Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers
Tome
xviii
12
Ce n’est pas un volume comme je l’avais cru d’abord, c’est trois volumes que M. Thiers a consacrés à l’exposé de l’année 1814 et des Cent-Jours. Le tome présent, qui entame cette dernière période de son Histoire, nous ouvre une série de faits nouveaux et nous montre une nouvelle application de ce talent multiple et fertile. C’est la troisième fois que M. Thiers historien aborde un ordre de choses, un régime social tout différent, et chaque fois il est tellement entré dans l’esprit de chaque régime qu’il a semblé▶ en être un historien spécial et presque partial, tandis qu’il n’en était qu’un interprète et un explicateur souverainement intelligent.
Jeune, à l’âge des assauts et des audaces, il a abordé l’Histoire de la Révolution française, et avec une telle verve, un tel entrain, une telle résolution de ne pas s’arrêter à mi-chemin avant le triomphe et la bonne issue, qu’il a ◀semblé▶ être, avant tout, un historien révolutionnaire. On sait quelle trace lumineuse, et non effacée encore, il a laissée dans cette marche rapide à travers les diverses phases de cette grande et terrible époque. S’il avait à repasser aujourd’hui sur ce sujet, je ne doute pas qu’il ne le traitât autrement, et cependant je serais fâché qu’il ne l’eût pas traité comme il l’a fait, dussent quelques parties de cette première œuvre être un peu trop abrégées et incomplètes. Mais que de justesse de premier coup d’œil ! quel prompt éclair jeté sur les situations, sur les groupes divers ! quelle vue sympathique, non systématique, sur tout ce qui tient au cœur de la nation et s’y rattache par quelque fibre profonde ! Quelle modération (on a droit de le dire maintenant, après qu’on a lu les historiens ses successeurs) dans les jugements sur les hommes de la Convention, sur ces Montagnards qu’on l’accusait d’abord de trop favoriser ! Non, — il les désavouait pour leurs crimes, pour leur inhumanité, mais il sentit en même temps ce qu’il y avait dans quelques-uns des plus fameux d’essentiellement patriotique, d’héroïque et d’invincible. « Et, après tout, comme il le disait un jour, parlant à Chateaubriand lui-même, ç’a été une bataille où chaque parti a eu ses morts. » Et le plus affreux de la crise passé, aux différentes phases du décours, comme il touche à point les moments essentiels, les occasions irréparables et fugitives ! Dans l’éclat si pur de cette première campagne d’Italie, quel sentiment vif, léger, allègre, de liberté et de victoire ! Le mérite et le charme de l’historien dans ce premier ouvrage, c’est que tout cela ◀semble▶ enlevé, tout cela court et n’appuie pas. Le tableau même des intrigues et des boues du Directoire, suffisamment indiqué, n’en éteint pas, tout à côté, les parties honnêtes, recommandables et saines. Tant que cette histoire dure, il y règne, il y circule un souffle de jeunesse, d’espérance, celui même de l’aurore de la Révolution, celui de 89 et de 91, et c’est ce qui en fait l’unité et la vie.
Le second ordre de choses, le second régime, commencé et inauguré sous un astre tout différent et sous un génie réparateur, a été celui du Consulat. Quel historien a ◀semblé▶ plus fait que M. Thiers pour en raconter et en développer les merveilles, tant civiles que militaires, tous les bienfaits ! Là encore, on l’a pu croire quelquefois entraîné, fasciné, tant il pénétrait avec satisfaction et avec plénitude dans toutes les branches de son sujet, tant il se laissait porter avec la pensée de son héros à toutes les conséquences, et jusqu’aux extrêmes splendeurs, jusqu’aux éblouissements de l’Empire. Mais ici la rapidité n’est plus la même : c’est le complet auquel aspire l’historien dorénavant formé par la connaissance des affaires, et devenu à son tour homme d’État. Aussi, dans la peinture et l’explication de cette époque, la plus fertile en conceptions de toutes sortes et en créations, est-il l’historien administratif et stratégique par excellence. Tous les ressorts des machines diverses, il les a touchés ; tous les plans et les projets jaillissant d’un front sublime, il les a eus sous les yeux, entre les mains ; et le travail qu’il a fait lui-même en s’en rendant compte, le plaisir qu’il a ressenti en les découvrant, il nous le reproduit, il nous le communique avec largesse et lucidité. Il ne résume rien, ce n’est pas sa manière, il recommence son étude entière et toute son information personnelle pour tous et devant tous. Nous assistons pour la première fois, dans le plus parfait détail, à ce que des particuliers (comme on disait autrefois) n’auraient jamais eu chance autrement de savoir, au secret des conseils, des négociations, à l’intimité des entretiens souverains, à la succession des pensées agitées sous la tente de César ou au chevet d’Alexandre. Le souffle de cette Histoire, dans toute son étendue, est le même, bien que dans les derniers volumes les réflexions, les regrets et les critiques s’y mêlent plus fréquemment : mais l’admiration, l’amour pour le héros, pour sa personne encore plus que pour son œuvre, subsiste. L’historien rompu aux habitudes et aux discussions parlementaires a beau faire, son goût vif pour cette nature de conquérant organisateur et civilisateur a pu souffrir, mais n’a pas faibli ; et lorsqu’aux dernières heures de la lutte, il le retrouve tout d’un coup rajeuni, éblouissant de génie et d’ardeur, il retrouve à son tour sa note jeune, émue, sa note claire et première, le chant du départ, trop tôt éteint et reperdu dans les deuils, dans les tristesses suprêmes de Fontainebleau.
