(1940) Quatre études pp. -154
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(1940) Quatre études pp. -154

The Mary Flexner Lectureship

The Mary Flexner Lectureship was established February 17, 1928, at Bryn Mawr College, by Bernard Flexner, in honour of his sister, Mary Flexner, a graduate of the College. An adequate endowment was provided by the gift, the income to be used annually or at longer intervals at the discretion of the Directors of the College as an honorarium to be given to an American or foreign scholar, highly distinguished in the field of the ‘Humanities’, using the term ‘Humanities’ in its broadest connotation. The lecturers have taken up residence at Bryn Mawr for a six weeks’ period and besides delivering the series of public lectures have taught graduate and undergraduate students. The object of the Mary Flexner Lectureship is to bring to the College scholars of distinction, who will be a stimulus to the faculty and students, and who will contribute to the maintenance of those ideals and standards of scholarship which will bring increasing honour to the College. The gift provides that the Mary Flexner Lectures shall be published. The present volume is the eighth in the series.

THE MARY FLEXNER LECTURES
Since 1931 the lectures have been published
as the

Bryn Mawr series by the Oxford University Press

1929. James H. Breasted

Lectures embodied in The Dawn of Conscience, published 1933

 

1930 Alfred North Whitehead

Lectures included as Chapters 1, 2, 3, 7 and 8 in Adventures of Ideas, published 1933

 

1931 Paul Hazard

Quatre Études, published 1940

 

1932 Kirsopp Lake

Paul, his Heritage and Legacy, published 1934

 

1933 Ralph Vaughan Williams

National Music, published 1934

 

1935 I. A. Richards

The Philosophy of Rhetoric, published 1936

 

1937 Erwin Panofsky

Studies in Iconology, published 1939

 

1938 Edwin S. Gay

Economic History of England During the Renaissance (to be published later)

Préface

C’est à Bryn Mawr College, comme hôte de la fondation Flexner, que nous avons professé les cours d’où sont sorties ces études.

Nous n’avons guère, en Europe, d’institutions qui correspondent aux grands collèges féminins des États Unis. À Bryn Mawr, des essaims de jeunes filles semblent avoir installé en pleine campagne leurs actives ruches. Je revois le doux paysage de Pensylvanie, sous son ciel clair ; l’immense parc agreste et libre, les prairies, les érables rougis par l’automne ; et dans ce décor, groupés mais non point resserrés, les bâtiments de la cité de l’esprit, les salles de cours, les laboratoires, la bibliothèque, le théâtre. Comme on souhaiterait, pour nos étudiantes et pour nos étudiants, de semblables oasis, que ne viennent troubler ni la fièvre ni le fracas des villes, et où la civilisation réunit et protège les plus précieux de ses espoirs ! La vie sportive n’y est pas négligée, comme bien on pense ; la vie sociale y est active. Sans empiéter sur l’essentiel, elles servent seulement à l’apprentissage du savoir.

Quant à la fondation Flexner, voici son but. Elle permet d’appeler à Bryn Mawr, chaque année, un savant, ou un artiste, ou un critique, ou un professeur, qui peut venir de quelque endroit que ce soit de l’Amérique, ou du globe. Il n’est personne qui ne soit sensible aux dangers qu’une certaine barbarie moderne fait courir à la culture désintéressée. Celle-ci se trouve menacée, quelquefois, dans son foyer même, dans les universités. On tend à les fréquenter, non pour enrichir sa personnalité, non pour s’exercer à penser droitement, non pour saisir les nuances délicates du beau, mais pour emmagasiner vite un minimum de connaissances utilitaires, et pour obtenir un parchemin qui serve. Contre cette tendance, qui n’est pas particulière à tel ou tel pays, et qui semble fâcheusement résulter des conditions générales de la vie moderne, M. Flexner est un de ceux qui ont réagi avec le plus de vigueur. Il a pris de multiples initiatives pour lutter contre les faux dieux du jour ; et il a voulu, notamment, que Bryn Mawr College pût affirmer son caractère de haute culture, en ajoutant à ses cours un enseignement qui ne correspondît à aucun programme et qui ne servît à rien — à rien qu’à faire réfléchir, qu’à provoquer des curiosités intellectuelles, qu’à ouvrir des horizons nouveaux. Cet helléniste, ou cet économiste, ou ce musicien, qui séjourne là-bas pendant six semaines, n’a d’autre devoir que de laisser derrière lui un sillage d’idées. On le voit sur le campus ; on prolonge ses cours par des questions, par des entretiens, par des lectures, par des recherches, par des amorces de travaux ; il sent qu’on lui confère le plus beau privilège qui soit réservé au professeur : l’action sur les esprits et sur les âmes. Les collègues américains, toujours si prompts à exercer leur hospitalité cordiale, l’invitent, et le font entrer dans leur familiarité ; de sorte qu’il s’enrichit à son tour de connaissances et de sympathies, et qu’il reçoit autant qu’il donne : le cycle est complet.

J’avais affaire, d’une part, aux candidates au doctorat, qui toutes avaient séjourné en Europe et connaissaient bien notre langue et notre littérature ; j’ai abordé avec elles certains aspects du dix-huitième siècle français, particulièrement sa philosophie ; ensemble, mes étudiantes et moi-même, nous avons été frappés de voir comment les doctrines empiriques, qui inspiraient alors la grande majorité de nos penseurs, en même temps qu’elles imposaient aux esprits le culte du fait contrôlé par l’expérience, et les menaient vers des disciplines scientifiques plus rigoureuses, tendaient aussi à préparer le triomphe d’une sensibilité qu’elles considéraient comme la donnée primordiale de l’âme : si bien que l’homme de sentiment, qui dans notre histoire littéraire succède à l’homme de raison, tout en le contredisant reste lié à lui par une commune origine et par une parenté obstinée. Deux attitudes vitales, deux attitudes opposées s’expliquant par une seule et même philosophie ; et dès lors, la nécessité d’adopter un ton de prudence, un ton de méfiance à l’égard des affirmations simplistes qui substituent des explications tranchées à la complexité du réel ; la confiance accrue dans la valeur des idées, qui par des opérations subtiles finissent toujours par diriger les comportements humains : telle est l’inspiration de notre quatrième étude, Les origines philosophiques de l’homme de sentiment.

Je m’adressais, d’autre part, à l’ensemble du Collège, c’est à dire à un auditoire qui aurait compris à la fois, chez nous, les élèves des hautes classes de nos lycées, et nos étudiantes de licence. Devant cette assemblée nombreuse et vive, je parlais de l’évolution de la poésie française au dix-neuvième siècle. Ce fut pour moi un grand plaisir ; je ne sais si celles qui ni écoutaient en peuvent dire autant. Un soir, à neuf heures, en me rendant à mon cours, je me trouvai suivre et rejoindre deux étudiantes qui allaient aussi vers l’amphithéâtre, robes blanches dans la nuit qu’elles semblaient fleurir ; je saisis sans le vouloir un lambeau de leur conversation. Il avait été question, la veille, de la poésie d’Arthur Rimbaud. Elles parlaient, rieuses, moqueuses un peu, mais non pas du tout indifférentes, de ce qui était évidemment pour elles une surprenante nouveauté. La première demandait à la seconde si elle voyait la couleur des voyelles ; et la seconde demandait à la première si elle était un opéra fabuleux. Je n’ai pas entendu la suite ; mais si, plus tard, mes deux étudiantes ont songé, ne fût-ce qu’une heure, ne fût-ce qu’une minute, à cet effort de notre poète pour arriver à l’inconnu et pour exprimer l’ineffable, et si ces richesses désespérées ont seulement effleuré leur vie, j’estime que je n’aurai pas tout à fait perdu mon temps. — Les caractères originaux du lyrisme romantique français ; Solitude de Baudelaire ; Sur un cycle poétique, sont, à l’origine, des fragments de ce cours.

Des liens nombreux et forts m’attachent aux États-Unis ; à l’Université Columbia, qui a bien voulu m’inviter la première, et qui, fidèle amie, m’a si souvent compté au nombre de ses professeurs ; à l’Université Harvard, qui, par un honneur dont je ne me lasse pas d’être fier, m’a permis de revêtir sa robe doctorale ; à tant d’autres Universités, à tant d’autres Collèges, qui furent désireux d’entendre une voix française leur parler de France. Déjà l’Université de Chicago a prolongé idéalement mon séjour chez elle, en faisant publier par ses Presses des Études critiques sur Manon Lescaut, qui ont transporté l’héroïne de l’abbé Prévost non plus à la Nouvelle Orléans pour y mourir, mais dans l’Illinois pour y revivre. Voici maintenant que nous acclimatons un peu de Diderot, un peu de Lamartine, de Hugo, de Baudelaire, à Bryn Mawr. Ces grandes ombres y étaient déjà si connues qu’elles ne s’y trouveront pas dépaysées.

Nous remercions Miss Marion Park, présidente de Bryn Mawr College, qui nous a désigné au choix de la Fondation Flexner. Et comment oublierions-nous Miss Eunice Morgan Schenck, directrice du département de français et doyenne de la Graduate School ? Aucun de ceux qui travaillent à resserrer les relations intellectuelles entre les États-Unis et la France n’ignore la double contribution qu’elle apporte à cette grande tâche : celle de son intelligence et celle de son cœur.

Solitude de Baudelaire1

Les poètes dans la mêlée

« Nous sommes les poètes, disaient-ils de leur voix grandiloquente ; nous sommes les conducteurs des peuples. Nos peuples qui dorment, nous finirons bien par les réveiller : ils reprendront conscience de leur force, ils courront aux armes et chasseront leurs tyrans : à nous de les mener à la nouvelle croisade, la croisade de la liberté. »

Ainsi, dans tous les pays d’Europe qui s’apprêtaient aux grandes résurrections, ce n’étaient que cris d’appel, exhortations, reproches, encouragements, satires, chants guerriers. En 1848, à la nouvelle de la Révolution, Petöfi gagne en hâte Budapest, prend la tête du mouvement national, et devant la foule assemblée lance son chant héroïque : La patrie appelle, ô Hongrois ! Debout ! À présent ou jamais ! Être esclave ou bien libre ; voilà la question : choisis ! — Par le nom du Dieu des Hongrois, nous jurons que nous ne serons plus esclaves ! L’année suivante, il meurt en combattant. Pour recueillir les hymnes populaires que les poètes d’Italie composaient vers le même temps, il faudrait des volumes entiers. Ardents, exaspérés, insoucieux des raffinements de la forme et ne songeant qu’à l’action, ils improvisaient des vers qu’on répétait de bouche en bouche, qu’on déclamait, qu’on chantait dans les rues, dans les théâtres, jusque dans les églises : et sur les champs de bataille, aussi. Unissez-vous, frères italiens ! Le temps des humiliations est passé : montrez aux étrangers, ces barbares, que votre pays n’est pas la terre des morts, et qu’on ne peut impunément l’insulter ou l’opprimer ! Aux armes ! Aussi longtemps qu’un coin de votre sol demeurera esclave, aussi longtemps que l’Italie ne sera pas une, des Alpes à la mer, votre tâche ne sera pas finie. Luttez, le triomphe est proche : l’Italie va reprendre sa place glorieuse au milieu des nations… Voilà ce qu’ils disaient tous : Alessandro Poerio, Goffredo Mameli, qui, cette même année 1849, moururent pour l’unité de leur patrie ; Giuseppe Giusti ; et leurs successeurs, Aleardo Aleardi, Giovanni Prati ; et tant d’autres : autant de poètes, autant de héros qu’il en fallut pour que retentît à la fin, sur le Capitole conquis, l’hymne triomphal de Rome.

Michel, pourquoi pleures-tu, — pleures-tu si fort ? — Parce que je suis chargé de mille liens — et partagé entre trente-six États. — C’est pour cela que je pleure, — que je pleure si fort. Les choses ne pouvaient plus durer ainsi, et Michel finirait bien par se débarrasser de sa muselière. — Quelle vie ! quelles luttes-pour la vérité et pour le droit-sur les bancs de la brasserie ! — Non, nos mœurs actuelles — ne sont vraiment pas mauvaises — sur les bancs de la brasserie. C’était encore une chose qui ne pouvait plus durer ; cette éloquence vaine, ces diatribes autour des pots de bière, ces discours qu’on rentrait dès qu’on avait quitté les bancs de la brasserie, étaient ridicules : si les Germains voulaient mériter vraiment leur liberté avec leur unité, il importait d’agir. Traîner son ennui, raconter à tout venant ses peines de cœur, gémir sur ses amours malheureuses, pleurer dans les forêts ou sur le bord des lacs, maudire la vie, aspirer au néant, — seuls des attardés pouvaient remplir leurs vers de ces sentiments faibles et lâches. Les poètes animés de l’esprit nouveau devaient chanter l’Allemagne, comme avait fait, dès 1841, Hoffmann von Fallersleben :

Deutschland, Deutschland über alles,
Über alles in der Welt…

Georg Herwegh, ami du peuple, ennemi des rois, reprochait à Freiligrath d’employer son talent à imiter Byron, romantique démodé ; à imiter Victor Hugo et son orientalisme de pacotille. Et Freiligrath, converti, se faisait à son tour le poète du libéralisme et de la révolution. Adieu, Hamlet ! Il est resté trop longtemps assis, — trop longtemps couché, et il a trop lu dans son lit. — Son sang s’est figé-et le voilà court d’haleine et trop gras. — Il a tissé trop de trames savantes. — Sa plus belle action, c’est précisément de penser. — Il s’est usé, à Wittenberg, — sur les bancs des salles de cours et des tavernes… Cet Hamlet poussif manquait de cœur ; il se livrait à d’innombrables monologues, mettait son courroux en vers, feignait la folie : adieu, Hamlet.

Ils n’étaient pas toujours d’accord sur les moyens, les uns tenant pour la monarchie, et les autres pour la République : mais tous tenaient pour la patrie. Ils sortaient de leurs salles d’études, de leurs bibliothèques, de leurs universités ; ils abandonnaient leur foyer, et se jetaient dans la mêlée. On les mettait en prison, on les exilait : loin de se taire, ils reprenaient leur chant, plus âpre et plus fort. S’ils vivaient assez vieux malgré tant de traverses, ils étaient récompensés par la plus belle joie, celle de voir leurs idées s’imposer à la vie. Les bannis rentraient, les persécutés devenaient les vainqueurs : c’était Sadowa, la Prusse triomphante, la confédération de l’Allemagne du Nord ; c’était Versailles, et l’Empire germanique. C’était le royaume constitutionnel de Sardaigne, ferme espoir ; les États disparates qui, l’un après l’autre, s’agrégeaient à lui ; et l’unité italienne.

Cependant Baudelaire, pâle jardinier confiné dans la moiteur de ses serres, cultivait ses fleurs étranges. Il ne croyait pas que la poésie consistât à crier, à hurler, à orner de rimes par à peu près des vers composés à la douzaine, et si grossiers qu’on s’étonnerait plus tard, le moment des exaltations une fois passé, qu’on eût pu les prendre pour des vers. Il détestait le peuple, cette zoocratie ; il niait le progrès, cette tromperie, ce mensonge pour imbéciles : le vrai progrès, le seul progrès, eût été d’abolir en nous le sens du péché, ce qui était impossible aux enfants des hommes. S’imaginer qu’ils deviendraient plus heureux parce qu’ils changeraient de cocarde, blanche, rouge, ou tricolore, pure absurdité ; erreur sur la nature de leur être et sur leur destin. Il est vrai qu’il était monté sur les barricades, en 1848 ; et qu’il avait publié un journal démocratique, pour dire à la foule qu’il n’y avait rien de plus beau que la république et la liberté. Mais son aberration n’avait pas duré beaucoup plus longtemps que ce journal lui-même, lequel avait cessé de paraître après son deuxième numéro. Maintenant, sans s’inquiéter des problèmes seconds qui dérivaient du seul problème essentiel, c’est celui-là qu’il considérait, sinon pour le résoudre, du moins pour en éclaircir les termes. Il voulait cerner, analyser, rendre visible à tous les regards le mal qui est dans notre conscience, dans notre nature, dans les profondeurs secrètes de notre âme, indissolublement mêlé avec le bien. Si encore nous détestions fermement cette perversité première ! Mais nous l’aimons ; nous nous délectons d’elle ; l’artifice, la laideur, le crime même, nous les haïssons et nous les chérissons. Cette condition effroyable, cette duplicité de l’homme, qui semble s’accroître à mesure que la vie moderne exaspère davantage nos nerfs, brûle davantage notre sang, la raison ne peut pas l’expliquer ; et comme on détourne les enfants de leur douleur en leur montrant des jouets, elle divertit notre attention par des mirages, la politique, le progrès, le bonheur social, jouets d’enfants. Mais pour son compte, Baudelaire ne voulait pas se détacher du seul sujet qui importât ; et laissant les autres à ce qu’il estimait n’être que des activités de surface, demandant à la poésie les révélations, les illuminations que les facultés intellectuelles sont impuissantes à nous donner, il descendait vers les abîmes intérieurs où personne, pas même Dante, ne l’avait précédé.

Les poètes heureux

De la force, du prestige ; la grande flotte, et ces vaisseaux marchands qui sillonnent toutes les mers ; la Banque ; la Constitution ; une puissance industrielle et commerciale solidement établie ; de la richesse, du luxe paisible, de l’ordre, de la dignité, de la moralité, de la décence, de la religion ; la certitude que le juste ciel sait discerner les mérites d’une nation et récompenser ses vertus ; un contentement de soi qui reste discret, mais inébranlable : c’est l’Angleterre de la très sage et très glorieuse reine Victoria.

Il ne s’agissait plus, pour les gens de lettres, d’être débridés, incroyants, anarchiques : ils s’étaient mis à la raison. Le grand poète était Tennyson : fut-il jamais plus heureuse vie ? Évoquons-le dans son décor de l’île de Wight : au fond, un château qui domine la mer ; des bois ; un grand parc, des chevaux, des lévriers ; au premier plan, le poète qui se promène sur la grève, en demandant aux flots paisibles de lui dire le secret de leurs harmonies. En lui, tout est noblesse et sérénité. Il domine la nature, qui n’est ni la force immense qui échappe à nos prises et reste indifférente à nos malheurs, ni l’être universel dans lequel l’individu veut se dissoudre. L’amour, qui fait quelquefois souffrir, n’a pourtant pas le droit de devenir la passion sauvage qui se rebelle aux lois de la société. Enoch Arden, revenant au logis après une absence si longue qu’on l’a cru mort, et retrouvant sa femme Annie mariée à son ancien rival, comprendra ce qu’il convient de faire : accepter, se taire, disparaître ; après sa mort seulement, Annie saura qu’il l’a toujours aimée. Ainsi tous les thèmes lyriques se traitent en beauté, en grandeur. L’histoire, à la bien comprendre, est le symbole de la lutte entre le vice et la vertu, la vertu finissant toujours par l’emporter. La mort n’a rien d’affreux : le juste s’endort en paix dans les bras du Seigneur.

Il était beau et grave, il était digne et pieux. Mais le plus admirable dans son cas est son accord parfait, son accord idéal, avec son temps, son milieu, son pays : son noble pays, si beau, si grand, et sans comparaison possible le premier de tous. Sa célébrité ne vient pas de quelque nouveauté audacieuse, mais bien plutôt de l’excellence de son conformisme, paré de la douceur virgilienne de ses vers. S’il chante les héros de sa patrie, Nelson, Wellington, ce n’est pas pour obéir à quelque commande, mais à l’élan spontané de son âme ; on dirait qu’il est né poète lauréat. Il professe pour la reine une admiration nuancée de respect et de tendresse ; il lui écrit, elle lui répond : elle est la nation, il est la parure de la nation. On le charge d’honneurs officiels ; quand il meurt, « la reine pleure avec une profonde douleur son noble poète lauréat » ; le peuple se presse à son service funèbre, et défile devant sa tombe, à Westminster. Aucun poète, a écrit Wyzewa, ne saurait espérer pareille fortune, jamais.

Pareille fortune, Elisabeth Barrett, sa contemporaine, ne l’a pas eue ; mais je ne sais si elle n’a pas obtenu des dieux une plus précieuse faveur. Les imaginations des adolescents, qui croient que la vie des poètes est toute romanesque et toute belle, songe d’un jour de printemps, sont ici dépassées. Elle gisait sur sa chaise longue, sur son lit ; si maladive et si frêle, qu’elle ne pouvait sortir, qu’elle se dérobait au vent, à l’air, au soleil ; elle ne voyait même plus la lumière du jour. Ce n’est pas qu’elle s’abandonnât tout à fait ; elle avait l’esprit lucide et l’âme ardente ; elle écrivait des vers. Mais tous les jours elle croyait mourir. Or, un poète, Robert Browning, rentrant de voyage et feuilletant les livres qui l’attendaient au logis, trouve son nom dans un recueil que lui a envoyé Elisabeth Barrett. Il lui écrit pour la remercier ; elle lui répond : il lui rend visite ; ils s’aiment. Secrètement ils se marient ; et puis Robert Browning enlève Elisabeth Barrett.

Ce roman-là, tout le monde le connaît et le cinéma même l’a rendu populaire : la tyrannie d’un père trop obstiné ; la première sortie de la jeune fille, et son ravissement de revoir les arbres et le ciel ; le mariage furtif ; le départ pour l’Italie. Mais songez à cet autre miracle : la vie a pardonné à Elisabeth cette provocation ; ce bonheur n’a pas été détruit à peine goûté ; ni la maladie, ni la maternité, ni le contact quotidien, ni les jalousies de métier, ni les concurrences de vanité, ni la gloire, n’ont réussi à amoindrir ce grand amour. On éprouve une crainte rétrospective, en lisant les admirables élévations qu’elle donna en 1847 sous le titre de Sonnets du Portugais : est-il possible qu’une telle béatitude soit durable ? Imprudente, la femme qui ose réveiller ainsi les puissances jalouses qui défendent aux mortels d’être heureux. Elle exprime la surprise qu’elle éprouva, lorsqu’un être mystérieux apparut dans son existence en conquérant : elle croyait que c’était la mort, et c’était l’amour. Elle dit sa joie, sa reconnaissance : son cœur, lourd de chagrin, s’est allégé ; elle gisait, elle s’est relevée : comment pourrait-elle rendre grâces à celui qui l’a transfigurée par le bonheur ? Faibles seraient ses dons, — ses vers, sa vie, son âme, — si elle ne pouvait lui offrir la flamme qu’il a lui-même allumée. Maintenant ils sont unis, lui et elle ; ni l’océan, ni les montagnes ne réussiraient à les séparer : « nos mains dans l’infini sauraient se rencontrer »

Or, elle put s’élever ainsi jusqu’au sublime, sans que son vol fût entravé ; ses jours furent sans nuages, et ses années sans hiver ; elle garda le privilège d’un amour que rien ne vint altérer, et qui resta ce qu’il avait été au premier jour, aussi confiant, aussi intense, et aussi pur.

Pour lui, s’il arrivait que ce grand amateur d’âmes s’étonnât quelquefois de distinguer chez Elisabeth un cœur si profondément dévoué, et un esprit si libre et si différent du sien ; s’il s’irritait de la voir demander aux ombres ce que les vivants ne peuvent savoir ; s’il se sentait de caractère plus brusque et moins attendri ; s’il songeait quelquefois à la mort, qui n’appelle pas au même moment ceux qui s’aiment, il se rassurait vite ; car il portait en lui une conviction capable d’apaiser toutes les inquiétudes et de calmer tous les chagrins. La vie que nous menons sur cette terre, il n’en doutait pas un seul instant, n’est qu’un essai ; les âmes accèdent à une vie supérieure qui complète leur rêve. Tout ce qui, par impossible, manquerait à la perfection de son bonheur, il l’obtiendrait lors de cette seconde naissance. Et dès lors il ne craignait plus rien, pas même la mort. « J’ai toujours été un lutteur. Une lutte de plus, la meilleure et la dernière ! Je haïrais une mort qui me banderait les yeux, qui m’épargnerait, qui me demanderait de passer en rampant. Non, je veux la goûter tout entière, me comporter comme mes pairs, les héros de jadis, supporter le choc, et en une minute payer ce que doit ma vie heureuse en arrérages de douleur, de ténèbres et de froid. Car tout d’un coup, le pire devient le meilleur pour le brave ; la minute noire est terminée, et la rage des éléments, les voix délirantes des démons vont s’affaiblir, se fondre, changer, devenir d’abord la paix exempte de souffrance, puis une lumière, puis ton sein, ô âme de mon âme. Je t’étreindrai de nouveau ! Le reste, à la garde de Dieu. »

Le bonheur, Baudelaire ne le connaissait pas ; il ne connaissait rien qui ne fût entaché de trouble et d’impureté. Entre sa vie, et celle de ces seigneurs des lettres, il n’y avait aucune mesure, aucun point de comparaison. Il était pauvre, et ne parvenait pas toujours à placer sa copie ; l’argent qu’il avait eu jadis, il l’avait gaspillé si vite qu’il lui semblait n’en avoir jamais eu. Il était malade et déchu. L’amour n’était pour lui qu’une recherche anxieuse, toujours trompée ; sa compagne familière était Jeanne Duval, la mulâtresse rencontrée d’aventure, la femme perdue. Un poète maudit : il était un poète maudit, rien d’autre. Les châteaux et les parcs, les palais aux bords de l’Arno, les chevauchées au milieu des douces collines toscanes, les honneurs, la gloire : quelle ironie ! Ses nerfs exaspérés transformaient tout en souffrance, même la joie d’écrire. Il ignorait les effusions du cœur, les élans, et ces moments magnifiques où le poète n’a plus qu’à laisser conduire sa plume par son démon intérieur. Au contraire, il peinait, corrigeait, retouchait, pour arriver à donner à ses vers la qualité unique que Théophile Gautier reconnaissait en eux : pénétrants comme les brouillards d’Angleterre et solides comme du marbre. La facilité verbeuse d’Aurora Leigh, qui paraît la même année que les Fleurs du mal, en 1857 ; l’obscurité où se complaisait Robert Browning, demi-dieu fulgurant parmi les nuages, lui auraient paru des crimes contre l’art et contre l’esprit. Son peuple, ami du bon sens et de la raison, ne le comprenait pas ; les tribunaux français l’avaient condamné. Lorsqu’il était parti pour la Belgique, afin d’y récolter de quoi vivre, il n’avait fait que sentir plus cruellement sa misère ; et déjà il n’était plus au nombre des vivants. Comment eût-il pu, enfin, se réfugier dans la croyance ? Était-il chrétien ? Pour l’être, il ne suffit pas du sentiment du péché, lourd fardeau ; des aspirations, des nostalgies ; du désir de l’infini. Encore faut-il qu’on adopte une règle de vie, une morale ; qu’on abandonne le monde de la chair. Encore faut-il, pour trouver le port paisible où n’arrivent plus les vents mauvais, le vouloir d’abord ; et ensuite, le mériter.

