(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « L’abbé Barthélemy. — I. » pp. 186-205
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « L’abbé Barthélemy. — I. » pp. 186-205

I.

En me présentant aujourd’hui devant de nouveaux lecteurs, et en espérant qu’ils sont peut-être ou qu’ils seront à peu près les mêmes que ceux que j’avais hier, je n’ai qu’une bien courte préface à leur adresser, et je la ferai simplement en quelques mots. Au milieu des changements merveilleux qui s’accomplissent et qui inaugurent de toutes parts une ère de paix et de régularité, la littérature ne saurait souffrir : pour peu qu’elle se ressemble à elle-même et à ce qu’elle a été dans les beaux temps, elle aime l’ordre, le travail, une société plus active qu’orageuse, assise et florissante, et qui n’est plus uniquement occupée chaque jour à s’empêcher de périr. Si le spectacle des troubles et des émotions civiles où elle a été mêlée a semblé servir quelquefois à la fortifier et à l’élever même, un tel spectacle la contriste encore plus, et l’égarerait à coup sûr en se prolongeant : c’est surtout à l’heure où ces troubles s’apaisent et où ils sont encore à l’état de récent et de vif souvenir, que la littérature peut heureusement s’en inspirer pour jouir du calme rétabli, du sentiment de la civilisation reconquise, pour y porter un zèle ému, une ardeur trop longtemps contrainte et retardée, pour y signaler et pour y produire à quelque degré l’effet d’une renaissance. Il y a dans la littérature le domaine de l’imagination, les talents poétiques proprement dits, qui ont en eux un don de création et de génie ; ceux-là ne se suscitent point à volonté : Dieu et la nature y pourvoient ; il faut les laisser naître. Rarement ils ont manqué chez les nations spirituelles, aux époques pacifiées et heureuses. Mais il y a encore en littérature la part critique, celle de l’étude et du savoir mis en œuvre avec plus ou moins d’utilité et d’agrément. Ici la volonté peut beaucoup, et l’on serait coupable de choisir, pour se décourager et se ralentir, le moment où l’activité de tous, au signal et à l’appel d’un seul, reprend l’essor et se déploie. Simple ouvrier dans une œuvre si générale, je continuerai donc, comme par le passé, cette espèce de cours public de littérature que j’ai entrepris depuis plus de trois ans. J’apprécie comme je le dois l’honneur que m’ont fait des membres du gouvernement en pensant que ces sortes d’entretiens libres et familiers ne seraient pas déplacés dans Le Moniteur ; sans rien changer à la forme des articles et sans en altérer l’esprit, je tâcherai de les rendre dignes du lieu où j’écris, et de les coordonner peut-être par quelques points avec le régime qui nous rouvre la carrière. Au milieu des jugements divers et contradictoires, plus souvent rigoureux qu’indulgents, qu’a provoqués la littérature de l’ancien Empire, la critique d’alors a toujours été exceptée, et elle a laissé une tradition de haute estime. Tâchons du moins que la critique littéraire, sous le jeune et nouvel Empire, ne paraisse pas trop au-dessous de ce qu’elle était sous l’ancien.

Je choisirai d’habitude et de préférence quelques sujets dans la littérature française des deux derniers siècles (sans toutefois m’y enfermer, et sans exclure absolument les contemporains), et je parlerai aujourd’hui de l’auteur du Voyage d’Anacharsis, de l’abbé Barthélemy. L’ouvrage qui a fait sa réputation et qui a paru en 1788 semble depuis quelque temps mis de côté et jugé avec une sévérité qu’il ne faudrait pas pousser à l’injustice. Il a eu, en paraissant, un succès prodigieux, qui a fait un moment concurrence aux premiers événements de la Révolution, et qui a duré tant qu’ont vécu nos pères. Ils étaient reconnaissants à l’abbé Barthélemy de tout ce qu’il leur avait appris, en quelques jours de lecture, sur ce monde grec et sur cette société ancienne dont on parlait sans cesse, et où il était donné à bien peu dès lors de pénétrer directement. L’abbé Barthélemy a été pour eux, à cet égard, un instituteur comme l’avait été précédemment Rollin, mais approprié au moment nouveau ; un instituteur fleuri, poli et disert, éclairé, agréable et très aimé, habile à dérober la profondeur et l’exactitude du savoir sous une grâce à demi mondaine. Lui-même il a, comme homme, un caractère à part et modestement original dans sa nuance, entre tous les écrivains célèbres du xviiie  siècle. Il mérite d’être connu et étudié dans la familiarité. La critique littéraire, qui doit être heureuse et fière de s’élever toutes les fois qu’elle rencontre de grands sujets, se plaît pourtant, par sa nature, à ces sujets moyens qui ne sont point pour cela médiocres, et qui permettent à la morale sociale d’y pénétrer.

