(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Pensées, essais, maximes, et correspondance de M. Joubert. (2 vol.) » pp. 159-178
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(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Pensées, essais, maximes, et correspondance de M. Joubert. (2 vol.) » pp. 159-178

Pensées, essais, maximes, et correspondance de M. Joubert.
(2 vol.)

On s’étonnait un jour que Geoffroy pût revenir à diverses reprises et faire tant d’articles sur la même pièce de théâtre. Un de ses spirituels confrères, M. de Féletz, répondit : « Geoffroy a trois manières de faire un article : dire, redire, et se contredire. » J’ai déjà parlé plus d’une fois de M. Joubert, et je voudrais pourtant en parler encore aujourd’hui sans redire et sans me contredire. La nouvelle édition qui se publie en ce moment m’en fournira l’occasion et peut-être le moyen.

La première fois que je parlai de M. Joubert, j’eus à répondre à cette question, qu’on était en droit de m’adresser : Qu’est-ce que M. Joubert ? Aujourd’hui on ne fera plus cette question. Quoiqu’il ne soit pas de ces écrivains destinés jamais à devenir populaires, la publication première de ses deux volumes de Pensées et de Lettres, en 1842, a suffi pour le classer, dès l’abord, dans l’estime des connaisseurs et des juges ; il ne s’agit que d’étendre un peu le cercle de ses lecteurs aujourd’hui.

Sa vie fut simple, et je ne la rappelle ici que pour ceux qui aiment à bien savoir de quel homme on parle quand on a affaire à un auteur. M. Joubert, né en 1754, mort en 1824, était, de son vivant, aussi peu auteur que possible. Ce fut un de ces heureux esprits qui passent leur vie à penser, à converser avec leurs amis, à songer dans la solitude, à méditer quelque grand ouvrage qu’ils n’accompliront jamais et qui ne nous arrive qu’en fragments. Ces fragments, par leur qualité et malgré quelques défauts d’une pensée trop subtile, sont assez distingués cette fois pour que l’auteur mérite de vivre dans la mémoire future. M. Joubert fut en son temps le type le plus délicat et le plus original de cette classe d’honnêtes gens, comme l’ancienne société seule en produisait, spectateurs, écouteurs sans ambition, sans envie, curieux, vacants, attentifs, désintéressés et prenant intérêt à tout, le véritable amateur des belles choses. « Converser et connaître, c’était en cela surtout que consistait, selon Platon, le bonheur de la vie privée. » Cette classe de connaisseurs et d’amateurs, si faite pour éclairer et pour contenir le talent, a presque disparu en France depuis que chacun y fait un métier.

Il faut, disait M. Joubert, toujours avoir dans la tête un coin ouvert et libre, pour y donner une place aux opinions de ses amis, et les y loger en passant. Il devient réellement insupportable de converser avec des hommes qui n’ont, dans le cerveau, que des cases où tout est pris, et où rien d’extérieur ne peut entrer. Ayons le cœur et l’esprit hospitaliers.

Mais allez donc aujourd’hui demander l’hospitalité intellectuelle, l’accueil pour vos idées, pour vos aperçus naissants, à des esprits pressés, affairés, tout remplis d’eux-mêmes, vrais torrents tout bruissants de leurs propres pensées ! M. Joubert, dans sa jeunesse, venu de sa province du Périgord à Paris, en 1778, à l’âge de vingt-quatre ans, y trouva ce qu’on n’y trouve plus aujourd’hui ; il y vécut comme on vivait alors : il causa. Ce qu’il fit en ces années de jeunesse peut se résumer en ce seul mot. Il causa donc avec les gens de lettres en renom ; il connut Marmontel, La Harpe, d’Alembert ; il connut surtout Diderot, le plus accueillant par nature et le plus hospitalier des esprits. L’influence de ce dernier sur lui fut grande, plus grande qu’on ne le supposerait, à voir la différence des résultats. Diderot eut, certes, en M. Joubert un singulier élève, un élève épuré, finalement platonicien et chrétien, épris du beau idéal et du saint, étudiant et adorant la piété, la chasteté, la pudeur, ne trouvant, pour s’exprimer sur ces nobles sujets, aucune forme assez éthérée, aucune expression assez lumineuse. Pourtant, ce n’est que par ce contact de Diderot qu’on s’explique bien en M. Joubert la naissance, l’inoculation de certaines idées si neuves, si hardies alors, et qu’il rendit plus vraies en les élevant et en les rectifiant. M. Joubert eut sa période de Diderot dans laquelle il essaya tout ; plus tard il choisit. De tout temps, même de bonne heure, il eut du tact ; le goût ne lui vint qu’ensuite. « Le bon jugement en littérature, disait-il, est une faculté très lente, et qui n’atteint que fort tard le dernier point de son accroissement. » Arrivé à ce point de maturité, M. Joubert rendait encore à Diderot cette justice qu’il y a bien plus de folies de style que de folies d’idées dans ses ouvrages. Ce fut surtout en matière d’art et de littérature qu’il lui dut l’éveil et l’initiation. Mais, en tombant dans une âme si délicate et si légère, ces idées de réforme littéraire et de régénération de l’art qui, chez Diderot, avaient conservé je ne sais quoi de bourgeois et de prosaïque, de fumeux et de déclamatoire, s’éclaircirent et s’épurèrent, revêtirent un caractère d’idéal qui les rapprocha insensiblement de la beauté grecque ; car c’était un Grec que M. Joubert, c’était un Athénien touché de la grâce socratique : « Il me semble, disait-il, beaucoup plus difficile d’être un moderne que d’être un ancien. » Il était surtout un ancien en ce qu’il avait le sentiment calme, modéré ; il ne voulait pas qu’on forçât les effets, qu’on appuyât outre mesure. Il demandait un agrément vif et doux, une certaine joie intérieure, perpétuelle, donnant au mouvement et à la forme l’aisance et la souplesse, à l’expression la clarté, la lumière et la transparence. C’est principalement en cela qu’il faisait consister la beauté :