De Grandes Douleurs Dans de
           Petites Chansons…
* * *

Il avait un voisin, qu’il connaissait ; et même il s’était servi quelquefois de ses vers.

Celui-ci comprenait mieux le problème profond de notre vie, puisqu’il représentait lui-même l’homo duplex, la créature contradictoire que se disputent des puissances ennemies. Henri Heine était romantique, et laissait doucement s’épanouir la petite fleur bleue de son cœur : et antiromantique, détestant le flou et l’indécis, les grandes tirades et l’éloquence, les airs tragiques, les poses d’acteur : ce n’est pas lui qui aurait consenti à jouer, secrètement joyeux, le rôle du gladiateur mourant. Il était sentimental, au point de s’être épris de sa cousine, et puis de son autre cousine, comme les collégiens : des cousines riches, qui avaient bien ri de ce soupirant. En même temps, il était si perspicace et si fin, il lisait si clairement dans les âmes, qu’il détruisait toutes les illusions, même les siennes ; il n’avait pas fini d’aimer qu’il voyait déjà que sa mie n’avait pas de cœur : sur les beaux yeux de ma mie, j’ai composé les plus belles chansons ; sur la bouche mignonne de ma mie, j’ai fait d’exquis tercets ; sur les joues délicates de ma mie, j’ai ciselé des stances superbes ; et si ma mie avait un cœur, je ferais sur ce cœur un gentil sonnet . Il réussissait ce paradoxe, d’être à la fois tendre et voltairien. Les forêts de sapins, vert et sombre manteau des collines ; la mer grise qui souffre éternellement, et qui se plaint ; le soleil qui renouvelle chaque soir la fête éclatante de ses adieux, lui étaient chers : à moins qu’il ne préférât le tumulte des villes, les salons, les cafés, et même la poussière du boulevard. L’Allemagne l’avait méconnu, houspillé, chassé ; la France l’avait reçu, et Paris était devenu non seulement son séjour, mais la patrie de son esprit. Aussi éprouvait-il pour la première une antipathie toute mêlée d’amour ; et pour la seconde, une affection toute pleine d’ironie.

Républicain, démocrate, et révolutionnaire, il espérait qu’un jour se lèverait, et ce jour était proche, où le soleil de la liberté réchaufferait le monde, et chasserait du ciel l’aristocratie des étoiles. L’issue du combat gigantesque qui mettait aux prises ceux qui ne possédaient rien et ceux qui possédaient tout n’était pas douteuse : bientôt il n’y aurait plus qu’une seule patrie, la terre ; et qu’une seule croyance, le bonheur ici-bas. Plus de frontières, plus de tyrans ; les hommes ne mettraient plus leur confiance dans un au-delà dont la vaine attente les privait du seul bien qui fût à leur portée : ils seraient heureux tout de suite, aujourd’hui. Seulement, il n’était pas tout à fait sûr de n’être pas lui-même un aristocrate ; de n’avoir pas une certaine indulgence pour les princes, qui honorent les poètes et qui leur fournissent une pension ; ce qu’il ne savait que trop, c’est que les camarades prolétaires buvaient, fumaient, sentaient mauvais, étaient sales ; et il ne pouvait pas s’empêcher de dire que si le peuple lui serrait la main, il irait la laver.

Hélas ! il n’était pas un Régulus, et se sentait peu de goût pour être bercé dans un tonneau lardé de pointes ; il n’était pas un Brutus, et frissonnait à l’idée d’enfoncer un poignard dans son pauvre ventre. Mais le pire de sa condition était peut-être ceci : il pensait que l’humanité se partageait en deux races, les Hellènes, dont il aurait voulu être, et les Nazaréens, dont il était.

Bien que ces complexités, ces contrastes, ces luttes, et cette maladie aussi, qui pendant des années a fait de lui un paralytique gémissant, eussent pu offrir à Baudelaire des points de contact et des ressemblances reconnues, celui-ci n’a pas trouvé chez Henri Heine une âme fraternelle. Ce Henri Heine, dès qu’il prenait la plume, on aurait dit qu’il s’efforçait de n’être pas profond ; c’était sa manière, il ne voulait rester qu’en surface. Au moment où l’on croyait qu’il allait exprimer sa peine essentielle, il quittait la partie, détournait la tête, et se mettait à sourire. Une larme sur un champ de rire, c’est le blason que porte mon humour. Il raillait tout ; il ironisait sans cesse. Et certes, ils étaient beaux, ses vers, avec leurs aveux retenus, leurs tristesses refoulées, leur accent si tendre, si gouailleur, et si triste. Mais tout en leur accordant une originalité rare, voire même une qualité unique, il faut bien avouer aussi que ceux de Baudelaire sont d’une autre puissance. La manière de Baudelaire ne comporte ni cette humilité, ni ce refus d’aller jusqu’aux profondeurs des âmes, ni cet accompagnement en sourdine, contradictoire et moqueur, ni ce scepticisme, ni cet humour et ses caprices, ni cette façon de « mettre de grandes douleurs dans de petites chansons », ni cette veine populaire du lied, ni cette musique en ton mineur. La voix de Baudelaire est si étrangement pathétique, qu’elle semble ajouter à la parole humaine des vibrations venues de l’au-delà.

Le désir de l’inconnu, l’ardent besoin d’entendre ce que nos oreilles n’ont jamais recueilli, de voir ce que nos yeux n’ont jamais deviné, et de toucher l’impalpable : tel est le sentiment à quoi l’on reconnaît la poésie moderne, son tourment, sa folie, sa grandeur. De la soif qui pousse les poètes vers les royaumes interdits, vers les régions obscures où la conscience apparaît à peine, Henri Heine n’est pas possédé ; les peines de nos jours et de nos nuits suffisent à son inspiration ; il ne cherche pas de nouvelles lumières ou de nouvelles ténèbres. Du nouveau ; trouver du nouveau ; sortir de nos prisons, sortir de notre être, atteindre enfin l’inaccessible : telle est au contraire la passion qui exalte Baudelaire. La parenté véritable aurait exigé une même disposition des âmes, et puis un commun départ vers l’inconnu. Mais pour devenir un voyant ; pour créer un monde de fantasmagories et de mirages ; pour trouver les mots magiques qui illuminent, montrant tout d’un coup, au-delà des apparences, les réalités substantielles ; pour revivre les vies antérieures, se projeter dans les vies futures, se laisser bercer par l’harmonie des correspondances universelles que les initiés arrivent à percevoir ; pour exaspérer les sens jusqu’aux folies révélatrices ; pour tenter enfin les opérations surhumaines qu’il croyait réservées aux poètes, Baudelaire restait seul.

Baudelaire et Edgar Poe

Son semblable, son frère, ce n’est pas en Europe que nous devons le chercher, mais dans le Nouveau Monde.

Car il y avait, là-bas, en Amérique, un homme qui avait été sa préfiguration. Un rebelle, un maudit, si différent de ceux de sa race et de son milieu, qu’il avait été un objet de scandale à toutes les époques de sa vie, et jusque dans les circonstances de sa mort. Un habitant des paradis artificiels ; un hôte de Dreamland, de Thulé, où des montagnes vertigineuses tombent à pic dans des mers sans grèves, où des âmes douloureuses errent autour des lacs noirs, où les arbres des forêts prennent figure de Titans, où les yeux des femmes aimées que la mort a ravies brillent éternellement. Un esprit analytique, une raison lucide, se jouant des problèmes et des énigmes ; un rêveur, un obsédé, un halluciné. Et un génie. Il n’était pas seulement le théoricien de la poésie ; et non seulement l’ouvrier prodigieusement habile qui connaît toutes les ressources de son art, qui en utilise tous les procédés, depuis les plus simples jusqu’aux plus subtils : mais celui qui en comprend l’essence. La poésie n’est pas, disait-il, une simple répétition, une imitation plus ou moins grossière des beautés formelles qui tombent sous nos yeux. Elle est une lutte pour appréhender les beautés supraterrestres que nous devinons par intervalles ; elle est un élan vers l’infini, vers l’éternel. Et si, lorsque nous entendons de beaux vers, il nous arrive de frissonner et de pleurer même, ce n’est pas à cause de l’émotion que nous donne une heureuse réussite : mais ce sont, bien plutôt, larmes de douleur ; nous souffrons de nous sentir si près des harmonies célestes, et de rester incapables de les retenir dans leur plénitude. We struggle by multiform combinations among the things and thoughts of time, to attain a portion of that Loveliness whose very elements perhaps appertain to eternity alone… « Par des combinaisons multiples, nous luttons au milieu des choses et des pensées qui sont de l’ordre du temps, pour atteindre une portion de cette Beauté dont les éléments véritables appartiennent peut-être à la seule éternité… »

Comme on pourrait rêver, si on était délivré de la considération de l’espace et de la durée, rêver à la rencontre idéale d’Edgar Poe et de Baudelaire ! — Ils ne se sont jamais rencontrés ; ils ne se sont jamais vus. Poe n’a jamais su qu’il avait, si loin, là-bas, en France, un admirateur fanatique. Baudelaire a été frappé comme par une révélation ; il s’est aperçu, épouvanté et ravi, qu’il avait imaginé des sujets que Poe avait imaginés vingt-cinq ans auparavant, qu’il avait écrit des phrases que Poe avait écrites vingt-cinq ans auparavant : et donc il était, dans un certain sens, le double d’Edgar Poe. Aussi s’est-il fait le héraut de sa gloire. Il allait vantant ses œuvres à tout venant ; il écrivait aux critiques pour leur demander de l’aider à faire connaître au public français les œuvres de ce génie ; il se remettait à l’anglais pour le traduire ; il écrivait sa biographie passionnée. Il était d’accord avec lui contre le progrès, « cette grande hérésie de la décrépitude » ; contre l’envahissement du matérialisme, toute certitude étant dans les rêves ; sur la valeur de l’imagination, « faculté quasi divine qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies. » Rien ne lui semblait plus juste et plus beau que ses définitions de la poésie, « un enlèvement de l’âme », « un accent d’immortalité ».

Mais quand il commença de le lire, vers 1846, Poe était si lointain qu’il lui apparaissait comme une figure irréelle ; et quand il commença de pénétrer dans l’intimité de son œuvre, Poe était mort.

Les caractères nationaux du lyrisme romantique français2

I

Le romantisme, nous dit-on, est une déviation de notre caractère national. Est-ce si sûr ? Dans les mêmes thèmes poétiques, développés à peu près aux mêmes époques en France ou en Angleterre, en Italie ou en Allemagne, n’est-il pas possible de distinguer des différences irréductibles, qui viennent de psychologies nationales obstinément vivaces ?

Il est bien entendu que je ne porterai pas de jugements, que je ne décernerai pas de prix, que je ne dresserai pas de palmarès. Il ne m’appartient pas de dire que telle production lyrique est supérieure à telle autre, mais seulement de déterminer en quoi elle est autre. Il y a plusieurs demeures dans la maison des poètes : et chacune a sa beauté.

* * *

Un trait de notre tempérament est si connu, qu’il suffit de le rappeler pour que chacun tombe d’accord sur son existence et sur ses attributs : notre besoin d’ordre et de clarté. Nous aimons donner à nos compositions un commencement, un milieu et une fin, attribuant à chaque partie son rôle particulier, un exorde, une démonstration, une conclusion. Nous lions ces parties successives par des transitions, et pour que personne ne s’y trompe, nous multiplions les signes logiques, les car, les or, les donc, les enfin. Nous conduisons le lecteur par la main depuis le commencement de la route jusqu’au but.

Prenez, comme par jeu, une poésie de l’époque classique et considérez sa composition : vous y trouverez une vertu analytique, une volonté distributrice, une rigueur si marquées, qu’elles vous paraîtront à peine compatibles avec la notion de poésie. Même une fable de La Fontaine est une « comédie », ou une « tragédie », avec ses actes faciles à découper dans leur succession progressive : on nous l’a suffisamment répété dans les classes pour que nous en soyons justement convaincus. Et je ne parle pas des odes dans lesquelles Boileau s’est évertué à mettre quelque désordre, estimant que le genre comportait cette pénible nécessité. Nous savons trop qu’il n’y a jamais réussi, et que son savant désordre est resté rationnel.

Transportons-nous au temps du romantisme, et demandons-nous si ces qualités traditionnelles subsistent chez nos poètes, ou si, dans la grande tourmente, elles se sont égarées ; considérons, parmi tant d’exemples possibles, Alfred de Musset, au moment où sa sensibilité est particulièrement exaspérée, après sa rupture avec George Sand. Il est tout nerfs, toute peine, toute douleur. Pour se mettre à écrire, il a besoin d’excitants ; il faut qu’il provoque, par quelque artifice, le dieu dolent qui est en lui, et qui demande obscurément à s’exprimer. Or dans ses poèmes, au moment même où il risque de se perdre, où il semble parti vers la déraison, nous allons le voir se reprendre. La logique traditionnelle de notre esprit retrouvera ses droits, lui interdira de persister dans son égarement, et le ramènera vers l’ordre.

Telle est la Nuit de décembre. Voici le commencement de l’hallucination :

Du temps que j’étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s’asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir
Qui me ressemblait comme un frère.

Le thème se développe dans une série de strophes :

Partout où j’ai voulu dormir,
Partout où j’ai voulu mourir,
Partout où j’ai touché la terre,
Sur ma route est venu s’asseoir
Un malheureux vêtu de noir
Qui me ressemblait comme un frère.

À ce point, quand la pièce semble aller d’un mouvement rapide vers sa conclusion, une véritable divagation commence. Le souvenir de George Sand s’empare impérieusement d’Alfred de Musset. À celle qui l’a abandonné, il parle, il fait des reproches directs ; on dirait qu’il oublie l’enfant vêtu de noir, son frère ; qu’il ne voit plus que la femme traîtresse ; il l’interroge comme si elle était devant lui ; le passé se transforme en présent :

Je rassemblais les lettres de la veille,
    Des cheveux, des débris d’amour.
Tout ce passé me criait à l’oreille
    Ses éternels serments d’un jour.
Je contemplais ces reliques sacrées
    Qui me faisaient trembler la main :
Larmes du cœur par le cœur dévorées,
Et que les yeux qui les avaient pleurées
    Ne reconnaîtront plus demain !…

J’allais poser le sceau de cire noire
    Sur ce fragile et cher trésor,
J’allais le rendre, et n’y pouvant pas croire
    En pleurant j’en doutais encor.
Ah ! faible femme, orgueilleuse, insensée,
    Malgré toi tu t’en souviendras !
Pourquoi, grand Dieu ! mentir à ta pensée ?
Pour qui ces pleurs, cette gorge oppressée,
    Ces sanglots, si tu n’aimais pas ?

Oui, tu languis, tu souffres et tu pleures,
    Mais ta chimère est entre nous.
Eh bien, adieu. Vous compterez les heures
    Qui me sépareront de vous…

Mais l’égarement ne dure pas ; Musset revient à son thème central, revient à l’inconnu vêtu de noir, par une transition si gauche, par un « tout à coup » si naïf, qu’un pseudo-classique ne désavouerait pas le procédé :

Mais tout à coup, j’ai vu dans la nuit sombre
    Une forme glisser sans bruit.
Sur mon rideau j’ai vu passer une ombre ;
    Elle vint s’asseoir sur mon lit.
Qui donc es-tu, morne et pâle visage,
    Sombre portrait vêtu de noir ?

Ainsi la voie droite est reprise. Encore ne faut-il pas que l’hallucination elle-même persiste comme telle ; il convient qu’elle s’explique, qu’elle prenne un sens, qu’elle devienne un symbole intelligible à tous ; et qu’enfin l’inconnu vêtu de noir dévoile son identité :

Ami, je suis la solitude.

Qu’elle ressemble peu, cette Nuit de décembre ainsi menée ; qu’elles ressemblent peu, les Nuits de Musset, aux Hymnes à la nuit de Novalis ! Nous voyons chez ce dernier un abandon total et voluptueux aux puissances du subconscient, une renonciation aux catégories logiques de l’esprit ; l’espace et le temps s’abolissent sans reprises ni retours : la cruelle, l’impuissante lumière n’éclaire que l’irréel, et la réalité vraie s’atteint dans les abîmes de « la sainte, l’ineffable, la mystérieuse nuit » :

Un jour que je versais des larmes amères, que mon espérance se fondait, dissoute dans le chagrin, et que je me tenais seul auprès du tertre dénudé qui dans un espace étroit et sombre, ensevelissait la forme de ma vie, — seul, plus seul que le plus seul, traqué par une inexprimable angoisse, — sans forces et n’étant plus qu’une pensée de misère, — comme mes yeux cherchaient de tout côté quelque secours, ne pouvant ni avancer ni reculer, et comme je m’attachais avec une invincible nostalgie à ma vie envolée, éteinte :-Alors vint du lointain bleu — des hauteurs de mon ancienne béatitude, une ondée crépusculaire — et d’un seul coup se déchira le lien de la naissance, — la chaîne de la lumière. Alors s’évanouit la splendeur terrestre et mon deuil avec elle — et du même coup le flot de ma mélancolie se perdit dans un monde nouveau, insondable. — Et toi, Ivresse de la Nuit, sommeil du Ciel, tu vins sur moi — le paysage s’éleva doucement et au-dessus du paysage planait mon esprit délivré, ressuscité. La terre ne fut plus qu’un nuage de poussière — à travers ce nuage, je vis les traits illuminés de la Bien-Aimée. Dans ses yeux reposait l’Éternité, — et les larmes devinrent entre nous un lien étincelant, indéchirable. Les milliers d’années remontaient le cours des âges et s’éloignaient comme des ouragans. — son cou je pleurais sur ma vie nouvelle des larmes de ravissement. Ce fut le premier, le seul rêve, et depuis lors, je crois éternellement, immuablement, au ciel de la Nuit et à sa lumière, la Bien-Aimée…

Quand un poète allemand écrit, c’est pour être senti. Quand un poète français écrit, c’est quelquefois pour être senti, mais c’est toujours pour être compris. Il conserve, même au milieu de ses délires, le sentiment d’une obligation, d’un devoir à remplir envers le public et envers lui-même. Il a l’air de se repentir des digressions, qui l’éloignent de sa route, auxquelles il ne cède qu’avec remords, et qu’il abandonne enfin dès qu’il le peut pour revenir au bon chemin.

Nos romantiques ont lutté contre les excès de la raison, et ont remis à l’honneur une sensibilité qui, avant eux, n’osait plus guère s’exprimer qu’en prose. Mais ils ne sont pas allés jusqu’à la sensibilité pure, comme on dirait aujourd’hui ; encore moins jusqu’aux sensations primitives qui échappent à la conscience claire. De même pour l’imagination ; ils ont accompli cette révolution littéraire qui s’appelle un changement d’images : mais les images, ils ne les ont acceptées que cohérentes, disciplinées, soumises aux lois de la logique. Pour trouver, dans ce sens, des novateurs accomplis, il faut s’adresser à un Gérard de Nerval, qui a sombré dans la nuit ; ensuite à un Baudelaire, qui a demandé au subconscient le meilleur de son inspiration ; à un Rimbaud, qui a fait du dérèglement de tous ses sens une opération volontaire et une tâche consciente ; à Mallarmé ; enfin aux surréalistes, qui ont voulu déjouer le contrôle de la raison. Mais dans quelle mesure ont-ils réussi ? Le soleil noir de Nerval est une bien pauvre audace, à côté de la Nuit de Novalis ; les troubles de Baudelaire sont lucides ; Rimbaud n’est resté qu’une saison dans son enfer ; les poésies de Mallarmé sont encore de grands jeux d’intellectuel ; les surréalistes ont passé sans laisser derrière eux une œuvre de beauté. Que nous le voulions ou non, nos plus grandes réussites poétiques ont une solide armature ; mens divinior.

* * *

Nous sommes des orateurs, les étrangers nous le concèdent volontiers, quelquefois même avec une légère nuance de dédain. Déjà César remarquait que les Gaulois parlaient facilement, abondamment : c’est une tradition qui n’a guère varié depuis. Hérédité latine ? Instinct de prosélytisme, et désir de faire partager à autrui nos convictions ? Quelle que soit son origine, le fait est là, si souvent noté, lui aussi, qu’on nous dispensera de le développer plus longuement.

Or nos romantiques ne sont-ils pas, dans une large mesure, des orateurs ? N’aiment-ils pas se livrer à l’abondance de leur génie ? Nous épargnent-ils les longs développements où le jaillissement du lyrisme risque de se perdre ? Le type même de la construction de leurs plus belles pièces n’est-il pas celui de la période oratoire ? Les énumérations, les oppositions, les conclusions sonores, ne comptent-elles point parmi leurs effets favoris ? Quand ils laisseront la place à une autre génération, on leur reprochera leurs excès :

Prends l’éloquence et tords-lui le cou…

Rappelons-nous, en fait de construction oratoire, la grande période ascendante de À Villequier :

Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres…
Maintenant que du deuil qui m’a fait l’âme obscure
      Je sors, pâle et vainqueur…
Maintenant, ô mon Dieu, que j’ai le calme sombre…
Maintenant qu’attendri par ces divins spectacles…

et la période descendante qui la suit. Rappelons-nous, chez celui de tous nos poètes que le caractère de son œuvre semble soustraire à cette règle générale, rappelons-nous La Maison du berger :

Si ton cœur, gémissant du poids de notre vie…
Si ton âme enchaînée…
Si ton corps, frémissant des passions secrètes…

avec l’apostrophe qui suit. Rappelons-nous Lamartine, presque tout entier. Et rappelons-nous enfin la formule de Hugo qui traduit cette ivresse verbale :

Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu.

Évoquons, en regard, les Anglo-Saxons : comme ils diffèrent de nous sur ce point ! Orateurs, ils ne le sont guère. À part Byron, plus bavard qu’à proprement parler éloquent, ils ne se complaisent pas dans leurs propres discours. Songeons à l’intensité évocatrice de Shelley, à la discrétion de Keats, et relisons le début de l’Ode à une urne grecque :

Les mélodies que l’on entend sont douces, mais celles que l’on n’entend pas sont plus douces encore ; donc, suaves pipeaux, continuez de jouer non pour l’oreille sensuelle, mais des ballades plus chéries, des ballades pour l’esprit, sans sonorités !

Et encore :

Forme silencieuse, ta hantise dépasse notre pensée, comme fait l’éternité…

L’harmonie qu’il cherche, bien loin du genre oratoire, est infiniment délicate et subtile ; elle s’effaroucherait des éclats trop sonores ; elle est tout intérieure. Coleridge n’est pas éloquent ; ni Wordsworth.

* * *

Ils ne sont pas non plus dramatiques. L’école lakiste a considéré la vie comme une trame continue, sur laquelle aucun événement ne se détachait d’une façon telle que le poète, l’interprétant, eût à le grossir, ou seulement à le souligner. Une promenade, une douce soirée, un repas rustique : voilà qui suffisait à son inspiration. Non pas la mer immense que soulèvent les tempêtes : mais la surface paisible des lacs. Non pas les paysages exotiques, surchargés de couleurs : mais les chênes d’Angleterre, et les gazons. Les poètes de cette école estompaient les sentiments plutôt qu’ils ne les exaspéraient : il leur semblait que le pathétique pouvait se trouver dans les nuances, dans les émotions moins contrastées, dans les sentiments moins exceptionnels, tout aussi bien que dans le drame ; pour le rencontrer, il leur suffisait de suivre paisiblement le fil des jours. Ces états permanents des êtres simples, ils les traitaient simplement : comme ils l’ont dit, la vie ordinaire pouvait et devait s’exprimer par un langage ordinaire, sans violences, sans excès, sans raretés. Ils avaient presque peur des images trop vives, des métaphores trop poussées ; les choses n’avaient pas besoin d’être embellies, puisqu’elles étaient parfaitement dignes d’attention dans leur naturel. Que rien ne vienne obscurcir la pensée du poète, aussi pure

Que la goutte de pleurs qu’une vierge a versée,
Ou la pluie en avril sur la ronce et le thym.
(Sainte-Beuve, « Sonnet imité de Wordsworth », Consolations, XV.)

Or quand Sainte-Beuve, cherchant sa voie poétique, un peu agacé par les fanfares qu’il entendait résonner autour de lui, voulut donner ces mêmes notes discrètes et pures ; lorsqu’il demanda à son Joseph Delorme d’exprimer les sentiments d’un cœur timide et las ; lorsqu’il défendit à sa Muse d’imiter les odalisques brillantes, et de prendre comme modèle la pauvre lavandière qui va laver son linge dans le ruisseau, qu’arriva-t-il ? Il aboutit lui-même à un échec, puisque sa poésie, au lieu d’être intime, ne fut que terne ; puisque ses traductions de Wordsworth furent loin de rendre la grande simplicité du modèle. Il arriva, d’autre part, que l’école qu’il pensait inaugurer fit provisoirement faillite : il n’eut pas d’élèves, pas de disciples immédiats.

Héritiers d’une longue tradition théâtrale, les Français n’ont pas brusquement changé leur caractère, lorsque le romantisme triompha chez eux. Ils ont continué d’aimer les crises psychologiques dont Corneille et Racine leur avaient donné le modèle, et dont Voltaire avait prolongé le goût et le succès. Avec le triomphe d’Hernani, ils se sont libérés de quelques-unes des contraintes extérieures dont la tragédie classique s’était chargée, comme pour avoir le mérite et le plaisir de les vaincre sans paraître en être gênée : mais ils n’ont pas cessé de porter sur la scène des amours exaspérées et des passions heurtées. Ils ont découpé, dans la vie quotidienne, les heures où un dieu intérieur exalte l’individu et le distingue de ses frères par ses fureurs. Un trait est particulièrement remarquable ici : c’est l’influence du vers qu’ils ont employé dans leurs productions théâtrales, dans Cromwell et dans Hernani, sur le vers épique ou lyrique. La Légende des Siècles est dramatique ; dramatique, Les Contemplations. Il y a, dans chaque poète de cette époque, un acteur : en même temps qu’il chante son amour ou sa peine, il regarde du coin de l’œil les spectateurs. Les moins habiles d’entre les romantiques ressemblent à ces ténors d’opéra qui, sur la scène, vivent et meurent sans jamais perdre de vue le chef d’orchestre.