Vieux, arrivé au terme d’une existence jusque-là des plus favorisées et des plus également douces, l’abbé Barthélemy se vit tout d’un coup privé par la Révolution de la fortune, de l’aisance et de la liberté ; dans ces instants d’ennui et de retraite, il eut l’idée d’écrire des Mémoires sur sa vie, restés inachevés, mais suffisants, et qui sont la source où l’on apprend le mieux à le connaître. Sa famille était du Midi, de la jolie ville d’Aubagne, entre Marseille et Toulon, et lui-même naquit à Cassis, dans un voyage qu’y avait fait sa mère, le 20 janvier 1716. Il nous a laissé une idée riante de son enfance au sein d’une famille unie et tendre ; il avait un frère et deux sœurs ; ayant perdu sa mère de bonne heure, il retrouva dans son père une affection toute maternelle. Il fit ses études au collège des Oratoriens à Marseille ; et, s’il fallait choisir un élève qui exprimât dans son beau cette forme d’éducation qu’on recevait à l’Oratoire, libre, fleurie, variée, assez philosophique et moralement décente, on ne pourrait citer un meilleur exemple que celui de Barthélemy. Il eut, dès le collège, des succès brillants, et montra des goûts déjà académiques : il avait reçu, comme en naissant, un sentiment littéraire très prononcé. Dans un des exercices publics qui avaient lieu dans la grande salle du collège, voyant entrer M. de La Visclède, secrétaire perpétuel de l’Académie de Marseille, et bien que l’auditoire fût en partie composé des plus jolies femmes de la ville : « Je ne voyais, dit-il, que M. de La Visclède, et mon cœur palpitait en le voyant. » Tel était Barthélemy à quinze ans : âme modérée, affectueuse et fine, esprit vif, curieux, délié, avide de savoir, ne mettant rien au-dessus des belles et nobles études qui se cultivent paisiblement à l’ombre des académies et des musées, on aurait dit que quelque chose de la pénétration et de la douceur des anciens Grecs, de ces premiers colons et civilisateurs de la contrée phocéenne, avait passé jusqu’à lui, et qu’il avait assez goûté de leur miel pour ne plus vouloir s’en sevrer jamais. « Je m’étais de moi-même, dit-il, destiné à l’état ecclésiastique » ; et pour lui, l’Église, c’était ce qu’elle fut à tant d’époques, un asile de paix et d’étude, un abri pour les doctes et innocentes recherches dont un esprit orné et sage ne veut point être distrait. L’évêque de Marseille, qui avait été si admirable pendant la peste, le vertueux Belsunce, n’aimait point les doctrines théologiques et à demi jansénistes qu’on supposait à l’Oratoire ; il fut cause que Barthélemy alla faire ses cours de philosophie et de théologie chez les Jésuites. Mais, en y passant, il ne s’y acclimata jamais, et lorsqu’il parlera des Jésuites, lui si modéré d’ailleurs, il aura toujours un coin de raillerie et d’antipathie qui se ressentira de l’ancien élève des Oratoriens et de l’ami de M. de Choiseul. Le récit que Barthélemy a donné de ses premières années de jeunesse, passées en Provence à diverses études, à apprendre l’hébreu, l’arabe, les médailles, les mathématiques et l’astronomie, est piquant, et il a essayé de le rendre tel, moyennant quelques anecdotes bien contées. Cette étude des mathématiques et de l’astronomie, où il s’était assez longtemps oublié, lui semblait un des égarements et une des dissipations de sa jeunesse. Sans ambition, sans passion violente, entremêlant une libre étude, souvent opiniâtre, à des distractions de société, à des lectures en commun, à de petits concerts, négligé et oublié de son évêque, il vivait ordinairement à Aubagne au sein de sa famille et faisait de temps en temps à Marseille ou à Aix des voyages qui entretenaient ses relations avec les savants du pays. Cependant il touchait à ses vingt-neuf ans ; la famille de son frère augmentait, et l’heure était venue d’aviser à une carrière. C’est alors qu’il partit pour Paris (juin 1744).

Parmi les lettres de recommandation qu’il apportait, il en avait une pour M. de Boze, académicien des plus en crédit, et garde du Cabinet des médailles. Le jeune abbé, invité par lui à ses dîners des mardis et des mercredis, y connut les savants du jour, les hommes de lettres de l’Académie des inscriptions, et quelques gens du monde qui se piquaient d’érudition et d’art ; il ressentit la première fois en leur présence quelque chose de ce même respect et de cette émotion qu’il avait prouvés à quinze ans en voyant d’abord M. de La Visclède :

Ce profond respect pour les gens de lettres, dit-il, je le ressentais tellement dans ma jeunesse, que je retenais même les noms de ceux qui envoyaient des énigmes au Mercure. De là résultait pour moi un inconvénient considérable : j’admirais et ne jugeais pas. Pendant très longtemps, je n’ai pas lu de livres sans m’avouer intérieurement que je serais incapable d’en faire autant. Dans mes dernières années, j’ai été plus hardi à l’égard des ouvrages relatifs à la critique et à l’antiquité ; j’avais, par de longs travaux, acquis des droits à ma confiance.