Les Athéniens étaient délicats par l’esprit et par l’oreille. Ils n’auraient pas supporté un mot propre à déplaire, même quand on ne l’aurait que cité. On dirait qu’ils étaient toujours de bonne humeur en écrivant. Ils désapprouvaient dans le style l’austérité qui annonce des mœurs difficiles, âpres, tristes ou sévères.

Il disait encore :

Ces fiers Romains avaient une oreille dure, et qu’il fallait caresser longtemps pour la disposer à écouter les belles choses. De là ce style oratoire qu’on trouve même dans leurs plus sages historiens. Les Grecs, au contraire, étaient doués d’organes parfaits, faciles à mettre en jeu, et qu’il ne fallait qu’atteindre pour les émouvoir. Aussi la plus simple parure suffisait à une pensée élégante pour leur plaire, et la vérité pure les satisfaisait dans les descriptions. Ils observaient surtout la maxime : Rien de trop. Beaucoup de choix et de netteté dans les pensées ; des paroles assorties et belles de leur propre harmonie ; enfin la sobriété nécessaire pour que rien ne retardât une impression, forment le caractère de leur bonne littérature.

Sur Pigalle et la statuaire moderne opposée à l’antique, sur la peinture, on aurait, de lui, à citer des pensées du même ordre, des pages entières qui marquent à la fois très nettement en quoi il procède de Diderot et en quoi il s’en sépare. Ainsi donc, vers l’époque de 89, il y avait en France un homme déjà fait, âgé de trente-cinq ans, qui avait huit ans de plus qu’André Chénier, quatorze ans de plus que Chateaubriand, et qui eût été tout préparé à les comprendre, à les unir, à leur donner des excitations et des vues, à les mettre à même chacun d’étendre et de compléter leur horizon. Ce fut le rôle, en effet, de M. Joubert auprès de M. de Chateaubriand, qu’il connut en 1800, dès le retour de celui-ci de Londres. M. de Chateaubriand, à ce beau moment de sa vie (ce beau moment, pour moi, est le moment littéraire, et s’étend depuis Atala, par René, par Les Martyrs, jusqu’au Dernier des Abencérages), M. de Chateaubriand eut alors, comme poète, un bonheur que bien peu obtiennent : il rencontra deux amis, deux critiques à part, Fontanes et Joubert, faits tout exprès pour lui, pour l’avertir ou pour le guider. On n’a ordinairement qu’un ange gardien, il en eut deux alors : l’un tout à fait gardien, Fontanes, le contenant en particulier, le défendant au besoin devant tous, le couvrant du bouclier dans la mêlée ; l’autre, plutôt excitant et inspirateur, M. Joubert, celui-ci l’enhardissant à demi-voix, ou lui murmurant de doux avis dans une contradiction pleine de grâce. La meilleure, la plus fine critique à faire sur les premiers et grands ouvrages littéraires de M. de Chateaubriand, se trouverait encore dans les Lettres et les Pensées de M. Joubert. Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir cette critique et de la dégager ; j’en toucherai pourtant tout à l’heure quelque chose.