* * *

Notre poésie romantique va de l’intérieur à l’extérieur. D’abord parce qu’elle aime les apparences somptueuses ; ensuite parce qu’elle ne se contente pas de s’adresser au lecteur, mais qu’elle s’explique devant lui, selon le sens étymologique du mot ; nos auteurs déplient les enveloppes successives qui cachaient leurs sentiments secrets ; ils ne laissent subsister que ce qui est aisément communicable, et prennent pour eux la peine de développer, en clarifiant.

En va-t-il de même chez les Anglo-Saxons ? Non certes. Accueillons ici le témoignage d’un bon juge, celui de M. Louis Cazamian dans son Histoire de la littérature anglaise. Il nous dit comment l’effort d’un Wordsworth se porte non pas vers l’explication, mais vers la suggestion : la différence est essentielle.

 

La poésie de Wordsworth se construit sur un effort pour donner par des moyens simples l’impression de l’intensité. Mais l’emploi de mots ordinaires ne suffit pas à créer cette impression ; il y faut encore le ton pénétré qui révèle leur tension cachée, et met en eux leur force de suggestion virtuelle. — Le mal dont souffre la poésie, c’est l’artificialité d’une langue où des moyens d’intensité intérieure explicite se sont usés par l’accoutumance, ont perdu cette force suggestive ; et pesant d’un poids mort sur l’inspiration elle-même, paralysent tout effort de renouvellement… Wordsworth est le poète psychologue par excellence ; et en transportant consciemment le domaine de l’art dans l’implicite, il a préparé le suprême enrichissement de la littérature moderne.

 

L’intensité est obtenue par cette économie des moyens, par cette volonté de resserrement, par cette intériorité. S’il n’est pas de poésie sans une part de mystère, reconnaissons que la poésie anglaise se plaît à conserver intact, dans toute la mesure du possible, ce mystère que le grand jour détruit. « C’est ce sens du mystère qui a formé une part essentielle de sa perception de la vie, — une façon d’adhérer à la plus subtile profondeur de l’esprit, plutôt qu’aux formes extérieures. » Ainsi s’exprime Mrs. Shelley, dans la Préface qu’elle a donnée à la première édition collective de l’œuvre du grand poète anglais.

Cette attitude est plus sensible encore, s’il est possible, chez les poètes allemands, chez un Novalis, chez un Hölderlin. Ceux-ci donnent à leurs phrases, à leurs mots mêmes, non pas un seul sens, parfaitement défini, mais plusieurs sens possibles. Sens apparent, que le profane peut saisir ; sens philosophique, sens ésotérique, sens symbolique. Le jeu de la sensibilité est ainsi facilité, multiplié par ce qui nous paraîtrait indécision et confusion. Chaque lecteur peut les interpréter d’une façon opposée, et chaque lecteur a raison. Il fait son choix, ou bien il accepte toutes ensemble les possibilités qu’il dégage dans ces richesses accumulées.

Ainsi : on a étudié, parmi les thèmes poétiques, Le rossignol dans la poésie française (A. P. Garnier, Muse française, mai 1925). Et l’on a pu citer, à ce propos, de nombreux vers : tels ceux de Lamartine :

Et cette voix mystérieuse
Qu’écoutent les anges et moi,
Ce soupir de la nuit pieuse,
Oiseau mélodieux, c’est toi.

Oh ! mêle ta voix à la mienne !
La même oreille nous entend ;
Mais ta prière aérienne
Monte mieux au ciel qui l’attend.

Elle est l’écho d’une nature
Qui n’est qu’amour et pureté,
Le brûlant et divin murmure,
L’hymne flottant des nuits d’été.

Inégaux, et par moments trop faciles, ces vers ne sont pas sans charme. Mais s’il est question d’intensité, et d’un sentiment si profond qu’il va jusqu’à la douleur, jusqu’à l’extase, et jusqu’à la mort, c’est de préférence à un poète anglais que nous nous adresserons ; et nous relirons l’Ode au rossignol de Keats :

Mon cœur peine, et une torpeur engourdit de souffrance mes sens, comme si j’avais bu de la ciguë, ou vidé jusqu’à la lie une coupe de narcotique, et sombré dans les profondeurs du Léthé. Non parce que j’envie ton heureux destin, mais parce que je suis ivre de ton bonheur, toi qui, Dryade ailée des arbres, dans quelques mélodieux entrelacs de hêtres verts et d’ombrages infinis, chantes à plein gosier le calme de l’été.

Oh ! qui me donnera une gorgée d’un vin longtemps refroidi dans la terre profonde, d’un vin qui sente Flore et la campagne verte………, pour que, la bouche teinte de pourpre, je puisse m’abreuver, et, fermant les yeux sur le monde, avec toi me dissoudre dans l’ombre de la forêt,

me dissoudre au lointain, me dissoudre et oublier ce qu’au milieu des bois tu n’as jamais connu, le dégoût, la fièvre, et l’agitation, parmi les hommes qui s’écoutent gémir les uns les autres, où la jeunesse devient blême, puis spectrale, et meurt, où penser est une plénitude de chagrin, où la beauté ne peut conserver un jour ses yeux lumineux, où l’amour qu’elle a fait naître n’existe plus demain…

Debout dans la nuit j’écoute, et si plus d’une fois j’ai été presque amoureux de la mort bienfaisante, si je lui ai donné de doux noms en plus d’un vers pensif, en la priant de prendre mon souffle suprême dans l’air paisible : maintenant plus que jamais, il me semble délicieux de mourir, de finir à minuit sans souffrance, pendant qu’au dehors tu répands ton âme dans une telle extase !…

Est-ce à cette intensité, trop forte pour un cœur humain, que de tels poètes durent d’échapper si tôt à la vie ? Keats est mort à vingt-cinq ans ; Novalis, à vingt-neuf ans ; Shelley, à trente ans ; Hölderlin est mort fou.

* * *

Ne pourrait-on dire que le lyrisme romantique français occupe une place moyenne entre le lyrisme d’inspiration populaire, d’une part, et le lyrisme hautement intellectuel, d’autre part, qu’on a vu tous les deux se produire à l’étranger ?

La poésie populaire, comme nous l’avons cherchée, séduits par les théories et les exemples qui nous venaient de nos voisins du Nord ! Nous avons essayé de faire revivre la ballade, après la vogue des vieilles ballades anglaises de Percy, après les ballades de Bürger, et particulièrement sa Lénore, que nous avons imitée bien des fois. Nous avons été séduits par la poésie bardique, et à la suite d’Ossian, nous avons chanté la

Pâle étoile du soir, messagère lointaine…

Nous avons sollicité l’avènement d’une poésie épique et lyrique à la fois, interrogeant les Illyriens, les Grecs, les Scandinaves, et je ne sais combien de peuples encore ; avec une émulation touchante, nous avons demandé aux Espagnols le secret de leur romancero. Nous avons envié les Allemands, les douces chansons que les jeunes filles chantaient au bord de chaque fontaine, les chansons des étudiants, les chansons des guerriers ; nous avons traduit leurs lieder, où nous avons trouvé l’expression d’une âme harmonieuse, pour qui la poésie n’était pas une valeur rationnelle, mais musicale. Nous avons cru aux épopées qui étaient nées jadis de l’âme même du peuple, et qui s’étaient perdues, et dont les chansons de geste n’avaient fait que recueillir l’écho. Nous avons fait des enquêtes dans nos propres provinces, avec l’espoir de saisir, belles et touchantes, des poésies analogues à celles que Gérard de Nerval avait entendues dans son Valois. Notre bonne volonté s’est exercée de cent manières : mais la poésie populaire française — à supposer qu’elle ne soit pas un simple mythe — nous n’avons pas réussi à la ressusciter. Qu’on songe à la différence qui sépare les chansons de Burns3, je ne dis pas des chansons de Béranger, qui représentent l’esprit de la bourgeoisie libérale, mais des chants démocratiques qui naquirent chez nous en grande abondance après la Révolution de 18304. Écrites par des ouvriers, faits pour la foule, ces chants sont artificiels et perdus par le caractère littéraire et factice de leur expression. Le meilleur représentant du genre, qui est sans doute Pierre Dupont, n’échappe pas à ce reproche général.

Au pôle opposé se situe cette Beauté intellectuelle que Shelley va cherchant :

L’ombre redoutable de quelque invisible pouvoir flotte, bien qu’invisible, au milieu de nous — Visitant notre monde multiforme sur des ailes aussi inconstantes — que les vents d’été qui glissent de fleur en fleur.

Comme des rayons de lune qui, derrière quelque montagne couverte de pins, tombent en pluie lumineuse — ce pouvoir visite, avec un éclat inconstant, chaque cœur humain — comme les nuances et les harmonies du soir — comme les nuages largement épandus sous la lumière des étoiles — comme le souvenir d’une musique qui s’est écoulée — comme quelque chose qui peut être cher pour sa grâce, mais qui est plus cher encore pour son mystère…

(Hymn to Intellectual Beauty.)

Ces « aerial minds », pour me servir de l’expression de Keats, ces esprits aériens ne se trouvent tout à fait à leur aise qu’en compagnie des Grecs, qu’en compagnie de Platon, le constructeur d’idées. Les autres, excepté Dante, leur semblent trop grossiers, tout alourdis de matière, incapables d’aller jusqu’aux essences et jusqu’aux principes, arrêtés à la superficie des choses. Chacun de ces aristocrates de la pensée pouvait dire, avec Hölderlin :

Je comprenais le grand silence de l’éther,
Le mot de l’homme, je ne le comprenais jamais.

« Ce qui est sans paroles chez lui devient parole ; ce qui est général et demeure dans la forme de l’inconscient, chez lui prend la forme du conscient et du concret ; par contre, ce qui se traduit en paroles, est pour lui ce qui ne saurait se dire ou ce qui ne devrait être exprimé ; ce qui est concret et conscient, pour lui devient inconscient et abstrait », dit ce même Hölderlin, en parlant du héros de sa tragédie, Empédocle 5. Si le vulgaire ne comprend pas la sublime poésie que ces poètes offrent au monde, tant pis pour lui ! Leur chant est comme celui de l’alouette :

Plus haut, et plus haut encore tu t’es envolée de la terre, comme un nuage de feu ; tu as pris ton essor jusqu’aux profondeurs bleues, et en chantant tu t’élevais encore, et en t’élevant encore tu chantais.

(Shelley, To a Skylark.)

Quoi de plus noblement hautain que l’épigraphe, que l’avertissement et que le chant de l’Epipsychidion ? L’épigraphe : L’anima amante si slancia fuori del creato, e si crea nell’infinito un mondo tutto per essa, diverso assai da questo os euro e pauroso baratro. « L’âme aimante s’élance hors de la création, et se crée dans l’infini un monde tout entier pour elle, très différent de l’obscur et effroyable gouffre où nous vivons… » L’avertissement : « Le présent poème, comme la Vita Nuova de Dante, est suffisamment intelligible pour une certaine classe de lecteurs, même s’ils ne connaissent pas la matière historique des faits que ce poème rapporte ; à une certaine autre classe, il doit toujours rester incompréhensible, à cause du manque d’un commun organe de perception pour les idées qu’il traite… » Le chant : « Ô mon chant, je crains que tu ne trouves qu’un petit nombre de lecteurs capables de bien comprendre ta pensée, si ardu est le sujet que tu traites ; aussi, si par mésaventure tu tombais en indigne compagnie, ignorante de ce que tu renfermes, je t’en prie, ô ma dernière fille chérie, que ta douce nature prenne courage ! Dis-leur qu’ils sont stupides et force-les à avouer que tu es belle… »

Entre la terre et les sommets vertigineux qui rejoignent le ciel, s’étend une zone où les Français se sont généralement sentis plus à leur aise. Non pas qu’on ne trouve, chez eux aussi, des aristocrates de l’âme, avides de rendre un culte à l’Esprit pur, et qui séjournent sur les hauteurs. Mais ce n’est là qu’une exception. Le plus souvent leur lyrisme garde cette mesure qui est, dit-on, un des caractères de leur race, et une des marques de leur esprit. Ils ne s’adressent ni au peuple ignorant, ni aux raffinés qui n’estiment que le difficile, mais à la moyenne des hommes. Ils gardent le contact avec les éléments cultivés de la nation, dont ils veulent être les guides. Ils ne pourraient vivre sans se sentir entourés et portés par un large public ; et ils se garderaient bien de lui adresser les paroles méprisantes de Shelley ; bien plutôt essayent-ils de le retenir après l’avoir conquis. C’est au point qu’ici encore, leur successeurs réagiront par le mépris de la foule, par l’impassibilité, par l’hermétisme.

II

Tous aiment la nature, les Français, les Anglais, les Allemands, les Italiens, les Espagnols. Dans toutes les langues européennes, on a chanté les paysages, lacs ou montagnes ; et les saisons, automnes ou printemps. On se contentait de les décrire au temps du pseudo-classicisme, et même on les décrivait sans les voir. Dès que le romantisme eut réveillé dans les âmes le sens de la poésie, le lyrisme prit comme thème la nature retrouvée.

Dans cet amour général, dans cette inspiration commune, n’y a-t-il pas des nuances diverses ?

Pour les Français, la nature est une puissance qu’on admire, certes, mais non sans quelques restrictions. À côté d’elle demeure une puissance au moins égale, qui s’appelle l’art. C’est Victor Hugo qui le dit dans la Préface de Cromwell :

On doit reconnaître, sous peine de l’absurde, que le domaine de l’art et celui de la nature sont parfaitement distincts. La nature et l’art sont deux choses, sans quoi l’une ou l’autre n’existerait pas. L’art, outre sa partie idéale, a une partie terrestre et positive… Il a, pour ses créations les plus capricieuses, des formes, des moyens d’exécution, tout un matériel à remuer.

Il est vrai que le poète, quand il s’exprime ainsi, pense surtout au théâtre, et à l’optique particulière qui est nécessaire à ses effets. Mais une formule comme celle qui suit a une valeur générale : « Le but de l’art est presque divin ; ressusciter, s’il fait de l’histoire ; créer, s’il fait de la poésie. » Ce n’est pas le sentiment à l’état brut qui importe le plus dans la création ; c’est l’art.

Au reste, quand Hugo en vient à parler du vers et de sa technique, quand il demande qu’on lui restitue la vérité et l’harmonie, il a soin d’ajouter que le vers est une espèce de barrière qui défend le temple sacré contre l’invasion des barbares. De sorte que de cette seconde façon, l’art s’impose encore. « Tout ce qui est dans la nature est dans l’art. » Ce qui veut dire, semble-t-il, que tout ce qui est dans la nature peut être interprété par l’art, et doit l’être.

Par la vertu de l’art, le sauvage ne restera pas tout à fait sauvage, et l’anarchique sera quelque peu ordonné. Par l’art, la nature sera disciplinée. Par l’art, les emportements d’un cœur qui veut s’enivrer de la beauté des choses seront surveillés et restreints. L’esprit classique n’a pas tellement perdu ses droits, même sur notre romantisme, qu’il ne s’oppose aux excès et aux fureurs incohérentes du sentiment.

N’exagérons rien : je sais bien ce que la poésie des Méditations doit à la nature, et d’abord à la campagne, à Milly, à Saint-Point ; je sais bien que les Harmonies sont pénétrées de la grandeur et de la splendeur de la mer et du ciel. Lamartine a été sensible, tour à tour, à son paysage natal, aux caresses des brises napolitaines, à la montagne alpestre, à l’immensité des déserts. Si je voulais choisir, entre toutes les attitudes de Hugo, celle qui caractérise le mieux l’idée que je me fais de son génie, je l’évoquerais sans doute en contemplation devant l’Océan ; ou bien encore dans ce look out de sa maison de Guernesey, où il était heureux de se sentir en « plein ciel ». Y a-t-il eu, cependant, une intimité aussi parfaite entre la nature et nos poètes français, qu’entre la nature et un poète anglais tel que Keats ? Il nous dit lui-même, dans les vers émouvants du début de son Endymion (I, v. 40 et suivants), comment il n’a pu commencer son poème que dans une atmosphère printanière, que dans un accord parfait entre son âme et la nature renaissante, vert tendre des feuillages nouveaux, bourgeons qui demandent à éclore ; comment il espère le continuer dans la force de l’été, au murmure des eaux et des abeilles ; comment il espère le finir à l’époque des maturations, dans l’or glorieux de l’automne, avant que ne revienne l’hiver qui est la destruction et la mort. Absolue est la correspondance entre les phénomènes naturels et le travail de son génie créateur ; Keats est lui-même une plante fragile, qui donnera sa fleur, et que le proche hiver tuera.

Je doute qu’on trouve chez un seul de nos poètes français une connaissance de la nature aussi poussée, un amour de la nature aussi exalté, aussi exaspéré, que chez un Shelley :

Sa vie se passa dans la contemplation de la nature… Il était sans rival, pour ce qui est de l’exactitude et de l’étendue de ses observations sur les objets naturels. Il connaissait chaque plante par son nom, et il était familier avec l’histoire et avec la manière d’être de chaque production de la terre ; il était capable d’interpréter sans erreur tout ce qui apparaissait dans le ciel ; les phénomènes variés du ciel et de la terre le remplissaient d’une émotion profonde. Il fit son cabinet de travail et sa salle de lecture du taillis ombreux, du ruisseau, du lac, de la cascade… Son amour pour la nature était tel que chaque page de sa poésie est associée, dans l’esprit de ses amis, avec les plus charmants paysages des contrées qu’il habita. Dans sa jeunesse, il visita les plus belles parties de l’Irlande et de l’Angleterre. Ensuite, les Alpes et la Suisse devinrent ses inspiratrices. Prometheus Unbound fut écrit parmi les ruines de Rome, désertes et fleuries ; et quand il établit sa demeure au milieu des collines pisanes, leurs retraites à ciel ouvert l’abritèrent lorsqu’il composa The Witch of Atlas, Adonais et Hellas. Dans la sauvage, dans la splendide baie de la Spezia, les vents et les vagues, qu’il aimait, devinrent ses compagnons de jeu. Il passait sur l’eau la plupart de ses jours… La nuit, lorsqu’une lune sans nuages brillait sur la mer paisible, souvent il s’en allait seul sur sa barque jusqu’aux grottes rocheuses du rivage ; et assis à leur abri, il écrivit le Triumph of Life, sa dernière production. (Preface by Mrs. Shelley to the volume of posthumous poems, published in 1824.)

Il y a là une continuité dans l’affection, une sincérité dans la passion pour la nature, une identité entre l’homme et le poète, qui semblent sans égales. La cloison de verre qui abritera Victor Hugo, si transparente qu’elle soit, l’enferme et l’emprisonne. Quand Lamartine raconte qu’il emportait un crayon et du papier, pour composer ses poèmes en présence des spectacles qui l’inspiraient, il a l’air de s’étonner lui-même d’une telle attitude et il la note comme exceptionnelle et glorieuse. Shelley, en toute simplicité, en toute spontanéité, a vécu dans la nature, toujours.

* * *

De là, semble-t-il, plus de précision dans le rendu chez certains poètes anglo-saxons. Un Burns ne craint pas d’appeler par leur nom toute une série d’oiseaux, dans une énumération où un poète français aurait soin de choisir, pour ne prendre que le plus caractéristique et le plus brillant. Ainsi dans la pièce intitulée Lament of Mary, Queen of Scots :

La grise alouette, gazouillant éperdument,
           S’élèvera vers les cieux ;
Le chardonneret, le plus gai fils de la musique,
           Se joindra doucement au chœur ;
Le merle à la voix forte, le linot à la voix claire,
           Le mauvis doux et moelleux ;
Le rouge-gorge réjouira le pensif automne
           Sous sa chevelure jaunie.
           La perdrix aime les collines fertiles,
           Le pluvier aime les montagnes,
            La bécasse hante les vallées solitaires,
           Le héron au vol élevé, les fontaines ;
           À travers les hautes futaies le ramier erre
           Pour éviter les sentiers de l’homme ;
           Le buisson de noisetier abrite la grive,
           Et l’épine épandue le linot.

Et Burns tenait à une telle exactitude. Dans une de ses lettres à Thomson, parlant d’une chanson, Les rives de la Dee, il écrit :

La chanson est assez bien, mais elle contient des images fausses, par exemple : Et doucement le rossignol chanta sur l’arbre. D’abord le rossignol chante dans un buisson bas, et jamais sur un arbre ; et en second lieu, on n’a jamais vu ni entendu un rossignol sur les bords de la Dee, ni sur les bords d’aucune autre rivière d’Écosse6.

Lamartine ne se gênera pas pour si peu, qui, lorsqu’il décrira dans Jocelyn des paysages de haute montagne, y placera les souvenirs qu’il avait gardés des douces collines toscanes : de sorte que les connaisseurs en flore et en faune alpestres en resteront étonnés et choqués. Un sentiment de la nature incontestablement profond est ici altéré par le souci de la composition artistique, par le besoin de mise en scène, qu’on retrouve chez beaucoup de nos romantiques.

Comme ils se sont penchés sur les plus humbles représentants de l’humanité, les lakistes se sont penchés sur les aspects les plus simples de la campagne. Toujours attentifs au concret, ils n’ont pas seulement regardé l’arbre, mais la branche ; non pas seulement la branche, mais la feuille qui palpite au vent. Ils n’ont pas seulement regardé la prairie, mais le brin d’herbe, mais la marguerite qui vient jeter sa note blanche et jaune au milieu de la verdure. Ils n’ont pas survolé les montagnes et les océans ; ils n’ont pas été transportés par l’Esprit jusqu’au septième ciel, d’où il est donné de contempler d’un seul regard tout l’univers : ils sont restés attachés à leurs champs, qu’ils ont parcourus tous les jours, et qu’ils ont examinés comme font les myopes, du plus près qu’il leur a été possible. M. Koszul, dans sa Jeunesse de Shelley, parle très justement du « réalisme patient de promeneur à pied… » de Wordsworth.

On dirait qu’en présence de la nature, les poètes anglais possèdent des sens plus aigus, ou plus frais, qui leur permettent de la mieux voir et de la mieux entendre : de telle sorte,

                       That a whispering blade
Of grass, a wailful gnat, a bee bustling
Down in the blue-bells, or a wren light rustling
Among sere leaves and twigs, might all be heard7.

Ils saisissent

A little noiseless noise among the leaves,
Born of the very sigh that silence heaves8.

Ils écoutent

                        in lone and silent hours
When night makes a weird sound of its own stillness9.

Comme si, l’intensité de leur sentiment affinant leurs sens même, non pas les tempêtes et les ouragans, mais le moindre souffle, le moindre bruit, à peine perceptibles à des êtres moins subtils, suffisaient à les émouvoir et à les faire tressaillir.

* * *

Nous trompons-nous, en disant que, d’une façon générale, nous considérons volontiers la nature comme une projection de notre moi sur l’univers ; tandis que les poètes du Nord lui concèdent une existence à part, une vie objective ?

La nature devient triste, lorsque nos romantiques souffrent, et joyeuse, quand ils sont joyeux ; elle est à leurs ordres, à leur service.

Elle n’est que leur propre sentiment, exalté, magnifié, coloré suivant les circonstances ; c’est pour cela qu’elle les console, qu’elle les invite, et qu’elle les aime. À l’idée qu’elle pourrait résister à leur volonté, ils s’étonnent ; ils lui demandent, dans une interrogation émouvante et naïve, si elle a la prétention de suivre sa propre loi, et de ne pas mourir quand ils mourront :

Oh ! dites-moi, ravins, frais ruisseaux, treilles mûres,
Rameaux chargés de nids, grottes, forêts, buissons,
Est-ce que vous ferez pour d’autres vos murmures,
Est-ce que vous direz à d’autres vos chansons ?

Nous nous comprenions tant ! doux, attentifs, austères,
Tous vos échos s’ouvraient si bien à notre voix !
Et nous prêtions si bien, sans troubler vos mystères,
L’oreille aux mots profonds que vous dites parfois !

Répondez, vallon pur, répondez, solitude :
Ô nature abritée en ce désert si beau,
Lorsque nous dormirons tous deux dans l’attitude
Qui donne aux morts pensifs la forme du tombeau,

Est-ce que vous serez à ce point insensible
De nous savoir couchés, morts avec nos amours,
Et de continuer votre fête paisible
Et de toujours sourire et de chanter toujours ?
(Tristesse d’Olympio.)

Lorsqu’Alfred de Vigny constate que la terre poursuit sa route, sans s’inquiéter des générations humaines qu’elle porte à sa surface, telles des fourmis ; que l’hiver prend nos morts comme une hécatombe, et que le printemps ne sent pas nos adorations : alors il maudit cet impassible théâtre que ne peut remuer le pied de ses acteurs, et il prononce le grand refus. Puisque la nature fait entendre sa propre voix, et que cette voix n’est pas d’accord avec les appels, les plaintes, et les sanglots des hommes, il la renie. Qu’elle continue sa vie, selon sa loi : au moins le poète aura-t-il la ressource de lui refuser tout cri d’amour, et de la haïr.

Il n’en va pas ainsi chez les poètes anglais10. Byron sait bien qu’il n’est pas l’enfant gâté de la nature : et pourtant, il l’aime jusque dans ses rigueurs (Childe Harold, II, 31). Shelley a désespérément interrogé la nature, pour essayer de lui dérober son secret ; son cœur profond n’a jamais cessé d’être attentif à ses mystères ; dans les heures solitaires et silencieuses de la nuit, il a appelé, conjuré son esprit. Bien qu’elle se soit toujours refusée à ouvrir son sanctuaire, et que le mystère de la création demeure insondable à des yeux humains, il ne l’en aime pas moins d’un amour unique :

             … for I have loved
Thee ever, and thee only…

Et il se sent dans une intimité suffisante avec elle, pour que son âme résonne à tous ses accords, comme une lyre suspendue sous le dôme solitaire de quelque temple mystérieux et abandonné. Dans ses vers, les murmures de l’air, les frissons des arbres, les plaintes de la mer, s’unissent à la voix des êtres vivants, pour ne former qu’un seul hymne où s’entrelacent tous les frémissements de la vie universelle (Alastor, v. 13 et suivants). Coleridge, avec une moindre richesse et une moindre émotion, traduit de son côté l’empire absolu de la nature sur son âme — quelle que soit cette nature, et quelque interprétation que les profanes veuillent donner d’elle. Si même l’amour qu’il lui porte n’est qu’une illusion, il ne cessera pas pour autant de la chérir, et de trouver sa joie suprême dans la contemplation de la beauté des fleurs ou de l’immensité du ciel :

C’est peut-être une simple imagination, si
J’essaie de tirer de toutes choses créées
Une joie que je sens au profond de mon cœur,
Et si je trouve, dans les feuilles et les fleurs qui m’entourent
Des leçons d’amour et de piété grave.
Qu’il en soit ainsi, cependant ; et si le vaste monde
Se moque de cette croyance, il ne m’apporte
Ni crainte, ni chagrin, ni vaine perplexité.
Et le ciel bleu n’en sera pas moins mon dôme sculpté,
Et la douce fragrance qui vient des fleurs sauvages
Sera l’encens que je veux te vouer,
Ô seul Dieu ! Et tu ne mépriseras
Même pas moi, le prêtre de ce pauvre sacrifice…
(Coleridge, To Nature.)
* * *

À ce point se produit la différence essentielle.

