(1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre septième. L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie. »
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(1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre septième. L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie. »

Chapitre septième

L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie.

I. Poésie, science et philosophie, — II. Lamartine. — III. Vigny. IV. — Alfred de Musset.

I — Poésie, science et philosophie

I. — Un des traits caractéristiques de la pensée et de la littérature à notre époque, c’est d’être peu à peu envahies par les idées philosophiques. La théorie de l’art pour l’art, bien interprétée, et la théorie qui assigne à l’art une fonction morale et sociale sont également vraies et ne s’excluent point. Il est donc bon et même nécessaire que le poète croie à sa mission et ait une conviction. « Ce don, — une conviction, — a dit Hugo, constitue aujourd’hui comme autrefois l’identité même de l’écrivain. Le penseur, en ce siècle, peut avoir aussi sa foi sainte, sa foi utile, et croire à la patrie, à l’intelligence, à la poésie, à la liberté !77 » Avoir une conviction n’est pas, en effet, sans importance, même au pur point de vue esthétique ; car une conviction imprime une certaine unité à la pensée, une convergence vers un but, conséquemment un ordre, une mesure. En même temps une conviction est le principe de la sincérité, de la vérité, qui est l’essentiel même de l’art, le seul moyen de produire l’émotion et d’éveiller la sympathie. La conviction rend vibrante la parole du poète et nous ne tardons pas à vibrer avec elle, ce qui est la plus haute et la plus complète manière d’admirer78. Aussi est-il impossible de méconnaître le rôle social et philosophique de la poésie et de l’art. « Le poète a charge d’âmes », a dit Hugo. Et. Hugo attaque les partisans de l’art pour de l’art, parce qu’ils refusent de mettre le beau dans la plus haute vérité, qui est en même temps la plus haute utilité sociale. Hugo se pique d’être « utile », de répandre sur les cœurs à pleines mains la pitié et la générosité, comme le prêtre verse sur les têtes ses bénédictions : bénir efficacement, n’est-ce pas avant tout rendre meilleur ? Déjà, dans René, Chateaubriand avait dit des poètes : — « Ces chantres sont de race divine : ils possèdent le seul talent incontestable dont le ciel ait fait présent à la terre. Leur vie est à la fois naïve et sublime ; ils célèbrent les dieux avec une bouche d’or, et sont les plus simples des hommes ; ils causent comme des immortels ou comme de petits enfants ; ils expliquent les lois de l’univers, et ne peuvent comprendre les affaires les plus innocentes de la vie ; ils ont des idées merveilleuses de la mort, et meurent sans s’en apercevoir, comme des nouveau-nés. »

Ce qu’il faut exclure, c’est la théorie qui, dans l’art, demeure indifférente au fond. Ce n’est plus l’art pour l’art, c’est l’art pour la forme. Pour notre part, nous ne saurions admettre une doctrine, qui nous semble enlever à l’art tout son sérieux. Victor Hugo avait compris du premier coup et beaucoup mieux que ses successeurs, que l’idée, inséparable de l’image, est la substance de la poésie lyrique elle-même. Dès 1822, dans la préface aux Odes et Ballades, il explique pourquoi l’ode française est restée monotone et impuissante : c’est qu’elle a été jusqu’alors faite de procédés, de « machines poétiques », comme on disait alors, de figures de rhétorique, l’exclamation depuis et l’apostrophe jusqu’à la prosopopée ; au lieu de tout cela, il faut « asseoir la composition sur une idée fondamentale » tirée du cœur du sujet, « placer le mouvement de l’ode dans les idées, plutôt que dans les mots ». Rechercher l’art pour lui-même, ce n’est donc pas rechercher exclusivement l’art pour sa forme ; c’est l’aimer aussi pour le fond qu’il enveloppe. « La poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout79. » La poésie est « dans les idées ; les idées viennent de l’âme. » La poésie peut s’exprimer en prose, « elle est seulement plus parfaite sous la grâce et la majesté du vers. C’est la poésie de l’âme qui inspire les nobles sentiments et les nobles actions comme les nobles écrits. Des curiosités de rime et de forme peuvent être, dans des talents complets, une qualité de plus, précieuse sans doute, mais secondaire après tout, et qui ne supplée à aucune qualité essentielle. Qu’un vers ait une bonne forme, cela n’est pas tout ; il faut absolument, pour qu’il ait parfum, couleur et saveur, qu’il contienne une idée, une image ou un sentiment. L’abeille construit artistement les six pans de son alvéole de cire, et puis elle l’emplit de miel. L’alvéole, c’est le vers ; le miel, c’est la poésie80. » Les grands poètes, les grands artistes redeviendront un jour les grands initiateurs des masses, les prêtres d’une religion sans dogme81. C’est le propre du vrai poète que de se croire un peu prophète, et après tout, a-t-il tort ? Tout grand homme se sent providence, parce qu’il sent son propre génie. Il serait étrange de refuser aux hommes supérieurs la conscience de leur propre valeur, toujours amplifiée par l’inévitable grossissement de l’illusion humaine. « L’Eternel m’a nommé dès ma naissance, s’écriait le grand poète hébreu. Il a rendu ma bouche semblable à un glaive tranchant : Il a fait de moi une flèche aiguë et il m’a caché dans son carquois. Il dit : Je t’établis pour être la lumière des nations ; ainsi parle l’Eternel à celui qu’on méprise. » On peut dire de la haute pensée philosophique et morale ce que Victor Hugo a dit de la nature même : elle mêle

Toujours un peu d’ivresse au lait de sa mamelle.

