(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Marie-Thérèse et Marie-Antoinette. Leur correspondance publiée par le chevalier d’Arneth »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Marie-Thérèse et Marie-Antoinette. Leur correspondance publiée par le chevalier d’Arneth »

Marie-Thérèse et Marie-Antoinette.
Leur correspondance publiée par le chevalier d’Arneth

Deuxième édition92

La question des lettres de Marie-Antoinette est à l’ordre du jour. On peut même dire que pour un grand nombre d’esprits, et de bons esprits, la question d’authenticité ou de non-authenticité qui a été soulevée pour une partie de ces lettres n’est plus douteuse et qu’elle a été tranchée par les derniers travaux venus d’Allemagne, ainsi que par les critiques français qui s’en sont faits chez nous les introducteurs et dont quelques-uns y ont ajouté. Il est à regretter que, s’il doit y avoir une réponse à leurs objections qui, à certains égards, semblent péremptoires, cette réponse se fasse tant attendre et semble hésiter. Il est des occasions où la riposte doit suivre l’attaque comme le canon répond au canon. Autrement on semble pris au dépourvu, et la place est enlevée avant qu’on ait paru en mesure de la défendre. Cette lenteur et cette temporisation à s’expliquer est d’autant plus fâcheuse que la principale des collections battues en brèche par la critique93 n’est entamée qu’en partie et reste solide et précieuse à beaucoup d’égards. Que si l’on a été induit en erreur pour une vingtaine ou une trentaine de lettres, eh bien ! qu’on le dise, qu’on le reconnaisse franchement ; le gros de l’ouvrage n’en est pas atteint. Faites la part au feu et retranchez-vous dans l’inattaquable. Mais, je le dis à regret, on est dans une mauvaise voie, et l’on paraît vouloir s’y obstiner. Aujourd’hui, M. d’Arneth, directeur des Archives de Vienne et qui, à ce titre, tient le bon bout, en publiant une deuxième édition, augmentée, des Lettres de l’impératrice Marie-Thérèse et de Marie-Antoinette, vient ajouter de nouveaux éléments et fournir de nouvelles armes dans le débat. Lui-même, il le considère comme vidé. Il publie, à la fin de son volume, des fac-similé de lettres de Marie-Antoinette (année par année) depuis 1770 jusqu’en 1780. On y voit la véritable et authentique écriture de la dauphine et de la reine qui forme sa main peu à peu et très-lentement. La différence de ces autographes viennois avec les fac-similé français qui ont été donnés saute aux yeux.

Parmi les lettres ajoutées à cette deuxième édition par M. d’Arneth, on trouve en tête une Instruction de l’impératrice à sa fille, datée du jour même du départ (21 avril 1770), un règlement de conduite à lire tous les mois et dont la première partie se rapporte toute à la religion, à la dévotion et aux prières. Dans une seconde partie, l’impératrice arrive à des recommandations qui touchent à la politique : ces conseils sont fort prudents et fort sages, marqués au sceau de ce caractère maternel et royal qui est imprimé dans toute la correspondance.

« Ne vous chargez d’aucune recommandation ; n’écoutez personne, si vous voulez être tranquille. N’ayez pas de curiosité : c’est un point dont je crains beaucoup à votre égard. Évitez toute sorte de familiarité avec de petites gens. Demandez à M. et à Mme de Noailles, en l’exigeant même, sur tous les cas, ce que, comme étrangère et voulant absolument plaire à la nation, vous devrez faire, et qu’ils vous disent sincèrement s’il y a quelque chose à corriger dans votre maintien, dans vos discours, ou autres points. Répondez agréablement à tout le monde, avec grâce et dignité ; vous le pouvez, si vous voulez. Il faut aussi savoir refuser. Dans mes États et dans l’Empire vous ne sauriez vous refuser à accepter des placets, mais vous les donnerez tous à Starhemberg… Depuis Strasbourg vous n’accepterez plus rien, sans en demander l’avis de M. ou de Mme de Noailles, et vous renverrez à eux tous ceux qui vous parleront de vos affaires, on leur disant honnêtement qu’étant vous-même étrangère, vous ne sauriez vous charger de recommander quelqu’un au roi. Si vous voulez, vous pouvez ajouter, pour rendre la chose plus énergique : « L’impératrice, ma mère, m’a expressément défendu de me charger d’aucune recommandation. » N’ayez point de honte de demander conseil à tout le monde et ne faites rien de votre propre tête… »