La vie de M. Joubert est toute dans ses Pensées ; mais on ne dirait pas de cette vie le peu qui est à en dire, si l’on ne parlait de Mme de Beaumont. Cette fille de l’ancien ministre M. de Montmorin, échappée pendant la Terreur au sort du reste de sa famille, et qui trouva grâce à cause de son abattement et de sa pâleur, était un de ces êtres touchants qui ne font que glisser dans la vie et qui y laissent une trace de lumière. M. Joubert, déjà marié, et qui passait une partie de l’année à Villeneuve-sur-Yonne, l’avait rencontrée en Bourgogne à la porte d’une chaumière où elle s’était réfugiée. Il s’attacha aussitôt à elle ; il l’aima. Il l’aurait aimée d’un sentiment plus vif que l’amitié, s’il y avait eu pour cette âme exquise un plus vif sentiment que celui-là. Mme de Beaumont, jeune encore, était d’une grâce infinie. Son esprit était prompt, solide, élevé ; sa forme déliée et aérienne. Elle avait connu autrefois et goûté André Chénier. Rulhière avait fait graver pour elle un cachet qui représentait un chêne avec cette devise : « Un souffle m’agite, et rien ne m’ébranle. » La devise était juste ; mais l’image du chêne peut sembler bien altière. Quoi qu’il en soit, cette enveloppe fragile et gracieuse, ce roseau sentant qui semblait s’abandonner au moindre souffle, renfermait une âme forte, ardente, capable d’un dévouement passionné. Frappée dans ses proches, victime d’une union mal assortie, elle aimait peu la vie ; mortellement atteinte, elle la sentait fuir, et elle avait hâte de la donner. En attendant de mourir, son esprit distingué se prodiguait et s’intéressait, heureux de répandre de douces approbations autour d’elle. On a dit de Mme de Beaumont qu’elle aimait le mérite comme d’autres aiment la beauté. Quand M. de Chateaubriand, arrivé à Paris, lui eut été présenté, elle reconnut aussitôt ce mérite sous sa forme la plus séduisante de poésie, et elle l’adora. Ce fut, après sa sœur Lucile, le premier grand dévouement qu’inspira cette figure de René, qui devait en inspirer encore plus d’un autre depuis, mais aucun d’un prix plus grand. Ce qu’elle inspirait à M. Joubert serait difficile à définir : c’était une sollicitude active et tendre, perpétuelle, sans orage et sans trouble, pleine de chaleur, pleine de rayons. Cet esprit trop vif, qui ne savait pas marcher lentement, aimait à voler et à s’élever près d’elle. Il avait, comme il le dit, l’esprit frileux ; il aimait qu’il fît beau et tiède autour de lui ; il trouvait auprès d’elle cette sérénité et cette chaleur d’affection, et il y puisait la force dans l’indulgence. Comme elle faisait fi de la vie, il lui en prêchait constamment le soin et l’amour ; il aurait voulu lui rapprendre l’espérance :

Je suis payé, lui écrivait-il, pour vous désirer la santé, puisque je vous ai vue ; j’en connais l’importance, puisque je n’en ai pas… Cela, dites-vous, serait plus tôt fait. Plus tôt, oui, mais non pas bientôt. On meurt longtemps, et si, brutalement parlant, il est quelquefois agréable d’être mort, il est affreux d’être mourant pendant des siècles. Enfin, il faut aimer la vie quand on l’a : c’est un devoir.

Il lui répète cette vérité de la morale et de l’amitié sous toutes les formes : il aurait voulu apaiser, ralentir en elle cette activité qui la dévorait et qui usait ses frêles organes. Il aurait voulu lui insinuer ce mot résigné de Mme de La Fayette : « C’est assez que d’être » :

Ayez, lui disait-il, le repos en amour, en estime, en vénération, je vous en supplie à mains jointes. C’est, je vous assure, en ce moment le seul moyen de ne faire que peu de fautes, de n’adopter que peu d’erreurs, de ne souffrir que peu de maux. — Vivre, lui disait-il encore, c’est penser et sentir son âme ; tout le reste, boire, manger, etc., quoique j’en fasse cas, ne sont que des apprêts du vivre, des moyens de l’entretenir. Si on pouvait n’en avoir aucun besoin, je m’y résignerais facilement, et je me passerais fort bien de corps si on me laissait toute mon âme.

Il avait ses raisons pour parler ainsi, lui dont on a dit qu’il avait l’air d’une âme qui a rencontré par hasard un corps, et qui s’en tire comme elle peut. Il conseillait donc à cette aimable amie le repos, l’immobilité, de suivre le seul régime dont il se trouvât bien, de rester longtemps couchée et de compter les solives :

Votre activité, ajoutait-il, s’indigne d’un pareil bonheur ; mais voyons si votre raison ne serait pas de cet avis. La vie est un devoir ; il faut s’en faire un plaisir tant qu’on peut, comme de tous les autres devoirs, et un demi-plaisir, quand on ne peut pas mieux. Si le soin de l’entretenir est le seul dont il plaise au ciel de nous charger, il faut s’en acquitter gaiement et de la meilleure grâce qu’il est possible, et attiser ce feu sacré, en s’y chauffant de son mieux, jusqu’à ce qu’on vienne nous dire : C’est assez.

