(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « en tête de quelque bulletin littéraire .  » pp. 525-535
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(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « en tête de quelque bulletin littéraire .  » pp. 525-535

en tête de quelque bulletin littéraire .

Le public demande de la critique, et il a raison puisqu’il n’y en a plus guère ; mais il ne sait pas combien ce qu’il demande est difficile, et, osons le dire, impossible presque aujourd’hui, pour une multitude de causes qui tiennent à l’état même de la société et à la constitution de la littérature. Depuis huit ans, c’est-à-dire depuis la révolution de Juillet, les écoles littéraires se sont trouvées dissoutes comme les partis politiques, et il ne s’en est pas refait d’autres. Des individus remarquables, des talents nouveaux se sont produits, mais sans appartenir à aucun groupe existant, sans représenter aucune opinion, aucune doctrine fixe et saisissable. Les talents plus anciens, et des plus éminents, qui appartenaient à des groupes et à des doctrines considérables sous la Restauration, se sont trouvés tout d’un coup sans protection et comme jetés hors de leur cadre : ils n’ont plus su se tenir, et, en voulant continuer à se déployer, ils sont vite arrivés à n’être plus eux-mêmes. Ceux qu’on croyait des chênes, tant qu’il y avait dans la société des murs de clôture qui semblaient les gêner, n’ont plus été en plein vent que des arbres bientôt pliés et brisés. Ainsi M. de La Mennais, qui, lorsqu’il était encore à la Chesnaye, voulait prendre pour cachet un chêne brisé par le tonnerre, avec cette devise : Je romps et ne plie pas, a vu réaliser son défi ; et cette haute, cette noble nature peut méditer aujourd’hui autour de son chêne en éclats. Il s’est passé, chez M. de Lamartine, depuis peu d’années, une révolution intérieure, semblable et analogue à celle qui a du lieu dans M. de La Mennais : c’en est l’exact pendant, si l’on tient compte de la différence de leurs talents et de leurs natures. Le cadre de la Restauration avait été et semblait devoir être à tout jamais celui de M. de Lamartine. Les rayons étaient réciproques : le poëte semblait à l’aise et y était doucement maintenu. Ce cadre venant à lui manquer, il s’est dilaté outre mesure, sans plus de limites, et à la manière des gaz élastiques dont il se rapproche par l’éthéré de sa poésie152. Il est curieux de remarquer, sur ces deux grands talents légués par la Restauration, l’influence et la réaction des deux talents les plus remarquables entre ceux de formation plus récente. Le rapprochement philosophique et littéraire de l’auteur des Paroles d’un Croyant et du peintre magnifique de Lélia n’a rien eu de plus inattendu, de plus caractéristique par rapport à l’époque, que le soudain et profond reflet que vient de jeter la manière de M. de Balzac sur toute une partie souterraine de la Chute d’un Ange par M. de Lamartine. Tout ceci est pour dire que les écoles littéraires sont dissoutes depuis huit ans, que les limites et les garanties de caractère autour des plus nobles talents ont cédé brusquement ou graduellement à je ne sais quelle force de choses confondante et dissolvante. Cette confusion et ce tourbillon sont le signe même de la nouvelle période littéraire. Ce qui manque dans les œuvres, le point d’appui et d’arrêt, où donc la critique le trouverait-elle ?

Sans doute, le bon sens élevé a toujours moyen de juger : même à défaut d’œuvres bien assises et harmonieuses, on pourrait se prononcer, regretter, désirer, indiquer son blâme ou son espérance. Dans la conversation, on le faisait souvent : la critique, sous cette forme, ne cesse pas. D’où vient qu’on ne la recueille pas sincèrement, qu’on hésite, qu’on recule, et qu’il y a souvent si loin entre ce qui se dit de judicieux, de vivement senti, et ce qu’on imprime ?

C’est que, pour la critique imprimée et publiée, il faut certaines conditions extérieures indispensables, indépendamment même du jugement formé qu’on peut avoir in petto. Nous les rangerons un peu au hasard : il suffit que nous les fassions rapidement apprécier. Et d’abord le critique intègre, indépendant, a besoin de l’anonyme, non pas pour en abuser contre les auteurs, mais pour que les auteurs n’abusent pas de lui. Or, les nécessités du prospectus, de la gloriole littéraire combinée avec l’industrie et avec la concurrence, ont conduit à signer de tous les noms et prénoms les plus minces jugements.

