(1882) Essais de critique et d’histoire (4e éd.)
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(1882) Essais de critique et d’histoire (4e éd.)

Avertissement

Plusieurs morceaux ont été remplacés dans cette édition par d’autres qui ont paru moins faibles.

Préface

Plusieurs critiques m’ont fait l’honneur tantôt de combattre, tantôt d’approuver ce qu’ils veulent bien appeler mon système. Je n’ai point tant de prétention que d’avoir un système : j’essaye tout au plus de suivre une méthode. Un système est une explication de l’ensemble, et indique une œuvre faite ; une méthode est une manière de travailler et indique une œuvre à faire. J’ai voulu travailler dans un certain sens et d’une certaine façon, rien de plus. La question est de savoir si cette façon est bonne. Pour cela il faut la pratiquer ; si le lecteur veut en faire l’essai, il pourra juger. Au lieu de réfuter des réfutations, je vais esquisser le procédé qui en est cause ; ceux qui l’auront répété sauront par eux-mêmes s’il conduit à des vérités.

I.

Il est tout entier compris dans cette remarque que les choses morales ont, comme les choses physiques, des dépendances et des conditions.

Je suppose qu’on veuille vérifier cette maxime et en mesurer la portée. Le lecteur prendra par exemple quelque artiste, savant ou écrivain notable, tel poète, tel romancier, et lira ses œuvres, la plume à la main. Pour les bien lire, il les classera en groupes naturels, et dans chaque groupe il distinguera ces trois choses distinctes qu’on appelle les personnages ou caractères, l’action on intrigue, le style ou façon d’écrire. Dans chacune de ces provinces, il notera, suivant l’habitude de tout critique, par quelques mois brefs et vifs, les particularités saillantes, les traits dominants, les qualités propres de son auteur. Arrivé au terme de sa première course, s’il a quelque pratique de ce travail, il verra venir au bout de sa plume une phrase involontaire, singulièrement forte et significative, qui résumera toute son opération, et mettra devant ses yeux un certain genre de goût et de talent, une certaine disposition d’esprit ou d’âme, un certain cortège de préférences et de répugnances, de facultés et d’insuffisances, bref, un certain état psychologique, dominateur et persistant, qui est celui de son auteur. — Qu’il répète maintenant la même opération sur les autres portions du même sujet ; qu’il compare ensuite les trois ou quatre résumés auxquels chacune de ses analyses partielles l’aura conduit ; qu’il ajoute alors aux écrits de son auteur sa vie, j’entends sa conduite avec les hommes, sa philosophie, c’est-à-dire sa façon d’envisager le monde, sa morale et son esthétique, c’est-à-dire ses vues d’ensemble sur le bien et sur le beau ; qu’il rapproche toutes les phrases abréviatives qui sont l’essence concentrée des milliers de remarques qu’il aura faites et des centaines de jugements qu’il aura portés. Si ses notations sont précises, s’il a l’habitude d’apercevoir les sentiments et les facultés sous les mots qui les désignent, si cet œil intérieur par lequel nous démêlons et définissons à l’instant les diversités de l’être moral est suffisamment exercé et pénétrant, il verra que ses sept ou huit formules dépendent les unes des autres que la première étant donnée, les autres ne pouvaient être différentes, que par conséquent les qualités qu’elles représentent sont enchaînées entre elles, que si l’une variait, les autres varieraient d’une façon proportionnelle, et que partant elles font un système comme un corps organisé. Non seulement il aura le sentiment vague de cet accord mutuel qui harmonise les diverses facultés d’un esprit, mais encore il en aura la perception distincte ; il pourra prouver par voie logique que telle qualité, la violence on la sobriété d’imagination, l’aptitude oratoire ou lyrique, constatée sur un point, doit étendre son ascendant sur le reste. Par un raisonnement continu, il reliera ainsi les divers penchants de l’homme qu’il examine sous un petit nombre d’inclinations gouvernantes dont ils se déduisent et qui les expliquent, et il se donnera le spectacle des admirables nécessités qui rattachent entre eux les fils innombrables, nuancés, embrouillés de chaque être humain.

Ceci est le cas le plus simple. Je suppose maintenant que le lecteur veuille faire l’expérience sur un cas plus large et plus compliqué, sur une grande école, comme celle des dramatistes anglais ou espagnols, des peintres florentins ou vénitiens, sur une civilisation entière comme celle de l’ancienne Rome, sur une race comme les Sémites, même sur un groupe distinct de races comme les peuples aryens, et, pour prendre un exemple, sur une époque historique bien déterminée, le siècle de Louis XIV. Pour cela il a fallu d’abord lire et voir beaucoup, et probablement, de tant d’observations, il est resté dans l’esprit du lecteur quelque impression d’ensemble, je veux dire le sentiment vague d’une concordance mal définie entre les multitudes d’œuvres et de pensées qui ont passé sous ses yeux. Mais je lui demande d’aller plus loin, et par des voies plus sûres. Ici comme dans le cas précédent et comme en toute recherche exacte, il faut en premier lieu classer les faits, et considérer chaque classe de faits à part, d’un côté les trois grandes œuvres de l’intelligence humaine, la religion, l’art et la philosophie, de l’autre les deux grandes œuvres de l’association humaine, la famille et l’État, de l’autre enfin les trois grandes œuvres matérielles du labeur humain, l’industrie, le commerce et l’agriculture, et dans chacun de ces groupes généraux les groupes secondaires en lesquels il se subdivise. N’en prenons qu’un, la philosophie ; quand le lecteur aura étudié la doctrine régnante de Descartes à Malebranche, quand après avoir noté la méthode, la théorie de l’étendue et de la pensée, la définition de Dieu, la morale et le reste, il se sera figuré nettement le point de départ et le genre d’esprit qui ont déterminé l’œuvre entière, quand il aura précisé son idée en menant en regard la philosophie imaginative et tumultueuse du siècle précédent, la philosophie destructive et comprimante de l’Angleterre contemporaine, la philosophie expérimentale et sceptique du siècle suivant, il arrivera à démêler dans la philosophie française du xviie  siècle une certaine tendance distincte d’où dérivent comme d’une source sa soumission et son indépendance, sa pauvreté théologique et sa lucidité logique, sa noblesse morale et sa sécheresse spéculative, son penchant pour les mathématiques et son dédain de l’expérience, d’une part ce mélange de compromis et de roideurs, qui annonce une race plus propre au pur raisonnement qu’aux vues d’ensemble, d’autre part ce mélange d’élévation et de froideur qui annonce un âge moins enthousiaste que correct. Que l’on fasse maintenant une opération semblable sur les autres portions contemporaines de l’intelligence et de l’action humaine ; que l’on compare entre eux les résumés dans lesquels, sous forme maniable et portative, on aura déposé pareillement la substance de l’œuvre observée ; si, par cette sorte de chimie qu’on nomme l’analyse psychologique, on prend soin de reconnaître les ingrédients de chaque extrait, on découvrira que des éléments semblables se rencontrent dans les différentes fioles, que les mêmes facultés et les mêmes besoins qui ont produit la philosophie ont produit la religion et l’art, que l’homme auquel cet art, cette philosophie, cette religion, s’adressaient, était préparé par la société monarchique et par les bienséances du salon à les goûter et à les comprendre ; que le théâtre, la conversation, les jardins, les mœurs de famille, la hiérarchie de l’État, la docilité du sujet, la domesticité noble des grands, la domesticité humble des petits, tous les détails de la vie privée ou publique, s’accordaient pour fortifier les sentiments et les facultés régnantes, et que non seulement les diverses parties de cette civilisation si large et si complexe étaient jointes ensemble par des dépendances mutuelles, mais encore que ces dépendances avaient pour cause la présence universelle de certaines aptitudes et de certaines inclinations, toujours les mêmes, répandues sous des figures diverses dans les divers compartiments où s’était moulé le métal humain. Entre une charmille de Versailles, un raisonnement philosophique et théologique de Malebranche, un précepte de versification chez Boileau, une loi de Colbert sur les hypothèques, un compliment d’antichambre à Marly, une sentence de Bossuet sur la royauté de Dieu, la distance semble infinie et infranchissable ; nulle liaison apparente. Les faits sont si dissemblables qu’au premier aspect on les juge tels qu’ils se présentent, c’est-à-dire isolés et séparés. Mais les faits communiquent entre eux par les définitions des groupes où ils sont compris, comme les eaux d’un bassin par les sommets du versant d’où elles découlent. Chacun d’eux est une action de cet homme idéal et général autour duquel se rassemblent toutes les inventions et toutes les particularités de l’époque ; chacun d’eux a pour cause quelque aptitude ou inclination du modèle régnant. Les diverses inclinations ou aptitudes du personnage central s’équilibrent, s’harmonisent, se tempèrent les unes les autres sous quelque penchant ou faculté dominante, parce que c’est le même esprit et le même cœur qui a pensé, prié, imaginé et agi, parce que c’est la même situation générale et le même naturel inné qui ont façonné et régi les œuvres séparées et diverses, parce que c’est le même sceau qui s’est imprimé différemment en différentes matières. Aucune des empreintes ne peut changer sans entraîner le changement des autres, parce que si l’une d’elles change, c’est par le changement du sceau.

Il reste un pas à faire. Jusqu’à présent, il ne s’agissait que de la liaison des choses simultanées ; il s’agit maintenant de la liaison des choses successives. Le lecteur a pu vérifier que les choses morales comme les choses physiques ont des dépendances ; à présent il doit vérifier que comme les choses physiques, elles ont des conditions.

Vous avez cherché et trouvé la définition d’un groupe, j’entends cette petite phrase exacte et expressive qui enferme dans son enceinte étroite les caractères essentiels d’où les autres peuvent être déduits. Supposons ici qu’elle désigne ceux de notre xviie  siècle ; comparez-la à celles par lesquelles vous avez désigné l’époque précédente et les autres plus anciennes de la même histoire dans le même pays ; cherchez maintenant si les termes divers de cette série ne contiennent pas quelque élément commun. Il s’en trouve un, le caractère et l’esprit propre à la race, transmis de génération en génération, les mêmes à travers les changements de la culture, les diversités de l’organisation et la variété des produits. Ce caractère et cet esprit, une fois constitués, se trouvent plus ou moins enclins à la discipline ou à l’indépendance personnelle, plus ou moins propres au raisonnement fin ou à l’émotion poétique, plus ou moins disposés à la religion de la conscience, ou de la logique, ou de l’habitude, ou des yeux. À un moment donné, pendant une période, ils font une œuvre, et leur nature, jointe à celle de leur œuvre, est la condition de l’œuvre qui suit, comme dans un corps organisé le tempérament primitif, joint à l’état antérieur, est la condition de l’état suivant. Ici comme dans le monde physique, la condition est suffisante et nécessaire ; si elle est présente, l’œuvre ne peut manquer ; si elle est absente, l’œuvre ne peut apparaître. Du caractère anglais et du despotisme légué aux Stuarts par les Tudors est sortie la révolution d’Angleterre. Du caractère français et de l’anarchie nobiliaire léguée par les guerres civiles aux Bourbons est sortie la monarchie de Louis XIV.

Pour produire sous Léon X cette superbe floraison des arts du dessin, il a fallu le précoce et pittoresque génie italien avec le règne prolongé des mœurs énergiques et des instincts corporels du moyen âge. Pour produire aux premiers siècles de notre ère cette étonnante végétation de philosophies et de religions mystiques, il a fallu l’aptitude spéculative de nos races aryennes, en même temps que l’écrasement du monde enfermé sous un despotisme sans issue et l’élargissement de l’esprit agrandi par la ruine des nationalités. Que le lecteur veuille bien faire l’expérience, sur une période quelconque ; s’il part des textes, s’il lit et juge par lui-même, s’il épuise méthodiquement son sujet, s’il s’élève par degrés des caractères qui gouvernent les groupes moindres jusqu’à ceux qui gouvernent les groupes plus vastes, s’il est attentif à rectifier et préciser incessamment ses résumés, s’il s’habitue à voir clairement ces qualités et ces situations générales qui étendent leur empire sur des siècles et des nations entières, il se convaincra qu’elles dépendent de qualités et de situations antérieures aussi générales qu’elles-mêmes, que les secondes étant données, les premières doivent suivre, quelles jouent entre elles le grand jeu de l’histoire, qu’elles font ou défont les civilisations par leur désaccord ou leur harmonie, que notre petite vie éphémère n’est qu’un flot dans leur courant, que nous avons en elles et par elles l’action et l’être. Au bout d’un peu de temps, il embrassera d’un regard l’ensemble qu’elles gouvernent ; il ne les verra plus comme des formules abstraites, mais comme des forces vivantes mêlées aux choses, partout présentes, toujours agissantes, véritables divinités du monde humain, qui donnent la main au-dessous d’elles à d’autres puissances maîtresses de la matière comme elles-mêmes le sont de l’esprit, pour former toutes ensemble le chœur invisible dont parlent les vieux poètes, qui circule à travers les choses et par qui palpite l’univers éternel.

II.

On voit qu’il s’agit ici d’une expérience pareille à celles que les savants font en physiologie ou en chimie. Dans l’un comme dans l’autre cas, un homme vous dit : « Prenez telle matière, divisez-la de telle façon, pratiquez sur elle telles et telles opérations et dans tel ordre ; vous arriverez à constater telles dépendances et à dégager tel principe. J’y suis arrivé dans trente ou quarante cas en choisissant des circonstances diverses. » On ne peut accepter ou rejeter son idée qu’après contre-épreuve. Ce n’est pas le réfuter que de lui dire : « Votre méthode est mauvaise, car elle rend le style rigide et désagréable. » Il vous répondra tout haut : « Tant pis pour moi. » — Ce n’est, pas non plus le réfuter que lui dire : « Je repousse vos procédés, car la doctrine à laquelle ils conduisent dérange mes convictions morales. » Il vous répondra tout bas : « Tant pis pour vous. » L’expérience seule détruit l’expérience ; car les objections théologiques ou sentimentales n’ont pas de prise sur un fait. Que ce fait soit une formation de tissus observés au microscope, un chiffre d’équivalent constaté par la balance, une concordance de facultés et de sentiments démêlés par la critique, sa valeur est la même ; il n’y a pas d’autorité supérieure qui puisse le rejeter de prime abord et sans contrôle, préalable ; on est obligé, pour le démentir, de répéter l’opération qui l’a obtenu. Quand un physiologiste vous dit que les éléments anatomiques se forment par génération spontanée dans l’individu vivant, et que l’individu vivant est une agrégation d’individus élémentaires doués chacun d’une vie propre et distincte, vous croyez-vous en droit de protester au nom du dogme théologique de la création ou du dogme moral de la personnalité humaine ? Ces sortes d’objections qui pouvaient se faire au moyen âge ne peuvent se faire aujourd’hui dans aucune science, en histoire non plus qu’en physiologie ou en chimie, depuis que le droit de régler les croyances humaines est passé tout entier du côté de l’expérience, et que les préceptes ou doctrines, au lieu d’autoriser l’observation, reçoivent d’elle tout leur crédit. — D’ailleurs il est aisé de voir que les objections de cette espèce proviennent toutes d’une méprise, et que l’adversaire, sans s’en douter, est la dupe des mots. Il vous reproche de considérer les caractères nationaux et les situations générales comme les seules grandes forces en histoire, et il part de là pour décider que vous supprimez l’individu. Il oublie que ces grandes forces ne sont que la somme des penchants et des aptitudes des individus, que nos termes généraux sont des expressions collectives par lesquelles nous réunissons sous un de nos regards vingt ou trente millions d’âmes inclinées et agissantes dans le même sens, que lorsque cent hommes poussent une roue, la force totale qui déplace la roue n’est que l’assemblage des forces de ces cent hommes, et que les individus existent et opèrent aussi bien dans un peuple, un siècle ou une race que les unités composantes dans une addition dont on n’écrit que le chiffre final. — Pareillement encore il vous reproche de transformer l’homme en machine, de l’assujettir à quelques rouages intérieurs, de l’asservir aux grandes pressions environnantes, de nier la personne indépendante et libre, de décourager nos efforts en nous apprenant que nous sommes contraints et conduits au dehors et au dedans par des forces que nous n’avons pas faites et que nous devons subir. Il oublie ce qu’est une âme individuelle, comme tout à l’heure il oubliait ce qu’est une force historique ; il sépare le mot de la chose ; il le vide et le pose à part, comme un être efficace et distinct. Il cesse de voir dans l’âme individuelle comme tout à l’heure dans la force historique les éléments qui la composent, tout à l’heure les individus dont la force historique n’est que la somme, à présent les facultés et les penchants dont l’âme individuelle n’est que l’ensemble. Il ne remarque pas que les aptitudes et les penchants fondamentaux d’une âme lui appartiennent, que ceux qu’elle prend dans la situation générale ou dans le caractère national lui sont ou lui deviennent personnels au premier chef, que lorsqu’elle agit par eux, c’est d’après elle-même, par sa force propre, spontanément, avec une initiative complète, avec une responsabilité entière, et que l’artifice d’analyse par lequel on distingue ses principaux moteurs, ses engrenages successifs et les distributions de son mouvement primitif n’empêche pas le tout, qui est elle-même, de tirer de soi son élan et sa direction, c’est-à-dire son énergie et son effort. Il ne remarque pas non plus que des recherches de ce genre, bien loin de décourager l’homme en lui représentant son esclavage, ont pour effet d’accroître ses espérances en augmentant son pouvoir ; qu’elles aboutissent comme les sciences physiques à établir des dépendances constantes entre les faits ; que la découverte de ces dépendances dans les sciences physiques a donné aux hommes le moyen de prévoir et de modifier jusqu’à un certain point les événements de la nature ; qu’une découverte analogue dans les sciences morales doit fournir aux hommes le moyen de prévoir et de modifier jusqu’à un certain degré les événements de l’histoire. Car nous devenons d’autant plus maîtres de notre destinée que nous démêlons plus exactement les attaches mutuelles des choses. Lorsque nous sommes parvenus à connaître la condition suffisante et nécessaire d’un fait, la condition de cette condition, et ainsi de suite, nous avons sous les yeux une chaîne de données dans laquelle il suffit de déplacer un anneau pour déplacer ceux qui suivent ; en sorte que les derniers, même situés au-delà de notre action, s’y soumettent par contrecoup, dès que l’un des précédents tombe sous nos prises. Tout le secret de nos progrès pratiques, depuis trois cents ans, est enfermé là1 ; nous avons dégagé et défini des couples de faits tellement liés que, le premier apparaissant, le second ne manque jamais de suivre, d’où il arrive qu’en opérant directement sur le premier, nous pouvons agir indirectement sur le second C’est de cette façon que la connaissance accrue accroît la puissance, et la conséquence manifeste est que dans les sciences morales comme dans les sciences physiques, la recherche fructueuse est celle qui, démêlant les couples, c’est-à-dire les conditions et les dépendances des choses, permet parfois à la main de l’homme de s’interposer dans le grand mécanisme pour déranger ou redresser quelque petit rouage, un rouage assez léger pour être remué par une main d’homme, mais tellement important que son déplacement ou son raccord puisse amener un changement énorme dans le jeu de la machine, et l’employer tout entière, à quelque endroit qu’elle joue, ici dans la nature, là-bas dans l’histoire, au profit de l’insecte intelligent par lequel l’économie de sa structure aura été pénétrée.

C’est avec ce but et dans ce sens qu’aujourd’hui l’histoire se transforme ; c’est par ce travail que d’un simple récit elle peut devenir une science, et constater des lois après avoir exposé des faits. Nous apercevons déjà plusieurs de ces lois, toutes très précises et très générales, et qui correspondent à celles qu’on a trouvées dans la science des corps vivants. En cela la philosophie de l’histoire humaine répète comme une fidèle image la philosophie de l’histoire naturelle. — Les naturalistes ont remarqué que les divers organes d’un animal dépendent les uns des autres, que, par exemple les dents, l’estomac, les pieds, les instincts et beaucoup d’autres données varient ensemble suivant une liaison fixe, si bien que l’une d’elles transformée entraîne dans le reste une transformation correspondante2. De même les historiens peuvent remarquer que les diverses aptitudes et inclinations d’un individu, d’une race, d’une époque sont attachées les unes aux autres de telle façon que l’altération d’une de ces données observée dans un individu voisin, dans un groupe rapproché, dans une époque précédente ou suivante, détermine en eux une altération proportionnée le tout le système. — Les naturalistes ont constaté que le développement exagéré d’un organe dans un animal, comme le kangourou ou la chauve-souris, amenait l’appauvrissement ou la réduction des organes correspondants3. Pareillement, les historiens peuvent constater que le développement extraordinaire d’une faculté, comme l’aptitude morale dans les races germaniques, ou l’aptitude métaphysique et religieuse chez les Indous, amène dans les mêmes races l’affaiblissement des facultés inverses. — Les naturalistes ont prouvé que parmi les caractères d’un groupe animal ou végétal, les uns sont subordonnés, variables, parfois affaiblis, quelquefois absents ; les autres, au contraire, comme la structure en couches concentriques dans une plante, ou l’organisation autour d’une chaîne de vertèbres, dans un animal, sont prépondérants et déterminent tout le plan de son économie. De la même façon les historiens peuvent prouver que parmi les caractères d’un groupe ou d’un individu humain, les uns sont subordonnés et accessoires, les autres comme la présence prépondérante des images ou des idées, ou bien encore l’aptitude plus ou moins grande aux conceptions plus ou moins générales, sont dominateurs et fixent d’avance la direction de sa vie et l’espèce de ses inventions4. — Les naturalistes montrent que dans une classe ou même dans un embranchement du règne animal, le même plan d’organisation se retrouve chez toutes les espèces : que la patte du chien, la jambe du cheval, l’aile de la chauve-souris, le bras de l’homme, la nageoire de la baleine, sont une même donnée anatomique appropriée par quelques contractions ou allongements partiels aux emplois les plus différents. Par une méthode semblable les historiens peuvent montrer que chez un même artiste, dans une même école, dans un même siècle, dans une même race, les personnages les plus opposés de condition, de sexe, d’éducation, de caractère, présentent tous un type commun, c’est-à-dire un noyau de facultés et d’aptitudes primitives qui, diversement raccourcies, combinées, agrandies, fournissent aux innombrables diversités du groupe5. — Les naturalistes établissent que dans une espèce vivante les individus qui se développent le mieux et se reproduisent le plus sûrement sont ceux qu’une particularité de structure adapte le mieux aux circonstances ambiantes ; que dans les autres les qualités inverses produisent des effets inverses ; que le cours naturel des choses amène ainsi des éliminations incessantes et des perfectionnements graduels ; que cette préférence et cette défaveur aveugles agissent comme un triage volontaire, et qu’ainsi la nature choisit dans chaque milieu, pour leur donner l’être et l’empire, les espèces les mieux appropriées à ce milieu. — Par des observations et un raisonnement analogues, les historiens peuvent établir que dans un groupe humain quelconque les individus qui atteignent la plus haute autorité et le plus large développement sont ceux dont les aptitudes et les inclinations correspondent le mieux à celles de leur groupe ; que le milieu moral comme le milieu physique agit sur chaque individu par des excitations et des répressions continues ; qu’il fait avorter les uns et germer les autres à proportion de la concordance ou du désaccord qui se rencontre entre eux et lui ; que ce sourd travail est aussi un triage, et que, par une série de formations et de déformations imperceptibles, l’ascendant du milieu amène sur la scène de l’histoire les artistes, les philosophes, les réformateurs religieux, les politiques capables d’interpréter ou d’accomplir la pensée de leur âge et de leur race, comme il amène sur la scène de la nature les espèces d’animaux et de plantes les plus capables de s’accommoder à leur climat et à leur sol6. — On pourrait énumérer entre l’histoire naturelle et l’histoire humaine beaucoup d’autres analogies. C’est que leurs deux matières sont semblables. Dans l’une et dans l’autre, on opère sur des groupes naturels, c’est-à-dire sur des individus construits d’après un type commun, divisibles en familles, en genres et en espèces. Dans l’une et dans l’autre, l’objet est vivant, c’est-à-dire soumis à une transformation spontanée et continue. Dans l’une et dans l’autre, la forme originelle est héréditaire, et la forme acquise se transmet en partie et lentement par l’hérédité. Dans l’une et dans l’autre, la molécule organisée ne se développe que sous l’influence de son milieu. Dans l’une et dans l’autre, chaque état de l’être organisé a pour double condition l’état précédent et la tendance générale du type. Par tous ses développements, l’animal humain continue l’animal brut ; car les facultés humaines ont la vie du cerveau pour racine, aussi bien les supérieures dont l’homme a le privilège, que les inférieures dont il n’a point le privilège ; et par cette prise les lois organiques étendent leur empire jusque dans le domaine distinct au seuil duquel les sciences naturelles s’arrêtent pour laisser régner les sciences morales. — Il suit de là qu’une carrière semblable à celle des sciences naturelles est ouverte aux sciences morales ; que l’histoire, la dernière venue, peut découvrir des lois comme ses aînées ; qu’elle peut, comme elles et dans sa province, gouverner les conceptions et guider les efforts des hommes ; que, par une suite de recherches bien conduites, elle finira par déterminer les conditions des grands événements humains, je veux dire les circonstances nécessaires à l’apparition, à la durée ou à la ruine des diverses formes d’association, de pensée et d’action. Tel est le champ qui lui est ouvert ; il n’a pas de limites ; dans un pareil domaine, tous les efforts d’un homme ne peuvent le porter en avant que d’un ou deux pas ; il observe un petit coin, puis un autre ; de temps en temps il s’arrête pour indiquer la voie qui lui semble la plus courte et la plus sûre. C’est tout ce que j’essaye de faire : le plus vif plaisir d’un esprit qui travaille consiste dans la pensée du travail que les autres feront plus tard.

H. Taine.

Fléchier.
Mémoires sur les Grands Jours 7

On sait que les Grands Jours étaient des assises extraordinaires que des commissaires envoyés par le roi tenaient dans les provinces mal réglées pour y rétablir l’ordre. Fléchier, « prédicateur du roi », solide poète latin, agréable poète français, homme du monde, vint en 1665 aux Grands Jours d’Auvergne avec le fils de M. de Caumartin, dont il était précepteur. Il écrivit ce récit pour les personnes de sa société, récit fort exact, très mondain, assez fleuri, parfois un peu leste, peinture des mœurs provinciales et de la politesse parisienne, dont les contrastes véridiques et involontaires indiquent une révolution qui s’achève : une aristocratie de petits tyrans, hommes d’action, devient un salon de courtisans lettrés et bien mis.

I.

Fléchier vit les derniers à l’épreuve, et il faut avouer qu’ils travaillaient bien. Dans ce pays de montagnes, sans routes, garantis l’hiver par les neiges, seigneurs de villages isolés, et profilant du désordre qu’avait laissé la Fronde, ils vivaient, comme au bon temps, en rois féodaux. Il y avait contre eux « douze mille plaintes », et ils sentaient si bien leur conscience, qu’à l’arrivée des juges « ce fut une fuite presque générale de toute la noblesse du pays ».

Le comte de Montvallat, « homme fort doux, fort bon », resta, se considérant comme innocent, tant ses peccadilles étaient petites. « S’il arrivait que quelqu’un dans ses terres fût accusé d’assassinat, il lui promettait sûreté en justice, à condition qu’il lui ferait obligation de telle somme. Si quelque autre avait entrepris sur l’honnêteté d’une de ses sujettes, il faisait brûler les informations sur une obligation qu’on lui donnait ». Il faisait valoir « son droit de noce », et, quand on voulait le racheter, « il en coûtait bien souvent la moitié de la dot de la mariée ».

D’autres, par exemple, le marquis de Canillac, avaient encore plus de talent pour exploiter leur bien. « On levait dans ses terres la taille de monsieur, celle de madame et celle de tous les enfants de la maison, que ses sujets étaient obligés de payer outre celle du roi. Il imposait des sommes assez considérables sur les viandes qu’on mange ordinairement, et, comme on pratiquait un peu trop l’abstinence, il tournait l’imposition sur ceux qui n’en mangeaient pas. Il faisait pour la moindre chose emprisonner et juger des misérables, et les obligeait de racheter leurs peines pour de l’argent. Il les engageait souvent à de méchantes actions pour les faire tous payer après, avec beaucoup de rigueur. Il entretenait dans des tours douze scélérats qu’il appelait ses douze apôtres, et qui catéchisaient ceux qui étaient rebelles à sa loi avec l’épée ou avec le bâton. »

Ce seigneur du moins avait de l’esprit et pratiquait galamment l’art de traire les hommes. D’autres s’y prenaient plus simplement. M. le prieur de Saint-Germain, « honnête ecclésiastique », et de qualité, ayant quelque démêlé avec une personne touchant les intérêts de ses fermes, « le fit venir à la sacristie et lui fit donner les étrivières ». C’était une façon de rendez-vous et d’arrangement à l’amiable. — Pour M. de la Mothe-Tintry, il recrutait des gens de journée avec une grâce particulière : « Il avait voulu obliger un paysan d’aller faucher son pré, et l’avait menacé, s’il refusait, de le maltraiter. » Le paysan, homme malappris, refusa. « M. de la Mothe, l’ayant trouvé un jour endormi sous un arbre, lui tira un coup de pistolet, et, voyant qu’il ne l’avait point tué, lui donna plusieurs coups d’épée et le réduisit à l’extrémité. »

D’autres apprenaient aux indiscrets, même ecclésiastiques, à ne pas se mêler de leurs affaires de cœur. M. le marquis de Canillac fils, rencontrant un de ces importuns, « Antoine de Jusquet, prêtre revêtu de sa soutane, cria : Tue, tue, et lui lâcha un coup de pistolet dans l’épaule gauche : aussitôt le comte de Saint-Point lui tira un autre coup de mousqueton dans les reins, et dont Jusquet tomba à terre. S’étant relevé à genoux, il leur cria : “Messieurs, la vie, ou donnez-moi du temps pour prier mon Dieu de me pardonner avant que de m’achever.” Mais l’abbé de Saint-Point lui tira encore un coup de mousqueton, et ensuite lui, le comte son frère et le jeune marquis de Canillac commandèrent à leurs valets de tirer sur ce prêtre, qui ainsi mourut sur la place. »

Ces messieurs étaient expéditifs, mais un peu prompts. Le baron de Sénégas était bien plus ingénieux et inventif. Après plusieurs pilleries, usurpations et deux ou trois assassinats, ayant eu « quelque sujet de plainte contre un homme qui était son justiciable, il le fit prendre et le renferma dans une armoire fort humide, où il ne pouvait se tenir ni debout ni assis, et où il recevait un peu de nourriture pour rendre son tourment plus long ; de sorte qu’ayant passé quelques mois dans un si terrible cachot et ne respirant qu’un peu d’air corrompu, il fut réduit à l’extrémité, ce qui fit qu’on le retira demi-mort et tout à fait méconnaissable. Son visage n’avait presque aucune forme et ses habits étaient couverts d’une mousse que l’humidité et la corruption du lieu avaient attachée ». Malheureusement la langue française a perdu une partie de sa richesse, et je ne puis pas raconter le traitement que M. d’Espinchal fit à son page et à sa femme. Les plus beaux usages de l’ancien temps subsistaient. Les chanoines réguliers de Saint-Augustin avaient des « sujets-esclaves » et réclamaient le croît de leurs esclaves femelles alors même que le père était homme libre. Fléchier trouvait en Auvergne un précieux et dernier abrégé du gouvernement paternel.

Ces excellents seigneurs n’étaient pas d’accord. Ils s’assassinaient entre eux, à l’occasion, comme en Italie au xvie  siècle. Les petits despotismes privés engendrent les petites guerres privées, et ces rois de clocher se traitaient comme ils traitaient leurs paysans. Fléchier ne cite que rencontres, soldats embauchés, affaires de grandes routes et guet-apens. Le vicomte de la Mothe-Canillac, ne pouvant ravoir 5000 livres qu’il avait prêtées à M. d’Orsonnette, envoya plusieurs fois « des cavaliers pour l’attendre à la sortie de sa maison et l’assassiner » ; puis, ayant appris que ce débiteur récalcitrant devait passer tel jour en tel lieu, il alla l’attendre « avec quatorze ou quinze de ses gens bien montés et bien armés », et le laissa pour mort sur la place8.

Parfois, à la vérité, le duel réglait les injures. Mais d’ordinaire on prenait l’accommodement que voici. M. de Beaufort-Canillac, étant à une fête de village, se prit de paroles avec un gentilhomme qui regardait par la fenêtre. « Transporté de colère, il entra dans la maison, accompagné de quelques-uns de ses amis et de ses compagnons de débauche, attaqua l’autre, qui se défendit fort vigoureusement et parut fort homme de cœur. Mais il fut accablé par le nombre et tué. » C’était promptitude et habitude de ne point différer dans les bonnes entreprises. À San-Francisco, le soir au café, quand on joue aux dominos, si l’on est contredit par son adversaire, on lui lâche un coup de revolver dans la tête, et tout est dit. De même à Montferrand. « M. de Beauverger ayant eu, dans la chaleur du vin, quelque querelle avec un de ses plus intimes amis, lui tira un coup de pistolet dans le corps et le tua sur place. »

Après avoir tué pour soi, on tuait pour les autres. Un meurtre était un petit service qu’on ne pouvait s’empêcher de rendre à ses amis, à charge de retour. « Les messieurs Combalibœuf, deux jeunes hommes qui avaient du cœur et qui passaient pour braves dans la province », furent employés pour cette raison à tuer un M. Dufour et son frère. « M. Dufour fut blessé à mort d’un coup de pistolet, et, de peur que le coup ne fût pas mortel, il fut percé de sept ou huit coups d’épée. » On faisait une partie de meurtre comme on fait une partie de chasse, et l’on allait par compagnie attendre un homme comme on va guetter un lapin.

Certains juges essayaient de faire justice ; les seigneurs traitaient ces insolents comme ils le méritaient. Un notaire fit informer contre M. de Veyrac. « Cela parut si étrange à cet honnête homme qui n’était pas accoutumé à souffrir de ces procédures, qu’il assembla quelques-uns de ses amis et quelques traîneurs d’épée des villages voisins, et alla assiéger la maison du notaire. » Le notaire se défendit si bien que, pour entrer, M. de Veyrac fut contraint « de traiter avec lui et de lui promettre la vie ». Une fois entré, « il ne se crut pas obligé de tenir la parole qu’il avait donnée, lui tira un coup de pistolet, et donna ensuite sa maison au pillage ». Quant aux huissiers, ils naissaient prédestinés aux coups de mousquet ; c’était pain bénit quand ils ne recevaient que les étrivières. Cinq d’entre eux étaient venus donner une assignation à M. du Palais, coupable d’un meurtre. On leur fit peur, et ils se sauvèrent à grande hâte. Ils dormaient tranquillement à six lieues de là, « quand deux troupes de gens à cheval arrivèrent du Palais, entrèrent avec violence dans l’hôtellerie, et, tirant plus de vingt coups de pistolet, en tuèrent deux et cassèrent l’épaule au troisième ». Pour les autres, « on les laissa vivre, mais on leur fit souffrir des peines extrêmes ; on les mena jusqu’au Palais tout nus, dans la plus grande rigueur de la saison ; on leur donna mille coups de fouet durant le chemin, et on les renvoya presque aussi morts que leurs compagnons, avec défense de regarder derrière eux sous peine de vie ».

 

Cette spoliation et ces meurtres des faibles, ce commerce de guet-apens et d’assassinats entre les forts, cette habitude d’outrager et d’égorger la loi et la justice, composent presque dans tout le moyen âge les mœurs féodales, et, après avoir pesé attentivement les bienfaits et les félicités de cet âge vanté, je trouve que j’aimerais autant vivre au fond d’un bois dans une bande de loups.

II.

Nos loups féodaux s’amendent. La hache de Richelieu y a travaillé ; la hache de Louis XIV achève l’œuvre. M. le président des Grands Jours rase les châteaux, envoie les maîtres en exil, en prison, aux galères, roue les roturiers complices, abolit les droits de justice, confisque les biens, tranche la tête aux seigneurs saisis, décapite les fuyards en effigie. L’ordre s’établit ; le roi devient maître, et dans cette monarchie absolue, les grands n’ont plus de place qu’à la cour.

Ils laissent leurs tours noircies, percées de meurtrières grillées, plantées sur la crête des basaltes, entourées de fondrières, où les torrents neigeux bouillonnent entre des rocs calcinés. Ils jettent le vieux justaucorps de buffle, moisi par la pluie, usé par la cuirasse ; ils mettent à l’écurie le solide courtaut limousin, dont l’échine durcie porte le maître et son équipement à travers les ravins et sous les pentes, douze heures durant, d’un pas soutenu et lourd. Ils accourent à Paris, demandent à Colbert une pension, assistent au lever du roi, se dégourdissent aux académies, achètent des perruques, des rubans, des manchettes, font visite chez leur ancienne amie Mme de Longueville, la belle frondeuse, puis par elle chez quelque dévote lettrée, Mme de Sablé, afin d’étudier les nouvelles façons et le bel air des choses. S’ils n’y parviennent point, leurs enfants y atteignent. À père balourd fils galant. Les yeux, fatigués par la simplicité irrégulière de la campagne, se reposent sur les jardins alignés de le Nôtre, sur les ifs coniques, sur les ormes quadrilatéraux. Au sortir des routes fangeuses, des bois pluvieux, des tavernes villageoises, des sombres manoirs antiques, on jouit des aises et de l’élégance récentes, des appartements chauffés et parés, des plafonds dorés et embellis de peintures, des lambris rehaussés d’arabesques, des argenteries sculptées, des glaces resplendissantes. Après les longs mois d’hiver et de solitude maussade, à peine interrompus par la chasse brutale et par la grossière bombance provinciale, ils trouvent les fêtes de l’Ile enchantée, des illuminations, des ballets, le chatoiement de la soie et des diamants, l’étalage du velours et des dentelles, la magnificence mesurée du goût nouveau, la profusion choisie de l’industrie nouvelle. Ils s’asseyent et se mettent à causer.

Leur conversation se sent un peu des mœurs qu’ils viennent de quitter. La sympathie pour tout le monde, inventée par Voltaire, la sympathie pour les pauvres, inventée par Rousseau, n’y paraissent guère. Fléchier conte d’horribles histoires avec un sourire tout aimable : par exemple celle du curé de Saint-Babel, qui fit tuer à coups de bâton un paysan son ennemi. Le pauvre homme, « se voyant réduit à la mort », demanda au curé la vie ou l’absolution, sur quoi celui-ci « lui déchargea le dernier coup. Vit-on jamais une absolution plus forte que celle-là, et l’Église, qui craint le sang et la violence, a-t-elle jamais des sacrements qui fassent mourir ? » Les gens du temps riaient encore assez volontiers de la pendaison, très volontiers des coups de bâton, comme au xvie  siècle9. Un peu plus loin, le gracieux abbé rapporte que Mme de Vieuxpont appela son mari en duel. « La belle-mère, qui ne lui cédait pas en hardiesse, pour conserver avec l’avantage de l’âge celui d’être aussi violente qu’elle, lui tira un jour un coup de pistolet dont elle la blessa, et lui fit connaître qu’il ne fallait jamais s’en prendre aux belles-mères. » Plus loin, c’est une fille incendiaire et de mauvaise vie qu’on fouette et qu’on marque. Fléchier ajoute agréablement « qu’elle fut exilée au hasard de brûler encore quelque maison et d’avoir encore quelques enfants loin de son pays ». Vous voyez d’avance les tirades philosophiques, sociales et humanitaires que nous ne manquerions pas de lâcher en pareilles circonstances. Au xviie  siècle, on compatit aux malheurs des gens de sa société ; quant aux autres, Fénelon seul, je crois, y pense. La province est bien loin, et le peuple n’est pas de la même espèce que les seigneurs.

Les mêmes mœurs qui expliquent les sentiments durs expliquent le style libre. Si Molière, ses comédies à la main, frappait aujourd’hui à la porte du Théâtre-Français, la pruderie moderne le repousserait comme grossier et scandaleux10 ; de son temps, les dames les plus délicates couraient à ses pièces. Mme de Sévigné conte à sa fille des aventures singulières, avec détails précis, qu’on se donnerait aujourd’hui entre jeunes gens, mais qu’on n’oserait plus se donner entre hommes. Le sage et modeste Fléchier, quoique futur évêque, a le ton de tout le monde. Il orne de gentillesses mythologiques des viols, des incestes, des accouchements, des infanticides, et expose, avec un geste élégant et un son de voix charmant, d’abominables aventures médicales et conjugales, qu’on n’écouterait guère aujourd’hui que dans le greffe d’un procureur du roi ou dans le laboratoire d’un médecin. Il est très léger en matière religieuse, plaisante fort bien les ultra-dévots, n’est respectueux ni pour les théologiens, ni pour les moines, ni pour les anges gardiens, ni pour les légendes locales. Il développe avec une complaisance d’orateur des histoires de curés et de servantes, et, sans penser à mal, donne une main fraternelle à La Fontaine. « On accusait ce curé d’avoir instruit ses paroissiennes d’une manière toute nouvelle, de leur avoir inspiré quelque autre amour que celui de Dieu, et de leur avoir fait des exhortations particulières fort différentes des prônes qu’il leur faisait en public. » Je laisse le reste dans le livre ; qui voudra, lira ; je ne fais que commenter. Fléchier n’en était pas moins un prêtre fort régulier, et regardé comme tel. C’est que le clergé autorisé, vénéré, sans ennemis, sans rivaux, avait alors le droit de causer et même de rire. Aujourd’hui, il est obligé d’endosser l’air grave, la sévérité, la pureté parfaite ; c’est sa cuirasse, et la faute ou le mérite en est aux balles laïques qui le contraignent de la porter.

Cette sécurité est un des traits dominants du xviie  siècle ; de là ses fêtes et sa belle humeur. Aujourd’hui la lutte est partout, et aussi le sérieux triste. Chacun a sa « position » à faire. Dans une société d’égaux il n’y a plus d’ancêtres ni de fortunes : tous ceux qui ont un nom ou de l’argent l’ont gagné ; et on ne gagne rien qu’après un combat obstiné, par la contention d’esprit, par le travail incessant, par le calcul morose. La vie n’est plus une fête dont on jouit, mais un concours où l’on rivalise. Joignez à cela que nous sommes obligés de nous faire nos opinions. En religion, en philosophie, en politique, dans l’art, dans la morale, chacun de nous doit s’inventer ou se choisir un système : invention laborieuse, choix douloureux, bien différent de l’heureuse insouciance qui jadis installait chacun dans la soumission à l’Église et dans la fidélité au roi. La vie n’est plus un salon où l’on cause, mais un laboratoire où l’on pense. Croyez-vous qu’un laboratoire ou un concours soient des endroits gais ? Les traits y sont contractés, les yeux fatigués, le front soucieux, les joues pâles. Jugez par contraste de la bonne humeur et de la joie qu’on avait jadis. Le voyage de Fléchier, comme ceux de Chapelle et de La Fontaine, n’est qu’une suite de fêtes. Quand les juges sont à Clermont, c’est un gala perpétuel ; on festine, on se rue en cuisine. Tel donne à dîner tous les jours. Celui-ci, sortant de la question, va faire jouer la comédie. Un autre quitte les arrêts de mort pour aller danser de tout son cœur. La journée se passe en visites, en promenades de plaisir, en conversations agréables ; la soirée, en bals et en concerts. « M. de Novion, le président, ou pour se délasser un peu de ses grandes occupations, ou pour complaire à mesdames ses filles, desquelles il fait tantôt le père et l’amant, va lui-même aux assemblées et donne lui-même le bouquet, ainsi qu’un jeune galant. » On regarde danser la goignade, danse fort tortillée et fort risquée, qui probablement ferait rougir aujourd’hui les pudiques sergents de ville, mais dont Fléchier ne détourne pas les yeux, et que Mme de Sévigné « aime à la folie ». Rien de plus naturel et de plus sage. On ne pense plus à résister au roi ; on n’a point à résister au peuple, on n’a point à défendre ni à combattre le clergé ; on n’a point à conquérir son opinion ni son rang. Dans cette oisiveté et dans cette liberté d’esprit, que peut faire un homme riche et noble ? Se divertir ; il se divertit.

Le premier amusement est la galanterie. En tout temps et en tout pays, dès qu’un homme et une femme sont ensemble, il arrive de trois choses l’une : ou ils se tournent le dos, ou ils bâillent intérieurement, ou ils causent d’amour. Ici, comme on ne veut pas bâiller et comme on ne peut pas se tourner le dos, on cause d’amour. D’ailleurs, rien de plus convenable aux mœurs guerrières qui tiennent de finir et au goût espagnol qui règne. Au xviie  siècle, il faut être un peu galant pour être tout à fait honnête homme, et l’urbanité ne va point sans l’art de dire « des douceurs ». Notre prédicateur Fléchier eut une Iris, Mlle de la Vigne, lui écrivit beaucoup de lettres et fit pour elle beaucoup de vers. Il composa son propre portrait pour lui plaire, et lui dit en style mesuré et délicat : « Ce cœur, mademoiselle, n’est pas indigne de vous… Quand on fait tant que de le toucher, il n’y en a pas de plus sensible… La douceur, l’honnêteté, la bonne conduite sont les premiers agréments qu’il recherche ; il faut pourtant que la personne soit agréable, et, bien que la raison soit maîtresse, il faut que les yeux puissent être contents… Quand l’affaire est une fois conclue et qu’il s’est donné, c’est pour toujours et sans réserve ; aussi il veut qu’on se donne de même, et croit qu’un cœur qui se partage ne vaut pas le sien tout entier. Il est capable de jalousie, et, quoi qu’il arrive, il veut être distingué et préféré… Il est délicat et difficile sur ce qu’on se doit quand on s’aime ; il veut qu’on s’entende à demi-mot, qu’on se prévienne, qu’on devine ce qui peut plaire ; mais il n’exige rien d’autrui qu’il ne s’impose à lui-même. » Ce joli morceau donne une idée de la galanterie élégante et platonique qui occupait alors les salons ; et les longues amours que Fléchier raconte11 achèvent d’en peindre la grâce un peu fade, les douceurs respectueuses et le cérémonial infini. Cette galanterie n’avait rien de l’ardeur sensuelle qu’on avait vue au xvie  siècle en France, ni de l’ardeur exaltée qu’on voyait au xviie  siècle en Espagne. On aimait la beauté des dames, à peu près comme on aime une fleur ou une parure. Fléchier évite les religieuses « voilées, qui ont je ne sais quoi de triste et de contraire à son inclination » ; les visages laids « lui font peur » ; il a l’Art d’aimer sur sa table ; il le prête aux provinciales, et « voudrait leur donner encore celui d’être aimables » ; il prend plaisir à regarder des mains blanches, un teint uni, des yeux riants. Chacun regardait comme lui ; là-dessus, une demi-émotion naissait ; avec un sourire on glissait dans une oreille complaisante quelque sonnet exagéré et calme, ou la fine analyse d’un sentiment délicat ; et l’on finissait par une révérence. Nul amour ne raffinait mieux la politesse et ne convenait mieux à la vie des salons12.

Cette politesse faisait le style ; le devoir prescrivait d’être toujours en parlant agréable et jamais rude ; au lieu d’exagérer la sensation comme aujourd’hui, on l’atténuait ; au lieu de poursuivre l’originalité et la force, on recherchait la douceur et la grâce ; au lieu de heurter des contrastes, on notait des nuances. Fléchier cause à voix presque basse, d’un ton toujours égal, sans gestes, le sourire aux lèvres, comme il convient lorsqu’on est sur un beau fauteuil, parmi vingt personnes choisies, sachant fort bien qu’en un tel lieu les émotions fortes donnent des ridicules, et que les éclats de voix indiquent un malotru. S’il raille, c’est en effleurant ; l’âpreté et la vivacité blessante seraient ici de mauvais ton ; le style mesuré est de mode, pratiqué et universel au même titre que l’art de bien attacher ses canons et son rabat. Voyez ces moqueries à peine indiquées dans son portrait de Mme Talon, vieille pédante qui se croit une mère de l’Église, et régente impérieusement les couvents : « Le premier abus qu’elle trouve, c’est que les ursulines se lèvent à quatre heures et demie en été et à cinq heures en hiver ; elle tient que c’est trop dormir pour des religieuses ; que c’est faire comme les vierges folles de l’Évangile qui s’endormirent lorsqu’il fallait recevoir l’Époux, et qu’il ne faut point tant de repos dans les cloîtres. Elle veut donc qu’en tout temps elles se lèvent à quatre heures, et trouble ainsi le sommeil de ces pauvres filles. Sa seconde imagination est qu’il faut qu’elles disent le grand office les fêtes, et qu’elles fassent chanter une messe haute avec diacre et sous-diacre, quelques exemptions qu’elles en aient à cause qu’elles instruisent des jeunes filles, parce que cela excite à la dévotion et donne une plus grande idée de la religion par les cérémonies extérieures ; et le dernier désordre qu’elle trouve fort important et qu’elle veut réformer à tout prix que ce soit, c’est qu’elles portent une ceinture de laine au lieu qu’elles en devraient porter une en cuir, selon leur statut. Voilà ce qu’elle entreprend avec beaucoup de chaleur. » Toutes ces moqueries sont émoussées, presque caressantes. Les louanges, quoiqu’extrêmes, sont aussi peu émues. Quand on essaye de se représenter les sentiments de cette littérature, il semble que l’on respire le faible et le suave parfum d’une rose-thé flétrie et conservée depuis cent ans.

Le grand style oratoire l’évapore encore davantage ; tout se délaye et s’efface dans la longue phrase périodique ; le talent consiste à développer ; on analyse et on explique à l’infini tout ce que l’on touche. Voiture avait besoin d’une énorme période pour lancer un mot ; Fléchier a besoin d’une énorme période pour hasarder une déclaration galante : « Si je n’avais appréhendé que ma confidence fut mal reçue, il y a longtemps, madame, que vous sauriez tout le secret de mon cœur, et je ne serais plus dans l’embarras où je me trouve de vous déclarer une passion qui ne vous devrait pas être tout à fait inconnue ; mais, puisque vous avez la bonté et de m’ordonner que je vous en fasse confidence et de me promettre même le secret, je vous avouerai, madame, que j’aime, et que j’aime passionnément, mais avec tout le respect possible, la personne du monde la plus aimable. » Les harangueurs de Tite-Live débutaient par des phrases semblables, quand ils se drapaient dans leurs toges pour sauver l’État. — Naturellement ce goût oratoire enseignait tous les effets oratoires ; Fléchier use et abuse de la symétrie et de l’antithèse, et raconte ainsi le discours que les pères de l’Oratoire firent aux magistrats : « Il fallut haranguer devant les premiers orateurs du parlement, et prêcher la justice à ceux qui la rendent ; il fallut leur prononcer les maximes de l’Évangile avec autant de gravité qu’ils prononcent leurs arrêts ; faire le juge des juges mêmes, et leur parler de la chaire avec autant d’autorité qu’ils parlent de leur tribunal. » Ces oppositions prolongées plaisaient au xviie  siècle, comme un mot piquant au xviiie  siècle, comme une image imprévue aujourd’hui. Par la même raison, on voulait de l’ordre en toute chose, une disposition calculée et des proportions équilibrées dans les diverses partie du discours, des exordes, des transitions, une conclusion. Fléchier compose son journal avec autant de soin qu’un sermon ou une tragédie. On avait l’amour de la règle. Ayant fait un poème latin sur les Grands Jours, il le justifiait en ces termes : « Ce poème a trois parties : la préparation, la narration, la conclusion. La préparation contient dix-sept vers. Voici les démarches que j’y fais : premièrement je dis que le crime règne encore au milieu de la paix ; ensuite j’en cherche les causes ; après je fais espérer la vengeance ; enfin je l’annonce, etc. » Le plan d’un madrigal était alors aussi étudié et aussi parfait que le plan d’un rapport au conseil d’État.

Ne voilà-t-il pas nos seigneurs féodaux bien adoucis et bien polis ? Dans les hauts appartements, près du lit à baldaquin, le long d’une ruelle précieuse, ils causent. Clélie, de Mlle de Scudéry, est sur la table ; Voiture développe une plaisanterie ; M. de La Rochefoucauld compose une maxime ; le chevalier de Méré établit la définition de l’honnête homme ; Mme de Sablé impose aux hommes la théorie de l’adoration respectueuse et de la fidélité espagnole ; Fléchier écoute, et quelquefois parle. Délivrée de soucis humanitaires, de discussions politiques et de controverses religieuses, libre d’inquiétude, de passion et de révoltes, la conversation se déploie sur la galanterie, sur les sentiments et les amusements de société, avec une aisance, un agrément, une sécurité et des ménagements inconnus et bientôt perdus. C’est dans ces salons que s’épanouit pour la première et la dernière fois la frêle fleur de la politesse ; elle commençait à se faner dès la fin du siècle ; Saint-Simon et la Bruyère trouvaient déjà les jeunes gens grossiers.