Aujourd’hui, dans cet appendice historique de 1814-1815, qui va former une sorte de second ouvrage ajouté au premier, c’est décidément encore un nouveau régime qui s’inaugure, et M. Thiers n’a pas eu d’effort à faire pour en saisir d’abord le courant principal et pour nous le faire remarquer. Esprit marseillais et grec, du plus fin et du plus léger, il excelle à sentir le génie des temps. Ici d’ailleurs, avec la Restauration, c’est le régime plus ou moins combattu et contrarié, mais enfin c’est le régime et le règne des assemblées qui s’inaugure ; et M. Thiers est l’homme qui a déployé le plus d’habileté pour amener insensiblement à ses fins, pour mouvoir et conduire les grandes assemblées. Ce n’est point de hauteur et d’autorité comme d’autres grands orateurs, ses rivaux, ce n’est point sur des majorités organisées et compactes qu’il agissait d’ordinaire, d’une parole tranchante et d’un geste décisif : lui, il persuadait, il s’insinuait, il avait faveur ; par la clarté spécieuse de ses exposés, par l’abondance et le flot accumulé et limpide de ses déductions, il amenait ceux mêmes qui ne se croyaient point de son groupe et de son armée à conclure comme lui, à agir et voter comme lui, et dans un sens où la plupart n’auraient point pensé être conduits d’abord. Il a été un grand généralissime dans ce vaste champ de manœuvres qui n’était pas le plus pacifique de tous. Aussi dans ce nouveau volume, après avoir commencé par une revue des derniers événements de guerre qui se prolongèrent quelque temps avec obstination sur quelques points de la circonférence, depuis Anvers défendu par Carnot, depuis Hambourg défendu par Davout, jusqu’à la bataille livrée dans la plaine de Toulouse par le maréchal Soult ; après avoir rendu justice à ces derniers efforts et avoir rallié, pour ainsi dire, tous les détachements de nos héroïques armées ; puis, avoir montré les Bourbons et Louis XVIII rentrant dans le royaume de leurs pères, avoir tracé du roi et des princes des portraits justes, convenables, et qui même peuvent ◀sembler▶ adoucis et un peu flattés plutôt que sévères (tant l’ancien journaliste polémique, l’ancien fondateur du National, a tenu à s’effacer et à se faire oublier dans l’historien !) ; après avoir fait toucher du doigt les premières difficultés presque insurmontables avec lesquelles on était aux prises ; lorsqu’il arrive à l’ouverture des Chambres et à l’essai de ce nouveau régime de discussion, M. Thiers a ses pages les plus heureuses. Il n’insiste pas trop sur les gaucheries et les inexpériences inévitables dans tout noviciat, il est plutôt frappé de la promptitude de certains députés à se saisir des sujets qui occupaient l’opinion publique, et à conquérir aussitôt une part d’influence plus grande qu’on ne l’aurait cru. Lorsque dans la discussion de la loi de la Presse, M. Raynouard, nommé rapporteur, présente à la Chambre le résultat du travail de la Commission l’historien a là une page que je mettrais volontiers à côté de telle de ses pages de jeunesse sur la mort des Girondins, sur les victoires encore républicaines des jeunes et brillants généraux de l’an V. Il est difficile, en général, de détacher rien des livres de M. Thiers pour le citer. Ce n’est pas un peintre qui se concentre dans des tableaux à part, en y sacrifiant les alentours ; il ne sacrifie rien, il arrive par des revues étendues à un effet d’ensemble, sans rien de bien accentué dans le détail. Il y a dans ses écrits une grande diffusion de talent, si je puis dire ; le talent, comme un air vif et subtil, y est disséminé partout, et ne s’y réfléchit guère avec splendeur et couleur à aucun endroit en particulier ; il craint de paraître viser à l’effet, il se méfie de l’emphase ; c’est tout au plus si par places il se