Et en ce qui est des correspondances que peut entretenir la dauphine et des précautions à y apporter, les conseils ne sont pas moins sages, pleins de réserve et de restrictions. Marie-Antoinette n’en aurait tenu aucun compte si elle avait réellement écrit quelques-unes des lettres qu’on a produites, comme adressées par elle à l’une de ses sœurs. En général, la Marie-Antoinette qui ressort de la correspondance de Vienne est beaucoup moins en état d’écrire et de correspondre agréablement qu’il ne semblerait d’après les lettres, aujourd’hui plus que suspectes, qui étaient d’accord avec une flatteuse légende et dont les couleurs répondaient au besoin des imaginations. Il y a cependant un trait d’esprit, et assez joli, dans une lettre écrite par la jeune reine au comte Franz de Rosenberg et qui est imprimée ici pour la première fois. Voici le début de cette lettre du 17 avril 1775 :

« Le plaisir que j’ai eu à causer avec vous, monsieur, doit bien vous répondre de celui que m’a fait votre lettre. Je ne serai jamais inquiète des contes qui iront à Vienne tant qu’on vous en parlera ; vous connaissez Paris et Versailles, vous avez vu et jugé. Si j’avais besoin d’apologie, je me confierais bien à vous ; de bonne foi j’en avouerai plus que vous n’en dites ; par exemple, mes goûts ne sont pas les mêmes que ceux du roi, qui n’a que ceux de la chasse et des ouvrages mécaniques. Vous conviendrez que j’aurais assez mauvaise grâce auprès d’une forge ; je n’y serais pas Vulcain, et le rôle de Vénus pourrait lui déplaire beaucoup plus que mes goûts qu’il ne désapprouve pas. »

C’est spirituel et finement tourné ; nous voudrions beaucoup de lettres authentiques comme celle-là.

La grande nouveauté de cette deuxième édition, ce sont les lettres confidentielles de l’abbé de Vermond au comte de Mercy. Cet abbé, qui avait été précepteur de la jeune archiduchesse à Vienne avant son mariage et qui resta ensuite presque constamment auprès de la dauphine et de la reine à Versailles, est un des hommes dont on a dit le plus de mal. On l’a représenté généralement comme un intrigant dont l’influence était funeste94. Les lettres qu’on publie sont faites pour rétablir un peu sa réputation. Il est vrai que lorsqu’on écrit des lettres, rarement on se donne un mauvais rôle, et l’on évite de fournir des armes contre soi. Cependant il paraît bien ressortir de la correspondance de l’abbé de Vermond qu’il était fort sincèrement attaché à son élève et qu’il fut loin d’avoir, tout d’abord, auprès d’elle le crédit et l’empire qu’on lui a prêté. On a dit qu’il était le premier à se vanter tout haut de ce crédit : ce n’est pas du moins dans ses lettres qu’il s’en vante. On est allé jusqu’à dire qu’il avait mal élevé exprès la dauphine, pour mieux la tenir dans la sujétion ; c’est une invention de la méchanceté et de l’envie. Les détails circonstanciés qu’il donne pendant son séjour à Vienne ou à Schœnbrunn sur l’éducation et les progrès de la jeune archiduchesse destinée à être dauphine, sont une preuve suffisante de son zèle et ne manquent pas d’intérêt en eux-mêmes :

« J’espère que Votre Excellence, écrit l’abbé au comte de Mercv, sera à bien des égards enchantée de Mme l’archiduchesse. Los étrangers et ceux qui ne l’ont pas vue depuis six mois sont frappés de sa physionomie qui acquiert tous les jours de nouveaux agréments. On peut trouver des figures plus régulièrement belles : je ne crois pas qu’on en puisse trouver de plus agréables.