Le critique a besoin de n’être pas isolé, de n’être pas seul à sa table, plume en main, au premier carrefour venu ; il a besoin d’être dans un ordre de doctrines, au sein d’un groupe uni et sympathique qui le couvre, dans lequel il puise à tout instant la confirmation ou la rectification de ses jugements ; car souvent il ne fait autre chose pour les sentences qu’il rend qu’aller autour de lui au scrutin secret, en dépouillant toutefois les votes avec épuration et intelligence. Or, il arrive qu’en fait, le critique, depuis huit ans, cherche à grand’peine un tel groupe conseiller et protecteur. Le journal de la Restauration dans lequel s’est faite la meilleure, la plus intelligente et la plus loyale critique, le Globe, présentait essentiellement cet avantage d’un groupe uni par la même éducation philosophique, par les mêmes antécédents et les mêmes impulsions d’esprit. La Revue des Deux Mondes, venue à un moment où cette faculté de jeune et active union était déjà perdue, a essayé du moins d’en ressaisir et d’en sauver les débris. Elle y a réussi, ce semble, avec quelque honneur : à l’unité plus étroite qui n’était point possible, elle a cherché à substituer, comme dédommagement, la conciliation et l’étendue. Au milieu de tout ce qu’on croit avoir obtenu de résultats louables en ce sens, la critique à proprement parler, on l’avoue, n’a pas toujours eu assez de place ni de suite. On n’a pas jugé toutes choses : on a choisi souvent, on a évité. Quand on a abordé quelque écrivain, on s’est attaché parfois à le peindre plutôt qu’à critiquer ses ouvrages. Il y a eu pourtant à cela bien des exceptions fermes, énergiques, et plus d’un auteur ne serait pas, je le crois bien, de cet avis, qu’il n’y a pas eu assez de critique jusqu’ici dans la Revue des Deux Mondes.

Quoi qu’il en soit, si on n’en a pas donné constamment, selon le désir du public, c’est (pour revenir aux difficultés des conditions) qu’en ce qui concerne la littérature proprement dite le rôle de juge va se compliquant singulièrement. Les poésies, les romans sont arrivés à un tel degré d’individualité, comme on dit, à un tel déshabillé de soi-même et des autres ; — le style, à force d’être tout l’homme, est tellement devenu non plus l’âme, mais le tempérament même, — qu’il est à peu près impossible de faire de la critique vive et vraie sans faire une opération inévitablement personnelle, sans faire presque de la physiologie à nu sur l’auteur et parfois de la chirurgie secrète ; ce qui frise à tout moment l’offensant.

Et puis l’industrie, qu’on retrouve de nos jours à chaque pas sous une forme ou sous une autre, intervient, se glisse entre chaque article, solliciteuse ou menaçante. Pour mieux m’expliquer là-dessus, je n’ai qu’à transcrire les lignes suivantes que je trouve dans un volume inédit de Pensées : « Quand on critique aujourd’hui un auteur, un poëte, un romancier, il semble qu’on lui retire le pain, qu’on l’empêche de vivre de son industrie honnête, et l’on est près de s’attendrir alors, de ménager un écrivain qui ne produit que pour le vivre et non pour la gloire. Mais, au moment même où l’on adoucit la critique et où l’on essaye quelque éloge mitigé, ce mendiant si humble se relève et veut la gloire, — oui, la gloire, et la première, la suprême, pas la seconde, car il se croit in petto le génie de son siècle. Qu’est-ce donc ? pauvre critique ! que faire ? Critiquer un auteur, voilà que c’est à la fois comme si l’on cassait les vitres à la boutique d’un industriel, et comme si l’on frappait avec insulte la grotte de cristal d’un dieu ! »

On continuerait encore longtemps sur ces difficultés et ces épines de la critique, mais nous nous en tiendrons là, d’autant que ce dernier point nous mène assez droit à la récente publication de M. de Balzac…

Les talents poétiques et littéraires d’aujourd’hui (sans parler des autres, politiques et philosophiques), sont soumis à de redoutables épreuves qui furent épargnées aux beaux génies du siècle de Louis XIV, et il est bien juste de tenir compte, en nous jugeant, de ces difficultés singulières qu’on a à subir. Si Racine, dans les vingt-six années environ qui forment sa pleine carrière depuis les Frères ennemis jusqu’à Athalie, avait eu le temps de voir une couple de révolutions politiques et littéraires, s’il avait été traversé deux fois par un soudain changement dans les mœurs publiques et dans le goût, il aurait eu fort à faire assurément, tout Racine qu’il était, pour soutenir cette harmonie d’ensemble qui nous paraît sa principale beauté : il n’aurait pas évité çà et là dans la pureté de sa ligne quelque brisure.