En supposant que l’abbé Barthélemy, pour rendre son récit plus gai, exagère un peu sa vénération et son tremblement, on voit du moins dans quel sens était sa vocation et cette religion littéraire qui lui était comme infuse. Il s’enhardit assez vite, se fit connaître et agréer de ces hommes plus ou moins distingués, et leur plut davantage à proportion qu’ils avaient plus d’esprit eux-mêmes. La nature avait beaucoup fait pour lui : il avait l’élocution vive, facile, insinuante, le commerce sûr et charmant. Un contemporain, en le voyant à l’époque de sa gloire, et en ayant présent son buste par Houdon, nous l’a peint comme il suit :

Il était, dit le duc de Nivernais, de la taille la plus haute et la mieux proportionnée. Il semblait que la nature eût voulu assortir ses formes et ses traits à ses mœurs et à ses occupations. Sa figure avait un caractère antique, et son buste ne peut être bien placé qu’entre ceux de Platon et d’Aristote. Il est l’ouvrage d’une main habile, qui a su mettre dans sa physionomie ce mélange de douceur, de simplicité, de bonhomie et de grandeur qui rendait, pour ainsi dire, visible l’âme de cet homme rare.

Ôtez ce mot de grandeur, ôtez ces noms de Platon et d’Aristote qui sont de trop, il reste vrai que l’abbé Barthélemy avait la plus belle tête ; trop de maigreur, mais tous les avantages extérieurs qui préviennent, et des manières qui faisaient de ce jeune savant le plus naturel des gens du monde : « L’abbé Barthélemy est fort aimable et n’a d’antiquaire qu’une très grande érudition » ; c’est ce que dit Gibbon et ce que répètent tous ceux qui l’ont connu.

Avant d’être célèbre comme écrivain par son Voyage du jeune Anacharsis, qu’il publia seulement à l’âge de soixante-douze ans, Barthélemy ne fut longtemps qu’un antiquaire en effet, et c’est à ce titre qu’il avait acquis sa première et toute paisible renommée. Arrivé à Paris et accueilli, comme je l’ai dit, par M. de Boze, qui se l’associa pour le Cabinet des médailles et le fit entrer à l’Académie des inscriptions, il dut s’assujettir, sous ce maître minutieux, à bien des soins exacts et pleins d’ennui ; mais rien ne rebute de ce qui est dans le sens d’une passion, et Barthélemy avait pour les médailles une passion véritable, quelque chose de ce feu sacré qui s’applique à tant d’objets différents, et qui est bien connu de tous ceux que possède une fois le goût des collections.

Ayant succédé à M. de Boze lorsque ce dernier mourut, il n’eut pas de pensée plus chère que d’enrichir le Cabinet du roi, confié à ses soins, de pièces nouvelles et rares, et il fut heureux lorsqu’en 1755, M. de Choiseul (alors M. de Stainville), nommé ambassadeur à Rome, lui offrit de l’emmener en Italie, de le loger chez lui à Rome et de lui faciliter tout le voyage. Ce fut le commencement d’une liaison qui alla se resserrant bientôt de plus en plus, et qui ne se termina que par la mort. Le nom du duc et de la duchesse de Choiseul et celui de l’abbé Barthélemy sont devenus inséparables. Il y avait en M. de Choiseul de la grandeur et de la magnificence dans le bienfait, avec un fonds rare de délicatesse ; il allait au-devant du cœur de l’obligé. L’abbé Barthélemy avait de l’attrait, du charme, un agrément continu, un sentiment véritable et attachant : « Ma destinée, disait-il, est d’avoir des amis vifs ; c’est un bonheur dont je sens l’étendue. »

On a les lettres qu’écrivit l’abbé Barthélemy au comte de Caylus durant ces deux années de voyage d’Italie ; curieuses pour le biographe, elles n’ont rien d’intéressant pour l’ordinaire des lecteurs. N’attendez pas de Barthélemy la verve piquante et inépuisable de De Brosses, ni même, en présence de l’antique, les vives et fraîches adorations de Paul-Louis Courier. Les muses qu’il cultive ne sont pas seulement sévères, elles sont exactes. Il saura bien apprécier et distinguer telles ou telles antiques et les jolies statues dans le goût de Moschus, mais son récit ne nous les montrera pas. Le premier effet qu’il éprouve, en arrivant surtout à Rome et en voyant les immenses richesses d’antiquités qui y sont accumulées, c’est l’étonnement et presque le découragement :

N’espérons plus, s’écrie-t-il, de former de pareilles collections ; nous vivons dans un pays de fer pour les antiquaires. C’est en Italie qu’il faudrait faire des recherches : jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome. Je rougis mille fois par jour de ces infiniment petits monuments qui sont dans notre infiniment petit Cabinet des antiques ; je rougis de l’avoir montré aux étrangers : qu’auront-ils pensé de l’intérêt que je prenais à tous ces bronzes de 7 à 8 pouces de hauteur, à ces deux ou trois têtes mutilées dont je voulais leur faire admirer la grandeur et la rareté ? Pourquoi n’ai-je pas été averti ?