permet des portraits proprement dits, tels que ceux du roi de Prusse Frédéric-Guillaume et de l’empereur Alexandre (pages 424-457), et encore il les fait alors, beaucoup plus fins et-spirituels que saillants et colorés. Je veux pourtant donner cette page où respire l’esprit nouveau à sa naissance, où s’élève comme le premier souffle de cet air public qui va circuler et se développer durant plus de trente ans avec toutes les variations de sérénité et de tempête. C’est une grande délicatesse à un historien d’être ainsi sensible aux premiers symptômes des temps, et, en y étant sensible, de savoir les rendre avec cette vivacité, avec cet atticisme.
Le jour où M. Raynouard présenta son rapport, dit M. Thiers, l’affluence au palais de la Chambre fut considérable. On n’avait jamais vu pour les séances du corps législatif un pareil empressement. Le public qui accourait ainsi était un public à mille nuances, comme la France depuis trois mois. C’était dans l’émigration la portion instruite, acceptant la Charte par nécessité, mais ayant pour les choses de l’esprit un goût aussi ancien que la noblesse française ; c’étaient, parmi les amis de la liberté, des hommes nouveaux, acceptant les Bourbons comme les autres la Charte, par nécessité, mais très disposés à recevoir la liberté de leurs mains, et résolus à leur être fidèles s’ils étaient sincères ; c’étaient, dans les partis mécontents, les révolutionnaires, les militaires, les partisans de l’Empire, se déguisant en amis de la liberté, et le devenant sans s’en apercevoir. Les uns et les autres étaient attirés par des motifs divers : ceux-ci par l’intérêt qu’ils portaient au gouvernement, ceux-là par le plaisir de le voir contredire, beaucoup par zèle pour la question soulevée, tous enfin par la curiosité, et, il faut le dire, par un goût tout nouveau pour la discussion éloquente des affaires publiques qui venait de se développer dans notre pays. Il suffit chez une nation vive qu’un goût l’ait longtemps dominée pour qu’elle soit prête à en éprouver un autre. Si la France avait ressenti le goût des scènes militaires, elle avait eu, hélas ! le temps de le satisfaire… Il fallait désormais d’autres tableaux à son patriotisme et à son esprit. Le spectacle d’hommes remarquables par le caractère, l’intelligence, le talent, pensant différemment les uns des autres, se le disant vivement, rivaux sans doute, mais rivaux pas aussi implacables que ces généraux qui, en Espagne, immolaient des armées à leurs jalousies ; occupés sans cesse des plus graves intérêts des nations, et élevés souvent par la grandeur de ces intérêts à la plus haute éloquence ; groupés autour de quelques esprits supérieurs, jamais asservis à un seul ; offrant de la sorte mille physionomies, animées, vivantes, vraies comme l’est toujours la nature en liberté ; — ce spectacle intellectuel et moral commençait à saisir et à captiver fortement la France. Les militaires, fatigués eux-mêmes de donner le spectacle de leur propre sang versé à flots, n’étaient pas les moins pressés d’assister à ces luttes, et de s’y mêler. On ne connaissait pas encore de grands talents ; on les cherchait, on les espérait, on y croyait, par l’habitude de voir la France produire toujours ce dont elle a besoin. Elle n’avait pas manqué de généraux en 1702, on était certain qu’elle ne manquerait ni d’hommes d’État ni d’orateurs en 1814 ! Le rapport de M. Raynouard, un peu diffus, un peu académique, n’ayant pas encore la simplicité et le nerf du langage des affaires, que la pratique pouvait seule donner à l’éloquence française, fut écouté avec une religieuse attention. Il contenait, du reste, toutes les raisons, les médiocres et les bonnes, et il fit effet. Le soir on n’avait pas dans Paris d’autre sujet de conversation.