Ces tendres recommandations furent inutiles. Mme de Beaumont avait si peu d’attache à la vie, qu’il semblait qu’en le voulant, il n’eût tenu qu’à elle de vivre. Pure illusion ! elle n’était que trop réellement atteinte, et elle-même avait peu à faire pour hâter sa destinée. Elle se décida à aller aux eaux du Mont-Dore dans l’été de 1803, et, de là, à partir pour Rome, où elle rejoignit M. de Chateaubriand ; peu après son arrivée, elle y mourut. Il faut lire la lettre de M. Joubert, écrite pendant ce voyage de Rome. Il n’avait pas cru à ce départ ; il avait tout bas espéré qu’elle reculerait devant tant de fatigue et de causes d’épuisement. La dernière lettre qu’il lui adresse (12 octobre 1803) est remplie d’une tendresse émue ; on y sent comme une révélation, longtemps contenue, qu’il se fait enfin à lui-même ; il ne s’était jamais dit encore à ce degré combien il l’aimait, combien elle lui était nécessaire :

Tout mon esprit, écrivait-il, m’est revenu ; il me donne de grands plaisirs ; mais une réflexion désespérante les corrompt : je ne vous ai plus, et sûrement je ne vous aurai de longtemps à ma portée pour entendre ce que je pense. Le plaisir que j’avais autrefois à parler est entièrement perdu pour moi. Je fais vœu de silence ; je reste ici l’hiver. Ma vie intime va tout entière se passer entre le ciel et moi. Mon âme conservera ses habitudes, mais j’en ai perdu les délices.

Adieu, s’écriait-il en finissant, adieu, cause de tant de peines, qui avez été pour moi si souvent la source de tant de biens. Adieu ! conservez-vous, ménagez-vous, et revenez quelque jour parmi nous, ne fût-ce que pour me donner un seul moment l’inexprimable plaisir de vous revoir.

Dans les deux années qui avaient précédé (1800-1803), il s’était formé autour de Mme de Beaumont une petite réunion dont il a été parlé souvent, qui fut bien courte de durée, mais qui eut vie et action, et qui mérite de garder une place à part dans l’histoire littéraire. C’était l’heure où la société entière renaissait, et bien des salons offraient alors aux exilés et aux naufragés de la veille les jouissances si désirées de la conversation et de l’esprit. Il y avait les cercles philosophiques et littéraires de Mme Suard, de Mme d’Houdetot, celui de l’abbé Morellet (que tenait sa nièce, Mme Chéron) ; là dominaient, à proprement parler, les gens de lettres et les philosophes, continuateurs directs du dernier siècle. Il y avait les salons du monde proprement dit, d’une composition plus variée et plus diverse, le salon de Mme de La Briche, celui de Mme de Vergennes, où se distinguait sa fille, Mme de Rémusat, celui de Mme de Pastoret, de Mme de Staël quand elle était à Paris, et d’autres encore, dont chacun avait son ton dominant et sa nuance. Mais, dans un coin de la rue Neuve-du-Luxembourg, un salon bien moins en vue, bien moins éclairé, réunissait dans l’intimité quelques amis autour d’une personne d’élite. De ce côté se trouvaient alors la jeunesse, le sentiment nouveau et l’avenir. Les habitués du lieu étaient M. de Chateaubriand, même sa sœur Lucile durant tout un hiver, M. Joubert, Fontanes, M. Molé, M. Pasquier, Chênedollé, M. Guéneau de Mussy, un M. Jullien, fort instruit en littérature anglaise, Mme de Vintimille. C’était là le fonds même ; les autres, qu’on pourrait citer, ne venaient qu’en passant. Le coup de soleil qui suivit le 18 Brumaire s’était fait sentir mieux qu’ailleurs dans ce coin du monde : on aimait, on adoptait avec bonheur tout génie, tout talent nouveau ; on en jouissait comme d’un enchanteur ; l’imagination avait refleuri, et on aurait pu inscrire sur la porte du lieu le mot de M. Joubert : « L’admiration a reparu et réjoui une terre attristée. »

Ces heureuses rencontres, ces réunions complètes, ici-bas, n’ont qu’un jour. Après la perte de Mme de Beaumont, M. Joubert continua de vivre et de penser, mais avec moins de délices ; il s’entretenait souvent d’elle avec Mme de Vintimille, la meilleure amie qu’elle eût laissée ; mais rien ne se reforma de tel que la réunion de 1802, et, dès la fin de l’Empire, la politique et les affaires avaient relâché, sinon dissous, les relations des principaux amis. M. Joubert, isolé, vivant avec ses livres, avec ses songes, notant ses pensées sur de petits papiers qui ne se joignaient pas, serait mort sans rien laisser d’achevé ni de durable, si l’un des alliés de la famille, M. Paul Raynal, n’avait pris le soin pieux de recueillir ces fragments, de les enchâsser dans un certain ordre, et d’en faire comme une suite de pierres précieuses. Ce sont les volumes dont une seconde édition se publie aujourd’hui.

