Chapitre II.
Qu’il y a trois styles principaux dans l’Écriture.
Entre ces styles divins, trois surtout se font remarquer :
1º Le style historique, tel que celui de la Genèse, du Deutéronome, de Job, etc. ;
2º La poésie sacrée telle qu’elle existe dans les psaumes, dans les prophètes et dans les traités moraux, etc.
3º Le style évangélique.
Le premier de ces trois styles, avec un charme plus grand qu’on ne peut dire, tantôt imite la narration de l’épopée, comme dans l’aventure de Joseph, tantôt emprunte des mouvements de l’ode, comme après le passage de la mer Rouge ; ici soupire les élégies du saint Arabe ; là chante avec Ruth d’attendrissantes bucoliques. Ce peuple, dont tous les pas sont marqués par des phénomènes ; ce peuple, pour qui le soleil s’arrête, le rocher verse des eaux, le ciel prodigue la manne ; ce peuple ne pouvait avoir des fastes ordinaires. Les formes connues changent à son égard : ses révolutions sont tour à tour racontées avec la trompette, la lyre et le chalumeau ; et le style de son histoire est lui-même un continuel miracle, qui porte témoignage de la vérité des miracles dont il perpétue le souvenir.
On est merveilleusement étonné d’un bout de la Bible à l’autre. Qu’y a-t-il de comparable à l’ouverture de la Genèse ? Cette simplicité de langage, en raison inverse de la magnificence des faits, nous semble▶ le dernier effort du génie.
In principio creavit Deus cœlum et terram.
Terra autem erat inanis et vacua, et tenebræ erant super faciem abyssi ; et spiritus Dei ferebatur super aquas.
Dixitque Deus : Fiat lux. Et facta est lux. Et vi dit Deus lucem quod esset bona : et divisit lucem à tenebrí s 90 .
On ne montre pas comment un pareil style est beau ; et si quelqu’un le critiquait, on ne saurait que répondre. Nous nous contenterons d’observer que Dieu qui voit la lumière, et qui, comme un homme content de son ouvrage, s’applaudit lui-même et la trouve bonne, est un de ces traits qui ne sont point dans l’ordre des choses humaines ; cela ne tombe point naturellement dans l’esprit. Homère et Platon, qui parlent des dieux avec tant de sublimité, n’ont rien de semblable à cette naïveté imposante : c’est Dieu qui s’abaisse au langage des hommes, pour leur faire comprendre ses merveilles, mais c’est toujours Dieu.
Quand on songe que Moïse est le plus ancien historien du monde ; quand on remarque qu’il n’a mêlé aucune fable à ses récits ; quand on le considère comme le libérateur d’un grand peuple, comme l’auteur d’une des plus belles législations connues, et comme l’écrivain le plus sublime qui ait jamais existé ; lorsqu’on le voit flotter dans son berceau sur le Nil, se cacher ensuite dans les déserts pendant plusieurs années, puis revenir pour entrouvrir la mer, faire couler les sources du rocher, s’entretenir avec Dieu dans la nue, et disparaître enfin sur le sommet d’une montagne, on entre dans un grand étonnement. Mais lorsque, sous les rapports chrétiens, on vient à penser que l’histoire des Israélites est non seulement l’histoire réelle des anciens jours, mais encore la figure des temps modernes ; que chaque fait est double, et contient en lui-même une vérité historique et un mystère ; que le peuple juif est un abrégé symbolique de la race humaine, représentant, dans ses aventures, tout ce qui est arrivé et tout ce qui doit arriver dans l’univers ; que Jérusalem doit être toujours prise pour une autre cité, Sion pour une autre montagne, la Terre Promise pour une autre terre, et la vocation d’Abraham pour une autre vocation ; lorsqu’on fait réflexion que l’homme moral est aussi caché sous l’homme physique dans cette histoire ; que la chute d’Adam, le sang d’Abel, la nudité violée de Noé, et la malédiction de ce père sur un fils, se manifestent encore aujourd’hui dans l’enfantement douloureux de la femme, dans la misère et l’orgueil de l’homme, dans les flots de sang qui inondent le globe depuis le fratricide de Caïn, dans les races maudites descendues de Cham, qui habitent une des plus belles parties de la terre91 ; enfin, quand on voit le Fils promis à David venir à point nommé rétablir la vraie morale et la vraie religion, réunir les peuples,
substituer le sacrifice de l’homme intérieur aux holocaustes sanglants, alors on manque de paroles, ou l’on est prêt à s’écrier avec le prophète : « Dieu est notre roi avant tous les temps. » Deus autem rex noster ante sæcula.