Cependant il revient peu à peu de ce coup d’électricité ; il s’oriente, il choisit et discerne entre les objets de sa recherche : « Dans les commencements je ne voyais Rome qu’à travers un brouillard pétrifié ; aujourd’hui c’est un nuage qui laisse échapper quelques traits de lumière. » C’est en se dirigeant particulièrement vers son objet principal, les médailles, qu’il réussit à augmenter peu à peu son trésor. Il se plaît à raconter les stratagèmes, les ruses de diplomatie ou de guerre qu’il lui faut employer pour cela. Plus d’un antiquaire est impitoyable et ne se laisse pas fléchir ; Barthélemy en est réduit à employer des trames d’Ulysse. Il y a, par exemple, à Vérone un antiquaire appelé Muselli, qui a une médaille d’un certain petit roi peu connu, que Barthélemy convoite pour le Cabinet du roi et dont le possesseur ne veut pas se défaire. Mais ce Muselli, comme presque tous les savants d’Italie, a grand désir de tenir par quelque lien à l’Académie des inscriptions de France, et Barthélemy prie M. de Caylus de négocier auprès de l’Académie en faveur dudit Muselli pour une place de correspondant, en s’arrangeant toutefois pour qu’on lui renvoie, à lui Barthélemy, la conclusion de l’affaire :

Je passerai à Vérone, dit-il ; s’il me cède la médaille, je lui donnerai quelques espérances ; s’il me la refuse, je lui ferai peur de mon opposition à ses désirs ; le tout fort poliment. C’est un malheur pour moi qu’il connaisse le prix de ce monument : on ne peut rien arracher aux Italiens lorsqu’ils savent la valeur de ce qu’ils possèdent.

Tout cela est dit en riant, et de ce ton d’homme du monde qui, chez Barthélemy, ne cesse d’accompagner le savant et d’écarter doucement le pédant.

Enfin sa moisson augmente, son lot s’accroît ; il sent que son voyage n’aura pas été tout à fait en pure perte : c’était sa crainte en commençant ; cent fois il s’était repenti d’avoir occasionné une dépense inutile :

Cette idée, ajoute-t-il naïvement, empoisonnait des moments que j’aurais pu passer avec plus de plaisir. Me voilà un peu plus tranquille, grâce à une douzaine de petits morceaux de bronze. C’est être bien maladroit que d’avoir attaché son bonheur à l’augmentation d’un dépôt auquel presque personne ne daigne s’intéresser.

Il reste évident, malgré tout, après la lecture de ces lettres d’Italie, qu’il s’est senti un peu perdu dans ce champ immense ; son voyage l’a encore plus humilié que réjoui, en lui révélant toute l’étendue de ce qu’il est forcé d’ignorer ou d’effleurer ; il sent le besoin de se concentrer au retour, de s’enfermer tout en vie et de ne sortir de sa retraite qu’avec quelque gros ouvrage :

Vous êtes heureux, dit-il trop obligeamment à M. de Caylus, mais avec un regret très sincère pour lui-même, d’avoir des sujets isolés et piquants. Je vous vois cueillir les plus belles fleurs du monde sur les bords d’un fleuve tranquille, tandis que j’erre à l’aventure sur les côtes de l’Océan pour chercher quelques mauvaises coquilles.

Ce désir du retour finit par l’emporter sur celui qu’il avait eu d’abord de rester, et qui lui faisait dire énergiquement : « J’abandonnerai ce pays avec les regrets de Pyrrhus quand il fut contraint d’abandonner la Sicile. »