Un critique distingué, ayant à parler assez récemment d’Horace et de Virgile, et de l’espèce de royauté qu’ils se fondèrent en regard, à l’abri et à l’appui de la monarchie impériale d’Auguste, a fait remarquer la convenance et la nécessité de ces deux royautés parallèles, produites à la fois par une double anarchie, dans un temps où la faiblesse de l’État d’une part, et de l’autre le trop facile usage de formes poétiques devenues la propriété commune, favorisaient toutes les entreprises de l’ambition politique, toutes les prétentions de la médiocrité littéraire153. Ce qui est vu à merveille pour l’époque d’Auguste ne me paraît pas sans application à la nôtre. Je laisse tout d’abord le côté politique qui, comme on sait, n’a nul rapport avec notre peu d’ambition et d’intrigue : Dieu me garde de trouver la plus lointaine ressemblance ! Dieu me garde de croire, vingt-cinq ans après Napoléon, qu’un nouveau despote, à quelque titre et sous quelque forme que ce fût, pût jamais asservir de nouveau et réduire cette foule émancipée de grands citoyens qui (nous en sommes les témoins édifiés) se précipitent bien loin de toute flatterie et de toute servitude, et qui, en ce moment même, ne flagornent plus aucune puissance ! — Mais littérairement, poétiquement, en quelle anarchie sommes-nous ? C’est ce qu’il est permis de considérer. En restreignant la question à la poésie même, le rapport avec certaines époques antérieures est frappant. Depuis dix ans, la main-d’œuvre poétique s’est divulguée ; les procédés que la nouvelle école avait cru rendre plus rares et plus difficiles ont été saisis du second coup par une foule de survenants qui, à chaque saison, pullulent. La forme et le style poétique sont encore une fois tombés, en quelque sorte, dans le domaine public ; il coule devant chaque seuil comme un ruisseau de couleurs ; il suffit de sortir et de tremper. Prenez le Journal de la Librairie : relevez chaque semaine le nombre de volumes de vers qui se publient ; prenez le chiffre par mois, par saison, par année. Il y aurait là une statistique curieuse, une Ici de progression numérique, un mouvement et un cours à coter. Un de mes amis, bibliothécaire dans un établissement public, a eu l’idée de ranger à la suite toute cette branche particulière de littérature trop fleurie : c’est une quantité de beaux volumes jaunes et blancs, morts avant d’avoir vu le jour, que personne n’a connus et qui sont ensevelis dans leur premier voile nuptial :

Hélas ! que j’en ai vu mourir de jeunes filles !