Quelque idée qu’en aient pu donner en France ceux qui l’ont vue ici, on sera surpris du ton de bonté, d’affabilité, de gaîté qui est peint sur cette charmante figure. Mme l’archiduchesse dira les choses les plus obligeantes à tout le monde. Je voudrais qu’elle s’accoutume à différencier les égards ; j’y travaille autant qu’il m’est possible, sans trop m’inquiéter des petites plaisanteries que font quelquefois sur son éducation française des personnes qui sont fâchées de ne plus trouver des manières qui tiennent plus de familiarité que de bonté. Il en reste encore plus que je n’en voudrais ; mais l’âge et le changement d’état la mettront au point convenable. Le sentiment qui l’anime est bon et précieux ; je serais bien fâché de l’altérer.

Je compte que Votre Excellence trouvera chez Mme l’archiduchesse la plupart des connaissances qu’on peut désirer à son âge. Elle a plus d’esprit qu’on ne lui en a cru pendant longtemps. Malheureusement cet esprit n’a été accoutumé à aucune contention jusqu’à l’âge de douze ans. Un peu de paresse et beaucoup de légèreté m’ont rendu son instruction plus difficile. J’ai commencé pendant six semaines par des principes de belles-lettres : elle m’entendait bien, lorsque je lui présentais des idées toutes éclaircies ; son jugement était presque toujours juste, mais je ne pouvais l’accoutumer à approfondir un objet, quoique je sentisse qu’elle en était très-capable. J’ai cru voir qu’on ne pouvait appliquer son esprit qu’en l’amusant. J’ai commencé l’histoire de France, mais je ne m’en suis servi que comme d’un canevas sur lequel je pouvais broder tous les objets dont la connaissance est nécessaire dans le cours ordinaire de la vie. Excepté l’histoire des derniers temps, je ne lui ai présenté que les faits importants, surtout ceux qui font époque dans l’histoire de nos mœurs et de notre Gouvernement. J’ai profité de toutes les occasions pour lui donner une idée des arts, des lois et des coutumes ; je l’ai un peu tourmentée par mes questions depuis le règne de Henri IV. Lorsqu’il se présentait une position embarrassante pour un prince ou une princesse, je m’arrêtais toujours après l’exposé des circonstances et l’obligeais à dire ce qu’elle aurait fait à leur place. Elle avait besoin d’être pressée, et j’avais le plaisir de voir qu’elle prenait souvent le bon parti… »

Voilà la véritable Marie-Antoinette, celle, à l’origine, dont la personne avait du charme, mais dont l’esprit n’avait certes rien du prodige. Le temps, les années, les circonstances, en la pressant, la forcèrent peu à peu à avoir tout son jugement et à développer son caractère ; mais elle s’attarda aussi longtemps qu’elle put aux accessoires divertissants et aux agréables frivolités. Comme la question de l’écriture est devenue assez importante à cause des correspondances précoces qu’on a supposées de sa part, voici ce que l’abbé de Vermond disait dans la même lettre, quelques mois avant le départ de la jeune dauphine pour la France :

« Mme l’archiduchesse parle aisément et assez passablement français. Elle s’est déshabituée d’un nombre de mauvaises expressions ; il lui reste quelques mauvais tours de phrases dont elle se corrigera promptement lorsqu’elle n’entendra plus l’allemand et le mauvais français des personnes qui la servent. Elle ne ferait presque aucune faute d’orthographe, si elle pouvait se livrer à une attention suivie. Lorsque j’examine ses écritures, je n’ai besoin que de montrer les mots avec le bout de mon crayon ; elle reconnaît tout de suite ses méprises. Son caractère d’écriture n’est pas fort bon ; le plus fâcheux est qu’un peu par paresse et distraction, un peu aussi, à ce qu’on croit, par la faute de ses maîtres d’écriture, elle a contracté l’habitude d’écrire on ne peut pas plus lentement. Comme rien de ce qui peut être utile à S. A. R. ne me paraît étranger à mes devoirs, j’assiste souvent à ses écritures, mais j’avoue que c’est l’article sur lequel j’ai le moins gagné. »

Une fois à Versailles, les quarts d’heure que la dauphine accorde à son ancien précepteur sont rares et coupés par bien des distractions. Les lectures qu’il essaye de commencer avec elle sont le plus souvent abrégées par des visites ou des promenades ; on les remet de saison en saison. La bibliothèque n’a guère de place. Quant à ce qui est d’écrire des lettres, on ne voit pas que l’abbé de Vermond ait pu être, à ce sujet, d’une aussi grande utilité auprès de la dauphine qu’on l’a bien voulu dire. Dans une lettre qui a pour objet les lectures de Mme la dauphine, et où il montre la difficulté de lui en faire de suivies, il entre dans un détail minutieux qui révèle les assujettissements de cet intérieur et l’espionnage des mille argus :