Les religions dogmatiques vont s’affaiblissant ; plus elles deviennent insuffisantes à contenter notre besoin d’idéal, plus il est nécessaire que l’art les remplace en s’unissant à la philosophie, non pour lui emprunter des théorèmes, mais pour en recevoir des inspirations de sentiment. La moralité humaine est à ce prix, et aussi la félicité. Celui qui ne connaît pas la distraction de l’art et qui est tout à fait réduit à la bestialité ne connaît plus guère qu’une distraction au monde : manger et boire, boire surtout82. L’homme est peut-être le seul animal qui ait la passion des liqueurs fortes. C’est à peine s’il y a quelques cas exceptionnels de singes ou de chiens buvant de l’alcool étendu d’eau, et paraissant y trouver du plaisir. Mais la passion des liqueurs fortes, chez l’homme, est universelle. C’est que l’homme est malheureux et qu’il a besoin d’oublier. Un grand homme de l’antiquité disait qu’il aimerait mieux la science d’oublier que celle de se souvenir ; un moyen d’oubli, c’est l’alcool. Ainsi l’ouvrier des grandes villes oublie sa misère et son épuisement, le paysan de Norvège ou de Russie oublie le froid et la souffrance, les peuplades sauvages de l’Amérique et de l’Afrique oublient leur abâtardissement. Tous les peuples esclaves ou exilés boivent. Les Irlandais, les Polonais sont les peuples les plus ivrognes de l’Europe. Ceux qui n’ont pas assez de force pour se refaire un avenir ferment les yeux au passé. C’est la loi humaine. Il n’y a que deux moyens de délivrance pour le malheureux : l’oubli ou le rêve. Même parmi nos bonheurs, il n’en est peut-être pas un qui n’ait son origine ou sa protection dans quelque oubli, dans quelque ignorance — fût-ce l’ignorance seule du jour où il doit finir. Quant au rêve, avec l’espoir qui en est inséparable, il est ce qu’il y a de plus doux. C’est un pont entrevu entre l’idéal lointain et le réel trop voisin, entre le ciel et la terre. Et parmi les rêves, le plus beau est la poésie. Elle est comme cette colonne qui semble s’allonger sur la mer au lever de Sirius, laiteuse traînée de lumière qui se pose immobile sur le frémissement des flots, et qui, à travers l’infini de la mer et des cieux, relie l’étoile à notre globe par un rayon. C’est le privilège de l’art que de ne rien démontrer, de ne rien « prouver », et cependant d’introduire dans nos esprits quelque chose d’irréfutable83. C’est que rien ne peut prévaloir contre le sentiment. Vous qui vous croyiez un pur savant, un chercheur désabusé ; voilà que vous aimez et que vous avez pleuré comme un enfant ; et votre raison proteste, et elle a raison, et elle ne vous empêche pas de pleurer. Le savant aura beau sourire des larmes du poète ; même dans l’esprit le plus froid, il y a une multitude d’échos prêts à s’éveiller, à se répondre ; une simple idée, venue par hasard, suffit à en appeler une infinité d’autres, qui se lèvent du fond de la conscience. Et toutes ces pensées, jusque-là silencieuses, forment un chœur innombrable dont la voix retentit en vous. C’est tout ce que vous avez pensé, senti, aimé. Le vrai poète est celui qui réveille ces voix.

Les conceptions abstraites de la philosophie et de la science moderne ne sont pas faites pour la langue des vers, mais il y a, une partie de la philosophie qui touche à ce qu’il y a de plus concret au monde, de plus capable de passionner : c’est celle qui pose le problème de notre existence même et de notre destinée, soit individuelle, soit sociale. Comparez une simple description poétique, quelque belle qu’elle soit, à une belle pièce inspirée par une idée ou par un sentiment vraiment élevé et philosophique : à mérite égal du poète, les vers purement descriptifs seront toujours inférieurs. Les vers scientifiques mal entendus ne sont eux-mêmes que des descriptions de choses ennuyeuses. La science se compose d’un nombre défini d’idées, que l’entendement saisit tout entières : elle marque un triomphe et un repos de l’intelligence ; la poésie, au contraire, naît de révocation d’une multitude d’idées et de sentiments qui obsèdent l’esprit sans pouvoir être saisis tous à la fois : elle est une suggestion, une excitation perpétuelle. La poésie, c’est le regard jeté sur le fond, brumeux, mouvant et infini des choses. Nos savants sont semblables aux mineurs dans la profondeur des puits : cela seul est éclairé qui les entoure immédiatement ; après, c’est l’obscurité, c’est l’inconnu. Ne tenir compte que de l’étroit cercle lumineux dans lequel nous nous mouvons, vouloir y borner notre vue sans nous souvenir de l’immensité qui nous échappe, ce serait souffler nous-mêmes sur la flamme tremblante de la lampe du mineur. La poésie grandit la science de tout ce que celle-ci ignore. Notre esprit vient se retremper dans la notion de l’infini, y prendre force et élan, comme les racines de l’arbre plongent toujours plus avant sous la terre, pour y puiser la sève qui étendra et élancera les branches dans l’air libre, sous le ciel profond. Un théorème, d’astronomie nous donne une satisfaction intellectuelle, mais la vue du ciel infini excite en nous une sorte d’inquiétude vague, un désir non rassasié de savoir, qui fait la poésie du ciel. Les savants cherchent toujours à nous satisfaire, à répondre à nos interrogations, tandis que le poète nous charme par l’interrogation même. Avoir trouvé par le raisonnement ou l’expérience, voilà la science ; sentir ou pressentir en s’aidant de l’imagination, c’est la plus haute poésie. La science et surtout la philosophie demeureront donc toujours poétiques, d’abord par le sentiment des grandes choses connues, des grands horizons ouverts, puis par le pressentiment des choses plus grandes encore qui restent inconnues, des horizons infinis qui ne laissent entrevoir que leurs commencements dans une demi-obscurité. En outre, les inspirations venues de la science et de la philosophie sont à la fois toujours anciennes et toujours renouvelées. De siècle en siècle, en effet, l’aspect du inonde change pour les hommes ; en parcourant le cycle de la vie, il leur arrive ce qui arrive aux voyageurs parcourant les grands cercles terrestres : ils voient se lever sur leurs têtes des astres nouveaux qui se couchent ensuite pour eux, et c’est seulement au terme du voyage qu’ils pourront espérer connaître toute la diversité du ciel.