Puisque j’ai parlé de pierres précieuses, je dirai tout d’abord qu’il y en a trop. Un poète anglais (Cowley) a dit : « On finit par douter si la voie lactée est composée d’étoiles, tant il y en a ! » Il y a trop d’étoiles dans le ciel de M. Joubert. On voudrait plus d’intervalles et de repos. « Je suis comme Montaigne, disait-il, impropre au discours continu. En toutes choses il me semble que les idées intermédiaires me manquent, ou m’ennuient trop. » Ces idées intermédiaires, s’il s’était donné la peine de les exprimer, ne nous ennuieraient pas, ce semble, mais plutôt nous reposeraient en le lisant. On sent chez lui un effort souvent heureux, mais de l’effort. « S’il est un homme tourmenté, dit-il, par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c’est moi. » Sa méthode est de toujours rendre une pensée dans une image ; la pensée et l’image pour lui ne font qu’un, et il ne croit tenir l’une que quand il a trouvé l’autre. « Ce n’est pas ma phrase que je polis, mais mon idée. Je m’arrête jusqu’à ce que la goutte de lumière dont j’ai besoin soit formée et tombe de ma plume. » Ce ne sont donc que gouttes de lumière que cette suite de pensées ; l’œil de l’esprit finit par s’y éblouir. « Je voudrais, dit-il encore, se définissant lui-même à merveille, je voudrais faire passer le sens exquis dans le sens commun, ou rendre commun le sens exquis. » Le bon sens tout seul l’ennuief ; l’ingénieux sans bon sens lui paraît à bon droit méprisable : il veut unir l’un et l’autre, et ce n’est pas une petite entreprise : « Oh ! qu’il est difficile, s’écrie-t-il, d’être à la fois ingénieux et sensé ! » La Bruyère, avant lui, avait senti cette même difficulté et se l’était avouée aussi en commençant : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. » M. Joubert le reconnaît de même : « Toutes les choses qui sont aisées à bien dire ont été parfaitement dites ; le reste est notre affaire ou notre tâche : tâche pénible ! » J’indique tout d’abord l’inconvénient et le défaut. Ces livres de maximes et d’observations morales condensées, comme l’était déjà celui de La Bruyère et comme l’est surtout celui de M. Joubert, ne se peuvent lire de suite sans fatigue. C’est de l’esprit distillé et fixé dans tout son suc : on n’en saurait prendre beaucoup à la fois.

Les premiers chapitres du premier volume ne sont pas ceux qui me plaisent le plus ; ils traitent de Dieu, de la création, de l’éternité, et de bien d’autres choses. À la difficulté particulière des sujets, s’ajoute celle qui naît de la subtilité de l’auteur. Ici ce n’est plus seulement du Platon, c’est du saint Augustin à haute dose et sans la liaison des idées. Décidément, il sera convenable qu’un jour, de tous ces chapitres métaphysiques, on n’en fasse qu’un seul, très réduit, dans lequel on n’admettra que les pensées belles, simples, acceptables, rejetant toutes celles qui sont équivoques ou énigmatiques. À ce prix seulement, on pourra faire des volumes de M. Joubert, non plus un livre de bibliothèque comme aujourd’hui, mais aussi (ce qui serait si facile avec du choix) un de ces beaux petits livres comme il les aimait, et qui justifierait en tout sa devise : Excelle, et tu vivras !

C’est quand il revient à parler des mœurs et des arts, de l’Antiquité et du siècle, de la poésie et de la critique, du style et du goût, c’est sur tous ces sujets qu’il nous plaît et nous charme, qu’il nous paraît avoir ajouté une part notable et neuve au trésor de ses devanciers les plus excellents. Le goût, pour lui, est la conscience littéraire de l’âme. Pas plus que Montaigne, il n’aime le style livrier ou livresque, celui qui sent l’encre et qu’on n’a jamais que la plume à la main : « Il faut qu’il y ait, dans notre langage écrit, de la voix, de l’âme, de l’espace, du grand air, des mots qui subsistent tout seuls, et qui portent avec eux leur place. » Cette vie qu’il demande à l’auteur, et sans laquelle le style n’existe que sur le papier, il la veut aussi dans le lecteur : « Les écrivains qui ont de l’influence ne sont que des hommes qui expriment parfaitement ce que les autres pensent, et qui réveillent dans les esprits des idées ou des sentiments qui tendaient à éclore. C’est dans le fond des esprits que sont les littératures. » Aussi, lui qui sent si bien les anciens, l’Antiquité de Rome, de la Grèce, et celle de Louis XIV, il ne nous demande pas l’impossible ; il nous dira de la sentir, mais non point d’y retourner. En fait d’expression, il préfère encore le sincère au beau et la vérité au simulacre :