« Il est bien certain qu’indépendamment de la satisfaction que Mme la dauphine désirerait donner à l’impératrice sur cet objet (les lectures), elle y gagnerait beaucoup pour elle-même. Son Age et son caractère ont besoin d’un peu de gêne pour toute application suivie ; l’engagement d’écrire sur ces lectures la rendrait plus exacte et plus attentive ; mais comment écrira-t-elle ? Je ne puis lui être d’aucun secours à cet égard ; je ne suis presque jamais chez Mme la dauphine lorsqu’elle écrit. Elle me fait quelquefois appeler lorsqu’elle finit ses lettres, mais elle observe de me garder fort peu de temps l’écritoire ouverte. Elle me dit quelquefois : « On ne manquerait pas de publier que vous me dictez mes lettres. » Cette crainte n’est pas sans fondement ; je ne pourrais pas hasarder d’écrire en présence et sous la dictée de Mme la dauphine, ni même de lui dire ce que j’aurais écrit chez moi. M. le dauphin me trouve quelquefois dans le cabinet de Mme la dauphine ; il entre toujours sans être annoncé. D’autres fois une femme de chambre, un garçon de chambre, entrent pour une commission de Mesdames ; Votre Excellence connaît notre Cour : quel conte ne ferait-on pas si on m’avait trouvé lisant des papiers ! »

L’abbé de Vermond, dans ces premiers temps, joue le rôle d’un moniteur assez importun, comme lui-même il se qualifie. Il n’est là que pour rappeler les recommandations de l’impératrice et les bons conseils de Vienne : il réussit peu. Il est pourtant témoin des bons effets que produisent quelques-unes des lettres maternelles, toujours reçues avec respect, crainte et quelquefois attendrissement. Après deux années de ce rôle assez ingrat et infructueux, il écrivait (mai 1772) :

« Le mauvais ton des alentours, l’habitude de ne recevoir ni correction ni même avis du roi et de M. le Dauphin, les seules autorités légales et convenables pour Mme la dauphine, enfin l’éloignement de 300 lieues, voilà à mon avis les causes du peu d’effet des lettres de réprimande. Jamais mère n’eut tant de droit de parler avec autorité que l’impératrice ; je l’ai représenté plusieurs fois dans les moments où les lettres chagrinaient : on convenait du principe, mais on s’est toujours figuré qu’on était peu aimée et qu’on serait traitée comme un enfant jusqu’à trente ans. Les dernières lettres commencent à détruire ces préjugés ; l’impératrice peut sentir par les réponses une partie du bon effet qu’elles produisent. Je suis persuadé que si elle veut compatir à la faiblesse de l’âge et des circonstances, accoutumer sa fille à la regarder comme son amie, elle en aura toute satisfaction et la conduira par lettres sur bien des choses. Malgré le découragement où me jette parfois le peu de succès que j’ai en sacrifiant depuis deux ans toutes mes pensées et actions à Mme la dauphine, je vois bien de la ressource dans son esprit et son caractère. »

Nous sommes ici dans la vraie mesure : ni engouement ni dénigrement. Les grandeurs véritables de Marie-Antoinette ne lui viendront que plus tard sous le coup de l’adversité. Mais l’imagination, une fois émue, a besoin d’antidater ses admirations. Elle projette ses lueurs et ses couleurs sur tout le passé ; elle crée, après coup, des enchantements et des merveilles là où il n’y a eu que de l’agrément racheté par bien des futilités. La correspondance de l’abbé de Vermond n’a rien qui prête à ces illusions rétrospectives, elle rabat du rêve, elle remet les choses au vrai point. A un moment, l’abbé demande à M. de Mercy d’être relevé de sa résidence habituelle à la suite de la Cour ; il allègue ses ennuis, ses dégoûts, et paraît résolu à se retirer (14 août 1773) :