M. Guizot.
Histoire de la révolution d’Angleterre

Il y a deux avis sur le talent de M. Guizot ; voici le premier ; nous sommes du second.

I.

M. Guizot, disent les adversaires, n’est pas curieux, Il n’a pas de goût pour le détail, pour les événements crus et petits. Il néglige les circonstances distinctives et piquantes qui donnent au récit le relief et la couleur, Il n’est point biographe, chroniqueur, peintre de mœurs, amateur d’anecdotes. S’il connaît le parlement, le champ de bataille, la place publique, il ne connaît point la cuisine, l’alcôve, la salle à manger, le boudoir. Si parfois il approche du fait précis, il n’y entre pas. Voici l’arrivée de Charles II ; comparez son récit aux documents : « Au moment où le roi mit pied à terre, Monk s’empressa vers lui avec tant d’humilité qu’il avait l’air, dit l’un de ses panégyristes, de demander pardon plutôt que de recevoir des remerciements. Charles l’embrassa avec une déférence filiale, et se répandit, de façon à être bien entendu des assistants, en témoignages de la plus affectueuse reconnaissance. » — « Le roi, dit M. de Bordeaux, témoin oculaire, débarqua le 4 de ce mois à Douvres. Le général le reçut sur la côte, à genoux et avec toute l’armée. Le roi lui fit toutes les caresses qui se peuvent imaginer, l’appela son père, et, après qu’il eut reçu le salut de la noblesse sous un dais qui lui avait été dressé, monta en carrosse, ayant à ses côtés les ducs d’York et de Glocester, qui reçurent les mêmes respects en même temps et couverts. » On voit la scène dans M. de Bordeaux, on ne la voit pas dans M. Guizot. C’est peu que de parler de « l’humilité » de Monk ; mettez-le à genoux, par terre, sur la grève, sous les yeux de ses soldats. C’est peu de parler de la « déférence filiale » du roi. Qu’il dise le mot vrai et bas ; qu’il appelle mon père l’ami intime du meurtrier de son père. Cette jolie expression du temps, les caresses du roi, ce dais, machine monarchique où le prince s’étale comme dans une châsse, ces ducs qui restent couverts, tous ces traits du cérémonial nous transportent au xviie  siècle ; M. Guizot ne nous y transporte pas. — Un peu plus loin il ajoute : « Les deux orateurs, le comte de Manchester et sir Harbotle Grimstone, adressèrent au roi des discours à la fois pompeux et sincères, où respiraient également, à travers une éloquence un peu lourde, l’enthousiasme monarchique et l’attachement à la religion et aux libertés du pays. » Donnez-nous quelques lambeaux de leurs phrases. Nous rirons et nous ferons attention en apprenant qu’il fut appelé « grand roi, souverain redouté, fils des sages », les orateurs prophétisant « qu’il serait l’exemple de tous les rois par sa piété, sa justice, sa prudence, sa puissance, le plus grand des rois qui eussent jamais porté le nom de Charles, qu’il était à juste titre le roi des cœurs, qu’il recevrait de son peuple une couronne de cœurs, qu’il ne pouvait manquer d’être le plus heureux et le plus glorieux des rois du plus heureux des peuples. » Cette platitude, héritage de plusieurs siècles monarchiques, se sent des mœurs monarchiques et rappelle la littérature contemporaine, fille emphatique et dégénérée du dernier siècle. M. Guizot, évitant de marquer cette platitude, évite de marquer la vérité.

C’est pourquoi ses puritains manquent de vie. Nulle part il ne nous fait voir ces troupeaux de fanatiques, Bedlams déchaînés qui firent la faiblesse, le ridicule et la force de la révolution. Comparons un de ses récits phrase à phrase avec le journal de sir Thomas Burton : « Un sectaire, dit M. Guizot, James Nayler, d’abord soldat, puis quaker, et insensé parmi des insensés, prétendait que le Christ, descendu de nouveau sur la terre, s’était incarné en lui, et, à ce titre, il se livrait à toutes sortes de manifestations et d’actes extravagants ou licencieux ; des femmes, des vagabonds fanatiques le suivaient partout, chantant ses louanges et presque l’adorant. Il fut arrêté à Bristol et conduit à Londres, où la Chambre, au lieu de le renvoyer devant ses juges ordinaires, se fit faire sur ce qui le concernait un long rapport, le manda à sa barre et décida qu’elle le jugerait. » — Voyez quels précieux détails il supprime ; c’est négliger de gaieté de cœur la pathologie de la révolution : « James Nayler, disent les rapporteurs du Parlement, se tient ordinairement assis sur une chaise, et sa compagnie, hommes et femmes, se mettent de temps en temps à genoux. Et, quand ils sont fatigués d’être à genoux, ils s’asseyent par terre devant lui, chantant ces paroles et diverses autres du même sens : Saint ! saint ! au Tout-Puissant ! au grand Dieu ! au vrai Dieu ! et gloire au Tout-Puissant ! Voilà ce qu’ils font habituellement tout le long du jour ; mais le témoin n’a jamais entendu Nayler chanter comme ci-dessus. Il dit aussi qu’il y a un grand concours de gens auprès de Nayler, lesquels, pour la plupart, s’agenouillent devant lui à la manière susdite. Et Martha Simons, dans la posture susdite, chanta :

Voilà le jour heureux ! regardez, le roi de justice est venu !… Et un membre de la Chambre, étant dernièrement dans l’endroit ou maintenant Nayler est prisonnier, informe la commission qu’il vit Nayler et sa compagnie dans la posture susdite, et entendit John Stranger et une des femmes chanter : Saint, Saint, saint, Seigneur Dieu ! Et : Saint, saint, à toi, toi, toi, Seigneur Dieu ! Et, pendant que John Stranger chantait ces paroles, il regardait parfois en haut, parfois James Nayler. Et, au dernier interrogatoire de Nayler, une Sarah Blackbury vint à lui et le prit par la main et lui dit : « Lève-toi, mon amour, ma colombe, ma beauté, et viens-t’en. Pourquoi restes-tu assis de cette façon entre les pots ? — Et, au même moment, elle posa sa bouche sur la main de Nayler et se prosterna par terre devant lui. » Une de ses fidèles, Dorcas Erbury, qui jeta ses habits devant lui lorsqu’il traversa le Sommersetshire, affirma qu’elle était restée morte deux jours dans les prisons d’Exeter, et que Nayler, en lui imposant les mains, l’avait ressuscitée. — Nayler fut fouetté, mis au pilori, marqué au front. Il souffrit en martyr, tendit la langue de lui-même quand le bourreau prit son fer rouge pour la percer : Ses disciples étaient autour de lui, pleurant, chantant, frappant leur visage, baisant ses pieds, léchant ses plaies. — Ces fous n’étaient pas les seuls. Les hommes de la cinquième monarchie croyaient que le Christ allait descendre en personne sur la terre, pour y régner mille ans avec les saints comme ministres. Les muggletoniens professaient que les « deux derniers prophètes et messagers de Dieu étaient John Reeve et Ludovic Muggleton ». Fox courait avec ses culottes de cuir, et prêchait à Cromwell la lumière intérieure. Une femme entra dans la chapelle de White-Hall complètement nue, le lord protecteur présent. Un autre vint à la porte du Parlement avec une épée tirée et blessa plusieurs des assistants, disant que le Saint-Esprit lui avait inspiré de tuer tous ceux qui siégeaient dans la Chambre. Faut-il parler des soldats chanteurs de psaumes, docteurs improvisés qui chassaient le prédicateur de sa chaire, et, l’épée au côté, dissertaient sur la justification en poussant des éjaculations « savoureuses » ? Ces accès sont les symptômes extrêmes de la grande maladie mentale qui fit et perdit la révolution d’Angleterre. M. Guizot évite ces menus détails de vérité scandaleuse. Ce sont eux pourtant qui distinguent une époque des autres, qui marquent l’espèce et le degré des passions dominantes, qui, par leur familiarité, produisent l’illusion, qui, par leur force, excitent l’intérêt. La sottise, le fanatisme, la violence, toutes les qualités morales sont des grandeurs. Nul jugement, nulle louange, nul blâme, nulle phrase générale ne les mesure. Les faits circonstanciés et nus expriment seuls la quantité ; si on les omet, on ne présente que des approximations vagues. Mais dans la nature, les grandeurs sont déterminées, et les œuvres d’art ne peuvent nous toucher qu’en ressemblant à la nature. M. Guizot s’ôte ainsi la puissance avec l’exactitude ; ses récits ne sont pas assez précis ni assez frappants ; son histoire n’est ni assez historique ni assez populaire. Chez lui on ne se croit pas en Angleterre ; une fois dans son Angleterre, l’on ne se trouve pas forcé d’y rester.

Avec la curiosité il a supprimé en lui la passion. Il n’a qu’un ton et qu’un style. Toujours froid et grave, il semble s’être retiré au-dessus de l’histoire, et regarder les événements sans les ressentir. Point de mots vifs, de réquisitoires violents, d’éloges empressés, de railleries perçantes. Il ne descend pas dans les âmes, il ne participe pas aux joies, aux douleurs, aux haines acharnées, aux dévouements enthousiastes, aux mouvements du cœur ; il ne se livre point, il n’est point artiste ; quand Cromwell passe en Irlande, il marque le nombre et la qualité des gens massacrés, et puis c’est tout. Et cependant quels beaux massacres ! Quelle occasion pour pénétrer le lecteur de la froide fureur qui poussait les épées des fanatiques ! Deux mille hommes égorgés en une nuit à Drogheda, tous les prêtres passés par les armes, les femmes et les enfants tués avec le reste, les officiers partout fusillés de sang-froid, l’évêque de Ross pendu en habits pontificaux : le sang monte aux yeux quand on lit ces meurtres ; on respire l’odeur et l’enivrement de la boucherie ; on entend la sourde acclamation qui, au moment de l’assaut, sortait des poitrines puritaines ; on revoit les sombres piquiers de Cromwell, préparés la veille par le jeûne, par les psaumes, par la lecture meurtrière de l’Ancien Testament. À peine leurs officiers pouvaient-ils les retenir, quand, en Angleterre, ils apercevaient un reste de catholicisme, un surplis, une image de la Vierge. Ici, en pays catholique, contre les papistes idolâtres, adorateurs de la grande bête, ennemis du Seigneur, ils lâchaient leurs mains et triomphaient dans le sang à l’exemple de Josué et de Moïse, qui avaient exterminé les peuples de la Palestine, hommes, femmes, enfants, jusqu’aux bêtes ; à l’exemple d’Ahod, qui avait fendu les entrailles du roi moabite ; à l’exemple de Samuel, qui avait coupé Agag en morceaux ; à l’exemple de David, qui avait brûlé ses ennemis dans des fours à briques et déchiré ses vaincus sous des râteaux de fer. À travers trente siècles, le même livre armait le même fanatisme du même couteau. M. Guizot néglige ce superbe spectacle ; il n’ose ressentir ces passions sauvages ; il analyse pour le politique la lettre de Cromwell, et refuse au peintre et au psychologue le tableau qu’ils demandaient. — Consent-il du moins à ressentir les émotions pacifiques et humaines ? Me fera-t-il éprouver l’ardent désir et la joie folle avec laquelle le peuple anglais rappela et reçut les Stuarts ? Je transcris son morceau le plus animé, et je n’y trouve que les détails extérieurs d’une cérémonie. « Sa route, de Saint-George’s-Fields à White-Hall, fut une ovation continue. Il marchait, précédé et suivi par de nombreux escadrons de cavalerie municipale et volontaire magnifiquement harnachés. Les milices de la Cité et de Westminster, et les diverses corporations avec leurs bannières, formaient partout une haie sur son passage. Les shérifs, les aldermen, et tous les officiers municipaux de la Cité, avec une multitude de serviteurs en grande livrée, se pressaient autour de lui. Le lord maire, ayant à ses côtés Monk et le duc de Buckingham, portait devant lui l’épée. Cinq régiments de cavalerie de l’armée formaient le cortège. Les rues étaient jonchées de verdure, les maisons pavoisées de drapeaux, les fenêtres, les balcons et les toits garnis d’innombrables spectateurs, hommes et femmes, nobles et bourgeois dans leurs plus belles parures ; les canons de la Tour, les cloches des églises, la musique des régiments, les acclamations de la foule, remplissaient l’air d’un bruit immense et joyeux. “J’étais dans le Strand, dit un témoin oculaire, et je contemplais ce spectacle, et j’en bénissais Dieu. Tout cela s’était fait sans une goutte de sang versée, et par cette même armée naguère révoltée contre le roi. C’était bien l’œuvre du Seigneur ; car, depuis le retour des Juifs de la captivité de Babylone, aucune histoire, ancienne ou moderne, n’avait eu à raconter une restauration semblable, et jamais cette nation n’avait vu briller un jour d’un si grand bonheur, d’un bonheur qu’aucune politique humaine ne pouvait accomplir ni espérer”. » Où sont les sentiments de cette foule ? Qui me montrera les causes de leur joie ? Je veux voir la passion qui a amené ces événements, qui a renversé dix gouvernements, qui a vaincu les vainqueurs, qui est allée chercher un fugitif, un mendiant, un proscrit, le fils d’un décapité, pour l’asseoir au-dessus de toutes les têtes, et pour lui livrer les libertés publiques, parmi les respects enthousiastes de trois nations. Qu’on me montre les souvenirs qui agitaient les cœurs : vingt ans de guerres civiles, la loi détruite par ses restaurateurs, le Parlement mutilé, chassé, rétabli, disloqué, puis rétabli encore ; l’ancienne constitution inutilement brisée et inutilement remplacée par des tyrannies passagères ; le despotisme au centre, la révolte aux extrémité, la justice violentée, la force souveraine ; la propriété, la liberté, la vie des citoyens soumise aux caprices privés et publics d’une armée fanatique ; la perspective de révolutions incessantes, nul espoir dans la résistance, nulle sûreté dans l’obéissance : le peuple qui accourait sur les routes, qui couvrait les rues, qui pavoisait les maisons, qui buvait autour des feux de joie, voyait rentrer l’ordre, la loi, la sécurité et la paix, et les cavaliers, ruinés par les confiscations, emprisonnés par les majors généraux, taxés au dixième de leur revenu, soumis à l’arbitraire des fils de leurs fermiers, se pressaient en triomphe autour de leur jeune roi, fils du roi martyr, sous qui ils avaient combattu, avec qui ils avaient souffert, pour qui, depuis douze ans, ils priaient tous les soirs, qui leur rapportait leurs honneurs, par qui ils remontaient au pouvoir, par les mains duquel ils allaient trouver leur vengeance, Mettez ces faits aux mains d’un orateur, de Macaulay par exemple ; qu’il plaide l’enthousiasme public. Au bout d’une page, vous participerez à l’ivresse nationale, et vous comprendrez la révolution, parce que vous l’aurez sentie. M. Guizot oublie que le talent le plus efficace est la sympathie, que les grands événements ne sont pas les actions extérieures de l’homme, mais les mouvements intérieurs de l’âme, qu’en psychologie la lucidité c’est l’émotion, que le lecteur n’aperçoit les secousses morales qu’en les éprouvant lui-même, que l’historien doit se faire tour à tour puritain et royaliste pour peindre les puritains et les royalistes, que le cœur, aussi bien que l’intelligence, est un ouvrier de l’histoire, et que, pour représenter la vie humaine, si variée et si complexe, il faut imposer à son talent toutes les allures et tous les tons. Ce n’est pas assez d’être grave et solide. Les trois quarts des faits échappent à cette façon de raconter. Il y a dans l’histoire des aventures bouffonnes, des événements de cuisine, des scènes d’abattoir et de cabanon, des comédies, des farces, des odes, des drames, des tragédies. Il faut donc que l’historien soit tour à tour plaisant, sublime, trivial, terrible. Il doit renfermer en lui cinq ou six poètes. Il n’y a qu’un seul écrivain dans M. Guizot. Tout à l’heure nous lui reprochions d’omettre les mœurs et la diversité des faits caractéristiques ; maintenant nous lui reprochons de supprimer la passion et la diversité des émotions intéressantes. Nous trouvions qu’il manquait de curiosité ; nous trouvons qu’il manque de sympathie. Nous concluons que, par le retranchement des mœurs et par le manque de curiosité, il amoindrit l’histoire ; que, par le retranchement des passions et par le manque de sympathie, il amoindrit son talent.

II.

La réponse est aisée et la voici :

Quel est l’objet du livre ? La révolution d’Angleterre, c’est-à-dire la chute de cinq ou six gouvernements successifs et l’établissement définitif de la liberté politique. C’est donc une histoire politique, et, pour la bien faire, il ne faut faire que celle-là. Un esprit exact ne mêle point les genres. Quand il se propose un but, il y va droit, sans s’arrêter ni se détourner en chemin ; s’il explique la succession des gouvernements, il ne songe point à expliquer autre chose. Pourquoi Charles Ier a-t-il été détrôné ? Comment Cromwell est-il devenu maître ? Pourquoi le protectorat n’a-t-il pu se changer en royauté ? Pourquoi la république n’a-t-elle pu subsister ? C’est à ces questions qu’il s’attache et non à d’autres. S’il touche aux autres, c’est pour résoudre celles-là. S’il cite des traits de mœurs, ce sont des traits de mœurs politiques. S’il expose la naissance et les dogmes de sectes, c’est parce que de religieuses elles sont devenues politiques. Il ne prend dans chaque matière que ce qui se rapporte à son sujet. Il ne prend dans chaque histoire que ce qui fait partie de son histoire. Tout à l’heure vous lui reprochiez de n’être pas curieux ; c’est qu’il est conséquent. Vous le blâmiez d’éviter les anecdotes frappantes ; c’est qu’il aime l’unité rigoureuse. Vous l’accusiez d’avoir supprimé dans le procès de James Nayler les détails scandaleux et lumineux qui peignent les fanatiques ; c’est qu’il ne fait point l’histoire des fanatiques. S’il conte cette aventure, c’est pour montrer une faute du Parlement, qui se rend odieux en usurpant le pouvoir judiciaire, et une ruse de Cromwell, qui rend cette usurpation visible pour discréditer le Parlement. Comprenez que le premier plaisir et le premier soin d’un grand logicien est de se proposer un but unique, de l’avoir présent à chaque page et à chaque ligne, de s’y porter de tout son effort et par chaque effort. Vous venez vous jeter à sa traverse ; vous voulez l’entraîner dans l’histoire amusante, dans le roman vrai, dans l’imitation de Walter Scott ; vous lui demandez de vous peindre un camp puritain, une assemblée de quakers, une taverne de cavaliers. Il repousse de la main les importuns et les inconsidérés qui veulent le guider sans connaître la route, et qui le font sortir de sa voie sous prétexte de l’y faire entrer.

Considérons-le donc dans sa voie, c’est-à-dire dans l’histoire politique : il y a mis précisément ce que vous demandez, les circonstances frappantes, les paroles crues, les mots authentiques. Il n’est point resté comme Hume et Roberston dans les explications générales et dans la narration indirecte. Il a fait des scènes de roman, austères si l’on veut, mais aussi intéressantes qu’une séance du Parlement ou du Conseil. Rien de plus curieux dans le genre grave que la comédie sérieuse par laquelle Cromwell demande et refuse la couronne. Jour par jour, on écoute les discours des personnages. Les lettres de Thurloe donnent le soir les impressions du matin. Henri Cromwell répond ; on assiste aux conjectures, aux doutes, aux conversations du public. Les officiers viennent pétitionner contre le rétablissement de la royauté. Cromwell s’étonne de les voir « rechigner » et déclare, avec la sincérité d’un grand politique, qu’il se soucie peu du titre. « C’est une plume à un chapeau. » Un peu après, survient l’orateur du Parlement avec la pétition attendue, semblable, dit-il lui-même, « à un jardinier qui cueille des fleurs dans le jardin de son maître, et en compose un bouquet, offrant à Son Altesse ce qu’il a cueilli dans le jardin du Parlement. » Cromwell, en recevant ce bouquet parlementaire, leur fait la harangue la plus obscure, la plus embarrassée, la plus inintelligible, la plus habile qui fût jamais, tellement que personne n’y put trouver le moindre indice de sa décision future. Le Parlement revient à la charge, lui envoie et lui renvoie son bouquet ; Cromwell ne cesse pas d’avoir des scrupules. On institue des conférences. Les commissaires du Parlement se relayent pour le convaincre. Le grand homme d’État épanche son cœur en récits, en confidences, en allusions, coupant brusquement ses idées, les reliant, découvrant et cachant tour à tour ce qu’il ne pense pas et ce qu’il pense, véritable Tibère, plus hypocrite et plus trivial que l’autre, mais si clairvoyant et si maître de lui-même qu’au moment de monter sur le trône il s’arrête, et se rassied sur sa chaise de Protecteur. Ces allées, ces venues, cette main si avidement tendue vers le sceptre, et tant de fois retirée, ces débats du Parlement excités ou apaisés en cachette, ces manœuvres infatigables, et, par-dessus tout, les enroulements de ces dialogues entortillés à dessein, composent un petit drame qui paraît froid au lecteur ordinaire et qui semble vivant au lecteur attentif : c’est la diplomatie en action. — Avec l’art, M. Guizot y porte la science. À l’intérêt il ajoute la vérité. Là-dessus il est spécial, et on s’en aperçoit. Pour faire l’histoire de la chimie, il faut avoir manié les substances chimiques. Pour écrire l’histoire de la politique, il faut avoir manié les affaires d’État. Ce sont matières distinctes qui exigent une pratique distincte. Un littérateur un psychologue, un artiste se trouve hors de chez lui quand il juge un traité, une ambassade, une manœuvre parlementaire, l’opportunité d’une convocation, les effets d’une loi. Il ne peut décider qu’à tâtons, par improvisation téméraire, ou sur l’avis des autres ; si son jugement est original, il ne peut être accrédité ; s’il est accrédité, il ne peut être original. Ici nous avons confiance, et nous sentons vite que nous devons avoir confiance. Rien de mieux exposé et de mieux jugé par exemple que les relations de Mazarin et de Cromwell. M. Guizot a pris plaisir de recueillir tous les détails de cette correspondance. En grand joueur d’échecs, il explique et admire la partie de deux fameux joueurs d’échecs. Les voilà qui s’observent, qui s’épient, qui s’inquiètent, qui rusent l’un contre l’autre, et qui, à force d’estime l’un pour l’autre, finissent par agir à découvert. « C’est l’art suprême des grands politiques de traiter les affaires simplement et avec franchise, quand ils se savent en présence de rivaux qui ne se laisseront ni intimider ni tromper. Mazarin en était capable et Cromwell le réduisait presque toujours à cette nécessité. C’était entre ces deux hommes un échange continuel de concessions et de résistances, de services et de refus, dans lequel ils risquaient peu de se brouiller ; car ils se comprenaient mutuellement, et n’exigeaient pas l’un de l’autre ce qu’ils n’auraient pu s’accorder sans se nuire plus que leur accord ne leur aurait servi. » — Par-dessus ces exposés d’affaires il y a l’exposé des causes. Par-dessus les négociations de cabinets il y a les révolutions morales. Par-dessus les fautes ou l’habileté des chefs il y a les inclinations et les volontés des nations. M. Guizot, à chaque grande affaire, tourne ses regards vers le public, et, les documents à la main, montre les vicissitudes de l’opinion. C’est la même solidité et la même expérience, et, au bout de son livre, il n’est personne qui ne trouve nécessaire la révolution et la restauration.

Ce goût et ce talent pour l’histoire politique lui imposent un ton dominant et un style unique. Car remarquez qu’on ne se donne pas son style ; on le reçoit des faits avec qui l’on est en commerce. Il est grave, s’ils sont graves. On subit leur contrecoup et on répète leur accent. — Vous voici peintre de mœurs ; vous vous intéressez aux variations des sentiments ; vous courez les auberges, les corps de garde et les églises ; vous étudiez et vous mesurez les passions de l’an 1648. Involontairement vous perdez la gravité et vous éprouvez l’émotion. Devenu curieux et psychologue, vous notez avec moquerie ou avec colère les bizarreries, la folie, l’énergie des sentiments. Vous vous livrez à la verve. Vous pouvez rire de Cromwell ou trembler avec Bunyan. Nul souci pressant ne ride votre front et ne charge votre cervelle. Vous êtes au théâtre. Cromwell est pour vous un acteur chargé par le hasard ou la nature de mettre sous vos yeux le jeu de la machine humaine. Tous sympathisez avec lui ou vous le sifflez, peu importe ; la mort vient, qui le tire par les pieds hors de la scène, faisant la place nette pour d’autres tragédies et d’autres comédiens. — Devenez historien politique, à l’instant tout est changé. Vous voilà politique et sérieux. Vous ne regardez dans les événements que leurs effets généraux, contrecoups énormes qui ébranlent ou affermissent la prospérité et la liberté de toute une nation. Vous êtes avec Cromwell à la tête des affaires, et, dans ce poste, on n’a point la permission de s’émouvoir, ni l’occasion de rire. Vous êtes obligé sans cesse de juger les événements, de peser les hommes ; et vous avez besoin, pour une telle œuvre, de tout votre sang-froid et de toute votre attention. Vous sentez, à chaque instant, que l’Angleterre vous revient ou vous échappe, et vous n’êtes point disposé à écrire un drame, ni une comédie, ni un roman. Que James Nayler se dise le Christ ou que le chapelain de Cromwell fasse la cour à la fille de Cromwell, ces accidents bouffons de la vie privée et du fanatisme national n’altéreront pas la contention soutenue de l’esprit calculateur qui en ce moment examine les chances de la révolution qui s’arrête et de la restauration qui arrive. Ainsi fait M. Guizot. Toujours maître de lui-même, il avance d’un pas égal, mesuré et ferme, appropriant son style à son sujet, politique dans la construction des phrases comme dans le choix des événements, et partout austère. Macaulay écrit les affaires en orateur, comme on les plaide. M. Guizot écrit les affaires en homme d’État, comme on les fait.

Cromwell aussi était homme d’État. À son style pourtant, je doute qu’il eût su écrire l’histoire. Si M. Guizot l’a fait, c’est qu’il possède un autre talent. Il est philosophe. La philosophie de l’histoire a été son premier goût et son premier emploi. Il porte aujourd’hui dans l’histoire narrative le talent qu’il avait porté dans l’histoire spéculative. Ce talent ne consistait pas, à l’allemande, dans l’improvisation risquée de théories sublimes, mais dans la collection lente et complète de détails innombrables, dans la classification prudente et perpétuelle, dans le dégagement méthodique de hautes idées prouvées, dans la vérification assidue de toutes les vues d’ensemble ; cet art de grouper les faits et d’en tirer les idées générales, après avoir construit l’Histoire de la civilisation en France et en Europe, a construit l’Histoire de la révolution d’Angleterre. Il a donné au style une vigueur étonnante, et, quand l’occasion s’en est présentée, dans le récit du despotisme de Charles Ier, dans le procès de Strafford, du roi, de lord Hamilton, de lord Cappel, il a produit des morceaux d’une éloquence admirable, d’autant plus entraînante qu’elle est contenue, et que l’historien s’efface pour laisser parler les événements. Car c’est l’ordre qui donne la force. Lorsque des faits tous semblables viennent, sans interruption et d’un mouvement croissant, frapper tous au même endroit de notre âme, nous fléchissons sous leur continuité et sous leur véhémence, et nous sommes emportés dans le courant qu’ils ont formé. Un ordre inviolable soutient toutes les parties de cette histoire. Chaque page aboutit à son idée générale ; chaque chapitre ou demi-chapitre réunit ses pages en une conclusion unique ; chaque volume laisse son impression distincte ; et l’on a le plaisir très noble et très pur de sentir les faits épars se changer, sans contrainte et par le seul effet de leurs affinités mutuelles, en un tissu continu de solides raisonnements.

L’esprit philosophique qui apprend à grouper les idées apprend aussi à les manier. Le philosophe est chez lui dans les idées générales. Il les assemble et les oppose à l’instant et sans peine. Il n’est point comme le vulgaire qui ne les soulève que pour plier sous leur poids. Il a la force, et il en use. Je connais peu de phrases aussi fortes que ce passage sur l’état du parti presbytérien (1643), et il y a beaucoup de phrases semblables : « Le moment approchait où les vices intérieurs du parti jusque-là dominant, l’incohérence de sa composition, de ses principes, de ses desseins, devaient infailliblement éclater. Chaque jour il était forcé de marcher dans des voies opposées, de tenter des efforts contraires. Ce qu’il sollicitait dans l’Église, il le repoussait dans l’État ; il fallait que, changeant sans cesse de position et de langage, il invoquât tour à tour les principes et les passions démocratiques contre les évêques, les maximes et les influences monarchiques ou aristocratiques contre les républicains naissants. C’était un spectacle étrange de voir les mêmes hommes démolir d’une main et construire de l’autre, tantôt prêcher les innovations, tantôt maudire les novateurs ; alternativement téméraires et timides, rebelles et despotes à la fois ; persécutant les épiscopaux au nom des droits de la liberté, les indépendants au nom des droits du pouvoir ; s’arrogeant enfin le privilège de l’insurrection et de la tyrannie en déclamant chaque jour contre la tyrannie et l’insurrection. » Il y a dans cette vigueur une sorte de luxe ; c’est une force qui triomphe de se déployer. — À mesure qu’il avance, M. Guizot se contient davantage. Dans les derniers volumes, écrits trente ans après les autres, il a diminué la couleur pour préciser le dessin, il a condensé ses idées générales en résumés brefs, dont chaque moi est tout un chapitre. Lisez dix fois cette phrase, vous la trouverez chaque fois plus belle, et à la dixième vous n’aurez pas épuisé ce qu’elle contient : « Loin de la cour, dans les villes au sein d’une bourgeoisie laborieuse, dans les campagnes chez des familles de propriétaires, de fermiers, de laboureurs, se réfugièrent le protestantisme ardent et rigide, les mœurs sévères, et ce rude esprit de liberté qui ne s’inquiète ni des obstacles ni des conséquences, endurcit les hommes pour eux-mêmes comme envers leurs ennemis, et leur fait dédaigner les maux qu’ils subissent ou qu’ils infligent, pourvu qu’ils accomplissent leur devoir, et satisfassent leur passion en maintenant leur droit. La restauration laissait à peine entrevoir ses tendances, et déjà les puritains se roidissaient contre elle, méprisés en attendant qu’ils fussent proscrits, mais passionnément dévoués, n’importe à quels risques et avec quelle issue, au service de leur foi et de leur cause ; sectaires farouches et souvent factieux, mais défenseurs et martyrs indomptables de la religion protestante, de l’austérité morale et des libertés de leur pays. » Il n’y a plus aujourd’hui de style ni d’esprit de cette trempe. Pour lui trouver des pareils, il faudrait remonter jusqu’à Thucydide ou Machiavel.

Le dernier effet de l’esprit philosophique est la grandeur. Les idées générales sont comme un trône où, d’un œil tranquille, le philosophe, assis au-dessus des autres hommes, regarde défiler le cortège des événements. Il leur impose des lois ; il semble leur maître. Il fait davantage. Sortant de l’histoire particulière qu’il raconte, il embrasse l’histoire universelle qu’il ne raconte pas. Il trouve des leçons pour tous les hommes, et devient moraliste entre deux événements. « Quand les révolutions penchent vers leur déclin, c’est un triste ? mais grand enseignement que le spectacle des mécomptes et des angoisses de leurs chefs longtemps puissants et triomphants, mais enfin arrivés au jour où, par un juste retour de leurs fautes, leur empire s’évanouit, sans que leur obstination soit éclairée ou vaincue : divisés entre eux comme des complices devenus des rivaux, détestés comme des oppresseurs, décriés comme des rêveurs, frappés à la fois d’impuissance et d’une amère surprise, s’indignant contre leur pays qu’ils accusent de lâcheté et d’ingratitude, et se débattant sous la main de Dieu sans comprendre ses coups. » Ce ton est celui d’un Bossuet protestant. M. Guizot y revient naturellement et sans efforts. Quelques-uns s’en choqueront peut-être, trouvant que les axiomes tranchants ne sont vrais qu’en mathématiques, et qu’à moins d’être prophète, on ne doit pas faire intervenir Dieu dans les affaires humaines. D’autres phrases sont si grandes, qu’elles suppriment les objections et ravissent du premier coup ; la critique n’a pas le temps de naître. Si, après le premier enthousiasme, elle essaye de s’y attaquer, elle se brise contre leur solidité majestueuse. Ce sont des statues de dieux taillées dans le pur granit. En voici une qui me semble sublime par la puissance de la structure et par la hauteur de la vérité. Il s’agit du moment où naît la secte raisonneuse des indépendants, et où la nation semble glisser sur une pente inclinée, comme un navire qu’on lance et qui va s’engloutir dans la mer ou la traverser. « L’Angleterre était dans une de ces crises glorieuses et redoutables où l’homme, oubliant sa faiblesse pour ne se souvenir que de sa dignité, a cette sublime ambition de n’obéir qu’à la vérité pure, et le fol orgueil d’attribuer à son opinion tous les droits de la vérité. » Il y a ici comme un chant tendu et passionné. C’est de la poésie philosophique, il est vrai, et protestante ; n’importe : l’émotion n’en est que plus belle, quand elle a traversé, comme ici, la double cuirasse de la logique et de la foi.

Ni curieux, ni artiste, disait-on ? Peut-être. Mais il est politique et philosophe, et, dans une histoire politique et philosophique, on ne peut rien souhaiter de mieux.

Xénophon.
L’Anabase

I

Quand on a passé un mois à lire des revues, des livres sérieux, des articles graves, des dissertations de philosophie ou d’histoire, on s’éveille un matin avec l’envie de n’en plus lire. On prend une échelle, on monte au plus haut de sa bibliothèque, on tire à soi un volume de mémoires, ceux de Montluc, par exemple, et l’on feuillette la bataille de Cérisoles ou le siège de Sienne. Ces grands coups de pique et ces beaux coups d’arquebuse font plaisir à voir. À cheval, par monts et par vaux, parmi les surprises, les régalades, les aubades, les spectacles nouveaux, les dangers inattendus, dans les villes parées d’Italie, dans les vignes dorées du Languedoc, on respire en plein air, aux fanfares des trompettes, et l’on comprend une autre vie que la nôtre. On comprend en même temps un autre esprit, plus naïf et moins nourri d’idées, mais plus viril et muni d’idées plus nettes ; et l’on sent comme un souffle de santé et de jeunesse qui perce à travers notre civilisation artificielle, nos paperasses imprimées et nos vieux bouquins.

Les Grecs ont aussi leurs mémoires, plus poétiques encore et plus naturels. Républicains, exempts du point d’honneur et des habitudes chevaleresques, très raisonneurs, très lettrés, inventeurs des arts et des sciences, ils savaient agir avec autant de hardiesse que nos aventuriers, avec plus de concorde que nos gentilshommes, et, de plus, ils savaient écrire. Par-dessus tout, ils avaient les plus beaux sujets. L’Asie valait l’Amérique, et Artaxerxès valait mieux que Montézuma. J’ai relu l’Anabase de Xénophon, et avec tant de plaisir que je demande la permission d’en citer et d’en commenter quelques pages. Rien de plus curieux que cette armée grecque, république voyageuse qui délibère et qui agit, qui combat et qui vole, sorte d’Athènes errante au milieu de l’Asie, avec ses sacrifices, sa religion, ses assemblées, ses séditions, ses violences, tantôt en paix, tantôt en guerre, sur terre et sur mer, dont chaque événement éprouve et révèle une faculté et un sentiment. Mais la beauté du style surpasse encore l’intérêt du récit. Supposez que chez nous la science eût été laïque en naissant, et que quelque bon génie nous eût délivrés de la scolastique ; probablement la civilisation moderne aurait commencé quatre siècles plus tôt, et nos premiers chroniqueurs auraient atteint dans leur naïveté le style parfait du xviie  siècle. C’est ce qui alors arrivait en Grèce ; Platon, infiniment plus hardi et plus inventif que Descartes, a des familiarités et des grâces d’enfant, et Xénophon, le politique, le philosophe, le moraliste, l’historien, est aussi simple qu’un conteur du moyen âge. Je le traduirai mot pour mot, et je le laisserai parler presque toujours. Il s’expliquera lui-même, et la différence de son style et du nôtre marquera, mieux qu’un commentaire, la différence des deux civilisations.

Il faut appliquer à Xénophon ce mot de Mme de Launay : « Son esprit n’emploie ni tours, ni figures, ni tout ce qui s’appelle invention. Frappé vivement des objets, il les rend comme la glace d’un miroir les réfléchit, sans ajouter, sans omettre, sans rien changer. » Le contraste est d’autant plus frappant que notre langue d’aujourd’hui s’est chargée de métaphores, de termes abstraits, de tournures convenues, et que, sous l’invasion de la philosophie et de la poésie, elle a perdu une partie de sa justesse et de sa clarté ; si on voulait exprimer celle de Xénophon par une image, on devrait la comparer à l’eau d’un ruisseau au sortir de la source, encore sans mélange, légère et limpide, plus belle que lorsqu’elle sera grossie et troublée par le progrès de son cours. Voici comme il commence, et une page de lui en dira plus que toutes les comparaisons. On entre à l’instant en matière. Xénophon ne parle pas de lui-même ; point de réflexions générales ; rien que des faits, exposés avec autant de naïveté que de concision :

Après que Darius fut mort et Artaxerxès établi roi, Tissapherne calomnie Cyrus, disant qu’il complote contre son frère ; celui-ci se laisse persuader, et fait saisir Cyrus pour le tuer. Mais leur mère, ayant obtenu sa grâce, le renvoie dans son gouvernement. Après ce danger et cet outrage, Cyrus cherche le moyen de n’être plus soumis à son frère, et, s’il peut, de régner à sa place. Leur mère Parysatis l’y poussait, l’aimant mieux que le roi Artaxerxès. Dès ce moment, personne de chez le roi ne vint voir Cyrus, sans partir mieux disposé pour Cyrus que pour le roi. Quant aux barbares de son gouvernement, il avait soin de les rendre bons soldats et affectionnés pour lui. Il levait des troupes grecques le plus secrètement possible, afin de surprendre le roi plus à l’improviste. Voici comme il les rassemblait : dans toutes les villes où il avait garnison, il ordonnait aux chefs de prendre des soldats péloponnésiens les meilleurs et le plus nombreux qu’ils pourraient, disant que Tissapherne avait des desseins contre elles. En effet, les villes ioniennes étaient une ancienne possession de Tissapherne, données par le roi, et en ce moment, sauf Milet, elles s’étaient toutes remises à Cyrus. Tissapherne, pressentant qu’à Milet on complotait la même défection, tua les uns, bannit les autres. Cyrus, ayant accueilli les fugitifs et levé une armée, assiégeait Milet par terre et par mer, et tâchait de ramener les bannis ; et c’était pour lui encore un autre prétexte de rassembler une armée. Il avait envoyé vers le roi pour lui dire qu’étant son frère, il devait avoir ces villes plutôt que Tissapherne ; et leur mère prenait son parti. En sorte que le roi ne se doutait pas de l’entreprise préparée contre lui, et croyait que son frère se ruinait en armées pour combattre Tissapherne : aussi n’était-il pas fâché de les voir en guerre. D’ailleurs Cyrus lui envoyait les tributs des villes qui se trouvaient aux mains de Tissapherne.

Dans la Chersonèse, qui est en face d’Abydos, il rassemblait une autre armée de la manière que voici : Cléarque le Lacédémonien était banni ; Cyrus l’ayant rencontré, l’admira fort et lui donna dix mille dariques. Celui-ci leva une armée avec cet or, et faisait la guerre dans la Chersonèse, attaquant les Thraces qui habitent au-dessus de l’Hellespont, et aidant les Grecs : en sorte que les villes de l’Hellespont contribuaient volontairement de leur argent pour nourrir son armée. Voilà encore une armée que Cyrus entretenait sans qu’on le sût. — Aristippe le Thessalien était son hôte. Opprimé chez lui par ceux de la faction contraire, il va vers Cyrus et lui demande la solde de deux mille soldats pour trois mois, afin de venir à bout de ses adversaires. Cyrus lui donne celle de quatre mille soldats pour six mois, et le prie de ne point faire la paix avec ses adversaires, avant d’en avoir consulté avec lui. De cette façon, il entretenait secrètement une autre armée en Thessalie. Il ordonna à Proxénos le Béotien, son hôte, de lever le plus d’hommes qu’il pourrait, et de venir, disant qu’il voulait marcher contre les Pisidiens qui inquiétaient son territoire. Enfin il ordonna à Sophœnétos le Stymphalien et à Socrate l’Achéen, qui étaient aussi ses hôtes, de venir avec le plus d’hommes qu’ils pourraient, afin d’attaquer Tissapherne de concert avec les bannis de Milet. Et ils firent ainsi.

Ainsi préparé, Cyrus se mit en marche sous prétexte de faire la guerre aux Pisidiens. Il avait une grande armée de barbares, et ses troupes grecques rejoignaient son camp à mesure qu’il avançait. Ces Grecs n’étaient pas des mercenaires affamés et obligés de se vendre pour vivre. Ils étaient venus par esprit d’aventure, attirés par le grand renom de Cyrus ; plusieurs avaient quitté leurs enfants, d’autres avaient fui de chez leurs parents ; ils allaient en Asie, comme les premiers navigateurs dans le nouveau monde, espérant gagner gloire et fortune. Arrivé en Phrygie, Cyrus fit leur dénombrement dans un grand parc que Xerxès avait planté en revenant de Grèce après sa défaite ; et il trouva onze mille hommes pesamment armés, et deux mille hommes d’infanterie légère.

Le livre est un journal de marches, sans commentaires, ce qui lui donne un air de vérité frappant. Les Grecs traversent un pays rempli de lieux célèbres, et ces souvenirs répandent sur leur voyage un singulier intérêt : c’est le fleuve près duquel Apollon vainquit Marsyas ; c’est la fontaine aux bords de laquelle Midas enivra le satyre ; à Peltæ, Xénias l’Arcadien sacrifie à Pan, donne des jeux et propose en prix des strigiles d’or ; leurs traditions mythologiques les suivent, et l’antique poésie orne le paysage de ses aimables mensonges. De petits faits intéressants rompent l’uniformité du journal, et peignent aux yeux les objets et à l’esprit les mœurs. La reine de Cilicie vint trouver Cyrus avec de grands trésors, et le pria de lui montrer son armée. Ils regardaient les troupes défiler, dit Xénophon, Cyrus sur un char, la Cilicienne dans un chariot couvert. « Les Grecs avaient tous des casques d’airain, des tuniques de pourpre, des cnémides et des boucliers brillants ; Cyrus, arrêtant son char devant eux, envoya aux : généraux l’interprète Pigrétès, pour ordonner à la phalange de présenter les armes et de marcher tout entière en avant. La trompette sonna, et les soldats, les armes en avant, s’ébranlèrent. Puis, pressant le pas, et poussant des cris, ils se mirent à courir d’eux-mêmes du côté des tentes. Les barbares et les autres eurent grand-peur. La Cilicienne s’enfuit de son chariot ; les gens du marché, abandonnant leurs denrées, s’enfuirent, et les Grecs allèrent en riant vers leurs tentes. La Cilicienne, voyant l’éclat et la belle ordonnance de l’armée, l’admira, et Cyrus se réjouit de la peur que les Grecs faisaient aux barbares. » — Les Péruviens craignaient autant les Espagnols. Les expéditions de Cortez et de Pizarre ressemblent beaucoup à celles de Xénophon et d’Agésilas.

Lorsqu’on fut arrivé en Cilicie, les soldats soupçonnèrent qu’on les menait contre le roi et refusèrent d’avancer. Cléarque voulut obliger les siens à marcher. Ils frappèrent ses chevaux, ils le frappèrent lui-même, et il s’enfuit, ayant manqué d’être lapidé ; alors il les convoqua, « et resta longtemps debout devant eux en pleurant » ; puis il leur dit qu’il ferait leur volonté. Cependant des hommes qu’il avait gagnés se levaient dans l’assemblée, et montraient qu’on ne pouvait avancer ni reculer sans l’appui de Cyrus. Point de guides, point de vaisseaux, les passages occupés par devant et par derrière ; on résolut d’envoyer vers Cyrus, qui déclara qu’il allait sur l’Euphrate combattre son ennemi Abrocomas. Les soldats n’étant guère persuadés, Cyrus promit à chacun d’eux trois demi-dariques par mois au lieu d’un darique, et ils se remirent en marche. Enfin il se déclara à Thapsaque, sur l’Euphrate, et ordonna aux généraux d’annoncer aux soldats que l’expédition était contre Artaxerxès. « Ceux-ci s’irritèrent, et dirent que les généraux savaient le dessein depuis longtemps, et l’avaient caché, et déclarèrent qu’ils ne marcheraient pas, si on ne leur donnait autant d’argent qu’aux soldats qui avaient accompagné Cyrus dans son premier voyage. Cyrus promit de donner à chaque homme cinq mines d’argent lorsqu’on serait à Babylone, et de leur payer la solde entière jusqu’à ce qu’il les eût ramenés en Ionie. Ce qui persuada la plupart des Grecs. » Ce trait naïf n’est point un aveu. Xénophon rapporte sans commentaire un fait qu’il trouve naturel. Il ne songe point à représenter les Grecs comme aventureux, désintéressés et héroïques. Rien ne lui paraît plus simple que de demander de l’argent pour un service. Nous sommes séparés par vingt-deux siècles des idées modernes.

Ils laissèrent l’Euphrate sur leur droite et entrèrent dans l’Arabie, pays désert :

Dans ce lieu, la terre était une plaine tout unie comme la mer, et peuplée d’absinthes. S’il y avait quelque peu d’autres plantes ou roseaux, elles avaient toutes une bonne odeur comme des aromates. Mais point d’arbres. Des bêtes sauvages de toutes sortes, des onagres en très grand nombre, beaucoup d’autruches de la grande espèce : il y avait aussi des outardes et des chevreuils. Les cavaliers poursuivaient ces bêtes. Les onagres qu’on chassait couraient en avant, puis s’arrêtaient ; car ils allaient beaucoup plus vite que les chevaux ; et, quand les chevaux se rapprochaient, ils recommençaient, de sorte qu’on ne pouvait les prendre, sinon lorsque les cavaliers, se postant de distance en distance, les chassaient en se relayant. La chair de ceux qu’on prenait ressemblait à celle des cerfs, mais était plus tendre. — Pour les autruches, personne n’en prit ; et ceux des cavaliers qui les poursuivirent cessèrent bientôt ; car elles les distançaient de fort loin par la vitesse de leurs pieds, et grâce à leurs ailes qui les soulevaient, et dont elles se servaient comme d’une voile. Quant aux outardes, si on les fait lever brusquement, on peut les prendre ; car elles ont le vol court comme les perdrix et se lassent vite. Leur chair était très bonne.

Il y a beaucoup de ces petits tableaux vrais, courts et pleins de choses, où le dessin est plus marqué que la couleur, mais où le dessin est si précis et si juste, qu’on voit les faits et les objets comme s’ils étaient présents.

Ils traversèrent le désert à grandes journées, pressés par la disette, et n’ayant que de la viande pour se nourrir. Un jour, dans un passage étroit où il y avait de la boue, les chariots restèrent embourbés ; Cyrus fit venir des hommes pour les dégager, et, comme on n’allait pas assez vite, il dit avec colère aux premiers de sa suite de faire avancer les chariots. « Aussitôt ils jetèrent leurs robes de pourpre, chacun où il se trouvait, et coururent, comme s’ils allaient à la victoire, du haut d’une colline escarpée, avec leurs magnifiques tuniques et leurs larges pantalons brodés, quelques-uns ayant des colliers autour du cou et des bracelets aux mains. Ainsi vêtus, ils sautèrent à l’instant dans la boue, et dégagèrent les chariots, plus vite qu’on n’eût jamais pensé. » — Aucun office n’était vil aux yeux des Perses, lorsqu’il était imposé par le prince. — Cet empressement dans l’obéissance faisait contraste avec l’indépendance des Grecs. Chacun d’eux faisait ce qui lui plaisait ; les mœurs républicaines les avaient habitués à n’obéir qu’à leur volonté propre, ou au vote auquel ils prenaient part. Deux capitaines, qui n’approuvaient pas l’expédition, prirent les vaisseaux qu’ils trouvèrent en Cilicie et s’embarquèrent avec leurs hommes. Lorsqu’on eut pour la seconde fois passé l’Euphrate, « il y eut une dispute entre les hommes de Cléarque et ceux de Ménon. Cléarque, ayant jugé que le soldat de Ménon avait tort, le fit battre. Celui-ci alla vers son corps d’armée, raconta l’affaire, et là-dessus les soldats s’irritèrent et voulurent beaucoup de mal à Cléarque. Le même jour, Cléarque, étant allé au passage du fleuve, et ayant examiné le marché qui se trouvait là, revient à cheval avec peu de monde, et pour aller à sa tente traverse l’armée de Ménon. Un soldat qui fendait du bois le voit passer, lui lance sa hache et le manque. Un autre lui jette une pierre, puis un second, puis une foule d’autres avec de grands cris. Cléarque s’enfuit vers son armée et ordonne aussitôt qu’on prenne les armes. Il commande à ses hoplites de rester le bouclier incliné sur le genou, et prenant lui-même les Thraces et les cavaliers qui étaient plus de quarante, il pousse vers les hommes de Ménon. Ceux-ci se troublent, et Ménon pareillement ; ils courent aux armes et se tiennent prêts de leur côté à tout hasard. Proxénos, qui arrivait après eux et suivi de son corps d’hoplites, mena aussitôt ses hommes entre les deux troupes, et pria Cléarque de ne point agir comme il le faisait. Celui-ci s’irrite de voir prendre aussi doucement l’injure d’un homme qui a manqué d’être lapidé, et lui ordonne de faire place. En ce moment survenait Cyrus, qui apprit l’affaire. Aussitôt il prit ses javelots dans ses mains, accourut entre les deux troupes avec ceux de ses fidèles qu’il avait là, et dit : “Cléarque, Proxénos, et vous autres Grecs qui êtes ici, vous ne savez ce que vous faites. Si vous engagez quelque combat entre vous, comptez que de ce jour-là je serai perdu, et vous aussi bientôt après. Car, sitôt que nos affaires iront mal, tous ces barbares que vous voyez nous seront plus hostiles que ceux du roi”. À ces mots, Cléarque revint à lui, des deux côtés on s’arrêta, et ils posèrent leurs armes sur la place. »

On était entré en Babylonie ; on apercevait les traces d’un grand nombre d’hommes et de chevaux, et l’on savait que le roi était proche. Le bruit courait que son armée était de douze cent mille hommes ; qu’il avait soixante mille cavaliers et douze cents chars armés de faux. Cyrus assembla les Grecs, et promit à chaque soldat une couronne d’or. Gaulitès le banni, homme de Samos, se leva et dit : « Cyrus, quelques-uns pensent que tu fais maintenant beaucoup de promesses, parce que le danger approche, mais que, si le succès arrive, tu ne t’en souviendras pas. Quelques-uns ajoutent que, quand tu t’en souviendrais et voudrais les tenir, tu ne pourrais donner autant que tu promets. — Ô hommes, répondit Cyrus, le royaume de mon père va du côté du midi jusqu’il l’endroit où l’on ne peut habiter à cause de la chaleur, et du côté du nord jusqu’à l’endroit où l’on ne peut habiter à cause du froid. Tous les pays dans l’intervalle ont pour satrapes les amis de mon père. Si nous sommes vainqueurs, il faudra bien que vous, qui êtes mes amis, en soyez les maîtres ; en sorte que je crains, non d’avoir trop peu pour donner à tous mes amis, mais d’avoir trop pour que vous puissiez tout prendre. » Atahualpa promettait aux compagnons de Pizarre de leur donner une chambre remplie de vases d’or aussi haut qu’il pouvait lever son bras.

Le roi reculait et n’essaya pas de défendre un immense fossé qu’il avait fait pour arrêter Cyrus. On crut qu’il renonçait à combattre, et l’armée se mit à marcher sans beaucoup d’ordre ; un grand nombre de soldats avaient déposé leurs armes sur les chariots, et Cyrus lui-même, fort tranquille, faisait la route assis sur un char.