Avec un peu d’habitude, on s’y endurcit ; et mon ami, bien qu’il ait le cœur poétique et tendre, en est venu à ne plus mesurer ce champ d’oubli qu’à la toise. Tant de pieds par saison. Mais y a-t-il jamais eu, dira-t-on, une telle exubérance stérile de productions à aucune époque précédente ? Assurément. Il nous arrive un peu comme au xvie  siècle, lorsque les procédés mis en circulation par les chefs de l’école, par Du Bellay et Ronsard, furent devenus familiers à tous et que chaque jeune cœur au renouveau se crut poëte. On a une lettre piquante de Pasquier à Ronsard là-dessus ; il se plaint des encouragements que celui-ci donnait à cette multitude croissante de poëtes, à qui il suffisait, pour se croire le baptême du génie, d’avoir touché la robe du maître. Mais Ronsard ne pouvait qu’y faire ; et il demeura quasi noyé dans le torrent des imitateurs qu’il avait soulevés, à peu près comme l’élève du sorcier par les eaux une fois débordantes : il fut noyé dans le flot des imitations lyriques pour n’avoir pas su se renfermer dans un véritable monument. Là, en effet, est la question prochaine. Les élans lyriques ne suffisent pas. A Rome, on commençait à s’y perdre après Catulie, et à user dans tous les sens le pastiche mythologique, quand Virgile vint à propos asseoir son double édifice des Géorgiques et de l’Énèide, non loin duquel Horace put adosser son Tibur. De notre temps, les débuts ont été vifs et beaux ; mais c’est encore le monument qui manque. Il est vrai qu’une littérature poétique a malaisément deux grands siècles. Or, nous avons le siècle de Louis XIV à dos, ce qui est toujours peu commode à l’audace : c’est là un lourd cavalier en croupe que nous portons. Par instinct de cette situation diffuse, et pour y porter remède, j’ai de bonne heure désiré que, parmi nos poëtes de talent, il s’élevât, je l’avoue, une sorte de dictature ; que les deux plus grands, par exemple, et que chacun nomme, prissent le sceptre par les œuvres et, sans avoir l’air de rien régenter, remissent chaque chose à sa place par de beaux modèles. Ce désir n’a pas été rempli. Les œuvres, seul instrument légitime de cette dictature effective à la fois et modeste, n’ont pas répondu à la grande attente. Aucun monument véritable, aucune pièce étendue et exemplaire, n’a suivi les admirables préludes que leurs auteurs n’ont pas surpassés ; la perfection du genre n’est pas venue. M. de Lamartine, qui peut sembler comme le prince des poëtes du jour, l’est dans un sens purement honorifique et pour l’ornement bien plus que pour l’exemple et la discipline. Avec sa généreuse et facile indulgence, il a favorisé à l’entour ce qu’il importait plutôt de restreindre, et, dans les propres développements de sa riche nature, il est allé, cédant de plus en plus lui-même à ce qu’il eût fallu repousser. M. Hugo, avec d’autres qualités et sous d’autres apparences régnantes, n’a pas plus fait pour s’acquérir réellement l’autorité incontestée des maîtres. Cette autorité, pourtant, ne pouvait dépendre que de poëtes ainsi haut placés, féconds et puissants ; de leur part, un chef-d’œuvre dans l’épopée, des chefs-d’œuvre au théâtre, auraient mis ordre au débordement lyrique et assuré à notre mouvement littéraire sa consistance et sa maturité. On en est aux regrets ; il faut se résigner, nous le croyons ; l’Horace et le Virgile, le Racine et le Despréaux, ces suprêmes et légitimes dictateurs qui couronnent et consolident une grande époque littéraire, manqueront à une époque brillante, mais diffuse, mais anarchique poétiquement et démocratique de prétentions et de concessions sur ce point comme partout ailleurs. Une fois qu’on en a pris son parti, on retrouve dans le détail de quoi se distraire et se consoler. A défaut d’un grand siècle qui demande avant tout l’établissement, la gradation et l’harmonie dans l’ensemble, on est une fort belle chose secondaire, une spirituelle et chaude entreprise très-variée, très-mêlée, très-infatigable, un coup de main, au moins amusant, dans tous les sens. Les talents surtout sont jamais été plus nombreux ; c’est un devoir de la critique de ne pas se lasser à les compter, et d’en tirer avec soin et plaisir tout ce qui s’y distingue et qui s’en détache…

Romantisme, humanitarisme, ce sont là des formes de passions et comme de maladies, que les jeunes talents doivent presque nécessairement traverser ; ils deviennent d’autant plus mûrs qu’ils s’en dégagent plus complétement. On ne passe point indifféremment sans doute par ces divers systèmes, on en garde des impressions, des teintes, un pli ; mais enfin l’on en sort, quand on a un talent capable de maturité. Ce qui est bon à rappeler, c’est qu’on n’en sort jamais, après tout, qu’avec le fonds d’enjeu qu’on y a apporté, je veux dire avec le talent propre et personnel : le reste était déclamation, appareil d’école, attirail facile à prendre, et que le dernier venu, eût-il moins de talent, portera plus haut en renchérissant sur tous les autres.

La plus sûre manière de sortir du raisonnement systématique et de la fougue esthétique est de faire, de s’appliquer à une œuvre particulière ; on y entre avec le système qu’on veut vérifier et illustrer ; mais, si l’on a quelque talent propre, original, ce talent se dégage bientôt à l’œuvre, et, avant la fin, il marche tout seul, il a triomphé. L’imagination et la sensibilité, quand on les possède, ont vite reconnu leurs traces, et la vraie poétique est trouvée.