« Je suis devenu inutile à Mme la dauphine. Mes fonctions se bornent à quelques lectures ; il est plus naturel qu’elles soient faites par une femme de chambre comme chez la reine ou par une lectrice comme chez Mesdames. Votre Excellence pensera peut-être que je puis être utile à titre de confiance. Les caractères francs et ouverts, comme celui de Mme la dauphine, ne sont guère susceptibles d’une confiance particulière, et en ont rarement besoin. Il est bien vrai que Mme la dauphine m’a toujours parlé de ce qui l’intéressait le plus, comme à un serviteur fidèle et uniquement dévoué à sa personne ; mais je dois convenir qu’elle a bien peu d’attention pour ce que j’ai l’honneur de lui représenter : quelquefois elle ne m’écoute pas, souvent ne me répond pas et rarement a égard à ce que j’ai l’honneur de lui dire. J’avouerai encore à Votre Excellence que, si j’étais resté auprès de Mme la dauphine, j’aurais eu peine à soutenir le peu d’égards qu’elle a eu constamment pour les affaires dont j’ai cru pouvoir lui parler. »

Tout cela créait une situation peu enviable. Il fait allusion à la jalousie et aux tracasseries dont il est l’objet et dont on peut prendre idée par les accusations grossies de Mme Campan : « Je ne parlerai pas à Votre Excellence, dit-il, de mille petites peines que j’ai souffertes presque continuellement : ce ne sont que des piqûres d’épingle, mais leur nombre creuse des plaies et rend la vie amère. » Le dauphin, le futur Louis XVI, n’aimait pas l’abbé et le lui marquait rudement. Marie-Antoinette appuyait peu ce mentor en sous ordre : elle supportait l’abbé, voilà tout. Elle sentait en lui le surveillant. Les jugements successifs que l’ancien précepteur transmettait sur le compte de la princesse sont, nous devons le dire, fort judicieux dans leur modération, et nous semblent même d’une expression assez heureuse :

« Mme la dauphine (1773) a beaucoup changé à son avantage depuis deux ans ; elle changera encore sur des articles importants : elle a l’esprit naturellement juste ; il serait à désirer qu’elle en fût plus persuadée. Sans la flatter, on peut lui garantir qu’elle gagnerait souvent à suivre son propre jugement ; la méfiance de soi-même, vertu si rare à son âge, est portée chez elle à l’excès ; combien de fois j’en ai gémi !

Mme la dauphine aura quelque jour le goût de la lecture et de l’application ; je l’espère avec la plus ferme confiance. Elle pourra aussi se trouver dans des circonstances à désirer un serviteur fidèle et uniquement dévoué à sa personne. Si pour lors le temps et l’absence avaient éteint chez M. le dauphin une prévention aussi affligeante que peu méritée, si Mme la dauphine se rappelait le plus ancien et le plus dévoué de ses serviteurs, elle me rendrait le plus heureux des hommes. Personne ne peut connaître et apprécier comme moi l’honnêteté de son âme, le charme et la vérité unique de son caractère. »

Si l’on n’avait pour tout document que cette correspondance, on croirait sérieusement à une retraite prochaine de l’abbé. Il en parle souvent comme d’une chose résolue et presque faite : était-ce de sa part une feinte, comme autrefois les faux semblants de retraite du vieux précepteur Fleury auprès de Louis XV ? Si c’était le cas de plaisanter, on dirait vraiment, à lire ces quelques extraits, que l’abbé affecte de quitter la reine par degrés, par accès et intermittence, et comme s’en va peu à peu une petite fièvre dont on ne désire pas le retour. Ainsi, en juin 1777 :

« Hier au moment où j’ai quitté la reine, elle m’a demandé quand je reviendrais ; j’ai répondu : « Environ dans un mois, selon mes affaires et ma santé. » S. M. ne m’a rien dit de plus ; elle n’en désire peut-être pas davantage ; elle trouvera une importunité de moins pendant mon absence, et quand elle aimerait mieux ma présence, elle sent bien qu’elle ne peut plus m’en parler sans répondre aux motifs clairs et décisifs que je lui ai présentés l’année dernière. Toute raison m’éloigne d’ici ; mon cœur m’y ramènera quelquefois, tant que je n’en serai pas exclu. Le baron de Breteuil avait raison de dire qu’on ne se soutenait pas à Versailles sans liaisons et alliés ; cela est peut-être encore plus vrai auprès de la reine ; mais l’alliance n’est pas de mon goût, et on n’en fait point sans but et sans intrigue dans la position où j’ai vécu jusqu’ici. »