C’était l’heure où le marché est rempli de monde, et on approchait de l’étape où l’on devait s’arrêter, lorsqu’on voit le Perse Pataguas arriver en toute hâte, poussant son cheval en sueur ; à tous ceux qu’il rencontre, il crie aussitôt en langue barbare et en grec que le roi s’avance avec une grande armée, préparé pour le combat. Il y eut un grand trouble, car les Grecs et les autres crurent qu’ils allaient être surpris en désordre. Cyrus saute de son char, met sa cuirasse, monte à cheval, et, prenant ses javelots dans ses mains, ordonne à tout le monde de s’armer et à chacun de prendre son rang. Puis, à grande hâte, ils se rangent en bataille… On était déjà au milieu du jour, et les ennemis ne se montraient pas encore. Mais, lorsque le soir vint, on vit apparaître une grande poussière comme une nuée blanche, et peu de temps après quelque chose de noir qui s’étendait au loin dans la plaine. Bientôt, lorsqu’ils furent plus près, l’airain brilla, et les lances et les rangs devinrent visibles. À la gauche des ennemis étaient des cavaliers avec des cuirasses blanches ; Tissapherne, dit-on, les commandait ; à côté d’eux, les soldats qui portaient des boucliers d’osier, puis les hoplites avec des boucliers de bois qui leur descendaient jusqu’aux pieds ; on les disait Égyptiens ; ensuite, d’autres cavaliers et des archers. Tous ces hommes marchaient par nations, chaque nation en bataillon carré. Devant eux étaient des chars armés de faux, assez éloignés les uns des autres. Ils avaient des faux aux essieux, allongées obliquement, d’autres sous le char qui regardaient la terre, afin de couper ce qu’elles rencontreraient. Le bruit courait qu’on devait les pousser contre les rangs des Grecs pour les rompre. Cependant Cyrus, courant le long des files avec Pigrétès l’interprète et trois ou quatre autres, criait à Cléarque de conduire l’armée contre le centre de l’ennemi, parce que le roi y était. « Et, si nous vainquons là, dit-il, tout sera fini. Mais Cléarque ne voulut pas éloigner du fleuve son aile droite, de peur d’être entouré des deux côtés, et répondit à Cyrus qu’il aurait soin que tout fût bien.

En ce moment, l’armée des barbares s’avançait d’un mouvement égal ; celle des Grecs, demeurant en place, remplissait ses rangs de tous ceux qui rejoignaient. Et Cyrus, poussant un peu en avant de l’année, jetait ses regards des deux côtés, considérant ses ennemis et ses amis. Xénophon Athénien, l’ayant vu de l’armée grecque, s’approcha et lui demanda s’il ordonnait quelque chose. Cyrus s’arrêta, lui dit et lui commanda de dire à tous que les sacrifices étaient favorables. Disant cela, il entendit un bruit qui allait à travers les rangs, et s’enquit de ce bruit : Cléarque lui répondit que c’était le mot qui passait peur la seconde fois. Cyrus s’émerveilla qui l’avait donné, et demanda le mot. On lui dit que c’était « Jupiter sauveur et victoire » L’ayant entendu : « Je l’accepte, dit-il ; qu’il en soit ainsi. » Après ces paroles il alla à son rang.

Les deux phalanges n’étaient pas séparées de plus de trois ou quatre stades, lorsque les Grecs chantèrent le Pæan et marchèrent à la rencontre de l’ennemi. Dans ce mouvement, la première ligne se détacha comme un flot qui déborde, et ceux qui restaient en arrière se mirent à courir. À ce moment, ils poussèrent tous le cri de guerre et prirent tous leur course. Quelques-uns disent qu’ils heurtaient leurs lances contre leurs boucliers afin de faire peur aux chevaux. Avant d’arriver à portée du trait, les barbares plient et prennent la fuite. Alors les Grecs les poursuivirent de toutes leurs forces, en se criant les uns aux autres de ne point courir à la débandade, mais de poursuivre en bon ordre. Les chars furent emportés, les uns à travers les ennemis eux-mêmes, les autres, vides de leurs conducteurs, à travers les Grecs. Mais, lorsqu’on les voyait venir, on s’écartait. Il y eut un homme qui fut atteint, comme ceux qui se laissent étourdir dans un hippodrome. Cependant on dit qu’il n’eut pas de mal ; et il n’y eut aucun autre Grec qui reçut le moindre coup, excepté un seul à l’aile gauche qui, dit-on, fut blessé d’une flèche. Cyrus, voyant les Grecs vainqueurs de leur côté et courant après les fuyards, plein de joie et déjà salué roi par les siens, ne se laissa point pourtant emporter à la poursuite, mais, tenant ses six cents cavaliers ensemble, il observait ce que faisait le roi. Le roi, qui était au centre de son armée, dépassait pourtant encore l’aile gauche de Cyrus, et ne trouvant personne qui lui fit face, ni qui résistât à ses premières lignes, tournait pour l’envelopper. Alors Cyrus, craignant que les Grecs ne soient pris par derrière et détruits, pousse en avant, charge avec ses six cents hommes, défait et met en fuite les six mille cavaliers du roi, et tue, dit-on, de sa propre main, Artagersès, leur chef. À la vue de cette déroute, les six cents cavaliers de Cyrus s’élancent à la poursuite et se dispersent aussi, excepté un très petit nombre qui restèrent auprès de lui, étant presque tous de ceux qu’on nommait les convives du prince. Ainsi délaissé, il voit le roi et sa troupe, ne se contient plus, et disant : « Je vois l’homme ! » il va sur lui, le frappe à la poitrine et le blesse à travers sa cuirasse, ainsi que le rapporte Ctésias le médecin, qui dit avoir guéri la blessure. Pendant qu’il porte ce coup, un Perse l’atteint violemment au-dessus de l’œil avec son javelot. Dans ce combat du roi, de Cyrus et de leurs hommes, plusieurs tombèrent du côté du roi. Ctésias les nomme, car il était là. De l’autre côté, Cyrus périt, et huit de ses plus braves compagnons furent tués sur son corps. Artapatès, le plus fidèle de ses officiers, sauta, dit-on, de son cheval lorsqu’il le vit renversé, et se jeta sur lui en l’embrassant. On rapporte que le roi ordonna à quelqu’un de l’égorger sur le corps de Cyrus, d’autres racontent qu’il se coupa lui-même la gorge avec son cimeterre ; car il en avait un d’or, et portait un collier, des bracelets, et les autres ornements, comme les premiers des Perses ; Cyrus l’honorait pour son zèle et sa fidélité.

On coupa la tête et les mains de Cyrus. Les cent mille barbares qu’il avait s’enfuirent ; les Grecs seuls firent ferme et mirent en déroute Artaxerxès qui revenait sur eux. L’armée perse s’enfuit jusqu’à une éminence où les Grecs aperçurent l’étendard royal, l’aigle d’or au bout d’une lance. Ils approchèrent, et personne ne les attendit. Lucios de Syracuse était monté sur l’éminence, vit la plaine immense à perte de vue couverte de fuyards, et les Grecs campèrent au milieu des chariots abandonnés et remplis de vivres.

Le lendemain, inquiets, ils attendaient d’heure en heure des nouvelles de Cyrus. Ils apprirent enfin qu’il était mort, et qu’Ariœos, le chef de ses barbares, fuyait ; un peu après, le roi envoya un Grec ami de Tissapherne pour leur commander de se rendre. Cette petite scène est d’une vérité frappante. Les caractères de Cléarque, du vieux général Cléanor, du jeune Théopompe sont indiqués avec cette sobriété et cette netteté qui sont le propre des artistes grecs. Il y a plaisir surtout à retrouver dans les phrases de Théopompe une trace de l’esprit raisonneur que les maîtres d’éloquence et de sagesse avaient développé dans les jeunes gens.

Phalinos et les hérauts du roi arrivent, et, appelant les chefs des Grecs, disent que le roi ordonne aux Grecs, puisqu’il est vainqueur et qu’il a tué Cyrus, de livrer leurs armes et de venir à ses portes pour y être bien traités. Voilà ce que dirent les hérauts du roi. Les Grecs les écoulèrent avec colère. Cependant Cléarque se contenta de dire que ce n’était pas aux vainqueurs à livrer leurs armes. « Vous, généraux, dit-il, faites à ces hommes la plus belle et la meilleure réponse que vous pourrez. Je reviendrai tout à l’heure. » Un de ses serviteurs l’appelait, pour qu’il put voir les victimes choisies ; car il se trouvait qu’il était occupé à sacrifier.

Alors Cléanor, Arcadien, le plus âgé des chefs, répondit qu’ils mourraient avant de livrer leurs armes. Et Proxénos le Thébain : « Je m’étonne fort, Phalinos, si c’est en maître que le roi nous demande nos armes, ou si c’est comme don d’amitié ; si c’est en maître, pourquoi les demande-t-il et ne vient-il pas les prendre ? S’il veut les avoir par persuasion, qu’il dise ce qu’auront les soldats lorsqu’ils lui auront fait ce présent. » À cela Phalinos répondit : « Le roi pense être vainqueur puisqu’il a tué Cyrus ; car qui est-ce qui maintenant lui dispute l’empire ? Il juge que vous êtes aussi en son pouvoir, puisqu’il vous tient au milieu de son pays, en deçà de fleuves infranchissables, et qu’il peut amener contre vous une telle multitude d’hommes, que, quand il vous les donnerait à tuer, vous n’en viendriez pas à bout. » Après Phalinos, Théopompe, Athénien, parla ainsi : « Ô Phalinos, en ce moment, comme tu le vois, nous n’avons d’autre bien que nos armes et notre courage ; nous pensons qu’en gardant nos armes nous pourrons nous servir de notre courage, et qu’en les livrant, nous serons aussi privés de nos vies. N’imagine donc pas que nous livrerons les seuls biens qui nous restent ; nous combattrons avec eux et pour eux. »

Phalinos entendant ces paroles se mit à rire et lui dit : « Jeune homme, tu as l’air d’un philosophe, et ton discours n’est point mal tourné. Sache pourtant que tu es fou, si tu espères que votre courage pourra surmonter la puissance du roi. » Quelques autres, dit-on, répondirent plus doucement, disant qu’ils avaient été fidèles à Cyrus et qu’ils rendraient de grands services au roi, si le roi voulait être leur ami ; et que, s’il jugeait à propos de les envoyer contre l’Égypte ou de les employer à quelque chose, ils se soumettraient tous à lui. En ce moment, Cléarque revint et demanda s’ils avaient répondu. Phalinos prenant la parole : « Cléarque, l’un dit une chose, l’autre une autre. Toi, dis-nous ce que tu décides. — Pour ma part, Phalinos, dit Cléarque, je t’ai vu avec plaisir et tous les autres aussi, je pense ; car tu es Grec, comme nous tous tant que nous sommes. Dans l’état où nous voilà, nous te consultons sur ce que nous devons faire. Pour toi, au nom des dieux, donne-nous le conseil qui te semble le meilleur et le plus beau et qui te fera honneur, lorsque dans l’avenir on dira que Phalinos, envoyé par le roi pour ordonner aux Grecs de livrer leurs armes, et consulté par eux, leur a conseillé telle ou telle chose, et tu sais qu’on ne peut manquer de répéter en Grèce ce que tu auras conseillé. » Cléarque lui insinuait ainsi sa réponse, voulant que l’envoyé du roi conseillât lui-même de ne pas livrer les armes, ce qui aurait encouragé les Grecs. Mais Phalinos, trompant son attente, répondit : « Si de dix mille espérances vous en avez une seule de vous sauver en faisant la guerre au roi, je vous conseille de ne pas livrer vos armes ; mais, si vous n’avez aucune espérance de salut avec le roi pour ennemi, je vous conseille de vous sauver comme vous pouvez. — Phalinos, dit Cléarque, voilà ton avis. De notre part, annonce au roi qu’à notre jugement, s’il nous veut pour amis, nous lui serons des amis plus utiles en gardant nos armes qu’en les livrant, et que, s’il nous faut combattre, nous combattrons mieux avec nos armes que sans elles. — Nous lui annoncerons cela, répondit Phalinos ; mais le roi nous a encore ordonné de vous dire que, si vous restez ici, vous aurez trêve, et que, si vous avancez ou reculez, vous aurez guerre. » Cléarque répondit : « Annonce que nous nous en tenons là-dessus à ce que dit le roi. — À quoi ? dit Phalinos. — La trêve si nous restons, la guerre si nous avançons ou reculons. » Phalinos demanda de nouveau : « Annoncerai-je la paix ou guerre ? » Cléarque fit encore la même réponse : « La trêve si nous restons, la guerre si nous avançons ou recalons. » Mais il ne leur découvrit pas ce qu’il ferait.

Cléarque, au coucher du soleil, partit pour rejoindre Ariœos, et l’atteignit au milieu de la nuit.

« Les généraux et les capitaines des Grecs, Ariœos et les premiers de ceux qui étaient avec lui jurèrent de ne point se trahir les uns les autres et d’être alliés. Les barbares jurèrent en outre de guider l’armée sans tromperie. Ils firent ce serment après avoir immolé un taureau, un sanglier, un bélier et un loup sur un bouclier, les Grecs trempant leur épée dans le sang, et les barbares leur lance. Puis ils commencèrent la retraite. Le soir, ils campèrent dans un village d’où l’armée du roi avait enlevé jusqu’au bois des maisons. Les premiers s’y établirent. Les autres arrivant dans l’obscurité bivaquèrent comme ils purent, et firent grand bruit en s’appelant les uns les autres, en sorte que les ennemis les entendirent, et que les plus voisins s’enfuirent de leurs tentes. » À la nuit, il y eut du tumulte et une panique chez les Grecs. « Cléarque, qui avait par hasard auprès de lui Tolmidès, Éléen, le meilleur des hérauts d’alors, lui dit de commander le silence, et de proclamer que les généraux offraient en récompense un talent d’argent à celui qui dénoncerait l’homme qui avait lâché l’âne dans l’enceinte du camp. Par cette proclamation, les soldats connurent que leur crainte était vaine et que leurs chefs étaient saufs. » Bien des historiens auraient honte de raconter des faits aussi petits et en apparence aussi ridicules. On veut absolument qu’une grande expédition ne soit composée que de grandes résolutions et de grands événements. Et cependant ce sont ces détails méprisés qui parlent à l’imagination, lui font toucher les objets et ôtent à la narration la couleur romanesque. Tout le monde aujourd’hui connaît et admire dans la Chartreuse de Parme, de Stendhal, le récit de la bataille de Waterloo. Il semble, quand on l’a lu, qu’on vient d’apprendre pour la première fois ce qu’est une bataille. Il m’a semblé souvent, en lisant la retraite des dix mille, que j’apprenais pour la première fois ce qu’est la marche d’une armée. Xénophon parle à chaque page du fourrage, des vivres, de la pluie, de la poussière ; il raconte comment, la nuit d’après la bataille, « ils tuèrent les bœufs et les ânes qui étaient çà et là, et les firent cuire, en brûlant des boucliers, des chariots et les flèches qu’ils ramassaient dans la plaine. » Un peu plus loin il décrit la beauté et la grandeur des palmiers près desquels on campa, comment les soldats en coupaient la cime et en faisaient un manger délicieux, mais qui faisait mal à la tête ; comment ces palmiers fournissaient en outre des dattes, du vin et du vinaigre. On voit dans son livre une foule de ces tableaux comme en font les peintres de scènes militaires, le campement, les groupes qui se forment, les tentes qu’on dresse, les cuisines qu’on installe, la fumée qui monte dans les arbres, tout le laisser-aller de la vie errante, toute la régularité de la vie disciplinée, et ce mélange de poésie et de vérité, de détails intimes et d’aventures singulières, qui, touchant le goût par tous ses points sensibles, lui apportent le plaisir de tous côtés.

Le lendemain, le roi envoya des hérauts pour demander une trêve. « Annoncez-lui, dit Cléarque, qu’il faut combattre auparavant ; car les soldats n’ont point à dîner, et il n’est personne qui ose parler de trêve aux Grecs sans leur procurer de quoi manger. » Les hérauts revinrent bientôt après, disant que cela convenait au roi, et conduisirent l’armée dans un village où il y avait des provisions. Trois jours après vint Tissapherne, qui, au nom du roi, fit un traité avec eux, et promit de les ramener dans leur patrie, de leur fournir un marché sur la route, et de leur laisser prendre des vivres quand ils ne trouveraient pas à en acheter. On se mit en marche vers la Médie, on traversa deux grands fossés, puis le Tigre, puis les villages de Parysatis, mère de Cyrus, que Tissapherne leur dit de piller. Mais les barbares d’Ariœos avaient fait la paix avec Tissapherne, et chaque jour l’armée de Tissapherne et les Grecs se défiaient davantage les uns des autres. Ils campaient séparés, s’entouraient de fortes gardes, et les hommes se battaient au fourrage. Cléarque, pour sortir d’inquiétude, alla trouver Tissapherne, lui montra que les Grecs ne lui voulaient point de mal, puisque leur salut dépendait de lui, qu’ils étaient prêts à servir le roi contre les Mysiens, les Pisidiens et les Égyptiens, si on voulait les employer, et finit par demander le nom de ceux qui le mettaient en défiance. Tissapherne parut persuadé : « Demain, dit-il, amène tes généraux et tes capitaines, pour que je leur fasse connaître les calomniateurs. » Cléarque vint avec cinq généraux, vingt capitaines et environ deux cents soldats.

Au même signal, les Grecs qui étaient dans la tente de Tissapherne furent saisis, ceux qui étaient dehors égorgés, puis des cavaliers courant à travers la plaine se mirent à tuer tous les Grecs qu’ils rencontraient, esclaves ou libres. Les Grecs, qui du camp les voyaient courir, s’étonnaient, et ne savaient ce que ce pouvait être, lorsque arriva l’Arcadien Nicarque, blessé au ventre, et retenant ses entrailles dans ses mains, qui leur raconta tout ce qui s’était passé.

On voit que le récit de Xénophon est la pure image des événements. Il n’annonce rien d’avance, il n’intervient pas dans la narration, il ne s’indigne pas, il ne cherche pas à toucher le lecteur. Que l’auteur s’efface, qu’il n’y ait rien entre nous et les faits, que notre impression soit libre, qu’elle soit produite uniquement par les événements et jamais par le commentaire, n’est-ce point là le but et la perfection du récit ?

Les portraits des généraux assassinés sont d’une netteté singulière. Je traduirai celui de Cléarque, qui est d’une logique pressante et naïve, rempli de termes répétés avec une négligence aimable, et composé de deux démonstrations. Xénophon cherche dans son général deux qualités qui résument toutes les autres, et les met en lumière en exposant les actions et les talents qui les prouvent. Et il développe cette preuve avec un soin, une preuve et une exactitude qui nous paraissent presque enfantines, parce qu’aujourd’hui nous sommes habitués à deviner sur un mot une foule d’idées, à juger à l’aventure, à croire à la volée, tandis que le Grec, écrivant sans formules copiées et sans phrases toutes faites, est obligé d’inventer ses opinions et ses expressions, de réfléchir sur tout ce qu’il avance, et de marcher pas à pas, pièces en mains, en homme qui découvre un nouveau pays. Ce style ne serait pas trop éloigné de celui de Commines, qui, comme lui, écrit à l’aurore des idées générales, si l’on osait comparer un barbare du xve  siècle, Bourguignon et conseiller de Louis XI, au Grec artiste et philosophe qui fut le disciple de Socrate et l’ami de Platon.

Cléarque, de l’aveu de tous ceux qui avaient fait épreuve de lui, avait au plus haut degré le goût et le talent de la guerre. En effet, tant qu’il y eut guerre entre les Lacédémoniens et les Athéniens, il resta en Grèce. Quand la paix fut faite, ayant persuadé aux siens que les Thraces faisaient tort aux Grecs, et s’étant procuré comme il put le consentement des éphores, il s’embarqua pour combattre les Thraces qui habitent au-dessus de la Chersonèse et de Périnthe. Lui parti, les éphores eurent quelque regret de cette entreprise ; il était déjà à l’isthme, lorsqu’ils essayèrent de le faire revenir. Mais il n’obéit point et lit voile vers l’Hellespont. Là-dessus, il fut condamné à mort par les magistrats de Sparte, comme ayant désobéi. Banni dès ce moment, il va trouver Cyrus. J’ai dit ailleurs par quels discours il persuada Cyrus, et comment Cyrus lui donna dix mille dariques. Il ne tomba point pour cela dans la mollesse ; mais ayant, avec cet argent, rassemblé une armée, il fit la guerre aux Thraces, les vainquit dans un combat, puis ravagea et pilla leur pays, et continua la guerre jusqu’au moment où Cyrus eut besoin de cette armée. Il partit alors pour recommencer la guerre avec lui. C’est là, ce me semble, avoir le goût de la guerre, que choisir la guerre lorsqu’on peut jouir de la paix sans honte ni dommage ; préférer les travaux de la guerre, lorsqu’on peut vivre dans l’oisiveté et le bien-être ; diminuer ses richesses par la guerre, lorsqu’on peut les posséder entières sans danger. Cléarque aimait à dépenser pour la guerre, comme un autre pour ses amours ou pour tout autre plaisir. Voilà comme il avait le goût de la guerre. — Maintenant on voyait qu’il en avait le talent, parce qu’il aimait le danger, parce que nuit et jour il conduisait les troupes contre l’ennemi, parce qu’il était avisé dans le danger, comme tous ceux qui l’y ont vu en toute occasion le reconnaissent. On le disait aussi bon général que possible, à cause des deux qualités que voici et qu’il avait : il savait mieux que personne prévoir comment l’armée aurait les choses nécessaires et les lui procurer, et il savait imprimer en tous ceux qui l’entouraient l’idée qu’il fallait obéir à Cléarque. Son moyen était la sévérité ; car il avait l’air sombre, la voix rude, et il punissait toujours durement, quelquefois avec colère, tellement que parfois il s’en repentait. Il punissait par principe. Il pensait que sans punition une année n’est bonne à rien. Il disait même, à ce qu’on rapporte, que le soldat doit craindre son chef plus que les ennemis, si l’on veut qu’il garde son poste, qu’il se sépare de ses amis, et marche à l’ennemi sans chercher d’excuses. Aussi, dans les dangers, les soldats souhaitaient fort de l’entendre, et ne voulaient point d’autre chef que lui ; car alors son visage sombre prenait, dit-on, une apparence de joie, et son air dur semblait une menace contre les ennemis, en sorte qu’on ne le trouvait plus dur, mais encourageant. Lorsque les soldats étaient sortis de danger et avaient la facilité de passer sous d’autres chefs, beaucoup l’abandonnaient ; car il n’avait rien d’aimable, mais toujours il était sévère et dur, de façon que les soldats étaient avec lui comme des enfants avec leur maître. Jamais il n’y avait d’homme qui le suivît par amitié ou bon vouloir. Tous ceux qui étaient attachés à sa personne, soit par ordre de l’État, soit parce qu’ils avaient besoin de lui, soit par quelque autre nécessité, étaient tenus dans une stricte obéissance. Lorsqu’ils commençaient, sous lui, à vaincre, il y avait de grandes causes pour qu’ils devinssent bons soldats ; car ils acquéraient de la hardiesse contre les ennemis, et la crainte de ses punitions les rendait dociles. Ainsi commandait Cléarque. On disait qu’il n’aimait pas beaucoup à être commandé par d’autres. Il avait, quand il mourut, environ cinquante ans.

II

Après cette trahison, « les Grecs se trouvèrent dans une grande perplexité, songeant qu’ils étaient aux portes du roi, entourés de toutes parts par beaucoup de nations et de villes ennemies, que personne ne leur fournirait de marché, qu’ils étaient éloignés de la Grèce d’au moins dix mille stades, qu’ils n’avaient point de guides, qu’ils étaient séparés de leur pays par des fleuves infranchissables, que les barbares de Cyrus les avaient trahis, qu’ils restaient seuls, n’ayant pas un seul cavalier pour allié, en sorte qu’il était visible que vainqueurs, ils ne tueraient personne, et que vaincus, pas un d’eux ne survivrait. Il y en eut beaucoup qui ne vinrent pas au camp cette nuit, et se couchèrent où ils se trouvaient, ne pouvant dormir à cause du chagrin et du regret qu’ils avaient de leur patrie, de leurs parents, de leurs femmes et de leurs enfants, qu’ils ne croyaient jamais revoir. »

Ici Xénophon commence à parler de lui-même sans orgueil ni fausse modestie, disant naturellement ce qu’il a fait, sans songer à prendre dans le récit ni plus ni moins de place qu’il n’en a eu dans l’expédition, parlant de lui à la troisième personne, et, ce semble, avec autant de simplicité et d’indifférence que s’il parlait en effet d’un tiers. Il avait suivi Cyrus comme volontaire, appelé par Proxénos son hôte, un des généraux. Il était fort affligé, et s’endormit pourtant un moment. Il vit en songe la foudre tomber sur la maison de son père et l’embraser. Réveillé en sursaut, il se leva, rassembla les capitaines de Proxénos, leur montra le danger, et dit qu’il fallait nommer des chefs et pourvoir au salut commun. Un certain Apollonide qui avait l’accent béotien, proposa de se rendre au roi. On le chassa en l’appelant lâche ; on fit venir tous les autres chefs de l’armée, et Xénophon recommença son discours devant eux. Là-dessus, il fut nommé général avec trois autres.

Alors on convoqua les soldats ; car l’armée était une sorte de cité libre, et on ne la gouvernait que par des harangues et des raisons. Les généraux exposèrent l’un après l’autre ce qu’il fallait faire, et encouragèrent les troupes. Xénophon se leva à son tour, revêtu de ses plus belles armes, et dit qu’avec l’aide des dieux on avait beaucoup de belles espérances de salut. « À ce moment quelqu’un éternua, et les soldats, entendant ce présage, d’un commun mouvement se prosternèrent tous pour adorer les dieux. — Ô hommes, dit Xénophon, puisque, lorsque nous parlions de notre salut, il nous est venu un présage de Jupiter sauveur, il me semble que nous devons promettre de lui faire un sacrifice lorsque nous serons en pays ami. Que celui qui est de cet avis lève la main. — Ils la levèrent tous. Puis ils firent le vœu et chantèrent le Pæan. » Xénophon reprit alors la parole et leur expliqua tous les motifs qu’ils avaient d’espérer.

Aux yeux d’un moderne, il n’y a pas de discours plus étonnant que celui-là. Les proclamations qu’on fait dans nos guerres modernes semblent l’accompagnement naturel de l’eau-de-vie qu’on verse aux soldats avant la bataille. Il ne s’agit que de leur mettre le sang en mouvement, opération que produisent les phrases emphatiques et les lieux communs sublimes. On emploie la littérature comme mécanique d’enthousiasme. Xénophon n’a pas cette éloquence bruyante, et ses soldats, hommes pratiques, habitués, grâce à l’éducation républicaine, à juger par eux-mêmes, lui demandent, non de beaux mensonges et des mouvements d’imagination, mais des faits concluants et des raisonnements solides. Il n’y a pas une exclamation dans tout le discours ; le ton reste partout le même ; il n’y a pas un trait de forfanterie militaire : tout est sensé, vrai, mesuré. Il explique pourquoi il ne faut pas regretter la défection d’Ariœos, comment on pourra se passer de cavalerie, trouver des guides, se procurer des vivres, passer les fleuves ; pourquoi il convient de brûler les chariots et le superflu de l’armée, et autres choses semblables. Les modernes passent pour des hommes positifs, et on leur parle comme à des poètes ; les Grecs passent pour poètes, et on leur parlait comme à des hommes positifs. Aussi, ce qu’on doit admirer le plus dans leur retraite, c’est moins leur courage que les motifs de leur courage. Ils ne sont point soutenus par cette vanité généreuse qu’on appelle l’honneur, mais par leur bon sens et leur droit jugement.

Ils brûlèrent leurs tentes, leurs chariots, le superflu de leurs bagages, passèrent le fleuve Zapata, et marchèrent vers le nord, afin d’atteindre la mer Noire, rangés en bataille, et ayant au centre les femmes, les valets et les bêtes de somme. Un des anciens chefs de Cyrus, Mithridate, s’approcha en apparence comme ami, et une fois à portée, fit tirer sur eux. Les Grecs souffrirent beaucoup, car les flèches de leurs archers crétois ne portaient pas assez loin pour atteindre les Perses, et les cavaliers ennemis reculaient quand la phalange se retournait contre eux. L’armée, ce jour-là, fit peu de chemin et eut beaucoup de blessés. Le soir, on choisit deux cents Rhodiens qui lançaient des balles de plomb avec leurs frondes, et deux fois plus loin que les Perses, et on leur donna de l’argent pour ce service. Preuve singulière de l’extrême indépendance de chaque particulier et de la faiblesse du point d’honneur. Aujourd’hui, pour transformer des soldats de ligne en tirailleurs, il suffirait d’un mot du général, et ils rougiraient de demander double solde. Du reste, ceux-ci, le lendemain, mirent en déroute les barbares, et les Grecs mutilèrent les morts pour faire peur à l’ennemi.

Ils rencontrèrent deux grandes villes désertes, Larissa et Mespila : « La base des murs de Mespila était en pierre coquillière polie, épaisse et haute de cinquante pieds ; sur elle était bâti un mur de briques, épais de cinquante pieds, haut de cent ; l’enceinte avait neuf lieues. » L’Orient a toujours été rempli de ruines. C’est le pays des grands empires et des grandes destructions, et les Grecs rencontrèrent plus d’une fois de pareils débris, squelettes de cités monstrueuses, restes de civilisations qui avaient péri.

Tissapherne les suivait avec sa grande armée, en sorte que tout le jour ils marchaient et combattaient ; l’ennemi occupait d’avance les hauteurs, et ils étaient obligés de les prendre d’assaut. Le nombre de leurs blessés augmentait ; il fallait des soldats pour les porter et d’autres soldats pour porter les armes des porteurs. Ils campèrent trois jours dans des villages où il y avait des provisions pour un satrape, et établirent huit médecins pour soigner les blessés.

Lorsqu’ils atteignirent les bords du Tigre, ils trouvèrent qu’il était impossible de le passer ; car, en sondant avec toute la longueur des lances, on n’atteignait pas le fond. Les généraux firent venir les prisonniers et s’informèrent des routes. Celle du nord conduisait dans les montagnes des Carduques, peuplades très guerrières, qui n’obéissaient point au roi, et qui avaient détruit dans les défilés une armée de cent vingt mille hommes, envoyée pour les réduire. Mais il fallait suivre cette route pour passer le Tigre à sa source. Ils partirent la nuit en grande hâte, afin de surprendre les barbares. Le récit est si curieux et si animé, que je vais essayer de le traduire tout entier :

Chirisophos monte sur la hauteur avant qu’aucun des ennemis s’en aperçoive ; puis il ordonne de marcher. Le reste de l’armée le suivait à mesure, et occupait des villages, des vallées et des gorges. Les habitants, abandonnant leurs maisons, s’étaient enfuis avec leurs femmes et leurs enfants sur les montagnes. Mais il y avait chez eux force vivres à prendre. Leurs maisons étaient fournies aussi d’ustensiles d’airain en grand nombre. Les Grecs n’en emportèrent aucun et ne poursuivirent pas les habitants. On les ménageait pour voir s’ils voudraient laisser passer l’armée chez eux comme en pays ami, ce qui était naturel, puisqu’ils étaient comme elle ennemis du roi. Pour les vivres, chacun en prit ce qu’il trouva, car il y avait nécessité. Les Carduques qu’on appelait n’écoutèrent point et ne firent aucun signe amical. — Lorsque les derniers des Grecs descendirent de la hauteur vers les villages, il était déjà nuit, car, la route étant étroite, ils avaient passé tout le jour à monter et à descendre. Quelques Carduques se rassemblèrent, chargèrent les derniers rangs, tuèrent quelques hommes, et en blessèrent d’autres avec des pierres et des flèches. Ils étaient peu nombreux, car les Grecs étaient tombés sur eux à l’improviste ; mais, s’ils s’étaient assemblés en plus grand nombre, une partie de l’armée aurait couru risque de périr. — On campa ainsi cette nuit dans les villages. Les Carduques allumèrent beaucoup de feux en cercle sur les hauteurs et se voyaient les uns les autres. Au jour naissant, les généraux et les capitaines des Grecs se réunirent, et décidèrent de marcher avec les bêtes de somme nécessaires et les plus robustes, en abandonnant les autres, et de relâcher aussi tous les prisonniers qu’on avait faits récemment. Car ces animaux et ces captifs, étant nombreux, retardaient la marche : il fallait beaucoup d’hommes pour les garder, et c’était autant de soldats inutiles. Il fallait se procurer et porter avec soi le double de vivres pour tant de bouches. La chose étant décidée, on la fit proclamer par le héraut.

Lorsque les soldats eurent dîné et se furent mis en marche, les généraux s’arrêtèrent dans un passage étroit pour les examiner. Si les soldats avaient gardé quelque chose contre l’ordre, ils le leur ôtaient, et ceux-ci obéissaient, sauf lorsqu’un d’eux furtivement faisait passer un jeune garçon qu’il désirait ou une belle femme. Ce jour-là, ils marchèrent de la sorte, tantôt combattant, tantôt faisant halte. — Le lendemain, il y eut un grand orage, et cependant il fallait avancer, parce qu’il n’y avait pas assez de vivres. Chirisophos conduisait, Xénophon était à l’arrière-garde. Les ennemis attaquèrent vigoureusement, s’approchant à cause de l’étroitesse du passage, et lançant des pierres et des flèches ; en sorte que les Grecs, obligés de poursuivre et de revenir ensuite, avançaient lentement. Et plusieurs fois Xénophon, lorsque les ennemis chargeaient trop vivement, ordonna qu’on fit ferme. Dans ces moments, Chirisophos averti s’arrêtait ; mais la dernière fois il ne s’arrêta pas : au contraire, il hâta le pas et fit dire à l’arrière-garde de le suivre, de façon qu’on vit bien qu’il y avait quelque chose. Mais on n’avait pas le loisir d’aller voir la cause de cette hâte. Aussi la marche de l’arrière-garde devint semblable à une fuite. Là mourut un homme brave, Cléonyme, Laconien, atteint d’une flèche dans le côté, à travers son bouclier et sa casaque, et Basias, Arcadien, qui eut la tête traversée. Lorsque les troupes furent arrivées au campement, Xénophon alla du même pas trouver Chirisophos, et lui reprocha de ne pas les avoir soutenus, et de les avoir obligés de fuir en combattant : « À présent, deux bons et braves soldats sont morts, et nous n’avons pu ni emporter ni ensevelir leurs corps ! » — Regarde du côté des montagnes, répond Chirisophos, et vois comme elles sont toutes infranchissables. Il n’y a qu’un chemin, celui que tu vois, à pic, occupé par cette foule d’hommes que tu peux voir, et qui s’y sont établis d’avance pour garder le passage. Je me suis hâté et je ne t’ai point soutenu, afin de tâcher d’arriver avant que la hauteur fût prise. Les guides que nous avons disent qu’il n’y a pas d’autre route. — J’ai deux hommes, dit Xénophon. Lorsque là-bas nous nous sommes trouvés dans l’embarras, nous avons fait ferme pour respirer, nous en avons tué quelques-uns, et nous avons eu l’idée d’en prendre, justement pour avoir des guides qui connussent le pays.

Aussitôt on fit venir les deux hommes et on les interrogea séparément, leur demandant s’ils savaient quelque autre route que celle qu’on voyait. L’un d’eux répondit que non, quoiqu’on employât toutes les menaces. Et comme il ne disait rien d’utile, on le tua en présence de l’autre. Le survivant dit que celui-là s’était tu, parce que sa fille était mariée à un des hommes de la hauteur. Il promit pour lui de conduire l’armée par une route praticable même aux bêtes de somme. Interrogé si elle renfermait quelque passage difficile, il répondit qu’il y avait une hauteur qu’il fallait occuper d’avance, sans quoi il serait impossible de passer. Là-dessus, on jugea à propos de convoquer les capitaines des peltastes et des hoplites pour leur dire ce qui en était, et leur demander si quelqu’un d’entre eux voulait se montrer homme brave et s’offrir pour marcher en volontaire. Aussitôt s’offrent parmi les hoplites Aristonymos de Méthydie, Arcadien, et Agasias de Stymphalie, Arcadien, puis par rivalité Callimaque de Parrhasie, Arcadien. Celui-ci dit qu’il se proposait pour l’expédition, et qu’il prendrait avec lui des volontaires de toute l’armée. « Car je sais, dit-il, que si je commande, beaucoup d’entre les jeunes gens me suivront. » Après cela, on demanda si quelqu’un des taxiarques voulait aussi partir. Aristéas de Chios se présenta. Il fut très utile à l’armée, et à plusieurs reprises, dans cette expédition.

Il était déjà tard. On leur donna l’ordre de manger et de partir. On lie le guide, on le met entre leurs mains, et l’on convient que, la nuit, ils garderont la hauteur, s’ils peuvent l’occuper ; qu’au jour naissant ils donneront le signal avec la trompette, qu’alors ils attaqueront les ennemis qui occupent l’issue apparente, et que le reste de l’armée viendra à leur aide le plus vite qu’on pourra. Étant ainsi convenus de leurs mouvements, les volontaires partent au nombre de deux mille hommes ; il tombait du ciel beaucoup d’eau. Cependant Xénophon, ayant avec lui l’arrière-garde, marcha vers l’issue apparente, pour détourner de ce côté l’attention des ennemis, et les empêcher de remarquer ceux qui faisaient le circuit. Lorsqu’il fut avec l’arrière-garde devant le ravin qu’il fallait traverser pour gravir la route, les barbares roulèrent des blocs qui auraient fait la charge d’un chariot, d’autres plus grands, d’autres moindres, qui allaient heurter contre les rochers, et dont les éclats rebondissaient lancés comme par des frondes. Il était tout à fait impossible d’avancer par cette route. Quelques-uns des capitaines, à défaut de celle-là, en essayèrent une autre, et l’on continua cette manœuvre jusqu’à la nuit. Lorsqu’on crut qu’on pouvait se retirer sans être vu, les troupes s’en allèrent pour souper. Ceux qui faisaient l’arrière-garde n’avaient pas même dîné. Cependant les ennemis, montrant qu’ils avaient peur, ne cessèrent point de toute la nuit de rouler des pierres. On le conjecturait au bruit.

Ceux qui avaient le guide font un détour, et surprennent les gardiens du poste, assis autour du feu. Ils tuent les uns, et ayant poursuivi les autres, restent là, croyant occuper la hauteur. Mais ils ne l’occupaient pas. Il y avait au-dessus d’eux un mamelon, le long duquel était la route étroite sur laquelle ils avaient trouvé les gardiens ; celle-ci du reste conduisait aux ennemis qui s’étaient postés sur l’issue apparente. Les Grecs passèrent la nuit en cet endroit. Quand le jour parut, ils marchèrent en silence et en ordre contre les barbares. Il y avait du brouillard, de sorte qu’ils approchèrent sans être aperçus. Lorsque les deux troupes se virent, la trompette sonna, les Grecs poussèrent le cri de guerre, et chargèrent les ennemis. Ceux-ci ne les attendirent pas, et abandonnèrent la route. Il n’y en eut que peu de tués dans la fuite, car ils étaient agiles. Aussitôt, de leur côté, les hommes de Chirisophos, ayant entendu la trompette, gravirent la route qui était en vue. D’autres généraux, chacun de son côté, prirent les chemins non frayés qu’ils rencontraient, et montèrent comme ils purent, en se hissant les uns les autres avec leurs lances. Ce furent eux qui se réunirent les premiers aux hommes qui avaient occupé la hauteur.

Pour Xénophon, ayant la moitié de l’arrière-garde, il suivit le même chemin que ceux qui avaient le guide. Car c’était la route la plus aisée pour les bêtes de somme ; il avait rangé sa troupe derrière elles. En avançant, ils rencontrent au-dessus du chemin une éminence occupée par les ennemis, qu’il fallait chasser, sous peine d’être séparés de l’armée. Car les hommes auraient bien passé par la même route que leurs camarades, mais il n’y avait point d’autre voie que celle-là pour les bêtes de somme. Là-dessus, s’exhortant les uns les autres, ils courent vers l’ennemi, rangés par colonnes, non pas en cercle, mais laissant une issue aux ennemis, s’ils voulaient fuir. Pendant qu’ils montaient, chacun par où il pouvait, les barbares les frappaient et leur tiraient des flèches, mais ils ne se laissèrent point approcher, et s’enfuirent abandonnant leur poste. Les Grecs le dépassent et voient en avant une autre éminence occupée aussi, et contre laquelle il fallait aussi marcher.

Xénophon craignant que, s’il laisse libre celle qu’il vient d’emporter, les ennemis ne la reprennent, et ne tombent sur les bêtes de somme qui passent (car la file était longue à cause de l’étroitesse de la route), laisse sur l’éminence les capitaines Céphisodon, fils de Céphisophon, Athénien, et Amphicrate, fils d’Amphidème, Athénien, et Archagoras, Argien banni. Il marche lui-même avec les autres vers la deuxième éminence, et ils la prennent de la même façon que la première. Il restait un troisième mamelon beaucoup plus escarpé : c’est celui qui dominait le feu du poste que les volontaires avaient surpris la nuit. Lorsque les Grecs en furent proches, les barbares le quittent sans combat ; ce qui étonna tout le monde, et fit soupçonner qu’ils l’avaient abandonné de peur d’être entourés et cernés. Xénophon monta sur le mamelon avec les plus jeunes, et ordonna aux autres d’avancer en suivant la route, pour que les derniers rangs pussent rejoindre, et de faire halle en terrain uni. En ce moment arrive Archagoras l’Argien qui fuyait. Il dit qu’ils ont été accablés, qu’ils ont perdu la première éminence, que Céphisodon et Amphicrate sont morts et avec eux tous les autres, excepté ceux qui ont sauté du haut du rocher et regagné l’arrière-garde. Après cette action, les barbares vinrent sur la hauteur qui faisait face au mamelon, et Xénophon, au moyen d’un interprète, traita avec eux d’une suspension d’armes, et redemanda les morts. Ils dirent qu’ils les rendraient à condition qu’on ne brûlerait pas leurs villages. Xénophon y consentit. Pendant que le reste de l’armée passait et qu’on traitait, tous ceux de l’endroit accoururent, et s’assemblèrent ; ils s’étaient arrêtés là, mais lorsque les Grecs eurent commencé à descendre du mamelon pour rejoindre les autres à l’endroit où l’on avait fait halte, ils vinrent sur eux en grande foule et à grand bruit ; et lorsqu’ils furent sur le sommet de la hauteur d’où Xénophon était descendu, ils roulèrent des pierres. Un soldat eut la jambe cassée. Le porte-bouclier de Xénophon l’abandonna. Euryloque de Lousée, Arcadien, courut à lui, et fit la retraite en s’exposant pour deux. Les autres rejoignirent aussi leurs compagnons. Toute l’armée grecque se trouva alors ensemble, et campa sur la place dans un grand nombre de belles maisons, avec quantité de vivres ; car il y avait force vin que les barbares gardaient dans des puisards enduits de chaux. Xénophon et Chirisophe composèrent pour obtenir les morts en échange du guide ; ils leur rendirent, selon leur pouvoir, tous les honneurs qu’on est dans l’usage de rendre aux hommes braves.

Il fallut encore livrer plusieurs combats et emporter d’autres passages. Les barbares lançaient des flèches longues de trois pieds qui perçaient boucliers et cuirasses. Enfin les Grecs descendirent en plaine, et se trouvèrent sur la frontière d’Arménie, en face du fleuve Centritès, qui était profond et roulait de grosses pierres. Les Carduques assemblés en grandes troupes menaçaient leurs derrières. Sur l’autre rive du fleuve il y avait une armée d’Arméniens. On était fort embarrassé, lorsque deux jeunes gens vinrent trouver Xénophon, et lui dirent qu’en cherchant du bois sec pour le feu, ils avaient vu un vieillard, une femme et des jeunes filles déposer des coffres de vêtements dans une grotte. Ils s’étaient déshabillés, et gardant leurs poignards, ils avaient essayé de traverser le fleuve à la nage ; ayant trouvé qu’en cet endroit on n’avait d’eau que jusqu’aux hanches, ils avaient pris les vêtements et étaient revenus. Xénophon fit aussitôt des libations aux dieux, et avertit Chirisophe, qui, « la couronne sur la tête », passa le gué le premier avec l’avant-garde. En même temps, Xénophon faisait mine de traverser la rivière sur un autre point. Les Arméniens craignant d’être enveloppés s’enfuirent. Une charge brusque fit reculer les Carduques. L’arrière-garde passa en courant, et l’on eut seulement quelques hommes blessés à coups de flèches.

Ils franchirent le Tigre à sa source, toujours suivis par l’armée ennemie. Une nuit, il tomba tant de neige que le camp et les hommes couchés à terre en furent couverts. Les bêtes de somme ne pouvaient se dégager. Xénophon se leva nu, fendit du bois, un soldat vint l’aider, puis un second ; les autres furent bientôt debout, allumèrent du feu, et se frottèrent d’huile de sésame, d’amande, de térébenthine, qu’ils avaient trouvée dans le pays. Le lendemain, ils prirent un Perse qui les conduisit vers les hauteurs où campaient Tiribaze et l’armée arménienne. Ils prirent la tente de Tiribaze, ses lits à pieds d’argent, ses vases à boire, ses boulangers et ses échansons. Les Perses traînaient partout l’attirail de leur luxe.

Ils passèrent aussi l’Euphrate à sa source, et furent assaillis par une tempête affreuse. Le vent du nord leur soufflait au visage, brûlait la chair et gelait les hommes. La neige avait six pieds de profondeur. Une foule de chevaux et d’esclaves périrent et avec eux trente soldats. Le lendemain, ils se remirent en marche à travers la neige. Beaucoup d’hommes tombaient, saisis de cette faim subite qu’on nomme fringale ; Xénophon prit ce qu’il y avait de vivres sur les bêtes de somme, et les leur fit manger. Alors ils se relevaient et marchaient. Cependant Chirisophe arriva à un village « devant lequel des jeunes filles et des femmes puisaient de l’eau à la fontaine ». Détail gracieux qui rappelle l’histoire de Nausicaa et d’Ulysse, qu’un Romain eût omis, que Xénophon, élevé dans l’amour des poètes, recueille avec autant de soin qu’Homère. Elles demandèrent aux Grecs qui ils étaient. L’interprète répondit qu’ils venaient de la part du roi trouver le satrape. En même temps ils entrèrent avec elles dans le village et s’y établirent sans faire de mal aux habitants.

Mais les autres soldats, qui ne pouvaient achever la route, passèrent la nuit sans vivres et sans feu, et quelques-uns périrent. Plusieurs restaient en chemin, aveuglés par la neige. D’autres avaient les doigts de pied gelés, et leurs membres leur refusaient le service. Pour préserver sa vue, il fallait marcher en se mettant devant les yeux quelque chose de noir ; pour garantir ses pieds, il fallait les remuer sans jamais prendre de repos, et se déchausser la nuit, sans quoi les courroies entraient dans la chair, et la chaussure se collait à la peau. Ils aperçurent un endroit noir, où la neige avait été fondue par une source « qui coulait dans le bois en exhalant une vapeur ». Ils s’assirent là et dirent qu’ils n’iraient pas plus loin. Xénophon, qui arrivait avec l’arrière-garde, les exhorta par toutes les raisons à ne pas perdre courage. « Les ennemis, disait-il, vont arriver sur vous. » Après de longues prières, il finit par s’irriter. « Tuez-nous, répondirent-ils, nous ne pouvons plus avancer. »« Il était déjà nuit, les barbares approchaient à grand bruit. Xénophon les chargea avec les hommes valides de l’arrière-garde, pendant que les malades criaient le plus fort qu’ils pouvaient et heurtaient leurs boucliers contre leurs lances. L’ennemi s’enfuit dans le bois. Et le lendemain les jeunes gens de l’armée transportèrent les malades dans les villages. »

On voit combien ce style est sobre et combien peu Xénophon cherche le pathétique. La description des villages va montrer qu’il ne travaille pas plus à frapper l’imagination que le cœur. Les artistes grecs s’occupent moins de toucher fort que de toucher juste. Ils songent à bien imiter la nature, et non à faire impression sur le lecteur. « Les maisons étaient souterraines, l’ouverture en forme de puits, le dessous large. L’entrée pour les bestiaux était cachée, les hommes descendaient avec une échelle. Il y avait dans l’intérieur des chèvres, des brebis, des oiseaux, des bœufs, de l’orge, du blé, une boisson faite avec de l’orge très forte, et qu’on aspirait dans les grandes urnes avec un chalumeau. Xénophon fit manger avec lui le chef du village, lui dit d’avoir bon courage, et lui promit qu’on ne lui ferait aucun mal, s’il servait fidèlement les Grecs. Celui-ci se mit en belle humeur et leur découvrit où était le vin. Puis il alla avec Xénophon dans plusieurs villages, et tout le monde les retenait et leur faisait festin. Partout on mettait sur la table de la chair de porc, de chèvre, de brebis, des pains d’orge et de froment. Lorsqu’ils voulaient boire à la santé de quelqu’un, ils le tiraient vers l’urne, et le convié devait y plonger sa tête et avaler le vin à grand bruit comme un bœuf. Ensuite Xénophon et le guide allèrent vers Chirisophe, et trouvèrent les Grecs sous leurs tentes, couronnés d’herbes sèches, servis par de jeunes garçons arméniens, en longues robes barbares, et leur apprenant comme à des novices ce qu’ils avaient à faire. » Cette abondance grossière et cette fête rustique improvisée font un contraste agréable et subit avec la lamentable marche qu’on vient de décrire. Xénophon ne nous en avertit point ; il ne fait que raconter ; c’est à nous de sentir l’art caché sous le naturel, et l’opposition des tableaux dissimulée sous l’uniformité du récit.

Près du Phase ils rencontrèrent les Phasianiens et les Chalybes rangés en bataille derrière le fleuve, les vainquirent et entrèrent dans les terres des Tasques. Ceux-ci renfermaient leurs troupeaux et leurs provisions dans des lieux fortifiés, et l’on fut obligé de les assiéger pour avoir des vivres. Un jour Xénophon, arrivant avec l’arrière-garde, trouva Chirisophe arrêté devant un de ces forts. Les barbares roulaient des pierres énormes, et déjà plusieurs soldats avaient les jambes ou les côtes rompues. Xénophon mit des hommes derrière quelques arbres proches du mur. Ils s’avançaient de deux ou trois pas, et les pierres tombaient en quantités étonnantes. Quand ils les crurent épuisées, ils s’élancèrent ; le fort fut pris, « et il y eut alors un affreux spectacle. Les femmes précipitaient leurs enfants du haut du rempart, et se précipitaient, et les hommes aussi. Le capitaine Œnéas, Stymphalien, voyant un d’eux qui avait une belle robe et allait se précipiter, le retint par son vêtement ; l’autre l’entraîna, et tous deux tombèrent sur les rochers et périrent. On prit très peu d’hommes, mais beaucoup de bœufs, d’ânes et de moutons. »

Ils entrèrent alors dans le pays des Chalybes, les plus braves des barbares. Ces hommes avaient des cuirasses de lin, des casques, des lances de quinze coudées, et ne cessèrent de suivre les Grecs et de les attaquer de près. « Ils avaient à la ceinture une sorte de couteau dont ils égorgeaient leurs ennemis abattus. Ils leur coupaient la tête et l’emportaient, et, toutes les fois que leurs ennemis pouvaient les voir, ils chantaient et dansaient. » — Ces traits de désespoir et de férocité ne font-ils pas voir à l’imagination, en abrégé, et comme en passant, les figures sauvages de ces races inconnues que pour la première fois on découvrait ?

Le cinquième jour, ils gravirent le mont Thécès. Aussitôt que les premiers rangs y furent arrivés, ils poussèrent de grands cris. « Xénophon et les siens crurent que l’ennemi attaquait. Car les gens de la contrée brûlée suivaient l’armée ; et l’arrière-garde, ayant fait halte, en avait tué plusieurs, et pris d’autres avec des boucliers couverts de cuir cru et velu, au nombre de vingt environ. Comme le cri devenait à chaque instant plus fort et se rapprochait, et que ceux qui marchaient en avant se mettaient à courir vers les autres qui criaient toujours, et que la clameur augmentait encore à mesure qu’il y avait plus d’hommes, Xénophon crut la chose plus grave. Il monte à cheval, et prenant avec lui Lucios et les cavaliers, il va au secours. Bientôt ils entendent les soldats qui crient la mer ! la mer ! et de bouche en bouche se passe la nouvelle. Là-dessus, ils courent tous, l’arrière-garde aussi et les bêtes de somme et les chevaux. Lorsque l’armée fut réunie sur la hauteur, les hommes s’embrassèrent les uns les autres, et embrassèrent leurs capitaines et leurs généraux en pleurant. Tout d’un coup, sur l’idée d’un soldat, ils apportent des pierres et élèvent un grand tertre. Ils y mettent quantité de peaux de bœufs crues, des bâtons, et les boucliers qu’ils avaient pris. » — Ils étaient au bord oriental de la mer Noire, et dressaient un monument comme au terme de leur voyage. Les Grecs, comme les Anglais, se croyaient chez eux quand ils voyaient la mer.