Les poètes du Nord voudraient se fondre dans la nature, et retourner ainsi à l’être universel. Ils aspirent au grand Tout, d’un tel désir, d’une telle angoisse, qu’ils vont jusqu’à souhaiter la destruction de leur être individuel. Vivants, ils ont conscience d’être les modes d’une substance qui représente le seul bien, la seule vérité, le seul Être ; et ils demandent à perdre cette modalité particulière pour redevenir la substance divine :

L’âme aimante s’élance hors du monde créé, et se crée dans l’infini un monde tout entier pour elle et fort différent de ce gouffre obscur et rempli de terreur. (Shelley, Epipsychidion).

Ou encore :

Être solitaire et sordide, au milieu de frères innombrables, dans la solitude du cœur, à travers les cours et les cités, le sauvage civilisé erre, ne sentant que son Moi, son misérable Moi qui est pour lui l’univers, alors qu’une sympathie sacrée pourrait transformer l’Univers en un Moi divin. (Coleridge, Religious musings.)

Ô doux sommeil qui fait connaître déjà un état précurseur de la Mort libératrice, de l’abandon, de la dissolution ! Ô pavots bienfaisants, qui abolissent en nous le sens cruel de la vie, qui nous mènent vers les léthargies, vers les rêves plus vrais que les prétendues réalités humaines ! Ô douce renonciation à la personnalité, ô délices de devenir le nuage qui passe, la goutte d’eau qui tombe en rosée, de n’être plus que la cendre qui annonce la résurrection !

« Je veux tomber en gouttes de rosée, je veux me mêler à la cendre… » (Novalis, Hymnes à la Nuit, I.)

Pour varier nos exemples, considérons Hölderlin, et sa Mort d’Empédocle — divers fragments d’une tragédie lyrique composée entre 1797 et 1800, et dont Nietzsche a pu dire :

La mort d’Empédocle est une mort inspirée par un orgueil pareil à celui des dieux, par la haine des hommes, par dégoût de la terre et par panthéisme.

Du personnage qu’il emprunte à la légende grecque, Hölderlin fait le Sage, le Puissant, « le grand Confident de la nature ». Empédocle est une force primitive, un hymne vivant à la création, une émanation de l’Être nécessaire et éternel. Comme les sources, par la vertu de leurs eaux, font jaillir les arbres altérés : en lui aussi, les sources de vie jaillissent des profondeurs du monde ; et vers lui viennent les altérés. Il répond à tous les messages de l’immense nature ; il entend ses mélodies ailées ; il vit avec la terre, avec la lumière, avec l’éther, père de toutes choses. Même il commande à la nature, il connaît ses forces, il les dirige ; il est une manière de Dieu, et il le dit avec orgueil.

Son péché, sa faute, commencent là. Il a péché par cet orgueil que les Grecs estimaient être le plus grand de tous les crimes, et qui attirait la vengeance des dieux ; et plus profondément encore en s’extériorisant, en s’individualisant, en cessant d’être une force de la nature parmi les forces de la nature, pour s’exprimer, pour devenir un être distinct du Tout cosmique. Il a le remords de ne plus être en correspondance perpétuelle, permanente, intégrale, avec l’ensemble de l’univers.

Trop fortement lui-même, trop conscient de sa qualité individuelle, se repentant d’avoir donné prise aux autres hommes sur sa valeur essentielle, Empédocle décide de mourir. Il se précipitera dans les flammes purificatrices. Ayant chassé ceux qu’il aimait, et jusqu’à son disciple préféré, seul, il se jette dans le cratère de l’Etna pour que l’esprit universel l’accueille et le dissolve, se sacrifiant ainsi au désir d’abolir le Moi, de délivrer la partie substantielle de l’être du caractère individuel qui la déforme, et de se fondre dans la divinité.

Mais les Français, eux, défendent leur Moi. Ils le défendent par l’analyse, par la résistance obstinée du bon sens. Le panthéisme, qui a eu si peu de place dans notre philosophie française, n’en a pas davantage dans notre poésie : celui de nos auteurs romantiques qui est allé le plus près de cette doctrine, Lamartine, ne lui a pas cédé tout à fait. Ils ne s’abandonnent pas : ils s’examinent, comment font les moralistes. Le Moïse de Vigny, descendant du Mont Sinaï où il a pris contact avec Dieu, s’applique à définir son propre caractère, et à marquer les traits dominants de la psychologie. Le poète qui veut fuir la vie, pour rêver avec Eva dans la Maison du berger, commence par énumérer les contradictions qui se trouvent dans un cœur de femme. Victor Hugo, philosophant sur le monde, essaye d’en donner une explication rationnelle et de montrer comment il s’organise en vue d’une rédemption, en vue d’un progrès. Dans cette immense échelle de valeurs où tout est mobile, où le coupable descend vers le végétal, vers le minéral, tandis que le juste monte vers les anges, chacun conserve son caractère, et Néron reste Néron ; sa personnalité ne s’abolit pas ; elle s’enrichit, au contraire, d’une donnée nouvelle : la possibilité de se corriger, de s’améliorer par le repentir. Bref, il est difficile de trouver, chez nos Français, cet appétit de néant, ce goût de dissolution, qui poussent à chercher l’absolu au sein de la mort, dont maint poète étranger nous donne l’exemple, magnifique et dangereux.

* * *

En effet, de ces deux attitudes à l’égard de la vie découle une différence encore : l’importance que les Français ont donnée à l’expression de la vie sociale dans leurs vers lyriques. La beauté n’a pas été leur seul souci : ils se sont regardés comme responsables de leur tribu, comme chargés de la conduire vers les terres promises qu’ils rêvaient. Ils ont célébré leur terre natale et leur clocher ; ils ont chanté la famille, la mère, l’enfant ; ils ont écrit l’art d’être grand-père. Vigny, après avoir désespéré du monde, n’a-t-il pas repris confiance dans l’esprit pur ? « Le lyrisme français », écrit Benedetto Croce, « a été gâté en grande partie par une attitude pratique : ce qui explique les fréquentes rébellions des parnassiens, des décadents, etc… » (La letteratura della nuova Italia, 1924, II, 344.) Gâté, c’est une façon de dire : on dirait aussi bien, en un certain sens, que cette préoccupation constante de servir l’a enrichi et ennobli. Reste que le lyrisme romantique français se distingue de la poésie pure, en ce qu’il ne pense pas en fonction de la seule poésie, mais en fonction de la morale, de la politique, de l’action. Qu’il comporte en soi certaines tendances destructrices, qu’il ait le tort de donner à la passion une importance et une dignité souveraines, c’est ce que j’admettrai aisément. Mais c’est de préférence au théâtre, et dans le roman, qu’il s’est plu à peindre tel ou tel personnage, telle ou telle héroïne, qui poussaient l’exaltation sentimentale jusqu’à nier toutes autres valeurs. Dans le lyrisme, expression plus spontanée de sa conscience profonde, il est resté fidèle à cette forme de l’esprit latin qui répugne au dilettantisme et qui considère qu’aucun citoyen n’a le droit de se soustraire aux devoirs qu’exige la cité, aucun homme aux devoirs qu’impose l’humanité. Il a généralement préféré les solutions positives aux solutions négatives dans les grands problèmes qui n’ont jamais cessé de se présenter à la conscience. Rien n’est plus curieux, dans ce sens, que de voir Lamartine aux prises avec Byron. Lamartine ne peut se résoudre à croire que les négations que Byron a prodiguées dans Childe Harold soient définitives ; et puisqu’aussi bien le poème anglais est demeuré inachevé, il le reprend ; il en fait une harangue morale, destinée à laisser quelque espoir, à permettre de croire que Byron n’est pas mort en athée. Nous l’avons nous-mêmes dit ailleurs : tandis que Byron avait fait de Childe Harold un personnage sceptique, ironique, en révolte contre les hommes et les dieux, l’auteur de La Mort de Socrate, qui répugne à une telle attitude, imagine de le représenter comme hésitant, troublé dans son incrédulité même, et saisi d’un tardif repentir.

Ce caractère actif est encore plus marqué chez les poètes italiens. Ugo Foscolo reprend le thème des Nuits, venu d’Angleterre, et dont toute l’Europe déjà s’est emparée : mais au lieu d’en faire une lamentation, une scène lugubre où une douleur complaisante se repaît d’elle-même, il le transforme en hymne patriotique. Ces tombeaux autour desquels les noirs cyprès montent la garde ; et davantage encore, ces tombeaux rassemblés à Florence, dans l’église de Santa Croce, contiennent les restes des vaillants qui, par leur vertu ou par leur génie, ont fait la force de la patrie italienne. Ils sont comme la garantie de son droit à l’existence ; un peuple dont les héros ont mené le monde vers les plus hauts sommets de la civilisation, a le droit de revivre. Ainsi I Sepolcri, à l’aube du romantisme, conduisent les Italiens qui écoutent la haute leçon morale que le poète leur donne vers la résurrection de leur patrie, vers le Risorgimento.

Manzoni prend comme sujet de son inspiration les grandes fêtes de l’Église romaine, la Noël, la Pentecôte ; et lorsque meurt Napoléon, au lieu d’exalter l’Individu qui a porté la puissance de l’homme au-delà de toute limite imaginable, il tire de son exemple une leçon d’humilité chrétienne. Ô foi immortelle ! s’écrie-t-il dans son Cinque Maggio ; ô foi bienfaisante, habituée aux triomphes ! Rien ne compte, sinon le Dieu qui abat et qui suscite, maître de la douleur, maître de la joie… De sorte que les plus fortes expressions du lyrisme romantique italien à son apparition seront mises au service, l’une de la patrie, l’autre de la religion. Il faudra bien du temps à Leopardi, bien des douleurs accumulées, pour qu’il arrive à les nier l’une et l’autre ; et dans ses négations même, on trouvera encore leur présence : le pire tourment du poète sera d’être obligé, comme malgré lui, de les abandonner. Il ne pensera pas en faveur de la société : mais toujours il pensera en fonction de la société.

Des Français, il est vrai de dire qu’ils ont été moins perdus dans leur rêve que les poètes d’Angleterre et d’Allemagne ; moins exclusivement voués à la beauté pure. Ils ont été, plus qu’eux, conscients d’une discipline morale qu’ils violaient quelquefois, mais qu’ils n’oubliaient pas, et qui restait présente à leur conscience. Ils n’ont guère connu l’appétit de la mort ; au contraire, ils ont contribué à défendre les valeurs sociales qui sont la condition de notre durée.

III

Lamartine s’est élancé hors des sphères connues ; dans les Harmonies, il a imaginé les splendeurs des espaces infinis. Dans la Chute d’un ange, nous trouvons une surabondance d’images, les plus neuves, les plus hardies, voire même les plus débridées. Et que dire de Victor Hugo ? Il n’est pas d’écolier qui ne sache que l’imagination a été la qualité dominante de son génie ; qu’il a créé, comme en se jouant, les formes et les couleurs ; qu’il a suscité des mythes, comme s’ils étaient la réalité même ; que son seul regard a prêté aux choses la vie et la splendeur. Sa richesse, en ce sens, est allée jusqu’à la prodigalité.

Mais tout est relatif ; et s’il est vrai qu’après ce grand créateur et ses émules, une poésie pauvre et desséchée est devenue impossible chez nous, dirons-nous cependant que l’imagination est la qualité dont nous pouvons nous vanter le plus communément ? Observons-la dans son travail, cette imagination française que la logique accompagne aussi étroitement qu’elle le peut. Nous ne quittons pas volontiers le réel ; et quand nous le quittons pour un moment, nous avons hâte de revenir vers lui. Quand nous voulons bien renoncer à nos opérations favorites, l’analyse, l’abstraction, nous avons besoin du moins de rester dans le plan historique ou supposé tel ; nous demandons à des données relativement précises, que nous pouvons situer dans le temps et dans l’espace, de nous rassurer sur les créations même de notre fantaisie. Je prends comme témoin le sachem du romantisme : Chateaubriand, qui a rempli son œuvre, en même temps que d’harmonies parfaites, d’images sublimes. Ne savons-nous pas aujourd’hui qu’il a emprunté les éléments de ses tableaux soit aux larges et rapides visions qu’il a eues personnellement de l’univers, soit aux livres qu’il lisait en abondance ? Ses matériaux étaient solides ; du moins il les croyait solides ; il se vantait même de son exactitude : sa baguette d’enchanteur n’opérait que sur le vrai, dûment préparé. Rappelons-nous l’admirable passage du début d’Atala, où le peintre évoque les îles flottantes du Meschacebé :

Mais la grâce est toujours unie à la magnificence dans les scènes de la nature : tandis que le courant du milieu entraîne vers la mer les cadavres des pins et des chênes, on voit sur les deux courants latéraux remonter, le long des rivages, des îles flottantes de pistia et de nénuphar, dont les roses jaunes s’élèvent comme de petits pavillons. Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants roses, de jeunes crocodiles, s’embarquent passagers sur ces vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant au vent ses voiles d’or, va aborder endormie dans quelque anse retirée du fleuve.

Vous les chercheriez en vain sur les eaux du grand fleuve, comme quelques-uns l’ont voulu faire, ces îles flottantes où des animaux multicolores ont l’air de s’être assemblés tout exprès pour plaire à nos yeux. Pourtant, l’auteur sait bien qu’ils existent, ces hérons bleus, ces flamants roses ; ils existent dans d’autres régions où des voyageurs les ont aperçus et décrits ; et des géographes ont dit aussi à Chateaubriand que sur le cours du Mississipi, remontaient quelquefois des contrecourants. L’auteur d’Atala n’a fait qu’extraire du réel, enregistrés par lui-même et par les autres, des éléments qu’il a disposés suivant un plan nouveau pour leur prêter une harmonie qu’ils ne pouvaient avoir lorsqu’ils étaient à l’état isolé. Aux critiques qui lui reprochaient des inventions qu’ils prenaient pour des gasconnades, les ours enivrés de raisins, les carcajous saisissant dans les flots du Niagara les élans ou les ours entraînés au fil de l’eau, il a répondu, d’un air de triomphe, qu’il savait bien ce qu’il disait, et qu’il avait ses références. Et d’une certaine manière, il avait raison.

Il est presque touchant, aussi, de voir Victor Hugo justifier par la géographie et par l’histoire les inventions de la Légende des siècles. À l’entendre, il s’appuie toujours sur le meilleur témoignage, sur le plus solide ; et ses lecteurs peuvent le croire sans aucune espèce de doute : ses imaginations sont authentiques et vraies. Pour un peu, nous penserions que Jérimadeth est en Judée, comme Paris est en France ; et qu’on dit communément, en Allemagne, Wolf, castellan d’Osbor, comme on dit le connétable de Bourbon ou le chevalier Bayard. Mais écoutons-le lui-même : « Tous ces poèmes, ceux du moins qui résument le passé, sont de la réalité historique condensée ou de la réalité historique devinée. La fiction parfois, la falsification jamais ; aucun grossissement de lignes ; fidélité absolue à la couleur des temps et à l’esprit des civilisations diverses. Pour citer des exemples, la décadence romaine n’a pas un détail qui ne soit rigoureusement exact ; la barbarie mahométane ressort de Cantemir, à travers l’enthousiasme de l’historiographe turc, telle qu’elle est exposée dans les premières pages de Zim Zizimi et de Sultan Mourad. » Victor Hugo n’avait-il pas le droit d’inventer librement ses admirables images épiques ? Et fallait-il tant de soin pour les justifier ? Mais, chez le plus fertile et le plus puissant de nos poètes, demeure le scrupule de rester fidèle à la réalité. Qu’il y ait réussi, c’est une autre affaire ; mais il est bien certain qu’il a tenté du moins, en désir et en volonté, d’écrire une épopée qui demeurât historiquement vraie.

Or chez ces mêmes Anglais, dont quelques-uns, nous l’avons vu, s’appliquent à reproduire le moindre détail concret qu’ils observent dans la plus simple nature, quelques poètes, et les plus grands, inventent en toute liberté, dans une joie voisine de l’extase. Que leur importe un réel dont ils ne cherchent qu’à s’évader ? Si l’esprit critique demeure en eux, ou s’il vient à réapparaître inopportunément, leur rêve s’écroule, comme s’écroulent les palais enchantés de Lamia et comme s’évanouit la tendre Lamia elle-même. « Tous les charmes ne sont-ils pas rompus au contact de la froide philosophie ? Il y avait un arc-en-ciel que nous vénérions autrefois au firmament : nous connaissons sa trame, sa contexture ; elle est donnée platement dans le catalogue des choses communes. La philosophie rognera les ailes de l’ange, conquerra les mystères à l’aide de règles et de lignes, videra l’atmosphère hantée, la mine qu’habitaient les gnomes. Elle dépoétisera l’arc-en-ciel, comme jadis elle fit pour la tendre Lamia, qui s’est dissoute en une ombre… » (Keats, Lamia.) L’arc-en-ciel, sans explications et sans références, fait les délices de tels esprits. Bien plus ! les domaines du non-vu, du non-entendu, les royaumes de l’imaginaire, sont ceux où ils se sentent à l’aise. Rien n’égale leurs audaces, sinon le plaisir qu’ils ont de les projeter sur l’univers ; ils vivent de mirages éperdus.

Les forêts qui s’étendent sur les flancs du Latmos, les ombrages cachés dans des régions où jamais l’homme ne pénétra, les pelouses parées pour recevoir solennellement la lumière de l’aube, ne suffisent pas à Endymion : il s’enfonce sous la terre, où il s’enchante de mille visions étranges et belles ; il s’engage dans les profondeurs sous-marines, que personne n’a jamais vues qu’en rêve. Paysages que l’on croyait indicibles ; terre que seuls des yeux divins peuvent voir ainsi, du haut des astres ; houle des nuages frangés de rayonnements, îles d’or étincelantes de lumière, azur, éther, « désert interminable des mondes, dont l’immensité fait chanceler l’imagination dans ses vols les plus hardis », voilà les merveilles que rencontre la reine Mab sur la route astrale où l’entraînent ses coursiers célestes. « Oh ! non, jamais le poète, visité par les visions de ses rêves, quand des nuages d’argent flottent dans son cerveau halluciné, quand chaque apparition de l’étrange, de l’adorable et du grand l’étonné, le ravit et l’élève, quand son imagination, d’un seul coup d’œil, combine le merveilleux et le beau11 », — jamais aucun poète n’a construit, avec l’immatériel, de plus prodigieuses architectures que ne fit Shelley.

Que lui fallait-il, pour laisser aux hommes ce chef-d’œuvre de poésie, cette forêt décrite dans Alastor, et qui ne sortira plus de leur souvenir ? Aussi peu de réalités que possible, en vérité. Quelques vieux chênes d’Angleterre ; les bois du Jura, entrevus un jour au passage ; les montagnes de la Suisse, couvertes de pins. Ces données que lui ont fournies ses yeux de chair, il les enrichit de telle sorte, il les doue d’une grâce si variée et si profonde, il les anime de tant de vie, il leur enlève si poétiquement leur matière, que nous avons devant nous une forêt de rêves et d’enchantements, où les essences se mêlent, où les fleurs s’étoilent, où voguent le Soir et le Silence, où l’âme enfin se dissout. Le poète, dans la course errante à laquelle le condamne son désir, pénètre dans la forêt,

la forêt, vaste masse d’ombrages
s’entremêlant, dont la magnificence brune
emplit le sein d’un val étroit. Là, d’immenses grottes
creusées dans la base sombre des rocs aériens,
comme se moquant de ses murmures, répondent et grondent éternellement.
Les branches juxtaposées et les feuilles confondues
tissaient un crépuscule sur les pas du poète. Comme s’il était conduit
par l’amour, par le rêve, par un dieu, ou par la Mort, plus forte,
il cherchait dans ce séjour chéri de la Nature quelque banc de gazon,
berceau pour elle, et, pour lui, tombe. Plus sombres
et plus sombres les ombres s’accumulent. Le chêne
étendant ses rameaux immenses et noueux
embrasse le hêtre léger. Les pyramides
des grands cèdres multipliant leurs arcatures, forment
sous eux des dômes, solennels ; et plus bas,
comme des nuages bercés dans un ciel d’émeraudes,
le frêne et l’acacia onduleux se balancent,
tremblants et pâles. Tels des serpents mouvants, vêtus
d’arcs-en-ciel et de feu, les plantes parasites
étoilées de milliers de fleurs, coulent autour
des troncs gris ; comme un enfant joueur,
qui, avec de tendres murmures et de très innocentes ruses,
enveloppe les cœurs qu’il aime du rayonnement de ses yeux :
ainsi ces plantes enlacent leurs vrilles aux branches mariées,
unissant leur étroite union. Les feuilles enlacées
découpent en filets la lumière bleu sombre du jour,
et la clarté de minuit, changeantes
comme des fantômes dans des nues fantastiques. De doux gazons moussus
sous ces dais vont déployant leur houle,
parfumés d’herbes odorantes, éclairés par les yeux des fleurs
minuscules et belles. Un vallon plus obscur
envoie, de ses bois de roses musquées enlacées aux jasmins,
un parfum qui dissout l’âme pour inviter
à quelque mystère plus beau. À travers ce vallon,
le silence et le crépuscule, frères jumeaux, continuent
leur garde de midi, et voguent parmi les ombrages,
comme des formes vaporeuses qu’on peut à peine voir. Plus loin, une fontaine
sombre, luisante, aux translucides eaux,
reflète les rameaux tissés au-dessus d’elle,
la moindre feuille suspendue, le moindre point
que le ciel d’azur darde sous leurs interstices.
Rien d’autre, dans ce miroir liquide, n’a baigné
son image, sauf quand une étoile incertaine
y scintille à travers les treillis des feuilles ;
ou quand un oiseau bizarre vient dormir sous la lune ;
ou quand un somptueux insecte flotte, immobile,
inconscient du jour, avant que ses ailes
n’aient épanoui leur gloire à l’éclat de midi.
C’est dans cette forêt que le poète arriva…
(Shelley, Alastor.)
* * *
Ever let the fancy roam12

Elle s’en va volontiers, cette imagination nordique, cette imagination vagabonde, vers les domaines du fantastique, où les Latins ne la suivent guère sans s’étonner de leur hardiesse, et sans se sentir dépaysés.

« Il me reste à parler », disait Mme de Staël quand elle initiait les Français aux beautés de la littérature allemande, « de la source inépuisable des effets poétiques en Allemagne, la terreur ; les revenants et les sorciers plaisent au peuple comme aux hommes éclairés ; c’est un reste de la mythologie du Nord ; c’est une disposition qu’inspirent assez naturellement les longues nuits des climats septentrionaux13. »

Constatons du moins qu’à l’époque romantique, les Latins opposent volontiers, à la pure lumière de leur ciel, les imaginations terrifiantes qui peuplent les nuits nordiques. Ils ont subi l’invasion du sombre et du fantastique avec un mélange de surprise, de répulsion et de délices : romans noirs de Walpole, d’Anne Radcliffe, de Lewis le Moine ; contes d’Hoffmann, mis à la mode par Koreff, lui-même étrange et tant soit peu diabolique ; satanisme allemand : que sais-je encore ? Tout cela a été traduit, imité, lu, admiré — mais non sans hésitations et protestations, non sans de longues périodes d’attente. Tant il est vrai qu’entre les différences qui séparent les littératures du Midi et les littératures du Nord, celle-là aussi veut être signalée.

Pour ce qui est du lyrisme, nous avons un excellent témoin : Giovanni Berchet, le théoricien du romantisme italien, l’auteur de la Lettera semiseria di Grisostomo (1816). Il veut donner à ses compatriotes italiens l’idée la plus frappante de la poésie nouvelle, celle qui est spontanée, primitive, née des traditions populaires ; celle qu’il ne faut pas imiter, certes, puisqu’il faut n’imiter rien : mais celle qu’il faut recréer, dans un pays dont la mentalité pseudo-classique a trop longtemps vicié les productions. Pour montrer ainsi l’essence de la poésie romantique, que va-t-il choisir ? La Lenore et Le Chasseur féroce, de Bürger.

Quarante années d’acclimatation avaient été nécessaires. Il avait fallu, avant que ces ballades fussent ainsi proposées comme l’exemple d’un goût révolutionnaire, capable de faire abandonner enfin la littérature qui plaisait aux grands-pères en faveur d’une autre littérature qui plût aux petits-enfants, il avait fallu d’abord le grand succès de Bürger en Allemagne, ensuite le grand succès de Bürger en Angleterre, pays mieux préparé au nocturne, au lugubre, au fantomatique. Il avait fallu les premiers succès de la littérature allemande en France ; et Mme de Staël :

Bürger est de tous les Allemands celui qui a le mieux saisi cette scène de superstition qui conduit si loin dans le fond du cœur ; aussi ses romances sont-elles connues de tout le monde en Allemagne. La plus fameuse de toutes, Lenore, n’est pas, je crois, traduite en français, ou du moins il serait bien difficile qu’on pût en exprimer tous les détails, ni par notre prose, ni par nos vers… Bürger a fait une autre romance moins célèbre, mais aussi très originale, intitulée Le féroce chasseur 14

Il avait fallu l’émigration ; et les grandes guerres napoléoniennes, mettant certains officiers français en contact direct avec les productions allemandes : comme Stendhal, qui trouve la romance de Bürger « très touchante », et admire qu’on y ose dire qu’un cheval fait trop, trop, trop, et que les tambours font tam, tam ; comme le baron de Mortemart-Boisse. Ce dernier rappelle que Mme de Staël jugeait Lenore intraduisible : il l’a traduite cependant :

C’est cette ballade que j’ai essayé de rendre en français ; elle m’avait tristement ému dans nos cantonnements lors de nos guerres d’Allemagne, et je l’avais retenue presque par cœur ainsi qu’une autre, Guter Mond du gehst so still, que je chantais en Poméranie, en traversant la nuit au clair de lune, sur les glaces de la Baltique, le détroit qui sépare Stralsund de l’île de Rugen. Les nuits ainsi passées n’étaient jamais stériles pour moi, et je devenais poète par la pensée et par les émotions que j’éprouvais en présence de ce grand spectacle de la nature15.