Durant ce voyage d’Italie, il me semble voir deux instincts aux prises et en lutte au sein de l’abbé Barthélemy : il y a l’instinct pur de l’antiquaire, de l’amateur des vieux débris et du zélé collectionneur de médailles, qui se dit d’épuiser la matière et de rester ; et il y a l’écrivain, l’homme d’art moderne et de style, qui, à la vue de ces monuments épars et de cette ruine immense couronnée d’une Renaissance brillante, sent à son tour le besoin de se recueillir, de rentrer dans sa ruche industrieuse, et de composer une œuvre qui soit à lui. C’est, en effet, de ce séjour d’Italie que date la pensée du Jeune Anacharsis. Barthélemy avait songé d’abord à faire voyager un étranger, un Français, en Italie, vers le temps de Léon X, et à peindre par ce moyen la pleine et riche Renaissance ; mais, à la réflexion, il se trouva moins propre à un tel sujet, qui le tirait de son domaine favori et le jetait dans un monde d’art, de poésie moderne et de peinture, dans tout un ordre de sujets qui lui étaient médiocrement familiers, et il transporta alors cette idée en Grèce, en supposant un Scythe qui la visiterait vers le temps de Philippe. Ce fut le germe de son ouvrage, qu’il mit trente années ensuite à combiner et à écrire.

Au retour de ce voyage d’Italie, la vie de l’abbé Barthélemy s’assoit et se complète de plus en plus ; il devient inséparable des Choiseul et ne distingue plus sa fortune de leur destinée. Dans un tableau qu’on tracerait de la société et des salons au xviiie  siècle, il se présenterait comme le type le plus accompli de l’abbé érudit et mondain, ayant tous les avantages que ce titre suppose, et les payant par ses bons offices et ses agréments.

Au xviiie  siècle, dans chaque maison riche, il y avait l’abbé, personnage accessoire et pourtant comme indispensable, commode au maître, à la maîtresse de la maison, répondant aux questions des enfants et des mères, ayant l’œil sur le précepteur, instruit, actif, familier, assidu, amusant, un meuble nécessaire à la campagne. Je ne sais qui avait fait la gageure qu’il irait dans le faubourg Saint-Germain, à chaque porte cochère, et qu’il demanderait au suisse : « L’abbé est-il rentré ? L’abbé dînera-t-il aujourd’hui ? L’abbé y sera-t-il ce soir ? » et qu’à ces questions le suisse, sans s’étonner et croyant savoir naturellement de qui il s’agissait, ferait une réponse. L’abbé Barthélemy, par son mérite et par la nature du sentiment qui le liait à M. et à Mme de Choiseul, s’élève au-dessus de cette classe, ou plutôt il la personnifie à nos yeux dans un exemple supérieur et comme idéal.

Au retour d’Italie, M. de Choiseul l’avait chargé d’accompagner sa jeune femme et de la ramener à Paris. Cette jeune femme, sur laquelle tous les portraits s’accordent, était, dès l’âge le plus tendre, une perfection mignonne de bon sens, de prudence, de grâce et de gentillesse :

Mme de Stainville, à peine âgée de dix-huit ans, nous dit l’abbé Barthélemy, jouissait de cette profonde vénération qu’on n’accorde communément qu’à un long exercice de vertus : tout en elle inspirait de l’intérêt, son âge, sa figure, la délicatesse de sa santé, la vivacité qui animait ses paroles et ses actions, le désir de plaire qu’il lui était facile de satisfaire, et dont elle rapportait le succès à un époux digne objet de sa tendresse et de son culte, cette extrême sensibilité qui la rendait heureuse ou malheureuse du bonheur ou du malheur des autres, enfin cette pureté d’âme qui ne lui permettait pas de soupçonner le mal. On était en même temps surpris de voir tant de lumières avec tant de simplicité. Elle réfléchissait dans un âge où l’on commence à peine à penser…

L’abbé Barthélemy a peint en mainte occasion Mme de Choiseul ; il l’a placée, elle et son mari, sous les noms de Phédime et d’Arsame dans le Voyage du jeune Anacharsis : « Phédime discerne d’un coup d’œil les différents rapports d’un objet ; d’un seul mot, elle sait les exprimer. Elle semble quelquefois se rappeler ce qu’elle n’a jamais appris… » Mais j’aime mieux, pour donner de la duchesse de Choiseul une idée saillante, emprunter les portraits en miniature qu’en a laissés un pinceau moins élégant et moins peigné que celui de l’abbé Barthélemy, mais plus vif en images :

Ma dernière passion, dit Horace Walpole, qui ne la connut que quelques années plus tard (en 1766), et, je crois, ma plus forte passion est la duchesse de Choiseul. Sa figure est jolie, pas très jolie ; sa personne est un petit modèle. Gaie, modeste, pleine d’attentions, douée de la plus heureuse propriété d’expression, et d’une très grande promptitude de raison et de jugement, vous la prendriez pour la reine d’un poème allégorique.