Ils traversèrent le pays des Macroniens avec qui ils firent paix, et mirent en déroute les Colchiens qui leur barraient le passage. Ils avaient comme une fureur d’arriver. Xénophon criait aux siens dans cette dernière bataille : « Hommes, ceux-là sont les derniers qui soient entre nous et l’endroit que nous désirons depuis si longtemps. Si nous pouvons, il faut les manger crus ! » — C’est le mot d’Achille, lorsqu’il posait le pied sur la poitrine d’Hector.

Enfin, après huit marches, ils arrivèrent au rivage, à Trapezunte, ville grecque qui les reçut en hôtes. Ils campèrent trente jours aux environs, pillant la Colchide. Ils immolèrent un grand nombre de bœufs à Jupiter sauveur, à Hercule conducteur, et aux autres dieux, selon leur vœu, et donnèrent des jeux sur la montagne où ils campaient. Les exercices du corps et la gloire de vaincre en public étaient le premier plaisir et le premier besoin de ce peuple d’athlètes et d’artistes ; mais leurs jeux étaient rudes comme il convenait à de tels soldats. Ils avaient élu Dracontios, Spartiate, pour y présider et pour choisir l’emplacement ; après le sacrifice, ils lui demandèrent de les y conduire : « L’autre leur montra le lieu où ils se trouvaient, et dit :

« Cette colline est un terrain excellent pour courir où l’on voudra. » — » Mais comment pourra-t-on lutter sur un sol si dur et si boisé ? » — « Tant pis pour qui tombera. » — « Les coureurs du petit stade furent pour la plupart des jeunes gens captifs. Pour la course du grand stade il y eut plus de soixante Crétois. Les autres se présentèrent pour la lutte, le pugilat et le pancrace. Et le spectacle fut beau. Cor il y eut beaucoup d’athlètes, et comme leurs compagnons regardaient, ils firent de grands efforts. Il y eut aussi des courses de chevaux. Il fallait descendre sur la pente escarpée jusque dans la mer, retourner et remonter jusqu’à l’autel. Beaucoup d’entre eux roulaient en bas, et la pente était si roide qu’à peine si les chevaux pouvaient remonter au pas. Là-dessus c’étaient des clameurs, des rires, et de grands cris d’encouragement. » Ils avaient encore pourtant trois cents lieues à faire, toute la mer Noire à longer, vingt peuples barbares à traverser, et plus de combats à livrer, plus d’aventures à entreprendre, plus de pertes à subir que chez les Carduques, les Chalybes, et le grand roi.

M. Michelet

I. Renaissance 13

M. Michelet revient à sa grande œuvre, l’Histoire de France ; il en écrit la plus grande époque, le xvie  siècle. Le moment serait opportun pour juger l’œuvre ; il vaut mieux définir l’auteur.

Kant disait que nos idées viennent en partie des choses, en partie de nous-mêmes ; que les objets, en frappant notre esprit, y trouvent une forme innée ; que cette courbure originelle altère l’image reçue, et qu’ainsi notre vérité n’est pas la vérité. Il s’est trouvé que cette doctrine était une supposition en philosophie ; il se trouve qu’elle est une règle en critique. Nos facultés nous mènent ; nos talents nous égarent ou nous instruisent ; notre structure primitive nous suggère nos erreurs et nos découvertes. Décomposer un esprit, c’est démêler en abrégé et d’avance ses découvertes et ses erreurs.

M. Michelet est un poète, un poète de la grande espèce ; à ce titre il saisit les ensembles et les fait saisir. Cette imagination si impressionnable est touchée par les faits généraux aussi bien que par les faits particuliers, et sympathise avec la vie des siècles comme avec la vie des individus ; il voit les passions d’une époque entière aussi nettement que celles d’un homme, et peint avec autant de vivacité le moyen âge ou la renaissance que Philippe le Bel ou François Ier. Tant d’images brillantes, de mouvements passionnés, d’anecdotes piquantes, de réflexions et de récits, sont gouvernés par une pensée maîtresse, et l’ouvrage entier, comme une armée enthousiaste se porte d’un seul mouvement vers un seul but.

Ce mouvement est entraînant ; en vain on voudrait résister, il faut lire jusqu’au bout. Le livre saisit l’esprit dès la première page ; en dépit des répugnances, des objections, des doutes, il reste maître de l’attention et ne la lâche plus. Il est écrit avec une passion contagieuse, souvent maladive qui fait souffrir le lecteur, et pourtant l’enchante on est étonné de se sentir remué par des mouvements si brusques et si puissants ; on voudrait revenir à la sérénité du raisonnement et de la logique, et on ne le peut pas ; l’inspiration se communique à notre esprit et l’emporte ; on pense à ce dialogue où Platon peint le dieu attirant à lui l’âme du poète, et le poète attirant à lui l’âme de ses auditeurs, comme une chaîne d’anneaux aimantés qui se communiquent l’un à l’autre la vertu magnétique, et sont enlevés bien haut dans l’air, attachés l’un à l’autre, et suspendus au premier aimant. Aucun poète n’exerce plus que M. Michelet cette domination charmante ; lorsque pour la première fois on commence à penser et qu’on le rencontre, on ne peut s’empêcher de l’accepter pour maître ; il est fait pour séduire et gouverner les esprits qui s’ouvrent, et il l’a prouvé.

Quel est donc ce charme tout-puissant, et par quels accents parvient-il à troubler si profondément les cœurs ? En lui vivent plusieurs poètes, qui chacun aperçoivent une face différente de la vie humaine, et se réunissent en une sorte de chœur harmonieux pour la chanter tout entière et en exprimer toutes les beautés. Il a de vagues instincts panthéistes, et semble entendre en lui-même un écho des gigantesques épopées où les poètes indiens célèbrent le rajeunissement du Dieu universel. « Par Salerne, par Montpellier, par les Arabes et les Juifs, par les Italiens leurs disciples, une glorieuse résurrection s’accomplissait du Dieu de la nature. Inhumé non pas trois jours, mais mille ou douze cents ans, il avait pourtant percé de sa tête la pierre du tombeau. Il remontait vainqueur, immense, les mains pleines de fruits et de fleurs, l’Amour consolateur du monde. Les Maures avaient découvert les puissants élixirs de vie que la terre, de son sein fécond, par l’intermédiaire des simples, envoie à l’homme son enfant, et qui sont peut-être sa vie maternelle. La tendresse de ce Dieu mère, qu’on ne sait comment nommer, éclatait, débordait pour lui. Le voyant faible, chancelant, qui ne pouvait aller à elle, elle s’élançait, la grande mère, la compatissante nourrice, pour le soutenir dans ses bras. »

Cette intuition obscure des forces naturelles, ce trouble mystique des sens, cette résurrection involontaire des grandioses et fantastiques images du vieil Orient, n’empêchent pas l’étonnant magicien de revoir « la noble, la sereine, l’héroïque antiquité », et de peindre avec une admirable netteté les traits si nets de la Grèce artiste et charmante. « L’antiquité parut jeune, dit-il, et par son charme singulier, et par un accord profond avec la science naissante. Un sang plus chaud, une flamme d’amour revint dans nos vieilles veines avec le vin généreux d’Homère, d’Eschyle et de Sophocle, et, non moins viril qu’enchanteur, le génie grec guidait Copernic et Colomb. » Il se fait sans effort le contemporain des civilisations et des hommes ; leurs sentiments passent en lui à l’instant et d’eux-mêmes ; son âme s’ébranle et vibre comme une lyre au son de toutes les passions et de toutes les douleurs ; quand il parle de Virgile, sa prose prend soudainement l’harmonie des vers de Virgile, et son cœur la tristesse de Virgile : je n’oserais pas dire qu’il fait l’histoire ; elle se fait en lui ; les chants et les pensées des autres se reforment sur ses lèvres et dans son esprit sans qu’il les cherche ; il ressemble lui-même à cet Être universel dont il parlait tout à l’heure, qui prend toutes formes, et qui reste lui-même en devenant toutes choses, et qui, partout où il pénètre, apporte avec lui la vie et la beauté. « Saint Virgile, disait-on, priez pour moi ! Moi-même j’avais ce mot au cœur bien avant de savoir qu’un autre avait parlé ainsi au xvie  siècle. Et qui plus que moi a le droit de le dire, moi élevé sur vos genoux, qui n’eus si longtemps d’autre aliment que l’antiquité adoucie par vous ; moi qui vécus de votre lait avant de boire dans Homère le sang, le lait et la vie ? Mes heures de mélancolie, jeune, je les passais près de vous ; vieux, quand les pensées tristes viennent, d’eux-mêmes les rythmes aimés chantent encore à mon oreille ; la voix de la douce sibylle suffit pour éloigner loin de moi le noir essaim des mauvais songes. »

Est-il possible, quand les figures se retracent aussi vivement dans l’imagination enflammée, de garder le ton du récit ? Non ; l’auteur finit par les croire réelles, il les voit vivre ; il leur parle, il entend leurs réponses ; le dialogue et le drame entrent de toutes parts dans l’histoire ; le cadre étroit de la narration est brisé ; les apostrophes, les exclamations, tous les mouvements de l’inspiration, le dithyrambe, les malédictions, les confidences personnelles, les exhortations, arrivent en foule ; l’histoire devient un poème. Consent-elle parfois à se réduire à la narration pure, son élan ne s’affaiblit pas. Les images sont si vives, les tours si rapides, le jet de l’invention si heureux et si violent, que les objets semblent renaître avec leurs couleurs, leurs mouvements et leurs formes, et passer devant nous comme une fantasmagorie de peintures lumineuses. Les plus petits faits, un détail de costume, une anecdote d’imprimerie, s’animent, et l’on croit avoir une sorte de vision lorsqu’on entend l’historien raconter « comment, en 1500, Alde quitta le format des savants et répandit l’in-octavo, père des petits formats, des livres et des pamphlets rapides, légions innombrables des esprits invisibles qui filèrent dans la nuit, créant, sous les yeux mêmes des tyrans, la circulation de la liberté ».

Cette flamme de l’imagination échauffe le style et l’emporte jusqu’à une sorte de fureur. M. Michelet écrit comme Delacroix peint et comme Doré dessine, se hasardant jusqu’aux tons les plus crus, allant chercher dans la boue les expressions passionnées, tirant de la médecine et de la langue du peuple des détails et des termes qui saisissent et qui effrayent, et couvrant tout de métaphores splendides qui jettent comme une teinte de pourpre sur toutes les souillures qu’il a dévoilées. Ce serait lui faire tort que de détacher et de mettre dans un relief choquant les traits abominables qu’il a rapportés pour peindre les mœurs et les guerres d’Italie. Le lecteur se rappelle, dans son Histoire de la Révolution, les massacres du 2 septembre et la Glacière d’Avignon ; jamais, je crois, l’éloquence humaine n’est montée à un tel excès de passion désespérée pour flétrir le meurtre et pour combler et accabler l’âme du lecteur d’épouvante et d’indignation. Il y a des récits semblables dans l’Histoire de la Renaissance, et c’est là qu’il faut les chercher. Mais, ce qu’on peut citer, ce sont des portraits dans lesquels il voit, par une divination de peintre et de physiologiste, le caractère à travers le tempérament, et reconstruit le moral par le physique. C’est celui du cardinal d’Amboise : « Vous diriez la forte encolure d’un paysan normand ; sur cette large face et ces gros sourcils baissés, vous jureriez que c’est un de ces parvenus qui, par une épaisse finesse, un grand travail, une conscience peu difficile, ont monté à quatre pattes. » C’est celui du rival de Savonarole : « On alla chercher dans la Pouille un de ces prédicateurs de carrefour qui ont le feu du pays dans le sang, un de ces cordeliers effrontés, éhontés, qui, dans les foires d’Italie, par la force de la poitrine et la vertu d’une gueule retentissante, font taire la concurrence du bateleur et de l’histrion. » La prose, ce semble, vaut ici la peinture, et il n’y a pas de tableau plus coloré que ce portrait.

Au fond, comme on le voit, cette verve enthousiaste est railleuse ; M. Michelet est artiste jusque dans les plus intimes parties de son être, et quel artiste en France n’a pas d’esprit ? Nous avons beau faire, nous sommes toujours parents de Voltaire et de Molière ; le sarcasme nous arrive involontairement aux lèvres ; le ridicule nous frappe d’abord ; au milieu de tout son lyrisme et de ses effusions de cœur, M. Michelet rencontre la comédie à chaque pas. C’est le portrait du roi Louis XII, propriétaire amoureux de son héritage milanais, qui fait à genoux la guerre au pape, craintif et patient devant sa première femme, traité par l’Anglaise, sa seconde souveraine, Dieu sait comment et le diable aussi. C’est l’histoire de l’empereur Maximilien, grand chasseur « qui eut les jambes du cerf et la cervelle aussi. Chevalier (d’industrie) et à la fin condottière dans le camp des Anglais, empereur à cent écus par jour. » Un trait encore, digne d’Aristophane ; M. Michelet ressemble souvent au grand comique par l’audace originale de ses inventions, par la familiarité de ses allégories, par la légèreté et l’aisance avec laquelle il bat ses adversaires. Il s’agit des mystiques tempérés.

« Les autres (les scolastiques) allaient gauchement avec des entraves aux jambes, tristes quadrupèdes qui marchaient pourtant quelque peu. Mais les mystiques raisonnables étaient des animaux ailés. Ils donnaient l’étonnant spectacle de volatiles étendant par moments de petites ailes liées, bridées, les yeux bandés, sautant au ciel jusqu’à un pied de terre, et retombant sur le nez, prenant incessamment l’essor pour rasseoir leur vol d’oisons dans la basse-cour orthodoxe et dans le fumier natal. »

Tel est ce talent si riche et si souple, mélange d’esprit et d’enthousiasme, d’érudition et de philosophie, de grâce aimable et de violence ironique, esprit créateur s’il en fut, âme de feu, où la passion toujours ardente suscite des images toujours vivantes, qui traverse du même vol impétueux tous les contrastes, et dont les mouvements si divers et si extrêmes s’expliquent tous par la domination d’une faculté souveraine, l’inspiration.

Est-ce tout ? et n’y a-t-il rien à redire ? Il y a toujours à redire. L’imagination inspirée, qui a produit ici tant de beautés, cause aussi les imperfections de l’ouvrage et inquiète les lecteurs qu’elle a charmés.

Quelle impression laisse ce livre, et que se dit le lecteur en le quittant ? Un seul mot, et funeste : Je doute. Que l’auteur soit de bonne foi et très savant, tout le monde l’accorde. A-t-il été assez clairvoyant et prudent pour atteindre la vérité ? nul ne le sait.

Un ouvrage comme l’Histoire d’Angleterre de Macaulay porte avec lui sa preuve. Je ne parle pas des citations et des renvois, qui, de temps en temps, au bas des pages, viennent justifier les faits les plus frappants et indiquer au lecteur les moyens de contrôler le texte : je veux parler de l’ordre des idées et du style. Les événements groupés en classes régulières, tous ces groupes naturellement rangés autour d’une idée dominante, chaque fait environné d’explications, soutenu par les autres, et rattaché par un lien visible et solide à l’ensemble ; toutes les expressions exactes et calculées, tous les mouvements de passion justifiés par des raisonnements et des faits ; jamais de déclamations ni d’hypothèses ; les idées générales aussi fortement établies que les faits particuliers ; partout la raison, le bon sens, la critique et la logique : voilà les fondements sur lesquels se bâtit la confiance des lecteurs et l’autorité de l’historien. Lorsqu’un homme, pendant huit volumes, fait voir à chaque page et à chaque ligne, dans des questions de toute espèce, sur des milliers de faits, par une infinité de détails, qu’il est prudent, qu’il ne marche que les documents en main, qu’il les interprète bien, que jamais son jugement ne fléchit, et que jamais sa passion ne l’emporte, nous quittons toute défiance, nous acceptons toutes ses recherches, nous entrons dans sa croyance, et chacun de nous à son tour dit à la fin : « Je crois. »

Devons-nous croire M. Michelet ? Pour ma part, après expérience faite, je réponds oui : car, lorsqu’on étudie les documents d’une époque qu’il a étudiée, on éprouve une sensation semblable à la sienne, et l’on trouve qu’en définitive les conclusions de son lyrisme divinatoire sont presque aussi exactes que celles de la patiente analyse et de la lente généralisation. Mais cette vérification n’a d’autorité que pour ceux qui l’ont faite, et dans les points où ils l’ont faite. Qui garantira la vérité du reste, et quelle confiance le public, qui n’a point entrepris ces recherches, prendra-t-il en des idées dont on ne lui donne pas les preuves, et qui sont exprimées de manière à lui inspirer la défiance la plus juste et la mieux fondée ? Ce ton saccadé, ces bouillonnements inégaux d’une inspiration ardente, ces cris du cœur, ce dithyrambe incessant, sont-ils capables d’établir dans notre raison une conviction solide ? L’auteur parle comme un prophète, et, en fait d’histoire, on ne croit pas les prophètes. On voit que les hommes, les événements, les sentiments renaissent sous ses yeux, qu’il les décrit à mesure qu’ils passent, qu’il les a vus dans une lumière aussi vive que les faits présents et palpables : mais y a-t-il là une résurrection ou une invention ? Cette méthode poétique ranime-t-elle des êtres éteints, ou forge-t-elle des êtres imaginaires ? Sur quelle preuve cette divination historique et cette révélation aventureuse appuient-elles leur autorité ? Que dois-je penser de la critique et du jugement de l’auteur après la phrase suivante : « Bacchus, saint Jean et la Joconde dirigent leurs regards vers vous ; vous êtes fascinés et troublés, un infini agit sur vous par un étrange magnétisme. Art, nature, avenir, génie de mystère et de découverte, maître des profondeurs du monde, de l’abîme inconnu des âges, parlez, que voulez-vous de moi ? Cette toile m’attire, m’appelle, m’envahit, m’absorbe ; je vais à elle malgré moi, comme l’oiseau va au serpent ! » Ce ton est celui de l’hallucination mentale. Croirai-je qu’un homme ainsi troublé de visions poétiques et mystiques pourra toujours tenir d’une main ferme cette balance si délicate, si facile à renverser, où la critique pèse avec précision et précaution les idées et les faits de l’histoire ? Qu’on lise le morceau sur Michel-Ange, fragment étrange, qui semble écrit par Creutzer ou Niebuhr, grandiose et fantastique, admirable dans un commentaire des peintres, mais où l’hypothèse surabonde et déborde, et que l’histoire rejette de son sein, parce qu’elle ne souffre en soi que certitude et vérité prouvée. C’est ainsi qu’elle rejette encore ces suppositions téméraires qui expliquent d’avance et d’un ton tranchant le caractère de Maximilien, de Charles-Quint et tant d’autres, en combinant les qualités des cinq ou six races qui ont fourni leurs ancêtres. Les historiens devraient apprendre des naturalistes que ces lois sur les espèces, vraies lorsqu’on considère de grandes multitudes, sont au plus haut point douteuses lorsqu’on considère des individus, et qu’on discrédite son jugement en attribuant à des croisements de famille toutes les actions et tous les sentiments de l’homme que ce mélange a produit. On entre encore en défiance lorsqu’on voit un petit fait érigé en symbole d’une civilisation, un particulier transformé en représentant d’une époque, tel personnage changé en missionnaire de la Providence ou de la nécessité, les idées s’incarnant en des personnes, les hommes perdant leur figure et leur caractère réel pour devenir des moments de l’histoire. L’esprit du lecteur se trouble ; il voit les faits se changer en idées et les idées en faits ; tout se fond et se confond à ses yeux en une poésie vague qui berce son imagination par le chant des phrases harmonieuses, sans qu’aucune loi certaine et prouvée puisse s’affermir au milieu de tant d’hypothèses vacillantes et d’affirmations hasardées. Bien plus, le hardi moqueur donne prise parfois aux moqueries des autres ; il est téméraire, même contre le bon sens ; il oublie que certaines images sont grotesques, et on ne sait trop si on doit s’attrister ou rire lorsqu’on le voit présenter comme symbole des inventions religieuses du xve  siècle l’instrument d’église nommé serpent. Ajoutons enfin que ce style forcé, ces alliances de mots étonnantes, cette habitude de sacrifier l’expression juste à l’expression violente, donnent l’idée d’un esprit pour qui la passion s’est tournée en maladie, et qui, après avoir faussé volontairement la langue, pourrait involontairement fausser la vérité. Dire que « l’Italie a le fédéralisme au fond des os » ; écrire que « Maximilien Sforza, rançonné, épuisé, tordu jusqu’à la dernière goutte, était fini, et ne rendait plus », voilà des exagérations singulières, d’autant plus que ce style fiévreux est ordinaire, et que l’enivrement, le transport et l’exaltation lui sont aussi naturels qu’aux autres la santé, la mesure et le bon sens. On n’aime point non plus ces paradoxes de mots, ces pointes trop ingénieuses, dignes plutôt d’un Claudien ou d’un Ausone que d’un grand historien, qui reviennent souvent, et qui sentent le sophiste et l’écrivain de la décadence. Il y a une sorte de charlatanisme à exprimer ainsi l’idée fort simple que les juges sont déclarés responsables de leurs sentences : « La justice juste pour elle-même, se punissant si elle punit mal, s’emprisonnant si elle arrête à tort ! » Il y a quelque prétention à parler de l’ataraxie de Léonard de Vinci. On se souvient qu’il a montré ailleurs les hussards de Bouille « chauffés à blanc » par les promesses de leur général : ces artifices de style font soupçonner au lecteur que l’écrivain veut à toute force être admiré, qu’il est moins occupé de son sujet que de lui-même, et qu’il a cherché dans l’histoire le pathétique et l’intérêt plutôt que la vérité.

L’histoire est un art, il est vrai, mais elle est aussi une science ; elle demande à l’écrivain l’inspiration, mais elle lui demande aussi la réflexion ; si elle a pour ouvrière l’imagination créatrice, elle a pour instruments la critique prudente et la généralisation circonspecte ; il faut que ses peintures soient aussi vivantes que celles de la poésie, mais il faut que son style soit aussi exact, ses divisions aussi marquées, ses lois aussi prouvées, ses inductions aussi précises que celles de l’histoire naturelle. M. Michelet a laissé grandir en lui l’imagination poétique. Elle a couvert ou étouffé les autres facultés qui d’abord s’étaient développées de concert avec elle. Son histoire a toutes les qualités de l’inspiration : mouvement, grâce, esprit, couleur, passion, éloquence ; elle n’a point celles de la science : clarté, justesse, certitude, mesure, autorité. Elle est admirable et incomplète ; elle séduit et ne convainc pas. Peut-être, dans cinquante ans, quand on voudra la définir, on dira qu’elle est l’épopée lyrique de la France.

II. Réforme 14

Il y a quatre mois, en parlant du volume précédent, on essayait ici de décrire le talent de M. Michelet ; aujourd’hui l’on peut recommencer sans crainte : pour toucher le fond de cette nature si délicate et si étrange, il est bon de s’y reprendre à deux fois.

En quoi consiste cette imagination inspirée, que ses amis et ses ennemis lui reconnaissent, et qui est la source de ses qualités et de ses défauts ? D’autres, par exemple Victor Hugo, voient intérieurement, avec une netteté parfaite et un relief étonnant, les couleurs et les formes : les objets réels qui subsistent dans la nature n’ont point de traits plus marqués ni de détails plus achevés que les objets fantastiques qui traversent leur cerveau. Mais ils sont peintres plus que poètes ; ils comprennent mieux la figure d’un objet que sa pensée intime ; ils se représentent mieux les sensations que les sentiments ; ils ont l’imagination des yeux plutôt que celle du cœur. M. Michelet a l’imagination du cœur plutôt que celle des yeux ; sa plus grande puissance est la faculté d’être ému ; il ne regarde les formes et les couleurs que pour pénétrer l’âme et la passion qu’elles expriment : il ne décrit jamais pour décrire ; il n’imagine que pour sentir. On en verra la preuve dans ses paysages : comparez ceux de Victor Hugo15 à cette page sur Fontainebleau, qu’avait choisi pour ses promenades François Ier malade et vieilli.

Fontainebleau est surtout un paysage d’automne, le plus original, le plus sauvage et le plus doux, le plus recueilli. Ses roches, chaudement soleillées, où s’abrite le malade, ses ombrages fantastiques, empourprés des teintes d’octobre, qui font rêver avant l’hiver, à deux pas la petite Seine entre des raisins dorés : c’est un délicieux dernier nid pour reposer et boire encore ce qui resterait de la vie, une goutte réservée de vendange.

Il y amenait ses artistes d’Italie qui, livrés à eux-mêmes, se livrèrent aux hasards de leur génie et à tous les caprices de l’art. « De là ces Mercures, ces mascarons effrayants de la cour Ovale ; de là ces Atlas surprenants qui gardent les bains dans la cour du Cheval blanc, hommes-rochers qui, depuis trois cents ans, cherchent encore leur forme et leur âme, témoignant du moins qu’en la pierre il y a le rêve inné de l’être et la velléité du devenir. »

Cette dernière phrase n’est-elle pas frappante ? Il a découvert leur vie ; il souffre de leur effort. L’apparence extérieure et sensible, traversant l’imagination de l’artiste, est allée frapper jusqu’à son cœur.

Le Rosso ôta la bride à son coursier effréné. N’ayant affaire qu’à un maître qui ne voulait qu’amusement et qui disait toujours : Osez, il a, pour la petite galerie favorite du malade, fondu tous les arts ensemble dans la plus fantasque audace. Rien n’est plus fou, plus amusant. Triboulet, Brusquet, sans nul doute, ont donné leurs sages conseils. Le beau, le laid, le monstrueux, s’arrangent pourtant sans disparate. Vous diriez le Gargantua harmonisé dans l’Arioste. Prêtres gras, vestales équivoques, héros grotesques, enfants hardis, toutes les figures sont françaises. Pas un souvenir d’Italie. Ces folles espiègles et jolies, d’autres émues, haletantes, telle qui souffre et dont la voisine touche le sein avec une douce main de sœur, toutes ces images charmantes, ce sont nos filles de France, comme Rosso les faisait venir, poser, jouer devant lui. Rougissantes, inquiètes, rieuses de se voir au palais des rois, d’autres boudeuses, et pleurantes d’être trop admirées sans doute, il a tout pris. C’est la nature, et c’est un ravissement.

Ce second tableau peint à l’âme ce que celui de Rosso peint aux yeux. Nulle épithète d’atelier ; nul mot pour marquer la forme d’un contour ou la nuance d’une couleur ; tous expriment des émotions, des joies, des peines, des pensées, des actions de l’être intérieur et invisible. Les sensations se sont traduites en sentiments, la peinture en poésie ; et cette traduction si exacte, si involontaire, si heureuse, indique et explique le besoin le plus intime et la faculté maîtresse de l’auteur.

Le premier effet de ce genre d’imagination est l’éloquence. M. Michelet est si vivement ému qu’il ne peut manquer d’émouvoir les autres. Les événements qu’il raconte l’atteignent au vif ; il combat avec ses personnages ; bien plus, il combat avec les idées philosophiques qu’il aime et qu’il voit entrer dans le monde pour le gouverner. Ce volume, par exemple, est un long plaidoyer en faveur de l’esprit moderne qui s’efforce de naître, et qui amène avec lui l’art, la science, la liberté et l’humanité. Les ennemis qu’il rencontre sont pour l’auteur des ennemis personnels. Chaque blessure qu’ils font à son idole, il la ressent et il la venge. Railleries amères, insultes outrageantes, mépris brûlant, haine et colère, toutes les passions violentes s’accumulent en lui, débordent et vont rouler sur eux pour les accabler. En même temps, les transports d’amour, les exclamations de joie, les élans de tendresse, les cris d’admiration, naissent d’eux-mêmes au passage de la divinité qu’il proclame, qu’il adore et qu’il défend.

Cette histoire est une ode ; elle est composée, comme une ode, d’apostrophes, de figures téméraires, de phrases brisées, de métaphores éblouissantes ; on entend partout le chant lyrique. Il sent plus que les autres hommes, et je ne sais si le fanatisme de Genève montait plus haut que l’exaltation de ce morceau.

Contre l’immense et ténébreux filet où l’Europe tombait par l’abandon de la France, il ne fallait pas moins que ce séminaire héroïque. À tout peuple en péril, Sparte, pour armée, envoyait un Spartiate. Il en fut ainsi de Genève. À l’Angleterre, elle donna Pierre Martyr, Knox à l’Écosse, Marnix aux Pays-Bas : trois hommes et trois révolutions.

Et maintenant commence le combat ! Que, par en bas, Loyola creuse les souterrains ! Que, par en haut, l’or espagnol, l’épée des Guises, éblouissent ou corrompent ! Dans cet étroit enclos, sombre jardin de Dieu, fleurissent, pour le salut des libertés de l’âme, ces sanglantes roses sous la main de Calvin S’il faut quelque part en Europe du sang et des supplices, un homme pour brûler ou rouer, cet homme est à Genève, prêt et dispos, qui part en remerciant Dieu et lui chantant ses psaumes.

Cette sensibilité de l’imagination donne l’instinct historique, je veux dire l’art de démêler, à travers une foule de faits et de causes, la cause et le fait importants. Elle supplée à l’analyse rigoureuse, et, par une autre voie, atteint le même but. Chaque manuscrit que l’auteur déchiffre, chaque gravure qu’il feuillette, laisse en lui, après mille impressions, une impression dominante. Au bout de quelques mois, cette émotion, sans cesse accrue, devient une passion, et il se trouve naturellement que c’est celle du siècle. En se faisant contemporain des générations éteintes, il a pris involontairement leur manière de sentir ; par sa capacité d’être ému, il a recueilli les sentiments qui semblaient détruits pour toujours et ensevelis dans la poussière des vieux livres. La faculté de souffrir et de jouir ainsi au contact du passé est pour l’esprit ce que l’enduit chimique délicat est pour la plaque brillante où on l’étale. L’une garde les empreintes morales, l’autre garde les empreintes physiques ; et le même mécanisme fait l’art du photographe et le talent de l’historien.

Prenons pour exemple la prédication de Luther. À ne considérer en lui que sa doctrine, et par la méthode ordinaire, on le regardera comme un ennemi de la liberté et un destructeur de l’homme. Il exagère le dogme de la corruption originelle ; il écrit le traité du serf arbitre ; il exalte la grâce plus que les plus âpres jansénistes ; il outre les doctrines outrées de saint Augustin et de saint Paul. Mais prenez l’autre méthode : entendez comme M. Michelet la rude voix, les effusions passionnées, la trivialité puissante et généreuse du tribun populaire ; vous verrez le funeste système se changer en une prédication bienfaisante, la théorie du despotisme produire la pratique de l’indépendance, et le mysticisme spéculatif engendrer la vertu active. Ce vaillant Allemand, sensuel, brutal, distributeur d’injures, que la chair tourmente, dont le sang s’agite et fermente comme le vin, musicien, chanteur, poète, bon père de famille, ne peut pas établir une doctrine d’ascètes. C’est aux logiciens français, aux magistrats, aux lettrés, aux savants de Port-Royal, de reconstruire dans un coin la méthode de mortification et de direction spirituelle, et de faire revoir au monde « la face pâle du crucifié ».

Tant vaut l’homme, tant vaut la doctrine. Proclamée de cette voix pure et forte, candide, héroïque, elle fut le pain des forts, un cordial avant la bataille : elle fit à l’homme la belle illusion de sentir, au lieu de son cœur, battre en son sein le cœur d’un Dieu.

Malentendu sublime ! Quand de sa voix tonnante à faire crouler des trônes, Luther criait : L’homme n’est rien, le peuple entendait : L’homme est tout.

Traduisons clairement sa prédication. Replaçons-la au vrai jour populaire : « Bonnes gens, on vous vend la dispense des œuvres. Remettez l’argent dans vos poches, Dieu vous sauve gratis. Des œuvres, la seule nécessaire est de croire en lui, de l’aimer. »

Chose curieuse ! Le pape recommandait les œuvres, et tout s’est réduit aux œuvres de la caisse. Luther dispense des œuvres, et elles recommencent, les vraies œuvres morales, celles de piété et de vertu. Il disait : « Aime et crois. » Qui aime n’a pas besoin qu’on lui impose et prescrive des œuvres agréables à l’objet aimé. Il les fera bien de lui-même, et il les ferait malgré vous.

Prenons pour second exemple une découverte de M. Michelet, très nouvelle et très curieuse. On a lu dans Robertson les dernières années de François Ier. Pourquoi le roi change-t-il de politique ? Pourquoi se livre-t-il à son rival ? D’où vient cette négligence croissante, cette impuissance, ce discrédit ? Les solides raisonnements de l’ecclésiastique anglais n’expliquaient pas grand-chose ; il fallait, pour comprendre cette décadence, l’habitude de se mettre à la place des personnages, et de retrouver leurs sentiments en les éprouvant. Sortons du conseil où Robertson écoute les délibérations des politiques ; entrons dans la chambre à coucher du roi, que soigne Gunther, à qui Barberousse envoie des pilules mercurielles. Déjà, en 1535, il parle difficilement ; la violence de la maladie lui a fait perdre la luette ; souffrant et morose, il va chercher un peu de gaieté sous le soleil de Fontainebleau. Réduit à ne plus jouir que par les yeux, il lit Rabelais : ou regarde les bacchanales et le carnaval que Rosso peint sur ses murailles. En 1538, un abcès affreux le mène à deux doigts de la mort ; on le guérit à peine, par des remèdes aussi terribles que le mal. Il reste bouffi, la machine bouleversée, l’âme à demi éteinte. Désormais, il laisse régner Montmorency, puis les cardinaux ; il n’a plus que des réveils, et sans cesse il s’affaisse et retombe.

Telles sont les phases bizarres du gouvernement personnel. Le règne de Louis XIV se partage en deux parts : Avant la fistule, après la fistule. Avant, Colbert et les conquêtes ; après, Mme Scarron et les défaites, la proscription de 500 000 Français. François Ier varie de même : Avant l’abcès, après l’abcès. Avant, l’alliance des Turcs, etc. Après, l’élévation des Guises et le massacre des Vaudois, par lequel finira son règne.

Quand Auguste avait bu, la Pologne était ivre.

Saisi de dégoût à la vue des derniers portraits du prince, l’historien a compris deux phrases d’Hubert et de Brantôme. Il a vu le triste « galant » flétri, gâté, balbutiant des phrases embrouillées, signant sans lire l’ordre de détruire les Vaudois, pendant que Diane de Poitiers et le dauphin jouent au roi de son vivant. Cette alcôve où travaillent les médecins, où intriguent les maîtresses, lui a donné la nausée ; sa sensation lui a servi de critique, et l’a bien servi.

Cette faculté de pénétrer dans l’âme des personnages fait de l’auteur un psychologue. Noter au passage les sentiments les plus délicats, les plus singuliers, les plus obscurs, suivre les détours de leur ligne capricieuse et brisée, sans fatigue, sans efforts, sans erreur, se plier de soi-même aux ondulations incessantes de la passion changeante et sinueuse, ainsi qu’une feuille légère qui coule et tourne avec les remous incertains de l’eau qui la mène, on a déjà vu par l’Histoire de la direction au xviie  siècle combien ce genre d’imagination est en lui naturel et puissant. On le reconnaît ici dans le récit de la passion que la pauvre Marguerite eut pour François Ier son frère. Petite-fille du poète Charles d’Orléans, poète elle-même, savante, d’une curiosité infinie, et d’une finesse charmante, un peu mystique, délicate, nerveuse, maladive, elle aima le roi, uniquement, toute sa vie, comme un frère, comme un fils, comme un dieu. « Ce qui étonne et ce qui confond en elle, c’est l’invariable permanence d’un sentiment toujours le même, qui n’a ni phases ni crises de diminution ou d’aggravation, ni haut ni bas ; jamais l’arc ne fut si constamment tendu. » La vive et ardente imagination s’était prise, et ce fut pour toujours. Elle fut sacrifiée, selon la règle ordinaire ; elle souffrit sans cesse, c’est le lot de ceux qui aiment beaucoup. On l’eût deviné d’avance en voyant le contraste de cette frêle, mignonne et pensive créature, et du vigoureux gaillard, chasseur, homme d’armes, trois fois égoïste à titre d’enfant gâté, de fat sensuel et de roi. Il est brusque, inégal avec elle ; de temps en temps reviennent des accès de tendresse, par exemple lorsqu’il est malheureux ; puis il la néglige ou la rudoie, ne sentant pas que, pour une âme si tendre, tous les coups sont des blessures. Un jour, par caprice, le cœur abaissé par les jouissances vulgaires, « il conçut l’idée indigne de voir jusqu’où irait sa puissance sur une personne si dévouée ».

Elle parvint à s’enfuir, brisée, « pis que morte » ; et, craignant encore d’avoir blessé cet être tyrannique et brutal, elle lui écrivit une lettre humble, gémissante, pour le supplier d’être généreux, de lui faire grâce, de n’exiger d’elle que ce qu’il a déjà, l’entière, l’absolue, l’éternelle possession de son cœur. Le roi, impatienté, et pour complaire à sa maîtresse, finit par marier celle qui l’avait sauvé dans sa prison de Madrid, au jeune d’Albret, roi sans royaume. « Elle épousait l’exil, la pauvreté, la ruine ; elle en pleura, comme elle le dit, à creuser le caillou. » À la vérité, en manière de reconnaissance, on lui avait fait une pension. Vous aviez déjà vu ces fines et touchantes analyses, et vous retrouvez dans l’historien de Marguerite l’historien de madame de Chantal.

Mais la sensibilité d’imagination est un instrument aussi dangereux qu’utile. Elle guide et elle égare. Elle assemble en amas les découvertes et les erreurs. Aucune sorte de talent ne pénètre le lecteur d’impressions plus vives et plus contraires. On admire l’auteur et on se révolte contre lui à la même page. On jette le livre de dépit, et on le reprend avec enthousiasme. Il étonne en toutes choses, dans le mal comme dans le bien. Il ressemble à ces aveu des d’Écosse dont la vue merveilleuse perçait les murs, franchissait l’espace, atteignait les secrets par une révélation prophétique, et qui trébuchaient contre la première pierre du chemin.

Comprend-on qu’en expliquant la religion des Vaudois, il parle ainsi des Alpes : « Leurs glaciers bienfaisants dans leur austérité terrible, qui donnent à l’Europe les eaux et la fécondité, lui versent en même temps la lumière, la force morale » ? Quoi ! s’il y a des hommes courageux et sensés en Allemagne, en Angleterre, en France, c’est l’aspect des glaciers qui les a produits ?

Comprend-on qu’en comptant les effets de l’avènement de Charles-Quint et de la réunion de tant d’États, il dise de l’Espagne : « L’Espagne, comme un taureau blessé qui se percerait de ses cornes, est furieuse, contre qui ? contre soi. Volée par les Flamands, elle va se voler elle-même. Indigente par eux, elle se fait mendiante en détruisant les Maures. » Concevez-vous qu’un taureau se perce de ses cornes ? et croyez-vous que l’Espagne ait chassé les Maures par fureur contre soi ?

Comprend-on que l’historien du peuple, l’apôtre de la sagesse des foules, le lucide révélateur des grandes causes, déclare que, si l’électeur eût livré Luther, l’avenir du monde était changé ? « La Réforme, étouffée encore une fois, eût laissé le vieux système pourrir sa pourriture paisiblement. Point de protestants, dès lors, ni de jésuites. Point de jansénistes, point de Bossuet, point de Voltaire ; autre était la scène du monde. » Saviez-vous que les causes du protestantisme en France furent les dévastations de Charles-Quint ? « Ces terribles calamités, l’abaissement et le mépris de soi où la France tomba, la jetèrent violemment dans ce mystique désespoir et dans l’appel à Dieu qu’on appelle Réformation. »

Le mécanisme de ces étranges affirmations est visible. Une idée entre à l’improviste dans cette âme si sensible, la trouble et la transporte comme par une vision. Sur un autre homme, elle n’agirait pas ; il resterait tranquille dans son fauteuil, manierait l’hypothèse, et finirait par la rejeter, la trouvant trop fragile. Sur celui-ci, elle agit aussi fortement qu’une vérité évidente ; l’émotion la transforme en conviction ; il sent si violemment qu’il ne peut s’empêcher de croire ; les causes de doute sont effacées ; il n’aperçoit plus que son rêve : le voilà pour lui prouvé. Il affirme la chose comme si elle était réelle et présente ; pour lui, en effet, elle est réelle et présente ; et il ne la verrait pas mieux, si elle était en ce moment devant ses yeux.

L’émotion trop vive l’empêche de douter quand il compose ; l’émotion trop vive l’empêche d’être clair quand il écrit. Car supposez un homme qui sente trop : pourra-t-il s’astreindre à suivre en logicien et en narrateur le fil des événements, à les exposer eux-mêmes tels qu’ils se sont passés, à réfléchir le passé comme fait une glace pure, à n’y rien ajouter de son émotion personnelle, à faire abstraction de soi-même, à ne pas paraître dans son récit ? Au contraire, il rompra à chaque instant la narration, il sautera d’un siècle à l’autre et d’un pays à l’autre, pour noter les rapprochements subits où s’aventure son imagination effrénée ; il expliquera un portrait de Marguerite par un portrait de Fénelon ; il mêlera une discussion de textes au récit d’une bataille ; il appellera Anquetil Duperron et Eugène Burnouf au secours de Reuchlin et de Pic de la Mirandole ; il parcourra par des voyages subits et surprenants tout le royaume de la fantaisie et toutes les régions du réel ; il forcera le lecteur dérouté, qui à grand-peine se traîne à terre, sur la grande route frayée et au pas de promenade, à s’envoler avec lui dans les domaines de l’air, franchissant d’un coup d’aile montagnes et précipices, étourdi, ébloui de la violence de son élan et des caprices de son guide, incapable de reconnaître son chemin, ne distinguant rien que l’essor furieux de sa course involontaire, et le souffle de feu du génie ailé qui l’emporte avec lui. Avec la suite naturelle des faits disparaîtra leur couleur naturelle. Ils se transforment en exclamations, en cris d’allégresse, en invectives sanglantes. Je disais tout à l’heure qu’ils formaient une ode : une ode est-elle facile à comprendre ? Prenez du sable, des minéraux, du fer, des roches, tels que vous les trouvez dans la nature, et comme vous les présentent les montagnes et les vallées ; jetez-les dans une fournaise ardente : ils s’embrasent, ils pétillent, ils se fondent ; les flammes serpentent et tourbillonnent, sifflent et grondent sous la vaste lueur qui rougit l’antre mugissant. C’est un chaos étrange et terrible, où toutes les natures s’altèrent, où toutes les formes se confondent, où rien ne subsiste de ce que vous aviez vu dans la campagne, où l’œil du chimiste peut seul reconnaître sous leur figure nouvelle les pierres et les métaux calcinés, transformés ou tordus. Telle est l’image de cette histoire ; on a besoin de se la traduire. Pour la comprendre, il faut dépouiller les faits de leur apparence oratoire, déchirer la parure étincelante d’allégories et de métaphores qui couvre et cache les idées générales, changer la fantasmagorie d’images en récits simples et en raisonnements nus.

Je copie le commencement du chapitre iv, et je demande au lecteur s’il est aisé de l’entendre au premier coup. Il s’agit de la vente des indulgences et de l’élection de Charles-Quint.

Si Plutus est aveugle, comme on l’a dit, il dut le regretter. Le temps dont nous contons l’histoire eût pu satisfaire ses regards. L’heureuse extension des activités en tous sens semblait n’avoir eu lieu que pour propager son empire. Pour lui, la terre avait été doublée. Pour lui, par lui, les trois grandes choses modernes apparaissent, bureaucratie, diplomatie et banque ; l’usurier, le commis, l’espion.

Soyons francs, soyons justes. Et que les anciens dieux descendent de l’autel. Assez de vains mystères. Plus modestes et plus vrais les dieux grecs dans Aristophane. D’eux-mêmes ils introduisent leur successeur, le bon Plutus. Ils avouent franchement que sans lui ils mourraient de faim. Mercure quitte son métier de dieu qui ne va plus ; pour Olympe, il prend la cuisine, lave les tripes, et dit en sage : « Où l’on est bien, c’est la patrie. »

Cela est franc et net. Mais combien est détestable l’hypocrisie moderne ! cet effort d’accorder l’ancien et le nouveau, de coudre et saveter la rapacité financière de férocité fanatique !

Pour s’expliquer ce passage, il faut d’abord connaître, et très bien, Aristophane. Or combien de gens ont étudié Aristophane ?

Il faut de plus être depuis longtemps en commerce avec les idées, pour deviner que cette allégorie et ces allusions mythologiques signifient simplement qu’au xvie  siècle le besoin et la puissance de l’or sont plus grands qu’autrefois.

Il faut en outre savoir l’histoire ancienne et moderne pour comprendre d’abord cette indication lyrique du fanatisme et de l’avidité des Espagnols, de l’avidité et de la tolérance des peuples anciens.

Il faut enfin avoir l’habitude du style pour n’être point effarouché par la violence et l’étrangeté de cette expression : saveter de férocité fanatique la rapacité financière . Et surtout il faut avoir l’esprit naturellement très calme : car quiconque se laisserait saisir par l’enthousiasme et la verve amère du morceau serait troublé jusqu’au fond de l’âme, et les idées seraient en lui noyées sous les émotions.

Or le volume entier et tous les volumes de l’Histoire de France sont de ce style. M. Michelet sans doute n’écrit pas pour quelques lettrés amateurs d’analyse. Il veut persuader le public ; bien plus, le peuple. Il considère l’histoire comme une école populaire de patriotisme et de morale. Est-il probable qu’avec cette manière d’écrire il se fasse entendre de l’ouvrier qui sort de sa fabrique, ou qui pour se reposer ouvre un livre sur son établi ?

Encore un mot sur le style. Il est composé d’exagérations. La sensibilité chez l’auteur est devenue maladive. Les chocs que nous sentons à peine le font crier. Plusieurs diront même qu’il crie de parti pris et par habitude. Cette fièvre de l’âme déborde en expressions convulsives. Il outre l’excès de la passion. Il n’écrit que par petites phrases saccadées, qui ressemblent à des accès de douleur. J’en prends au hasard, elles sont par milliers. « C’est en 1517 qu’éclate la dispute de Las Cases et de Sépulvéda, le jour horrible qui révèle la fosse où, pour l’amour de l’or, on a jeté deux mondes, le noir par-dessus l’Indien. » Un peu plus loin, après l’élection de Charles-Quint : « On avait fait un monstre : l’Espagne et l’Allemagne collées l’une sur l’autre et, face contre face, Torquemada contre Luther. » Ces phrases ne sont que violentes. Mais, une fois que le violent devient le beau, il n’y a plus de limites, et l’on finit par tomber dans la rhétorique, ou même dans le ridicule. Est-ce M. Michelet qui, après avoir exposé la détestable grossièreté de François Ier et la fuite de Marguerite, écrit en manière de résumé cette phrase vague qui n’est qu’une phrase : « La terre avait vaincu le ciel et l’avait abaissé jusqu’à soi » ? — « Faute d’idée, dit Béranger, il allait faire une ode. » Très certainement c’est dans une ode de cette espèce que trébuche l’auteur en racontant la mort de Zwingle : Son ami Myconius, pour sauver son cœur des outrages, le jeta au courant du Rhin ; le fleuve des anciens héros en reste plus héroïque . — Enfin, n’est-il pas curieux de voir un historien, à bout d’expressions, chercher des métaphores dans les découvertes de la physique moderne, et dire, en style de précieuses, que Guichardin écrivit l’arrivée de Bourbon et de ses mercenaires d’une encre froide à geler du mercure  ? Il n’y a que lui pour assembler de tels contrastes, et pour amener devant l’imagination, la main dans la main, le marquis de Mascarille et M. Gay-Lussac.

Pouvait-il éviter ces taches ? Non ; par malheur, son talent tient à ses défauts. Il est comme un peintre qui puiserait sur sa palette l’écarlate éclatante et au même endroit la maudite huile qui viendrait brouiller et salir sa toile. Notre esprit est une machine construite aussi mathématiquement qu’une montre. Si tel ressort l’emporte, il accélère ou fausse le mouvement des autres, et l’impression qu’il leur communique échappe au gouvernement de notre volonté, parce qu’elle est notre volonté même. L’impulsion donnée nous emporte ; nous allons irrésistiblement dans la voie tracée ; et l’automate spirituel qui fait notre être ne s’arrête plus que pour se briser. Le moteur tout-puissant chez M. Michelet est cette sensibilité exaltée qu’on a nommée l’imagination du cœur. Elle lui donne l’éloquence, l’instinct de la vérité historique, le sens psychologique, la faculté de faire revivre les âmes. Elle lui impose avec une nécessité égale l’obligation de prendre des hypothèses douteuses pour des vérités certaines, de transformer les faits en exclamations, les idées générales en allégories, d’obscurcir son style, d’exagérer et de fausser ses expressions. Elle lui met devant les yeux, comme modèle et comme souveraine, une beauté idéale, souffrante, passionnée, tendre, au sourire terrible ou gracieux, parfois divin, mais maladive et boiteuse. Heureux pourtant ceux qui en ont une, qui peuvent y croire, et qui n’ont point perdu leur foi première en étudiant le mécanisme de l’admiration !

III. L’Oiseau

Il y a des jours de beau soleil, même à Paris, et l’on éprouve parfois l’envie de s’en aller à dix heures du matin, au Jardin des plantes. Personne encore ; les bêtes sont seules ; on est en bonne compagnie. Entre les lamas et les ours est un ruisseau limpide. Deux filets d’eau, qui courent entre les branches d’acacias, se dégorgent dans un petit lac, en soulevant de longues ondulations brillantes. Des canards lustrés, de forme bizarre, aux plumes splendides, y barbotent et travaillent de leurs pattes et de leurs ailes. La grue de Numidie, délicate et frêle, s’avance comme une demoiselle timide, et considère avec inquiétude ces turbulents ébats. Le héron étique pique de son bec pointu les vers qui se tortillent dans la vase, puis, debout sur une patte, regarde d’un air résigné devant lui, sans savoir quoi. Des flottes d’oies asiatiques abordent gravement sur la plage. Les mouettes rieuses vont sautant, voletant, bavardes, infatigables, plongeant furieusement, éclaboussant toute la mare ; elles se culbutent, elles caquettent, elles se battent dans l’eau et sur le sable jusqu’entre les pieds des bœufs noirs, leurs bons amis, jusque sur les branches des jeunes saules penchés, qui commencent à s’habiller d’une verdure cotonneuse. Au plus haut des arbres, les moineaux chantent ; du fond du jardin arrive une sourde rumeur : cris de gypaètes, gloussements de poules, piaulements de faisans, de râles, d’alouettes, ramages d’oiseaux chanteurs, concert lointain de toute la création ailée, volatiles huppés, aigrettés, palmés, aquatiques, aériens, terrestres, croasseurs, musiciens, dont l’âme tressaille à l’aspect de la lumière agile, des belles eaux frissonnantes, des jeunes pousses qui s’ouvrent de la sève qui fait éclater les boutons rouges, de la vie printanière qui fleurit la terre et qui entre avec l’air suave jusqu’au plus profond de leur cœur. Au bout d’une heure, il faut s’en aller. Voici venir ce désagréable bipède, l’homme, les goutteux et les marmots, les soldats et les servantes. Mais, une fois dans votre chambre, si vous ouvrez ce livre, vous pourrez vous croire encore devant l’étang, en compagnie du héron, du rossignol et du cygne. Il vaut une volière et un muséum.