La conception moderne et scientifique du monde n’est moins pas esthétique que la conception fausse des anciens.L’idée philosophique de l’évolution universelle est voisine de cette autre idée qui fait le fond de la poésie : vie universelle. Le firmament même n’est plus ferme et immuable, il se meut, il vit. A l’infini, dans les cieux en apparence immobiles, se passent des drames analogues au drame de la vie sur la surface de notre globe. Dans l’immense forêt des astres, dit l’astronome Janssen, on rencontre le gland qui se lève, l’arbre adulte, ou la trace noire que laisse le vieux chêne. Les étoiles ont leur âge ; les blanches et les bleues, comme Sirius, sont jeunes, en plein éclat et en pleine fusion ; les rougeâtres, Arcturus ou Antarès, sont vieilles, en train de s’éteindre, comme une forge qui du blanc passe au rouge. L’évolution est dans l’infini. En nous la montrant partout, la science ne fait que remplacer la beauté toute relative des anciennes conceptions par une beauté nouvelle, plus rapprochée de la vérité finale, de ce que les astronomes appellent le ciel absolu. Mais c’est surtout dans la philosophie qu’il y a un fond toujours poétique, précisément parce qu’il demeure toujours insaisissable à la science : le mystère éternel et universel, qui reparaît toujours à la fin, enveloppant notre petite lumière de sa nuit. La conscience de notre ignorance, qui est un des résultats de la philosophie la plus haute sera toujours un des sentiments inspirateurs de la poésie. Ce soir, dans le silence de la nuit, j’entends une petite voix qui sort des rideaux blancs du berceau. L’enfant rêve souvent tout haut, prononce des bouts de phrase ; aujourd’hui un simple petit mot : « Pourquoi ? » Pauvre interrogation d’enfant destinée à rester à jamais sans réponse ! Il reprend son rêve, le grand silence de la nuit recommence. Nous aussi, nous disons en vain : pourquoi ? Jamais notre question ne recevra sa dernière réponse. Mais, si le mystère ne peut être complètement éclaira, il nous est pourtant impossible de ne pas nous faire une représentation du fond des choses, de ne pas nous répondre à nous-mêmes dans le silence morne de la nature. Sous sa forme abstraite, cette représentation est la métaphysique ; sous sa forme imaginative, cette représentation est la poésie, qui, jointe à la métaphysique, remplacera de plus en plus la religion. Voilà pourquoi le sentiment d’une mission sociale et religieuse de l’art a caractérisé tous les grands poètes de notre siècle ; s’il leur a parfois inspiré une sorte d’orgueil naïf, il n’en était pas moins juste en lui-même. Le jour où les poètes ne se considéreront plus que comme des ciseleurs de petites coupes en or faux, où on ne trouvera même pas à boire une seule pensée, la poésie n’aura plus d’elle-même que la forme et l’ombre, le corps sans l’âme : elle sera morte. Notre poésie française, heureusement, a été dans notre siècle de plus en plus animée d’idées philosophiques, morales, sociales. Il importe de montrer cette sorte d’évolution, en ce moment de décadence poétique où l’on ne s’attache guère qu’aux jeux de la forme. Avec Lamartine, nous sommes encore plus près de la théologie que de la philosophie. C’est la religiosité vague des Racine, des Rousseau, des Chateaubriand. Avec de Vigny et Musset, nous sortons déjà des lieux communs et des prédications édifiantes. Avec Hugo, nous avons des nuages amoncelés d’où jaillissent les éclairs ; ce n’est plus la prédication, mais l’enthousiasmé prophétique. Nous nous arrêterons de préférence sur Victor Hugo, celui qui a vécu le plus longtemps parmi nous, et qui a ainsi le plus longtemps représenté en sa personne le dix-neuvième siècle.

II — Lamartine.

Il n’y a pas grande originalité dans la philosophie encore trop oratoire de Lamartine : le christianisme et le platonisme en ont fourni l’ensemble et les détails ; mais vouloir que toute idée philosophique mise en vers par le poète lui appartienne toujours en propre serait véritablement trop demander. Il est dans la nature même du poète d’être grand surtout en surface : il doit voir et sentir plus que s’appesantir, il doit tout effleurer et tout comprendre ; il reflète ; c’est le miroir d’une génération, d’une époque ; sa profondeur est le plus souvent intuition. Ses doutes ou ses croyances, il les trouve la plupart du temps, comme chacun de nous, dans l’air ambiant. Seulement, comme son art consiste justement à grandir toutes choses en les animant, il est indispensable que l’idée soit par lui repensée, qu’il la fasse pour ainsi dire sienne en la rendant vivante de sa vie propre. C’est en ce sens qu’on pourrait soutenir qu’il n’est peut-être pas mauvais que le poète se fasse illusion à lui-même, finisse par se croire au même degré l’auteur de certaines pensées et de la forme qu’il leur a donnée. Se contenter de traduire, c’est pour un poète se condamner d’avance à la froideur ; c’est faire un travail, non une œuvre d’art véritable, quelque perfection d’ailleurs qu’il y apporte. Ainsi en arrive-t-il pour Lamartine : quoique le sentiment soit vrai, trop souvent la pensée philosophique et religieuse, au lieu de projeter spontanément son expression vivante, est « traduite en vers », — en vers heureux, faciles, abondants, poétiques, mais qui n’en sont pas moins des traductions et des tours d’adresse84. Dieu, selon Jocelyn, est supérieur à la pensée humaine comme il est supérieur à la nature.

Il y a encore trop de Delille dans Lamartine.La Mort de Socrate résume éloquemment Platon et, plus d’une fois, y ajoute. Rappelez-vous ces vers qui expriment si bien la vie universelle et l’animation divine de la nature :

Peut-être qu’en effet, dans l’immense étendue,
Dans tout ce qui se meut une âme est répandue ;
Que ces astres brillants sur nos têtes semés
Sont des soleils vivants et des feux allumés ;
Que l’océan frappant sa rive épouvantée
Avec ses flots grondants roule une âme irritée ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et qu’enfin dans le ciel, sur la terre, en tout lieu,
Tout est intelligent, tout vit, tout est un dieu85.

Une théodicée est poétiquement enseignée dans Jocelyn : c’est la Religion de Racine fils, avec des traits de génie en plus :

                                    Je suis celui qui suis.
Par moi seul enfanté, de moi-même je vis ;
Tout nom qui m’est donné me voile ou me profane ;
Mais, pour me révéler, le monde est diaphane86.
Rien ne m’explique, et seul j’explique l’univers :
On croit me voir dedans, on me voit à travers ;

Ce grand miroir brisé, j’éclaterais encore.
Eh ! qui peut séparer le rayon de l’aurore ?
Celui d’où sortit tout contenait tout en soi.
Ce monde est mon regard qui se contemple en moi.

Si les premiers vers rappellent par trop les vers de Louis Racine, les derniers contiennent d’heureuses formules de philosophie néoplatonicienne.