C’est ainsi qu’à la fin, la Lenore et le Chasseur féroce ont passé en Italie. Ces ballades plairont-elles à mes compatriotes ? se demande Berchet. Et il marque ici l’obstacle principal, qui est la différence psychologique. Les Allemands sont avides d’émotions fortes ; chez eux règne un sentimentalisme qui n’est le fait ni des Français, ni des Italiens. « Nous autres, peuples plus méridionaux, entourés de la pompe de la nature, et de la perpétuelle succession de ses charmes infinis, nous n’avons pas besoin de nous mettre à la recherche des émotions pour sentir la vie. » En outre, un certain esprit critique demeure toujours en nous. « Avant de donner une larme à l’infortune de Lenore, nous mettrons sur la balance les degrés de vraisemblance que comporte l’histoire de la jeune fille. » Moins sensibles et moins imaginatifs, nous autres, gens du Midi, avons peine à goûter, avons peine à comprendre les illusions sombres qui enchantent les gens du Nord16

La traductrice française qui avait précédé Berchet de deux ans n’avait pas donné à sa pensée un tour aussi précis ; mais elle sentait bien la différence qui sépare l’une et l’autre imagination :

On me reprochera le choix du sujet, disait-elle ; mais si l’on tolère des revenants sur la scène et dans les romans, on peut bien les tolérer dans un petit poème ; il n’est pas plus fou de croire aux apparitions qu’aux devineresses ; c’est moins dangereux, et les morts ne donnent que d’utiles leçons partout où on les fait intervenir. J’ai trouvé le dénouement de Lenore très moral : son amant même la punit du crime dont il est la cause ; cette pensée est terrible, on peut la méditer avec fruit. — On dira que je n’ai pas imité assez scrupuleusement l’original ; j’avoue que je n’ai pas eu le courage de faire danser les morts ni de détailler les dernières scènes de Lenore ; le goût français s’y oppose. Je me suis crue aussi obligée d’ajouter quelques vers qui, en apprenant aux lecteurs les premières vertus de Lenore, motivent la grâce qui lui est faite au moment d’expirer. Le lecteur doit savoir que Lénore est une promise, et que ce titre justifie en Allemagne le parti qu’elle prend de suivre Wilhelm17.

Cette appréhension première ne se dissipera pas entièrement chez nous, même au plus fort du succès ; et il y aura toujours des gens pour railler ou pour vitupérer

L’amour incohérent de spectres et de charmes,
D’amantes et de croix, de baisers et de larmes,
De vierges, de bourreaux, de vampires hurlants,
De tombes, de bandits, de cadavres sanglants,
De morgues, de charniers, de gibets, de tortures,
Et toutes ces horreurs, ces hideuses peintures
Que sous le cauchemar dont il est oppressé
Un malade entrevoit, d’épouvante glacé18.
* * *

La Chanson du vieux marin a paru pour la première fois dans les Lyrical Ballads de 1798 ; elle est due à la collaboration inégale de Wordsworth et de Coleridge ; inégale, car la part de Coleridge est la plus importante de beaucoup.

L’épigraphe nous met aussitôt dans une atmosphère de mystère : « Je crois volontiers qu’il y a dans l’Univers un plus grand nombre de natures invisibles que de natures visibles. Mais qui nous en pourra dire exactement le nombre et l’espèce ? » L’esprit humain ne saurait les saisir, ces natures mystérieuses dont il pressent l’existence et l’action. Du moins, l’individu peut-il, en les imaginant, se créer un monde à lui, meilleur et plus vaste que le monde réel : « C’est un préservatif contre l’amoindrissement de l’âme, que la vie quotidienne et ses mesquineries resserrent et abaissent… »

L’âme du lecteur va s’enrichir, non seulement de visions surhumaines, mais de troubles, mais d’inquiétudes, mais d’épouvantes ; le réel et l’irréel se mêleront devant elle de façon si confuse qu’elle ne saura plus les distinguer, et qu’elle vivra un cauchemar. Trois jeunes hommes s’en vont à un mariage ; un vieux marin à la barbe grise, aux yeux brillants, aux mains décharnées, retient l’un d’eux, bien que les gens de la noce ne cessent de l’appeler ; le vieux marin veut lui raconter son histoire, et aussi longtemps qu’elle n’est pas finie, il garde le jeune homme sous son étrange et maléfique pouvoir.

Ainsi commence l’histoire du vieux marin : son navire faisait voile vers le Sud, joyeusement ; et le temps resta beau jusqu’au moment où fut atteinte la ligne : alors vinrent la tempête, l’ouragan ; alors vinrent ensemble le brouillard et la neige ; alors vint un froid prodigieux ; et des blocs de glace, aussi hauts que le mât, flottèrent autour du navire, verts comme de l’émeraude ; et les glaces craquaient, criaient, grondaient, hurlaient. Mais un albatros parut, oiseau d’heureux augure, qui guida le navire hors des glaces, et le remit sur le bon chemin ; pendant neuf jours il se percha sur les mâts et sur les haubans. Or le vieux marin tua l’albatros.

Le voile de mystère dont le poème est entouré depuis le début va s’épaissir encore. La brise heureuse cesse de souffler ; les voiles s’affaissent ; c’est le calme plat. Au fond d’un ardent ciel de cuivre, on voit le soleil tout sanglant. La chaleur est intolérable, l’équipage est torturé par la soif. L’Océan lui-même semble entrer en putréfaction ; des êtres de fange grouillent sur cette mer fangeuse. Depuis la mort de l’oiseau sauveur, un esprit de malédiction poursuit le navire, invisible, et manifestement présent. Les matelots, furieux contre leur compagnon coupable, pendent à son cou l’albatros mort.

Au fond du ciel brûlant se distingue un point qui grandit ; une voile s’approche, amenant l’espoir. C’est le moment où le mystère et l’horreur vont s’exprimer par de nouvelles imaginations, toujours plus affreuses. Car la voile appartient à un navire squelette, dont la charpente se découpe en barreaux sur la face du soleil couchant. On voit sur le pont une femme fantôme et sa compagne, qui est la Mort. Les deux femmes jouent aux dés : la Mort gagne. Dans un paysage d’épouvante, sous le croissant de la lune qu’escorte une seule étoile claire, au milieu de la mer nocturne, le navire qui naguère partait joyeux à la conquête du monde devient la proie de la mort ; quatre fois cinquante hommes tombent, sans soupirs ni gémissements ; le vieux marin lit sa malédiction dans les yeux de ces morts.

Il regarde les créatures qui habitent la région du grand calme : les serpents de mer, bleus, verts, noirs, brillants, veloutés, qui jouent et nagent dans des sillages d’or. Un élan d’admiration et d’amour porte le marin vers ces belles créatures vivantes ; il les bénit : au même instant, il redevient capable de prier ; l’albatros, se détachant de son cou, tombe comme du plomb dans la mer. Une pluie bienfaisante arrive, le vent se lève, la foudre éclate ; les morts se mettent qui au gouvernail, qui aux voiles, et le navire se meut, conduit par des esprits qui sont pour un moment entrés dans ces cadavres et les ont ranimés.

Le poète nous épargnera-t-il ? va-t-il enfin nous libérer ? Pas encore. Il prolonge l’obsession dans laquelle il nous tient ; il agit sur nos nerfs jusqu’à l’exaspération, en multipliant ses effets. L’Esprit n’est pas encore vengé ; il conduit le navire jusqu’à la ligne : là, comme un cheval qu’on lâche tout d’un coup, il s’en va d’un bond ; le navire, ébranlé, sursaute et retombe ; le marin s’évanouit. Évanoui, il entend des voix qui racontent son histoire, et qui disent que son expiation n’est pas finie. Des visions d’horreur se préparent encore :

Je m’éveillai : nous voguions toujours
Comme par un temps propice ;
C’était la nuit : une nuit calme ; la mer était haute ;
Les morts étaient tous là, debout.

Tous étaient réunis, debout, sur le pont
(Plutôt un charnier qu’un navire) ;
Tous fixaient sur moi leurs yeux de pierre
Que la lune faisait briller.

L’expression de douleur et de haine qu’ils avaient à leur mort
Demeurait dans leurs yeux ;
Je ne pouvais pas détourner mes yeux des leurs,
Ni les élever pour prier…

Enfin le navire, à toute vitesse, est poussé jusqu’à la côte où se trouve le village natal du marin ; celui-ci retrouve l’ermite qui va le confesser et le purifier. Le navire s’enfonce au fond des eaux. Mais le tourment du coupable n’est pas tout à fait terminé :

              à une heure incertaine
Cette agonie revient,
Et jusqu’à ce que mon étrange histoire soit dite,
Ce cœur brûle en ma poitrine.

Je passe, comme la nuit, de pays en pays ;
J’ai une singulière puissance de parole ;
Du moment que j’ai vu son visage
Je reconnais l’homme qui doit m’écouter,
Je lui apprends mon histoire…

Si nous avons cru devoir résumer toute cette pièce, c’est par la nécessité même de notre thèse ; nous avions à montrer la qualité spécifique d’une poésie qu’un esprit latin ne pourrait guère concevoir, et qu’il a même quelque peine à supporter. En fait, si elle est connue, et bien connue, de ceux qui sont familiers avec la littérature anglaise, sa renommée n’a guère dépassé ce cercle : elle ne figure pas au nombre des chefs-d’œuvre étrangers que nous avons adoptés ; elle n’est pas dans le patrimoine international que finit par posséder le lecteur de moyenne culture ; par son âpreté, par le plaisir douloureux qu’elle semble prendre à parer, à multiplier, à raffiner l’épouvante, par son caractère morbide, elle nous inspire une admiration troublée.

Coleridge y voyait le triomphe de l’imagination pure ; et le triomphe, aussi, du surnaturel sur le réel. D’une part, en effet, il l’avait tirée non de quelque observation vraie, mais des jeux de sa fantaisie. Il n’avait vu, nous dit Joseph Aynard, son biographe, « ni les glaces du Nord ni la splendeur des tropiques ; il n’était peut-être même jamais allé sur la mer, et plus tard il remarquera qu’il avait décrit tout à rebours le sillage du navire19 ». Mrs. Barbauld reprochait à son poème de manquer de morale : et voici quelle était sa réponse :

Je lui dis qu’à mon avis, ce poème en avait trop ; et que le seul, ou plutôt, si j’ose ainsi m’exprimer, le principal défaut est que le sentiment moral soit si ouvertement imposé au lecteur comme principe ou cause d’action dans un ouvrage qui n’est que d’imagination pure. Le vieux marin ne devrait pas plus avoir de morale que n’en a ce conte des Mille et une Nuits où l’on voit un marchand qui s’assied, pour manger des dattes, au bord d’un puits, et qui jette les noyaux autour de lui, quand tout à coup un génie surgit et dit qu’il est obligé de tuer ce marchand qui a, paraît-il, crevé un œil au fils du génie…

Ce même Coleridge explique, d’autre part, que sa poésie a deux sources : ou bien ce qui est humble, simple, familier ; ou bien le surnaturel, considéré comme une réalité psychologique. Dans les poèmes qui s’inspirent de ce second principe,

les incidents et les agents seraient, en partie du moins, surnaturels ; et l’excellence qu’on se proposait d’atteindre devait consister à intéresser l’émotion par la vérité dramatique des sentiments qui accompagneraient naturellement de telles situations, en les supposant réelles. Et réelles, en ce sens, elles l’ont été pour tout être humain qui, par suite de quelque erreur des sens, s’est cru à un moment quelconque sous l’empire d’une puissance surnaturelle.

Lorsqu’en 1825 Amédée Pichot, dans son Voyage historique et littéraire en Angleterre et en Écosse, découvre Coleridge et la Chanson du vieux Marin, il ne peut s’empêcher d’être étonné et choqué, en dépit d’une bienveillance toute prête. C’est le « murmure mélancolique et mystérieux d’un songe » ; c’est « un conte de revenant ». Il estime qu’il y a quelque analogie entre le talent de Coleridge et celui de Bürger : encore le poète anglais lui semble-t-il le plus allemand des deux. Ils sont parés des « teintes les plus riches, mais les plus mystérieuses, du pays des illusions ».

* * *

Certes, les littératures étrangères ont influé sur notre romantisme ; personne ne songe à le nier. Encore que le lyrisme d’un Prévost, tel qu’il éclate dans Manon Lescaut, ne doive rien à personne, reste que les poètes anglais et allemands ont donné aux nôtres, plus timides, l’exemple d’une libération ; reste qu’ils leur ont fourni des modèles, des thèmes, voire même une certaine intonation. Mais la question est de mesurer cette influence après l’avoir constatée. Chez les esprits du second ordre, elle peut devenir imitation, copie, et donc se traduire par un asservissement. Mais notre étude a essayé de montrer que chez les plus grands, elle n’agit pas comme une force oppressive. S’ils assimilent cette nourriture étrangère, nos génies créateurs n’en tirent que plus de vigueur originale ; ils gardent leur qualité spécifique, en vertu de leur individualité propre ; et, comme nous l’avons montré, en vertu des caractères ineffaçables de leur nation, qui vit en eux.

Si on en voulait une preuve supplémentaire, on la trouverait aisément dans le fait que les grands poètes de l’étranger ne reconnaissent pas les lyriques romantiques français pour leurs frères ; ils trouvent en eux une saveur locale qui les choque beaucoup plus qu’elle ne les séduit. Un des plus fins connaisseurs de la littérature anglaise, Émile Legouis, a naguère marqué ce désaveu. Il constatait qu’aux yeux de la plupart des Anglais, le génie français continuait de n’être pas poétique. Suivant un jugement qui est chez eux séculaire,

la poésie française est vouée à une sorte d’infériorité constitutionnelle parce que, d’une part, la race dont elle émane a justement les qualités qui tendent à la prose et manque de celles qui sont proprement poétiques, puisqu’elle est raisonneuse, sceptique et intellectuelle, beaucoup plus qu’imaginative, sensible et passionnée ; d’autre part, parce que les mêmes caractères, les mêmes tendances, se marquent jusque dans la langue, à laquelle font défaut la couleur, la force de l’accent, la brusque envolée du lyrisme. Que les Français se contentent donc d’être les maîtres d’une certaine prose élégante, agile, claire, et qu’ils laissent la poésie à d’autres peuples mieux doués par la nature et par le langage pour cette tâche plus haute20.

Or ce jugement s’applique au temps du romantisme. Coleridge a opposé reason et understanding, imagination et fancy, humour et wit — en glorifiant le premier terme de chacun de ces couples au profit du second, réservant aux Anglais et aux Allemands reason, imagination et humour, ne laissant aux Français que les autres facultés, inférieures. On retrouve à peu près la même idée, continue Émile Legouis, chez Carlyle, chez Wordsworth, chez Southey, chez Hazlitt, et surtout chez De Quincey. Suivant ce dernier, la poésie française est arrivée au dernier degré d’imbécillité sénile :

Sa constitution, comme vous le savez bien, était dans ses meilleurs jours sans moelle et sans nerfs, sa jeunesse sans espoir, et son âge viril sans dignité21.

Il est vrai que quelques-uns de ces juges sévères n’étaient pas capables, de par les dates même de l’âge où ils ont vécu, de se rendre un compte exact de l’ensemble de notre poésie romantique. Mais même Matthew Arnold, si prêt par ailleurs à reconnaître la valeur de notre civilisation, nous dénie le don poétique. « Même la poésie de Victor Hugo me laisse froid ; j’ai le malheur de n’être pas capable d’admirer Olympio22… » M. Marcel Moraud, qui a naguère étudié dans le détail l’influence du romantisme français en Angleterre23, s’il a nuancé de quelques réserves ces observations générales, n’en a pas moins constaté, de l’autre côté du détroit, une incompréhension qui est souvent allée jusqu’à l’hostilité. Pour beaucoup d’Anglo-Saxons, la poésie française du dix-neuvième siècle ne commence qu’avec Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé. La poétique romantique française a eu, au contraire, un immense retentissement dans toute l’Amérique latine.

* * *

Les différences substantielles demeurent ; et chaque poésie garde son goût de terroir, sans risquer d’être confondue, dans ses qualités les plus subtiles et les plus profondes, avec la poésie voisine. Quelques historiens de nos lettres, et non des moindres, ont voulu voir dans le romantisme une invasion étrangère, dont les conséquences ont été de dénaturer notre âme, de lui apprendre des façons de penser et de sentir qui étaient directement opposées aux principes esthétiques et moraux qui l’avaient inspirée jusque-là. Il nous paraît, au contraire, que chez ses plus hauts représentants, l’âme française a gardé ses qualités traditionnelles : goût obstiné de la composition et de l’ordre, clarté, netteté ; modération au moins relative ; prompte reprise après les abandons ; raison toujours vigilante ; conscience des problèmes moraux, et de la responsabilité de l’écrivain qui les traite ; habitude de s’adresser non pas à des êtres d’exception, mais à l’être moyen, à l’être universel. Des façons de penser toutes françaises, irréductibles à d’autres, ont continué à s’imposer à notre romantisme ; et le lyrisme même nous semble en avoir été l’expression : le lyrisme, la forme la plus spontanée et la plus profonde de l’âme.

Sur un cycle poétique24

Toujours la poésie est menacée. Sa naissance semble dépendre des caprices du sort, puisqu’elle attend la venue des « êtres divins qui chantent sur la lyre » ; et personne ne peut remplir pour eux les longs intervalles d’attente ; car s’il est vrai que tous les arts demandent la perfection, la perfection qu’elle exige est plus intransigeante encore, et plus absolue ; elle ne souffre aucune compromission. — Quand une chance de vivre lui est enfin donnée, elle doit triompher de mille forces ennemies qui la détestent et qui l’oppriment. — À peine a-t-elle assuré son triomphe qu’elle s’épuise ; elle cherche à se répéter, et dès lors elle est perdue ; elle meurt, et tout est à recommencer.

Et pourtant, cette fleur fragile porte en elle-même une force qui lui assure d’éternels retours. Les sécheresses, et les hivers eux-mêmes, ne font que préparer de nouveaux printemps, si lents qu’ils soient à venir :

Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts.
La substance chevelue
Par les ténèbres élue
Ne peut s’arrêter jamais,
Jusqu’aux entrailles du monde,
De poursuivre l’eau profonde
Que demandent les sommets25

Ces morts apparentes, ces changements, ces transmutations, cette volonté obstinée à survivre, nous voudrions essayer de les suivre, dans leur cycle idéal.

* * *

La poésie va naître. Mais au prix de quelles peines ! J’évoque une grande maison triste, sur la colline de Recanati ; elle abrite un enfant qu’a visité le génie. Il veut exprimer les rêves de beauté qui le tourmentent ; et en même temps il s’abuse ; il cherche le chemin qui conduit à la gloire, et commence par s’égarer. Car il se jette à corps perdu dans l’érudition, apprenant tout ce que les hommes ont appris, les Grecs, les Latins, les Français, les Anglais, les Allemands. Il fatigue son âme et son corps ; son frère, s’éveillant tard dans la nuit, le voit à sa table de travail, profitant des dernières lueurs de la lampe pour travailler encore. D’où la maladie ; d’où la difformité. Certes il se trouvera un jour ; et de l’adolescent douloureux, le grand Leopardi surgira. Mais il faudra qu’il triomphe d’abord d’une longue, d’une épuisante erreur ; il faudra qu’il paie douloureusement le prix de la confusion qu’il a commise, et qu’il se dégage du fatras de l’histoire, de la philologie, de l’érudition, pour arriver au lyrisme.

C’est ainsi qu’il en va souvent : le créateur, qui a conscience de sa qualité unique, n’a pas conscience des moyens qu’il doit employer pour traduire son être profond. Il entend un appel auquel il est incapable de répondre. « Ma mère », s’écrie Petöfi,

Ma mère, les rêves ne trompent pas ;
Le linceul de la mort peut m’envelopper,
Le nom glorieux de ton fils poète,
Ma mère, vivra dans l’éternité26

Or, tandis qu’il est déjà riche de cette assurance, il ne fait encore qu’imiter ; il suit ses prédécesseurs, et ses accents ne sont que des échos. Pénible passage, que celui qui va du royaume des désirs incohérents à celui des formes pures. Parmi toutes les tâches qui incombent au poète naissant, la première est d’oser être lui-même.

La seconde est d’inventer sa technique, et, comme disaient les Anciens, de fabriquer sa lyre. Il importe qu’il ait des maîtres, et qu’à un moment donné il se sépare d’eux ; qu’il fasse de multiples gammes, mais sans les confondre avec la musique idéale qu’elles sont seulement chargées de préparer ; qu’il se livre à toute sorte d’exercices, non pour eux-mêmes, mais pour qu’ils lui procurent la maîtrise des mots, des images, et des sons. Des lignes et des lignes, des pages et des pages, des cahiers et des cahiers ; des odes, des dithyrambes, des épîtres, des satires, des tragédies, des fragments d’épopée : ce ne sont que des brouillons nécessaires ; ce sont « les bêtises que M. Hugo faisait avant sa naissance27… » — et dont tous les poètes doivent courir le risque, comme lui.

Encore le combat avec l’ange n’est-il pas terminé à ce point, car la peine de dégager une personnalité suppose la peine de vivre. Que ce soit l’exil, comme pour Dante ; la mort d’une femme aimée, comme pour Pétrarque ; les séparations et les renoncements, comme pour Goethe ; la maladie, comme pour Heine, cet apprentissage ne se fait guère que dans la douleur. Musset l’a dit, comme si, dans son indiscrétion romantique, il avait pris la parole au nom de tous les autres : du jour où il a aimé, du jour où il a souffert, de ce jour-là seulement il a été capable de rendre l’intensité des amours et des souffrances humaines ; et la Muse de la Nuit de mai lui a conseillé de laisser s’élargir sa blessure, sachant non seulement que :

Les chants désespérés sont les chants les plus beaux,

mais qu’il n’aurait ni trêve ni consolation, s’il ne se délivrait en écrivant l’histoire de son cœur.

La poésie vient de naître, elle n’a pas encore ses accents décisifs, elle balbutie encore, on retrouve encore dans son langage des expressions qui ne lui appartiennent pas en propre et qu’elle emprunte au passé : et déjà, le poète apparaît comme un inadapté, comme un homme qui ne ressemble pas à tous les autres, comme un être d’exception que la foule montre du doigt. Il le sent ; il le dit :

Malheur à l’enfant de la terre,
Qui, dans ce monde injuste et vain,
Porte en son âme solitaire
Un rayon de l’esprit divin !
Malheur à lui ! l’impure envie
S’acharne sur sa noble vie,
Semblable au vautour éternel ;
Et, de son triomphe irritée,
Punit ce nouveau Prométhée
D’avoir ravi le feu du ciel28

Il la redira souvent, cette plainte qu’il ne laisse pas échapper sans quelque fierté ; on l’entendra dans tous les temps, dans toutes les langues, venant de tous ceux qui portent la peine et la gloire d’être nés pour exprimer la beauté. Même s’ils n’affectent plus aujourd’hui, ainsi qu’ils le faisaient autrefois, de marquer par des signes extérieurs la différence profonde qu’ils sentent en eux, ils sont autres : et Baudelaire le savait bien.

La poésie est née ; alors une chapelle se forme autour du dieu nouveau. Des initiés, peu nombreux, et quasi mystérieux, chuchotent son nom, disent à voix basse ses louanges ; on se réunit en un petit cercle pour une lecture ; on fait circuler des copies de vers encore rares ; un culte s’organise, désireux tout à la fois de se répandre et de se limiter ; la renommée part d’un groupe, qui siège dans un salon, qui s’installe dans un café… Mais avant que ces chapelles ne deviennent de vastes églises, que de difficultés encore ! Que de formules dédaigneuses, de la part de lecteurs qui sont figés dans leur goût, et qui ne veulent pas changer leurs habitudes mentales ! Que d’oreilles sont blessées, irritées, par une musique où elles ne trouvent que des dissonances ! Que de condamnations sans appel : « cela ne ressemble à rien… » ! Quel mal, pour faire adopter des formes non usitées, des sentiments non communs, pour obliger tout un peuple à passer du connu, qui lui plaît, à l’inconnu, dont il a peur ! L’histoire littéraire est pleine de jugements sévères portés sur des poèmes qui nous paraissent admirables, mais qui durent, jadis, payer chèrement le prix de leur nouveauté. Y a-t-il une seule école littéraire qui n’ait été reçue par des ironies, par des sottises ? Plus la saveur était originale et plus la réaction, chaque fois, fut vive. Il s’est trouvé des censeurs pour dire qu’André Chénier était sans génie et sans feu ; qu’Alfred de Musset était incompréhensible ; que Byron n’avait écrit qu’un seul vers digne d’approbation,

All my madness none can know ;

que les Parnassiens étaient les Jocrisses, les Calinos, et les Guibollards de la poésie française ; que des vers de Verlaine, présentés par lui au troisième recueil du Parnasse, étaient les plus mauvais qu’on eût jamais vus ; et que sais-je encore29 ? quel manant des lettres ne s’est plu à lui-même, en déclarant que les vers de Paul Claudel étaient inintelligibles, puisqu’il ne les comprenait pas ? Les vers de Paul Valéry sont traduits dans toutes les langues du monde : et il y a encore des gens pour hausser les épaules, quand on récite devant eux Le Cimetière Marin.

Enfin tout s’illumine ; et vient la gloire. La gloire la plus pure peut-être ; car si celle du romancier est plus étendue et celle du dramaturge plus bruyante, celle du poète a dans les âmes de plus profondes résonnances, et plus durables ; la mémoire, fidèle gardienne du rythme, fait revivre pour chaque lecteur, à chaque moment du jour, la musique qui l’a ravi ; son admiration se nuance d’une ferveur amie, qui jamais ne se lasse et toujours recommence le chant. S’il fallait résumer, comme en un symbole, et ces combats multiples, et la splendeur du triomphe final, on rappellerait le nom de Lamartine. Pendant des années il ne s’est inspiré que des livres, cherchant à imiter les grands auteurs du passé ; et les étrangers, qu’il appelait à son secours, tantôt Pétrarque et tantôt Ossian ; et les Français, Voltaire, Lebrun, ou Parny. Il a bu tout le poison de la littérature ; il s’est enfermé longuement dans les bibliothèques ; s’il sortait, c’était avec des volumes dans ses poches, pour lire encore au milieu des vignes et des bois. Dès qu’on annonçait un concours académique, à Besançon, à Niort, ou à Vaucluse, il tressaillait : il produirait un beau poème à la mode du jour, remporterait le prix, et deviendrait célèbre, comme Jean-Jacques Rousseau. On a de lui un mot qu’il adressait à l’un de ses amis, dans une de ces lettres de jeunesse qui sont si ingénument pédantes : « Ah ! qu’on a de peine à vaincre la nature ! » s’écriait-il. Tout son zèle était là ; toute son ambition était de vaincre la nature, au profit de l’art. Et il avait mis dans quatre petits livres d’élégies les résultats de ce long effort : quatre livres d’élégies, qu’heureusement il a brûlés.