Comment M. Michelet est-il devenu naturaliste ? Par hasard, par bonté et par compagnie. Malade, occupé d’une personne malade, il a regardé la campagne avec elle. Un rossignol, un rouge-gorge dans sa chambre, des poules dans sa cour, des corbeaux, des hirondelles sous son toit, ont tourné ses yeux vers les oiseaux. Involontairement il les a aimés, et le voilà qui plaide leur cause. « Que faut-il pour les protéger ? révéler l’oiseau comme âme, montrer qu’il est une personne. L’oiseau donc, un seul oiseau, c’est tout le livre, mais à travers les variétés de sa destinée, se faisant, s’accommodant aux nulle conditions de la terre, aux mille vocations de la vie ailée… Tel il nous apparut dans son idée chaleureuse, celle de la primitive alliance que Dieu a faite entre les êtres, du pacte d’amour qu’a mis la mère universelle entre ses enfants. »

M. Michelet reste donc ici dans son œuvre. Ce volume de psychologie poétique ne fait point disparate avec les autres ; il les complète. L’historien que vous connaissez paraît à travers le naturaliste que vous découvrez. Le livre de l’Oiseau n’est qu’un chapitre ajouté au livre du Peuple. L’auteur ne sort pas de sa carrière ; il élargit sa carrière. Il avait plaidé pour les petits, pour les simples, pour les enfants, pour le peuple. Il plaide pour les hôtes et pour les oiseaux.

Nulle philosophie n’est plus conforme à son génie. Ce génie est l’inspiration passionnée, la sensibilité extrême et poétique, la faculté de découvrir les émotions en les éprouvant, de connaître les êtres en se transformant en eux. Pour lui la science et l’histoire ne sont pas des œuvres de l’analyse, mais des œuvres de l’instinct. Au lieu de constater les faits un à un, avec circonspection, de raisonner pas à pas, de prouver chaque proposition, d’établir des classifications régulières, de dégager lentement des lois générales, de les noter par des formules sèches, et les vérifier vingt fois avec les doutes d’un sceptique, de corriger minutieusement chaque expression pour atteindre à l’exactitude parfaite, il entre violemment dans l’histoire avec des cris de colère ou d’enthousiasme, devinant un caractère d’après un mot, jugeant un homme sur un portrait, ami ardent ou ennemi acharné de ses personnages, prenant pour guides ses sympathies et ses colères, ayant pour critique le délire de l’ode, et courant, à travers l’émotion à la vérité. Les autres écartent la passion comme un voile ; il l’accepte comme une lumière. Les autres rejettent l’instinct comme une faiblesse ; il le recueille comme une force. Les autres évitent le dithyrambe comme un trompeur ; il se livre à lui comme à un révélateur.

De là sa philosophie et la philosophie de ce livre. Chacun de nous fait la sienne à son image. Chacun prescrit à la science les habitudes de sa pensée. Chacun offre à l’univers l’idéal qu’il se propose à lui-même. Chacun impose à la nature les besoins qu’il porte en soi. — M. Michelet a l’instinct pour méthode : c’est pourquoi il glorifie l’instinct, hier dans le peuple, aujourd’hui dans les bêtes. Il rabaisse le raisonnement et l’analyse ; il relève la croyance spontanée et la divination irréfléchie. Hier, il préférait le bon sens du paysan aux théories du lettré, et demandait au peuple la vérité sur la révolution française. Aujourd’hui, il s’indigne contre ceux qui traitent l’instinct de force aveugle, qui ne voient pas « combien cette raison commencée diffère peu en nature de la haute raison humaine » ; qui ne démêlent point dans l’oiseau le génie du constructeur, de l’artiste, du musicien, la faculté d’enseigner et d’apprendre, le profond amour, le dévouement, le courage, les plus beaux sentiments et les plus belles forces de notre âme, une âme enfin parente de la nôtre. — M. Michelet a la sympathie pour talent ; c’est pourquoi il glorifie la sympathie, hier, celle des hommes entre eux, aujourd’hui, celle des hommes et des bêtes. Il déteste l’orgueil, la dureté, la vie solitaire. Il exalte la bonté, la fraternité, la vie sociale. Hier, il appelait la patrie « une grande amitié », enseignant pour devoir à l’homme le dévouement et la tendresse, appelant les classes opposées à la concorde, donnant pour devise à la révolution future, non la liberté orgueilleuse, non l’égalité niveleuse, mais la fraternité généreuse.

Aujourd’hui, il essaye d’établir la paix entre les oiseaux et l’homme, montrant que plusieurs sont nos serviteurs, que presque tous sont nos alliés et nos amis, que ces jeunes âmes, à peine ébauchées, enfantines, doivent être traitées en sœurs par la nôtre, et que le destin de l’homme barbare et brutal encore est de rallier tous les vivants en une grande république au souffle de l’universel amour.

Cette philosophie donne-t-elle la vérité ? À tout le moins elle donne le talent. Si elle n’est pas conforme à la science, elle est conforme à la poésie. Si elle ne fait pas des savants, elle fait des artistes. Quel don que de retrouver tous les sentiments, d’entrer dans l’âme de tous les êtres, de reproduire dans l’étroite enceinte de soi-même toutes les formes de la vie et la variété infinie de l’univers ! Ce don paraît grand déjà, lorsqu’il s’applique à reformer les pensées et les passions des hommes, choses communes, vulgaires, que nous apercevons en nous-mêmes, et qui n’ont point pour nous l’attrait de la nouveauté. Combien plus grand, lorsqu’il s’emploie à faire comprendre l’âme des êtres muets, séparés de nous par l’abîme des espèces, à révéler la vie mystérieuse des animaux, des forêts et des flots !

D’abord les oiseaux-poissons, pingouins, manchots, immobiles en longues rangées sur les îles de glace, parmi les cristaux aigus des terres australes. « À leur tenue verticale, à leur robe blanche et noire, on croirait voir des bandes nombreuses d’enfants en tabliers blancs. Ces fils aînés de la nature, confidents des vieux âges de transformation, parurent aux premiers qui les virent d’étranges hiéroglyphes. De leur œil doux, mais terne et pâle comme la face de l’Océan, ils semblaient regarder l’homme, ce dernier né de la planète, du fond de leur antiquité. » Chez d’autres, l’aile peu à peu se dégage, s’agrandit, devient aérienne ; l’oiseau ne nage plus, il vole ; et vous voyez les goélands criards qui planent imperturbablement au-dessus des vagues de la Biscaye, pendant que la houle marine, accumulée depuis l’Amérique, escalade en grondant les escarpements de la côte. « Jour ou nuit, midi ou nord, mer ou plage, proie morte ou vivante, tout leur est un. Usant de tout, chez eux partout, ils promènent vaguement des flots au ciel leur blanche voile. Le vent nouveau qui tourne et change, c’est toujours le bon vent qui va où ils voulaient aller. » Leur œil clair et froid a la couleur de la mer du Nord, grise, indifférente. « Que dis-je ? Cette mer est plus émue. Le vieux père Océan, sournois, colère, souvent, sous sa face pâle, semble rouler bien des pensées. Ses fils les goélands semblent moins animaux que lui. »

Bien plus haut, « le premier de la race ailée, l’audacieux navigateur qui ne ploie jamais la voile, le prince de la tempête, contempteur de tous les dangers », l’aigle de mer balance son petit corps sur ses immenses ailes, et, de l’Europe à l’Amérique, rame avec la vitesse de l’orage, d’un vol si égal qu’il semble endormi. Bien certainement M. Michelet a dû se croire oiseau plus d’une fois en écrivant ces pages. Il a souhaité cette récompense au naturaliste Wilson. Une fois, écoutant la chanson d’une fauvette : « Moi-même, dit-il, ailé en ce moment, je l’accompagnai dans son rêve. » Il a causé avec les bêtes, comme les anciens brames ; un jour, voyant le héron mélancolique qui, perché sur une patte, contemplait dans l’eau terne sa maigre image, il se hasarda à interroger ce rêveur :

Je lui dis de loin ces paroles que sa très fine ouïe perçut exactement : « Ami pêcheur, voudrais-tu bien me dire (sans délaisser ta station) pourquoi, toujours si triste, tu sembles plus triste aujourd’hui ? As-tu manqué ta proie ? Le poisson trop subtil a-t-il trompé tes yeux ? La grenouille moqueuse te défie-t-elle au fond de l’onde ?

— Non, poissons ni grenouilles n’ont pas ri du héron… Mais le héron lui-même rit de lui, se méprise quand il entre en pensée de ce que fut sa noble race, et de l’oiseau des anciens jours…

La terre fut notre empire, le royaume des oiseaux aquatiques dans l’âge intermédiaire où, jeune, elle émergeait des eaux. Temps de combat, de lutte, mais d’abondante subsistance. Pas un héron qui ne gagnât sa vie. Besoin n’était d’attendre ni de poursuivre : la proie poursuivait le chasseur ; elle sifflait, coassait de tous côtés. Des millions d’êtres de nature indécise, oiseaux-crapauds, poissons ailés, infestaient les limites mal tracées des deux éléments. Qu’auriez-vous fait, vous autres faibles et derniers nés du monde ? L’oiseau vous prépara la terre. Des combats gigantesques eurent lieu contre les monstres énormes, fils du limon ; le fils de l’air, l’oiseau, prit taille de géant. Si vos histoires ingrates n’ont pas trace de tout cela, la grande histoire de Dieu le raconte au fond de la terre où elle a déposé les vaincus, les vainqueurs, les monstres exterminés par nous et celui qui les détruisit.

Vos fictions mensongères nous bercent d’un Hercule humain. Que lui eût servi sa massue contre le plésiosaure ? Qui eût attendu face à face cet horrible léviathan ? Il y fallait le vol, l’aile forte, intrépide, qui du plus haut lançait, relevait, relançait l’Hercule-oiseau, l’épiornis, un aigle de vingt pieds de haut et de cinquante pieds d’envergure, implacable chasseur qui, maître de trois éléments, dans l’air, dans l’eau, dans la vase profonde, suivait le dragon sans repos. »

Consumé dans cette lutte gigantesque, il s’est amoindri quand s’est amoindri l’élément humide. Les oiseaux de la vase, aux longues échasses, insensiblement, ont disparu. Leurs frères les pélicans, les cygnes, deviennent rares, « On chercherait en vain ces blanches flottes qui couvraient de leurs voiles les eaux du Mincio, les marais de Mantoue, qui pleuraient Phaéton à l’ombre de ses sœurs, ou, dans leur vol sublime, poursuivant les étoiles d’un chant harmonieux, leur portaient le nom de Varus. »

C’est la tendresse du poète qui ranime ses créatures. Celui-ci les aime tant qu’il les aime trop. Le rossignol est dieu dans ce livre, et M. Michelet est son prophète. Il a eu des visions en l’écoutant, tout comme Mahomet. Il écrit à propos de lui des dialogues comme ceux du Coran. Il l’aperçoit qui passe, timide, muet, dans son habit obscur, sous les feuillages rougissants de l’automne. Pourquoi pars-tu ? Que ne restes-tu en Provence, dans les gorges où le tiède soleil d’hiver luit aussi doucement qu’au plus beau printemps ?

« Non, il me faut partir. D’autres peuvent rester : ils n’ont que faire de l’Orient. Moi, mon berceau m’appelle ; il faut que je revoie ce ciel éblouissant, ces ruines lumineuses et parées où mes aïeux chantèrent ; il faut que je me pose sur mon premier amour, sur la rose d’Asie, que je me baigne de soleil… Là est le mystère de ma vie ; là, la flamme féconde où renaîtra mon chant ; ma voix, ma muse est la lumière. »

Il part, et le voilà devant la grande porte de l’Italie, devant les Alpes froides et blanches, peuplées de tous les brigands de l’air, qui l’attendent.

Il s’arrête à l’entrée, sur une maison amie que je sais bien, ou au bois sacré des Charmettes, délibère et se dit : « Si je passe de jour, ils sont tous là : ils savent la saison ; l’aigle fond sur moi, je suis mort. Si je passe la nuit, le grand-duc, le hibou, l’armée des horribles fantômes aux yeux grandis dans les ténèbres, me prend, me porte à ses petits… Las ! que ferai-je ? J’essayerai d’éviter et la nuit et le jour. Aux sombres heures du matin, quand l’eau froide détrempe et morfond sur son aire la grosse bêle féroce qui ne sait pas bâtir un nid, je passe inaperçu… Et quand il me verrait, j’aurais passé avant qu’il put mettre en mouvement le pesant appareil de ses ailes mouillées. »

Bien calculé. Pourtant vingt accidents surviennent. Parti en pleine nuit, il peut, dans cette longue Savoie, rencontrer de front le vent d’est qui s’engouffre et qui le retarde, qui brise son effort et ses ailes… Dieu ! il est déjà jour… Ces mornes géants, en octobre, déjà vêtus de blancs manteaux, laissent voir sur leur neige immense un point noir qui vole à tire-d’aile. Quelles sont déjà lugubres, ces montagnes, et de mauvais augure, sous ce grand linceul à longs plis !… Tout immobiles que sont leurs pics, ils créent sous eux et autour d’eux une agitation éternelle, des courants violents, contradictoires, qui se battent entre eux, si furieux parfois qu’il faut attendre. « Que je passe plus bas, les torrents qui hurlent dans l’ombre avec un fracas de noyades, ont des trombes qui m’entraîneront. Que je moule aux hautes et froides régions qui s’illuminent, je me livre moi-même ; le givre saisira, ralentira mes ailes. »

N’y a-t-il point là tout un drame ? Qui ne serait touché des anxiétés du pauvre petit voyageur, perdu dans les tempêtes de neige ? Qui ne voit, sous cette main magique, l’automne des montagnes, les noires profondeurs des gorges où rampent des nuages, les crêtes arides qui s’éclairent à l’aurore d’un triste sourire glacé ? Le drame finit par une ode qui est l’hymne du rossignol. Ce qu’il chante, c’est son amour, sa douleur, ses joies, ses espérances infinies. Buffon avait noté, avec une prodigalité de mots nobles, les roulades, les coups de voix, les trilles, les arpèges de son ramage, bon observateur, analyste attentif, définissant toutes les opérations de ce gosier, n’apercevant que la partie extérieure de l’hymne. Ce que M. Michelet en aperçoit, c’est la source intérieure, c’est la passion musicale, c’est l’âme créatrice. « Le rossignol voit les bois, l’objet aimé qui les transfigure ; il voit sa vivacité tendre, et mille grâces de la vie ailée, que la nôtre ne peut rendre. Il lui parle, elle lui répond ; il se charge de deux rôles, à la grande voix mâle et sonore, réplique par de doux petits cris. Quoi encore ? Je ne fais nul doute que déjà ne lui apparaisse le ravissement de sa vie, la tendre intimité du nid, la pauvre petite maison qui aurait été son ciel… Rapprochez-vous, c’est un amant ; mais éloignez-vous, c’est un dieu. La mélodie, ici vibrante et d’un brûlant appel aux sens, là-bas grandit et s’amplifie par les effets de la brise ; c’est un chant religieux qui emplit toute la forêt. De près, il s’agissait du nid, de l’amante, du fils qui doit naître ; mais de loin, autre est cette amante, autre est le fils : c’est la Nature, mère et fille, amante éternelle qui se chante et se célèbre ; c’est l’infini de l’amour qui aime en tous et chante en tous ; ce sont les attendrissements, les cantiques, les remerciements qui s’échangent de la terre au ciel. » — Voilà le panthéisme profond, passionné, mystique, où aboutit ce talent, où s’achève cette philosophie. L’artiste aperçoit en toutes choses l’Amour et la Vie. Au plus bas degré de l’être, les substances inertes se fondent les unes dans les autres par les violentes affinités chimiques, aspirant, avec une soif ardente, celles qui doivent transformer et compléter leur être ; et le monde, qui semble immobile, est le mariage incessant, mystérieux, invisible, des corps qui s’unissent, précipités les uns vers les autres par un aveugle désir. La sourde volonté qui attache au sol la pierre pesante, et relient autour du soleil le cortège des planètes, développée dans la plante par des besoins plus compliqués et par une œuvre plus savante, y végète encore engagée dans la matière, et ne se déploie que par la structure qu’elle compose et qu’elle soutient. Dégagée dans l’animal, elle habite en lui sous forme d’instinct et de rêve. Elle se change en idée dans l’homme, et le poète, apercevant par elle l’universelle parenté des choses, reconnaît l’âme infinie, la créatrice immortelle, la grande mère incessamment occupée à amener des vivants sous la clarté du jour. Au fond des bois, pendant les jours d’été, lorsque les exhalations odorantes montent dans l’air, quand le long murmure des feuilles, des oiseaux, des insectes, vient emplir l’oreille, lorsque l’air épais enivre comme le vin, et qu’un nuage de lumière enveloppe le dos des collines, on est tenté comme lui de confondre les choses en un seul être, et l’on comprend comment un artiste, entrevoyant la face de l’éternelle déesse, a dit qu’elle s’appelle l’Amour.

Laissez-le s’abandonner à sa sensibilité exaltée, à sa sympathie passionnée, à son émotion nerveuse : avec les animaux, il ressuscitera les êtres inanimés. Avec la pensée des oiseaux, il nous montrera la pensée des arbres et des pierres. Quels paysages ! et que le cœur est meilleur peintre que les yeux ! En vain votre esprit serait un miroir où vous apercevriez la forme exacte de chaque contour et la nuance précise de chaque couleur. En vain vous me nommerez le vert et le bleu, la ligne brisée et la ligne sinueuse. Ce que vous me ferez voir est peu de chose. Il faut que vous découvriez le sentiment sous la forme qui l’exprime, et le seul moyen de susciter en moi des images est de soulever en moi des émotions. Si l’on voit les paysages de M. Michelet, c’est qu’on les sent, et qu’il les sent. Il les sentait, lorsqu’il a décrit sa colline nantaise étendue entre les eaux grises de la Vendée et les eaux jaunes de la Bretagne, antique jardin abandonné, plein de grandes charmilles et de cerisiers rouges, où les pluies sans écoulement nourrissent une verdure exubérante, encombrée de plantes domestiques et sauvages, fouillis de hautes herbes, luxe de végétation négligée, « efflorescence molle et débordante, sous un ciel humide, tiède et doux ». Il les sentait, quand il peignait ces marais d’Amérique, larges bras de mer abandonnés dans la retraite des eaux, où le peuple des cèdres enfonce ses pieds dans la vase qui fermente, et sous ses flèches entrecroisées étend un crépuscule sinistre. Mais la vraie patrie de cette imagination ardente est le pays du soleil, la région brûlée du globe, la dévorante nature des tropiques ; sa violence, sa concentration fiévreuse en imite l’énergie insensée et les furieux excès. Méry l’a peinte aussi ; mais sa riche imagination et son enthousiasme n’égalent point l’ivresse maladive et nerveuse, les accès de poésie convulsive, les phrases vibrantes, les petits mots dardés en traits de feu, le pétillement d’éclairs qui éclatent ici : l’artiste parle de ces insectes, acharnés chasseurs, insatiables, gloutons, excités, piqués par la chaleur, par l’excitation d’un monde d’épices et de substances acres, qui pullulent dans les forêts vierges « où tout vous parle de vie, où fermente éternellement le bouillonnant creuset de la nature ».

Ici et là, leurs vivantes ténèbres s’épaississent d’une triple voûte, et par des arbres géants, et par des enlacements de lianes, et par des herbes de trente pieds à larges et superbes feuilles. Par places, ces herbes plongent dans le vieux limon primitif, tandis qu’à cent pieds plus haut, par-dessus la grande nuit, des fleurs altières et puissantes se mirent dans le brûlant soleil.

Aux clairières, aux étroits passages où pénètrent ses rayons, c’est une scintillation, un bourdonnement éternel, des scarabées, papillons, oiseaux-mouches et colibris, pierreries animées et mobiles, qui s’agitent sans repos. La nuit, scène plus étonnante ! commence l’illumination féerique des mouches luisantes, qui, par milliards de millions, font des arabesques fantasques, des fantaisies effrayantes de lumière, des grimoires de feu.

Avec toute cette splendeur, aux parties basses clapote un peuple obscur, un monde sale de caïmans, de serpents d’eau. Aux troncs des arbres énormes, les fantastiques orchidées, filles aimées de la fièvre, enfants de l’air corrompu, bizarres papillons végétaux, se suspendent et semblent voler. Dans ces meurtrières solitudes, elles se délectent et se baignent dans les miasmes putrides, boivent la mort qui fait leur vie, et traduisent, par le caprice de leurs couleurs inouïes, l’ivresse de la nature.

N’y cédez pas, défendez-vous, ne laissez point gagner au charme votre tête appesantie. Debout ! debout ! sous cent formes le danger vous environne. La fièvre jaune est sous les fleurs, et le vomito nero ; à vos pieds traînent les reptiles. Si vous cédiez à la fatigue, une armée silencieuse d’anatomistes implacables prendrait possession de vous, et d’un million de lancettes ferait de tous vos tissus une admirable dentelle, une gaze, un souffle, un néant.

Quoi ! c’est vous, fleurs animées, topazes et saphirs ailés, c’est vous qui serez mon salut ? Votre âpreté libératrice, acharnée à l’épuration de cette surabondante et furieuse fécondité, rend seule accessible l’entrée de la dangereuse féerie.

Ceux qu’il apostrophe ici, ce sont ses frères. Le colibri, l’oiseau-mouche, sont la vivante image de son génie. Il a leur éclat éblouissant, leur passion folle, leur vélocité, leur furie, leurs ailes. Il fait taire la critique, et il se peint lui-même dans ce portrait :

La vie, chez ces flammes ailées, est si brûlante, si intense, qu’elle brave tous les poisons. Leur battement d’ailes est si vif que l’œil ne le perçoit pas ; l’oiseau-mouche semble immobile, tout à fait sans action. Un hour ! hour ! continuel en sort, jusqu’à ce que, tête basse, il plonge du poignard de son bec au fond d’une fleur, puis d’une autre, en tirant les sucs, et pêle-mêle les petits insectes : tout cela d’un mouvement si rapide que rien n’y ressemble ; mouvement âpre, colérique, d’une impatience extrême, parfois emporté de furie, contre qui ? contre un gros oiseau qu’il poursuit et chasse à mort, contre une fleur déjà dévastée à qui il ne pardonne pas de ne pas l’avoir attendu. Il s’y acharne, l’extermine, en fait voler les pétales.

Les feuilles absorbent, comme on sait, des poisons de l’air, les fleurs les résorbent. Ces oiseaux vivent des fleurs, de ces pénétrantes fleurs, de leurs sucs brûlants et âcres : en réalité, de poisons. Ces acides semblent leur donner et leur âpre cri, et l’éternelle agitation de leurs mouvements colériques. Ils contribuent peut-être bien plus directement que la lumière à les colorer de ces reflets étranges qui font penser à l’acier, à l’or, aux pierres précieuses, plus qu’à des plumes et à des fleurs.

Et nous aussi nous dirons que ce n’est point la lumière de l’art et le sens de la beauté qui colorent ce style, mais la passion dévorante où il s’abreuve et s’exalte. Un autre y perdrait la raison ; il y gagne le génie ; et l’incessante tension de sa machine nerveuse, au lieu de le consumer, le nourrit.

De là ces formes de langage étranges qui semblent la violation de la syntaxe et le renversement de la grammaire. Quand il fait des fautes de langue, il les veut, presque toujours avec raison. Nul n’a plus étudié la langue. On dira qu’il l’a tordue ; c’est qu’il l’a façonnée à son usage. Il parle autrement que les autres, parce qu’il pense autrement que les autres. Sa phrase se raccourcit pour égaler la concentration de sa pensée. Le verbe la quitte, disparaît : lancée comme une révélation, elle enjambe par-dessus pour aller plus vite. Tantôt elle prend des attitudes pénibles, et se compose d’inversions ; tantôt elle prend un air négligé, et se compose de répétitions. Elle copie l’idée telle qu’elle vient, à mesure qu’elle vient, imitant le mouvement naturel de l’esprit et le progrès saccadé de l’inspiration. « Ces oiseaux, disait-il tout à l’heure, vivent des fleurs, de ces pénétrantes fleurs, de leurs sucs brûlants et âcres : en réalité, de poisons. » Trois fois le mot primitif est corrigé, développé. Mettez à la place : « Ces oiseaux vivent sur les fleurs, de sucs âcres et brûlants qui sont des poisons » : vous avez écrit du premier coup l’expression définitive ; mais vous n’avez pas exprimé le tâtonnement, l’allure passionnée de l’esprit qui cherche et qui trouve. — Ailleurs, afin d’exprimer un mouvement, il est obligé d’employer une préposition pour une autre : « La longue belette s’insinue au nid sans frôler une feuille. » S’il mettait : « La longue belette s’insinue dans le nid », la phrase n’imiterait point l’action de la bête. — Pour traduire les sentiments par les sensations, pour confirmer les impressions de l’âme par les impressions de l’oreille, il est artiste jusque dans les prépositions et les articles : nul style n’est plus imitatif. « Le chat-huant vole d’une aile silencieuse, comme étoupée de ouate. » Ces voyelles étouffées qui se heurtent font glisser la phrase aussi silencieusement que l’oiseau. — Chez lui l’ordre des mots n’est point l’ordre grammatical, mais l’ordre logique. Il note les différentes parties de sa vision à mesure qu’elles passent en lui, tour à tour, et la construction marque leur suite. Regardez plutôt cette phrase : « Mais le temps noir se dissipe, le jour reparaît, je vois un petit point bleu dans le ciel. Heureuse et sereine région qui gardait la paix au-dessus de l’orage. Dans ce point bleu, royalement, un petit oiseau d’aile immense nage à dix-mille pieds de haut. Goéland ? Non : l’aile est noire. Aigle ? Non : l’oiseau est petit. »« Heureuse » doit être le premier mot, parce que l’émotion dominante première est un élan de bonheur. Même raison pour la construction renversée de la phrase suivante. Quant à ces mots, « Aigle ? Goéland ? » ce sont des cris d’interrogation qu’on ne pouvait noter d’autre manière. — Ailleurs, un passage sur les hirondelles montre comment l’abréviation de la phrase et la position du mot font entrer la sensation dans l’âme et dans les yeux : « Souvent elles se précipitaient tombant presque, rasant la terre, mais si vite relevées qu’on les aurait crues lancées d’un ressort ou dardées d’un arc. » Un écrivain régulier aurait coupé la phrase après le mot « terre », et la phrase, n’ayant plus de continuité, n’eût pas exprimé la continuité du vol. La dernière syllabe de « presque », muette et tronquée, peint avec une force étonnante la chute arrêtée subitement ; si on eût mis « par un ressort, par un arc », on perdait tout l’élan imitatif. Par-dessus tout, sa phrase est un chant. Tout poète est musicien. Celui-ci, ami de Virgile, l’est plus qu’un autre. Il a besoin de bercer sa pensée aux sons cadencés de la période, et la mélodie qu’il heurte ou qu’il déroule, douloureuse ou tendre, ajoute la rêverie à l’idée et la poésie à la passion.

J’avais noté beaucoup de passages qui paraîtraient extraordinaires dans un autre, les bizarreries naïves d’un panthéiste allemand, les oiseaux comparés au Messie, « et participant au divin privilège du Saint-Esprit, d’être présents partout » ; des bénédictions données aux phoques ; des mouvements d’envie à l’occasion des baleines ; une multitude d’apostrophes, de cris, de transports, l’exaltation d’un fakir, l’abandon d’une femme nerveuse, l’habitude de penser tout haut et trop haut. Doit-on blâmer ces excès ? Les beautés les rachètent, et sans eux elles ne seraient pas ; sa passion fait son génie. D’ailleurs, cette forme d’esprit est un type ; elle a droit d’exister au même titre que toute autre ; ce qui serait déraison ailleurs est raison chez elle. Chaque type est bien comme il est, dans le monde pensant comme dans le monde animal. Sa perfection et sa loi sont de développer son être, et, si jamais esprit fut complet dans son genre, c’est celui-ci. Personne ne reproche au héron ses longues jambes fragiles, son corps maigre, son attitude contemplative et immobile. Personne ne blâme dans la frégate les ailes immenses, les pieds raccourcis : cette maigreur est une beauté dans le héron ; cette disproportion est une beauté dans la frégate. L’une et l’autre manifestent une idée de la nature, et l’œuvre du naturaliste est de les comprendre, non de les railler. — Le critique est le naturaliste de l’âme. Il accepte ses formes diverses ; il n’en condamne aucune et les décrit toutes ; il juge que l’imagination passionnée est une force aussi légitime et aussi belle que la faculté métaphysique ou que la puissance oratoire ; au lieu de la repousser avec mépris, il la dissèque avec précaution ; il la met dans le même musée que les autres et au même rang que les autres ; il se réjouit, en la voyant, de la diversité de la nature ; il ne lui demande point de se diminuer, de subir l’autorité de facultés contraires, de se faire raisonnable et circonspecte ; il aime jusqu’à ses folies et ses misères. Il fait plus : à force de l’observer, il se transforme en elle ; à force de s’expliquer ses démarches et de les trouver conséquentes, il répète involontairement ses démarches. Geoffroy Saint-Hilaire disait qu’en Égypte, couché sur le sable du Nil, il sentait s’éveiller en lui les instincts du crocodile. À force d’analyser l’imagination passionnée, le critique participe à ses visions et à sa passion, jusqu’à trouver sa passion et ses visions raisonnables. S’il la juge, ce n’est point pour dire qu’elle est belle ou laide, mais pour montrer qu’elle est propre ou impropre à un tel emploi. Un naturaliste prononce que le héron est fait pour vivre dans les marécages, que la frégate doit planer sur les mers, et que le héron transporté dans une plaine sèche, et la frégate enfermée dans un bois, ne pourront vivre. Un critique pense que la sensibilité passionnée, appliquée comme ouvrière à la philosophie et à l’histoire, doit découvrir des vérités supérieures, commettre beaucoup d’erreurs, hasarder beaucoup d’hypothèses, prouver peu, exagérer beaucoup ; mais qu’appliquée à l’art, elle formera les caractères les plus vivants, les drames les plus émouvants, le style le plus attachant, les paysages les plus visibles ; que, d’un souffle de feu, elle animera les êtres inertes ; que, promenée du pôle à l’équateur, de l’Amérique à l’Asie, elle éveillera dans notre cerveau une fantasmagorie de visions lumineuses, partout créatrice, impétueuse, ardente, universelle, pareille à la grande nature, qui, dans la vie furieuse de ses tropiques, étale une image de sa violence et de son éclat. On dit qu’il y a aujourd’hui trois poètes16 en France : celui-ci est le quatrième, et sa prose, pour l’art et le génie, vaut leurs vers.

Les jeunes gens de Platon

Le laid est beau, j’y consens, mais le beau est plus beau. Boileau-Despréaux, ce célèbre romantique, a bien osé dire :

D’un pinceau délicat l’artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable.

Aimable ? La rime ici fait dire une sottise à la raison. Il n’y a d’objets aimables que ceux qu’on peut aimer ; voilà pourquoi je demande au lecteur de passer une demi-heure avec les jeunes gens de Platon. J’ai encore une autre excuse : ce monde moderne est fort triste, parce qu’il est fort civilisé. Chacun y fait effort ; chacun peine et travaille de corps et d’esprit, et les œuvres d’art, qui devraient nous calmer, nous agitent, depuis que nos poètes cherchent ce qui intéresse, non ce qui est beau, et se font artisans de passions, non de bonheur. Platon est plus heureux ; l’antiquité est la jeunesse du monde, et partant la nôtre. Reportons-nous vers ces belles années que nous n’avons pas vécues, et jouissons-en du moins par le souvenir.

Quoique philosophe, il fut poète, je veux dire créateur de formes vivantes. Un Grec eût été bien embarrassé de ne pas l’être. Parménide, le Spinoza du temps, écrivit son système en vers, et souvent ces vers sont beaux. Platon mit ses syllogismes en conversations, et fit de ses théories une peinture de mœurs. Il est le seul parmi les philosophes qui ait su donner la vie à des dissertations. Les Théotime de Malebranche, les Philalèthe de Leibnitz, sont des abstractions sous des noms d’hommes. Ces fictions ôtent le naturel sans apporter l’intérêt, et les raisonnements plairaient mieux sans les raisonneurs. Le dialogue n’est là qu’un ornement d’emprunt, ajouté après coup, par un effort d’imagination, pour cacher la sécheresse du sujet et ne pas effaroucher le lecteur. Au contraire, si Platon représente des personnages, c’est qu’il les copie ; s’il écrit des dialogues, c’est qu’il en écoute. Il trouve le beau en peignant le vrai, et, parce qu’il est historien, il est poète : car la philosophie naquit en Grèce, non comme chez nous dans un cabinet et parmi les paperasses, mais en plein air, au soleil, lorsque, fatigués de la palestre et appuyés contre une colonne du gymnase, les jeunes gens conversaient avec Socrate sur le bien et sur le vrai.

On peut s’arrêter un instant devant ces contemporains de Périclès, qui, la première année de la guerre, disait sur leur tombe : « L’année a perdu son printemps. »

I

Platon a pris plaisir à figurer aux yeux les plus jeunes, ceux en qui la pensée, pour la première fois, s’éveille, et qui sont encore presque enfants. Son style si aisé, si doux, presque fluide, convient pour peindre ces âmes molles et tendres, ces corps flexibles. Corrège eut le même don et le même amour. La beauté naissante est la plus belle, simple et riante comme le premier rayon du jour.

On les rencontre partout, dans les palestres, sous les portiques, dans l’agora, interrogeant Socrate et lui répondant sur tous les sujets avec une liberté entière. « On les laisse, comme de jeunes chevaux consacrés aux dieux, paître et errer au hasard, pour voir s’ils trouveront la sagesse et la vertu. » Jusqu’à ce moment, ils n’ont eu qu’une éducation de poètes et d’athlètes. Ils ont passé la journée dans le gymnase à lutter, à sauter, à courir ; ils ont répété des vers de Tyrtée et d’Homère, et chanté des hymnes. « Les enfants d’un même quartier, dit Aristophane, allaient chez le maître de cithare, marchant ensemble et en bon ordre, nus, quand même la neige serait tombée comme de la grosse farine. Là, ils apprenaient l’hymne : « Pallas terrible, qui ravages les villes », ou : « Un cri perce au loin », et tendaient leurs voix avec la forte harmonie que leurs pères leur avaient transmise. Si quelqu’un faisait le bouffon ou chantait avec des inflexions molles, on le chargeait de coups comme un ennemi des Muses. » — « Ô jeune homme, dit le Juste dans sa plaidoirie contre l’injuste, prends-moi hardiment pour ton guide, moi qui suis le meilleur conseil, et tu iras à l’Académie courir sous les oliviers sacrés, couronné de joncs aux fleurs blanches, avec un sage ami de ton âge, respirant l’odeur du smilax, du blanc peuplier, jouissant du loisir et du beau printemps, lorsque l’ormeau murmure auprès du platane. » Ainsi formés, ils commencent maintenant à réfléchir, aidés de Socrate qui « accouche » leurs esprits et leur donne le plaisir de penser.

Entrés dans le gymnase, dit-il, nous trouvâmes que les jeunes garçons avaient sacrifié, et que les cérémonies étaient déjà presque achevées. Ils jouaient aux osselets et étaient tous parés ; la plupart s’amusaient au dehors, dans la cour ; quelques-uns, dans un coin du vestiaire, jouaient à pair impair avec un grand nombre d’osselets qu’ils prenaient dans des corbeilles. D’autres alentour les regardaient, et parmi eux Lysis, qui se tenait debout dans un groupe de jeunes gens et d’enfants, la couronne sur la tête d’une figure vraiment rare, et digne d’être appelé non seulement beau, mais beau et bon. Pour nous, nous allâmes nous asseoir du côté opposé, où l’on était tranquille, et nous commençâmes à nous entretenir sur quelque sujet.

Lysis se retournait souvent pour nous regarder, et on voyait bien qu’il désirait venir auprès de nous ; mais il était embarrassé et n’osait approcher tout seul. En ce moment, Ménexène, qui revenait de la cour, entra tout en jouant, et, dès qu’il me vit avec Ctésippe, il vint s’asseoir auprès de moi ; Lysis le suivit et s’assit à côté de lui ; les autres s’approchèrent aussi. Alors je levai les yeux vers Ménexène et je lui dis : « Ô fils de Démophon, lequel de vous deux est le plus âgé ? — Nous ne sommes pas d’accord là-dessus, répondit-il. — Et si je demandais lequel est le plus brave, vous contesteriez aussi ? — Certainement. — Et lequel est le plus beau ? encore de même ? » Tous deux se mirent à rire. — « Je ne vous demande pas lequel est le plus riche, car vous êtes amis, n’est-ce pas ? — Très grands amis, dirent-ils. — En effet, on dit que tout est commun entre amis, de sorte qu’en fait de richesse il n’y a pas de différence entre vous, si vous êtes amis comme vous le dites. » — Ils l’accordèrent.

Cela est généreux et charmant ; aussi voyez de quel ton Socrate parle de cette amitié, comme il félicite ces enfants, avec combien de grâce, de bonhomie, et de tendresse :

Depuis mon enfance, je me trouve désirer un bien, comme les autres hommes qui tous en désirent un, chacun le sien. Car celui-ci désire des chevaux, celui-là des chiens, l’un des richesses, l’autre des honneurs. Pour moi, à l’égard de toutes ces choses, je suis fort tranquille ; mais je souhaite très ardemment acquérir des amis, et j’aimerais mieux avoir un bon ami que la meilleure caille et le meilleur coq de la terre, oui, par Jupiter, et que le plus beau cheval et que le plus beau chien. Et par le chien ! je voudrais, je crois, posséder un ami plutôt que le trésor de Darius, plutôt que Darius lui-même, tant je suis désireux d’amitié. Aussi eu vous voyant, Lysis et toi, je suis tout surpris, et je vous trouve heureux de ce qu’étant si jeunes, vous avez été capables d’acquérir un tel bien si aisément et promptement.

Là-dessus Socrate engage l’entretien et fait trouver à Ménexène ce qu’est l’amitié et ce qu’elle n’est pas. Lysis est si attentif qu’il oublie qu’on ne l’interroge point, et répond tout d’un coup à la place de son compagnon. « Aussitôt il rougit, et il me parut que ce mot lui était échappé malgré lui, tant il appliquait fortement son esprit aux choses qu’on disait. En effet, on voyait bien à son air qu’il écoulait de toute sa force. »

Il a autant de franchise que de pudeur. Sur les questions de Socrate, il raconte sans embarras combien de choses son père lui défend, comment il est forcé d’obéir à son gouverneur, à tous ses maîtres. « Lorsque tu reviens à la maison, auprès de ta mère, te laisse-t-elle, pour te rendre heureux, faire ce qu’il te plaît de sa laine ou de son métier, si elle travaille ? Ou bien l’empêche-t-elle de toucher à la navette et aux autres instruments du tissage ? — Par Jupiter, dit-il en riant, Socrate, non seulement elle m’en empêche, mais je serais battu si j’y touchais. » Et il avoue de bon cœur qu’il ne sait presque rien encore, qu’il a grand besoin de ses maîtres. En ce moment revient Ménexène, qui était sorti un instant ; Lysis, jugeant utile ce qu’il vient d’entendre, se penche vers Socrate, et lui dit tout bas très naïvement et très affectueusement : « Ô Socrate, ce que tu viens de me dire, dis-le aussi à Ménexène. » Ce mot fait sourire, mais avec complaisance ; l’enfant est si bon et si sincère, que tous les mouvements de son âme le font aimer.

Ce que j’aime ici, c’est la nature. Ces enfants s’y laissent aller ; elle fait tout en eux. Que nous sommes loin d’elle ! Les hommes se sont formés, je le veux, mais ils se sont déformés ; vingt siècles de préceptes pèsent sur nos têtes. On trouvait Joas naturel au xviie  siècle, et le pauvre petit, âgé de huit ans, infligeait à la reine Athalie des sentences morales :

Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.

Ou des axiomes théologiques :

Aux petits des oiseaux Dieu donne la pâture,
Et sa bonté s’étend sur toute la nature.

Écartez ces livres, fermez ce piano, ne contez à l’enfant que des contes ; qu’il coure au soleil, dans le jardin, qu’il regarde les plantes, les bêtes et les beaux nuages. Ne détruisez pas sous une discipline la beauté native de son corps et de son âme. Ce sang nouveau qui court dans ces jeunes veines et vient tendre cette peau si fraîche, cette chair rosée où semble vivre encore le lait maternel, ces grands yeux attentifs, cette pensée curieuse et mobile, ce mouvement souple et incessant, cette joie de vivre et de comprendre, cet abandon de soi-même à soi-même, voilà l’homme primitif, tout voisin de sa source, encore parent des êtres inférieurs, simple et heureux comme l’eau qui coule, qui se ploie autour des roches, qui bruit du plus doux murmure, et s’étale riante sous les agiles rayons du soleil. Il parut en Grèce à l’origine de la pensée et de l’histoire ; chaque fois que notre civilisation nous lasse, nous revenons à lui ; Rabelais, Rousseau y sont remontés ; mais j’apprends moins à lire Gargantua ou l’Émile qu’à regarder les jeunes gens des Dialogues ou le petit Cyrus de Xénophon.

Mais déjà les jeunes garçons se font disciples des sophistes ; ils courent vers la science, qu’ils ont une fois goûtée, d’un élan impétueux et aveugle. Quand pour la première fois on désire, on désire de tout son cœur, sans seulement regarder si la chose est difficile ou impossible. On ne doute pas de soi, parce qu’on n’a pas mesuré ses forces ; il semble qu’il n’y a pas d’intervalle entre le but et les souhaits, qu’il suffit d’étendre la main pour l’atteindre, qu’espérer c’est avoir. Et qu’y a-t-il de plus beau et de plus doux que ce développement audacieux des facultés et des pensions, lorsqu’elles se portent vers la science ? Rappelons-nous l’âge où, pour la première fois, nous avons entrevu des vérités générales, non pas enseignées par nos maîtres ou apprises dans nos livres, mais découvertes par nous, les filles aînées de notre esprit, les plus chères, si charmantes que nulle joie depuis n’a pu effacer ni égaler le souvenir de ce premier bonheur. C’est vers quatorze ou quinze ans qu’on les trouve. Elles sont incomplètes, fausses ; qu’importe ? Vingt autres les avaient rencontrées avant nous ; qu’importe encore ? Elles nous appartenaient bien véritablement, puisque nous les avions inventées comme eux et que nous ne nous savions pas de devanciers. L’esprit, à ce moment, part d’un essor subit ; cette force imprévue dont il n’avait pas conscience, et qui depuis longtemps s’était accumulée en lui sans qu’il la sentît, se déploie, et l’emporte à travers toutes les pensées, toutes les vérités et toutes les erreurs. On touche à toutes choses en véritable enfant, témérairement, en tranchant d’un coup des difficultés que plus tard on trouvera invincibles ; mais on croit les avoir vaincues, et cette joie de vaincre n’est attristée ni par la prévision d’une défaite, ni par le sentiment d’une faiblesse, ni par la satiété de la jouissance, ni par la fatigue de l’effort. C’est la force et le plaisir d’un homme qui, assis depuis sa naissance, s’élancerait pour la première fois dans une plaine ouverte, ravi de la liberté de sa course, de la variété des objets, de l’éclat de la lumière, enivré par les ondées de sang généreux qui font battre ses veines et palpiter sa poitrine. Je ferais bien mieux de me taire ; Platon, qui a tout dit, a dit cela divinement. Je le traduis, et qu’on me pardonne. « Le jeune homme qui, pour la première fois, a goûté de cette source, s’en réjouit comme s’il avait trouvé un trésor de sagesse ; il se sent transporté de plaisir. Il est charmé de remuer tous les discours, de ramasser tantôt toutes les idées et de les mêler en une seule, tantôt de les dérouler et de les diviser en parcelles, de jeter dans l’embarras d’abord et surtout lui-même, ensuite tous ceux qui l’approchent, jeunes, vieux, gens de son âge, quels qu’ils soient, sans épargner son père, ni sa mère, ni aucun de ceux qui l’écoutent ; ce n’est pas assez pour lui de s’en prendre aux hommes ; peu s’en faut qu’il n’attaque tous les êtres vivants. Il ne ferait pas grâce aux barbares, s’il trouvait seulement un interprète. »

Cette peinture est un mélange de raillerie et d’enthousiasme. Il admire ses jeunes gens et s’en moque. Voyez maintenant cette folie charmante mise en comédie :

Au point du jour, Hippocrate, fils d’Apollodore, frappa très fort à la porte avec son bâton. Quelqu’un ayant ouvert, il entra aussitôt en toute hâte, et parlant très haut : « Ô Socrate, dit-il, es-tu éveillé ou dors-tu ? » Je reconnus sa voix et je lui dis : « Eh bien ! Hippocrate, qu’apportes-tu de nouveau ? — Rien que de bon. — Fort bien ; mais qu’est-ce, et pourquoi es-tu venu à cette heure ? — Protagoras, dit-il, est arrivé. »

Ne dirait-on pas que le grand roi vient d’aborder au Pirée ?

« Que t’importe ? lui dis-je. Est-ce que Protagoras t’a fait quelque tort ? » — Il répond en riant : « Oui, par les dieux, Socrate, puisqu’il est sage tout seul, et ne me fait point part de sa sagesse. — Mais, par Jupiter, si tu lui donnes de l’argent et que tu le persuades, il te rendra sage, loi aussi. — Plût à Jupiter et aux dieux que la chose en fût là ! Je n’épargnerais rien ni de mon bien ni de celui de mes amis. Mais c’est pour cela même que je viens te trouver à présent, afin que tu lui parles de moi. Car, outre que je suis trop jeune, je n’ai jamais vu Protagoras, et je ne l’ai jamais entendu ; j’étais encore enfant, lorsqu’il vint ici pour la première fois. Mais, Socrate, tous le louent, et disent qu’il n’y a point d’homme plus habile dans la parole. Que n’allons-nous vers lui, afin de le trouver encore au logis ? Il loge, à ce qu’on m’a dit, chez Callias, fils d’Hipponicus ; oui, allons. — Pas encore, mon ami, il est trop matin ; mais levons-nous et allons dans la cour. Nous passerons le temps à nous promener jusqu’à ce qu’il soit jour ; puis nous irons : ordinairement Protagoras reste au logis ; ainsi ne crains rien, nous le trouverons selon toute apparence. »

Là-dessus, Socrate interroge Hippocrate, qui est plus ardent qu’avisé, et le met dans l’embarras ; il lui montre que l’élève d’un peintre devient peintre, et celui d’un joueur de flûte joueur de flûte, si bien que le disciple prend toujours le nom du maître qui l’instruit et de l’art qu’on lui enseigne. Puis il lui demande ce qu’il veut devenir, en prenant des leçons de Protagoras. Et lui, rougissant (car il y avait déjà un peu de jour, en sorte qu’on voyait son visage) : « Si cet art est semblable aux autres, il est évident que je veux devenir un sophiste. » Après cette petite moquerie, Socrate lui fait voir combien il est inconsidéré et précipité, et, l’ayant ainsi muni de réflexions, il le conduit chez Protagoras.

Nous arrivâmes en causant dans le vestibule. Mais le portier, un eunuque, nous entendit, ce me semble ; et il paraît qu’à cause de la multitude des sophistes, il est en colère contre ceux qui viennent à la maison. Quand nous eûmes frappé à la porte, il ouvrit, et nous ayant vus : « Allons, dit-il, des sophistes ! Il n’a pas le temps. » Et, ce disant, des deux mains il poussa la porte de tout son cœur, aussi fort qu’il put. Nous frappâmes de nouveau ; et il nous répond, la porte fermée : « Hommes, n’avez-vous point entendu qu’il n’a pas le temps ? — Mais, mon ami, lui dis-je, nous ne venons pas pour Callias, et nous ne sommes pas sophistes, ne crains rien. C’est pour voir Protagoras que nous sommes venus. Annonce-nous à lui. »

Avec tout cela, l’homme eut bien de la peine à nous ouvrir la porte. Lorsque nous fûmes entrés, nous trouvâmes Protagoras qui se promenait sous l’avant-portique, et tout près de lui, d’un côté, Callias, fils d’Hipponicus, et son frère de mère Paralus, fils de Périclès, et Charmide, fils de Glaucon ; de l’autre côté, Xanthippe, l’autre fils de Périclès, Philippide, fils de Philomèle, et Antimère, de Mende, le plus fameux des disciples de Protagoras, qui apprenait pour exercer l’art de son maître et afin d’être sophiste. Derrière eux marchait une troupe de jeunes gens qui écoutaient ce qu’on disait. La plupart paraissaient étrangers et du nombre de ceux que Protagoras emmène de toutes les villes où il passe, en les charmant de sa voix comme Orphée ; et eux, charmés, le suivent au son de sa voix. Il y avait aussi quelques Athéniens dans ce chœur. Pour moi, voyant cette belle troupe, je fus tout réjoui, tant ils prenaient garde de ne jamais se trouver devant Protagoras de peur de le gêner. Lorsqu’il se retournait avec ceux de sa compagnie, ils s’ouvraient en bel ordre de çà et de là, puis, faisant le tour, ils se remettaient toujours par derrière de la plus belle façon du monde.

Aussi, lorsque les jeunes gens revenaient à la maison, séduits par l’exemple, ils priaient leur père de les mettre aux mains de quelque habile sophiste. Ils s’enflammaient d’eux-mêmes dans leurs entretiens, et cet amour contagieux du raisonnement alarmait les pères. Démodocus vient consulter Socrate pour son fils Théagès. « Quelques jeunes gens, dit-il, de sa tribu et de son âge, qui descendent dans la ville, lui répètent certains discours qui le troublent, et il leur porte envie. Depuis longtemps il me tourmente, en me disant que je dois prendre soin de lui et donner de l’argent à un des sophistes qui le rende sage. Moi, je pense que, s’il va chez eux, il ne s’exposera pas à un petit danger. Jusqu’ici, je l’ai maintenu par mes avertissements, mais je ne le peux plus maintenant. Ainsi, je pense que le meilleur est de lui céder, de peur qu’il ne fréquente quelqu’un sans moi et ne se corrompe. »

Le jeune garçon se fâche un peu contre son père qui lui résiste, et quand Socrate lui demande dans quelle science il veut être instruit :

« Mon père le sait bien, Socrate, je le lui ai dit souvent ; mais il te parle exprès ainsi, comme s’il ne savait pas ce que je désire. C’est par ce moyen et par d’autres encore, qu’il s’oppose à moi et ne veut pas me laisser aller chez un maître. »

On voit que la famille n’est pas gouvernée à Athènes comme à Rome. Elle y est fondée sur l’affection plutôt que sur l’obéissance. Le père n’y est pas un roi, mais presque un égal. Rien ne gêne ni n’arrête les mouvements de ces âmes nouvelles. La nature humaine se montre en eux tout entière, telle qu’elle est, et toute nue. Un peu plus loin, Théagès dit qu’il veut apprendre l’art du commandement pour être le chef de l’État. « Mais quoi, dit Socrate, tu veux donc être tyran ? — Sans doute, je souhaiterais d’être le tyran de tous les hommes, ou du moins du plus grand nombre possible. Et toi aussi, je pense, et tous les autres hommes, et peut-être même devenir dieu. » Le dieu en Grèce n’est pas un être tout-puissant, mystérieux, reculé dans l’infini hors des atteintes de l’homme : il n’est que l’homme même, plus beau, plus fort, immortel. Ceci ajoute encore un trait au caractère de ces jeunes gens. Leur âme n’a pas été accablée dès l’enfance sous la pensée d’un pouvoir unique et formidable. Ils n’ont rien vu dans le monde réel ni dans le monde imaginaire qui les opprimât de sa grandeur. Hérodote raconte que les habitants d’une ville de Sicile adorèrent un jeune homme pour sa beauté et le mirent au rang des dieux. Il n’y a point en Grèce de disproportion entre le dieu et l’homme. De là ces désirs hardis et cette fière attitude. Ils n’ont jamais appris ni à craindre ni à fléchir.

Mais l’amour de la justice, naturel à l’homme, est au fond de leur cœur, et ils y reviennent d’eux-mêmes.

« Je ne voudrais pas commander par force, ni comme les tyrans, dit Théagès, mais du consentement des citoyens, comme les hommes illustres de la ville. »

Ces sentiments plaisent d’autant plus que ces enfants disent d’abord tout ce qu’ils sentent, et surtout comme ils le sentent. Une seule de leurs paroles réfute ceux qui déclarent l’homme mauvais par nature. La bonté est la première entre leurs inclinations primitives. Platon peintre pense, comme Platon philosophe, que l’idée divine et immortelle qui fait notre âme témoigne de son origine. Il l’honore par ses personnages comme par ses théories, et prouve sa croyance par la science et par l’art.