Puis, deux ans après, en mai 1779 :

« La reine m’a rendu ma liberté, monsieur l’ambassadeur, et quoique S. M. y ait mis la condition de me mander dans certains cas, j’ai néanmoins lieu de compter que ma retraite sera entière et irrévocable. J’aurais pu le mander dès mardi à Votre Excellence, mais je n’ai pas voulu retarder le courrier, et mon âme était trop émue. Ce n’est pas que la reine m’eût montré ni humeur, ni vivacité ; elle avait pu se préparer d’après la lettre que je lui avais écrite le lundi soir ; je l’ai rarement trouvée aussi tranquille et aussi maîtresse de ses mouvements. Je n’ai pu me défendre d’un peu d’émotion en parlant à la reine ; cette émotion n’était point de vivacité, mais d’attendrissement et, si j’ose dire, de compassion sur l’état et les dispositions de la reine. Je vais retourner à la campagne ; j’ai grand besoin de secousse pour n’être pas étouffé par les idées et les mouvements qui m’agitent. Je ne me délivrerai jamais d’inquiétude pour ce que je quitte et qui me sera toujours si cher, malgré le traitement que j’ai éprouvé, même dans certains moments de cette dernière audience, dans laquelle j’ai fait revenir presque tous les points essentiels. J’ai eu occasion de dire à la reine qu’elle ne trouverait jamais de serviteur plus fidèle et plus dévoué que moi. Elle m’a bien répondu, et du ton de la persuasion, qu’elle en était bien sûre ; mais en même temps elle m’a montré évidemment que ses amis et sociétés lui tenaient lieu de tout. »

Quoi qu’on puisse dire, de tels sentiments ainsi exprimés sont respectables, et on sera en droit désormais de conclure que l’abbé de Vermond, quels que fussent ses défauts personnels, valait mieux que la réputation qu’on lui a faite. Dans quelques-unes des dernières lettres de l’impératrice à sa fille, on retrouve son nom mentionné fort honorablement. Cet abbé si maltraité par Mme Campan eut l’estime de Marie-Thérèse. C’est un contre-poids dans l’avenir.

Nous devons rappeler toutefois qu’à cette date de 1779 l’abbé de Vermond ne fit qu’une fausse sortie : il y eut un prompt retour ; la reine répara envers lui le passé et se fit un honneur de le mieux traiter au vu de tous95 ; on le retrouve à la Cour de Versailles sur un pied de crédit et même de faveur dans les années suivantes, très-mêlé sous main, dit-on, à l’action et aux influences des Brienne et des Breteuil. Le contrôle ici nous échappe, et nous ne garantissons pas les conseils qu’il a pu donner après la mort de Marie-Thérèse. Ce qu’il y a de certain, c’est que les mémoires du temps continuent d’en faire un bouc émissaire. Il dut quitter Versailles après le 14 juillet, et son impopularité n’eut de refuge assuré qu’à Vienne, où était née sa fortune avec le vice originel qui y était attaché.

Le volume de M. d’Arneth se termine par un Portrait de la reine, qui s’est trouvé à Vienne, copié de la main du secrétaire intime Pichler, dans un des cahiers des papiers de famille. C’est évidemment une de ces communications comme l’impératrice en provoquait, comme elle en recevait de temps à autre de Paris, et qui occasionnaient les conseils et les avertissements qu’elle donnait ensuite à sa fille. Le portrait est juste ; il n’a rien de satirique ; il est impartial ; deux ou trois petits mots semblent y déceler une plume étrangère, quoique tout y soit, d’ailleurs, d’une observation bien française. Il se rapporte à l’année 1776 : nous en donnerons les parties principales ; de telles esquisses d’après nature dispensent de bien des imaginations et des songes plus conformes à la poésie qu’à la réalité, et elles viennent à propos pour rompre de temps en temps la légende toujours prête à empiéter sur l’histoire :