Le regard de la chair ne peut pas voir l’esprit !
Le cercle sans limite, en qui tout est inscrit,
Ne se concentre pas dans l’étroite prunelle.
Quelle heure contiendrait la durée éternelle ?
Nul œilde l’infini n’a touché les deux bords :
Elargissez les cieux, je suis encor dehors.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je franchis chaque temps, je dépasse tout lieu ;
Hommes, l’infini seul est la forme de Dieu.

D’après Larmartine comme d’après les Alexandrins, la vie universelle est un effort de tous les êtres pour revenir au premier principe, qu’ils sentent tous sans le voir.

Trouvez Dieu ! son idée est la raison de l’être,
L’œuvre de l’univers n’est que de la connaître.
Vers celui dont le monde est l’émanation,
Tout ce qu’il a créé n’est qu’aspiration.
L’éternel mouvement qui régit la nature
N’est rien que cet élan de toute créature
Pour conformer sa marche à l’éternel dessein,
Et s’abîmer toujours plus avant dans son sein.

Les idées de Rousseau sur la religion naturelle viennent s’ajouter aux inspirations chrétiennes et platoniciennes :

La raison est le culte et l’autel est le monde.

Avec Lamartine, les découvertes de la science commencent à pénétrer dans la poésie et y trouvent leur expression, non sans quelque effort. …

. . . Pourtant chaque atome est un être,
Chaque globule d’air est un monde habité ;
Chaque monde y régit d’autres mondes, peut-être,
Pour qui l’éclair qui passe est une éternité !
Dans leur lueur de temps, dans leur goutte d’espace,

Ils ont leurs jours, leurs nuits, leur destin et leur place,
La vie et la pensée y circulent à flot ;
Et, pendant que notre œil se perd dans ces extases,
Des milliers d’univers ont accompli leurs phases
   Entre la pensée et le mot.

La vraie poésie est surtout dans les grands symboles philosophiques et même dans les mythes ; l’imagination poétique se confond avec l’imagination religieuse : la poésie est une religion libre et qui n’est qu’à demi dupe d’elle-même ; la religion est une poésie systématisée qui croit réellement voir ce qu’elle imagine et qui prend ses mythes pour des réalités. Lamartine ne connaît que la forme encore trop froide de l’allégorie ou de la fable.

L’aigle de la montagne un jour dit au soleil :
« Pourquoi luire plus bas que ce sommet vermeil ?
 » A quoi sert d’éclairer ces prés, ces gorges sombres 
 » De salir tes rayons sur l’herbe dans ces ombres ?
 » La mousse imperceptible est indigne de toi…
 » — Oiseau, dit le soleil, viens et monte avec moi !… »
L’aigle, vers le rayon s’élevant dans la nue,
Vit la montagne fondre et baisser à sa vue ;
Et quand il eut atteint son horizon nouveau,
A son œil confondu tout parut de niveau.
« Eh bien ! dit le soleil, tu vois, oiseau superbe 
 » Si pour moi la montagne est plus haute que l’herbe.
 » Rien n’est grand ni petit devant mes yeux géants ;
 » La goutte d’eau me peint comme les océans ;
 » De tout ce qui me voit je suis l’astre et la vie ;
 » Comme le cèdre altier, l’herbe me glorifie ;
 » J’y chauffe la fourmi, des nuits j’y bois les pleurs,
 » Mon rayon s’y parfume en traînant sur les fleurs.
 » Et c’est ainsi que Dieu, qui seul est sa mesure,
 » D’un œil pour tous égal voit toute la nature ».

Le mal du siècle se montre déjà dans Lamartine, mais c’est sans altérer jamais par aucune dissonance l’amplitude de ses inspirations.

Pressentiments secrets, malheur senti d’avance.
Ombre des mauvais jours qui souvent les devance !

et ailleurs :

… ce vide immense,
Et cet inexorable ennui,
Et ce néant de l’existence,
Cercle étroit qui tourne sur lui.

Byron, qui exerça sur Lamartine tant d’influence, avait concentré toutes les objections à Dieu tirées du mal dans quelques lignes de Caïn : « Abel. Pourquoi ne pries-tu pas ? — Caïn. Je n’ai rien à demander. — Et rien dont tu doives rendre grâces à Dieu ? Ne vis-tu pas ? — Ne dois-je pas mourir ? » Le pessimisme de Byron ne pouvait convenir au tempérament de Lamartine. Malgré cela, le problème du mal a inquiété sa pensée autant que quelque chose pouvait l’inquiéter. On sait de quelle manière, un peu déclamatoire, ce problème est posé dans le Désespoir :

Héritiers des douleurs, victimes de la vie,
Non, non, n’espérez pas que sa rage assouvie
    Endorme le malheur,
Jusqu’à ce que la mort, ouvrant son aile immense,
Engloutisse à jamais dans l’éternel silence
    L’éternelle douleur.

Lamartine reprend plus tard la question :

Le sage en sa pensée a dit un jour : « Pourquoi,
Si je suis fils de Dieu, le mal est-il en moi ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Est-il donc, ô douleur, deux axes dans les cieux,
Deux âmes dans mon sein, dans Jéhovah deux dieux ? »
Or l’esprit du Seigneur, qui dans notre nuit plonge,
Vit son doute et sourit : et l’emportant en songe
Au point de l’infini d’où le regard divin
Voit les commencements, les milieux et la fin ;
« Regarde », lui dit-il…

Et l’homme finit par comprendre qu’il est, comme l’ont cru les religions orientales, l’auteur de sa propre destinée, selon la hauteur plus ou moins grande à laquelle il est parvenu dans l’échelle des êtres.

Et son sens immortel, par la mort transformé.
Rendant aux éléments le corps qu’ils ont formé,
Selon que son travaille corrompt ou l’épure,
Remonte ou redescend du poids de sa nature !
Deux natures ainsi combattent dans son cœur.
Lui-même est l’instrument de sa propre grandeur ;
Libre quand il descend, et libre quand il monte,
Sa noble liberté fait sa gloire ou sa honte.
Descendre ou remonter, c’est l’enfer ou le ciel.

On reconnaît la Profession de foi du vicaire savoyard mise en beaux vers, avec un accent qui rappelle les idées de Swedenborg sur le ciel intérieur à la conscience même, sur l’enfer également intérieur.