L’histoire est si connue qu’on aurait quelque pudeur à la redire, si elle n’était si belle qu’elle émeut à chaque fois, comme les légendes et les symboles. On sait qu’il ne comprit la vie des choses, et la chère vallée d’Aix, et le lac, et les grands chênes de ses bords, que lorsqu’il eut pour la première fois vu Julie ; que la fausse exaltation de son esprit disparut, et qu’il ne chercha plus à imiter qui que ce fût, à partir du moment où la passion l’envahit tout entier. On sait qu’il ne fut plus question de Parny, quand, ayant rejoint à Paris la malade qu’il avait rencontrée à la pension Chabert, il l’adora, et la querella, et la fit souffrir, comme c’est l’usage de ceux qui aiment. On peut redire enfin que l’attendant vainement, à l’automne qui suivit, dans le décor qu’elle avait enchanté de sa présence, il crut être le premier à pleurer, le premier à se désespérer, le premier à boire le calice des grandes douleurs ; et que les Méditations naquirent ainsi, thème à chaque génération renouvelé, thème éternel de l’amour et de la mort :

Fratelli, a un tempo stesso
É, Amore e Morte
Ingenerò la sorte.
Cose quaggiù si belle
Altre il mondo non ha, non han le stelle30

Les critiques ne manquèrent pas, quand cette voix harmonieuse et douloureuse fit entendre « des accents inconnus à la terre » — musique encore inouïe, sur des paroles qui étaient pourtant vieilles comme le monde. « Monsieur Patru aimait à raconter qu’étant un jour chez le secrétaire perpétuel de l’Académie française, il le trouva arpentant son cabinet comme un forcené. “Ah ! pleurard”, disait-il à l’auteur absent, “tu te lamentes ; tu es semblable à la feuille flétrie, et poitrinaire. Qu’est-ce que cela me fait, à moi ? Le poète mourant ! le poète mourant ! Eh bien ! crève, animal ! tu ne seras pas le premier”31… »

Mais de telles paroles furent balayées par la clameur des adolescents, des femmes, des lecteurs sans préjugés, en France et dans tous les pays où le français était une langue seconde ; et jamais sans doute il n’y eut, dans les batailles des lettres, bulletin de victoire plus éclatant que celui que lança Lamartine lui-même : tous les plus antipoètes lisent mes vers, disait-il, et les récitent… Éditions, contrefaçons, traductions, exemplaires qu’on se passait de main en main, lettres enthousiastes et déclarations d’amour, récompenses officielles et témoignages multipliés d’un culte populaire : autant de preuves de la joie qui éclata dans le monde à cette grande nouvelle : la poésie française est ressuscitée.

* * *

Or, n’est-ce point une loi que la poésie, à peine ressuscitée, semble de nouveau condamnée à périr ?

Parce qu’Homère a composé un poème épique qui s’est classé au rang des chefs-d’œuvre immortels ; parce qu’Eschyle, Sophocle et Euripide ont donné la formule de la tragédie ; parce que l’éclat de ces génies a ébloui les générations successives ; parce que les hommes sont généralement paresseux et faibles, et qu’instinctivement ils courent après le succès : pendant des siècles on recommencera à écrire poèmes épiques et tragédies, d’après les modèles qui ont réussi. On perdra l’idée qu’une faculté créatrice éminente est nécessaire ; on soupçonnera les auteurs illustres d’avoir connu des « secrets de l’art » ; et on cherchera dans leurs œuvres ces secrets, ces recettes, ces procédés ; dans leurs œuvres, ou mieux encore dans des arts poétiques, dans des manuels où on les trouve commodément recueillis et étiquetés. On croira que le suprême effort du poète consiste à répéter ce qu’ont dit les autres poètes, consacrés par l’admiration du public ; on ne concevra même plus qu’il puisse ou qu’il doive faire autre chose ; et c’est le sens même de la poésie qui va se perdant.

Une originalité qui s’est imposée par son mérite crée une mode qui s’insinue par l’habitude. Tous les rimeurs voguent sur des lacs, et pleurent au clair de lune. Ou bien tous s’élancent vers les cimes glacées du Parnasse, c’est ainsi qu’ils les appellent : et les voilà figés en statues impassibles. La vieille fille rêveuse qui, du fond de sa province, envoyait aux journaux littéraires des stances à la façon de Lamartine, envoie aux journaux des vers marmoréens, à la façon de Leconte de Lisle ; il n’y a pas d’autre changement que celui de la tante à la nièce, dans cette inévitable succession. Que de contrefaçons impunies de la pastorale ou de l’idylle, au long des siècles ! que d’odes misérables, dans le sillage de Pindare ! que d’odelettes non moins misérables, dans le sillage d’Anacréon ! Toute l’Arcadie italienne, qui avait commencé par une révolte contre la préciosité, contre l’emphase, contre la boursouflure, et qui avait entonné l’hymne à la liberté, a fini par un bêlement, parce qu’elle a cru de son devoir d’imiter Théocrite, et ses bergers et ses bergères, et même ses moutons.

En même temps que l’inspiration s’anémie, les vers deviennent mécaniques. Le rythme n’est plus qu’une répétition ; et la rime, s’il y en a, une de ces lâches obligations dont on s’acquitte à l’aventure. On ne craint plus de faire rimer mer avec amer, et, dernière honte, rose avec éclose. Des deux états poétiques auxquels on peut penser, l’un qui est tout d’élan et qui monte comme une prière, l’autre qui est absolue rigueur, on ne choisit ni l’un ni l’autre, et l’on remplace les sonorités mystérieuses ou les rapports exacts par des facilités qui tout au long d’un poème se répètent sans pitié.

Il y a de vastes époques stériles, des déserts sans oasis, où l’on espère vainement rencontrer quelque source. « Aucun âge n’a été moins lyrique, a écrit Carducci, que les cinquante ou soixante premières années du dix-huitième siècle ; âge abondant en recherches audacieuses, en pensées effrontées, en découvertes décisives, et où l’on trouve sur son chemin tout le bien et tout le mal — mais non point de poésie ; âge qui manque tout particulièrement de poésie en vers32. » Écoutons un des penseurs qui, installés en Hollande à la fin du dix-septième siècle, au point de croisement des routes européennes, ont alors dirigé leurs contemporains vers les temps nouveaux ; écoutons Jean Le Clerc, le journaliste international, le savant, le philosophe, l’historien. « Bien des gens lisent les poètes, sans savoir ce que c’est qu’un poète, ou du moins, sans pouvoir exprimer ce qu’ils en savent. Un poète est un homme qui invente, ou en tout, ou en partie, le sujet qu’il traite ; qui le range suivant un certain ordre propre à surprendre le lecteur, et à le rendre attentif ; et qui l’exprime d’une manière éloignée des expressions vulgaires, non seulement pour la cadence, mais encore l’élocution. Cela veut dire que quand on se met à lire un poème, il faut se dire qu’il est l’ouvrage d’un menteur, qui nous veut entretenir de chimères, ou au moins de vérités si gâtées qu’on a bien de la peine à distinguer le vrai du faux 33… »

On trouverait aisément chez Fontenelle, sous une forme plus aimable et plus fine, bien des déclarations qui valent celle de Jean Le Clerc, puisqu’ayant commencé par donner de l’églogue la plus étrange idée, il ne s’est pas arrêté en chemin, et a donné de la poésie en général une idée non moins étrange ; du moins elle nous paraît telle, avec le recul du temps, et quoiqu’en vérité elle semblât toute juste aux Cartésiens, ses amis et ses admirateurs. Mais il nous faut aller droit à celui qui a osé, sans précautions et sans ambages, dire ce qu’il pensait de cette futilité difficile qu’on appelait des vers. Il s’appelle Houdar de la Motte ; nulle habitude, nulle révérence, nulle pudeur ne l’ont retenu. C’est lui qui a défini la poésie comme étant le triomphe de l’art, ou pour mieux dire de l’artifice. « Elle n’était d’abord différente du discours libre et ordinaire que par un arrangement mesuré des paroles, qui flatta l’oreille à mesure qu’il se perfectionna. La Fiction survint bientôt avec les Figures : j’entends les Figures hardies, et telles que l’éloquence n’oserait les employer. Voilà, je crois, tout ce qu’il y a d’essentiel à la poésie. » C’est lui qui, continuant d’une marche assurée, a critiqué Homère, a montré qu’il était plein de défauts, l’a massacré pour l’embellir, a resserré en douze chants les vingt-quatre chants de l’Iliade ; et encore a-t-il fait comparaître l’ombre d’Homère, pour le féliciter personnellement, lui, La Motte, d’avoir accompli un si beau travail. C’est lui qui a exercé sur les fables sa même industrie. Mais c’est lui, surtout, qui a victorieusement déclaré qu’il ne voyait pas pourquoi la prose ne remplacerait pas totalement la poésie, en vertu de cette bonne et simple raison, entre beaucoup d’autres, que la prose pouvait exprimer tout ce qu’on disait en poésie, tandis que la poésie ne pouvait pas exprimer tout ce qu’on disait en prose. Et puis il y avait ce rythme, si parfaitement inutile ; et cette rime, si embarrassante à trouver, si désespérante. Sans doute, avouait-il, la poésie possède un mérite, celui de la difficulté vaincue ; mais pour ce faible mérite, doit-elle être conservée ? Il accompagnait cette philosophie d’exemples pratiques, montrant combien les tragédies de Racine auraient gagné, si elles n’avaient pas été écrites en vers ; et n’écoutant plus que l’inspiration de son génie, il inventait un genre nouveau : l’ode en prose. La poésie y était réduite à l’éloquence ; et c’était fort bien fait, puisqu’il n’y avait entre l’une et l’autre nulle différence marquée, la poésie n’étant après tout qu’une éloquence qui voulait s’embarrasser et se compliquer à plaisir, comme pour provoquer les honnêtes gens. Mais il faut entendre Houdar de la Motte en personne, si l’on veut constater le point où put aller, un jour, l’aberration : sortons de la poussière La Libre Éloquence, Ode en prose, à Son Excellence Monseigneur le Cardinal de Fleury :

Rime, aussi bizarre qu’impérieuse, mesure tyrannique, mes pensées seront-elles toujours vos esclaves ? Jusques à quand usurperez-vous sur elles l’empire de la Raison ? Dès que le nombre et la cadence l’ordonnent, il faut vous immoler, comme vos victimes, la justesse, la précision, la clarté. Ou si je m’obstine à les conserver malgré vous, par quelles tortures ne vous vengez-vous pas de ce que je vous résiste ? Je vois le Soleil se lever, se coucher, se relever plus d’une fois, avant que j’aie pu vous réconcilier avec une pensée qui valait à peine quelques moments. C’est à toi seule, Éloquence libre et indépendante, c’est à toi de m’affranchir d’un esclavage si injurieux à la raison.

Mais quelle lumière me frappe ? Que peut renfermer ce nuage éblouissant qui s’avance vers moi du milieu des airs ? D’où vient cette douce rosée qu’il répand sur sa route, tandis que des traits de feu l’entrouvrent de toutes parts ? Ciel ! Il se développe à mes yeux ! J’y découvre une Déesse majestueuse, qui d’un seul de ses regards se rend maîtresse de mon cœur. Ne me trompé-je point ? Est-ce L’Éloquence ? Un diadème auguste ceint sa tête. D’une main elle lance des foudres ; et de l’autre, elle sème des fleurs. Ses cheveux abandonnés aux Zéphyrs flottent sur ses épaules en ondes négligées. Sa robe qu’aucun lien ne resserre et qui la pare sans la gêner, brille de couleurs plus diverses et plus vives que celles dont Phoebus peint la nue, quand il s’y joue avec tous ses rayons. Une foule de Génies voltige autour d’elle, comme ses ministres. L’un est chargé du cothurne superbe qu’il est tout fier de porter ; l’autre essaye en riant le brodequin ; l’un, d’un souffle hardi, fait résonner la trompette éclatante, tandis que l’autre fait soupirer tendrement la flûte pastorale.

Tu m’as reconnue sans doute à tout ce qui m’environne, me dit la Déesse elle-même. Je suis l’aînée des Muses : c’est moi qui possède l’art souverain de manier, d’entraîner les volontés, d’élever, d’éclairer les esprits, de passionner les cœurs et de transporter les imaginations. Je suis enfin cette Éloquence que tu réclames ; et à ce nom ne va pas penser, comme le vulgaire, que ma puissance soit renfermée dans les tribunes, où je règne en persuadant. Mon Empire n’a point de limites. Ce n’est pas assez pour moi de peindre la nature de ses vraies couleurs ; je donne de la réalité à la fiction même, et je crée tout ce que j’imagine. En vain mes Sœurs s’applaudissent-elles de cet art pénible qu’elles ont inventé pour le charme des oreilles ; en vain se sont-elles imposé cette servitude des sons et des mesures dont tu te plains ; elles ne sauraient plaire qu’autant que je les inspire ; et les prodiges dont elles se vantent sont bien moins dus aux grâces contraintes qui les parent, qu’aux véritables beautés que je leur prête. Renonce donc à cette rime si lente et si capricieuse, à cette mesure intraitable, qui, sous espoir d’agrément, n’amène souvent que la langueur, compagne d’uniformité. Tu perdras moins que je ne te rendrai. Travaille sous mes seuls auspices ; prends un essor hardi ; te voilà libre.

Si l’on n’était pas suffisamment édifié par un tel exemple, en voici un autre, heureusement plus court. Il est de Montesquieu : le Rica des Lettres persanes est allé visiter une grande bibliothèque dans un couvent de dervis ; on lui montre les livres des interprètes des Écritures, les livres ascétiques ou de dévotion, les livres d’histoire ; après quoi son guide le mène dans un autre cabinet, et lui explique : « Ce sont ici des poètes, c’est-à-dire ces auteurs dont le métier est de mettre des entraves au bon sens, et d’accabler la raison sous les agréments, comme on ensevelissait autrefois les femmes sous leurs ornements et leurs parures34… »

Ils en veulent venir, ces rationaux, à la suppression de la poésie. Ils y réussissent assez bien ; ils n’y réussissent que trop. Elle est bannie peu à peu de leurs domaines ; elle n’est plus représentée que par les odes de J.-B. Rousseau, que par les Essais de Pope, que par les tragédies de Voltaire, que par les vers agiles dont les correspondances s’ornent encore quelquefois : et ce sont les moins mauvais peut-être, puisqu’ils sont sans prétention. Ils gardent de l’esprit ; mais ils n’ont plus d’âme. Jamais, plus qu’en ce temps-là, la poésie ne sembla près de mourir. On la crut tout à fait morte, sous l’Empire. « Je me souviens qu’à mon entrée dans le monde il n’y avait qu’une voix sur l’irrémédiable décadence, sur la mort accomplie et déjà froide de cette mystérieuse faculté de l’esprit humain », dit Lamartine, dans les belles pages qu’il consacre aux Destinées de la poésie.

* * *

Elle renaîtra pourtant.

Elle renaîtra, parce qu’il y a toujours, au fond des cœurs, une demande de poésie. Aux plus mauvais moments, une humble flamme vacille encore. On la voit à peine ; elle est troublée ; elle est impure : mais si menue qu’elle puisse paraître dans son dernier abaissement, elle n’en a pas moins la valeur d’un souvenir et d’un appel. Poésie misérable, j’en conviens ; mais poésie cependant, puisque toute poésie est relative à son temps, aux goûts des contemporains, à leurs habitudes, à leurs désirs. Il a suffi qu’un Houdar de la Motte n’ait pas été entendu, n’ait pas été suivi, et qu’en dépit de ses conseils et de ses exemples on ait continué à faire des vers, si mauvais qu’ils fussent, pour que la notion de poésie fût sauvée. Demeure l’idée, confuse et vague, mais invincible, qu’on ne peut pas réduire la poésie à la prose : et c’est l’essentiel. Cette contrainte du rythme mathématique et de la rime obligée, qui paraissait détestable, on la respectait cependant : hommage à un dieu inconnu auquel on n’apportait plus que de tristes offrandes, mais qu’on ne pouvait s’empêcher de respecter toujours. Aux pires moments, un sonnet italien imprimé sur de la soie rose, des vers de Gottsched, une ode de Lebrun-Pindare, qui sont aussi loin qu’on peut l’imaginer de ce que nous appelons la poésie pure, et qui ne nous paraissent mériter à aucun degré même le nom de poésie, essayaient faiblement de parler aux yeux, de toucher le cœur, de caresser l’oreille ; c’était un autre langage que celui de l’algèbre ou de la philosophie ; il y passait encore le souvenir d’une incantation mystérieuse ; c’était un refus d’abdication, un appel, un espoir. C’était, à un moment donné et pour un temps donné, la Poésie.

Et puis des novateurs intervenaient, comme s’ils avaient senti obscurément que, les poètes étant près de faillir à leur tâche et n’en pouvant plus, leur devoir était de les secourir, et au besoin de les remplacer. Tout d’un coup, après un discours, au milieu d’une description, au cours d’une analyse, un frisson lyrique parcourait leurs phrases, et communiquait aux cœurs un frémissement qu’il ne s’agissait pas d’expliquer, mais de sentir. Ainsi Des Grieux, faisant à Manon Lescaut de tendres reproches, abandonnait comme malgré lui le langage ordinaire, et inventait une cadence plus souple et non moins émouvante que celle des plus beaux vers :

       Vous affectez
       une tristesse
que vous ne sauriez sentir.
Le plus grand de vos maux
est sans doute ma présence
       qui a toujours été
importune à vos plaisirs.
       Ouvrez les yeux ;
       voyez qui je suis ;
       on ne verse pas
       des pleurs si tendres
       pour un malheureux
       qu’on a trahi
       et qu’on abandonne
       cruellement.

De même, mais d’un accent plus vigoureux et plus pathétique, Jean-Jacques Rousseau élevait sa prose jusqu’au sublime des vers : il l’animait d’une musique prodigieuse. Prodigieuse, puisque chacun peut la chanter et la modifier à sa manière, en la déchiffrant, sans qu’elle cesse d’être harmonie :

Ô Julie ! éternel charme de mon cœur,
Voici les lieux où soupira jadis pour toi
Le plus fidèle amant du monde35

Chateaubriand lui succédait, pour que le grand secret ne fût pas perdu, et de façon qu’à travers un demi-siècle, se préparât la revanche de la poésie.

Les penseurs la préparaient aussi, d’une manière qui est peut-être plus admirable encore. On ne peut s’empêcher de songer à quelque merveilleuse prédestination, quand on voit s’accomplir ce travail.

De l’enseignement scolastique, du fatras juridique, du cartésianisme qui était à la mode à Naples au début du dix-huitième siècle, de l’empirisme qui lui succéda, Vico se dégage. Par un mouvement inverse de celui qui entraînait ses amis, ses frères, et qui les poussait vers un avenir de bonheur que le progrès se chargerait de réaliser à coup sûr, Vico descend jusqu’au fond des âges, et il y découvre la poésie. La poésie, force primitive des âmes, langage primitif, loi primitive, que le progrès ne saurait que dessécher et abolir. La poésie, non seulement symbole, mais réalité d’une époque encore divine. La poésie, qui est le concret, qui est le réel, qui est la vérité totale. Et le vieil Homère, qui n’est autre chose que la conscience collective d’un peuple, qui n’est autre chose que la conscience collective de l’humanité, prenant forme et voix… Cette pensée était si hardie, et paraissait si répugnante à des philosophes enivrés de raison, qu’ils refusèrent de l’accepter, de l’entendre, et que longtemps elle sommeilla dans l’obscur. Mais lorsque vint le temps où l’on s’aperçut que les lumières n’éclairaient, après tout, que la superficie des choses ; lorsque vint le secours des Herder, des Schiller, qui rendirent au sentiment sa dignité, en montrant qu’il pouvait être autre chose que le dérèglement des passions, et qu’il était sans doute le principe moteur des peuples et des races ; lorsqu’à la fin du siècle Vico trouva faveur et gloire : alors la préparation philosophique fut achevée, et la poésie une fois de plus se reprit à vivre.

Alors aussi, on vit s’évertuer les génies, à la recherche d’harmonies nouvelles ; jamais ils n’avaient fini leur tâche ; lorsque l’un défaillait un autre prenait sa place, pour s’engager à son tour dans des voies non tracées : comme si, niant les effets de l’apparente loi qui veut que l’ordinaire succède à l’extraordinaire, et le banal à l’originalité substantielle, ils avaient cherché à l’éluder en se multipliant, pour provoquer, à un rythme encore inconnu dans l’histoire des lettres, une série de révolutions. L’un renouvelait le vocabulaire, le vers, les images ; un autre, du fond de l’Amérique, brisant avec les goûts, les habitudes, les conventions, les lois de son milieu, mettant sa lucidité au service de sa sensibilité maladive et de son imagination hallucinée, traduisait en sons ses rêves, ses visions, ses rapports entrevus entre les apparences et les réalités transcendantes, ses symboles, et jusqu’à ses hallucinations pathétiques — never more ; un autre, à Bologne, introduisait dans ses vers classiques un élément barbare ; un autre cherchait l’impair, le vague, le fluide, le soluble, l’indécis d’une chanson grise ; d’autres encore libéraient les poèmes des entraves imposées, et n’en acceptaient plus d’autres que celles qui venaient des lois intérieures de leur chant. De sorte qu’après l’époque la plus stérile, la plus ingrate, et la plus désespérée, commençait, et se prolongeait, et durait, par un perpétuel renouveau, l’époque du lyrisme ressuscité, du lyrisme triomphant.

Car en même temps, les poètes avaient hâte de renouveler les thèmes, pénétrés qu’ils étaient de la crainte de les voir s’affadir ou s’immobiliser. Et le travail recommençait. Celui-ci demandait aux saveurs étrangères un remède contre l’usure du goût national. Celui-là s’en allait parmi les paysans du Valois, recueillant les légendes qui flottent encore à ras de terre, comme les brouillards dans les vallées ; écoutant les chansons populaires ; pensant qu’à notre civilisation fatiguée, il apporterait des airs naïfs, des cadences simples, de la pureté, de la fraîcheur. Cet autre défendait la poésie contre la vulgarité, contre la facilité, ses éternelles ennemies ; il recourait à l’hermétisme, supprimant les intermédiaires, décevant l’ordre logique, faisant chatoyer les mots, tirant de chaque image une inépuisable source de vibrations, subordonnant le sens à la musique : et dans un modeste salon de la rue de Rome, chez le plus modeste des professeurs, chez Stéphane Mallarmé, naissaient les vers les plus aristocratiques qui eussent jamais été conçus, énigme lyrique.

Ils n’hésitaient pas, ces audacieux, à descendre jusque dans les profondeurs inexplorées de la conscience, tant ils étaient sûrs que la poésie manque à son devoir, si elle n’offre pas aux générations successives un mélange d’éternel et de nouveau. Novalis, le premier, promenait ses angoisses dans les royaumes hallucinés de la Nuit ; Hölderlin fondait, dissolvait son individualité éphémère dans l’éternel et dans l’infini de l’Être, non pour la perdre, mais au contraire pour la multiplier par le Tout ; Shelley rêvait sa vie, et faisait du rêve la seule réalité sublime ; Keats forçait le dieu qui était en lui à exprimer des accents surhumains, si beaux, si purs, si nostalgiques, que nous ne pouvons les entendre sans une exaltation, sans un ravissement qui vont jusqu’à la douleur.

L’inconnu — voilà ce que les poètes voulaient maintenant atteindre, voilà ce qu’ils ne pensaient jamais payer d’un prix trop cher. Et comme l’entreprise devenait de plus en plus difficile, ils étaient obligés de déserter nos automnes exploités jusqu’au dégoût, nos hivers aux neiges salies, notre terre devenue trop banale, nos cieux vers lesquels trop d’élans s’étaient brisés, pour aller passer une saison en enfer :

« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrances, de folie ; il les cherche en lui-même, il épuise en lui tous les poisons pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’Inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables ; viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé36… »

De toutes ces manières ; par ces appels, ces désespoirs, ces violences ; par ces enchantements et par ces tortures ; par ces vols et par ces plongées ; au prix d’une multiplicité d’hésitations, d’erreurs, de folies, de vies perdues ; toujours menacée, comme le bien le plus frêle et le plus précieux ; toujours près de mourir d’épuisement, de desséchement, la poésie est aussi toujours près de renaître. Symbole du cycle vital : une naissance ; une force qui, très vite, s’épuise ; un affaiblissement, une décrépitude ; mais quand l’individu disparaît, l’intervention triomphale de la vie qui se confie à d’autres, qui anime de nouvelles forces, qui répare ses pertes, et par des moyens d’une ingéniosité, d’une prodigalité, d’une incohérence, et d’une puissance enfin qui étonnent et déconcertent notre raison, assure sa continuité.

Les origines philosophiques de l’homme de sentiment37

L’homme de sentiment38, n’écoutant que la voix de la nature, refuse de prêter l’oreille aux vaines disputes de l’école, qu’il dédaigne et qu’il méprise. « Qu’est-ce que la philosophie ? » se demande-t-il. « Que contiennent les écrits des philosophes les plus connus ? quelles sont les leçons de ces amis de la sagesse ?… ne les prendrait-on pas pour une troupe de charlatans criant chacun de son côté sur une place publique : Venez à moi, c’est moi seul qui ne trompe point ? » Ces criailleurs « se moquent de nous tout ouvertement ; on voit bien par leurs écrits qu’en effet ils nous prennent pour des bêtes ». « Fiers, affirmatifs, dogmatiques, même dans leur scepticisme prétendu, n’ignorant rien, ne prouvant rien… triomphants quand ils attaquent, ils sont sans vigueur en se défendant » : ils n’ont de raison que pour détruire ; ils ne s’accordent que pour disputer. « La philosophie moderne, qui n’admet que ce qu’elle explique, n’a garde d’admettre cette obscure faculté appelée instinct39 » ; elle aime mieux nier l’évidence. Ainsi l’homme de sentiment, qui essaie de soulever le poids de la civilisation millénaire qui l’accable, englobe dans une même condamnation les sciences, les arts, et la philosophie.