Et ailleurs, un jour qu’allant à une noce, elle lui avait apparu dans une magnifique robe de satin bleu, toute rehaussée d’or et de diamants, il la compare à la reine des fées : « C’est la plus jolie petite raisonnable et aimable Titania que vous ayez jamais vue. Mais Obéron, ajoute-t-il, ne l’aime pas, et il lui préfère une grande mortelle Hermione, sa propre sœur. » Cela fait allusion à la préférence un peu scandaleuse que le duc de Choiseul accordait ouvertement à la duchesse de Grammont, tout en ayant pour Mme de Choiseul les attentions les plus respectueuses, et en restant jusqu’à la fin l’objet de son amour. Walpole renouvelle à tout propos ces portraits de la jolie duchesse, et, puisque j’en suis à ces échantillons divers de son pinceau, j’ajouterai celui-ci encore, comme le plus complet et le plus ravissant de tous :

La duchesse de Choiseul n’est pas fort jolie, mais elle a de beaux yeux, et c’est un petit modèle en cire qui, pendant quelque temps, n’ayant pas eu la permission de parler, comme en étant incapable, a contracté une modestie dont elle ne s’est point guérie à la Cour, et une hésitation qui est compensée par le plus séduisant son de voix, et que fait oublier le tour d’expression le plus élégant et le plus propre. Oh ! c’est la plus gentille, la plus aimable et la plus honnête petite créature qui soit jamais sortie d’un œuf enchanté ! Si correcte dans ses expressions et dans ses pensées ! d’un caractère si attentif, si bon ! Tout le monde l’aime, excepté son mari, qui lui préfère sa propre sœur, la duchesse de Grammont, espèce d’amazone, d’un caractère fier et hautain, également arbitraire dans son amour et dans sa haine, et qui est détestée. — Mme de Choiseul, passionnément éprise de son mari, a été martyre de cette préférence, mais, à la fin, elle s’est soumise de bonne grâce ; elle a gagné un peu dans son esprit, et l’on croit qu’elle l’adore toujours. — Mais j’en doute. — Elle prend trop de peine à le persuader !

Ce léger doute nous ramène à l’abbé Barthélemy, J’irai au-devant de toute pensée maligne. Mme Du Deffand, chez qui l’on apprend à connaître pendant quatorze ans, jour par jour, les Choiseul et l’abbé Barthélemy, goûtait ce dernier, le grand abbé, comme elle l’appelait, et le trouvait à son gré ; mais elle en parlait comme de tous ceux qu’elle connaissait, en toute liberté et sans indulgence. Elle varie quelquefois sur lui ; le fond de son jugement, c’est que l’abbé Barthélemy est véritablement attaché à Mme de Choiseul : « Et c’est un homme tel qu’il le faut pour une compagnie journalière. » Aux heures de mécontentement et de méfiance, elle le soupçonne d’être peu sincère, et, à propos de je ne sais quelle tracasserie entre elle et les Choiseul, elle écrira à Walpole : « Je vous ai dit que je vous parlerais de l’abbé ; je pense qu’il est Provençal, un peu jaloux, un peu valet, et peut-être un peu amoureux. » Elle écrivait cela en 1770, c’est-à-dire quand l’abbé Barthélemy était déjà uni aux Choiseul par une liaison qui datait de près de quinze ans ; l’extrémité de son soupçon ne va pas au-delà, et on ne voit pas même qu’à part deux ou trois lettres qui sont du même moment, elle y soit jamais revenue depuis. Je ne vois point surtout ce mot d’amoureux reparaître nulle part sous sa plume. Il faut donc reconnaître, comme plus probable, que l’abbé Barthélemy était lié à Mme de Choiseul par un sentiment tendre, profond et pur, et qui, mêlé d’une nuance touchante, tenait avant tout de l’amitié29.

Il était très sensible à l’amitié en effet et bien digne de l’éprouver. Il a de jolies et douces pensées à ce sujet. Dans un petit Traité de morale, rédigé à l’usage d’un neveu de M. de Malesherbes, et qu’il fit à la demande d’une mère, il a montré combien l’aménité était la forme de son caractère, et l’humanité le fond de son âme. Il sait très bien distinguer entre la complaisance et l’amitié. Voulant montrer que, parmi les différentes sortes d’esprits, celui de saillie et de légèreté est le plus opposé à l’amitié :

Elle s’accommoderait mieux, ajoute-t-il, de cet esprit fin et délicat qui semble ne s’exprimer que pour plaire, et qui laisse entrevoir plus qu’il n’exprime. Mais observez qu’il ne plaît en effet qu’en prenant la teinture du sentiment, et qu’il reste toujours à savoir si ses grâces séduisantes ne sont pas le fruit de l’usage du monde ou de l’hypocrisie du cœur.

Il veut une amitié toute sincère, toute vertueuse, et fondée sur le goût de l’honnête :

Il faut, dit-il, dans l’amitié, non une ferveur passagère ou d’imagination, mais une chaleur continue et de raison. Quand elle a eu le temps de s’insinuer dans les cœurs, quand les épreuves n’ont servi qu’à la rendre plus agissante, c’est alors que le choix est fait, c’est alors que l’on commence à vivre dans un autre soi-même.