C’est dans Job que le style historique de la Bible prend, comme nous l’avons dit, le ton de l’élégie. Aucun écrivain n’a poussé la tristesse de l’âme au degré où elle a été portée par le saint Arabe, pas même Jérémie, qui peut seul égaler les lamentations aux douleurs, comme parle Bossuet. Il est vrai que les images empruntées de la nature du midi, les sables brûlants du désert, le palmier solitaire, la montagne stérile, conviennent singulièrement au langage et au sentiment d’un cœur malheureux ; mais il y a dans la mélancolie de Job quelque chose de surnaturel. L’homme individuel, si misérable qu’il soit, ne peut tirer de tels soupirs de son âme. Job est la figure de l’humanité souffrante, et l’écrivain inspiré a trouvé assez de plaintes pour la multitude des maux partagés entre la race humaine. De plus, comme dans l’Écriture tout a un rapport final avec la nouvelle alliance, on pourrait croire que les élégies de Job se préparaient aussi pour les jours de deuil de l’Église de Jésus-Christ : Dieu faisait composer par ses prophètes des cantiques funèbres dignes des morts chrétiens, deux mille ans avant que ces morts sacrés eussent conquis la vie éternelle.
« Puisse périr le jour où je suis né, et la nuit en laquelle il a été dit : Un homme a été conçu92 ! »
Étrange manière de gémir ! Il n’y a que l’Écriture qui ait jamais parlé ainsi.
« Je dormirais dans le silence, et je reposerais dans mon sommeil93. »
Cette expression, je reposerais dans mon sommeil, est une chose frappante ; mettez le sommeil, tout disparaît. Bossuet a dit :
Dormez
votre
sommeil, riches de la terre, et demeurez dans
votre
poussière
94.
« Pourquoi le jour a-t-il été donné au misérable, et la vie à ceux qui sont dans l’amertume du cœur95 ? »
Jamais les entrailles de l’homme n’ont fait sortir de leur profondeur un cri plus douloureux.
« L’homme né de la femme vit peu de temps, et il est rempli de beaucoup de misères96. »
Cette circonstance, né de la femme, est une redondance merveilleuse ; on voit toutes les infirmités de l’homme dans celles de sa mère. Le style le plus recherché ne peindrait pas la vanité de la vie avec la même force que ce peu de mots : « Il vit peu de temps, et il est rempli de beaucoup de misères. »
Au reste, tout le monde connaît ce passage où Dieu daigne justifier sa puissance devant Job, en confondant la raison de l’homme ; c’est pourquoi nous n’en parlons point ici.
Le troisième caractère sous lequel il nous resterait à envisager le style historique de la Bible, est le caractère pastoral ; mais nous aurons occasion d’en traiter avec quelque étendue dans les deux chapitres suivants.
Quant au second style général des saintes lettres, à savoir la poésie sacrée, une foule de critiques s’étant exercés sur ce sujet, il serait superflu de nous y arrêter. Qui n’a lu les chœurs d’Esther et d’Athalie, les odes de Rousseau et de Malherbe ? Le traité du docteur Lowth est entre les mains de tous les littérateurs, et La Harpe a donné en prose une traduction estimée du psalmiste.
Enfin, le troisième et dernier style des livres saints est celui du Nouveau Testament. C’est là que la sublimité des prophètes se change en une tendresse non moins sublime ; c’est là que parle l’amour divin, c’est là que le Verbe s’est réellement fait chair. Quelle onction ! quelle simplicité !
Chaque évangéliste a un caractère particulier, excepté saint Marc, dont l’Évangile ne ◀semble▶ être que l’abrégé de celui de saint Matthieu. Saint Marc, toutefois, était disciple de saint Pierre, et plusieurs ont pensé qu’il a écrit sous la dictée de ce prince des apôtres. Il est digne de remarque qu’il a raconté aussi la faute de son maître. Cela nous ◀semble▶ un mystère sublime et touchant, que Jésus-Christ ait choisi pour chef de son Église précisément le seul de ses disciples qui l’eût renié. Tout l’esprit du christianisme est là : saint Pierre est l’Adam de la nouvelle loi ; il est le père coupable et repentant des nouveaux Israélites ; sa chute nous enseigne en outre que la religion chrétienne est une religion de miséricorde, et que Jésus-Christ a établi sa loi parmi les hommes sujets à l’erreur, moins encore pour l’innocence que pour le repentir.
L’Évangile de saint Matthieu est surtout précieux pour la morale. C’est cet apôtre qui nous a transmis le plus grand nombre de ces préceptes en sentiments, qui sortaient avec tant d’abondance des entrailles de Jésus-Christ.
Saint Jean a quelque chose de plus doux et de plus tendre. On reconnaît en lui le disciple que Jésus aimait, le disciple qu’il voulut avoir auprès de lui, au jardin des Oliviers, pendant son agonie. Sublime distinction sans doute ! car il n’y a que l’ami de notre âme qui soit digne d’entrer dans le mystère de nos douleurs. Jean fut encore le seul des apôtres qui accompagna le Fils de l’Homme jusqu’à la croix. Ce fut là que le Sauveur lui légua sa mère.
Mulier, ecce filiius tuus ; deindè dixit discipulo : Ecce mater tua.
Mot céleste, parole ineffable ! Le disciple bien-aimé, qui avait dormi sur le sein de son maître, avait gardé de lui une image ineffaçable : aussi le reconnut-il le premier après sa résurrection. Le cœur de Jean ne put se méprendre aux traits de son divin ami, et la foi lui vint de la charité.