Considérez maintenant l’esprit de ces enfants, dont vous connaissez le caractère. Platon l’a marqué, d’une main délicate et légère, dans le portrait de Protarque et de quelques autres. Ils inventent peu d’eux-mêmes, ils sont trop jeunes encore ; parfois cependant ils rencontrent des mots heureux et tournent leurs jugements d’une façon agréable. Mais un signe particulier de pénétration et de curiosité est qu’ils suivent sans se lasser les plus longues discussions sur les matières les plus abstraites, et se divertissent à des questions toutes viriles. Ils ne sentent pas le poids des idées ; ils courent sous la lourde cuirasse de la dialectique. Quand Achille essaye les armes d’Héphæstos, il semble, dit Homère, qu’elles le soulèvent comme des ailes. Dès le premier jour aussi, « leurs pieds agiles les emportent » dans la science, et ils manient sans effort la vérité. Ils exhortent Socrate à continuer, ils l’empêchent de s’en aller, ils ne veulent pas qu’il retranche rien de l’entretien. Pourtant cette violence est aimable ; de temps en temps, au milieu de cette attention soutenue et parmi ce grand désir de philosophie, partent des éclats de gaieté enfantine :

« Ne vois-tu pas, Socrate, notre multitude, et que nous sommes tous jeunes, et ne crains-tu pas que nous ne fondions sur toi avec Philèbe, si tu nous insultes ? » — Chez nous, quand un homme en philosophant laisse échapper un sourire, on se scandalise, chacun crie haro, et répète tout bas ou tout haut : « Cet homme-là déshonore la philosophie ; il est incapable de jamais bien raisonner. »

Mais, ce qui est surtout admirable, c’est que, dans ces longues séries de raisonnements enchaînés, l’auditeur ne détourne jamais le discours à droite ni à gauche et se tient toujours dans la question proposée. Cette suite des idées nous manque. Essayez de discuter avec quelqu’un : vingt lois vous êtes obligé de le ramener au sujet. Notre esprit est trop bondissant : nous courons trop par brusques saillies ; nous voyons subitement une vive lueur de vérité, et nous voilà lancés de ce côté, oubliant tout ce que nous avons fait de l’autre, rompant notre ouvrage au moment où un seul effort allait l’achever. Platon n’invente pas cette liaison qu’il donne aux idées de ses personnages ; vous trouverez le même ordre et la même justesse dans Homère. L’esprit ionien pratique d’instinct la logique délicate et sévère ; dès ses premières œuvres on devine qu’il est l’ouvrier prédestiné de la science humaine. Comparez, par exemple, les deux sources primitives de notre civilisation, Homère et la Bible. Dans l’une les pensées sont coupées, séparées les unes des autres, poussées violemment au dehors comme par les bouillonnements inégaux d’une âme qui fermente et ne sait pas se contenir. Les alliances de mots y sont étranges, les métaphores excessives, les images noient les idées. L’homme, oppressé par les sensations qui montent à son cerveau comme un vin fumeux, n’aperçoit pas la pure lumière du vrai ; la chair et le sang se troublent en lui ; il menace, il tressaille de joie, il souffre, il crie, il ne raisonne pas. Dans le vieux poète grec, les héros développent de longs récits sur le champ de bataille avant de se donner des coups de lance. Ils expliquent tout, ils ne laissent rien d’obscur, ils ne touchent point une idée sans avoir traversé toutes celles qui précèdent. Jamais le lecteur n’a besoin d’effort pour entendre leurs pensées. Elles se suivent une à une, comme les flots d’un beau fleuve limpide, et se portent d’un cours égal et continu vers un but qu’on aperçoit d’abord. Platon n’est qu’un historien exact, lorsqu’il donne à ses jeunes gens l’instinct du vrai et le talent naturel de bien penser.

Protarque et la plupart d’entre eux ont deux traits qui paraissent contraires, qui pourtant s’accordent, et qui dénotent à la fois l’enfance et l’excellence de l’esprit. L’un est l’aveu ingénu de leur ignorance et de leurs incertitudes : ils se défient d’eux-mêmes, ils n’osent prendre sur eux de résoudre les questions difficiles ; ils se laissent guider par Socrate et le suivent docilement. L’autre point est la liberté et l’assurance parfaite avec laquelle ils donnent leur avis ; lorsqu’ils ont bien entendu ce qu’on leur demande, ils trouvent naturel de juger par eux-mêmes et non sur l’autorité d’autrui. N’est-il pas plaisant et touchant de voir un enfant de quinze ans dire de bonne foi et sans nulle prétention à Socrate : « Selon moi, Socrate, ceci est tout à fait bien dit » ? — C’est que tous les esprits ont les mêmes droits devant la vérité ; personne n’a dans ce pays d’autre roi que soi-même : c’est la patrie de la liberté. Socrate le sait, et sa méthode consiste à instruire l’esprit, non les oreilles de l’élève ; il ne dicte rien en maître, d’une voix commandante et du haut d’une chaire ; il veut que l’auditeur trouve lui-même tout ce qu’il croira ; qu’interrogé, il invente ses croyances et ne récite pas celle des autres. Cette manière d’enseigner convenait au génie grec ; car les Athéniens aimaient autant la liberté dans la science que dans la politique, et voulaient gouverner leurs opinions comme leurs affaires. Aussi « leur âme vagabonde voltigeait dans les prairies des Muses », et, cherchant le vrai sur tous les chemins, amassait pour la postérité la plus ample récolte de connaissances. Ajoutez que Socrate ne leur présentait pas la science sèche et aride. Pour attirer les esprits poétiques, il s’attardait parmi des fables et des allégories riantes, et couvrait ses idées de paroles splendides, leur disant par exemple :

« Puisque lu veux qu’il y ait trois sortes de vies, suppose, pour nous servir de plus beaux noms, que l’une soit de l’or, l’autre de l’argent, la troisième, ni l’un ni l’autre. »

Il se faisait mythologue et parlait comme Homère :

« Invoquons les dieux, Protarque, en mêlant la volupté avec la sagesse, que ce soit Bacchus ou Héphæstos, ou quelque autre dieu qui préside à ce mélange. Comme certains échansons, nous avons deux fontaines : celle du plaisir, qu’on peut comparer à une fontaine de miel ; celle de la sagesse, source sobre qui ne contient pas de vin, et d’où sort une eau austère et salutaire ; il faut nous efforcer de les mêler ensemble le mieux qu’il se pourra. »

On connaît maintenant les plus jeunes enfants des Dialogues. Laissons-les « dans la poétique vallée de Platon », se promener, jouer, causer et se rappeler les paroles d’or de Socrate. On peut, si l’on veut, aller voir l’un deux au Musée. C’est un jeune athlète qui tient à la main une branche de laurier, d’une figure calme, point pensive ni expressive, intelligente et belle pourtant, mais où ni la passion ni la réflexion n’ont laissé leurs traces. Les bras sont encore faibles ; sans doute le prix qu’il a gagné est celui de la course. Mais rien n’est plus souple que ce corps, rien de plus aisé que les attaches des membres. Tout en lui repose, mais tout est prêt au mouvement. L’œil glisse doucement sur les lignes molles de cette chair jeune et vivante. Il est debout, immobile, ses yeux ne regardent pas. Mais qu’il dise une parole, et dans cette figure sereine vous reconnaîtrez un des compagnons de Ménexène et de Lysis.

II

Dans les jeunes gens qui deviennent hommes, le caractère se marque plus fortement, les passions sont plus vives, la volonté plus arrêtée. Nos sentiments dans l’enfance se répandent de tous côtés, incertains de la route qu’ils prendront ; plus tard, accumulés et portés tous vers un même point, ils forment un courant unique, et l’homme se lance à travers la vie par un chemin qu’il sait ou qu’il ignore, mais qu’il ne quitte plus.

Ctésippe est violent et bouillant, surtout pour défendre ceux qu’il aime. Platon a fait de lui un combattant et l’a employé contre les sophistes. Deux disputeurs, Euthydème et Dionysodore, viennent d’arriver à Athènes. Ils annoncent « qu’ils enseignent la vertu. Ils prennent pour disciple quiconque leur donne de l’argent ; ni l’âge, ni la lenteur d’esprit, ni les affaires, n’empêchent d’apprendre à leur école. » Pour en donner la preuve, ils forcent les gens, par des questions ambiguës, à faire des réponses contradictoires. Les curieux Athéniens viennent rire et s’étonner ; Ctésippe en est, avec son jeune ami Clinias. Mais, lorsque Euthydème, par je ne sais quel raisonnement captieux, a conclu que les amis de Clinias veulent le perdre, Ctésippe indigné se lève et s’écrie : « Ô étranger de Thurium, si cela n’était pas trop grossier, je dirais : Retombe sur ta tête le mensonge que tu fais sciemment contre moi et contre les autres, en nous imputant, ce qui est impie même à dire, de désirer la mort de Clinias ! » — Puis il les presse et les accable de paroles amères. — « Tu nous injuries, Ctésippe, dit alors Dionysodore, tu nous injuries. — Non pas moi, par Jupiter ! Dionysodore, car je t’aime, et je te conseille comme un ami, et j’essaye de te persuader de ne jamais me dire aussi grossièrement en face que je veux la mort de ceux que j’aime le plus. » Socrate, qui est fort calme et d’une malice plus cachée, arrête la dispute. — Mais Ctésippe, irrité, s’acharne après les sophistes, déchire les toiles d’araignée de leurs raisonnements, les poursuit de questions ironiques. Ils se tournent en tous sens, ils font cent efforts pour s’échapper. On croirait voir une chasse, tant le jeune homme y met de fougue. Les deux sophistes prétendaient tout savoir. « Au nom de Jupiter, Dionysodore, donnez-moi une marque qui puisse me faire reconnaître que vous dites vrai. — Quelle marque ? — Sais-tu combien Euthydème a de dents, et sait-il combien tu en as ? Si vous dites combien, et s’il se trouve, après que nous aurons compté, que vous saviez ce nombre, nous vous croirons dans tout le reste. » Eux, pensant qu’il se moquait, ne voulaient pas répondre, mais déclaraient savoir toutes choses à mesure que Ctésippe en nommait une. « Et Ctésippe les interrogeait sans cesse, et sans rien épargner, sur toutes choses et sur les plus honteuses, leur demandant s’ils les savaient. Ceux-ci, le plus bravement du monde, disaient qu’ils les savaient, allant tête baissée contre la question, comme des sangliers qui se jettent sur le fer. » Enfin il finit par deviner leur méthode, leur fait une question à double sens, et les force à se contredire en face de leurs disciples et de tous les assistants. Puis avec un grand éclat de rire : « Ô Euthydème, ton frère a tourné le discours des deux côtés et l’a perdu, et il est battu. » Clinias se réjouit beaucoup et se mit à rire, « de sorte que Ctésippe en devint dix fois plus fort. »

Quelques-uns de ces jeunes gens ont déjà pris les leçons des sophistes, Ménon, par exemple. Ils en sont très fiers, « et se reposent tranquillement et superbement dans le luxe de leur sagesse ». Ils ne peuvent manquer de l’avoir, ils en ont quittance. Socrate les raille avec une gravité imperturbable. Il faut dire que Platon l’enthousiaste est le prince des moqueurs. Il est, comme le veut Pascal, à la fois aux deux extrêmes, et remplit tout l’entre-deux, tour à tour comique et lyrique, et en un instant passant de l’un à l’autre, aussi à son aise sur la terre que dans le ciel. Mais cette moquerie est fine, ces piqûres sont légères, et ce sourire, divin ou ironique, est toujours délicat et charmant.

« Gorgias, dit-il, vous a habitués à répondre sans crainte et magnifiquement lorsqu’on vous demande une chose, comme il convient à des gens qui savent ; lui-même il s’offre à tout le monde pour être interrogé, et ne manque jamais de réponse. Mais ici, mon cher Ménon, le contraire est arrivé. Nous avons comme une sécheresse et une stérilité de sagesse, et la sagesse court bien risque d’avoir quitté ce lieu pour aller chez vous. »

Ménon ne devine pas l’ironie, et, quand Socrate lui demande ce que c’est que la vertu, il répond avec une pleine assurance :

« Cela n’est pas difficile à dire, Socrate. D’abord, si tu veux connaître la vertu d’un homme, il est aisé de voir qu’elle consiste à administrer les affaires de sa ville, et, en les administrant, à faire du bien à ses amis, du mal à ses ennemis, et à prendre garde soi-même de ne rien souffrir de tel. »

Il continue, et répand ainsi devant Socrate « un essaim » de vertus. Il est si novice dans l’art de raisonner, qu’il comprend à peine ce qu’on lui demande. Quand enfin il s’aperçoit qu’il faut donner une définition commune à toutes les vertus, il tombe de faux pas en faux pas « dans tous les trous et dans tous les puits », et dit, entre autres sottises, que la vertu est le talent de gouverner les hommes. Il paraît que Ménon n’avait jamais été gouverné. À son compte, un maître qui aurait de bons bras, un bon fouet, et qui en userait, serait le plus vertueux des hommes ; je ne sais si les sujets seraient de cet avis.

Le plaisant est qu’il s’étonne de voir ses définitions par terre, et ne s’accuse pas, mais Socrate :

« Ô Socrate, j’avais déjà entendu dire, avant de te rencontrer, que tu ne fais rien autre chose que douter et mettre les autres dans le doute. Voilà qu’à présent, à ce qu’il me paraît, tu me fascines et m’ensorcelles comme un véritable enchanteur, de façon que je suis rempli de doutes. Et, s’il faut un peu plaisanter, tu me sembles parfaitement semblable, pour la figure et pour le reste, à cette large torpille marine qui engourdit ceux qui rapprochent et la touchent. Il me semble que tu m’as fait quelque chose de pareil, car véritablement je suis tout engourdi de l’âme et de la bouche, et je ne sais que répondre. Pourtant, plus de mille fois certes, j’ai fait toutes sortes de discours sur la vertu devant toutes sortes de personnes, et fort bien, à ce qu’il me paraissait. »

Ménon s’admire de si bonne foi et si franchement qu’on ne lui en veut pas. Ce solide contentement lui donne une sérénité parfaite et une gravité de langage très louable. Ayant disserté nombre de fois en public, il a pris le ton posé et la dignité oratoire. Sa vanité n’a rien de léger, de gai, ni d’évaporé. Il marche avec un visage sérieux, d’un pas lent, drapé noblement dans son amour-propre. Il aime les mots qui ont un air tragique, les définitions pompeuses. Il donne son opinion d’une voix imposante, en élève de Gorgias, et gouverne la discussion à son caprice, comme s’il était le maître de son interlocuteur.

Un de ces portraits est développé avec plus de soin que les autres, celui d’Alcibiade. Platon y donne un exemple du plus excellent naturel perverti par l’éducation. Que de dons de l’âme et du corps réunis en un seul homme ! Quelle beauté, quelles espérances de vertu ! Jamais il n’y eut sur la terre de nation pour qui la nature fut plus prodigue, ni sur qui elle ait répandu tant d’heureux dons.

« Tu penses, Alcibiade, que tu n’as besoin d’aucun homme en aucune chose, et que tes avantages sont si grands, à commencer par le corps et finir par l’âme, qu’il n’est personne dont tu ne puisses te passer. Car tu crois d’abord que tu es très beau et très grand (et en cela, chacun voit aisément que tu ne mens pas) ; ensuite, tu es de la race la plus noble dans cette ville, qui est la plus grande des villes grecques, et tu y as, par ton père, beaucoup d’amis et de parents excellents, qui, s’il le fallait, te serviraient. Ceux que tu as par ta mère ne sont ni moins bons ni moins nombreux. Mais une puissance plus grande est relie que tu as par Périclès, fils de Xanthippe, que ton père a laissé pour tuteur à ton frère et à toi, et qui peut faire ce qu’il veut, non seulement dans cette ville, mais dans toute la Grèce et dans beaucoup de grandes nations barbares. J’ajouterai que tu es riche, quoique tu sembles te glorifier de cela moins que du reste. »

Sans doute, Alcibiade est fier de tant d’avantages ; mais il n’est point insolent dans sa vanité ; on sourit en l’écoutant, on ne s’irrite pas contre lui. Ses sentiments sont si naturels, et ses paroles si sincères, qu’il est toujours aimable. Écoutez le jeune homme noble qui sait la liste de ses aïeux. Quand Socrate lui rappelle que les rois de Perse et de Lacédémone sont nés de Jupiter :

« Et ma famille, Socrate, remonte à Eurysacès, et celle d’Eurysacès à Jupiter ! »

Déjà il fait voir ces passions profonde, ce vaste cœur, cette audace de désirs qui, comme la flamme, montent d’abord au faîte. On reconnaît l’homme qui entraînera son pays dans la guerre de Sicile, qui embrassera de ses espérances Carthage, l’Égypte, la mer entière, que le peuple athénien, son émule et son imitateur, aimera comme une idole ; le plus brillant, le plus téméraire, le plus heureux des généraux et des orateurs, victorieux tour à tour dans les deux partis contraires, détruisant ses victoires par ses victoires, et à qui il n’a manqué pour être le plus grand homme de la Grèce que d’avoir eu toujours Socrate auprès de lui.

« Si quelqu’un des dieux te disait : “Ô Alcibiade, lequel aimes-tu mieux, ou bien de vivre avec les avantages que tu as à présent, ou bien de mourir à l’instant, s’il ne t’est pas permis d’en acquérir de plus grands ?” je crois que tu aimerais mieux mourir. Dans quelle espérance vis-tu maintenant ? je vais te le dire : tu penses que, dès que tu paraîtras devant le peuple athénien (et il est probable que ce sera dans peu de jours), tu leur montreras que tu es digne d’être honoré comme ni Périclès ni personne ne l’a jamais été, et qu’après cela tu deviendras tout-puissant dans la ville, et par suite dans toutes les villes grecques, et non seulement chez les Grecs, mais aussi chez les barbares qui habitent notre continent. Si, à ce moment, ce même dieu te disait que tu seras le premier en Europe, mais qu’il ne te seras pas permis de passer en Asie et d’y être le maître des affaires, tu ne voudrais pas vivre à cette condition, je crois, à moins de remplir pour ainsi dire tous les hommes du bruit de ton nom et de ta puissance. Et je pense que, sauf Cyrus et Xerxès, tu ne fais cas d’aucun homme. »

Ce cœur ambitieux ne désire pas moins la vertu que l’empire. La jeunesse pleine de sève et de force aspire à tout et, dans le large champ de la beauté, veut cueillir toutes les belles choses.

« Que dis-tu du courage ? À quel prix consentirais-tu à en être privé ? — Je ne voudrais pas même vivre, étant lâche. »

Aussi ce naturel incline vers l’honnêteté, et s’y attache de lui-même avec ardeur, sitôt qu’on la lui montre :

« Quand donc viendra ce temps, Socrate ? Qui m’instruira ? L’homme qui le fera, avec quelle joie je le verrai ! Qu’il dissipe mes ténèbres et tout ce qu’il voudra, puisque je suis préparé à ne rien fuir de tout ce qu’il me prescrira, quel que soit cet homme, pourvu que je devienne meilleur. »

Une marque plus sûre d’un caractère vraiment bon, c’est qu’il avoue lui-même son ignorance et ses défauts, sans franchise calculée, sans artifice d’orgueil, comme on fait presque toujours pour tirer gloire de son aveu :

« Par les dieux, Socrate, je ne sais moi-même ce que je dis, et il me semble que, sans m’en apercevoir, j’étais depuis longtemps dans le plus honteux état. »

Il ne s’irrite pas contre celui qui l’instruit ; au contraire, il remercie Socrate de ses reproches, et, pour le remercier, lui met sa couronne sur la tête. Il est religieux, et, quand Socrate l’a rencontré, il allait au temple l’air recueilli, les yeux baissés vers la terre, dans l’attitude de la vénération. Cette piété de l’ancienne Grèce survivait encore dans la jeunesse ignorante et respectueuse, souvenir charmant du passé, qui n’était pour ce beau front qu’une grâce de plus.

Presque enfant, il a le goût le plus sensible et le plus délicat. En véritable Athénien, il ne peut souffrir les termes bas et vulgaires : il veut que le discours soit riche et choisi. Il est déjà pénétrant, et, quand il tient la vérité, il la serre avec force, et ne se laisse détourner du sujet par aucun artifice. Il est divertissant de voir Protagoras qui s’agite et sue, et, avec l’aide des autres sophistes, essaye d’éluder les questions de Socrate, mais qui sans cesse est ramené sur le terrain par Alcibiade pour y être battu et confondu.

« Si Protagoras, dit-il, avoue qu’il est plus faible que Socrate dans la discussion, cela suffira à Socrate ; sinon, que Protagoras discute en interrogeant et en répondant, et qu’à chaque demande il n’étale pas une longue harangue, déjouant le discours et refusant de donner ses raisons, jusqu’à ce que la plupart des auditeurs aient oublié de quoi il est question. » Un peu plus loin, quand un autre sophiste, Hippias, veut intervenir, il l’arrête, et mène déjà toute la dispute en capitaine habile et impérieux.

Avec tous ces avantages de corps, d’esprit, de cœur, de fortune, de famille, comment est-il tombé dans les derniers des vices, tour à tour flatteur, ennemi, tyran du peuple, lui qui était né pour la philosophie, et dont Socrate fut le maître et l’ami ? Tout ce mal vint de la mauvaise éducation et des mœurs d’Athènes. La cause qui ruina l’État corrompit le jeune homme. Il avait appris à lutter, à jouer de la cithare, à chanter les vers des poètes, mais rien de plus. Son gouverneur était Zopire, vieil esclave de Périclès, le rebut de la maison. Puis, lorsqu’il entra dans les années fougueuses de la jeunesse, il tomba parmi les flatteurs et les séductions de la place publique ; ainsi ; élevé par le peuple, « qui est le plus grand des sophistes », il oublia la philosophie, passa la nuit en débauches et le jour en intrigues, et finit par ne plus rien désirer que la puissance et le plaisir. En décrivant cet état de l’âme, Platon s’emporte jusqu’aux métaphores les plus poétiques et les plus audacieuses. Il parle, comme Alcibiade agissait : il compare ce désir furieux du pouvoir à un grand frelon ailé, « autour de qui les passions couronnées de fleurs, parfumées d’essences, enivrées de vin et de tous les plaisirs effrénés qui marchent à leur suite, viennent bourdonner, le nourrissant, l’élevant, l’armant enfin de l’aiguillon de l’ambition. Alors ce tyran de l’âme, escorté de la démence, s’agite avec fureur ; s’il trouve autour de lui des pensées ou des sentiments honnêtes qui pourraient encore rougir, il les tue et les chasse, jusqu’à ce qu’il ait purgé l’âme de toute tempérance et l’ait remplie de la fureur qu’il amène. » Après ses premiers excès, cette âme ravagée et privée de toute règle a pris ce que Platon appelle les mœurs démocratiques, et, comme un vaisseau sans lest, flotte çà et là à travers toutes les occupations et tous les désirs. « Il vit au jour le jour, contentant le désir qui se présente ; tantôt il s’enivre au son des flûtes, puis il boit de l’eau et fait abstinence ; tantôt il s’exerce au gymnase ; quelquefois il est oisif et n’a souci de rien. D’autres fois, il est philosophe. Souvent il redevient homme d’État, et, s’élançant tout d’un coup, il va dire et faire la première chose qui s’offrira à son esprit. S’il porte envie aux hommes de guerre, il va de ce côté ; si c’est aux hommes d’argent, il va de cet autre. Il n’y a ni ordre ni loi dans sa vie ; il appelle cela une vie douce, heureuse, et la mène jusqu’au bout. »

Sous toutes ces marques de folie il y a pourtant toujours les traces de l’ancienne beauté. Il entre dans la salle du banquet, ivre, avec une joueuse de flûte, et vient inviter les convives à boire. Mais ses propos sont de bon goût, et ses discours ont une grâce naturelle, un tour vif et fin, une aisance et une élégance enrichies de poésie et égayées d’esprit. Il parle de ses amours avec la liberté d’un jeune homme ou d’un Grec : c’est de l’impudence ou de l’impudeur, je le veux, mais si dégagée de vanité, qu’elle est presque aimable. Le cœur est demeuré généreux et juste. « On m’a décerné, dit-il, le prix du courage à Potidée ; c’est Socrate qui le méritait, il m’a sauvé. » Enfin, il avoue le plus franchement du monde sa propre folie et ses propres misères, et par quelle faiblesse il flotte sans cesse entre les deux extrêmes.

« Quand j’écoute Socrate, le cœur me bat encore plus qu’aux Corybantes. Je verse des larmes lorsqu’il parle, et je vois beaucoup d’autres en faire autant. Souvent même ce Marsyas m’a touché au point que la vie que je mène me paraissait insupportable. Et tu ne diras point, Socrate, que ceci n’est pas vrai ; car, en ce moment même, je sens bien que si je voulais te prêter l’oreille, je n’y résisterais point, et je serais ému comme d’ordinaire. Il me contraint d’avouer qu’ayant besoin de beaucoup de choses, je me néglige moi-même pour m’occuper des affaires des Athéniens. Aussi je m’enfuis de force, comme d’auprès des Sirènes, me bouchant les oreilles, afin de ne pas vieillir assis à côté de lui. J’éprouve devant lui une chose dont personne ne me croirait capable, la honte. Je rougis devant lui seul : car, je le sens moi-même, je ne puis lui rien opposer, ni dire que je ne dois pas faire ce qu’il me conseille ; et pourtant, quand je l’ai quitté, je succombe au désir d’être honoré par le peuple. Je l’évite donc, comme fait un esclave fugitif, et, quand je le vois, je rougis de ce que je lui ai confessé. Souvent je serais content qu’il ne fût plus parmi les hommes. Mais je sais bien que, si cela arrivait, j’en serais encore plus fâché ; de sorte que je ne sais comment faire avec cet homme. »

Cette hésitation d’un noble caractère à demi gâté exprime en abrégé les sentiments incertains d’un peuple balancé entre la sagesse nouvelle et la corruption nouvelle ; car jamais mère ne se reconnut mieux dans les traits de son fils que la Grèce dans ceux d’Alcibiade.

Mais il en est d’autres que leur excellent naturel a préservés, ou que la philosophie a déjà « mordus » : Cébès, Glaucon, Adimante, Agathon qui pourtant aime trop les beaux discours riants et fleuris, et, parmi les raisonnements, s’oublie à cueillir les roses poétiques. Le plus ardent de tous est Apollodore. Il pousse sa passion à l’extrême, suit en tous lieux Socrate, se remplit de ses actions et de ses discours, et ne croit pas qu’il y ait une autre vie digne d’un homme.

« Lorsque je parle ou que j’entends parler sur la philosophie, outre le profit que j’y ai, je ressens un plaisir extraordinaire. Mais, lorsque ce sont d’autres discours, surtout les vôtres, vous riches et gens d’affaires, je me mets en colère, et j’ai pitié de vous et de vos amis, qui croyez faire quelque chose de bon et ne faites rien qui vaille. Peut-être, de votre côté, me trouvez-vous malheureux, et il me semble que vous pensez vrai. Pour moi, non seulement je pense, mais je sais certainement que vous l’êtes. — Tu es toujours le même, Apollodore ; tu dis toujours du mal de toi et des autres. Il me semble vraiment qu’excepté Socrate, tu trouves tout le monde malheureux, à commencer par toi. D’où as-tu reçu ton surnom de Furieux, je n’en sais rien, moi. Mais, dans tes discours, tu es toujours le même, irrité contre toi et contre les autres, sauf Socrate. »

Cet emporté d’Apollodore continuerait sa diatribe si on ne l’arrêtait. D’autres, plus âgés, sont plus calmes ; Phèdre, par exemple, qui pourtant est passionné pour les discours, et en demande à tout le monde. Socrate le raille joliment sur sa manie. Ces conversations grecques sont toutes françaises, légères, vives, piquantes, et pourtant pleines d’aménité et d’obligeance, sauf les moments où elles tournent brusquement à l’enthousiasme et au dithyrambe. C’est le vol sinueux et agile d’une abeille qu’un coup de vent emporte tout à coup dans le ciel.

« Ô Phèdre, si je ne connais pas Phèdre, je me suis oublié moi-même. Mais ce n’est ni l’un ni l’autre, et je sais bien que Phèdre, lorsqu’il a écouté les discours de Lysias ne l’a pas écouté une fois seulement, mais l’a fait répéter plusieurs fois, et celui-ci a obéi volontiers. Tout cela n’a pas suffi à Phèdre. Il a fini par emporter le cahier, afin d’y revoir ce qu’il aimait le plus. Assis depuis ce matin, il n’a pas fait autre chose ; puis, fatigué, il est allé se promener. Et par le chien ! il savait déjà le discours, j’imagine, à moins qu’il ne fût extrêmement long. Il est sorti des murs afin de le méditer. Puis, ayant rencontré un homme qui a la manie des discours, il s’est réjoui de le voir venir, espérant avoir un compagnon d’enthousiasme, et l’a obligé d’avancer avec lui. L’amateur de discours le priant de parler, il a fait des façons comme s’il n’en avait pas envie, tandis que, s’il n’avait pas eu d’auditeur, il l’aurait, à la fin, forcé de l’être. Ainsi, Phèdre, supplie-toi toi-même de faire ce que, de toute manière, tu feras tout à l’heure. »

Mais Phèdre raille aussi agréablement que Socrate ; et, quand il voit que son ami refuse d’improviser un discours sur l’amour, il reprend contre lui ses propres paroles :

« Ne me force pas à dire à mon tour : “Ô Socrate, si je ne connais pas Socrate, je me suis oublié moi-même” ; et encore : “Il avait envie de parler, mais il faisait des façons”. Songe bien que nous ne nous en irons pas d’ici, avant que tu n’aies dit ce que tu as confessé avoir dans le cœur. Nous sommes seuls, dans un lieu désert ; je suis le plus fort et le plus jeune. Comprends donc bien ce que je dis, et ne prends pas le parti de parler par force, quand tu peux parler de bon gré. »

On est étonné de trouver la philosophie si peu pédante et si naturelle. On ne lui a point vu ailleurs cette malice spirituelle ni ces grâces simples. On connaissait une vieille, ridée, habitante des bibliothèques, les yeux attachés sur des in-folio jaunis. La voilà jeune, souriante, une couronne sur la tête, au bord de l’Ilissus. « Par Junon, dit Socrate, quel bel endroit pour se reposer ! Comme ce platane est haut et touffu ! et l’agnus-castus, comme il est grand et que son ombrage est beau ! Il est dans sa fleur et parfume toute la place ! Et, sous le platane coule la plus agréable source de l’eau la plus fraîche, comme on en peut juger en y trempant les pieds. C’est un lieu consacré aux nymphes et au fleuve Achéloüs, à ce qu’il semble par les statues et les figures. Vois aussi, je te prie, comme l’air qui souffle ici est suave et tout à fait doux. Il sent l’été et retentit du bruissement des cigales. Mais ce qu’il y a de plus agréable est le gazon en pente douce, en sorte qu’étant couchés notre tête sera très bien. Ainsi tu nous as parfaitement conduits, mon cher Phèdre. »

Phèdre n’est pas moins passionné qu’Apollodore pour la science. Il dit que ce ne serait pas la peine de vivre si l’on n’avait le plaisir des discours. Il s’élève aux pensées les plus nobles, parmi les rires du Banquet, et loue l’amour, guide de la vie honnête, qui n’enseigne que le beau et le bien.

Mais le philosophe voulait peindre un esprit tout philosophique ; il a montré dans Théétète l’auditeur qu’il aurait choisi. Ce jeune homme est géomètre, et, selon la méthode de Platon, passe peu à peu de la notion des figures à la contemplation des pures idées. Déjà, de tous côtés, il cherche la science, embarrassé d’une foule de doutes qui ne retiennent point les esprits ordinaires, et particulièrement des contradictions de la nature sensible. Il a lu les livres de Protagoras, mais il n’en est point satisfait. Il sent que, sous les apparences qui sans cesse s’écoulent, est un fond stable. Derrière les phénomènes « qui roulent entre le néant et l’être », il entrevoit les formes fixes et les lois éternelles. Enfin il suit sans se fatiguer, et avec une pénétration singulière, le philosophe éléate qui l’interroge sur les matières les plus abstraites. Du seul élan de son esprit, il est déjà monté dans la région des intelligibles. Aussi voyez quel éloge fait de lui son maître, le grave et sage Théodore.

« Ce jeune homme, Socrate, n’est pas beau, et, soit dit sans t’offenser, il te ressemble, ayant le nez relevé et les yeux à fleur de tête, mais cela un peu moins que toi. Sache que, de tous ceux que j’ai rencontrés (et j’en ai connu un très grand nombre), je n’en ai jamais vu un seul si merveilleusement doué. Car, avoir comme lui une facilité singulière pour apprendre, une douceur extrême, et avec cela un courage qui ne le cède à celui de personne, je n’ai jamais vu, je ne vois nulle part tant de qualités dans un seul caractère. Ceux qui, comme lui, sont vifs, pénétrants, et ont une bonne mémoire, sont la plupart du temps précipités dans leurs désirs, ballottés et emportés comme des navires sans lest, et plutôt bouillants que courageux. Au contraire, ceux qui ont plus de constance dans le caractère abordent lourdement les sciences et oublient vite. Pour lui, il va parmi les sciences et les recherches sans heurt, d’une course unie, rapide, aussi doucement que l’huile qui coule sans bruit, tellement que tu l’admirerais de le voir faire ainsi à son âge. »

Cet endroit est, je crois, le seul où Platon ne mette pas ensemble la beauté et la jeunesse ; un artiste comme lui cherche toujours à les unir ; c’est le plaisir de son imagination ; elle s’y porte comme une plante vers la lumière, et trouve le portrait de Charmide le dernier et le plus parfait.

« Il me parut admirable pour la taille et pour la beauté. Tout le monde fut frappé et troublé lorsqu’il entra. Qu’il fit cette impression sur nous autres hommes, cela était moins étonnant ; mais je remarquai que, parmi les enfants aussi, personne ne regardait autre part, pas même les plus petits, et que tous le contemplaient comme une statue. »

Voilà cette beauté des corps grecs nés d’un sang pur, fils d’une race libre et oisive, nourris dans les gymnases. Aujourd’hui on forme encore des chevaux, mais point d’hommes. Les races sont mêlées ; le travail manuel les a gâtées ; l’éducation du corps consiste à passer dix heures par jour courbé sur un pupitre ; il ne nous reste plus que celle de l’esprit. Aussi n’y a-t-il plus de sculpture, et la seule beauté est celle de la tête et de l’expression. Voyez à quoi Socrate attribue celle de Charmide :

« Il est naturel, Charmide, que tu l’emportes sur tous les autres. Car personne ici, je pense, ne pourrait montrer à Athènes deux autres maisons dont l’alliance puisse produire quelqu’un de plus beau et de meilleur que celles dont tu es issu. En effet, votre famille paternelle, celle de Critias, fils de Dropide, a été célébrée par Anacréon, Solon, et par beaucoup d’autres poètes, comme excellente en beauté, en vertu, et dans tous les biens où l’on met le bonheur. Et de même celle de la mère : car personne ne parut plus beau ni plus grand que ton oncle Pyrilampe, toutes les fois qu’on l’envoyait en ambassade auprès du grand roi, ou auprès de quelque autre sur le continent. Cette autre maison ne le cède en rien à la première. Étant né de tels parents, il est naturel que tu sois en tout le premier. »

Il a puisé aussi dans son noble sang les dons de l’esprit et de l’âme ; ses compagnons disent qu’il est déjà philosophe et poète ; et, pour prendre le mot d’Homère et de Platon, sa mère a engendré un homme heureux : car il a l’intelligence prompte, il n’est point orgueilleux de tant de grands avantages ; sa modestie et sa beauté s’ornent l’une l’autre. Socrate lui demande s’il croit avoir déjà assez de sagesse. « Il rougit d’abord et parut encore plus beau (car cette pudeur convenait à son âge) ; puis il répondit d’une façon assez noble que, pour le présent, il ne lui était pas facile de répondre à ce qu’on lui demandait : “Car, si je dis que je n’ai pas de sagesse, d’abord il est étrange de dire de telles choses sur soi-même ; ensuite je démentirais Critias et les autres qui, selon lui, me trouvent sage. Si je dis que je le suis et si je me loue moi-même, cela choquera peut-être, de sorte que je ne sais que te répondre.” » Il élude ainsi une question difficile, et, dans tout le reste de l’entretien, il ne demeure pas au-dessous de lui-même. Il suit fort bien une discussion subtile, et propose des définitions assez solides. Un moment on voit sur ses lèvres un fin sourire, lorsque, par une ironie détournée et légère, il engage son cousin Critias à prendre sa place, et le livre aux réfutations de Socrate ; l’esprit est la dernière parure de sa beauté.

On a dû remarquer le calme de ces discours. Cette tranquillité n’exclut pas l’élan ni l’enthousiasme ; elle n’est que la sérénité d’un esprit qui sans effort trouve le vrai, se déploie sans précipitation et jouit de sa force. Les personnages ne s’interrompent pas les uns les autres ; les auditeurs de Socrate suivent tous les détours de la discussion sans la hâter. Ils s’attardent volontiers aux digressions qu’il y mêle ; ils sont de loisir. Lorsqu’ils parlent, ils laissent couler leurs pensées du ton le plus simple et le plus aisé, sans chercher l’esprit ou l’éloquence ; ils suivent la pente unie où ils glissent, sans se presser ni se retenir ; ils s’abandonnent à leur nature, qui est belle et qui fait tout bien.

Il me semble que les statues antiques qui nous restent sont un commentaire de ce tableau. Elles expriment, comme les dialogues, la perfection de la race, le plein développement, la jeunesse et l’heureuse sérénité des âmes. Je montrerais au musée celle de Charmide17 La beauté du corps est merveilleuse, svelte et fort, d’une proportion exquise. Ces sculpteurs n’eussent jamais fait l’Ève massive ni les trois Grâces charnues de Raphaël. Il est nu, debout, la tête un peu inclinée sur la poitrine, l’air sérieux et calme, immobile comme un être qui se laisse vivre ; l’attitude est d’une noblesse étonnante ; il semble au-dessus de toute agitation. La tête n’est pas plus expressive que le reste du corps ; le spectateur n’est pas attiré, comme dans les figures modernes, par la pensée du front, par la passion du regard ou des lèvres. On contemple aussi volontiers ces pieds agiles et cette forte poitrine que ce beau visage ; on est aussi heureux de sentir ce corps vivre que de voir cet esprit penser. La nature humaine ne s’est pas en lui, comme chez nous, développée toute d’un côté ; elle est encore en équilibre ; elle jouit de ses sensations autant que de ses sentiments, et de sa vie physique autant que de sa vie morale. Les Grecs honorent l’athlète vainqueur comme le poète ou le philosophe, et les combats de force et d’agilité, qui sont chez nous les divertissements de la populace sont chez eux une fête de la nation. Le corps nu est chaste comme tous les vrais antiques. Ce qui rend la nudité impudique, c’est l’opposition de la vie du corps et de celle de l’âme. La première étant abaissée et méprisée, on n’ose plus en montrer les actions ni les organes. On les cache ; l’homme veut paraître tout esprit. Ici, il ne rougit de rien et trouve beau tout ce qui est naturel. Enfin ces yeux sans prunelle conviennent, à une tête qui n’est pas expressive. Leur sérénité divine ne descend pas jusqu’à l’action et n’a pas besoin de regard. Peu à peu, en contemplant la statue, on devine son âme. On se rappelle le sérieux profond et le regard vague des chevaux de noble race qui paissent l’herbe et s’arrêtent un instant, levant la tête vers le voyageur qui passe. Une vie sourde se déroule silencieusement dans cet esprit calme ; il ne raisonne pas, il rêve ; de lentes images passent en lui, comme la suite des nuages sur le bleu lumineux du ciel. Mais, qu’on considère l’ovale pur et fier de ce visage, on verra que ce jeune homme qui repose est un soldat de Périclès et un disciple de Platon.

Mémoires du duc de Saint-Simon

I. L’édition18

L’éditeur ne met point en tête de ces Mémoires : Nouvelle édition ; c’est dire que les précédentes n’existent pas ; en effet, il le pense, non sans raison. Il y a découvert beaucoup de bévues, dont plusieurs fort amusantes. « Chamillard, disaient-elles, se fit adorer de ses ennemis. » Le grand homme ! Comment a-t-il pu faire ? Attendez un peu ; le vrai texte change un mot : « commis », au lieu d’ennemis. Vous et moi nous serons aussi habiles que Chamillard quand nous serons ministres ; il nous suffira d’un sac d’écus. — D’autres corrections nous humilient. Nous lisions avec étonnement cette phrase étonnante : « Il n’y eut personne dans le chapitre qui ne le louât extrêmement, mais sans louanges. M. de Marsan fit mieux que pas un. » Nous cherchions le secret de ce galimatias avec une admiration respectueuse. L’admiration était de trop ; le galimatias appartenait aux éditeurs ; il y a un point après extrêmement ; « mais, sans louanges, M. de Marsan fit mieux que pas un. » La phrase redevient sensée et claire. — Les anciens éditeurs, trouvant des singularités dans Saint-Simon, lui ont prêté des bizarreries ; on est libéral avec les riches : « La nouvelle comtesse de Mailly, disent-ils, avait apporté tout le gauche de sa province, et entra dessus toute la gloire de la toute-puissante faveur de Mme de Maintenon. » Cette métaphore inintelligible vous effarouche ; ne vous effarouchez pas. Saint-Simon a mis enta ; s’il y a là une broussaille littéraire, ce sont les éditeurs qui l’ont plantée. — Ils en ont planté bien d’autres, plus embarrassantes, car elles sont historiques : des noms estropiés, des dates fausses, Villars à la place de Villeroy ; le comte de Toulouse et la duchesse de Berry mariés avant leur mariage ; et, ce qui est pis, des contresens de mœurs. En voici un singulier : « Le roi, tout content qu’il était toujours, riait aussi. » On s’étonnait de trouver Louis XIV bon homme, guilleret et joyeux compère, et l’on ne savait pas que le manuscrit porte contenu au lieu de content. — Le pis, c’est que le Saint-Simon prétendu complet ne l’était pas. Les éditeurs l’avaient écourté, comme autrefois les ministres ; l’inadvertance littéraire lui avait nui comme la pruderie monarchique. Plusieurs passages, et des plus curieux, manquaient, entre autres les portraits de tous les grands personnages du conseil d’Espagne. Celui-ci, par exemple, était-il indigne d’être conservé ? « Escalona, mais qui plus ordinairement portait le nom de Villena, était la vertu, l’honneur, la probité, la foi, la loyauté, la valeur, la piété, l’ancienne chevalerie même, je dis celle de l’illustre Bayard, non pas celle des romans et des romanesques. Avec cela beaucoup d’esprit, de sens, de conduite, de hauteur et de sentiment, sans gloire et sans arrogance ; de la politesse, mais avec beaucoup de dignité ; et, par mérite et sans usurpation, le dictateur perpétuel de ses amis, de sa famille, de sa parenté, de ses alliances, qui tous et toutes se ralliaient à lui. Avec cela, beaucoup de lecture, de savoir, de justesse et de discernement dans l’esprit, sans opiniâtreté, mais avec fermeté ; fort désintéressé, toujours occupé, avec une belle bibliothèque et commerce avec force savants dans tous les pays de l’Europe, attaché aux étiquettes et aux manières d’Espagne sans en être esclave ; en un mot, un homme de premier mérite, et qui par là a toujours été compté, aimé, révéré beaucoup plus que par ses grands emplois, et qui a été assez heureux pour n’avoir contracté aucune tache de ses malheurs militaires en Catalogne. » Ce portrait épanouit le cœur. On s’étonne et on se réjouit qu’il y ait eu un si honnête homme dans un pays si perdu, parmi tant de coquins et d’imbéciles, aux yeux d’un juge si pénétrant, si curieux, si sévère. On loue l’édition, et l’on remarque, en relisant la première page, que l’on aurait pu sans examen la louer sur le titre : c’est M. Chéruel qui a corrigé le texte ; c’est M. Sainte-Beuve qui a fait l’introduction.

II. Le siècle

Il y a des grandeurs dans le xviie  siècle, des établissements, des victoires, des écrivains de génie, des capitaines accomplis ; un roi, homme supérieur, qui sut travailler, vouloir, lutter et mourir. Mais les grandeurs sont égalées par les misères ; ce sont les misères que Saint-Simon révèle au public.

Avant de l’ouvrir, nous étions au parterre, à distance, placés comme il fallait pour admirer et admirer toujours. Sur le devant du théâtre, Bossuet, Boileau, Racine, tout le chœur des grands écrivains, jouaient la pièce officielle et majestueuse. L’illusion était parfaite ; nous apercevions un monde sublime et pur. Dans les galeries de Versailles près des ifs taillés, sous les charmilles géométriques, nous regardions passer le roi, serein et régulier comme le soleil son emblème. En lui, chez lui, autour de lui, tout était noble. Les choses basses et excessives avaient disparu de la vie humaine. Les passions s’étaient contenues sous la discipline du devoir. Jusque dans les moments extrêmes, la nature désespérée subissait l’empire de la raison et des convenances. Quand le roi, quand Monsieur serraient Madame mourante de si tendres et de si vains embrassements, nul cri aigu, nul sanglot rauque ne venait rompre la belle harmonie de cette douleur suprême ; les yeux un peu rougis, avec des plaintes modérées et des gestes décents, ils pleuraient, pendant que les courtisans, « autour d’eux rangés », imitaient par leurs attitudes choisies les meilleures peintures de Lebrun. Quand on expirait, c’était sur une phrase limée, en style d’académie ; si l’on était grand homme, on appelait ses proches et on leur disait :

Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,
Venez et recevez l’âme de Mithridate.

Si l’on était coupable, on mettait la main sur ses yeux avec indignation, et l’on s’écriait :

Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté.

Dans les conversations, quelle dignité et quelle politesse ! Il nous semblait voir les grands portraits de Versailles descendre de leurs cadres, avec l’air de génie qu’ils ont reçu du génie des peintres. Ils s’abordaient avec un demi-sourire, empressés et pourtant graves, également habiles à se respecter et à louer autrui. Ces seigneurs aux perruques majestueuses, ces princesses aux coiffures étagées, aux robes traînantes, ces magistrats, ces prélats agrandis par les magnifiques plis de leurs robes violettes, ne s’entretenaient que des plus beaux sujets qui puissent intéresser l’homme ; et, si parfois, des hauteurs de la religion, de la politique, de la philosophie et de la littérature, ils daignaient s’abaisser au badinage, c’était avec la condescendance et la mesure de princes nés académiciens. Nous avions honte de penser à eux ; nous nous trouvions bourgeois, grossiers, polissons, fils de M. Dimanche, de Jacques Bonhomme et de Voltaire ; nous nous sentions devant eux commodes écoliers pris en faute ; nous regardions avec chagrin notre triste habit noir, héritage des procureurs et des saute-ruisseaux antiques ; nous jetions les yeux au bout de nos manches, avec inquiétude, craignant d’y voir des mains sales. Un duc et pair arrive, nous tire du parterre, nous mène dans les coulisses, nous montre des gens débarrassés du fard que les peintres et les poètes ont à l’envi plaqué sur leurs joues. Eh ! bon Dieu ! quel spectacle ! Tout est habit dans ce monde. Ôtez la perruque, la rhingrave, les canons, les rubans, les manchettes ; reste Pierre ou Paul, le même hier et aujourd’hui.

Allons, s’il vous plaît, chez Pierre et chez Paul : ne craignez pas de vous compromettre. Le duc de Saint-Simon nous conduit d’abord chez M. le Prince, fils du grand Condé, et en qui le grand Condé, comme dit Bossuet, « avait mis toutes ses complaisances ». Voici un intérieur de ménage : « Mme la Princesse était sa continuelle victime. Elle était également laide, vertueuse et sotte ; elle était un peu bossue, et avec cela un gousset fin qui se faisait suivre à la piste, même de loin. Toutes ces choses n’empêchèrent pas M. le Prince d’en être jaloux jusqu’à la fureur et jusqu’à sa mort. La piété, l’attention infatigable de Mme la Princesse, sa douceur, sa soumissionne novice, ne purent la garantir ni des injures fréquentes, ni des coups de pied et de poing, qui n’étaient pas rares. » Il avait couru après l’alliance des bâtards, et, pendant que sa fille était chez le roi, faisait antichambre à la porte. Nous ne savions pas qu’un prince eût l’âme et les mœurs d’un laquais.

Celui-là est le seul sans doute. Courons chez les princesses. Ces charmantes fleurs de politesse et de décence nous feront oublier ce charretier en habit brodé. « Monseigneur, en entrant chez lui, trouva Mme la duchesse de Chartres et Mme la duchesse qui fumaient avec des pipes qu’elles avaient envoyé chercher au corps de garde suisse. Monseigneur, qui en vit les suites, si cette odeur gagnait, leur fit quitter cet exercice. Mais la fumée les avait trahies. » C’était une gaieté, n’est-ce pas, un enfantillage ? — Non pas, c’était une habitude. Elles recommencèrent à plusieurs reprises, et le roi fut obligé de les gourmander à plusieurs reprises. Un jour Mme la princesse de Conti, à haute voix, devant toute la cour, appela Mme de Chartres « sac à vin ». Celle-ci, faisant allusion aux basses galanteries de l’autre, riposta par « sac à guenilles ». Les effets se devinent. « Mme la duchesse de Bourgogne fit un souper à Saint-Cloud avec Mme la duchesse de Berry. Mme la duchesse de Berry et M. le duc d’Orléans, mais elle bien plus que lui, s’y enivrèrent au point que Mme la duchesse de Bourgogne, Mme la duchesse d’Orléans, et tout ce qui était là ne surent que devenir. L’effet du vin, par haut et bas, fut tel qu’on en fut en peine, et ne la désenivra point, tellement qu’il fallut la ramener en cet état à Versailles. Tous les gens des équipages le virent et ne s’en turent pas. » C’était la Régence avant la Régence. Les énormes soupers de Louis XIV et les indigestions de Monseigneur, tout noyé dans l’apathie et dans la graisse, en donnaient un avant-goût.

À tout le moins, le roi se respecte ; s’il avale en loup, il mange en monarque. Sa table est noble ; on n’y voit point les bouffonneries d’une cour du moyen âge, ni les grossières plaisanteries d’un régal d’étudiants. Attendez ; voici un de ses soupers et un de ses convives : « Mme Panache était une petite et fort vieille créature avec des lippes et des yeux éraillés à y faire mal à ceux qui la regardaient, une espèce de gueuse qui s’était introduite à la cour sur le pied d’une manière de folle, qui était tantôt au souper du roi, tantôt au dîner de Monseigneur et de Mme la Dauphiné, où chacun se divertissait de la mettre en colère, et qui chantait pouille aux gens à ces diners-là pour faire rire, mais quelquefois fort sérieusement et avec des injures qui embarrassaient et divertissaient encore plus les princes et les princesses, qui lui emplissaient ses poches de viandes et de ragoûts, dont la sauce découlait tout du long de ses jupes ; les autres lui donnaient une pistole ou un écu ; les autres des chiquenaudes et des croquignoles dont elle entrait en furie, parce qu’avec des yeux pleins de chassie, elle ne voyait pas au bout de son nez ni qui l’avait frappée, et c’était le passe-temps de la cour. » Aujourd’hui l’homme qui s’abuserait d’un tel passe-temps passerait probablement pour un goujat de bas étage, et je ne raconterais pas ici ceux qu’on prit avec la princesse d’Harcourt.

On répondra que ces gens s’ennuyaient, que ces mœurs étaient une tradition, qu’un amusement est un accident, qu’au fond le cœur n’était pas vil : « Nanon, la vieille servante de Mme de Maintenon, étaient une demi-fée à qui les princesses se trouvaient heureuses quand elles avaient occasion de parler et d’embrasser, toutes filles de roi qu’elles étaient, et à qui les ministres qui travaillaient chez Mme de Maintenon faisaient la révérence bien bas ». L’intendant Voysin, petit roturier, étant devenu ministre, « jusqu’à Monseigneur se piqua de dire qu’il était des amis de Mme Voysin, depuis leur connaissance en Flandre. » On verra dans Saint-Simon comment Louvois, pour se maintenir, brûla le Palatinat ; comment Barbezieux, pour perdre son rival, ruina nos victoires d’Espagne. Les belles façons et le superbe cérémonial couvrent les bassesses et les trahisons ; on est là comme à Versailles, contemplant des yeux la magnificence du palais, pendant que l’esprit compte tout bas les exactions, les misères et les tyrannies qui l’ont bâti. J’omets les scandales ; il y a des choses qu’aujourd’hui on n’ose plus écrire, et il faut être Saint-Simon, duc et pair, historien secret, pour parler de M. de Brissac, du chevalier de Lorraine et de Mme de Valentinois. Là-dessus les Mémoires de Madame nous édifieraient encore davantage Les mœurs nobles au xviie  siècle, comme les mœurs chevaleresques au xiie , ne furent guère qu’une parade. Chaque siècle joue la sienne et fabrique un beau type : celui-ci, le chevalier ; celui-là, l’homme de cour. Il serait curieux de démêler le chevalier vrai sous le chevalier des poèmes. Il est curieux, quand on a connu l’homme de cour par les écrivains et par les peintres, de connaître par Saint-Simon le véritable homme de cour.