Quelle page vive et neuve ! Comme tout y est, et sans effort ! C’est ainsi, lui dirai-je, qu’on parle de ce qu’on aime, et j’ajouterai, de ce qu’il n’est plus permis de regretter qu’à demi, — de ce qu’il ne tient guère qu’à lui de ne plus regretter du tout. M. Thiers aime assurément beaucoup de choses ; mais en parlant ainsi de la première journée marquante et de l’aurore de la discussion parlementaire, il parle de l’objet même et du théâtre de son talent, de son élément préféré, de ce à quoi (après l’histoire) il a le plus excellé et le mieux réussi.
J’ai eu l’occasion ici même, il y a quelques mois13, à l’occasion de la consciencieuse et si estimable histoire de M. Louis de Viel-Castel, de parcourir rapidement cette année de la Première Restauration et d’en dire mon impression sincère, telle qu’elle résultait d’une fidèle lecture. L’impression que me laisse aujourd’hui le volume de M. Thiers n’est guère différente ; il est arrivé seulement que M. de Viel-Castel, plus attaché d’origine aux traditions monarchiques, n’a pas craint de se montrer à la rencontre plus rude parfois et plus bref dans l’énoncé de ses jugements envers d’anciens amis ; il n’y a pas mis tant de façons : M. Thiers, au contraire, ◀semble▶ par moments s’être méfié davantage de sa plume, et il a redoublé, à l’égard des personnes, de précautions et de ménagements qui sont chez lui du meilleur, goût ; il y a mis proprement de la courtoisie ; mais le résultat, le fin mot est le même : l’impossibilité d’une durée pour ce premier essai de Restauration si mal conduit est également évidente. M. Thiers, qui d’ailleurs se montre si attentif à en signaler les parties recommandables, notamment le rétablissement des finances dû au baron Louis, est plus sévère que M. de Viel-Castel au sujet des négociations diplomatiques, et sur le chapitre de M. de Talleyrand au congrès de Vienne. Selon lui, en effet, dans le récit des plus circonstanciés qu’il nous offre des dispositions des puissances à ce congrès et des phases diverses par lesquelles on passa successivement, M. de Talleyrand, qui eut l’art et le mérite, dès le premier jour, de s’y faire une place digne de la France, n’aurait point été également habile à profiter de la situation qu’il s’y était faite ; il aurait dû tenter d’autres alliances que celles qu’il pratiqua, se rapprocher de la Russie et de la Prusse plutôt que de se lier avec l’Angleterre et avec l’Autriche. Ce sont là de trop grosses questions pour nous, et sur lesquelles, dans tous les cas, il nous paraît plus facile de raisonner après coup que de se prononcer de si loin avec certitude. Mais ce qui n’est pas douteux, ce que M. Thiers fait énergiquement ressortir, c’est le triste et fort laid spectacle que présentent ces vainqueurs, coalisés la veille contre l’ambition d’un seul, à ce qu’ils disaient, et qui, le lendemain, se montrent les plus ambitieux et les plus avides à se partager ses dépouilles ; c’est cette politique de Vae victis, impitoyablement dirigée à la fois contre la France et contre ceux des États et des souverains secondaires qui lui étaient restés attachés dans la lutte, c’est cette curée de sang-froid, où quelques commissaires d’élite attablés autour d’un tapis vert se disputent, jusqu’à en venir (ou peu s’en faut) aux menaces, des morceaux de territoire et des lots de quelques centaines de mille âmes, jusqu’à ce qu’ils aient obtenu à peu près le chiffre rond qu’ils revendiquent pour le leur. Cet ensemble de procédés, cette rigueur européenne, d’où la France est sortie réduite à ses plus justes limites et à son strict nécessaire, mais digne et à son honneur, sinon à son profit, arrache à M. Thiers, en terminant, des réflexions empreintes d’une patriotique tristesse, qui pourtant doit être aujourd’hui, ce nous ◀semble, soulagée en partie et consolée.
Le retour de l’île d’Elbe, les préparatifs de la campagne de 1815, et cette fatale journée de Waterloo dont il reste à dégager du moins la gloire lugubre, et sur laquelle nous croyons savoir qu’entre les partis contradictoires M. Thiers a une solution décidée, promettent aux prochains volumes un intérêt puissant.