« La reine est très-bien de figure, et quoiqu’elle ait pris assez d’embonpoint, il n’y a néanmoins pas encore d’excès. Son maintien est parfait ; quand elle le veut, elle est en général fort affable et populaire, et met beaucoup de grâce et d’agrément dans tout ce qu’elle fait et ce qu’elle dit. Elle néglige pourtant souvent les distinctions à l’égard de ceux qui sont le plus dans le cas d’en attendre, tels que les grands, les ministres, les ambassadeurs et ministres des Cours étrangères, et les étrangers particuliers, auxquels elle ne dit presque jamais rien. Tout cela a pourtant quelquefois ses exceptions, dont la plupart du temps on serait fort embarrassé à deviner les raisons. Elle paraît s’occuper assez soigneusement de sa parure et est toujours très-bien mise et de bon goût. Son maintien avec le roi est souvent un peu trop aisé et négligé et paraît annoncer qu’elle ne le regarde que comme un bonhomme (expression qui doit lui être échappée quelquefois), avec lequel elle croit pouvoir se dispenser de faire beaucoup de façons et d’user de ménagements particuliers. Il semble que ce prince est en grande partie cause lui-même de cette négligence : il n’est pas prévenant ; sa contenance est très-mauvaise ; il parle peu et mal, et reconnaît la supériorité de la reine et le lui laisse trop apercevoir.

Elle n’a certainement pas d’amour pour lui, et il serait difficile qu’elle en eût : mais, malgré cela, elle paraît sensible à sa complaisance et déférence pour elle, et ils sont, malgré la différence de leurs agréments personnels, de leurs caractères et de leurs goûts, aussi bien ensemble qu’on puisse le souhaiter. Il est à désirer seulement que cela se soutienne ainsi et que quelque esprit remuant ne réussisse pas à amener peu à peu le roi au point de secouer le joug et de surmonter la crainte qu’il a de son auguste épouse. Jusqu’à présent, on n’y voit encore aucune apparence, et cela est d’autant moins probable que le jeune monarque, étant très-borné, est aussi très-méfiant et ne mettra pas facilement quelqu’un dans le cas de lui donner de pareils conseils. Au reste, la chose est possible et ce serait le plus grand de tous les maux à craindre pour la reine. Elle est assez bien et convenablement avec toute la famille royale, excepté qu’elle marque beaucoup trop de prédilection pour le comte d’Artois, quoiqu’au fond elle ne l’aime ni ne l’estime, mais uniquement parce qu’il l’amuse et lui procure des amusements. En même temps elle se néglige quelquefois un peu vis-à-vis du comte et de la comtesse de Provence ; mais elle répare cela avec beaucoup de grâce dans d’autres moments… »

L’observateur montre la reine encore étrangère à la politique, s’abstenant d’y intervenir sérieusement, et, jusqu’alors, en fait de ministres, n’en aimant aucun :

« Elle les juge comme tout le public qui est toujours mécontent d’eux ; et comme les entours de cette princesse sont la plupart intéressés à décréditer le ministère quelconque et accoutumés à tout critiquer et à faire des plaisanteries sur tout, il arrive de là qu’elle ne connaît jamais aucun homme en place du bon côté, et ne voit que ses défauts ou ceux qu’on lui impute, et que souvent il n’a pas. »

Le côté agréable est mis en relief sans être exagéré ; justice est rendue à toutes les qualités séduisantes déployées dans l’intimité. L’observateur anonyme parle comme s’il y avait été admis ; rien de sa part ne sent le subalterne :

« La reine est très-gaie et aimable dans les sociétés ; on y parle fort librement d’affaires d’État, de littérature, de nouvelles, de spectacles, d’intérêts particuliers de chacun et de beaucoup de frivolités. La reine est toujours de la conversation, et malgré sa gaîté et l’aisance française, on n’y oublie jamais le respect qui lui est dû, et on se garde bien de tenir aucun propos qui pourrait la choquer ou seulement lui déplaire. Il est au fond assez naturel que cette princesse qui, étant arrivée si jeune en France, a pris tout à fait le ton et les goûts de la nation, cherche et trouve du plaisir à la fréquentation de ce qu’on appelle dans ce pays-là bonne compagnie.96 Elle est maîtresse de ses volontés ; elle n’aime pas l’application, elle ne veut pas de gêne ; elle ne trouve pas beaucoup de ressources dans la famille royale, et elle craint surtout l’ennui. Il est arrivé de là qu’elle s’est laissée aller à passer une couple d’heures chez Mme de Guemené, où on ne parle que d’objets à sa portée, où il y a peu de personnes qui soient ou qui fassent paraître qu’elles sont plus instruites qu’elle, où on est fort occupé de la flatter et de l’amuser, et où elle croit se dédommager de l’ennui qu’elle croit avoir pris pendant tout le reste de la journée. »