Rien de plus vide que cette vie. Vous devez attendre, suer et bâiller intérieurement six ou huit heures chaque jour chez le roi. Il faut qu’il connaisse de longue vue votre visage ; sinon, vous êtes un mécontent. Quand on demandera une grâce pour vous, il répondra : « Qui est-il ? C’est un homme que je ne vois point. » Le premier favori, l’homme habile, le grand courtisan, est le duc de La Rochefoucauld ; suivez son exemple. « Le lever, le coucher, les deux autres changements d’habits tous les jours, les chasses et les promenades du roi tous les jours aussi, il n’en manquait jamais, quelquefois dix ans de suite sans découcher d’où était le roi, et sur pied de demander un congé, non pas pour découcher, car en plus de quarante ans il n’a jamais couché vingt fois à Paris, mais pour aller dîner hors de la cour et ne pas être de la promenade. » Vous êtes une décoration, vous faites partie des appartements ; vous êtes compté comme un des baldaquins, pilastres, consoles et sculptures que fournit Lepautre. Le roi a besoin de voir vos dentelles, vos broderies, votre chapeau, vos plumes, votre rabat, votre perruque. Vous êtes le dessus d’un fauteuil. Votre absence lui dérobe un de ses meubles. Restez donc, et faites antichambre. Après quelques années d’exercice, on s’y habitue ; il ne s’agit que d’être en représentation permanente. On manie son chapeau, on secoue du doigt ses dentelles, on s’appuie contre une cheminée, on regarde par la fenêtre une pièce d’eau, on calcule ses attitudes et l’on se plie en deux pour les révérences ; on se montre et on regarde ; on donne et on reçoit force embrassades ; on débite et l’on écoute cinq ou six cents compliments par jour. Ce sont des phrases que l’on subit et que l’on impose sans y donner attention, par usage, par cérémonie, imitées des Chinois, utiles pour tuer le temps, plus utiles pour déguiser cette chose dangereuse, la pensée. On conte des commérages ; on s’attendrit sur l’anthrax du souverain. Le style est excellent, les ménagements infinis, les gestes parfaits, les habits de la bonne faiseuse ; mais on n’a rien dit, et, pour toute action, on a fait antichambre.

Si vous êtes las, imitez M. le Prince. « Il dormait le plus souvent sur un tabouret, auprès de la porte, où je l’ai maintes fois vu ainsi attendre avec les courtisans que le roi vînt se coucher. » Bloin, le valet de chambre, ouvre les battants. Heureux le grand seigneur qui échange un mot avec Bloin ! Les ducs sont trop contents quand ils peuvent dîner avec lui. Le roi entre et se déshabille. On se range en haie. Ceux qui sont par derrière se dressent sur leurs pieds pour accrocher un regard. Un prince lui offre la chemise. On regarde avec une envie douloureuse le mortel fortuné auquel il daigne confier le bougeoir. Le roi se couche, et les seigneurs s’en vont, supputant ses sourires, ses demi-saluts, ses mots, sondant les faveurs qui baissent ou qui montent, l’abîme infini des conséquences. — Iront-ils chez eux se reposer de l’étiquette ? Non pas ; vite en carrosse. Courons à Meudon, tachons de gagner Dumont, un valet de pied, Francine ou tout autre : il faut contrepeser la faveur du maréchal d’Uxelles, qui tous les jours envoie des têtes de lapin pour le chien de la maîtresse de Monseigneur. — Mais, bon Dieu ! en gagnant Monseigneur, ses domestiques, sa maîtresse et le chien de sa maîtresse, n’aurais-je point offensé Mme de Maintenon et « son mignon », M. du Maine, le poltron qui va se confesser pour ne point se battre en Flandre ? Vite à Saint-Cyr, puis à l’hôtel du Maine. — J’y pense, le meilleur moyen de gagner les nouveaux bâtards, c’est de flatter les anciens bâtards ; pour gagner le duc du Maine, saluons bien bas le duc de Vendôme. Cela est dur, l’homme est grossier. N’importe, marchons chez lui, et bon courage ; mon étoile fera peut-être que je ne le trouverai ni par terre, ivre sous la table, ni trônant sur sa chaise percée. — Ô imprudent que je suis ! voir les princes, sans avoir vu d’abord les ministres ! Vite chez Barbezieux, chez Pontchartrain, chez Chamillard, chez Voysin, chez leurs parents, chez leurs amis, chez leurs domestiques. N’oublions point surtout que demain matin il faut être à la messe et vu de Mme de Maintenon, qu’à midi je dois faire ma cour à Mme la duchesse de Bourgogne, qu’il sera prudent d’aller recevoir ensuite les rebuffades allemandes de Madame et les algarades seigneuriales de M. le Prince ; que je ferai sagement de louer la chimie dans l’antichambre de M. le duc d’Orléans, qu’il me faut assister au billard du roi, à sa promenade, à sa chasse, à son assemblée, que je dois être ravi en extase s’il me parle, pleurer de joie s’il me sourit, avoir le cœur brisé s’il me néglige, répandre devant lui, comme la Feuillade et d’Antin, les effusions de ma vénération et de ma tendresse, dire à Marly, comme l’abbé de Polignac, que la pluie de Marly ne mouille point ! — Des intrigues et des révérences, des courses en carrosse et des stations d’antichambre, beaucoup de tracas et beaucoup de vide, l’assujettissement d’un valet et les agitations d’un homme d’affaires, voilà la vie que la monarchie absolue impose à ses courtisans.

Il y a profit à la subir. Je copie au hasard un petit passage instructif. M. le duc d’Orléans, ayant fait Law contrôleur général, voulut consoler les gens de la cour. « Il donna 600 000 livres à la Fare, capitaine de ses gardes ; 100 000 livres à Castries, chevalier d’honneur de la duchesse d’Orléans ; 200 000 livres au vieux prince de Courtenay, qui en avait grand besoin ; 20 000 livres de pension au prince de Talmont ; 6 000 livres à la marquise de Bellefonds, qui en avait déjà une pareille, et, à force de cris de M. le prince de Conti, une de 60 000 livres au comte de la Marche son fils, à peine âgé de trois ans. Il en donna encore de petites à différentes personnes. » La belle curée ! Saint-Simon, si fier, y met la main par occasion et en retire une augmentation d’appointements de 11 000 livres. Depuis que la noblesse parade à Versailles en habits brodés, elle meurt de faim, il faut que le roi l’aide. Les seigneurs vont à lui ; il est père de son peuple ; et qu’est-ce que son peuple, sinon les gentilshommes19 ? — Sire, écoutez mes petites affaires. J’ai des créanciers, donnez-moi des lettres d’État pour suspendre leurs poursuites. J’ai « froqué un fils, une fille, et fait prêtre malgré lui un autre fils » ; donnez une charge à mon aîné et consolez mon cadet par une abbaye. Il me faut des habits décents pour monter dans vos carrosses ; accordez-moi 100 000 francs de retenue sur ma charge. Un homme admis à vos levers a besoin de douze domestiques ; donnez-moi cette terre qu’on vient de confisquer sur un protestant ; ajoutez-y ce dépôt qu’il m’avait confié en partant et que je vous révèle20. Mes voitures me coûtent gros ; soulagez-moi en m’accordant une affaire. Le comte de Grammont a saisi un homme qui fuyait, condamné à une amende de 12 000 écus, et il en a tiré 50 000 livres ; donnez-moi aussi un homme, un protestant, le premier venu, celui qu’il vous plaira, ou, si vous l’aimez mieux, un droit de 30 000 livres sur les halles, ou même une rente de 20 000 livres sur les carrosses publics : la source est bourgeoise, mais l’argent sent toujours bon. — Et comme le roi, en véritable père, entrait dans les affaires privées de ses sujets, on ajoutait : Sire, ma femme me trompe, mettez-la au couvent. Sire, un tel, petit compagnon, courtise ma fille, faites-le jeter à la Bastille. Sire, un tel a battu mes gens, ordonnez-lui de me faire réparation. Sire, on m’a chansonné, chassez le médisant de la cour. — Le roi, bon justicier, faisait la police, et au besoin, de lui-même, commandait aux maris d’enfermer leurs femmes21, aux pères de « laver la tête à leurs fils ». Nous comprenons maintenant l’adoration, les tendresses, les larmes de joie, les génuflexions des courtisans auprès de leur maître. Ils saluaient le sac d’écus qui allait remplir leurs poches et le bâton qui allait rosser leurs ennemis.

Ils saluaient quelque chose de plus. La soif qui brûlait leur cœur, la furieuse passion qui les prosternait aux genoux du maître, l’âpre aiguillon du désir invincible qui les précipitait dans les extrêmes terreurs et jusqu’au fond des plus basses complaisances, était la vanité insatiable et l’acharnement du rang. Tout était matière à distinctions, à rivalités, à insultes. De là une échelle immense, le roi au sommet, dans une gloire surhumaine, sorte de dieu foudroyant, si haut placé, et séparé du peuple par une si longue suite de si larges intervalles, qu’il n’y avait plus rien de commun entre lui et les vermisseaux prosternés dans la poussière, au-dessous des pieds de ses derniers valets. Élevés dans l’égalité, jamais nous ne comprendrons ces effrayantes distances, le tremblement de cœur, la vénération, l’humilité profonde qui saisissaient un homme devant son supérieur, la rage obstinée avec laquelle il s’accrochait à l’intrigue, à la faveur, au mensonge, à l’adulation et jusqu’à l’infamie, pour se guinder d’un degré au-dessus de son état. Saint-Simon, un si grand esprit, remplit des volumes et consuma des années pour des querelles de préséance. Le glorieux amiral de Tourville se confondait en déférences devant un jeune duc qui sortait du collège. Mme de Guise étant petite-fille de France, « M. de Guise n’eut qu’un ployant devant madame sa femme. Tous les jours à dîner il lui donnait la serviette, et, quand elle était dans son fauteuil et qu’elle avait déplié sa serviette, M. de Guise debout, elle ordonnait qu’on lui apportât un couvert. Ce couvert se mettait en retour au bout de la table ; puis elle disait à M. de Guise de s’y mettre, et il s’y mettait. » M. de Boufflers, qui à Lille avait presque sauvé la France, reçoit en récompense les grandes entrées : éperdu de reconnaissance, il tombe à genoux et embrasse les genoux du roi. Il n’y avait point d’action qui ne fut un moyen d’honneur pour les uns, de mortification pour les autres. Ma femme aura-t-elle un tabouret ? Monterai-je dans les carrosses du roi ? Pourrai-je entrer avec mon carrosse jusque chez le roi ? Irai-je en manteau chez M. le duc ? M’accordera-t-on l’insigne grâce de me conduire à Meudon ? Aurai-je le bonheur d’être admis aux Marly ? Dans l’oraison funèbre de mon père, est-ce à moi ou au cardinal officiant que le prédicateur adresse la parole ? Puis-je me dispenser d’aller à l’adoration de la croix ? — C’est peu d’obtenir des distinctions pour soi, il faut en obtenir pour ses domestiques ; les princesses triomphent de déclarer que leurs dames d’honneur mangeront avec le roi. C’est peu d’obtenir des distinctions pour sa prospérité, il faut en obtenir pour ses supplices : la famille du comte d’Auvergne, pendu en effigie, se désole, non de le voir exécuté, mais de le voir exécuté comme un simple gentilhomme. C’est peu d’obtenir des distinctions de gloire, il faut obtenir des distinctions de honte : les bâtards simples du roi ont la joie de draper à la mort de leur mère, au désespoir des bâtards doubles qui ne le peuvent pas. Dans quel océan de minuties, de tracasseries poussées jusqu’aux coups de poings « et de griffes », dans quel abîme de petitesses et de ridicules, dans quelles chicanes inextricables de cérémonial et d’étiquette la noblesse était tombée, c’est ce qu’un mandarin chinois pourrait seul comprendre. Le roi confère gravement, longuement, comme d’une affaire d’État, du rang des bâtards ; et, pour établir ce rang, on invente, par le plus pénétrant effort d’un sublime génie, trois moyens sûrs :

Premièrement, M. du Maine aura le bonnet qu’ont les princes du sang et que n’ont pas les pairs ; mais il prêtera le serment que font les pairs et que ne font pas les princes du sang ; et, de plus, il entrera simplement comme les pairs, non comme les princes du sang, qui ont l’honneur de traverser le parquet. Secondement, on l’appellera par son nom comme les pairs pour lui demander son avis, mais avec le bonnet à la main, un peu moins baissé que pour les princes du sang, qui ne sont que regardés sans être nommés. Troisièmement, il sera reçu et conduit en carrosse par un seul huissier, à la différence des princes du sang qui le sont par deux, et des pairs qui ne le sont point du tout. Par cette invention d’huissiers et de bonnets, un rang est fondé, une puissance instituée, la succession fixée, et la monarchie sauvée.

Ces détails suffisent : de 1689 on aperçoit 1789.

III. L’homme

Il y a deux parts en nous : l’une qui nous vient des circonstances, l’autre qui nous vient de la nature. Toutes deux vont dans Saint-Simon au même effet, qui est de le rendre historien.

Il fut homme de cour et n’était point fait pour l’être ; son éducation y répugnait ; pour être bon valet, il était trop grand seigneur ; dès l’enfance, il avait pris chez son père les idées féodales. Ce père, homme hautain, vivait, depuis l’avènement de Louis XIV, retiré dans son gouvernement de Blaye, à la façon des anciens barons, si absolu dans son petit État que le roi lui envoyait la liste des demandeurs de places avec liberté entière d’y choisir ou de prendre en dehors, et de renvoyer ou d’avancer qui bon lui semblait. Il était roi de sa famille comme de son gouvernement, et de sa femme comme de ses domestiques. Un jour Mme de Montespan envoie à Mme de Saint-Simon un brevet de dame d’honneur ; il ouvre la lettre, écrit « qu’à son âge il n’a pas pris une femme pour la cour, mais pour lui. Ma mère y eut grand regret, mais il n’y parut jamais. » Je le crois ; on se taisait sous un pareil maître. — Il se faisait justice, impétueusement, impérieusement, lui-même, avec l’épée, comme sous Henri IV. Un jour, ayant vu une phrase injurieuse dans les Mémoires de La Rochefoucauld, « il se jeta sur une plume, et mit à la marge : L’auteur en a menti. » Il alla chez le libraire, et fit de même aux autres exemplaires ; les MM. de La Rochefoucauld crièrent : il parla plus haut qu’eux, et ils burent l’affront. — Aussi roide envers la cour, il était resté fidèle pendant la Fronde, par orgueil, repoussant les récompenses, prédisant que, le danger passé, on lui refuserait tout, chassant les envoyés d’Espagne avec menace de les jeter dans ses fossés s’ils revenaient, dédaigneusement superbe contre le temps présent, habitant de souvenir sous Louis XIII, « le roi des nobles », que jusqu’à la fin il appelait le roi son maître. Saint-Simon fut élevé dans ces enseignements ; ses premières opinions furent contraires aux opinions utiles et courantes ; le mécontentement était un de ses héritages ; il sortit de chez lui frondeur.

À la cour il l’est encore : il aime le temps passé, qui paraissait gothique ; il loue Louis XIII, en qui on ne voyait d’autre mérite que d’avoir mis Louis XIV au monde. Dans ce peuple d’admirateurs il est déplacé ; il n’a point l’enthousiasme profond ni les genoux pliants. Mme de Maintenon le juge « glorieux ». Il ne sait pas supporter une injustice, et donne sa démission faute d’avancement. Il a le parler haut et libre ; « il lui échappe d’abondance de cœur des raisonnements et des blâmes ». Très pointilleux et récalcitrant, « c’est chose étrange, dit le roi, que M. de Saint-Simon ne songe qu’à étudier les rangs et à faire des procès à tout le monde ». Il a pris de son père la vénération de son titre, la foi parfaite au droit divin des nobles, la persuasion enracinée que les charges et le gouvernement leur appartiennent de naissance comme au roi et sous le roi, la ferme croyance que les ducs et pairs sont médiateurs entre le prince et la nation, et, par-dessus tout, l’âpre volonté de se maintenir debout et entier dans « ce long règne de vile bourgeoisie ». Il hait les ministres, petites gens que le roi préfère, chez qui les seigneurs font antichambre, dont les femmes ont l’insolence de monter dans les carrosses du roi. Il médite des projets contre eux pendant tout le règne, et ce n’est pas toujours à l’insu du maître ; il veut « mettre la noblesse dans le ministère aux dépens de la plume et de la robe, pour que peu à peu cette roture perde les administrations et pour soumettre tout à la noblesse ». — Après avoir blessé le roi dans son autorité, il le blesse dans ses affections. Quand il s’agit « d’espèces », comme les favoris et les bâtards, il est intraitable. Pour empêcher les nouveaux venus d’avoir le pas sur lui, il combat en héros, il chicane en avocat, il souffre en malade ; il éclate en expressions douloureuses, comme s’il était coudoyé par des laquais. C’est « la plus grande plaie que la pairie pût recevoir, et qui en devint la lèpre et le chancre ». Lorsqu’il apprend que d’Antin veut être pair, « à cette prostitution de la dignité », les bras lui tombent ; il s’écrie amèrement que « ce triomphe ne coûtera guère sur des victimes comme lui ». Quand il va faire visite chez le duc du Maine, bâtard parvenu, c’est parce qu’il est certain d’être perdu s’il y manque, ployé par l’exemple « des hommages arrachés à une cour d’esclaves », le cœur brisé, à peine dompté et traîné par toute la volonté du roi jusqu’à « ce calice ». Le jour où le bâtard est dégradé est une « résurrection ». « Je me mourais de joie, j’en étais à craindre la défaillance. Mon cœur, dilaté à l’excès, n’avait plus d’espace pour s’étendre. Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance. J’étais tenté de ne me plus soucier de rien. » Il est clair qu’un homme aussi mal pensant ne pouvait être employé. C’était un seigneur d’avant Richelieu, né cinquante ans trop tard, sourdement révolté et disgracié de naissance. Ne pouvant agir, il écrivit ; au lieu de combattre ouvertement de la main, il combattit secrètement de la plume. Il eût été mécontent et homme de ligue ; il fut mécontent et médisant.

Il choquait par ses mœurs comme par ses prétentions ; il y avait en lui toutes les oppositions, aristocratiques et morales : s’il était pour la noblesse comme Boulainvilliers, il était, comme Fénelon, contre la tyrannie ; le grand seigneur ne murmurait pas plus que l’honnête homme ; avec la révolte du rang, on sentait en lui la révolte de la vertu. Dans ce voisinage de la Régence, sous l’hypocrisie régnante et le libertinage naissant, il fut pieux, même dévot, et passa pour tel : c’était encore un legs de famille. « Mme sa mère, dit le Mercure, l’a fait particulièrement instruire des devoirs d’un bon chrétien. » Son père, pendant plusieurs années, allait tous les jours à la Trappe « Il m’y avait mené. Quoique enfant pour ainsi dire encore, M. de la Trappe eut pour moi des charmes qui m’attachèrent, et la sainteté du lieu m’enchanta. » Chaque année, il y fit une retraite, parfois de plusieurs semaines ; il y prit beaucoup d’inclination pour les chrétiens sévères, pour les jansénistes, pour le duc de Beauvilliers, pour ses gendres. Il y prit aussi des scrupules ; lui si prompt à juger, si violent, si libre quand il faut railler « un cuistre violet », transpercer les jésuites ou démasquer la cour de Rome, il s’arrête au seuil de l’histoire, inquiet, n’osant avancer, craignant de blesser la charité chrétienne, ayant presque envie d’imiter les deux ducs « qu’elle tient enfermés dans une bouteille », s’autorisant du Saint-Esprit qui a daigné écrire l’histoire, à peu près comme Pascal, qui justifiait ses ironies par l’exemple de Dieu. Cette piété un peu timorée contribua à le rendre honnête homme, et l’orgueil du rang confirma sa vertu. En respectant son titre, on se respecte ; les bassesses semblent une roture, et l’on se défend de la séduction des vices comme des empiétements des parvenus. Saint-Simon est un noble cœur, sincère, sans restriction ni ménagements, implacable contre la bassesse, franc envers ses amis et ses ennemis, désespéré quand la nécessité extrême le force à quelque dissimulation ou à quelque condescendance, loyal, hardi pour le bien public, ayant toutes les délicatesses de l’honneur, véritablement épris de la vertu. Plus austère, plus fier, plus roide que ses contemporains, un peu antique comme Tacite, on apercevait en lui, avec le défenseur de l’aristocratie brisée, l’interprète de la justice foulée, et, sous les ressentiments du passé, les menaces de l’avenir.

Comment un Tacite a-t-il subsisté à la cour ? Vingt fois, pendant ces détails, involontairement je l’ai vu, en chaise de poste, sur la route de Blaye, avec un ordre du roi qui le renvoie dans ses terres. Il est resté pourtant ; sa femme fut dame d’honneur de la duchesse de Bourgogne ; il a eu maintes fois le bougeoir : le roi l’a grondé parfois, majestueusement, « d’un vrai ton de père », mais ne l’a jamais foudroyé. Comptez d’abord son beau titre, ses grandes amitiés, ses alliances, M. de Lorges, M. de Beauvilliers, le duc d’Orléans, le duc de Bourgogne. Mais le vrai paratonnerre fut son ambition, instruite par la vue des choses. Il voulait parvenir, et savait comment on parvient. Quand il entra dans le monde, il trouva le roi demi-dieu. C’était au siège de Namur, en 1692 : quarante ans de gloire, point de revers encore, les plus grands réduits, les trois. Ordres empressés sous le despotisme. Il prit d’abord des impressions de respect et d’obéissance, et, pour faire sa cour, accepta et tenta tout ce qu’un homme fier, mais ambitieux, peut entreprendre et subir. Les cavaliers de la maison du roi, habitués aux distinctions, refusaient de prendre des sacs de grain en croupe. « J’acceptai ces sacs, parce que je sentis que cela ferait ma cour après tout le bruit qui s’était fait. » Soldat, il voulait bien obéir en soldat ; courtisan, il voulait bien parler en courtisan. Écoutez ce style : « Je dis au roi que je n’avais pas pu vivre davantage dans sa disgrâce, sans me hasarder à chercher à apprendre par où j’y étais tombé… qu’ayant été quatre ans durant de tous les voyages de Marly, la privation m’en avait été une marque qui m’avait été très sensible, et par la disgrâce, et par la privation de ces temps longs de l’honneur de lui faire ma cour… que j’avais grand soin de ne parler mal de personne ; que, pour Sa Majesté, j’aimerais mieux être mort (en le regardant avec feu entre deux yeux). Je lui parlai aussi de la longue absence que j’avais faite, de la douleur de me trouver mal avec lui, d’où je pris occasion de me répandre moins en respect qu’en choses affectueuses sur mon attachement à sa personne et mon désir de lui plaire en tout, que je poussai avec une sorte de familiarité et d’épanchement… Je le suppliai même de daigner me faire avertir s’il lui revenait quelque chose de moi qui pût lui déplaire, qu’il en saurait aussitôt la vérité, ou pour pardonner à mon ignorance, ou pour mon instruction, ou pour voir si je n’étais pas en faute. » On parlait au roi comme à un dieu, comme à un père, comme à une maîtresse ; lorsqu’un homme d’esprit attrapait ce style, il était difficile de le renvoyer chez lui. Le roi sourit, salua, parut bienveillant ; Saint-Simon demeura à la cour, sans charge, au bon point de vue, ayant le loisir de tout écouter et de tout écrire, un peu disgracié, point trop disgracié, juste assez pour être historien.

Il l’était autant par nature que par fortune ; son tour d’esprit, comme sa position le fit écrivain. Il était trop passionné pour être homme d’action. La pratique et la politique ne s’accommodent pas des élans impétueux ni des mouvements brusques ; au contraire, l’art en profite. La sensibilité violente est la moitié du génie ; pour arracher les hommes à leurs affaires, pour leur imposer ses douleurs et ses joies, il faut une surabondance de douleur et de joie. Le papier est muet sous l’effort d’une passion vulgaire ; pour qu’il parle, il faut que l’artiste ait crié. Dès sa première action, Saint-Simon se montre ardent et emporté. Le voilà amoureux du duc de Beauvilliers ; sur-le-champ il lui demande une de ses filles en mariage, n’importe laquelle ; c’est lui qu’il épouse. Mais le duc n’ose contraindre sa fille, qui veut devenir religieuse. Le jeune homme pousse en avant avec la verve d’un poète qui conçoit un roman et sur-le-champ passe la nuit à l’écrire… Il attend le duc « d’un air allumé de crainte et d’espérance ». Son désir l’enflamme ; en véritable artiste, il s’échauffe à l’œuvre. « Je ne pus me contenir de lui dire à l’oreille que je ne serais point heureux avec une autre qu’avec sa fille. » On lui oppose de nouvelles difficultés ; à l’instant un poème d’arguments, de réfutations, d’expédients, pousse et végète dans sa tête ; il étourdit le duc « de la force de son raisonnement et de sa prodigieuse ardeur » ; c’est à peine si enfin, vaincu par l’impossible, il se déprend de son idée fixe. Balzac courait comme lui après des romans pratiques ou non pratiques. Cette invention violente et cet acharnement de désir sont la grande marque littéraire. Ajoutez-y la drôlerie comique et l’élan de jeunesse ; il y a telle phrase dans le procès des ducs qui court avec une prestesse de gamin. La mère de Saint-Simon ne voulait pas donner des lettres d’État, essentielles pour l’affaire. « Je l’interrompis et lui dis que c’était chose d’honneur, indispensable, promise, attendue sur-le-champ, et, sans attendre de réplique, pris la clef du cabinet, puis les lettres d’État, et cours encore. » Cependant le duc de Richelieu arrivait avec un lavement dans le ventre, fort pressé comme on peut le croire, « exorcisant » Mme de Saint-Simon entre deux opérations et du plus vite qu’il put : voilà Molière et le Malade imaginaire. — Ces gaietés ne sont point le ton habituel ; la sensibilité exaltée n’est comique que par excès ; elle tourne vite au tragique : elle est naturellement effrénée et terrible. Saint-Simon a des fureurs de haine, des ricanements de vengeance, des transports de joie, des folies d’amour, des abattements de douleur, des tressaillements d’horreur que nul, sauf Shakespeare, n’a surpassés. On le voit les yeux fixes et le corps frissonnant, lorsque, dans le suprême épuisement de la France, Desmarets établit l’impôt du dixième : « La capitation doublée et triplée à la volonté arbitraire des intendants des provinces, les marchandises et les denrées de toute espèce imposées en droit au quadruple de leur valeur, taxes d’aides et autres de toute nature et sur toutes sortes de choses : tout cela écrasait nobles et roturiers, seigneurs et gens d’Église, sans que ce qu’il en revenait au roi put suffire, qui tirait le sang de ses sujets sans distinction, qui en exprimait jusqu’au pus. On compte pour rien la désolation de l’impôt même, dans une multitude d’hommes de tous les états si prodigieuse, la combustion des familles par ces cruelles manifestations et par cette lampe portée sur leurs parties les plus honteuses. Moins d’un mois suffit à la pénétration de ces humains commissaires chargés de rendre leur compte de ce doux projet au Cyclope qui les en avait chargés. Il revit avec eux l’édit qu’ils en avaient dressé, tout hérissé de foudres contre les délinquants. Ainsi fut bâclée cette sanglante affaire, et immédiatement après signée, scellée, enregistrée parmi les sanglots suffoqués. » L’homme qui écrit ainsi palpite et frémit tout entier comme un prisonnier devant des cannibales ; le mot y est : « Bureau d’anthropophages ». — Mais l’effet est plus sublime encore, quand le cri de la justice violentée est accru par la furieuse clameur de la souffrance personnelle. L’impression que laisse sa vengeance contre Noailles est accablante ; il semble que, lié et fixe, on sente crouler sur soi l’horrible poids d’une statue d’airain. Trahi, presque perdu par un mensonge, décrié auprès de toute la noblesse, il fut ferme, démentit l’homme publiquement « de la manière la plus diffamatoire et la plus démesurée », sans relâche, en toute circonstance, pendant douze ans. « Noailles souffrit tout en coupable écrasé sous le poids de son crime. Les insultes publiques qu’il essuya de moi sans nombre ne le rebutèrent pas. Il ne se lassa jamais de s’arrêter devant moi chez le régent, en entrant et sortant du conseil de régence, avec une révérence extrêmement marquée, ni moi de passer droit sans le saluer jamais et quelquefois de tourner la tête avec insulte. Et il est très souvent arrivé que je lui ai fait des sorties chez M. le duc d’Orléans et au conseil de régence, dès que j’y trouvais le moindre jour, dont le ton, les termes et les manières effrayaient l’assistance, sans qu’il répondit jamais un seul mot ; mais il rougissait, il palissait et n’osait se commettre à une nouvelle reprise. Cela en vint au point qu’un jour, au sortir d’un conseil où, après l’avoir forcé de rapporter une affaire que je savais qu’il affectionnait, et sur laquelle je l’entrepris sans mesure et le fis tondre, je lui dictais l’arrêt tout de suite, et le lisais après qu’il l’eut écrit, en lui montrant avec hauteur et dérision ma défiance et à tout le conseil ; il se leva, jeta son tabouret à dix pas, et lui qui en place n’avait osé répondre un seul mot que de l’affaire même avec l’air le plus embarrassé et le plus respectueux : “Mort… dit-il, il n’y a plus moyen d’y durer !” s’en alla chez lui, d’où ses plaintes me revinrent, et la fièvre lui en prit. » La douzième année, après un an de supplications, Saint-Simon, forcé par ses amis, plia, « mais comme un homme qui va au supplice », et consentit par grâce à traiter Noailles en indifférent. Cette franchise et cette longueur de haine marquent la force du ressort. — Ce ressort se débanda plus encore le jour de la dégradation des bâtards ; là où l’homme d’action se contient, l’artiste s’abandonne ; on voit ici l’impudeur de la passion épanchée hors de toute digue, si débordée qu’elle engloutit le reste de l’homme, et qu’on y sent l’infini comme dans une mer. « Je l’accablai à cent reprises dans la séance de mes regards assénés et forlongés avec persévérance. L’insulte, le mépris, le dédain, le triomphe lui furent lancés de mes yeux jusqu’en ses moelles. Souvent il baissait la vue, quand il attrapait mes regards ; une fois ou deux, il fixa le sien sur moi, et je me plus à l’outrager par des sourires dérobés, mais noirs, qui achevèrent de le confondre. Je me baignais dans sa rage, et je me délectais à le lui faire sentir. » — Un pareil homme ne devait pas faire fortune : pouvait-il être toujours maître de lui sous Louis XIV ? Il l’a cru ; il se trompait ; ses regards, le pli de ses lèvres, le tremblement de ses mains, tout en lui criait tout haut son amour ou sa haine ; les yeux les moins clairvoyants le perçaient.

Il s’échappait ; au fort de l’action, l’ouragan intérieur l’emportait ; on avait peur de lui ; personne ne se souciait de manier une tempête. Il n’était chez lui et dans son domaine que le soir, les verrous tirés, seul sous sa lampe, libre avec le papier, assez refroidi par le demi-oubli et par l’absence pour noter ses sensations.

Non seulement il en avait de trop vives, mais encore il en avait trop. Leur nombre aussi bien que leur force lui défendaient la vie pratique et lui imposaient la vie littéraire. Tant d’idées gênent. Le politique n’en voit qu’une qui est la vraie ; il a le tact juste, plutôt que l’imagination abondante ; d’instinct, il devine la bonne route, et la suit sans plus chercher. Saint-Simon est un poète épique ; le pour, le contre, les partis mitoyens, l’inextricable entrelacement et les prolongations infinies des conséquences, il a tout embrassé, mesuré, sondé, prévu, discuté ; le plan exact du labyrinthe est tout entier dans sa tête, sans que le moindre petit sentier réel et imaginaire ait échappé à sa vision. Ne vous souvient-il pas que Balzac avait inventé des théories chimiques, une réforme de l’administration, une doctrine philosophique, une explication de l’autre monde, trois cents manières défaire fortune, les ananas à quinze sous pièce, et la manière de gouverner l’État ? Le génie de l’artiste consiste à découvrir vite, aisément et sans cesse, non ce qui est applicable, mais ce qui est vraisemblable. Ainsi fait Saint-Simon ; à chaque volume il trouve le moyen de sauver l’État. Ses amis, Fénelon, le duc de Bourgogne, à huis clos, les domestiques dehors, refaisaient comme lui le royaume. Ils fabriquaient des Salente et autres bonnes petites monarchies bien absolues, ayant pour frein l’honnêteté du roi et l’enfer au bout. C’était une école de « chimériques ». — Saint-Simon fonda aussi (sur le papier) sa république ; il limitait la monarchie en déclarant les engagements du roi viagers, sans force pour lier le successeur. À son avis, cette déclaration réparait tout ; quatre ou cinq pages de conséquences étalent à flots pressés le magnifique torrent de bénédictions et de félicités qui vont couler sur la nation ; un bout de parchemin délivrait le peuple et relevait la monarchie ; rien n’était oublié, sinon cet autre bout de parchemin inévitable, publié par tout roi huit jours après le premier, annulant le premier comme attentatoire aux droits de la couronne. C’est que nulle force ne se limite d’elle-même : son invincible effort est de s’accroître, non de se restreindre ; limitons-la, mais par une force différente ; ce qui pouvait réprimer la royauté, ce n’était pas la royauté, mais la nation. Saint-Simon ne fut qu’un homme « plein de vues », c’est-à-dire romanesque comme Fénelon, quoique préservé des pastorales. — Mais cette richesse d’invention systématique, dangereuse en politique, est utile en littérature ; Saint-Simon entraîne, quoi qu’on en ait ; il nous maîtrise et nous possède. Je ne connais rien de plus éloquent que les trois entretiens qu’il eut avec le duc d’Orléans pour lui faire renvoyer sa maîtresse. Nulle part on n’a vu une telle force et une telle abondance de raisons, si hardies, si frappantes, si bien accompagnées de détails précis et de preuves : tous les intérêts, toutes les passions appelés au secours, l’ambition, l’honneur, le respect de l’opinion publique, le soin de ses amis, l’intérêt de l’État, la crainte ; toutes les objections renversées, tous les expédients trouvés, appliqués, ajustés ; une inondation d’évidence et d’éloquence qui terrasse la résistance, qui noie les doutes, qui verse à flots dans le cœur la lumière et la croyance ; par-dessus tout, une impétuosité généreuse, un emportement d’amitié qui fait tout « mollir et ployer sous le faix de la véhémence » ; une licence d’expressions qui, en face d’un prince du sang, se déchaîne jusqu’aux insultes, « personne ne pouvant plus souffrir dans un petit-fils de France de trente-cinq ans ce que le magistrat et la police eussent châtié, il y a longtemps dans tout autre » ; étant certain « que le dénuement et la saleté de sa vie le feraient tomber plus bas que ces seigneurs péris sous les ruines de leur obscurité débordée ; que c’était à lui, dont les deux mains touchaient à ces deux si différents états, d’en choisir un pour toute sa vie, puisque, après avoir perdu tant d’années et nouvellement depuis l’affaire d’Espagne, meule nouvelle qui l’avait nouvellement suraccablé, un dernier affaissement aurait scellé la pierre du sépulcre où il se serait enterré tout vivant, duquel après nul secours humain, ni sien, ni de personne, ne le pourrait tirer. » Le duc d’Orléans fut emporté par ce torrent et céda. — Nous lions comme lui ; nous comprenons qu’une pareille âme avait besoin de s’épancher. Faute de place dans le monde, il en prit une dans les lettres. Comme un lustre flamboyant, chargé et encombré de lumières, mais exclu de la grande salle de spectacle, il brûla en secret dans sa chambre, et, après cent cinquante ans, il éblouit encore. C’est qu’il a trouvé sa vraie place ; cet esprit qui regorgeait de sensations et d’idées était né curieux, passionné pour l’histoire, affamé d’observations, « perçant de ses regards clandestins chaque physionomie », psychologue d’instinct, « ayant si fort imprimé en lui les différentes cabales, leurs subdivisions, leurs replis, leurs divers personnages et leurs degrés, la connaissance de leurs chemins, de leur ressorts, de leurs divers intérêts, que la méditation de plusieurs jours ne lui eût pas développé et représenté toutes ces choses plus nettement que le premier aspect de tous les visages. »« Cette promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes » prouve qu’il aima l’histoire pour l’histoire. Sa faveur et sa disgrâce, son éducation et son naturel, ses qualités et ses défauts l’y avaient porté. Ainsi naissent les grands hommes, par hasard et nécessité, comme les grands fleuves, quand les accidents du sol et sa pente réunissent en un lit tous ses ruisseaux.

IV. L’écrivain

Au xviie  siècle, les artistes écrivaient en hommes du monde ; Saint-Simon, homme du monde, écrivit en artiste. C’est là son trait. Le public court à lui comme au plus intéressant des historiens.

Ce talent consiste d’abord dans la vue exacte et entière des objets absents. Les poètes du temps les connaissaient par une notion vague et les disaient par une phrase générale. Saint-Simon se figure le détail précis, les angles des formes, la nuance des couleurs, et il les note avec une netteté de peintre ou de géomètre ; je cite tout de suite, pour être précis et l’imiter ; il s’agit de la Vauguyon, demi-fou, qui un jour accula Mme Pelot contre la cheminée, lui mit la tête entre ses deux poings, et voulut la mettre en compote, « Voilà une femme bien effrayée qui, entre ses deux poings, lui faisait des révérences perpendiculaires et des compliments tant qu’elle pouvait, et lui toujours en furie et en menace. » Legendre, un mathématicien, n’eut pas mieux dit. — Chose inouïe dans ce siècle, il imagine le physique comme Victor Hugo ; sans métaphore, ses portraits sont des portraits : « Harlay était un petit homme, vigoureux et maigre, un visage en losange, un nez grand et aquilin, des yeux beaux, parlants, perçants, qui ne regardaient qu’à la dérobée, mais qui, fixés sur un client ou sur un magistrat, étaient pour le faire rentrer en terre ; un habit peu ample, un rabat presque d’ecclésiastique, et des manchettes plates comme eux, une perruque fort brune et fort mêlée de blanc, touffue mais courte, avec une grande calotte par-dessus. Il se tenait et marchait un peu courbé, avec un faux air plus humble que modeste, et rasait toujours les murailles pour se faire faire place avec plus de bruit, et n’avançait qu’à force de révérences respectueuses, et comme honteuses, à droite et à gauche, à Versailles. » Voilà une des raisons qui rendent aujourd’hui Saint-Simon si populaire ; il décrit l’extérieur, comme Walter Scott, Balzac et tous les romanciers contemporains, lesquels sont volontiers antiquaires, commissaires-priseurs et marchandes à la toilette ; son talent et notre goût se rencontrent : les révolutions de l’esprit nous ont portés jusqu’à lui.

Il voit aussi distinctement le moral que le physique, et il le peint parce qu’il le distingue. — Tout le monde sait que le défaut de nos poètes classique est de mettre en scène, non des hommes, mais des idées générales ; leurs personnages sont des passions abstraites qui marchent et dissertent. Vous diriez des vices et des vertus échappés de l’Éthique d’Aristote, habillés d’une robe grecque ou romaine et occupés à s’analyser et à se réfuter. — Saint-Simon connaît l’individu ; il le marque par ses traits spéciaux, par ses particularités, par ses différences ; son personnage n’est point le jaloux ou le brutal, c’est un certain jaloux ou un certain brutal ; il y a trois ou quatre mille coquins chez lui, dont pas un ne ressemble à l’autre. Nous n’imaginons les objets que par ces précisions et ces contrastes ; il faut marquer les qualités distinctives pour rendre les gens visibles ; notre esprit est une toile unie, où les choses n’apparaissent qu’en s’appropriant une forme arrêtée et un contour personnel. Voilà pourquoi ce portrait de l’abbé Dubois est un chef-d’œuvre : « C’était un petit homme maigre, effilé, chafouin, à perruque blonde, à mine de fouine, à physionomie d’esprit, qui était en plein ce qu’un mauvais français appelle un sacre, mais qui ne se peut guère exprimer autrement. Tous les vices combattaient en lui à qui en demeurerait le maître. Ils y faisaient un bruit et un combat continuels entre eux. L’avarice, la débauche, l’ambition, étaient ses dieux ; la perfidie, la flatterie, les servages, ses moyens ; l’impiété parfaite, son repos. Il excellait en basses intrigues, il en vivait, il ne pouvait s’en passer, mais toujours avec un but où toutes ses démarches tendaient, avec une patience qui n’avait de terme que le succès ou la démonstration réitérée de n’y pouvoir arriver, à moins que, cheminant ainsi dans la profondeur et les ténèbres, il ne vît jour à mieux en ouvrant un autre boyau. Il passait ainsi sa vie dans les sapes. » Ne voyez-vous pas la bête souterraine, furet furieux, échauffé par le sang qu’il suce, sifflant et jurant au fond des terriers qu’il sonde ? « La fougue lui faisait faire quelquefois le tour entier et redoublé d’une chambre, courant sur les tables et les chaises sans toucher du pied la terre. » Il vécut et mourut dans les rages et les blasphèmes, « grinçant les dents », écumant, « les yeux hors de la tête », avec une telle tempête et si continue d’ordures et d’injures qu’on ne comprenait pas comment des nerfs d’homme y pouvaient résister ; le sang fiévreux de l’animal de proie s’allumait pour ne plus s’éteindre, et, par des redoublements exaspérés, s’acharnait après le butin. Il y a là une observation pour le physiologiste, il y en a une pour le peintre, pour l’homme du monde, pour le psychologue, pour l’auteur dramatique, pour le premier venu.

Le génie suffit à tout et fournit à tout ; la vision de l’artiste est si complète que son œuvre offre des matériaux aux gens de tout métier, de toute vie et de toute science. Âme, esprit et caractère, intérieur et dehors, gestes et vêtements, passé et présent, Saint-Simon voit tout et fait tout voir. En rassemblant toutes les littératures, vous ne trouveriez guère que trois ou quatre imaginations aussi compréhensives et aussi nettes que celle-là.

Avec la faculté de voir les objets absents, il a la verve : il ne dit rien sans passion. Balzac, aussi profond et aussi puissant visionnaire que lui, n’était qu’un écrivain lent, constructeur minutieux de bâtisses énormes, sorte d’éléphant littéraire, capable de porter des masses prodigieuses, mais d’un pas lourd. Saint-Simon a des ailes. Il écrit avec emportement, d’un élan, suivant à peine le torrent de ses idées par toute la précipitation de sa plume, si prompt à la haine, si vite enfoncé dans la joie, si subitement exalté par l’enthousiasme ou la tendresse, qu’on croit en le lisant vivre un mois en une heure. Cette impétueuse passion est la grande force des artistes ; du premier coup, ils ébranlent ; le cœur conquis, la raison et toutes les facultés sont esclaves. Quand un homme nous met le feu au cerveau, nous nous sentons presque du génie sous la contagion de sa verve ; par la chaleur, notre esprit arrive à la lumière, l’émotion l’agrandit et l’instruit. Lorsqu’on a lu Saint-Simon, toute histoire paraît décolorée et froide. Il n’est pas d’affaire qu’il n’anime, ni d’objet qu’il ne rende visible. Il n’est point de personnage qu’il ne fasse vivre, ni de lecteur qu’il ne fasse penser.

Cette passion ôte au style toute pudeur. Modération, bon goût littéraire, éloquence, noblesse, tout est emporté et noyé. Il note les émotions comme elles lui viennent, violemment, parce qu’elles sont violentes et que, l’occupant tout entier, elles lui bouchent les oreilles contre les réclamations du bon style et du discours régulier. La cuisine, l’écurie, le garde-manger, la maçonnerie, la ménagerie, les mauvais lieux, il prend des expressions partout. Il est cru, trivial, et pétrit ses figures en pleine boue. Tout en restant grand seigneur, il est peuple ; sa superbe unit tout. Que les bourgeois épurent leur style, prudemment, en gens soumis à l’Académie ; il traîne le sien dans le ruisseau, en homme qui méprise son habit et se croit au-dessus des taches. Un jour, impatienté, il dit, de deux évêques : « ces deux animaux mitrés ». Quand la Choin entra en faveur, « M. de Luxembourg, qui avait le nez fin, l’écuma » ; et, pour Clermont, son amant, « il se fit honneur de le ramasser ». Ailleurs, il « s’espace » sur Dangeau, « singe du roi, chamarré de ridicules, avec une fadeur naturelle, entée sur la bassesse du courtisan, et recrépie de l’orgueil du seigneur postiche ». Un peu plus haut il s’agit de Monaco, « souveraineté d’une roche, de laquelle on peut pour ainsi dire cracher hors de ses étroites limites ». Ces familiarités annoncent l’artiste qui se moque de tout quand il faut peindre, et fait litière des bienséances sous son talent. Saint-Simon a besoin de mots vils pour avilir ; il en prend. Son chien, son laquais, son soulier, sa marmite, sa garde-robe, son fumier, il fait sauter tout pêle-mêle et retire de ce bourbier l’objet qui peut figurer à nos yeux son personnage, nous le rendre aussi présent, aussi tangible, aussi maniable que notre robe de chambre et notre pelle à feu. Il y a tel passage où l’on voit le sculpteur qui tripote dans sa glaise, les manches retroussées jusqu’au coude, pétrissant en pleine pâte, obsédé par son idée, précipitant ses mains pour la transporter dans l’argile. « Mme de Castries était un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite, mais bien prise, et aurait passé par un médiocre anneau ; ni derrière, ni gorge, ni menton, fort laide, l’air toujours en peine et étonné ; avec cela, une physionomie qui éclatait d’esprit et qui tenait encore plus parole. » Il les palpe, il les retourne, il porte les mains partout, avec irrévérence, fougueux et rude. Rien de tout cela n’étonne quand on se souvient qu’après la condamnation de Fénelon, un jour, disputant avec le duc de Charost sur Fénelon et Rancé, il cria : « Au moins mon héros n’est pas un repris de justice. » M. de Charost suffoquait. On lui versa des carafes d’eau sur la tête, et pendant ce temps les dames semonçaient Saint-Simon. C’est à ce prix qu’est le génie ; uniquement et totalement englouti dans l’idée qui l’absorbe, il perd de vue la mesure, la décence et le respect.

Il y gagne la force ; car il y prend le droit d’aller jusqu’au bout de sa sensation, d’égaler les mouvements de son style aux mouvements de son cœur, de ne ménager rien, de risquer tout. De là cette peinture de la cour après la mort de Monseigneur, tableau d’agonie physique, sorte de comédie horrible, farce funèbre où nous contemplons en face la grimace de la Vérité et de la Mort. Les passions viles s’y étalent jusqu’à l’extrême ; du premier mot, on y aperçoit tout l’homme ; ce n’est pas le mort que l’on pleure, c’est un pot-au-feu perdu. « Une foule d’officiers de Monseigneur se jetèrent à genoux tout le long de la cour, des deux côtés sur le passage du roi, lui criant avec des hurlements étranges d’avoir compassion d’eux qui avaient tout perdu et qui mouraient de faim. » Doré seul rendrait cette scène et ces deux files de mendiants galonnés, agenouillés avec des flambeaux, criant après leur marmite. Dans les salles trottent les valets envoyés par les gens de la cabale contraire, qui questionnent d’un œil étincelant et hument dans l’air la bonne nouvelle. « Plus avant commençait la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c’est-à-dire les sots, tiraient des soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et secs, louaient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c’est-à-dire de bonté, et plaignaient le roi de la perte d’un si bon fils. Les plus politiques, les yeux fichés en terre et reclus dans des coins, méditaient profondément aux suites d’un événement aussi peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes. » Le duc de Berry, qui perdait tout et d’avance se sentait plié sous son frère, s’abandonnait. « Il versait des larmes pour ainsi dire sanglantes, tant l’amertume en paraissait grande ; il poussait, non des sanglots, mais des cris, mais des hurlements. Il se taisait parfois, mais de suffocation, puis éclatait, mais avec un tel bruit, et un bruit si fort, la trompette forcée du désespoir, que la plupart éclataient aussi à ces redoublements si douloureux, ou par un aiguillon d’amertume, ou par un aiguillon de bienséance. » Un peu plus loin, la duchesse de Bourgogne profitait « de quelques larmes amenées du spectacle, entretenues avec soin pour rougir et barbouiller ses yeux d’héritière. Survint l’Allemande, cérémonieuse et violente, Madame, qui outra tout et barbota à travers les bienséances, rhabillée en grand habit, hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l’un ni l’autre, et les inondant de ses larmes en les embrassant ». Dans les coins du tableau, on voit les dames en déshabillé de nuit, par terre, autour du canapé des princes, les unes en « tas », d’autres approchant du lit, et trouvant le bras nu d’un bon gros Suisse qui bâille de tout son cœur et se renfonce sous les couvertures, fort tranquille, cuvant son vin, et doucement bercé par ce tintamarre de l’hypocrisie et de l’égoïsme. Voilà la mort telle qu’elle est, pleurée par l’intérêt et par le mensonge, raillée et coudoyée par des contrastes amers, entrecoupée de rires, ayant pour vraies funérailles le hoquet convulsif de quelques douleurs débordées, accusant l’homme ou de faiblesse, ou de feinte, ou d’avarice, traînée au cimetière parmi des calculs qui ne savent se cacher, ou des « mugissements » qui ne savent se contenir.