Et si, pourtant, cette dernière prenait sa revanche ? Si, parmi les éléments complexes qui contribuent à former le type nouveau d’humanité dont le dix-huitième siècle voit la naissance et le triomphe, elle trouvait une place même modeste ? Les négations que nous venons de rappeler sont trop massives pour être tout à fait vraies. En matière de psychologie, le vrai, c’est quelquefois le contradictoire, et toujours le nuancé.

* * *

Tenons compte, en premier lieu, d’une certaine préparation aux libertés inconditionnées que le moi réclame. Préparation négative, mais non point négligeable, s’il fallait que fussent abolies les contraintes avant que la plante homme pût croître librement. L’indépendance de la raison ; l’indépendance des mœurs ; toutes les indépendances : telle est, on le sait, la demande première de cette philosophie libertine qui apparaît dans les lettres françaises sous l’influence des penseurs italiens de la Renaissance, qui végète sans mourir à l’époque du classicisme, et qui, sous la Régence, joyeusement s’épanouit. Elle n’aspire plus aux félicités du ciel ; elle ne croit plus aux peines de l’enfer : le bonheur se trouve sur la terre et il suffit de le saisir. Elle a travaillé à abattre les dogmes impérieux, les strictes croyances, tdut ce qui maintient l’individu dans une norme et dans une règle que lui ont dictées la tradition, l’habitude, les convenances. Les parties non rationnelles de l’être peuvent trouver leur compte dans la libération d’une raison qui ne se conçoit plus comme un sacrifice fait à l’ordre, mais exige la totalité de ses droits.

Il est vrai que chez beaucoup de ses partisans, le libertinage n’aboutit qu’au plaisir ; et ce plaisir modéré, comparé, affiné, est encore une manière de calcul qui répugne à l’homme de sentiment. Bien que la révolte contre toute action extérieure, un certain enivrement d’indépendance, voire même une pointe de volupté sensuelle, entrent dans sa psychologie plus profondément peut-être qu’il ne croit, c’est à autre chose qu’il aspire : il attend la venue de la passion, qui le transportera dans un monde de joies intenses, et de plus vives douleurs. Or voici que toute une série de moralistes se mettent à lui dire que les passions sont bonnes ; qu’elles n’ont plus besoin d’être refoulées, mais seulement gouvernées ; bien plus ! que la religion chrétienne elle-même, abandonnant la voie des inutiles rigueurs, n’impose pas à tous les croyants un ascétisme qui serait au-dessus de leurs forces. Loin de refréner et de réprimer les grands élans passionnels, on les accueillera complaisamment ; on dédaignera les mers pacifiques où les navigateurs s’attardent dans l’ennui, et on gagnera la région des orages, fussent-ils quelquefois destructeurs. — Ainsi s’exprimait déjà Fontenelle en 1683 :

Ce sont les passions qui font et qui défont tout. Si la raison dominait sur la terre, il ne s’y passerait rien. On dit que les pilotes craignent au dernier point ces mers pacifiques où l’on ne peut naviguer, et qu’ils veulent du vent, au hasard d’avoir des tempêtes. Les passions sont chez les hommes des vents qui sont nécessaires pour mettre tout en mouvement, quoiqu’ils causent souvent des orages40.

Ainsi s’exprime le Genevois Lesage, en 1722 :

La philosophie ne doit pas travailler à détruire les passions, mais à nous faire voir quels doivent être leurs véritables objets ; après quoi l’on peut, sans scrupules, y tendre à pleines voiles. Si quelque tempête survenant nous fait échouer au port, nous n’avons rien à nous reprocher. Il en est des passions, par rapport au bonheur, comme des vents, par rapport à la navigation. Quoique les vents causent toutes les tempêtes, et tous les malheurs de la mer, ils sont pourtant nécessaires à la navigation. Ainsi, quoique les passions soient la cause de tous les désordres dans lesquels tombent les hommes, une vie sans passion est une langueur insupportable.

Ainsi s’exprime Voltaire, dans Zadig, en 1747 :

On parla des passions. Ah ! qu’elles sont funestes, dit Zadig. — Ce sont les vents qui enflent les voiles du vaisseau, repartit l’ermite ; elles le submergent quelquefois, mais sans elles il ne pourrait voguer.

Bref, et pour le dire avec le stoïque Vauvenargues, les passions sont un bienfait qu’il faut savoir considérer comme tel :

C’est une folie de les combattre, quand elles n’ont rien de vicieux, c’est même une injustice de s’en plaindre ; car une vie sans passions ressemble bien à la mort41

L’homme de sentiment, malgré son mépris pour les produits raffinés de la culture, ne reste pas sans lire ; et de même que la mère de Cleveland, le héros troublé de l’abbé Prévost, a cherché dans des traductions la doctrine de tous les sages, anciens et modernes, tant et tant qu’elle a composé, à force de soins, « un système complet dont toutes les parties étaient enchaînées merveilleusement à un petit nombre de principes clairs et bien établis42 » ; de même que Cleveland consacre ses premières années à « une simple imitation des études de sa mère », et toute sa vie à la poursuite de la sagesse et de la volupté : de même au collège, aux académies, pendant ses années de formation, et plus tard, durant ses heures de loisir, le héros préromantique ne peut pas ne pas s’informer de la philosophie régnante. Tel Des Grieux, quand il répète, sans qu’il s’en doute peut-être, un raisonnement qu’avait déjà tenu Bayle le sceptique. Des Grieux s’insurge, lorsque Tiberge vient lui prétendre qu’on peut trouver dans l’austérité de la vertu des charmes supérieurs à ceux que procurent les plaisirs de l’amour ; il proteste, ardemment : « De la manière dont nous sommes faits, il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir ; je défie qu’on s’en forme une autre idée ; or le cœur n’a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que de tous les plaisirs, les plus doux sont ceux de l’amour. » Il s’aperçoit bien qu’on le trompe lorsqu’on lui en promet ailleurs de plus charmants ; et cette tromperie le dispose à se défier des promesses les plus solides. « Prédicateurs, qui voulez me ramener à la vertu, dites-moi qu’elle est indispensablement nécessaire, mais ne me déguisez pas qu’elle est sévère et pénible. Établissez bien que les délices de l’amour sont passagères, qu’elles sont défendues, qu’elles seront suivies par d’éternelles peines ; et ce qui fera peut-être encore plus d’impression sur moi, que plus elles sont douces et charmantes, plus le ciel sera magnifique à récompenser un si grand sacrifice ; mais confessez qu’avec des cœurs tels que nous les avons, elles font ici-bas nos plus parfaites félicités. » Bayle avait dit, plus froidement : « La première idée qui se présente à ceux qui veulent examiner l’état d’irréligion, est l’idée d’une liberté fort heureuse, selon le monde, dans laquelle on satisfait tous ses désirs sans aucune crainte, sans aucun remords. Cette idée s’enracine si avant dans l’âme, et en occupe tellement la capacité, que si quelqu’un vient nous dire que l’état d’un homme pieux n’est point comparable, en fait d’avantages temporels, à celui d’un Épicurien, nous rejetterons cela comme un mensonge très absurde ; et cependant ce mensonge prétendu a de son côté une foule de raisons très fortes43… »

Ainsi se forme la psychologie des ancêtres de Saint-Preux, au point de rencontre de diverses écoles que l’on peut reconnaître, dans la confusion brouillonne de leur esprit. Nous n’en exclurions même pas le cartésianisme, s’il est vrai que l’auteur du Traité des passions rassure ses lecteurs, à la fin, contre la crainte qu’on pouvait concevoir d’abord de leur puissance : car nous voyons, comme il le dit, qu’elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n’avons rien à éviter que leur mauvais usage ou leurs excès. Seulement, pour réussir à leur enlever ainsi leur caractère maléfique, il faut tout un travail, une connaissance analytique et précise de leurs espèces et de leurs effets, d’habiles transferts, des exercices de raison et de volonté, « la préméditation et l’industrie par laquelle on peut corriger les défauts de son naturel, en s’exerçant à séparer en soi les mouvements du sang et des esprits d’avec les pensées auxquelles ils ont coutume d’être joints44 » : tous efforts qui dépassent la sagesse humaine en général, et celle de l’homme de sentiment en particulier. Ce dernier, qui n’oubliera pas la description cartésienne des passions, sera rebelle à l’esprit qui l’anime ; et c’est à la philosophie adverse qu’il demandera, au lieu d’un remède, une complicité.

La philosophie d’Épicure, en effet, plus ou moins complaisamment interprétée, n’a guère cessé d’être présente à l’évolution de la conscience française. Soit qu’on cite avec orgueil ses illustres sectateurs, Chapelle, Molière, Bernier, l’abbé de Chaulieu, M. le grand prieur de Vendôme, le marquis de la Fare, le Chevalier de Bouillon, le maréchal de Catinat, et plusieurs autres hommes extraordinaires, qui, par un contraste de qualités agréables et sublimes, réunissaient en eux l’héroïsme avec la mollesse, le goût de la vertu avec celui du plaisir, les qualités politiques avec les talents littéraires ; soit qu’on rappelle, après eux, l’école de Sceaux, qui rassembla ce qui restait de ces sectateurs du luxe, de l’élégance, de la politesse, de la philosophie, des vertus, des lettres, et de la volupté, et qui compta parmi ses membres Hamilton, Saint-Aulaire, l’abbé Genest, Malésieu, La Motte, M. de Fontenelle, M. de Voltaire, plusieurs académiciens et quelques femmes illustres45 ; soit qu’au contraire, on juge bon de mettre en garde les chrétiens contre une doctrine soi-disant puisée dans les vraies sources de la nature, contre un philosophe qui a mis le souverain bien dans les sens et dans la volupté : toujours on pense à cette influence prolongée46 ; toujours on constate l’action de la « secte épicurienne », qui prépare la vie à la passion, par le plaisir et par la liberté.

Ajoutons une certaine philosophie mondaine, dans la mesure où ces deux termes peuvent être réunis ; c’est à dire l’œuvre des moralistes qui, partant de la notion de l’honnête homme, et cherchant à la modifier ainsi qu’il convient aux concepts vieillissants, lui concèdent l’indulgence pour les passions généreuses47. — Ajoutons, fût-ce à titre de traces, la philosophie de Spinoza48 ; laquelle, avant d’arriver au triomphe de la raison, capable de comprendre la loi suprême du monde et d’y adhérer, confère à la passion une sorte de dignité fatale. — Ajoutons la philosophie de Shaftesbury ; laquelle, parmi tant d’éléments hétéroclites qui la composent, fait appel à la douceur, à une émotion aristocratique, à une certaine chaleur d’humanité, et fonde la morale sur un instinct49 : alors nous obtiendrons une atmosphère toute chargée de pensée, et où cependant l’homme de sentiment peut commencer de respirer à l’aise. Encore, par Shaftesbury, sommes-nous amenés à une valeur philosophique plus directe et plus active, qu’il nous faut maintenant essayer de saisir.

* * *

Aucun penseur ne semble avoir exercé sur le dix-huitième siècle une influence égale à celle de Locke, qui a donné à ses contemporains et à leurs successeurs immédiats exactement ce qu’ils demandaient : un moyen de se soustraire à la métaphysique, et de ramener sur la terre une pensée qui, jusque-là, s’obstinait à scruter le ciel. Locke n’a pas seulement agi sur tel ou tel domaine de l’activité spirituelle, sur la politique ou sur l’éducation, mais sur le sens même de cette activité. Ne discutons plus sur l’Être ou sur la Substance ; occupons-nous seulement des réalités de notre esprit ; leur étude suffit à fonder la science et à procurer le bonheur. Rien de plus prosaïque, et dans le sens précis de l’expression, rien de plus terre à terre que cette attitude si on la compare aux vols sublimes de Spinoza ou de Malebranche ; rien qui doive moins favoriser les élans, les fièvres, et les fureurs. Le sage Locke, paisiblement, invite ses disciples à la contemplation de la chambre obscure où pénètrent de faibles et vacillantes lumières, les seules que nous puissions enregistrer. Son style même, si coulant, si aisé, et comme désespérément facile, reste à une température moyenne et toujours égale ; aucune chaleur. C’est un gentleman de bonne compagnie, pour qui la réserve et le calme sont des plaisirs ; pas de gestes brusques, et pas d’éclats de voix. Il a connu le train du monde et les affaires publiques : mais il s’est toujours efforcé de se tenir à l’écart, et il y a bien réussi. L’homme de sentiment, tout en rendant justice à ses qualités, trouve qu’il manque de génie.

Et pourtant, quel précieux concours Locke lui apporte ! L’homme de sentiment est un tourmenté, un anxieux : il sent au fond de son cœur une perpétuelle agitation ; il est travaillé par le désir. Rien ne l’apaisera, cette inquiétude qu’il chérit et qu’il déteste ; ni les voyages, ni les expériences qu’il tentera au-delà des limites que fixe la morale ; pour échapper à cet état insupportable, il ne verra de recours que dans la mort. Il aime pourtant ces aspirations qu’il sait vaines : autrement, il retomberait dans le pire de tous les maux, qui est l’ennui.

Or, passons sur la première partie de cet Essai sur l’entendement humain, qui, dès qu’il fut traduit en français, en 1700, prit une valeur européenne. Laissons les axiomes qui sont pour ainsi dire trop connus, rien n’est dans notre esprit qui n’ait d’abord été dans nos sens, il n’y a pas d’idées innées, et autres affirmations que tous les apprentis philosophes ont discutées depuis lors. Allons plus avant, vers des passages qui sont peut-être moins médités, et même moins lus : nous y trouverons la charte philosophique du héros sentimental. C’est au chapitre 20 du Livre II :

L’inquiétude qu’un homme ressent en lui-même pour l’absence d’une chose qui lui donnerait du plaisir, si elle était présente, est ce qu’on nomme Désir, qui est plus ou moins grand, selon que cette inquiétude est plus ou moins ardente. Et ici il ne sera peut-être pas inutile de remarquer en passant que l’inquiétude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l’industrie et l’activité des hommes.

Le traducteur, Pierre Coste, ajoute une note à ce passage : Uneasiness, a écrit Locke : voilà qui est bien nouveau et bien embarrassant. Car la langue française n’a pas ici d’équivalent exact. Il dira donc : inquiétude ; mais, pour montrer qu’il n’est pas entièrement satisfait de ce terme, chaque fois que le mot viendra sous sa plume, il le soulignera…

Le jour où Locke dignifie la sensation, en faisant d’elle le point de départ unique de notre vie morale, il opère un changement de valeurs qui est une révolution. Le jour où il exalte le désir, ce désir qui « fait languir le cœur », ce désir « qui quelquefois porte l’inquiétude à un tel point qu’elle fait crier avec Rachel : donnez-moi des enfants, donnez-moi ce que je désire, ou je vais mourir ! » — ce jour-là aussi, il appelle à l’existence, avec tout l’orgueil et toute la misère de leur être, les créatures passionnées qui n’auront plus qu’à répéter avec lui : « La vie elle-même avec tout ce qu’elle a de plus délicieux serait insupportable, si elle était accompagnée du poids accablant d’une inquiétude qui se fît sentir sans relâche et sans qu’il fût possible de s’en délivrer50… »

Cette source, née en pleine sécheresse philosophique, nous la retrouverons dans l’aridité même de Condillac. La statue qu’il imagine, et qu’il doue successivement de tel et tel sens, est d’abord toute passive ; elle est, par l’odorat, odeur de rose, d’œillet, de jasmin, de violette ; par l’ouïe, elle est l’écho de tous les sons ; par le goût, elle est saveur, douce ou piquante ; par la vue, elle est pourpre ou azur. Mais ces sensations, qui sont elle, ont pourtant un contenu propre, c’est à dire un certain caractère affectif, plaisir ou peine, jouissance ou souffrance. La statue se rappellera ces émotions sensuelles ; elle cherchera à éviter celles qui lui ont déplu, à rappeler celles qui lui ont plu ; ainsi se créera en elle un certain état d’inquiétude, crainte d’un mal déjà éprouvé ; appel d’un bien antérieurement connu ; d’où l’action, d’où les opérations de l’entendement, d’où la volonté51.

Condillac, nous le voyons, suit ici les traces de Locke, son maître vénéré, et n’a d’autre ambition que celle de perfectionner sa doctrine. Il nous dira que Locke est le premier qui ait remarqué que l’inquiétude causée par la privation d’un objet est le principe de nos déterminations ; mais qu’il a le tort de faire naître l’inquiétude du désir, tandis qu’en réalité le désir naît de l’inquiétude ; que d’ailleurs, Locke a mis entre le désir et la volonté plus de différence qu’il n’y en a en effet ; qu’il restait donc à démontrer que cette inquiétude est le premier principe qui nous donne les habitudes de toucher, de voir, d’entendre, de sentir, de goûter, de comparer, de juger, de réfléchir, de désirer, d’aimer, de haïr, de craindre, d’espérer, de vouloir ; que c’est par elle, en un mot, que naissent toutes les habitudes de l’âme et du corps. Bien plus ! ce que Locke n’avait pas vu : ce désir, devenant passion, fait la supériorité de l’homme sur les animaux. L’animal, en effet, éprouve seulement le désir d’écarter tout sentiment désagréable, tandis que l’homme, plus compliqué, ayant observé les effets de la mort sur ses semblables, ajoute au désir d’éloigner la douleur le désir de se conserver vivant. « Désirer est donc le plus pressant de tous nos besoins ; aussi à peine un désir est-il satisfait que nous en formons un autre. Souvent nous obéissons à plusieurs à la fois, ou, si nous ne le pouvons pas, nous ménageons pour un autre temps ceux auxquels les circonstances présentes ne nous permettent pas d’ouvrir notre âme. Ainsi nos passions se renouvellent, se succèdent, se multiplient ; et nous ne vivons plus que pour désirer, et qu’autant que nous désirons52… »

Ce n’est pas l’art de la nuance qui caractérise Helvétius. Lourdement, longuement, revenant dix fois sur les mêmes idées, les farcissant d’anecdotes et de souvenirs livresques, il poursuit ses démonstrations avec une opiniâtreté magnifique. Il jurait par Locke et par Condillac, mais il développait leur philosophie à l’usage des gens du monde, et il ajoutait des considérations de son cru. Lorsque, dans son livre De l’Esprit (1759), qui obtint d’autant plus de succès qu’il fut condamné et brûlé, il aborda le sujet de la passion, il le traita pendant des pages et des pages, sans faire grâce d’aucun de ses avantages, d’aucun des prestiges de sa force désormais victorieuse. Les hommes, expliquait Helvétius, sont naturellement paresseux ; ils gravitent vers le repos, comme les corps vers un centre ; ils s’y tiendraient fixement attachés, s’ils n’en étaient à chaque instant repoussés par deux forces qui contrebalancent en eux celles de la paresse et de l’inertie, et qui leur sont communiquées l’une par les passions fortes, l’autre par la haine de l’ennui. L’ennui est un des ressorts de l’univers, puisque c’est afin de l’éviter que la plupart des hommes pensent et agissent ; il les pousse à sortir d’eux-mêmes, à aller chercher l’illusion du théâtre, aussi bien qu’à devenir spectateurs des exécutions qui ont lieu en place de Grève : tant ils veulent être remués ! Quant aux passions, elles sont, dans le monde moral, ce qu’est le mouvement dans le monde physique. Elles créent, anéantissent, conservent, animent, et vivifient tout. « C’est l’avarice (Helvétius n’écrit pas toujours avec la simplicité désirable) qui guide les vaisseaux à travers les déserts de l’Océan, l’orgueil qui comble les vallons, aplanit les montagnes, s’ouvre des routes à travers les rochers, élève les pyramides de Memphis, creuse le lac Moeris et fond le colosse de Rhodes. L’amour tailla, dit-on, le crayon du premier dessinateur. » Car c’est aux passions fortes que l’on doit les merveilles des arts, comme les chefs-d’œuvre de la poésie ; et d’où viennent les grandes actions, les exploits héroïques, les sacrifices illustres ? Non pas de la raison, mais de cette même passion. Sachons-le bien : « les gens sensés ne sont jamais que des gens médiocres ». Helvétius consacre tout un chapitre à prouver cette proposition : « De la supériorité des gens passionnés sur les gens sensés » ; et il donne à un autre le titre que voici : « On devient stupide dès qu’on cesse d’être passionné. » Il y montre que « l’absence totale de passions, si elle pouvait exister, produirait en nous le parfait abrutissement ; et qu’on approche d’autant plus de ce terme qu’on est moins passionné ». — Qui voudrait être rangé dans la classe des stupides ? Les gens passionnés font désormais partie de l’aristocratie morale.

L’Homme de désir : on songe au titre que Saint-Martin, le Philosophe inconnu, a donné à l’un de ses livres, en 1790. Dans sa prose cadencée et quasi poétique, en versets inlassables, avec un sentiment de joie et presque de volupté, le Philosophe Inconnu disait la nature de ce désir : aspiration à l’infini, à l’éternel ; abandon des particularités de l’être individuel qui tend à se fondre dans le grand Tout ; espoir de n’avoir plus à comprendre l’énigme des choses, et de sentir le flux de la vie, révélée dans une intuition totale ; découverte des symboles devant lesquels le vulgaire passe sans frémissement, et qui, pour les initiés, sont déjà la figure des vérités qu’ils voient s’illuminer à l’horizon ; délicieuse attente, promesse de certitude… L’homme de désir demande à la théosophie, à l’occultisme, au mystère, l’achèvement et la perfection d’une psychologie que mille influences complexes ont contribué à former. N’oublions pas de compter parmi ces influences, à un point de départ qui semble infiniment lointain de son aboutissement, l’empirisme du sage Locke. Les sens. Une passivité de l’âme, favorable à tous les émois. Une activité de l’âme, qui, par une opération élémentaire, distingue le plaisir de la douleur, et bientôt désire, et bientôt s’inquiète. La crainte de l’ennui, cette mort prématurée. L’appel des passions, cette vie intense, cette exaltation des meilleures forces que nous portions en nous. Une complicité imprévue de l’idéologie et de la sensibilité, qui range la volonté même dans la catégorie du désir. Un acheminement à la psychologie du sentiment par la philosophie des lumières.

* * *

Aux rêves de l’imagination, aux excès de la sensibilité, s’oppose la science. Elle recommande l’observation patiente et précise, l’expérience toujours renouvelée, le contrôle incessant ; elle réprime les fantaisies d’un Moi qui risquerait de fausser les résultats de ses recherches, et de troubler sa sérénité. Elle est la vérité même, puisqu’elle saisit les lois éternelles qui, s’inscrivant dans l’esprit par le moyen des sens, finissent par former la raison humaine. Elle est la puissance, puisqu’on passera de la connaissance qu’elle assure à l’action qu’elle garantit : et donc, elle apportera le progrès, le bonheur. Il n’y a pas de motif pour qu’on la réserve à quelques sages seulement ; au contraire, des sommets où elle s’élabore elle doit descendre vers les plaines, se répandre, envahir tous les esprits ; elle est encyclopédique. Que si la mathématique peut sembler un simple jeu, qui ne crée rien, qui se contente de tirer des conséquences ingénieuses enfermées dans des principes a priori, la physique du moins, la physique expérimentale, prend possession des réalités ; et que si la physique elle-même comporte encore une part d’arbitraire, les sciences naturelles, étroitement appliquées à la vie, offrent enfin le type d’une connaissance positive à laquelle l’Europe, vers le milieu du dix-huitième siècle, consacre décidément ses efforts.

Cette science, à mesure que le temps évolue, devient matérialiste. Pourquoi, disent les La Mettrie et les Maupertuis, pourquoi maintenir entre l’esprit et la matière une dualité superflue ? S’il faut tout expliquer par le plus simple, il est plus simple de croire à l’existence de la seule matière, douée des qualités que l’on attribuait autrefois à l’esprit. Ce sur quoi le premier affirme que l’homme n’est qu’une plante, n’est qu’une machine ; et le second, que tous les systèmes non matérialistes sont seulement des hypothèses émises pour soulager ou pour disculper la divinité. À ces systèmes, qu’ils donnent pour désuets, ils opposent leur matérialisme triomphant.

Or à ce point, nous allons assister à une autre alliance, plus étrange encore que la précédente, entre cette métaphysique, que l’on veut bannir et dont cependant on va invoquer le secours, et la science. Cette dernière, qui nie la possibilité d’une création ex-abrupto, qui combat l’idée d’un passage du néant à l’être par l’intervention de quelque volonté divine, a besoin d’un principe qui lui permette de remplacer le discontinu par le continu. Elle a besoin d’un principe, encore, qui lui donne l’illusion de comprendre comment une collectivité d’atomes a pu aboutir à la conscience de l’unité, chez le moi pensant. Surtout, elle a besoin d’un principe qui lui donne l’illusion de comprendre comment l’atome matériel peut contenir, tout matériel qu’il est, quelques-unes au moins des forces — perceptions, désirs, volontés — qui constituent la vie.

Leibniz intervient ici. Longtemps après sa mort, il demeure présent en Allemagne, où Wolff reprend, explique, systématise sa doctrine. Il n’est pas oublié en Angleterre, au moins dans la partie de sa philosophie qui concerne l’optimisme. En France aussi, son influence semble s’être exercée avec incomparablement plus de force qu’on ne l’a remarqué jusqu’ici. Condillac consacre une bonne partie de son Traité des systèmes à exposer ses idées : car son système « n’admet rien dont il ne se rende raison, et des difficultés insolubles dans tout autre s’expliquent ici de la manière la plus intelligible ». On doit donc le regarder comme quelque chose de mieux qu’une hypothèse (Chap. VIII, article IX). — Rousseau, qui prépare son attitude antiphilosophique en s’imprégnant de philosophie, fait figurer Leibniz parmi les auteurs dont il poursuit chaque jour la lecture. Aux Charmettes, il se lève le matin avant le jour, sort, élève son âme à Dieu au milieu de la nature, rentre, déjeune avec « Maman », « après une heure ou deux de causerie, j’allais à mes livres jusqu’au dîner. Je commençais par quelque livre de philosophie, comme la Logique du Port-Royal, l’Essai de Locke, Malebranche, Leibniz, Descartes, etc… » Les chrétiens eux-mêmes appellent Leibniz à leur secours ; car enfin, personne n’a réfuté M. Bayle avec plus de succès que lui ; et si l’on ne peut accepter, théologiquement parlant, tous ses principes, on peut du moins employer « ce qu’il a de solide et d’heureux53 ».