La chute des âmes et leur retour à Dieu, ce fond commun du platonisme et du christianisme, ont inspiré les deux grands poèmes : Chute d’un ange et Jocelyn :

Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.

Par les désirs sensuels, l’âme tend en bas et tombe : « l’être lumineux » devient un « être obscur ». Par le détachement et le sacrifice, elle remonte vers la lumière. La patrie, l’humanité, le progrès, les révolutions, les idées sociales ont fourni à Lamartine bien des inspirations, et parmi les plus élevées :

C’est la cendre des morts qui créa la patrie !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Marchez ! l’humanité ne vit pas d’une idée !
Elle éteint chaque soir celle qui l’a guidée ;
Elle en allume une autre à l’immortel flambeau :
Comme ces morts vêtus de leur parure immonde,
Les générations emportent de ce monde
   Leurs vêtements dans le tombeau.

Tous sont enfants de Dieu !
L’homme, en qui Dieu travaille,
Change éternellement de formes et de taille :
Géant de l’avenir à grandir destiné,
Il use en vieillissant ses vieux vêtements, comme
Des membres élargis font éclater sur l’homme
   Les langes où l’enfant est né.

L’humanité n’est pas le bœuf à courte haleine
Qui creuse à pas égaux son sillon dans la
Et revient ruminer sur un plaine, sillon pareil ;
C’est l’aigle rajeuni qui change son plumage,
Et qui monte affronter, de nuage en nuage,
   De plus hauts rayons de soleil.

Enfants de six mille ans qu’un peu de bruit étonne,
Ne vous troublez donc pas d’un mot nouveau qui tonne,
D’un empire éboulé, d’un siècle qui s’en va !
Que vous font les débris qui jonchent la carrière ?
Regardez en avant, et non pas en arrière :
   Le courant roule à Jéhova !

En somme Lamartine, qui se souvient de la quiétude des classiques plus qu’il ne pressent les agitations des modernes, n’est qu’assez légèrement affecté encore par toutes ces questions morales, philosophiques et religieuses qui préoccuperont nos poètes contemporains. Tout est calme dans cette poésie ondulante et rythmée comme les flots des grèves par les nuits d’été ; seule la mélancolie, qui naît vite à leur murmure continu, vient voiler l’immuable sérénité du poète du lac du Bourget. De tels vers font songer à de blancs clairs de lune, à la fraîcheur des brises, au jour adouci des rayons sous les arbres ; tout est grâce, demi-teinte et nonchalance, malgré un perpétuel souci, — notons-le en passant, — de la majesté et du grand air.

III — De Vigny

La philosophie de Vigny est le pessimisme. « Il n’y a, dit-il, que le mal qui soit pur et sans mélange de bien. Le bien est toujours mêlé de mal. L’extrême bien fait mal. L’extrême mal ne fait pas de bien. » De là à croire que c’est le mal qui fait le fond de l’existence, le bien qui en est l’accident, il n’y a pas loin. La conclusion pratique est de ne pas compter sur le bien et le bonheur, de ne pas espérer. — « Il est bon et salutaire de n’avoir aucune espérance… ; il faut surtout anéantir l’espérance dans le cœur de l’homme. Un désespoir paisible, sans convulsion de colère et sans reproche au ciel, est la sagesse même… Pourquoi nous résignons-nous à tout, excepté à ignorer les mystères de l’éternité ? A cause de l’espérance, qui est la source de toutes nos lâchetés… Pourquoi ne pas dire : — Je sens sur ma tête le poids d’une condamnation que je subis toujours, ô Seigneur ; mais, ignorant la faute et le procès, je subis ma prison. J’y tresse de la paille, pour oublier… Que Dieu est bon ! quel geôlier admirable, qui sème tant de fleurs dans le préau de notre prison ! » — « La terre est révoltée des injustices de la création, elle dissimule par frayeur…, mais elle s’mdigne en secret contre Dieu… Quand un contempteur de Dieu paraît, le monde l’adopte et l’aime. » — « Dieu voyait avec orgueil un jeune homme illustre sur la terre. Or ce jeune homme était très malheureux et se tua avec une épée. Dieu lui dit : « Pourquoi as-tu détruit ton corps ? » Il répondit : « C’est pour t’affliger et te punir. » Ce pessimisme aboutit au stoïcisme. « Il est mauvais et lâche de chercher à se dissiper d’une noble douleur pour ne pas souffrir autant. Il faut y réfléchir et s’enferrer courageusement dans cette épée. » Et ensuite ? Ensuite il faut garder le silence :

A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,
Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse…
… Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier, est également lâche,
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu l’appeler ;
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler87.

Cette fierté stoïque ne va pas sans un certain orgueil. De Vigny y met sa dignité et y voit le fond de l’honneur même. Selon lui, il faut acquiescer à la souffrance comme à une distinction ; Vigny insiste sur un sentiment raffiné que les grands cœurs seuls connaissent, « sentiment fier, inflexible, instinct d’une incomparable beauté, qui n’a trouvé que dans les temps modernes un nom digne de lui ; cette foi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les armées, est celle de l’Honneur. »

Une autre idée chère à Vigny, et d’inspiration pessimiste, c’est que le génie, qui semble un don de Dieu, est une condamnation au malheur et à la solitude ; lisez Moïse et les épisodes de Stello.

Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations…
J’élève mes regards, votre esprit me visite,
La terre alors chancelle et le soleil hésite ;

Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux.
Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux,
Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire.
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre…
M’enveloppant alors de la colonne noire,
J’ai marché devant vous, triste et seul dans ma gloire.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
… Marchant vers la terre promise,
Josué s’avançait pensif et pâlissant,
Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant.

Le Christ lui-même, le plus doux et le plus aimant des génies, ne fut-il pas abandonné de son père ? Alfred de Vigny voit en lui le symbole de l’humanité entière abandonnée de son Dieu. Dieu est muet ; il est pour nous l’éternel silence et l’éternelle absence ; répondons-lui par le même silence, marque de notre dédain.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ainsi le divin Fils parlait au divin Père.
Il se prosterne encore, il attend, il espère,
Mais il remonte et dit : « Que votre volonté
Soit faite, et non la mienne, et pour l’éternité. »
— Une terreur profonde, une angoisse infinie
Redoublent sa torture et sa lente agonie ;
Il regarde longtemps, longtemps cherche sans voir.
Comme un marbre de deuil tout le ciel était noir ;
La terre sans clartés, sans astre et sans aurore,
— Et sans clartés de l’âme, ainsi qu’elle est encore, —
Frémissait. Dans le bois il entendit des pas,
Et puis il vit rôder la torche de Judas.

