Maurice de Guérin.
Lettre d’un vieux ami de province81
Cette ébauche du Centaure me frappe surtout comme exprimant le sentiment grec grandiose, primitif, retrouvé et un peu refait à distance par une sorte de réflexion poétique et philosophique. Ce sentiment-là, par rapport à la Grèce, ne se retrouve dans la littérature française que depuis l’école moderne. Avant l’Homère d’André Chénier, les Martyrs de Chateaubriand, l’Orphée et l’Antigone de Ballanche, quelques pages de Quinet (Voyage en Grèce et Prométhée), on en chercherait les traces et l’on n’en trouverait qu’à peine dans notre littérature classique.
1º Il n’y a eu de contact direct entre l’ancienne Gaule et la Grèce que par la colonie grecque de Marseille. Ces influences grecques dans le midi de la Gaule n’ont pas été vaines. Il y eut toute une culture, et dans le chapitre v de son Histoire littéraire, M. Ampère a très bien suivi cette veine grecque légère, comme une petite veine d’argent, dans notre littérature. Encore aujourd’hui, il y a quelques mots grecs restés dans le provençal actuel, il y a des tours grammaticaux qui ont pu venir de là ; mais ce sont de minces détails. Au moyen âge, toute trace fut interrompue. À la renaissance du xvie siècle, la langue et la littérature grecques rentrèrent presque violemment et à torrent dans la littérature française : il y eut comme engorgement au confluent. L’école de Ronsard et de Baïf se fît grecque en français par le calque des compositions et même la fabrique des mots ; il y eut excès. Pourtant des parties belles, délicates ou grandes, furent senties par eux et reproduites. Henri Estienne, l’un des meilleurs prosateurs du xvie siècle et des plus grands érudits, a fait un petit traité de la conformité de la langue française et de la langue grecque : il a relevé une grande quantité de locutions, de tours de phrase, d’idiotismes communs aux deux langues, et qui semblent▶ indiquer bien moins une communication directe qu’une certaine ressemblance de génie. M. de Maistre, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, est de l’avis de Henri Estienne, et croit à la ressemblance du génie des deux langues. Pourtant, il faut le dire, toute cette renaissance grecque du xvie siècle, en France, fut érudite, pédantesque, pénible ; le seul Amyot, par l’élégance facile de sa traduction de Plutarque, ◀semble▶ préluder à La Fontaine et à Fénelon.
2º Avec l’école de Malherbe et de ses successeurs classiques, la littérature française se rapprocha davantage du caractère latin, quelque chose de clair, de précis, de concis, une langue d’affaires, de politique, de prose ; Corneille, Malherbe, Boileau n’avaient que très peu ou pas du tout le sentiment grec. Corneille adorait Lucain et ce genre latin, Boileau s’attache à Juvénal. Racine sent bien plus les Grecs ; mais, en bel esprit tendre, il sent et suit surtout ceux du second et du troisième âge, non pas Eschyle, non pas même Sophocle, mais plutôt Euripide ; ses Grecs, à lui, ont monté l’escalier de Versailles et ont fait antichambre à l’Œil-de-Bœuf. On voit dans la querelle des Anciens et des Modernes, où Racine et Boileau défendent Homère contre Perrault, combien il y avait peu, de part et d’autre, de sentiment vrai de l’antique. Mais La Fontaine, sans y songer, était alors bien plus grec que tous de sentiment et de génie : dans Philémon et Baucis, par exemple, dans certains passages de la Mort d’Adonis ou de Psyché. Surtout Fénelon l’est par le goût, le délicat, le fin le négligent d’un tour simple et divin ; il l’est dans son Télémaque, dans ses essais de traduction d’Homère, ses Aventures d’Aristonoüs ; il l’est partout par une sorte de subtilité facile et insinuante qui pénètre et charme : c’est comme une brise de ces belles contrées qui court sur ses pages. Massillon aussi, né à Hyères, a reçu un souffle de l’antique Massilie, et sa phrase abondante et fleurie rappelle Isocrate.
3º Au xviiie siècle, en France, on est moins près du sentiment grec que jamais. Les littérateurs ne savent plus même le grec pour la plupart. Quelques critiques, comme l’abbé Arnaud, qui ◀semblent se vouer à ce genre d’érudition avec enthousiasme, donnent plutôt une idée fausse. Bernardin de Saint-Pierre, sans tant d’étude, y atteint mieux par simple génie ; héritier en partie de Fénelon, il a, dans Paul et Virginie, dans bien des pages de ses Études, dans cette page (par exemple) où il fait gémir Ariane abandonnée à Naxos et consolée par Bacchus, des retours de l’inspiration grecque et de cette muse heureuse ; mais c’est le doux et le délicat plutôt que le grand qu’il en retrouve et en exprime. L’abbé Barthélemy, dans le Voyage d’Anacharsis (si agréable et si utile d’ailleurs), accrédita un sentiment grec un peu maniéré et très parisien, qui ne remontait pas au grand et ne rendait pas même le simple et le pur. Heureusement André Chénier était né, et par lui la veine grecque est retrouvée.
4º Au moment où l’école de David essaie, un peu en tâtonnant et en se guindant, de revenir à l’art grec, André Chénier y atteint en poésie. Dans son Homère, l’idée du grand et du primitif se retrouve et se découvre même pour la première fois. Dans l’étude de la statuaire grecque, on en resta ainsi longtemps au pur gracieux, à l’art joli et léché des derniers âges : ce n’est que tard qu’on a découvert la majesté reculée des marbres d’Égine, les bas-reliefs de Phidias, la Vénus de Milo.
Peu après André Chénier, et, avant qu’on eût publié ses poèmes, M. de Chateaubriand, dans les Martyrs, retrouvait de grands traits de la beauté grecque antique ; dans son Itinéraire, il a surtout peint admirablement le rivage de l’Attique. Il sent à merveille le Sophocle et le Périclès.
Un homme qui ne sentait pas moins la Grèce dès la fin du xviiie siècle, est M. Joubert… quelques pensées de lui sont ce qu’on a écrit de mieux en fait de critique littéraire des Grecs. Il aurait aimé le Centaure.
Vous connaissez l’Orphée, et je n’ai point à vous en parler ; mais à Ballanche, à Quinet (dans son Voyage en Grèce), il manque un peu trop, pour correctif de leur philosophie concevant et refaisant la Grèce, quelque chose de cette qualité grecque fine, simple et subtile, négligée et élégante, railleuse et réelle, de Paul-Louis Courier, ce vrai Grec, dont la figure, la bouche surtout, fendue jusqu’aux oreilles, ressemblait un peu à celle d’un faune.