Il en parle avec sentiment, avec force. L’amitié et les sollicitudes continuelles qu’elle entraîne, embarrassantes pour de certaines âmes, sont délicieuses pour lui. Les détails où il faut entrer sans cesse, et qui recommencent chaque jour, ne le lassent point ; loin d’être jamais un ennui, ils lui paraissent une source de plaisirs :

Consacrons à l’amitié, dit-il, les moments dont les autres devoirs nous permettent de disposer ; moments délicieux qui arrivent si lentement et qui s’écoulent si vite, où tout ce qu’on dit est sincère, et tout ce qu’on promet est durable ; moments où les cœurs à découvert et libres de contrainte savent donner tant d’importance aux plus petites choses, et se confient sans peine des secrets qui resserrent leurs liens ; moments enfin où le silence même prouve que les âmes peuvent être heureuses par la seule présence l’une de l’autre ; car ce silence n’opère ni le dégoût ni l’ennui. On ne dit rien, mais on est ensemble.

La Bruyère a dit quelque chose de pareil ; mais, à coup sûr, Barthélemy, qui décrit si bien les mêmes nuances, les avait particulièrement éprouvées ; et j’ai peine à croire qu’en s’y complaisant de la sorte, il ne songeait pas à être lu de Mme de Choiseul.

Il était de ces âmes modérées et sensibles, qui, à travers des études lentes et patientes, et un goût d’enjouement social et de plaisanterie familière très prononcé, ont en elles une veine de tendresse, et qui, aux heures de rêverie, se nourrissent volontiers d’un passage d’Euripide, de Racine et de saint Augustin.

Et comment ne se fût-il pas donné tout entier aux Choiseul, qui allaient au-devant de lui et de ses moindres désirs par tant de grâces et de bienfaits ? Il était encore à Rome, et dans les derniers temps de son séjour, il avait envie d’une douzaine de petites figures de terre cuite qu’on avait récemment découvertes dans un tombeau de marbre ; mais on en demandait un prix exagéré. Il racontait cela par hasard à quelqu’un devant Mme de Choiseul, et le lendemain il trouvait les douze figures sur sa table sans savoir d’où elles lui venaient. Ce n’était que le début. Ces tours-là, de la part de la gracieuse fée, étaient perpétuels. De retour à Paris, il s’était fait arranger un logement et un cabinet d’étude. Mme de Choiseul, aidée cette fois de Mme de Grammont pour complice, trouve le moyen d’avoir la clef pendant son absence, et le cabinet philosophique, décoré, comme par un coup de baguette, de toutes sortes de jolis meubles ou même d’ouvrages de leurs mains, est métamorphosé à l’instant en un boudoir enchanté. Cette bonne grâce fit un moment la nouvelle de tout Paris (novembre 1762).

En ces années, Barthélemy justifiait déjà les attentions dont il était l’objet par la manière même dont il traitait quelques points d’érudition devant le public dans les séances solennelles de son Académie. En avril 1763, pour la séance publique d’après Pâques, il eut à lire une dissertation sur la langue copte :

Nous le savions d’avance, dit Gibbon, et chacun blâmait ce choix d’un sujet épineux qui ne paraissait fait que pour les assemblées particulières. On vit avec un plaisir mêlé de surprise combien notre abbé le rendait intéressant aux femmes et aux gens du monde qui l’écoutaient, par les grâces de son style, par la finesse de sa critique, et par ses principes justes et lumineux. — Les femmes mêmes, lit-on dans les Mémoires de Bachaumont, ont été enchantées de cette lecture.

Nous touchons là au genre de talent et aussi à ce qui sera le défaut général de l’abbé Barthélemy dans Anacharsis : un peu trop d’assaisonnement dans l’érudition, et un affaiblissement élégant de l’Antiquité par les grâces mondaines.

Il était trop favorisé en ces années pour ne pas avoir affaire à l’envie. Pendant le ministère du duc de Choiseul, les pensions, les bénéfices, les sinécures, ne cessèrent de pleuvoir sur lui, au point de lui faire à un moment un revenu total annuel d’environ 40 000 livres. Lorsqu’il eut été nommé secrétaire général des Suisses, place qui, à elle seule, rapportait au moins 20 000 livres (janvier 1768), on vit, peu de jours après, dans un des bals du carnaval, un grand homme maigre, sec, dégingandé, qui le représentait en caricature, masqué et à moitié costumé en suisse, avec une calotte et un manteau noir ; et une scène se joua entre un compère et le masque : « Qu’est-ce que cela, beau masque ? De quel état êtes-vous ? abbé ou suisse ? » — « L’un ou l’autre, tout ce qu’on voudra, répondait le masque, pourvu que cela me rapporte 30 000 livres de rentes. » M. de Choiseul fut irrité et voulut rechercher l’auteur. L’abbé Barthélemy sut ramener l’opinion par sa modération et en renonçant de lui-même à une petite pension qu’il avait sur le Mercure. Ce léger sacrifice, fait à propos et sans effort, apaisa les encyclopédistes, avec qui Barthélemy n’était pas toujours bien parce qu’il ne leur appartenait pas.