S’il est vrai qu’au jardin des saintes Ecritures
Le fils de l’homme ait dit ce qu’on voit rapporté,
Muet, aveugle et sourd aux cris des créatures.
Si le ciel nous laissa comme un monde avorté,
Le juste opposera le dédain à l’absence,
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.

Lamartine, lui, était de ceux qui croient voir Dieu dans la nature, coeli enarrant gloriam dei. Selon Vigny comme selon Pascal, la nature cache Dieu ; au lieu d’avoir cet aspect consolateur que Lamartine lui prête, elle est triste. Avec le progrès de la pensée réfléchie, sous le regard scrutateur de la science, nous avons vu reculer une à une au rang des apparences les réalités d’autrefois. Et de toutes les croyances naïves, de tous les beaux rêves puérils de l’humanité, nul ne redescendra du fond de l’infini bleu, grand ouvert sur nos têtes, et dont la profondeur est faite de solitude.

C’est à l’amour, selon Vigny, et non à la nature qu’il faut demander quelque adoucissement de nos maux :

Sur mon cœur déchiré viens poser ta main
Ne me laisse pure, jamais seul avec la nature,
Car je la connais trop pour n’en pas avoir peur.
Elle me dit : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre
A côté des fourmis les populations
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J’ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe
Mes printemps ne sont pas vos adorations.
Avant vous j’étais belle et toujours parfumée,
J’abandonnais au vent mes cheveux tout entiers,
Je suivais dans les cieux ma route accoutumée,
Sur l’axe harmonieux des divins balanciers.
Après vous, traversant l’espace où tout s’élance.
J’irai seule et sereine, en un chaste silence ;
Je fendrai l’air du front et de mes seins altiers. »

Cette personnification de la nature en marche dans l’infini est autrement poétique que les admirations compassées, réglées d’avance, de Lamartine pour la création et le créateur.

Voici une des pensées les plus originales et les plus profondes qui résultent de cette vision du Tout éternel et éternellement indifférent : c’est que ce n’est pas ce qui est éternel qu’il faut aimer, mais ce qui passe, parce que c’est ce qui passe qui souffre. Au lieu de se perdre dans l’admiration béate de l’optimisme pour cette grande Nature insoucieuse, au lieu de chérir ce qui ne sent pas et n’aime pas, c’est l’homme à qui il faut réserver nos tendresses. « J’ai vu la nature, et j’ai compris son secret,

Et j’ai dit à mes yeux qui lui trouvaient des charmes :
« Ailleurs tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes ;
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois ! »
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vivez, froide nature, et revivez sans cesse…
Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines,
J’aime la majesté des souffrances humaines ;
Vous ne recevrez pas un cri d’amour de moi.

S’il y avait au-dessus de la Nature des êtres supérieurs et vraiment divins, — un Dieu, des dieux ou des anges, — ils n’auraient qu’un moyen de prouver leur divinité : descendre pour partager nos souffrances, nous aimer pour ces souffrances et même pour nos fautes. Le sujet d’Eloa, c’est le péché aimé par l’innocence, parce que, pour l’innocence », le péché n’est que le plus grand des malheurs. » Il n’y a donc, en définitive, de vrai et de précieux que l’amour : tout le reste est fausseté et ironie. Une fois faite, en ce pessimisme, la part d’une certaine affectation aristocratique, il semble bien que le « mal du siècle » ait marché ; nous arrivons avec Vigny à l’état aigu. Mais ce n’est encore que le premier choc, et il est supporté avec toute la vaillance laissée intacte par la belle tranquillité des devanciers. L’effort se prolongeant, la sensibilité s’exaspère : avec Musset, voici bientôt les cris de souffrance et les sanglots.

IV — Alfred de Musset

Le problème du mal, de la vie et de la destinée, c’est ce qui donne à tant de vers de Musset leur sentiment profond.

L’homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît, tant qu’il n’a pas souffert88.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Leurs déclamations sont comme des épées ;
Elles tracent dans l’air un cercle éblouissant ;
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang89.

Dans la Lettre à Lamartine, on se souvient du portrait que Musset fait de l’homme et de sa condition. …

Marchant à la mort, il meurt à chaque pas

Il meurt dans ses amis, dans son fils, dans son père ;
Il meurt dans ce qu’il pleure et dans ce qu’il espère ;
Et, sans parler du corps qu’il faut ensevelir,
Qu’est-ce donc qu’oublier, si ce n’est pas mourir ?

Ah ! C’est plus que mourir ; c’est survivre à soi-même.
L’âme remonte au ciel quand on perd ce qu’on aime.
Il ne reste de nous qu’un cadavre vivant ;
Le désespoir l’habite et le néant l’attend90.

Le Souvenir exprime magnifiquement la même idée que le Lac et que la Tristesse d’Olympio.

Oui, sans doute, tout meurt ; ce monde est un grand rêve,
Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin,
Nous n’avons pas plutôt ce roseau dans la main,
       Que le vent nous l’enlève.

Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut au pied d’un arbre effeuillé par les vents,
       Sur un roc en poussière.
Ils prirent à témoin de leur joie éphémère
Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,
Et des astres sans nom, que leur propre lumière
       Dévore incessamment.

Tout mourait autour d’eux, l’oiseau dans le feuillage,
La fleur entre leurs mains, l’insecte sous leurs pieds,
La source desséchée où vacillait l’image
       De leurs traits oubliés ;

Et sur tous ces débris joignant leurs mains d’argile,
Etourdis des éclairs d’un instant de plaisir,
Ils croyaient échapper à cet être immobile
       Qui regarde mourir 91.

Moins amer que Vigny, mais moins fort aussi, Musset ne se révolte pas, il plie ; il ne méprise pas, il oublie ; ou du moins il essaie d’oublier, et, n’y pouvant parvenir, sa religion, sa philosophie est celle de l’espérance.