Au reste, l’esprit de tout l’Évangile de saint Jean est renfermé dans cette maxime qu’il allait répétant dans sa vieillesse : cet apôtre, rempli de jours et de bonnes œuvres, ne pouvant plus faire de longs discours au nouveau peuple qu’il avait enfanté à Jésus-Christ, se contentait de lui dire :
Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres.
Saint Jérôme prétend que saint Luc était médecin, profession si noble et si belle dans l’antiquité, et que son Évangile est la médecine de l’âme. Le langage de cet apôtre est pur et élevé : on voit que c’était un homme versé dans les lettres, et qui connaissait les affaires et les hommes de son temps. Il entre dans son récit à la manière des anciens historiens ; vous croyez entendre Hérodote :
« 1º Comme plusieurs ont entrepris d’écrire l’histoire des choses qui se sont accomplies parmi nous ;
» 2º Suivant le rapport que nous en ont fait ceux qui dès le commencement les ont vues de leurs propres yeux, et qui ont été les ministres de la parole ;
» 3º J’ai cru que je devais aussi, très excellent Théophile, après avoir été exactement informé de toutes ces choses, depuis leur commencement, vous en écrire par ordre toute l’histoire. »
Notre ignorance est telle aujourd’hui, qu’il y a peut-être des gens de lettres qui seront étonnés d’apprendre que saint Luc est un très grand écrivain, dont l’Évangile respire le génie de l’antiquité grecque et hébraïque. Qu’y a-t-il de plus beau que tout le morceau qui précède la naissance de Jésus-Christ ?
« Au temps d’Hérode, roi de Judée, il y avait un prêtre nommé Zacharie, du sang d’Abia : sa femme était aussi de la race d’Aaron ; elle s’appelait Élisabeth.
« Ils étaient tous deux justes devant Dieu… Ils n’avaient point d’enfants, parce que Élisabeth était stérile, et qu’ils étaient tous deux avancés en âge. »
Zacharie offre un sacrifice ; un ange lui
apparaît debout à côté de l’autel des parfums
. Il lui prédit qu’il aura un fils, et que ce fils s’appellera Jean, qu’il sera le précurseur du Messie,
et qu’il réunira le cœur des pères et des enfants
. Le même ange va trouver ensuite
une vierge qui demeurait en Israël
, et lui dit : « Je vous salue, ô pleine de grâce ! le Seigneur est avec vous. »
Marie
s’en va dans les montagnes de Judée
; elle rencontre Élisabeth, et l’enfant que celle-ci portait dans son sein tressaille à la voix de la vierge qui devait mettre au jour le Sauveur du monde. Élisabeth, remplie tout à coup de l’Esprit saint, élève la voix et s’écrie :
« Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et le fruit de votre sein sera béni.
« D’où me vient le bonheur que la mère de mon Sauveur vienne vers moi ?
« Car, lorsque vous m’avez saluée, votre voix n’a pas plus tôt frappé mon oreille, que mon enfant a tressailli de joie dans mon sein. »
Marie entonne alors le magnifique cantique : « Ô mon âme, glorifie le Seigneur ! »
L’histoire de la crèche et des bergers vient ensuite.
Une troupe nombreuse de l’armée céleste
chante pendant la nuit :
Gloire à Dieu dans le ciel, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté !
mot digne des anges, et qui est comme l’abrégé de la religion chrétienne.
Nous croyons connaître un peu l’antiquité, et nous osons assurer qu’on chercherait longtemps chez les plus beaux génies de Rome et de la Grèce avant d’y trouver rien qui soit à la fois aussi simple et aussi merveilleux.
Quiconque lira l’Évangile avec un peu d’attention y découvrira à tous moments des choses admirables, et qui échappent d’abord à cause de leur extrême simplicité. Saint Luc, par exemple, en donnant la généalogie du Christ, remonte jusqu’à la naissance du monde. Arrivé aux premières générations, et continuant à nommer les races, il dit :
Cainan qui fuit Henos, qui fuit Seth, qui fuit Adam, qui fuit
Dei.
Le simple mot qui fuit
Dei, jeté là sans commentaire et sans réflexion, pour raconter la création, l’origine, la nature, les fins et le mystère de l’homme, nous ◀semble de la plus grande sublimité.
La religion du Fils de Marie est comme l’essence des diverses religions, ou ce qu’il y a de plus céleste en elles. On peut peindre en quelques mots le caractère du style évangélique : c’est un ton d’autorité paternelle, mêlé à je ne sais quelle indulgence de frère, à je ne sais quelle considération d’un Dieu qui, pour nous racheter, a daigné devenir fils et frère des hommes.
Au reste, plus on lit les Épîtres des Apôtres, surtout celles de saint Paul, et plus on est étonné : on ne sait quel est cet homme qui, dans une espèce de prône commun, dit familièrement des mots sublimes, jette les regards les plus profonds sur le cœur humain, explique la nature du souverain Être, et prédit l’avenir97.