Lors de la disgrâce du duc de Choiseul, et quand on retira à cet ancien ministre la charge de colonel général des Suisses, Barthélemy envoya sa démission de secrétaire général ; il la maintint malgré les efforts qu’on fit pour l’amener à se rétracter, et on lui laissa encore, sans qu’il le demandât, une pension de 30 000 livres sur cette place à laquelle il renonçait. Il put vivre avec les nobles exilés de Chanteloup, être fidèle, comme il le devait, à l’amitié, et garder un très beau revenu, dont il disposait généreusement et sans faste.

Si l’on avait conservé les lettres ou plutôt les gazettes que l’abbé Barthélemy écrivait de Chanteloup à Mme Du Deffand, et où il rendait compte du mouvement de société jour par jour, on aurait de vrais mémoires sur un intérieur du grand monde au xviiie  siècle. On en peut prendre quelque idée dans la correspondance même de Mme Du Deffand, et dans un petit poème héroï-comique de Barthélemy, appelé La Chanteloupée, qui est d’ailleurs bien frivole. Ces plaisanteries et ces gaietés d’une soirée sont peu faites pour survivre. On lit dans la correspondance d’Horace Walpole un mot sur l’abbé Barthélemy, un éloge qui a besoin d’explication. Un des amis de Walpole, le général Conway, était venu en France, et, malgré le désir qu’on en avait exprimé de sa part, il n’avait pu réussir à faire la connaissance du duc et de la duchesse de Choiseul, qui s’y étaient peu prêtés :

Quoique les Choiseul, écrit Walpole, se tiennent à distance de vous, j’espère que leur abbé Barthélemy n’est point soumis à la même quarantaine. Outre un grand savoir, il a infiniment d’esprit et de polissonnerie (le mot est ainsi en français et souligné dans Walpole), et c’est une des meilleures espèces d’hommes qui soient au monde.

Évidemment, Walpole ne se rendait pas bien compte de ce que signifiait le mot qu’il donnait en français ; il est probable qu’il entendait parler de ce badinage enjoué et vif que l’abbé Barthélemy avait dans un salon. À souper avec Mme Du Deffand, ou en la mettant au fait du train de vie de Chanteloup dans sa gazette, cet abbé de bonne compagnie avait un coin de Gresset.

La partie sérieuse du mérite de l’abbé Barthélemy comme antiquaire, et avant son Voyage d’Anacharsis, échappe à mon appréciation : ce qu’on peut dire en général, c’est qu’il a rendu surtout de vrais services dans la science des médailles, et qu’il a contribué à la tirer de l’état de simple curiosité pour en faire un des appuis suivis et réguliers de l’histoire. En soixante années de pratique, il lui avait passé plus de quatre cent mille médailles entre les mains. Apportant à cette étude, comme en toutes celles qu’il abordait, un esprit philosophique, il avait su pourtant se préserver de ce qu’on appelait la philosophie du siècle, et, par sentiment de convenance autant que par réflexion, il avait de tout temps estimé ruineuses et funestes les attaques irréligieuses auxquelles se livraient les beaux esprits et les principaux écrivains d’alentour. Lui, il vivait en sage entre son cabinet de collections, son académie et quelques salons, dont celui de Mme de Choiseul était le centre. Il évitait avec soin les querelles et le bruit ; on le voit conseiller à Walpole, en un certain cas, de ne pas fournir le moindre prétexte de guerre à Voltaire. Lui-même, il a l’honneur, je le crois, de ne pas être une seule fois nommé dans les œuvres de ce monarque et de ce despote littéraire du siècle. Lorsque, arrivé à l’âge de soixante-dix ans, on lui conseilla de ne plus différer de publier son Jeune Anacharsis, l’ouvrage de toute sa vie, il hésita longtemps, et, lorsqu’il se décida enfin à le laisser paraître, en décembre 1788, c’est-à-dire à la veille des États généraux, son espoir était que l’attention publique, occupée ailleurs, ne se porterait que peu à peu et insensiblement sur le livre, et qu’il n’y aurait lieu ainsi ni à un succès ni à une chute : « Je voulais, dit-il, qu’il se glissât en silence dans le monde. »

En tout ce qui précède, je n’ai voulu présenter l’abbé Barthélemy que dans l’ensemble de son existence et dans la distinction tempérée de son caractère : il nous en sera plus facile de parler de l’ouvrage même.