La vérité dans le style est une qualité indispensable, et qui suffit pour recommander un écrivain. Si, sur toutes sortes de sujets, nous voulions écrire aujourd’hui comme on écrivait du temps de Louis XIV, nous n’aurions point de vérité dans le style, car nous n’avons plus les mêmes humeurs, les mêmes opinions, les mêmes mœurs… Une femme qui voudrait écrire comme Mme de Sévigné serait ridicule, parce qu’elle n’est pas Mme de Sévigné. Plus le genre dans lequel on écrit tient au caractère de l’homme, aux mœurs du temps, plus le style doit s’écarter de celui des écrivains qui n’ont été modèles que pour avoir excellé à montrer, dans leurs ouvrages, ou les mœurs de leur époque ou leur propre caractère. Le bon goût lui-même, en ce cas, permet qu’on s’écarte du meilleur goût, car le goût change avec les mœurs, même le bon goût.

S’il en est ainsi pour nous déjà du style de Louis XIV, que sera-ce de celui de la haute Antiquité, et peut-on espérer d’y revenir ? M. Joubert se contente de désirer qu’on adore et qu’on regrette avec tendresse ce qui ne se retrouvera plus :

Dans le luxe de nos écrits et de notre vie, ayons du moins l’amour et le regret de cette simplicité que nous n’avons plus et que peut-être nous ne pouvons plus avoir. En buvant dans notre or, regrettons les coupes antiques. Enfin, pour ne pas être corrompus en tout, chérissons ce qui vaut mieux que nous-mêmes, et sauvons du naufrage, en périssant, nos goûts et nos jugements.

Ce que M. Joubert demande surtout aux modernes, c’est de ne pas insister sur leurs défauts, de ne pas verser du côté où ils penchent, de ne pas s’y jeter de toutes leurs forces. Nature idéale et légère, le sensuel, le boursouflé, le colossal, lui déplaisent par-dessus tout. Nous sommes très sensibles depuis quelques années à ce que nous nommons la force, la puissance. Souvent, quand il m’est arrivé de hasarder quelque remarque critique sur un talent du jour, on m’a répondu : « Qu’importe ! ce talent a de la puissance. » Mais quelle sorte de puissance ? M. Joubert va répliquer pour moi :

La force n’est pas l’énergie : quelques auteurs ont plus de muscles que de talent. La force ! je ne la hais ni ne la crains ; mais j’en suis, grâce au ciel, tout à fait désabusé. C’est une qualité qui n’est louable que lorsqu’elle est ou cachée ou vêtue. Dans le sens vulgaire, Lucain en eut plus que Platon, Brébeuf plus que Racine.

Il nous dira encore : « Où il n’y a point de délicatesse, il n’y a point de littérature. Un écrit où ne se rencontrent que de la force et un certain feu sans éclat, n’annonce que le caractère. On en fait de pareils, si l’on a des nerfs, de la bile, du sang et de la fierté. » M. Joubert adore l’enthousiasme, mais il le distingue de l’explosion, et même de la verve, qui n’est que de seconde qualité dans l’inspiration, et qui remue, tandis que l’autre émeut : « Boileau, Horace, Aristophane eurent de la verve ; La Fontaine, Ménandre et Virgile, le plus doux et le plus exquis enthousiasme qui fut jamais. » L’enthousiasme, en ce sens, pourrait se définir une sorte de paix exaltée. Les beaux ouvrages, selon lui, n’enivrent pas, mais ils enchantent. Il exige de l’agrément et une certaine aménité, même dans les sujets austères ; il réclame du charme partout, même dans la profondeur : « Il faut porter du charme dans ce qu’on approfondit, et faire entrer dans ces cavernes sombres, où l’on n’a pénétré que depuis peu, la pure et ancienne clarté des siècles moins instruits, mais plus lumineux que le nôtre. » Ces mots de lumineux et de lumière reviennent fréquemment chez lui et trahissent cette nature ailée, amie du ciel et des hauteurs. Le brillant, qu’il distingue du lumineux, ne le séduit pas : « Il est bon, il est beau que les pensées rayonnent, mais il ne faut pas qu’elles étincellent. » Ce qu’il leur souhaite plutôt, c’est la splendeur, qu’il définit un éclat paisible, intime, uniformément répandu, et qui pénètre tout un ensemble.