L’oubli, ce vieux remède à l’humaine misère,
Semble avec la rosée être tombé des cieux.
Se souvenir, hélas ! — oublier, — c’est sur terre
Ce qui, selon les jours, nous fait jeunes ou vieux92. …

En traversant l’immortelle nature,
L’homme n’a su trouver de science qui dure,
Que de marcher toujours, et toujours oublier93.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Eveillons au hasard les échos de ta vie,
Parlons-nous de bonheur, de gloire et de folie,
Et que ce soit un rêve et le premier venu ;
Inventons quelque part des lieux où l’on oublie94.

L’oubli, s’il était possible toujours, lui semblerait le vrai remède à tous les maux :

A défaut du pardon, laisse venir l’oubli95.

On pourrait dire de Musset que c’est un enfant, un enfant grand ayant du génie. N’a-t-il pas de l’enfant l’humeur changeante, capricieuse même, la vivacité et la grâce, la légèreté joyeuse ? Pour lui

Les lilas au printemps seront toujours en fleurs.

Il s’amuse et s’afflige de tout, à propos de tout, et cela sans transition, simultanément le plus souvent :

Il est doux de pleurer, il est doux de sourire
Au souvenir des maux qu’on pourrait oublier96

Une larme a son prix, c’est la sœur du sourire97.

Et, dernier trait de ressemblance avec l’enfant, il ne, sait jamais lui-même s’il va rire ou pleurer, et il pourrait dire de toutes ses pièces ce qu’il dit de deux d’entre elles :

Il se peut que l’on pleure à moins que l’on ne rie.

Dis-moi quels songes d’or nos chants vont-ils bercer ?
D’où vont venir les pleurs que nous allons verser98 ?…
Dans la pauvre âme humaine,
La meilleure pensée est toujours incertaine,
Mais une larme coule et ne se trompe pas.

Voici du reste comment il définit la poésie :

Chanter, rire, pleurer, seul, sans but, au hasard.
…………………………………………………………
Faire une perle d’une larme.

Il semblerait qu’il ait eu conscience de l’affinité qui existe entre lui et « cet âge » qu’il nous confesse avoir toujours aimé « à la folie ». — « C’est mon opinion de gâter les enfants », ajoute-t-il bien vite. Et il est en effet le poète charmant et gâté, celui qui trouve place dans toutes les mémoires, même les plus moroses. Nous l’aimons pour ses saillies si spirituelles et si gaies ; nous l’aimons pour sa tristesse, échappée de son rire même. La mobilité du poète traduit à nos yeux la mobilité des choses, ou plutôt leur enchaînement qui les fait sortir sans cesse les unes des autres. Tout le premier, Musset dira en parlant de lui-même :

Je me suis étonné de ma propre misère,
Et de ce qu’un enfant peut souffrir sans mourir99.

Ailleurs il confessera avoir « sangloté comme une femme ». Faible, oui certes il l’est, et devant les souffrances journalières et devant l’anxiété de l’inconnu. Tiraillé entre ceux qui croient et ceux qui nient, ne pouvant trouver de motif d’absolue certitude, ni se résigner, ne fût-ce qu’un instant, à penser que l’espérance pourrait être vaine, son premier mouvement est de recourir à l’oubli, sa première pensée est de s’étourdir toujours, mais il ne le peut :

Je voudrais vivre, aimer, m’accoutumer aux hommes
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et regarder le ciel sans m’en inquiéter.
Je ne puis ; — malgré moi l’infini me tourmente
Je n’y saurais songer sans crainte et sans espoir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Heureux ou malheureux, je suis né d’une femme,
Et je ne puis m’enfuir hors de l’humanité.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
            Le doute a désolé la terre ;
          Nous en voyons trop ou trop peu100.

Alors il se plaint, se lamente comme un enfant qui souffre :

En se plaignant on se console101.

Mais quand cela ne lui suffit plus, qu’il est poussé à bout, ce ne sont plus des raisons d’espérance qu’il se forge, c’est un acte de foi qu’il prononce ; il espère, non parce qu’il se croit en droit de le faire, mais parce qu’il n’est pas en son de ne pouvoir point espérer.

J’ai voulu partir et chercher
Les vestiges d’une espérance102.

Et moins qu’un vestige lui suffit, et il prie :

Console-moi ce soir, je me meurs d’espérance
J’ai besoin de prier pour vivre jusqu’au jour.

fait-il dire à sa muse dans la Nuit de mai.

A ceux qui depuis cinq mille ans ont douté toujours, il crie :

Pour aller jusqu’aux cieux il vous fallait des ailes.
Vous aviez le désir, la foi vous a manqué.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
           Eh bien, prions ensemble…
Maintenant que vos corps sont réduits en poussière
J’irai m’agenouiller pour vous, sur vos tombeaux.

Et toujours la prière haute, entraînante, jaillit par grands élans du cœur même du poète. Malgré tout il lui faut croire, il a besoin de s’appuyer quand même. Sa philosophie est celle d’un souffrant, toute d’élans, de cris et de sanglots ; et après tout, c’est peut-être l’éternelle philosophie, celle qui est assurée de ne point passer comme tel ou tel système. Mais, si vous cherchez une pensée vigoureuse et soutenue, ce n’est pas à Musset qu’il faut la demander. On pourra objecter que nul ne se soucie d’une suite de raisonnements mis en vers ; sans doute ; n’oublions pas pourtant que les grandes idées font la grande poésie, et que, pour Musset même, sa réelle valeur n’est pas dans le badinage, si élégant et charmant qu’il soit, mais dans l’expression sincère, poignante parfois, de la souffrance morale et de l’angoisse du doute. Alfred de Musset mêle à tous ses amours cette soif d’idéal que ne peuvent éteindre les « mamelles d’airain de la réalité » ; il va jusqu’à la prêter à son don Juan idéalisé, et il nous peint le désir cloué sur terre,

Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L’aile ouverte et les yeux fixés sur le soleil.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vous souvient-il, lecteur, de cette sérénade
Que don Juan déguisé chante sous un balcon ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Une mélancolique et piteuse chanson,
Respirant la douleur, l’amour et la tristesse.
Mais l’accompagnement parle d’un autre ton.
Comme il est vif, joyeux ! avec quelle prestesse
Il sautille ! — On dirait que la chanson caresse
Et couvre de langueur le perfide instrument,
Tandis que l’air moqueur de l’accompagnement
Tourne en dérision la chanson elle-même,
Et semble la railler d’aller si tristement.
Tout cela cependant fait un plaisir extrême. —
C’est que tout en est vrai, — c’est qu’on trompe et qu’on aime ;

C’est qu’on pleure en riant ; — c’est qu’on est innocent
Et coupable à la fois ; — c’est qu’on se croit parjure
Lorsqu’on n’est qu’abusé ; c’est qu’on verse le sang
Avec des mains sans tache, et que notre nature
A de mal et de bien pétri sa créature.