Si ce n’est pas pure négligence, c’est assez finement dit. L’observateur, qui paraît être un politique, se préoccupe de l’avenir et essaye de le prévoir :

« Malgré l’extrême légèreté de la reine, son goût pour l’amusement et son très-grand éloignement pour toute application, il viendra néanmoins un temps où elle s’ennuiera de sa dissipation actuelle, et vraisemblablement l’ambition s’éveillera en même temps. Le sentiment qui perce déjà le plus en elle est son désir ou plutôt sa volonté décidée d’être absolument indépendante. Elle a assez fait connaître dans toutes les occasions qu’elle ne veut être ni gouvernée ni dirigée, ni même guidée par qui que ce soit : c’est le point sur lequel toutes ses réflexions paraissent jusqu’à présent s’être concentrées. Hors de là, elle ne réfléchit encore guère, et l’usage qu’elle a fait jusqu’ici de son indépendance le prouve assez, puisqu’il n’a porté absolument que sur des objets d’amusement et de frivolité ; mais le temps de la réflexion ne lardera vraisemblablement plus longtemps à venir… »

J’ai indiqué, dans cette seconde édition de M. d’Arneth, tout ce qui est fait pour intéresser ceux qui avaient déjà été si frappés de l’importance historique de sa publication première.

Mais que la vérité est donc chose délicate à connaître, et comme il nuit ensuite de la trop bien savoir à qui voudrait créer et imaginer ! Voilà une figure touchante entre toutes, une figure épique et tragique s’il en fut, image et victime de la plus grande calamité qui ait passionné le monde. Dans l’Antiquité la poésie s’en fût saisie aussitôt ; elle l’eut chantée, idéalisée à l’envi et fixée sous des traits déterminés, dans un type immuable. La catastrophe étant donnée, il y aurait eu bien vite un parti pris absolu, une unité souveraine de couleur et de ton sur les précédents de cette destinée : c’eût été la satire ou l’apothéose qui eût prévalu ; on eût eu une première Antoinette, toute divine et adorable ou tout odieuse et détestable, tout une ou tout autre, selon le courant d’opinion qui eût soufflé et régné : il n’y aurait pas eu de milieu. De documents, on s’en fût passé ; l’imagination eût suppléé à tout. Après la poésie, la rhétorique, à son tour, serait venue s’en mêler ; après l’âge du chant, si l’on avait voulu absolument des écrits, on n’eut certes pas été embarrassé d’en fournir : un rhéteur habile aurait fait des lettres de la reine, comme il y en a de tant d’autres personnages illustres. On n’aurait vu là qu’une preuve de talent, un exercice d’esprit, pas même une peccadille historique. La plupart même y auraient cru sans soupçon, sans examen. Les La Beaumelle avaient beau jeu dans l’Antiquité. Au lieu de cela, aujourd’hui, tout est grave ; on est ramené au fait de tous les côtés ; l’archiviste, ce monsieur en lunettes, est, en définitive, le juge du camp, l’arbitre en dernier ressort. Plus de don Carlos romanesque et sentimental : M. Gachard ne le veut pas. Plus de Marie-Antoinette dauphine, toute ravissante, toute sentimentale aussi et pastorale, une merveille accomplie, réunissant tous les dons, traînant après soi tous les cœurs : M. d’Arneth, ses lettres en main, s’y oppose. Il n’y a plus moyen d’ajouter un trait, de pousser à la perfection, à l’art, de composer sa Princesse de Clèves à souhait. La chevalerie et le roman sont contrariés ; qu’y faire ? les pièces originales sont là, telles quelles ; elles parlent, ou elles se taisent ; elles font loi. Les conditions modernes de l’histoire sont à ce prix.