On aurait beaucoup à tirer des chapitres de M. Joubert sur la critique et sur le style, de ses jugements sur les divers écrivains : il y paraît neuf, hardi, vrai presque toujours. Il étonne au premier abord, il satisfait le plus souvent quand on y songe. Il a l’art de rafraîchir les préceptes usés, de les renouveler à l’usage d’une époque qui ne tient plus à la tradition qu’à demi. Par ce côté, il est un critique essentiellement moderne. Malgré toutes ses religions de l’antique et ses regrets du passé, on distingue aussitôt en lui le cachet du temps où il vit. Il ne hait pas un certain air de recherche, et y voit plutôt un malheur qu’un défaut. Il va jusqu’à croire « qu’il est permis de s’écarter de la simplicité, lorsque cela est absolument nécessaire pour l’agrément et que la simplicité seule ne serait pas belle ». S’il veut le naturel, ce n’est pas le naturel vulgaire, mais le naturel exquis. Y atteint-il toujours ? Il sent qu’il n’est pas exempt de quelque subtilité, et il s’en excuse : « Souvent on ne peut-éviter de passer par le subtil pour s’élever et arriver au sublime, comme pour monter aux cieux il faut passer par les nuées. » Il s’élève souvent aux plus hautes idées, mais ce n’est jamais en suivant les grandes routes ; il a des sentiers qui échappent. Enfin, pour tout dire, il a de la singularité et de l’humeur individuelle dans ses jugements. C’est un humoriste indulgent, qui rappelle quelquefois Sterne, ou plutôt Charles Lamb. Il a une manière qui fait qu’il ne dit rien, absolument rien, comme un autre. Cela est sensible dans les lettres qu’il écrit, et ne laisse pas de fatiguer à la longue. Par tous ces coins, M. Joubert n’est pas un classique, mais un moderne, et c’est à ce titre qu’il me paraît propre peut-être plus qu’un autre à donner de l’accent au bon conseil et à nous enfoncer le trait.

Je me suis demandé quelquefois ce que pourrait être une rhétorique française, sensée, juste, naturelle, et il m’est même arrivé, une fois dans ma vie, d’avoir à en conférer en quelques séances devant des jeunes gens. Qu’ai-je dû faire pour ne pas tomber dans la routine et ne pas me risquer dans la nouveauté ? J’ai commencé tout simplement par Pascal, par les Pensées de littérature dans lesquelles le grand écrivain a consigné quelques-unes des observations qu’il avait faites sur son art ; je les lisais à haute voix en les commentant. Puis, j’ai pris La Bruyère au chapitre des « Ouvrages de l’esprit ». J’ai passé ensuite à Fénelon pour ses Dialogues sur l’éloquence et pour sa Lettre à l’Académie française ; je lisais en parcourant, en choisissant les points et en commentant toujours moyennant quelques exemples, et sans me retrancher au besoin les vivants. Vauvenargues, par ses Pensées et ses Caractères littéraires, est venu ensuite. J’ai emprunté à Voltaire ses articles « Goût » et « Style » du Dictionnaire philosophique, son Temple du goût, et quelques passages de ses lettres où il juge Boileau, Racine et Corneille. J’y ai joint, pour étendre un peu l’horizon à ce moment, quelques considérations sur l’esprit de Goethe et sur le goût anglais de Coleridge. Marmontel, dans ses Éléments de littérature, m’a fourni ensuite l’article « Style », morceau excellent. Je n’ai eu garde d’oublier Buffon sur le même sujet, couronnant le tout. Puis le cercle classique accompli, j’ai donné M. Joubert à mes jeunes gens pour dessert en quelque sorte, pour récréation, et pour petite débauche finale, fine débauche digne de Pythagore ! Et ma rhétorique française s’est trouvée finie.

En résumé, s’il s’agissait de lui assigner son caractère, M. Joubert avait toute la délicatesse qu’on peut désirer d’un esprit, mais il n’eut pas toute la puissance. Il était « de ces esprits méditatifs et difficiles qui sont distraits sans cesse de leur œuvre par des perspectives immenses et les lointains du beau céleste dont ils voudraient mettre partout quelque image ou quelque rayon ». Ils se consument à la peine. Il avait à un trop haut degré le sentiment du parfait et du fini :

Achever sa pensée ! s’écriait-il, cela est long, cela est rare, cela cause un plaisir extrême ; car les pensées achevées entrent aisément dans les esprits ; elles n’ont pas même besoin d’être belles pour plaire, il leur suffit d’être finies. La situation de l’âme qui les a eues se communique aux autres âmes, et y transporte son repos. 

Il eut quelquefois cette douceur d’achever une pensée, mais il n’eut jamais celle de les joindre entre elles et de composer un monument.