La conséquence, chez Musset, de cette recherche inquiète de l’au-delà, c’est que la croyance en la réalité de ce monde s’affaiblit : « ce monde est un grand rêve », une « fiction ». Dans l’Idylle dialoguée se trouve exprimée la théorie hindoue de la Maïa universelle, reproduite par Schopenhauer.

ALBERT

Non, quand leur âme immense entra dans la nature,
Les dieux n’ont pas tout dit à la matière impure
Qui reçut dans ses flancs leur forme et leur beauté.
C’est une vision que la réalité.
Non, des flacons brisés, quelques vaines paroles
Qu’on prononce au hasard et qu’on croit échanger,
Entre deux froids baisers quelques rires frivoles,
Et d’un être inconnu le contact passager,
Non, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas même un rêve…

RODOLPHE

Quand la réalité ne serait qu’une image,
Et le contour léger des choses d’ici-bas,
Me préserve le ciel d’en savoir davantage !
Le masque est si charmant que j’ai peur du visage,
Et, même en carnaval, je n’y toucherais pas.

ALBERT

Une larme en dit plus que tu n’en pourrais dire.

Nous ne pouvons sortir de la réalité, ni nous satisfaire avec elle : « Dieu parle, il faut qu’on lui réponde ;  » la vérité nous adresse ainsi un grand appel, destiné à n’être jamais ni complètement entendu, ni tout à fait trahi. Le seul moyen par lequel nous puissions nous arracher un moment à ce inonde, la seule attestation suprême de l’au-delà, c’est encore la douleur et les larmes ; pleurer, n’est-ce pas sentir sa misère et ainsi s’élever au-dessus d’elle ? De là, cette glorification raisonnée de la souffrance, qui revient si souvent dans Musset et qui comme nous l’avons déjà remarqué ailleurs103, eût fort étonné un ancien : « Rien ne nous rend plus grand qu’une grande douleur. » (Nuit de mai.) « Le seul bien qui me reste au monde est d’avoir quelquefois pleuré. » (Tristesse.) La profondeur de l’amour, pour Musset, se mesure à la douleur même que l’amour produit et laisse en nous : aimer, c’est souffrir ; mais souffrir, c’est savoir.

Oui, oui, tu le savais et que dans cette vie
Rien n’est bon que d’aimer, n’est vrai que de souffrir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce que l’homme ici-bas appelle le génie,
C’est le besoin d’aimer ; hors de là tout est vain.
Et, puisque tôt ou tard l’amour humain s’oublie,
Il est d’une grande âme et d’un heureux destin
D’expirer, comme toi, pour un amour divin104 !

On comprend maintenant pourquoi, à chaque instant, chez Musset, le rire ou la moquerie se fond en tristesse :

Qu’est-ce donc ? en rêvant à vide
           Contre un barreau,
Je sens quelque chose d’humide
           Sur le carreau.

Que veut donc dire cette larme
           Qui tombe ainsi,
Et coule de mes yeux sans charme
           Et sans souci.

Elle a raison, elle veut dire :
           Pauvre petit,
A ton insu, ton cœur respire,
           Et t’avertit

Que le peu de sang qui l’anime
           Est ton seul bien,
Que tout le reste est pour la rime
           Et ne dit rien.

Mais nul être n’est solitaire
          Même en pensant,
Et Dieu n’a pas fait pour te plaire
           Ce peu de sang.

Lorsque tu railles ta misère
           D’un air moqueur.
Tes amis, ta sœur et ta mère
           Sont dans ton cœur.

Cette pâle et faible étincelle
           Qui vit en toi,
Elle marche, elle est immortelle
           Et suit sa loi.

Pour la transmettre, il faut soi-même
           La recevoir,
Et l’on songe à tout ce qu’on aime
           Sans le savoir 105.

L’Espoir en Dieu résume toute la philosophie du poète. Malgré quelques défaillances et quelques mauvaises tirades sur les philosophes et sur Kant, la pièce est d’une inspiration élevée :

Qu’est-ce donc que ce monde, et qu’y venons-nous faire,
Croyez-moi, la prière est un cri d’espérance !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et cette prière de Musset est autrement profonde et « moderne » que les oraisons placides de Lamartine :

Ô toi que nul n’a pu connaître.
Et n’a renié sans mentir,
Réponds-moi, toi qui m’as fait naître,
Et demain me feras mourir !
De quelque façon qu’on t’appelle,
Bramah, Jupiter ou Jésus,
Vérité, justice éternelle,
Vers toi tous les bras sont tendus.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ta pitié dut être profonde,
Lorsqu’avec ses biens et ses maux,
Cet admirable et pauvre monde
Sortit en pleurant du chaos !

Puisque tu voulais le soumettre
Aux douleurs dont il est rempli,
Tu n’aurais pas dû lui permettre
De t’entrevoir dans l’infini.

Si ta chétive créature
Est indigne de t’approcher,
Il fallait laisser la nature
T’envelopper et te cacher.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Si la souffrance et la prière
N’atteignent pas ta majesté,
Garde ta grandeur solitaire.
Ferme à jamais l’immensité.

Comment méconnaître ce qu’il y a de sublime dans cet appel final :

Brise cette voûte profonde
Qui couvre la création ;
Soulève les voiles du monde,
Et montre-toi, Dieu juste et bon !

Ainsi que l’amour et la bonté, la beauté était aux yeux de Musset plus vraie que la vérité même ; et on peut dire que de là dérive toute son esthétique :

Rien n’est beau que le vrai, dit un vers respecté :
Et moi je lui réponds, sans crainte d’un blasphème :
Rien n’est vrai que le beau, rien n’est vrai sans beauté.