Mais, plus encore que ces philosophes ou les antiphilosophes, ce sont les savants qu’il a frappés. Madame du Châtelet est venue à sa métaphysique par l’étude de la physique ; elle déclare, en exposant l’axiome de raison suffisante et le principe de continuité qui en dérive : « C’est encore à M. de Leibniz que nous sommes redevables de ce principe qui est d’une grande fécondité dans la physique ; c’est lui qui nous enseigne que rien ne se fait par saut dans la nature », — préludant ainsi à une affirmation si fréquente qu’elle deviendra presque un lieu commun. L’idée de la grande chaîne des êtres, volontiers présente à la pensée des hommes du dix-huitième siècle, est renforcée par Leibniz. Le livre où, sous la direction de Koenig, la belle Émilie explique tout au long la doctrine leibnizienne, les Institutions de physique, en 1740, est à l’origine d’un vif mouvement d’intérêt : « Tout le monde connaît les monades, depuis la brillante acquisition que les Leibniziens ont faite de Madame du Châtelet54… » : tout le monde, à commencer par Voltaire, qui témoignera quelque déférence au philosophe allemand aussi longtemps que vivra sa brillante amie, et accablera ce même philosophe de ses sarcasmes dès qu’elle sera morte, comme pour se venger de la contrainte qu’elle lui avait imposée en l’obligeant à entrer en relations avec un esprit si différent du sien. La Mettrie, tout en prodiguant les termes de révérence, « un illustre moderne », « le célèbre Leibniz55 », s’inquiète de la diffusion excessive de sa doctrine ; l’exemple de Wolff lui semble « si contagieux dans une secte qui s’accroît tous les jours, qu’il faudra bientôt qu’un nouveau Descartes vienne purger la métaphysique de tous ces termes obscurs dont l’esprit se repaît trop souvent56 ».

Lorsque Maillet montre que la terre telle que nous la voyons aujourd’hui ne s’est pas formée ex-abrupto, mais qu’elle est le produit d’une évolution séculaire, qui a fait que les mers océanes se sont peu à peu retirées et résorbées pour laisser apparaître les continents, ses Entretiens d’un philosophe indien (1748) sont tout imprégnés du principe de continuité. — Lorsque Buffon, dans ses Preuves de la théorie de la Terre (1749), parle d’un état fluide qu’ont traversé les planètes au sortir du soleil, avant leur passage à l’état solide, « Je suis ici de l’avis de M. Leibniz », écrit-il. — Lorsque J.-B. Robinet se livre à ses Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l’être, ou les Essais de la nature qui apprend à faire l’homme (1768), il professe sa dette dès le début de l’ouvrage : « Puisque la marche de la nature se fait par des degrés souvent imperceptibles, et par des nuances toujours les moindres possibles, toutes ses productions se tiennent… » (I, i). Mais celui qui donne l’exemple le plus saisissant peut-être de l’alliance entre la métaphysique et la science est un naturaliste qui fut alors illustre, le Genevois Charles Bonnet.

Les passions57, Charles Bonnet les cherchera jusque dans leur origine première, jusque dans les fibres qui composent les organes de nos sens. Il montrera que quand on parle des mouvements impétueux de l’âme, de ses tempêtes et de ses ouragans, on ne cède pas à l’attrait d’une simple métaphore : car cette comparaison a un fondement dans la nature, et elle exprime des effets qui ont une cause physique : les passions s’émeuvent lorsque se meuvent les fibres de notre corps. C’est qu’il a étudié la vie physique des êtres ; il a montré comment se reproduisaient les insectes, comment respiraient les plantes ; et qu’il est, dans un certain sens, le contraire d’un métaphysicien : il est le savant, roi des temps nouveaux.

Qu’il est facile, cependant, de reconnaître Leibniz dans quelques-unes de ses affirmations ! Bonnet invoque le principe « des indiscernables » : « S’il n’existe pas deux feuilles précisément semblables, il n’existe pas, à plus forte raison, deux choux, deux chenilles, deux hommes parfaitement semblables58. » Ou bien encore, il s’appuie sur « l’axiome fameux du Platon de la Germanie » : « il n’est point de saut dans la nature59 ». — Mais laissons-lui le soin de nous dire en personne qu’il y a des cas où la métaphysique est heureuse à expliquer la nature. Il écrit en effet, en rappelant les observations de Trembley sur la vie des polypes : « La découverte de M. Trembley a beaucoup étendu nos connaissances sur le système organique. Elle a mis pour ainsi dire en évidence cette gradation admirable que quelques-uns avaient aperçue dans les productions naturelles. Leibniz avait dit que la nature ne va point par saut ; et il est très remarquable que la métaphysique de ce grand homme l’eût conduit à soupçonner l’existence d’un être tel que le polype… Rarement la métaphysique est aussi heureuse à expliquer la nature60. »

Venons-en à la monade ; et, du même coup, à l’homme qui s’est souvent opposé à Leibniz61, mais toujours avec révérence62 : au savant Maupertuis. Dans son Essai sur la formation des êtres organisés (1754), il entreprend la tâche difficile d’expliquer à la fois la nature et la vie : il faut avoir le courage de recommencer, puisque toutes les tentatives antérieures ont échoué. L’univers est formé par des éléments — c’est-à-dire par les plus petites parties de la matière au-delà desquelles une division n’est plus possible — dont l’union compose les corps. Encore les lois habituelles à la matière, comme l’attraction, ne suffisent-elles pas à rendre compte de l’organisation de ces corps, puisqu’il faudrait alors rendre compte de l’attraction elle-même. Encore moins peut-on se contenter des atomes grossiers dont parlaient Épicure et après lui Lucrèce : ne contenant rien d’analogue à la vie, comment donneraient-ils la vie ? Il faut donc supposer « une autre attraction », et « quelque principe d’intelligence, quelque chose de semblable à ce que nous appelons désir, aversion, mémoire » (Par. XIV). — Ne nous y trompons pas : à l’atome de matière, la monade, imagination métaphysique, vient prêter quelques-uns de ses attributs essentiels63. Contre cette monade, La Mettrie protestait, en grognant : « Les Leibnitiens, avec leurs Monades, ont élevé une hypothèse inintelligible. Ils ont plutôt spiritualisé la matière que matérialisé l’âme. » C’est ce que fait Maupertuis. S’il ne spiritualise pas la matière à proprement parler, il lui superpose les attributs que Leibniz avait attribués à son principe spirituel. L’atome de Maupertuis tend à comprendre ; il tend à percevoir, et comme tel, il est indissoluble : « la perception étant une propriété essentielle des éléments, il ne paraît pas qu’il puisse périr, diminuer, ni s’accroître… » (Par. LIII). Enfin l’atome de Maupertuis est désir. De ce philosophe, l’homme de désir peut apprendre que chaque fibre de son corps, que chaque élément de chaque fibre, est désir. Toute la matière est douée de sensibilité.

* * *

Si l’on nous dit que ce n’est pourtant pas la science, que ce n’est pourtant pas la philosophie qui inspirent au dix-huitième siècle l’amour de la nature, nous répondrons qu’elles n’y suffiraient pas, à n’en pas douter64 : et nous savons bien que cet amour procède, surtout d’une impulsion du cœur. Mais nous réclamons, ici encore, les droits de la complexité.

Si la science, en effet, ne crée pas l’amour des champs, des forêts, des montagnes, de la mer, elle en provoque du moins la curiosité. Elle attire le chercheur vers le concret ; elle l’invite à quitter le domaine des idées abstraites, et le transfère dans celui des réalités pittoresques ; elle favorise un certain glissement qui va de l’intérieur à l’extérieur. On commence par la botanique et on finit par l’extase ; on commence par étudier les cailloux, et on finit par grimper jusqu’aux cimes des Alpes pour y contempler, dans le ravissement, le lever du soleil. On commence par les cabinets d’histoire naturelle, où l’on recueille de préférence les curiosités et les monstres : et l’on finit par aimer non plus les vitrines, mais les papillons ; non plus les herbiers, mais les fleurs. On commence par creuser le sol pour y trouver des fossiles, et on finit par imaginer qu’on assiste au spectacle des révolutions du globe : on voit les laves en fusion, on entend les craquements de la terre qui se disloque. On se penche sur ce prodige, les polypes ; et on finit par imaginer que la création entière n’est qu’un vaste polype, agrandi jusqu’aux étoiles, agrandi jusqu’aux lointains soleils.

Même si l’on demeure un matérialiste convaincu, et un athée sans recours, on peut être accessible à la poésie : quelle poésie dépassera jamais celle de Lucrèce, dont on est loin d’avoir perdu le souvenir65 ? La mythologie, à laquelle les faiseurs de vers se croient encore obligés d’avoir recours, ne fournit que la plus misérable des inspirations, pour peu qu’on la compare aux jeux innombrables des atomes. Toutes les combinaisons possibles, y compris les cieux et leurs merveilles, y compris la terre et le pullulement de la vie, y compris l’Iliade et l’Odyssée, sont contenues dans l’infini des chances, dans la multiplicité incalculable du nombre des jets. Or ces constructions, pour admirables qu’elles soient, se détruisent sans cesse, et donnent lieu à d’autres constructions, non moins possibles et non moins périssables. On est saisi de vertige, à l’idée de ce perpétuel changement dans cette continuité qui défie les commencements et les fins. Depuis l’homme, dont les molécules se renouvellent de telle sorte qu’il n’est jamais lui-même, ni tout à fait un autre, jusqu’aux étoiles que l’on voit, et, au-delà de celles que l’on voit, jusqu’à celles que l’on suppose, l’univers n’apparaît plus que comme un immense devenir. Il y avait des volcans là où il y a des glaciers ; et qui sait ce que demain fera de ces masses où la mort n’est qu’apparente ? Dans nos champs jalousement cultivés, circulaient jadis des troupeaux marins. Les visions cosmiques dans lesquelles les romantiques s’abîmeront, enivrés du sentiment désespéré de l’éternel écoulement des choses, commencent à s’esquisser, gauches et maladroites, sous la plume des savants qui, par accès, sont autrement lyriques que les Lebrun-Pindare. Regardons leurs ébauches, où l’imagination se mêle, non invitée, aux observations et aux calculs :

C’est ainsi que le sort futur de notre terre est incertain. Avant que notre soleil s’éteigne, elle peut être elle-même totalement embrasée, et former un tourbillon particulier et séparé, enlever au soleil quelques-unes de ses planètes, en dérober même à quelques autres tourbillons voisins. Si au contraire le soleil vient à manquer avant qu’elle soit totalement embrasée, elle peut continuer à perdre ses eaux… Mais quelle que soit sa destinée et celle de ses habitants, il y a lieu de croire que dans la multitude innombrable des globes que renferme ce vaste univers, les uns enflammés et les autres opaques, dont nous n’apercevons que la moindre partie, il y en a toujours qui seront dans une augmentation d’eaux et de matières, tandis que la diminution continuera dans les autres. Il y en a toujours qui s’enflammeront totalement, et qui serviront de mobile à ceux qui ne sont point enflammés ; d’autres s’éteindront66

On trouve à l’époque beaucoup de développements semblables ; et l’on reconnaît sans peine, à travers l’éloquence d’un Buffon, un sentiment qui tend à devenir poétique :

Commençons par nous représenter ce que l’expérience de tous les temps et ce que nos propres observations nous apprennent au sujet de la terre. Ce globe immense nous offre à la surface des hauteurs, des profondeurs, des plaines, des mers, des marais, des fleuves, des cavernes, des gouffres, des volcans, et à la première inspection nous ne découvrons en tout cela aucune régularité, aucun ordre. Si nous pénétrons dans son intérieur, nous y trouverons des métaux, des minéraux, des pierres, des bitumes, des sables, des terres, des eaux, et des matières de toute espèce, placées comme au hasard et sans aucune règle apparente. En examinant avec plus d’attention, nous voyons des montagnes affaissées, des rochers fendus et brisés, des contrées englouties, des îles nouvelles, des terrains submergés, des cavernes comblées ; nous trouvons des matières pesantes souvent posées sur des matières légères, des corps durs environnés de substances molles, des choses sèches, humides, chaudes, froides, solides, friables, toutes mêlées et dans une espèce de confusion qui ne nous présente d’autre image que celle d’un amas de débris et d’un monde en ruine67.

Mais au-delà même de ces grandioses apparences, c’est jusqu’au concept de nature que nous devons aller, pour achever de saisir la collaboration du philosophe et de l’homme de sentiment. Celui-ci veut, en effet, que la nature soit bonne ; si elle était mauvaise, comme l’affirmait la loi chrétienne, il ne pourrait s’épanouir. Il serait obligé de se commander, de se refréner, de réserver ses effusions et ses joies pour la fin du voyage, après qu’il aurait franchi les portes du ciel. Au contraire, il entend jouir du voyage, d’abord, dans une allégresse commune à sa chair et à son esprit. Et il s’écrie que tout était bon depuis l’origine ; que le malheur n’est venu que par quelque dévoiement, assez difficilement explicable ; il lui suffit de dégager la loi primitive de la nature pour retrouver du même coup la félicité.

Déjà l’optimisme leibnizien venait à son secours. C’était un grand magicien que ce philosophe du Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, puisqu’il trouvait le moyen d’adoucir, d’endormir, et de supprimer presque, l’acuité du problème du mal, qui avait incessamment tourmenté la génération précédant la sienne. Ce qui restait d’imparfait, la petite différence qu’il tolérait encore pour distinguer le Créateur de sa créature, semblait devenir intelligible par ses prestiges ; dans cette marge étroite pouvaient se réfugier les désespoirs, mais non plus les malédictions ; c’était une grâce qu’elle fût aussi limitée, aussi restreinte ; le reste de l’univers était assez vaste pour qu’on pût s’y sentir heureux. Un sentiment de confiance succédait donc au pessimisme des jansénistes, ces ennemis de la joie, et au pessimisme des chrétiens en général, ces ascètes de la croyance ; de sorte qu’on bénissait, en diverses langues, un Dieu qui n’était plus foudres et vengeances, mais bienveillance et douceur. Il n’y avait plus de tragique dans la vie, du moins de tragique transcendant : voilà ce que l’homme devait savoir pour se contenter,

And, spite of Pride, in erring Reason’s spite,
One truth is clear : whatever is, is right68.

Ou bien, en français, avec un peu plus d’insistance : « Tout sentiment prouve un Dieu, et tout sentiment agréable prouve un Dieu bienfaisant. »

Mortels, venez à lui, mais par reconnaissance.
La nature, attentive à remplir vos désirs,
Vous appelle à ce Dieu par la voix des plaisirs.
…………………………………………………
Ah ! dans tous vos états, en tout temps, en tout lieu,
Mortels, à vos plaisirs reconnaissez un Dieu69 !

J’ai été flatté, dit Voltaire, que Pope se soit rencontré avec moi : « quand un Français et un Anglais pensent de même, il faut bien qu’ils aient raison70 ». Surtout s’ils s’annexent un Allemand, par surcroît. À eux trois, ils réfutent la « satire » que Pascal avait faite de l’homme :

Pope et le grand Leibniz, moins enclins à médire,
Semblent dans leurs écrits prendre un sage milieu :
Ils descendent à l’homme, ils s’élèvent à Dieu71.

Ainsi la nature, œuvre de ce Dieu très bon, devenait bonne, par l’œuvre des déistes indulgents. Mais bientôt, les matérialistes devaient aller plus loin encore, en supprimant la notion même du mal ; car ils allaient dire que ni le bien, ni le mal n’existent, devant la grande loi de la fatalité ; que c’étaient là des catégories qui devaient disparaître, pour faire place à la conscience de lois nécessaires, auxquelles les faits obéissaient, sans plus ; et que la nature n’était en somme qu’un vaste élan vital : ce même élan vital auquel l’homme de sentiment se livre en entier, pour multiplier son être par la puissance de l’univers. Ils allaient dire que la nature n’était que force spontanée — cette même force spontanée que l’homme de sentiment sent bouillonner en lui, rebelle à tout artifice et victorieuse de toute obligation. Il n’y a pas si loin de l’affirmation de Jean-Jacques, que tout est bien en sortant des mains de l’auteur des choses, au cri du Neveu de Rameau : « Ô nature ! tout ce qui est bien est renfermé dans ton sein ! » Il n’y a pas si loin des principes républicains de Jean-Jacques, appliquant à la politique son primitivisme instinctif, au cri d’un des Diderots qui sont dans Diderot, celui des Eleuthéromanes 72 :

L’enfant de la nature abhorre l’esclavage ;
Implacable ennemi de toute autorité,
Il s’indigne du joug ; la contrainte l’outrage ;
Liberté, c’est son vœu ; son cri, c’est liberté.
Au mépris des liens de la société,
Il réclame en secret son antique apanage.
    Des mœurs ou grimaces d’usage
Ont beau servir de voile à sa férocité ;
    Une hypocrite urbanité,
Les souplesses d’un tigre enchaîné dans sa cage,
    Ne trompent point l’œil du sage ;
    Et, dans les murs de la cité,
    Il reconnaît l’homme sauvage
S’agitant dans les fers dont il est garrotté73.
* * *

Diderot : il illustre, il symbolise cette union même ; il est, tout à la fois, raison et sensibilité ; il est l’esprit et le cœur du dix-huitième siècle.

« Mes parents ont laissé après eux un fils qu’on appelle Denis le philosophe : c’est moi74. » La passion qu’il exprime dans ses lettres à Sophie Volland ; les enthousiasmes de ses Salons ; la désespérance du héros de son théâtre, Dorval, homme fatal que le malheur poursuit ; ses exclamations, ses interjections, ses gestes excessifs, ses larmes — viennent d’abord de son tempérament, et non de sa philosophie. Mais il a eu pour Épicure une tendresse non cachée ; il s’est plu à suivre, dans l’histoire de la pensée française, la trace des libertins ; il a traduit Shaftesbury ; il a pratiqué Locke : et toutes ces voix lui ont dit, à des degrés et sur des modes différents, que le temps des contraintes était passé, que les passions n’étaient pas mauvaises, que le désir était le mobile essentiel des actions et des volontés humaines. Ami de Condillac, au point qu’on ne sait pas au juste lequel des deux a imaginé la statue qui se développait dans la mesure où chaque sens successif apparaissait en elle, il a pu lire dans ses pages comment Locke n’avait pas suffisamment marqué l’importance de l’inquiétude dans notre vie psychologique. Ami d’Helvétius, il a cru volontiers, avec lui, que celui-là demeurait stupide qui n’était pas passionné ; et son désaccord avec l’auteur du livre De l’Homme n’a porté que sur un point : ce qu’Helvétius attribuait à la puissance de l’éducation, il le revendiquait pour l’individu dont il défendait la spontanéité naturelle.

Denis le philosophe a voulu être un savant ; il a passé des mathématiques à la physique, et de la physique aux sciences naturelles ; il a manié des pièces d’anatomie, il a assisté aux dissections, il a étudié en médecin le mécanisme de nos organes et les fonctions de notre corps ; et au bout de ce travail, il a jugé que la matière, la seule matière, suffisait à expliquer la pensée et la vie. Mais avec quel enthousiasme ce matérialiste a cru assister aux réussites inouïes et aux catastrophes des atomes ! Avec quelle poésie il a interprété les révolutions du globe ! Comme il le dit lui-même de son ami Boulanger, le matérialiste,

Il vit la multitude de substances diverses que la terre recèle dans son sein, et qui attestent son ancienneté et la suite innombrable de ses révolutions sous l’astre qui l’éclairé ; les climats changés, et les contrées, qu’un soleil perpendiculaire brûlait autrefois, maintenant effleurées de ses rayons obliques et passagers, et chargées de glaces éternelles. Il ramassa du bois, des pierres, des coquilles ; il vit dans nos carrières l’empreinte des plantes qui vivent sur la côte de l’Inde ; la charrue retourner, dans nos champs, des êtres dont les analogues sont cachés dans l’abîme des mers ; l’homme couché au nord sur le dos de l’éléphant, et se promenant ici sur la demeure des baleines75

Ces molécules qui composent la matière, et qui ont formé le corps des amants, qui sait ? vivent peut-être encore après ce que nous appelons la mort. D’où cet admirable rêve :

Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent ! Peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière au fond de l’urne froide qui les renferme… Ô ma Sophie ! il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus, s’il y avait dans nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient à s’agiter, à s’émouvoir, et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère, elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous76.

Mais les lois de la nature veulent que tout s’écoule, que tout passe — tandis que l’homme, dans son illusion, ne rêve qu’à ce qui demeure :

Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d’un rocher qui tombait en poussière ; ils attestèrent de leur constance un ciel qui n’est pas un instant le même ; tout passait en eux et autour d’eux, et ils croyaient leur cœur affranchi de vicissitudes. Ô enfants ! toujours enfants77 !

De sorte que par Diderot, une conception à la fois matérialiste et poétique de l’univers alimentera plus tard un des plus beaux passages, et des plus célèbres, de la longue plainte romantique :

Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut auprès d’un arbre effeuillé par les vents,
    Sur un roc en poussière.

Ils prirent à témoin de leur joie éphémère
Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,
Et des astres sans nom que leur propre lumière
    Dévore incessamment.
Tout mourait autour d’eux, l’oiseau dans le feuillage,
La fleur entre leurs mains, l’insecte sous leurs piés,
La source desséchée où vacillait l’image
    De leurs traits oubliés ;

Et sur tous ces débris joignant leurs mains d’argile,
Étourdis des éclairs d’un instant de plaisir,
Ils croyaient échapper à cet Être immobile
    Qui regarde mourir78

Il n’a pas été spinoziste ; mais on discerne sans peine, dans sa pensée, plus d’une trace de Spinoza. Plus aisément encore, on y discerne la trace de Leibniz. À ce dernier, il a rendu dans l’Encyclopédie un magnifique hommage, disant que les modernes ont eu quelques génies qu’ils peuvent opposer, et peut-être avec avantage, aux plus grands esprits de l’antiquité ; qu’on les prendrait volontiers pour des intermédiaires entre les hommes et les dieux ; qu’ils sont, en tout cas, à la tête de l’espèce humaine ; et ils s’appellent Descartes, Bayle, Newton, et Leibniz. « On s’est plaint, et avec raison peut-être, que nous n’avions pas rendu à ce philosophe toute la justice qu’il méritait. C’était ici le lieu de réparer cette faute, si nous l’avions commise ; de parler avec éloge, avec admiration, de cet homme célèbre, eet nous le faisons avec joie79… »

Son disciple, non pas certes ; mais son tributaire, assurément. Il n’a eu que faire de l’harmonie préétablie, de l’optimisme, puisqu’il pensait, avec les déterministes, que le problème du mal ne pouvait même pas se poser, et qu’il était absurde, en conséquence, de continuer à chercher sa solution80. Mais il sentait en lui une multitude de forces qui s’agitaient confusément ; il devinait, dans la perception de la beauté, jusque dans l’instinct même, « le résultat d’une infinité de petites expériences81 » : et découvrant chez Leibniz le principe de la connaissance claire ou obscure, il approuvait : « Qu’est-ce qui se passe en nous dans la connaissance des couleurs et des odeurs ? Des mouvements de fibres, des changements de figures, mais si déliés qu’ils nous échappent. C’est par cette raison qu’on ne s’aperçoit pas que c’est là pourtant tout ce qui entre dans la perception composée de ces choses82. » Il y avait en lui-même un sentiment si vigoureux de l’originalité de son être, de l’originalité de l’être d’autrui, de l’originalité de chaque particule de chaque être, que le principe leibnizien de dissimilitude le ravissait83 ; et il s’écriait : « Il n’y a peut-être rien de moins raisonnable que ce principe pour ceux qui ne pensent que superficiellement, et rien de plus vrai pour les autres84… » De même, il se révoltait contre les sots qui pouvaient ne pas comprendre comment chaque monade était représentative de l’univers : « Cette idée, que les petits esprits prendront comme une vision, est celle d’un homme de génie85. »

Surtout il prenait à Leibniz l’idée de continuité, « le principe d’enchaînement », comme il disait, qui lui permettait d’expliquer à la fois le transformisme des choses, comme dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature 86, et le passage de l’inorganique à l’organique, de la multiplicité des sensations à la conscience de l’unité du Moi, comme dans le Rêve de d’Alembert 87.

Mais Diderot suivra-t-il Maupertuis dans la démarche que nous avons signalée, et qui consiste à restituer à l’atome matériel quelque principe d’intelligence, quelque chose de semblable à ce que l’on appelle désir, aversion, mémoire ? — Avec quelque restriction, il le suivra ; et il attribuera à la molécule organique la sensibilité élémentaire, l’individualisme et le dynamisme de la monade de Leibniz. « En conséquence de cette sensibilité sourde, et de la différence des configurations, il n’y aurait eu pour une molécule organique quelconque qu’une situation la plus commode de toutes, qu’elle aurait sans cesse cherchée par une inquiétude automate… » Dès lors, Maupertuis aurait dû définir « l’animal en général, un système de différentes molécules organiques qui, par l’impulsion d’une sensation semblable à un toucher obtus et lourd… se sont combinées jusqu’à ce que chacune ait rencontré la place la plus convenable à sa figure et à son repos88… » Ou, mieux encore : « Il n’y a que la vie de la molécule ou sa sensibilité qui ne cesse point ; c’est une de ses qualités essentielles89… » — La sensibilité : Diderot l’a montrée non seulement dans le cœur de l’homme, ou, suivant quelques-unes de ses expressions familières, dans son diaphragme, dans ses fibres ; mais dans les éléments organiques des animaux, des plantes, de ce marbre qui, réduit en poussière et mêlé à la terre, redeviendra vie et recréera la vie90 ; allant de l’atome d’Épicure à la molécule de Hobbes91, et à la monade de Leibniz, il en a fait le principe de tout l’univers.

* * *

Ainsi s’achève la démonstration que nous voulions tenter ici : aux impulsions, innombrables sans doute, qui ont contribué à former l’homme de sentiment, viennent se mêler, quelquefois pour les provoquer, quelquefois pour les accroître, quelquefois pour le besoin de les justifier et de les légitimer, des éléments doctrinaux. Tout est dans tout ; dans l’histoire de nos sentiments eux-mêmes sont diffuses nos hypothèses, nos recherches, nos réflexions, nos systèmes, qui tendent à l’explication de notre être et de notre devenir : c’est-à-dire la philosophie.