Un philosophe de ce temps-ci, homme d’infiniment d’esprit lui-même, a coutume de distinguer ainsi trois sortes d’esprits :

Les premiers, à la fois puissants et délicats, qui excellent comme ils l’entendent, exécutent ce qu’ils conçoivent, et atteignent le grand et le vrai beau ; une rare élite entre les mortels !

Les seconds, délicats surtout, et qui sentent leur idée supérieure à leur exécution, leur intelligence plus grande encore que leur talent, même quand celui-ci est très réel. Ils se dégoûtent aisément, dédaignent les suffrages faciles, et aiment mieux juger, goûter et s’abstenir, que de rester au-dessous de leur idée et d’eux-mêmes. Ou s’ils écrivent, c’est par fragments, c’est pour eux seuls, c’est à de longs intervalles et à de rares instants ; ils n’ont en partage qu’une fécondité interne et qui n’a que peu de confidents.

Enfin, la troisième espèce d’esprits, ce sont ceux qui, plus puissants et moins délicats ou moins difficiles, vont produisant et se répandant sans trop se dégoûter d’eux-mêmes et de leurs œuvres ; et il est fort heureux qu’il en soit ainsi, car, autrement, le monde courrait risque d’être privé de bien des œuvres qui l’amusent et le charment, qui le consolent de celles, plus grandes, qui ne viendront pas.

Est-il besoin de dire que M. Joubert, comme M. Royer-Collard, appartient à la seconde classe de ces esprits, à ceux qui regardent en haut et produisent surtout en dedans ?

Naturellement, la conversation de ces hommes est encore supérieure à ce qu’ils laissent par écrit, et qui n’offre que la moindre partie d’eux-mêmes. Il m’a été donné de recueillir quelques traits des conversations de M. Joubert dans les papiers de Chênedollé, qui en avait pris note en le quittant. Veut-on savoir comment M. Joubert causait de M. de Chateaubriand et de Bernardin de Saint-Pierre, en les comparant tous deux pour ce qu’ils eurent d’excellent ? La semaine dernière a été toute consacrée à M. de Chateaubriand, et il y a eu grande fête d’éloquence à son sujet10. Pourtant, si je ne m’abuse, et si je vois clair à de certains symptômes, le moment approche où sa haute renommée aura à supporter une de ces insurrections générales auxquelles n’échappent jamais, en fin de compte, les longues monarchies, les monarchies universelles. Ce qu’il faudra faire alors pour maintenir les justes droits de sa renommée, ce sera, en bonne critique comme en bonne guerre, d’abandonner sans difficulté toutes les parties de ce vaste domaine qui ne sont pas vraiment belles ni susceptibles d’être sérieusement défendues, et de se retrancher dans les portions tout à fait supérieures et durables. Ces portions que j’appelle vraiment belles et inexpugnables, ce sera René, quelques scènes d’Atala, le récit d’Eudore, la peinture de la campagne romaine, de beaux tableaux dans l’Itinéraire ; des pages politiques et surtout polémiques s’y joindront. Eh bien ! voici ce que disait, un jour de février 1807, en se promenant avec Chênedollé devant la colonnade du Louvre, M. Joubert, à qui revenaient en mémoire René, Paul et Virginie et Atala :

L’ouvrage de M. de Saint-Pierre ressemble à une statue de marbre blanc, celui de M. de Chateaubriand à une statue de bronze fondue par Lysippe. Le style du premier est plus poli, celui du second plus coloré. Chateaubriand prend pour matière le ciel, la terre et les enfers : Saint-Pierre semble choisir ce qu’il y a de plus pur et de plus riche dans la langue : Chateaubriand prend partout, même dans les littératures vicieuses, mais il opère une vraie transmutation, et son style ressemble à ce fameux métal qui, dans l’incendie de Corinthe, s’était formé du mélange de tous les autres métaux. L’une a une unité variée, l’autre a une riche variété.

Il y a un reproche à faire tous les deux. M. de Saint-Pierre a donné à la matière une beauté qui ne lui appartient pas ; Chateaubriand a donné aux passions une innocence qu’elles n’ont pas, ou qu’elles n’ont qu’une fois. Dans Atala, les passions sont couvertes de longs voiles blancs.

Saint-Pierre n’a qu’une ligne de beauté qui tourne et revient indéfiniment sur elle-même, et se perd dans les plus gracieux contours : Chateaubriand emploie toutes les lignes, même les défectueuses, dont il fait servir les brisures à la vérité des détails et à la pompe des ensembles.

Chateaubriand produit avec le feu ; il fond toutes ses pensées au feu du ciel.

Bernardin écrit au clair de lune, Chateaubriand au soleil.

Je n’ajouterai rien après de telles pensées bien dignes de mémoire, sinon que, lorsqu’on fera encore une nouvelle édition de M. Joubert, il faudra les y ajouter.