avoir omis, d’avoir laissé de côté ce qui ne pourrait, dans aucun cas, souffrir l’impression ; mais je lui reproche (puisqu’il veut que je m’adresse directement à lui) d’avoir, là où il faisait porter son choix, modifié arbitrairement et dénaturé le ton. En faut-il des preuves ? Je les ai données indirectement dans mes articles en citant le vrai texte. Mettons-en ici un passage en regard de celui qu’a publié M. René d’Argenson. Il s’agit du garde des sceaux d’Argenson tel qu’il était en province dans sa jeunesse :

Voici le vrai texte :

Au reste, il était gaillard, d’une bonne santé, donnant dans les plaisirs sans crapule ni obscurité ; la meilleure compagnie de la province le recherchait ; il buvait beaucoup sans s’incommoder, avait affaire à toutes les femmes qu’il pouvait, séculières ou régulières, un peu plus de goût pour celles-ci… Il disait force bons mots à table, il était de la meilleure compagnie qu’on puisse être. C’était un esprit nerveux, un esprit de courage, et le cœur presque aussi courageux que l’esprit ; une justesse infinie avec de l’étendue. Il ne connaissait pas tout ce qu’il avait de génie et d’élévation, et, sur la fin de ses jours, il s’était fait l’habitude de les resserrer encore et de les méconnaître.

Voici le texte arrangé de l’édition de 1825 :

Cependant mon père était recherché par ce qu’il y avait de meilleure compagnie dans la province ; il était de toutes les fêtes, convive aimable et plein d’enjouement ; avec cela un esprit nerveux, une âme forte, le cœur aussi courageux que l’esprit ; de la finesse dans les aperçus, de la justesse dans le discernement ; peut-être ne se reconnaissait-il pas lui-même, il ignorait la porté de son génie.

« Tout le caractère énergique de la race a disparu. — Ailleurs, et au hasard, veut-on un autre exemple :

Voici le vrai texte :

J’ai cherché d’où j’aimais Don Quichotte et à le relire vingt fois dans ma vie, ainsi que plusieurs autres romans : c’est que j’aime les mœurs qu’ils dépeignent. Je vis avec de bonnes gens en les lisant ; dès que ce sont des romans de mœurs, les auteurs y peignent les mœurs de leur temps, et non celles du temps où vivait le héros. Ainsi (Mlle de) Scudéry, dans Cyrus, peint les mœurs et les idées des hôtels de Longueville et de Rambouillet. J’aime beaucoup ce temps-là, j’aurais voulu y vivre ; j’aime les alcôves et les balustrades ; je recherche les dessins de Berain et de Melian.

Voici le texte corrigé et arrangé.

J’ai relu Don Quichotte vingt fois dans ma vie. Il est tel de nos vieux romans que je ne me lasserai point de relire. J’aime les peintures de mœurs, dans les romans, comme dans les estampes celles des modes. J’aime ces auteurs qui me décrivent les usages de leur temps, peu soucieux, il est vrai, du temps où vécut leur héros. Ainsi Scudéry, dans Cyrus, me fait connaître le ton des hôtels de Longueville et de Rambouillet, lieux que j’affectionne et où j’aurais voulu vivre. J’aime les alcôves et les balustrades. Je recherche les dessins de Bercy et de Meullan !

Et comme le marquis d’Argenson dit en terminant : « Mon imagination aime les images, et le bonheur coule de là chez moi par les sens », au lieu de cette parole expressive, l’éditeur de 1825 lui fait dire : « Mon imagination aime les images ; il me semble qu’à la lecture de nos vieux romanciers le bonheur me pénètre par tous les pores » ; transportant ainsi à la lecture des romans ce qui est dit, au sens physique, de la seule vue des images et des estampes.

Ce genre de transformation et de traduction est habituel dans l’édition de 1825 ; ce n’est pas une reproduction, c’est une refonte. Là où d’Argenson qui aime le mot énergique, fût-il trivial, dit, en parlant des réunions à huis clos de l’Entresol : « Nous frondions tout notre soûl », on lui fait dire : « Nous frondions parfois bien ouvertement » : ce qui n’a pas le même sens. Je pourrais pousser à satiété ce genre de démonstration et de parallèle ; mais il ne faut pas abuser de l’avantage d’avoir raison sur un terrain tout littéraire et envers un homme qu’on respecte et qui n’est pas de notre métier.

Ceci tient d’ailleurs à tout un système de vérité ou de convention en littérature et en histoire.

Cromwell disait à son peintre, en lui montrant les verrues et les poireaux qu’il avait sur le nez et le visage : « J’espère bien que vous ne m’allez pas ôter tout cela. » Je suis, en littérature et en histoire, de l’école de ceux qui veulent des portraits vrais, quand même les visages y auraient quelques verrues.

Un dernier mot pourtant sur une question de principes qu’il ne faut pas abandonner. M. René d’Argenson semble croire qu’à cette distance de plus d’un siècle il a plus de droits qu’un autre sur ceux qu’il appelle les siens, et qui par leurs actes ou leurs pensées sont dévolus à l’histoire. Il semble vraiment, à lire sa lettre, qu’il faille une licence de lui pour s’occuper de son arrière-grand-oncle. Or je maintiens que le marquis d’Argenson, philosophe et citoyen, philanthrope en son temps, s’occupant des intérêts du genre humain, et qui écrivait tous les matins ses idées pour qu’elles ne fussent point perdues, appartient à quiconque sait le lire, le comprendre et le peindre ; et si un éditeur de sa famille vient après un siècle nous l’arranger, nous l’affaiblir, lui ôter son originalité et l’éteindre, je lui dirai hardiment : « Laissez-nous notre d’Argenson. »