Cette crudité de style et cette violence de vérité ne sont que des effets de la passion ; voici la passion pure. Prenez l’affaire la plus mince, une querelle de préséance, une picoterie, une question de pliant et de fauteuil, tout au plus digne de la comtesse d’Escarbagnas : elle s’agrandit, elle devient un monstre, elle prend tout le cœur et l’esprit ; on y voit le suprême bonheur de toute une vie, la joie délicieuse avalée à longs traits et savourée jusqu’au fond de la coupe, le superbe triomphe, digne objet des efforts les plus soutenus, les mieux combinés et les plus grands ; on pense assister à quelque victoire romaine, signalée par l’anéantissement d’un peuple entier, et il s’agit tout simplement d’une mortification infligée à un Parlement et à un président. « Le scélérat tremblait en prononçant la remontrance. Sa voix entrecoupée, la contrainte de ses yeux, le saisissement et le trouble visible de toute sa personne démentaient le reste du venin dont il ne put refuser la libation à lui-même et à sa compagnie. Ce fut là où je savourai, avec toutes les délices qu’on ne peut exprimer, le spectacle de ces fiers légistes (qui osent nous refuser le salut) prosternés à genoux et rendant à nos pieds un hommage au trône, tandis que, nous étant assis et couverts, sur les hauts sièges, aux côtés du même trône, ces situations et ces postures, si grandement disproportionnées, plaident seules avec tout le perçant de l’évidence la cause de ceux qui véritablement et d’effet sont laterales regis contre ce vas electum du tiers état. Mes yeux fichés, collés sur ces bourgeois superbes, parcouraient tout ce grand banc à genoux ou debout, et les amples replis de ces fourrures ondoyantes à chaque génuflexion longue et redoublée qui ne finissait que par le commandement du roi par la bouche du garde des sceaux, vil petit-gris qui voudrait contrefaire l’hermine en peinture, et ces têtes découvertes et humiliées à la hauteur de nos pieds. » Qui songe à rire de ces pédanteries latines et de ses détails de costumier ? L’artiste est une machine électrique chargée de foudres, qui illumine et couvre toute laideur et toute mesquinerie sous le pétillement de ses éclairs ; sa grandeur consiste dans la grandeur de sa charge ; plus ses nerfs peuvent porter, plus il peut faire ; sa capacité de douleur et de joie mesure le degré de sa force. La misère des sciences morales est de ne pouvoir noter ce degré ; la critique, pour définir Saint-Simon, n’a que des adjectifs vagues et des louanges banales ; je ne puis dire combien il sent et combien il souffre ; pour toute échelle, j’ai des exemples, et j’en use. Lisez encore celui-ci ; je ne sais rien d’égal. Il s’agit de la conduite du duc de Bourgogne après la mort de sa femme. Quiconque a la moindre habitude du style y sent, non seulement un cœur brisé, une âme suffoquée sous l’inondation d’un désespoir sans issue, mais le roidissement des muscles crispés et l’agonie de la machine physique qui, sans s’affaisser, meurt debout : « La douleur de sa perte pénétra jusque dans ses plus intimes moelles. La piété y surnagea par les plus prodigieux efforts. Le sacrifice fut entier, mais il fut sanglant. Dans cette terrible affliction, rien de bas, rien de petit, rien d’indécent. On voyait un homme hors de soi, qui s’extorquait une surface unie, et qui y succombait. »

Ce genre d’esprit s’est déployé en Saint-Simon seul et sans frein ; de là son style, « emporté par la matière, peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer ». Il n’était point homme d’Académie, discoureur régulier, ayant son renom de docte écrivain à défendre. Il écrivait seul, en secret, avec la ferme résolution de n’être point lu tant qu’il vivrait, n’étant guidé ni par le respect de l’opinion, ni par le désir de la gloire viagère. Il n’écrivait pas sur des sujets d’imagination, lesquels dépendent du goût régnant, mais sur des choses personnelles et intimes, uniquement occupé à conserver ses souvenirs et à se faire plaisir. Toutes ces causes le livrèrent à lui-même. Il violenta le français à faire frémir ses contemporains, s’ils l’eussent lu ; et aujourd’hui encore il effarouche la moitié des lecteurs. Ces étrangetés et ces abandons sont naturels, presque nécessaires ; seuls ils peignent l’état d’esprit qui les produit. Il n’y a que des métaphores furieuses capables d’exprimer l’excès de la tension nerveuse ; il n’y a que des phrases disloquées capables d’exprimer les soubresauts de la verve inventive. Quand il peint les liaisons de Fénelon et de Mme Guyon, en disant que « leur sublime s’amalgama », cette courte image, empruntée à la singularité et à la violence des affinités chimiques, est un éclair. Quand il montre, chez les courtisans joyeux de la mort de Monseigneur, « un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne à travers le soin de se tenir et de se composer, un vif, une sorte d’étincelant autour d’eux qui les distinguait malgré qu’ils en eussent », cette expression folle est le cri d’une sensation ; s’il eût mis « un air vif, des regards étincelants », il eût effacé toute la vérité de son image ; dans sa fougue, le personnage entier lui semble pétillant, entouré par la joie d’une sorte d’auréole. — Nul ne voit plus vite et plus d’objets à la fois ; c’est pourquoi son style a des raccourcis passionnés, des idées explicatives attachées en appendice à la phrase principale, étranglées par le peu d’espace, et emportées avec le reste comme par un tourbillon. Ici cinq ou six personnages sont tracés à la volée, chacun par un trait unique. « L’après-dinée nous nous assemblâmes ; M. de Guéménée rêva à la Suisse, à son ordinaire ; M. de Lesdiguières, tout neuf encore, écoutait fort étonné ; M. de Chaulnes raisonnait en ambassadeur, avec le froid et l’accablement d’un courage étouffé par la douleur de son échange, dont il ne put jamais revenir. Le duc de Béthune bavardait des misères, et le duc d’Estrées grommelait en grimaçant sans qu’il en sortît rien. » — Ailleurs, les mots entassés et l’harmonie imitative impriment dans le lecteur sensation du personnage. « Harlay aux écoutes tremblait à chaque ordinaire de Bretagne, et respirait jusqu’au suivant. » La phrase file comme un homme qui glisse et vole effaré sur la pointe du pied. — Plus loin, le style lyrique monte à ses plus hautes figures pour égaler la force des impressions. « La mesure et toute espèce de décence et de bienséance étaient chez elle dans leur centre, et la plus exquise superbe sur son trône. » Cette même phrase, qu’il a cassée à demi, montre, par ses deux commencements différents, l’ordre habituel de ses pensées. Il débute, une autre idée jaillit, les deux jets se croisent, il ne les sépare pas et les laisse couler dans le même canal. De là ces phrases décousues, ces entrelacements, ces idées fichées en travers et faisant saillie, ce style épineux tout hérissé d’additions inattendues, sorte de fourré inculte où les sèches idées abstraites et les riches métaphores florissantes s’entrecroisent, s’entassent, s’étouffent et étouffent le lecteur. Ajoutez des expressions vieillies, populaires, de circonstance ou de mode, le vocabulaire fouillé jusqu’au fond, les mots pris partout, pourvu qu’ils suffisent à l’émotion présente, et, par-dessus tout, une opulence d’images passionnées dignes d’un poète. Ce style bizarre, excessif, incohérent, surchargé, est celui de la nature elle-même ; nul n’est plus utile pour l’histoire de l’âme ; il est la notation littérale et spontanée des sensations.

Un historien secret, un géomètre malade de corps et d’esprit, un bonhomme rêveur, traité comme tel, voilà les trois artistes du xviie  siècle. Ils faisaient rareté et un peu scandale. La Fontaine, le plus heureux, fut le plus parfait ; Pascal, chrétien et philosophe, est le plus élevé ; Saint-Simon, tout livré à sa verve, est le plus puissant et le plus vrai.

Madame de La Fayette22

Jupiter, disent les vieux poètes, a le tonneau des maux à sa droite et le tonneau des biens à sa gauche ; mais les deux mains ne vont qu’ensemble, et, quand l’une puise, l’autre puise aussi. J’ai admiré les jeunes gens de Platon ; mais, pour vingt mille citoyens, il y avait à Athènes deux cent mille esclaves. L’aristocratie, sous Louis XIV, n’a pas manqué de vices ; mais elle n’a manqué ni d’élégance, ni de grâces, ni même de vertus.

La Princesse de Clèves, le plus beau roman du siècle, en offre aux yeux toutes les beautés. C’est une femme qui parle ; il est naturel qu’elle ait bien choisi ; d’ailleurs elle faisait un roman. Les Mémoires de Saint-Simon sont un grand cabinet secret, où gisent entassées sous une lumière vengeresse les défroques salies et menteuses dont s’affublait l’aristocratie servile. Le petit livre de Madame de la Fayette est un écrin d’or où luisent les purs diamants dont se paraît l’aristocratie polie. Après avoir ouvert le cabinet, il est à propos d’ouvrir l’écrin.

Involontairement, pour entendre ce roman, on se transporte dans quelque grand hôtel, aux environs de la place Royale, celui du Carnavalet, par exemple, et l’on aperçoit dans un haut salon, entre les panneaux sculptés et ornés de peintures, la noble et aimable conteuse entourée d’une cour d’amis. Elle parle, mais en grande dame, avec le sentiment secret de sa dignité et de la dignité de ceux qui l’écoutent. Son style imite sa parole ; elle présente au public les personnages de son livre comme elle présenterait à ses amis les hôtes de son salon. Les compliments graves coulent naturellement de ses lèvres, et l’imagination se trouve portée comme dans un monde sublime, au spectacle de tant de perfections et de splendeurs. « Jamais cour, dit-elle, n’a eu tant de belles personnes et d’hommes admirablement faits. Il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu’elle donne de plus beau dans les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. Le roi de Navarre attirait le respect de tout le monde par la grandeur de son rang et par celle qui paraissait en sa personne. Le chevalier de Guise, qu’on appela depuis le grand prieur, était un prince aimé de tout le monde, bien fait, plein d’esprit, plein d’adresse, et d’une valeur célèbre par toute l’Europe. Le prince de Condé, dans un petit corps peu favorisé de la nature, avait une âme grande et hautaine, et un esprit qui le rendait aimable aux yeux même des plus belles femmes. Le duc de Nevers, dont la vie était glorieuse par la guerre et par les grands emplois qu’il avait eus, quoique dans un âge un peu avancé, faisait les délices de la cour. Il avait trois fils parfaitement bien faits… » Je m’arrête ; les louanges et les respects ne s’arrêtent point. De ces habitudes de salon, naissait le style noble que nous admirons et que nous avons perdu. — Quand aujourd’hui Alfred de Musset met en scène les grands seigneurs, il a beau être le plus délicat et le plus charmant esprit de notre siècle, il leur prête des phrases de plébéien et d’artiste mal appris. Ses comtes et ses marquises eussent choqué chez madame de la Fayette. Si une femme avait lâché ce mot : « Vous autres, hommes à la mode, vous n’êtes que des confiseurs déguisés23 », on l’aurait trouvée boutiquière. Si un homme eût dit à une femme, en se jetant à ses genoux : « Je vais vous faire une déclaration vieille comme les rues et bête comme une oie », on l’eût mis à la porte en lui répondant : « Monsieur, je n’écoute pas de pareilles ordures24. » Son dialogue moqueur, brusque, rempli d’images osées et inventées coup sur coup, aurait effarouché les gens, comme un feu d’artifice tiré à l’improviste et à brûle-pourpoint entre les pieds dorés de leurs fauteuils. Madame de la Fayette et ses hôtes ne supposaient pas qu’il y eût au monde des confiseurs ni des oies. Des festins somptueux, des ameublements magnifiques, des palais réguliers, des princes et des princesses d’une âme grande et d’une contenance majestueuse, voilà les souvenirs où puisait leur style. En tout temps le langage copie la vie ; les habitudes du monde forment les expressions des livres ; comme on agit, on écrit. Rien d’étonnant si une société de grands seigneurs, hommes du monde, a inventé le plus beau style qui ait paru.

Ce style est aussi mesuré que noble ; au lieu d’exagérer, il atténue. Madame de la Fayette n’élève jamais la voix. Son ton uniforme et modéré n’a point d’accent passionné ni brusque. D’un bout à l’autre de son livre, brille une sérénité charmante ; ses personnages semblent glisser au milieu d’un air limpide et lumineux. L’amour, la jalousie atroce, les angoisses suprêmes du corps brisé par la maladie de l’âme, les cris saccadés de la passion, le bruit discordant du monde, tout s’adoucit et s’efface, et le tumulte d’en bas arrive comme une harmonie dans la région pure où nous sommes montés. C’est que l’excessif choque comme le vulgaire ; une société si polie repousse les façons de parler violentes ; on ne crie pas dans un salon. Mme de la Fayette ne s’abandonne pas, comme un artiste et comme une actrice ; elle se contient, comme une grande dame et comme une femme du monde. D’ailleurs, même à demi-mot, surtout à demi-mot, ses hôtes l’entendent. Ce sont les nerfs grossiers ou les esprits obtus qui veulent des éclats de voix ; un sourire, un tremblement dans l’accent d’une parole, un mot ralenti, un regard glissé suffisent aux autres. Ceux-là devinent ce qu’on ne dit pas et entendent ce qu’on indique. Leur délicatesse et leur promptitude aperçoivent, à l’instant et sans peine, ce qu’on dissimule ou ce qu’on n’achève pas. Ils comprennent ou imaginent les transports et les tempêtes cachés sous les phrases régulières et calmes. Ils ne veulent pas les voir : ils les entrevoient, et, au même moment, ils en détournent leurs yeux ; ils veulent rester maîtres d’eux-mêmes. Ils se sentent en spectacle, ils redouteraient d’être troublés par des peintures trop véhémentes. Leur finesse n’en a pas besoin, leur dignité en a peur, leur bon goût s’en écarte. Lorsque Mme de Chartres mourante appelle sa fille pour lui dire adieu, elle lui parle du déplaisir qu’elle a de la quitter. Lorsque Mme de Clèves avoue enfin à M. de Nemours ce qu’elle sent pour lui, une demi-phrase indique à peine l’émotion si touchante et si profonde qui les remplit tous les deux. « Elle céda pour la première fois au penchant qu’elle avait pour M. de Nemours, et, le regardant avec des yeux pleins de douceur et de charme : “Je ne vous dirai point que je n’ai pas vu l’attachement que vous avez eu pour moi ; peut-être ne me croiriez-vous pas quand je vous le dirais ; je vous avoue donc, non seulement que je l’ai vu, mais que je l’ai vu tel que vous pouvez souhaiter qu’il m’ait paru” ». Rien de plus. Devant cette retenue et cette pudeur de style, on trouve grossier et médical le Lys dans la vallée, de Balzac.

Une autre grâce est la simplicité. La moitié des mots que nous employons est inconnue à Mme de la Fayette. Elle ressemble à ces anciens peintres qui faisaient toutes les nuances avec cinq ou six couleurs. Il n’y a point de lecture si facile. Un enfant entendrait du premier coup toutes ses expressions et tous ses tours. Le regard les pénètre dès l’abord jusqu’au fond, comme des eaux unies et transparentes ; jamais les paroles n’ont rendu les idées plus visibles ; jamais le lecteur n’a pensé avec autant d’aisance et de clarté. — Aujourd’hui tout écrivain est pédant, et tout style est obscur. Chacun a lu trois ou quatre siècles de trois ou quatre littératures. La philosophie, la science, l’art, la critique nous ont surchargés de leurs découvertes et de leur jargon. L’esprit, en s’étendant, s’est encombré et s’est troublé. Nous sommes devenus économistes, mathématiciens, métaphysiciens, dilettantes, Anglais, Allemands surtout, et nous avons cessé d’être écrivains et Français. Bien plus et bien pis, par besoin de nouveauté et par raffinement d’intelligence, nous avons recherché les nuances imperceptibles, les images extraordinaires, les paradoxes de style, les accouplements d’expressions, les tours inattendus ; nous avons voulu être piquants et nouveaux, nous avons écrit pour réveiller la curiosité lassée, nous avons sacrifié le naturel et la justesse pour surmonter l’inattention et chasser l’ennui. — Au temps de Mme de la Fayette, la littérature naissait, et personne ne naît dégoûté et savant. Elle disait les événements du monde en femme du monde, et l’apportait point les termes des langues spéciales dans la description des mouvements du cœur. Elle peignait les événements de la vie, sans autre envie que de les peindre, et ne songeait point à surpasser des prédécesseurs qu’elle n’avait pas. En tout art, ceux qui viennent les premiers sont les plus heureux ; ils ont plus de succès et moins de peine : ils imitent plus aisément la nature et atteignent plus sûrement la vérité. Ce premier moment est comme une aurore : celle-ci est une des plus limpides ; je ne sais qu’une lumière plus belle, celle qui parut en Grèce au ive  siècle avec les Économiques de Xénophon et le Phèdre de Platon.

Presque toujours les habitudes de l’esprit annoncent les habitudes du cœur. Ici les émotions sont aussi délicates que la manière de les dire ; on reconnaît le tact exquis d’une femme et d’une femme de haut rang. Le propre d’un salon aristocratique est la politesse parfaite, c’est-à-dire le soin scrupuleux d’éviter jusqu’à la plus légère apparence de ce qui pourrait choquer et déplaire ; l’âme y est plus sensible ; les froissements y sont des blessures ; on y est plus prompt à souffrir, parce qu’on y est moins habitué à souffrir. Je ne crois pas que la générosité, la pudeur ou la vertu y soient plus abondantes et plus vivaces qu’ailleurs ; mais il semble que, lorsqu’elles s’y rencontrent, elles y fleurissent avec plus d’aisance et sous un meilleur abri. La vie d’un plébéien est une guerre. Il est contraint à l’économie, à la défiance, souvent à la ruse, à la rigueur ; il est rempli de pensées d’argent ; il assiste chaque jour à des actions grossières ; plus d’une fois il y prend part ; sa femme est une bourgeoise et une ménagère, et le souci pressant, incessant défaire fortune et de vivre les empêche de s’arrêter aux nuances des sentiments. Faites-les princes dès le berceau ; voyez Mme de la Fayette ou Mme de Clèves élevées parmi les respects et les magnificences. Si elles sont bonnes, elles seront généreuses ; elles n’ont point gagné leur argent, écu par écu ; elles ne savent pas ce qu’il faut de peine et d’efforts pour le gagner. Si elles sont honnêtes, elles seront vertueuses ; leur orgueil doublé les munira d’une force double contre les défaillances et les séductions. La délicatesse est une parure de luxe, difficile à porter, que le moindre heurt déchire, mais qui reçoit moins d’accrocs et moins de taches dans un palais que dans un taudis.

Cette délicatesse fait ici le caractère et le charme de l’amour. Mme de Clèves aime sans le savoir ; d’elle-même et sans dessein, elle se range aux opinions de M. de Nemours ; sans le vouloir, elle fait ce qu’il veut ; elle est comme sur une pente qui l’emporte et qu’elle ne voit pas. M. de Nemours ayant laissé deviner qu’il aimerait mieux ne pas la savoir à un bal, « elle fut bien aise de trouver une raison de sévérité pour faire une chose qui était une faveur pour M. de Nemours ». Un peu après, lorsqu’on essaye de tromper le prince, en lui assurant que cette absence était l’effet d’une maladie, « Mme de Clèves fut d’abord fâchée que M. de Nemours eût lieu de croire que c’était lui qui l’avait empêchée d’aller au bal ; mais ensuite elle sentit quelque espèce de chagrin que sa mère lui en eût entièrement ôté l’opinion. » Un autre jour, comme les dames regardaient un portrait de la reine Élisabeth, à la main de qui M. de Nemours avait aspiré, « elle le trouva plus beau qu’elle n’avait envie de le trouver, et ne put s’empêcher de dire qu’il était flatté ». Ces commencements d’émotions confuses, ces nuances de sentiments imprévus et mêlés, ces contentements subits et ces peines sourdes, sont comme les rougeurs douteuses du printemps qui couve et veut éclater. Bientôt la plus innocente des imprudences laisse percer un indice de cette passion secrète ; le remords vient ; mais l’amour subsiste jusque dans le remords qui le combat. « Ce lui était une grande douleur de voir qu’elle n’était plus maîtresse de cacher ses sentiments, et de les avoir laissés paraître au chevalier de Guise. Elle en avait aussi beaucoup que M. de Nemours les connût ; mais cette dernière douleur n’était pas si entière, et elle était mêlée de quelque sorte de douceur. » À chaque instant, le cœur trahit la volonté, et la passion se glisse dans les actions que la raison commande. Obligée de consulter avec M. de Nemours sur des intérêts de famille, elle est heureuse de recevoir ses confidences, « Sous prétexte des affaires de son oncle, elle entrait avec plaisir à garder tous les secrets que M. de Nemours lui confiait. » Désormais l’amour est si bien le maître qu’il fait tous les autres sentiments ; Mme de Clèves le retrouve jusque dans ses amitiés : elle s’attache tout d’un coup à Mme de Martigues, « comme à une personne qui avait une passion aussi bien qu’elle, et qui l’avait pour l’ami intime de son amant. » Dans une âme si belle, l’amour ne peut s’exprimer par des actions violentes ; pour qu’elle garde sa noblesse, il faut qu’elle garde toujours sa modération. Si elle s’abandonnait, elle s’abaisserait. Mais ces fines nuances d’émotion dévoilent toute la force du sentiment qui la possède ; tant de petits effets témoignent de sa présence incessante et de sa domination souveraine ; il conserve toute sa pureté, sans rien perdre de sa grandeur.

Combien cette pureté paraît plus touchante encore, lorsque l’on voit tous les regrets et toutes les résolutions qu’elle excite ! Mme de Clèves est sans cesse en garde contre elle-même ; sitôt qu’elle s’aperçoit de son amour, elle veut le vaincre ; elle se reproche comme un crime les émotions les plus involontaires et les plus fugitives ; il n’y a pas de probité plus haute ni plus scrupuleuse ; la Monime de Racine a moins de pudeur et de générosité. On sent une âme qui a été élevée parmi les plus nobles conseils et les plus saints exemples ; qui, les yeux fixés sur la divine image de la vertu, a conçu pour elle, non seulement de la vénération, mais de la tendresse ; qui respecte l’honneur, non seulement comme une loi inviolable, mais comme la plus chère et la plus précieuse partie de son trésor intérieur ; qui non seulement ne tombera jamais, mais qui n’a jamais eu l’idée de faillir. Elle a recours à son mari contre elle-même ; jusque dans cette confession si hasardée, il y a une modestie exquise ; son honnêteté est si entière, qu’elle semble n’entrevoir qu’à demi, à travers un voile, et malgré elle, le sentiment ou l’action qui serait contraire à son devoir : « Eh bien, monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu qu’on n’a jamais fait à son mari ; mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas d’en laisser paraître si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour, ou si j’avais encore Mme de Chartres pour m’aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons ; si j’ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que, pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu. Conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez. »

Ce style et ces sentiments sont si éloignés des nôtres, que nous avons peine à les comprendre. Ils sont comme des parfums trop fins : nous ne les sentons plus ; tant de délicatesse nous semble de la froideur ou de la fadeur. La société transformée a transformé l’âme. L’homme, comme toute chose vivante, change avec l’air qui le nourrit. Il en est ainsi d’un bout à l’autre de l’histoire : chaque siècle, avec des circonstances qui lui sont propres, produit des sentiments et des beautés qui lui sont propres ; et, à mesure que la race humaine avance, elle laisse derrière elle des formes de société et des sortes de perfection qu’on ne rencontre plus. Aucun âge n’a le droit d’imposer sa beauté aux âges qui précèdent ; aucun âge n’a le devoir d’emprunter sa beauté aux âges qui précèdent. Il ne faut ni dénigrer ni imiter, mais inventer et comprendre. Il faut que l’histoire soit respectueuse et que l’art soit original. Il faut admirer ce que nous avons et ce qui nous manque ; il faut faire autrement que nos ancêtres et louer ce que nos ancêtres ont fait. — Entrez dans Notre-Dame ; au bout d’une demi-heure, lorsque dans l’ombre des piliers énormes vous avez contemplé l’essor passionné des frêles colonnettes, l’enchevêtrement douloureux des figures bizarres et le rayonnement divin des rosaces épanouies, vous comprenez l’extase mystique de la foule maladive qui, agenouillée aux sons des orgues, apercevait là-bas, dans une lumière d’or, le sourire angélique de la Vierge et les mains étendues du Christ. — Un quart d’heure plus tard, au musée de la Renaissance, une statue de Michel-Ange vous montrera, par la fierté de sa structure héroïque, par l’élan effréné de ses bras tordus, par la montagne des muscles soulevés sur son épaule, les superbes passions, la grandeur tragique, le déchaînement des crimes et le paganisme sublime du xvie  siècle. — Ouvrez maintenant un volume de Racine ou cette Princesse de Clèves, et vous y verrez la noblesse, la mesure, la délicatesse charmante, la simplicité et la perfection du style, qu’une littérature naissante pouvait seule avoir, et que la vie de salon, les mœurs de cour, et les sentiments aristocratiques pouvaient seuls produire. — Ni l’extase du moyen âge, ni le paganisme ardent du xvie  siècle, ni la délicatesse et la langue de Louis XIV ne peuvent renaître. L’esprit humain coule avec les événements comme un fleuve. De cent lieues en cent lieues, le terrain change : ici des montagnes brisées, et toute la poésie de la nature sauvage ; plus loin de longues colonnades d’arbres puissants qui enfoncent leur pied dans l’eau violente ; là-bas de grandes plaines régulières et de nobles horizons disposés comme pour le plaisir des yeux ; ici la fourmilière bruyante des villes pressées, avec la beauté du travail fructueux et des arts utiles. Le voyageur qui glisse sur cette eau changeante a tort de regretter ou de mépriser les spectacles qu’il quitte, et doit s’attendre à voir disparaître en quelques heures ceux qui passent en ce moment sous ses yeux.

M. Troplong25 et M. de Montalembert26.

Je me suppose grand amateur d’aristocratie, de démocratie, ou de toute autre sorte de gouvernement. Naturellement, j’écris un livre pour défendre ce que j’aime. Comment faire un livre qui soit lu ?

Si j’arrange une grosse théorie, je vais mettre le public en fuite. Qui est-ce qui voudra suivre aujourd’hui la déduction des droits du peuple ou du gouvernement paternel ? Cela était bon sous Rousseau ou sous M. de Bonald ; mais le Contrat social et la Législation primitive ne sont plus que des parures de bibliothèque. Ma théorie irait les rejoindre, et personne ne se soucie d’aller dormir avec les morts.

Je découvre un moyen excellent, l’emploi de l’histoire. Il faut bien que les Grecs et les Romains servent à quelque chose ; ils me serviront de paravent, et ce sera bien fait. Si j’aime la souveraineté populaire, je prouverai que les Athéniens de Périclès furent les plus heureux des hommes. Si je goûte l’aristocratie, je montrerai que les sénateurs de Rome furent les plus grands des politiques. J’aiderai un peu à la vérité, ce qui est aisé, car un écrivain croit aisément les choses qu’il désire, et j’aurai la satisfaction de composer, comme M. Troplong et M. de Montalembert, un livre animé, adroit, utile à ma cause, agréable au public, et qui ne fera tort qu’à l’histoire.

M. Troplong et M. de Montalembert ont publié, l’un sur l’aristocratie romaine, l’autre sur l’aristocratie anglaise, deux ouvrages d’histoire qui sont deux ouvrages de politique. Si les auteurs parlent tout haut de Rome ou de l’Angleterre, c’est pour parler tout bas d’autre chose. Pour l’un la soigneuse érudition, pour l’autre la généreuse éloquence, ne sont que des armes. Tons deux ont l’air de soutenir une thèse de science ; tous deux défendent des intérêts de parti. Vous les croyez à Westminster ou au Capitole ; ils y sont peut-être, mais c’est pour mieux regarder ailleurs.

M. Troplong n’aime pas l’aristocratie en France ; c’est pourquoi il écrit contre l’aristocratie romaine en faveur de César. Il pose en principe que le gouvernement républicain ne convient pas à un grand État. « Ce fut un tort de Brutus et de Cassius, esprits médiocres avec une âme vigoureuse, de n’avoir pas vu qu’à leur époque l’empire romain, à cause de son étendue et de ses complications, ne pouvait être gouverné par des consuls et un sénat. » M. Troplong oublie que les États-Unis, quoique fort étendus et compliqués, sont gouvernés par un président, un congrès et un sénat. Les yeux fixés ailleurs que sur les États-Unis, il dénigre les ennemis de César et porte César au ciel. Il juge que Tacite n’est pas philosophe et n’entend rien aux grands événements de l’histoire. Il trouve burlesque et digne des Plaideurs ce vers de Lucain sur Caton :

Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.

Il se moque « des ampoules envenimées de son éloquence sonore ». Il blâme Cicéron qui s’était éloigné de César « pour des mécontentements d’orateur ». Il dit que « les municipes et les gens de la campagne surtout ne voyaient dans Pompée qu’un furieux altéré de sang27 ». Il montre en César le libérateur des peuples, le pacificateur du monde, le sauveur de l’empire. Il met tout l’univers de son parti, et réduit ses adversaires à une faction de nobles tyranniques. Il s’emporte contre « les instincts rétifs » de Caton, contre « son amour de l’immobilité », contre sa mort insolente. « Ce suicide fut le désespoir orgueilleux d’un courage impuissant, qui, de défaite en défaite, se voyant chasser de tous les coins de la terre, protestait arrogamment contre l’opinion du monde et les arrêts de la Providence. » Plus loin il ajoute : « Il n’y a qu’un esprit étroit et obstiné qui, lorsqu’il a perdu l’espoir de vaincre, persiste dans la volonté de combattre. » En effet, c’étaient des esprits obstinés et étroits que Judas Machabée, Léonidas, et tous les héros qui ont voulu mourir pour une noble idée qu’accablait la force. M. Troplong est si pressé de voir l’empire, qu’il s’indigne contre Scipion et Caton, qui résistent en Afrique après Pharsale. « Si ce parti était celui de la liberté, comme il s’en vantait, pourquoi n’avait-il avec lui ni Brutus ni Cassius, qui, au lieu de s’obstiner dans une résistance impossible, avaient recherché l’intimité et la faveur du vainqueur ? » Maxime qui prouve que, lorsque certains libéraux deviennent absolutistes, les autres libéraux ne méritent plus le nom de libéraux. — Mais ce n’est pas assez de se soumettre, il faut se rallier vite et de bonne grâce. « Il y avait des hommes qui marchandaient leu soumission et attendaient dans une absence affectée et dans une injurieuse abstention je ne sais quel événement d’où devait renaître la république. » En effet l’impertinence est grande de rester chez soi. — Il loue le grand mouvement d’opinion qui se fit à Rome après Pharsale. « Tandis que les plus passionnés renversaient les statues de Pompée et de Sylla, les plus avisés, voyant avec effroi les préparatifs d’une guerre sanglante et inutile en Afrique, crurent que l’un des meilleurs moyens de la conjurer était de prononcer la condamnation publique du parti pompéien, et de justifier par une adhésion éclatante l’autorité de César. On le nomma consul pour cinq ans, dictateur, non pour six mois, mais pour un an, et tribun en quelque sorte à vie… Rome décréta que César aurait droit de vie et de mort sur les pompéiens, et qu’il pourrait aire la paix ou la guerre sans en référer au sénat ni au peuple. » L’adhésion était forte et Rome donnait beaucoup.

Vous croirez peut-être qu’en louant ainsi César, l’auteur lui permet tout ; non pas : il laisse un rôle aux grands corps, par exemple au sénat, rôle singulier du reste : c’est à eux de prêter leur nom, quand le maître en a besoin. « Il fallait que le mat, qui avait aboli la royauté, la rétablit par un décret. Son adhésion seule pouvait mettre une différence entre César et Sp. Cassius, Mélius et Sp. Manlius, punis de mort pour avoir aspiré à la dignité royale. Il y aurait eu crime de la part de César, si le sénat n’eût été complice. » — À chacun sa part. — Rien d’étrange maintenant si M. Troplong regarde l’action de Brutus comme « une lâcheté, une trahison » ; César fut un prince légitime tué par des ambitieux égoïstes. Je sais que dans nos mœurs l’assassinat est une action détestable ; mais c’est que l’idée de la patrie a changé. Pour juger les anciens, il faut se mettre au point de vue antique. Ce point de vue différent rendait les maximes différentes, et excusait alors ce que nous condamnons aujourd’hui. Supposez qu’un général anglais se fasse maître absolu dans l’Inde, réduise les colons anglais à l’obéissance et améliore la condition des Hindous ; supposez qu’un général américain dans la Virginie fasse des Américains ses sujets et affranchisse les nègres ; supposez qu’un colon de Londonderry, au xviiie  siècle, se soit établi roi d’Irlande et ait aboli les lois odieuses qui opprimaient les Irlandais : le colon de Londonderry, le général anglais et le général américain auront fait une action fort semblable à celle de César, et leur action, pour cela, ne sera pas meilleure. De Brutus ou de César, on voit aisément qui est l’ambitieux et qui est l’égoïste. César savait qu’il volait le bien public en s’emparant de la toute-puissance ; ses soldats le lui criaient derrière son char de triomphe, et la chose était si claire qu’il a pris les soins les plus minutieux pour s’excuser au commencement de ses Commentaires. Pour Brutus, il est à plaindre, car le meurtre d’un homme désarmé est toujours une laide affaire ; mais si quelques lecteurs doutaient de la noblesse de son cœur et de la justice de sa cause, je les prierais de relire l’admirable lettre où il reproche à Cicéron de l’avoir recommandé aux bontés d’Octave28. Il n’y a rien dans l’antiquité de plus fier, de plus généreux, de plus digne d’un homme libre, de plus sincère, de plus désintéressé, de plus dévoué à la patrie ; il n’y a rien de plus simple, de plus solide, de mieux raisonné, de plus opposé au style d’un fanatique et d’un enthousiaste. Caton et Brutus étaient peut-être le parti du passé ; à tout le moins, ils étaient le parti de la vertu. M. Troplong, si grand admirateur de Cicéron, a lu cette lettre ; il l’eût comprise s’il n’eût été qu’historien et non politique, si, en racontant le passé, il n’eût été préoccupé du présent, s’il n’eût voulu nous donner une leçon en jugeant Rome.

M. de Montalembert aussi nous donne une leçon, mais toute contraire. M. Troplong nous montrait une aristocratie qui tombe ; il nous montre une aristocratie qui subsiste. M. Troplong représentait l’aristocratie comme injuste et tyrannique : il la représente comme juste et bienfaisante. M. Troplong célébrait l’avènement d’un gouvernement absolu, protecteur de la multitude ; M. de Montalembert attaque la multitude et le gouvernement absolu. Il combat les institutions qui ruinent l’aristocratie au profit de l’égalité ou du pouvoir central. Il juge que « le morcellement des héritages et l’action dissolvante de l’égalité absolue des partages sont l’instrument le plus efficace que le despotisme ait jamais pu inventer pour broyer toutes les résistances et pulvériser toutes les forces collectives ou individuelles. » Il souhaite que l’Angleterre « refoule le flot continental de la bureaucratie », et réprime « la tendance démocratique qui multiplie les emplois, qui fait remplir, par des agents salariés, nommés et révoqués au gré du gouvernement, les fonctions naguère gratuites, inamovibles ou électives. » Il nous offre pour exemple le génie actif, libéral, indépendant, politique du peuple anglais. « Là nul gouvernement n’a encore imaginé de se substituer à l’action collective ou individuelle des citoyens, de comprimer partout la force spontanée, la volonté responsable, de vouloir tout subordonner à son initiative, à sa correction, à son autorisation, à sa surveillance, à son intervention, à son intérêt personnel. » Il oppose aux Anglais les peuples du continent, « qui ne savent s’émanciper de la tutelle d’un maître que pour se précipiter dans une orgie anarchique. Après quoi, éperdus, étourdis, épuisés par un effort violent et court, ils deviennent la proie du premier audacieux qui leur offre le joug accoutumé, en attendant que la démagogie revienne et ne trouve en face d’elle que des hommes déshabitués de toute action virile et libre, et endormis dans une léthargie chronique. » Pour achever d’être intelligible, il ajoute : « Éclairés par de si grands exemples, sachons accepter l’humiliation provisoire de la liberté comme un châtiment mérité de l’ingratitude, de la légèreté, de l’esprit de discorde et d’indiscipline qui ont accompagné parmi nous ses premiers bienfaits ; mais continuons à croire en elle et à conquérir par l’épreuve, pour nous ou pour notre postérité, les mérites qui nous ont manqué. »

Voilà deux méthodes semblables et deux conclurions opposées. Tous deux regardent l’histoire d’un peuple étranger pour savoir quel gouvernement est bon et durable en France : mais l’un, considérant Rome, trouve que ce gouvernement est la monarchie absolue ; l’autre, considérant l’Angleterre, trouve que ce gouvernement est l’aristocratie libérale. La vérité est qu’ils n’ont cherché dans l’histoire que des arguments pour leur doctrine et des armes pour leur cause. De ce que le gouvernement absolu était nécessaire et durable à Rome, il ne suit pas qu’il soit nécessaire et durable partout. De ce que l’aristocratie libérale est utile et durable en Angleterre, il ne suit pas qu’elle soit utile et durable ailleurs. Chaque peuple a son génie distinct ; c’est pourquoi chaque peuple a son histoire distincte. Les gouvernements, comme les plantes, sont indigènes. Transplantés, ils périssent ou ils languissent. La France n’est point Rome, et l’Angleterre n’est point la France. Nul ne trouvera chez nous les causes qui établirent à Rome la monarchie absolue ; nul ne découvrira chez nous les forces qui maintiennent en Angleterre l’aristocratie libérale. Ceux qui aiment mieux la politique que l’histoire effacent ou méconnaissent ces différences. Pour moi, qui aime fort peu la politique, et beaucoup l’histoire, je vais essayer de les marquer, et pour les marquer, j’ai l’esprit très libre. Le lecteur verra si je songe au temps présent ; j’y pense autant qu’au Japon et au Mexique. Je tâche d’exposer des faits ; je ne cherche pas un masque. Je commettrai sans doute bien des fautes ; à tout le moins je m’efforcerai de ne point tomber dans celle que j’ai blâmée.

I

Ce qui établit à Rome la monarchie absolue, ce fut la décadence.

La vaillante armée de petits propriétaires qui avait conquis et exercé la liberté avait péri. Elle avait péri par la conquête : la victoire avait usé les vainqueurs. Après avoir supporté seize ans l’effort d’Annibal, le soldat romain, embarqué pour la Macédoine, avait combattu le roi Philippe, après Philippe, les Etoliens, après les Etoliens, Antiochus, après Antiochus, Persée, après Persée, Corinthe, Cartilage, Numance. Lorsque, après avoir suivi le char de triomphe, il s’en revenait à sa ferme du Sabinum, le consul lui mettait la main sur l’épaule : « J’ai besoin de toi ; la légion part demain pour la Cisalpine. » Là durait la guerre acharnée, meurtrière, éternelle. Les Boïens en dix ans lassaient quinze consuls, tuaient deux préteurs et plus de légionnaires que n’en coûtèrent en cinquante ans toutes les guerres de Grèce et d’Asie. Les Liguriens luttaient quarante ans. En Espagne, c’était pis. Il fallait conquérir château par château la péninsule entière. Caton en prit quatre cents. Les légionnaires périssaient dans les défilés des sierras, égorgés dans les embuscades. Il fallait couper les mains aux captifs, dévaster méthodiquement les cultures. La victoire gagnée, les otages livrés, le pays soumis, le légionnaire se consumait en travaux gigantesques, routes à bâtir, canaux à creuser, ponts à jeter, arsenaux à construire. Devenu colon, il restait soldat sédentaire, sentinelle perdue sur une frontière, parmi des barbares désespérés, sans cesse en alarmes, souvent massacré avec toute sa famille, pendant qu’il usait ses dernières forces à labourer le champ que son consul avait brûlé. Le quart des hommes valides était dans les camps. De dix-sept ans à quarante-cinq, on ne pouvait refuser son nom à l’enrôlement. De la Grèce à l’Asie, de la Macédoine à la Gaule, de l’Afrique à l’Espagne, les citoyens romains laissaient leurs os sur tous les rivages. Dès l’an 180, les levées se faisaient avec peine. Le censeur Métellus effrayé voulut forcer tous les célibataires au mariage. « Rome, dit Tite-Live, qui levait contre Annibal vingt-trois légions, ne pourrait aujourd’hui en armer huit. »

La conquête attaquait la classe moyenne par la ruine comme par la mort. Elle était pernicieuse à leurs biens autant qu’à leur vie. La petite propriété disparaissait. Retenu vingt ans sous les drapeaux, le légionnaire vendait son champ ou le laissait en friche. S’il le gardait, il succombait sous la concurrence de l’Afrique, de la Sicile, de la Sardaigne. S’il persistait et vivait de l’argent distribué au triomphe, son riche voisin, ancien préteur, sénateur, ami des juges, déplaçait sa borne et prenait sa terre. S’il allait trouver le riche et lui demandait de tenir à ferme ce champ volé ou acheté, on lui montrait des bandes d’esclaves. Ce sont eux qui désormais mènent les troupeaux dans les terres à blé converties en pâturages ; ce sont eux qui désormais remplacent le petit laboureur libre. Le maître les achète par troupes : la conquête et l’administration des traitants les prodiguent sur les marchés. Il les accouple : le croît appartient au propriétaire. Lui-même, enrichi par son proconsulat ou sa préture, par la dépouille des provinciaux ou de ses petits voisins, par la concession ou l’usurpation des terres publiques, agrandit son domaine, qui devient large comme une province. « Plusieurs, dit Columelle, ne sauraient faire le tour de leurs terres à cheval. » Un Domitius, qui avait vingt mille soldats, promit à chacun d’eux sur ses biens quatre arpents. Sur tout le territoire de Léontini en Sicile, il n’y avait que quatre-vingt-trois propriétaires. Des troupeaux d’esclaves, quelles riches, voilà la population des campagnes. Il n’y a plus de place ici pour le petit propriétaire. Qu’il s’en aille ; qu’il tente la fortune à Rome ; qu’il devienne ouvrier ; que, de ses rudes mains accoutumées à l’épée et à la charrue, il essaye de tisser des étoffes, de polir l’acier des miroirs, de servir le luxe et la civilisation nouvelle : là aussi la place est prise. Les grands possèdent la ville comme la campagne ; ils exploitent l’industrie comme l’agriculture ; ils ont pour ouvriers des esclaves, comme ils ont des esclaves pour laboureurs. Chaque temple, chaque corporation, chaque office de l’administration a les siens. Ce sont eux qui font les travaux publics ; ce sont eux qui font les travaux privés. Chaque grande famille possède, exploite et loue des tisserands, des ciseleurs, des brodeurs, des peintres, des architectes, des médecins, des précepteurs, qui lui appartiennent. Ni les champs ni la ville ne nourrissent plus le citoyen libre. À la ville comme aux champs, le travail est aux esclaves, la propriété est aux riches. César trouva que les trois quarts du peuple romain mendiaient. Le tribun Philippe déclare un jour qu’il n’y a pas dans l’État deux mille citoyens qui possèdent. Si le petit laboureur veut vivre, il faut qu’il vienne à Rome ; s’il veut vivre à Rome, il faut qu’il se fasse vendeur de votes, coupe-jarret ou mendiant.

Le voilà donc enrôlé parmi les gladiateurs de Sulpicius, ou solliciteur de distributions dans l’atrium de Crassus. Y est-il seul ? Cette tourbe du champ de Mars et ces applaudisseurs du cirque descendent-ils des orgueilleux paysans qui sont morts à Cannes, et qui, au commencement de la guerre de Macédoine, ont fait sous leur volonté plier la volonté, du sénat ? Celui-ci peut-être : ce visage anguleux et énergique, ce front bas et cicatrisé, ces mains calleuses, ce reste de fierté romaine, annoncent un compagnon de Ligustinus, un compatriote de Marius. Mais son voisin qui s’agite et gesticule comme un spectateur d’Olympie, cet autre aux cheveux parfumés comme un danseur de Lydie, celui-là aux yeux bleus, tout farouche encore, qui sont-ils ? Les captifs ont envahi la cité ; les affranchis font la moitié du peuple ; la race altérée a reçu comme une sentine toute la lie de l’univers. Le maître, au bout de quelques années, a conduit devant le préteur son esclave, s’il est docile. Le Grec, l’Asiatique, touché de la baguette, est devenu citoyen. Il vote pour son patron, il porte son nom, il lui paye une somme chaque année, il lui laisse une partie de son héritage. La générosité est une spéculation politique : cent mille étrangers ou barbares devinrent Romains en soixante-dix ans. Mais la formule du préteur et la toge n’avaient point changé leur cœur. « Quand Jupiter fait un homme esclave, dit Homère, il lui ôte la moitié de son âme. » À la vue de son ancien maître, le nouveau citoyen se rappelait les verges dont son dos gardait l’empreinte, ou la fourche qui avait déformé son cou ; il rentrait à l’instant dans la stupeur de l’obéissance. Un jour Scipion Émilien, qu’ils interrompaient, osa leur dire : « Silence, faux fils de l’Italie ! Vous avez beau faire : ceux que j’ai amenés garrottés à Rome ne me feront jamais peur, tout déliés qu’ils sont maintenant. » Ils se turent sous cette vérité et sous cette insulte. Ni ces mendiants ni ces esclaves ne disputeront la chose publique à Sylla ni à César.

Ils vont la donner à qui voudra la prendre. Les durs paysans, qui labouraient nus sous le soleil et défrichaient les rochers du Sabinum, sont restés laboureurs et pauvres, tant que les campagnes ont été courtes, et que pour butin ils n’ont eu que des pâtres samnites ou des troupeaux gaulois. Maintenant les guerres longues et lointaines retiennent le soldat sous les drapeaux. Il n’est plus ni citoyen, ni laboureur, ni père de famille. Son épée est son gagne-pain, ses aigles sont sa patrie, son chef est son serviteur ou son dieu. Avec Manlius, avec Sylla, avec Lucullus, il campe et promène son brigandage dans la voluptueuse Asie. Les rois, les tétrarques, les riches cités, trop heureux de vivre, lui ouvrent leurs trésors, le comblent de leur luxe. Sous les longs portiques de marbres précieux, entre les tableaux d’Apelle, le légionnaire s’assoit à une table chargée d’argenterie ciselée, emplit son estomac de congres, de surmulets, de vins de Chio et de Chypre, fait danser devant lui des eunuques et des farceurs, et commande à son hôte de lui amener les jeunes filles et les femmes libres du gynécée. Si le père de famille hésite, le Romain a l’épée, et il en use. Sylla a donné aux siens l’Asie en proie et en pâture : seize drachmes par jour à chaque soldat, avec un festin pour tous les amis qu’il invite ; au départ, six cents millions pour le général. Le brutal vétéran joue aux dés sur un tableau de Zeuxis, et brise d’un coup de pied un Cupidon de Praxitèle ; il a des courtisans, des baladins, des cuisiniers, des joueurs de harpe ; il emporte des tapis, des lits de bronze, des buffets d’ivoire. Piller et jouir, telle est désormais sa vie. Il appartient au chef qui lui donne le plus d’argent et le plus de licence. Quand Sylla revint en Italie, tous lui offrirent leur pécule ; la guerre était une si bonne spéculation, qu’ils voulaient en avancer les frais. Si on leur distribue des terres, ils les vendent et vont faire la débauche dans les tavernes de Rome, pour s’enrôler quand ils n’auront plus rien. En quelques années, tous les colons d’Antium, de Lucres, le Tarente, s’étaient enfuis. Un consul trouva Sipontum et Bruxentum désertes. La conquête, qui a dépeuplé la cité, qui a ruiné la classe moyenne, qui l’a déshonorée par des recrues d’esclaves, change les soldats en mercenaires. Le peuple qui gouvernait Rome, affaibli par la mort des hommes, par la perle des biens, par le changement des cultures, par la concurrence des esclaves, par le mélange des affranchis, par la contagion du luxe, par la corruption des mœurs, ne voulait plus et ne pouvait plus gouverner Rome ; et l’armée, sa dernière force, se livrait et le livrait aux grands ambitieux, aux grands hommes et aux grands scélérats.

Ni les uns ni les autres ne manquèrent : la victoire et la conquête les avaient formés. On voyait déjà dans les grands la force et la volonté de tout accaparer et de tout usurper. Depuis Manlius, qui rançonna les petits princes d’Asie, la guerre et la paix étaient un brigandage contre les hommes et contre les dieux. « Athènes, Pergame, Cyzique, Milet, Chio, Samos, l’Asie entière, l’Achaïe, la Grèce, la Sicile, disait Cicéron, sont enfermées maintenant dans quelques villas de nos campagnes. » La terre et l’homme, pressurés, lâchaient leur ancienne et leur nouvelle richesse, et le flot d’or qui coulait sur Rome allait s’engloutir dans deux cents maisons. Les cités, pour subvenir aux exactions, engageaient leurs portiques, leurs murailles et leurs autels. Des hommes libres vendaient leurs enfants. Les richesses immenses, accumulées par le vol, s’accroissaient par l’usure. L’intérêt ordinaire était si terrible, qu’un citoyen intègre pouvait sans se déshonorer demander 48 pour 100. La puissance venait avec l’argent ; avec l’argent et la puissance, le noble achetait ou usurpait les terres voisines. À son domaine d’Italie il ajoutait dix domaines en Sicile, en Afrique, en Épire, en Gaule, en Espagne ; il y nourrissait des troupes d’esclaves, gladiateurs, pâtres farouches, pépinières de meurtriers et de soldats. Ses esclaves forgerons, maçons, charpentiers, artisans, barbiers, cuisiniers, fournissaient Rome ; ses esclaves commerçants, navigateurs, transportaient à Rome les produits du monde ; ses affranchis, ses clients, ses obligés, ses locataires, ses débiteurs, remplissaient les tribus. Des provinces, des rois, des peuples vivaient sous son patronage héréditaire, lui prodiguant les ambassadeurs, les lions et les esclaves, trop heureux de subsister à l’abri de son nom, agenouillés devant ses statues comme devant celles des dieux. Par ses gladiateurs, ses clients et son argent, il règne sur la place publique. Il s’attribue les charges, les honneurs, les gouvernements et les armées. S’il sait vaincre, s’il est politique, ses soldats deviendront son patrimoine, et marcheront à sa volonté contre la patrie. Que va-t-il faire de cette puissance énorme ? Il a pris beaucoup, il veut prendre davantage. Il a conquis la Gaule ou l’Asie, il veut conquérir Rome. Il a tout osé contre les provinces, il osera tout contre ses concitoyens. Le plaisir de vaincre, d’abattre, de tenir dans sa main la vie et les biens des hommes, de commander, de fonder, de remplacer par sa pensée et par sa volonté toutes les pensées et toutes les volontés des autres, s’accroît par la jouissance et par l’espérance, et le conquérant, semblable à l’avare, n’est jamais assouvi. Un patricien, bourreau méthodique, un plébéien massacreur brutal, un général heureux à demi honnête, un grand homme téméraire, un soldat d’avant-garde, un hypocrite patient, tour à tour dominèrent Rome et le monde. Le hasard établissait ou renversait les chefs ; la nécessité amenait et ramenait l’empire. Les uns avaient perdu la force et la volonté d’être libres ; les autres avaient gagné la force et la volonté d’être injustes. Le peuple était trop pauvre, trop dépendant, trop servile ; les grands étaient trop riches, trop forts, trop audacieux. L’égalité s’était rompue et les mœurs s’étaient perdues ; la chose publique avait trop peu de défenseurs et trop d’ennemis. Après cinquante années de batailles, de proscriptions et d’aventures, elle devint la chose privée d’un homme.

La décadence avait fait l’empire, la décadence la conserva. De temps en temps un empereur, parvenu éprouvé par la vie privée, gouverne avec un peu de modération et de sagesse ; on trouve cent ans de restauration et d’équilibre sous les Antonins ; mais auparavant et ensuite quels princes ! et jusqu’à quelles créatures le gouvernement transmis va-t-il tomber ! Un fou, puis un imbécile, puis un parricide histrion et incendiaire : ainsi finissent les Césars. Un bourreau amateur de tortures : ainsi finissent les Flaviens. Un gladiateur poltron : ainsi finissent les Antonins. Que dire de l’empire mis à l’encan, des assassins militaires, des géants barbares, des fanatiques d’Asie, et de cette tourbe de brutes, de furieux et de monstres, que la monarchie romaine lâcha pendant deux siècles sur le genre humain ? Comment se fait-il que personne ne se lève, que nul peuple ne s’affranchisse, que nul gouvernement sensé ne rende un peu de dignité au cœur de l’homme et un peu de liberté aux actions de l’homme ; qu’insensiblement la pesante oppression devienne plus pesante ; que la servilité croissante érige en dieux des misérables dignes de l’hôpital ou du bagne ; que chacun voie sous l’avidité du fisc la terre s’épuiser, les hommes disparaître, l’empire se vider29, et que personne ne s’efforce d’arracher le monde civilisé au gouvernement qui le détruit ? — Les courages manquent, et les hommes commencent à manquer. La conquête, qui a consumé le peuple romain, a consumé les peuples conquis. Polybe déjà disait qu’il ne donnerait pas six mille talents de tout le Péloponnèse. Selon Plutarque, il n’y avait pas trois mille hommes de guerre dans la Grèce entière. La moitié des villes y étaient ruinées. En Épire, en Étolie, en Acarnanie, on ne trouvait que des masures. L’Arcadie était remplie de troupeaux libres, comme les savanes inhabitées de l’Amérique. Pas un navire en Crète. « Qui veut voir des déserts, disait Sénèque, qu’il aille dans la Lucanie et le Bruttium. » La Grande-Grèce, le Samnium, restaient vides. Le reste de l’Italie n’était que villas et solitudes. Depuis César jusqu’au principat d’Auguste, soixante-trois villes avaient été données aux vétérans, et l’on sait ce qu’entre leurs mains devenaient les villes. César déjà se plaignait « du terrible manque d’hommes ». — Mais le cœur des nations était encore plus brisé que leurs forces. La conquête n’avait laissé en elles ni espérance, ni volonté, ni objet d’intérêt, ni source d’action. On vivait, et l’on ne s’occupait plus que de vivre. Il y avait encore des hommes, il n’y avait plus de peuples. Leurs dieux étaient dans le Panthéon de Rome, les statues de leurs dieux dans les villas de la Campanie. Leurs meilleurs citoyens, devenus esclaves, marchands ou citoyens romains, ne connaissaient plus leur patrie. Strabon trouva que Bithyniens, les Mysiens, les Phrygiens, les Lydiens, avaient perdu leur langue. Les prêtres d’Égypte n’entendaient plus leurs inscriptions ni leurs mystères. La Gaule, l’Espagne et l’Afrique étaient latines. Nulle ombre de vie publique : la violente conquête et la savante administration romaine avaient changé les cités libres et les peuples indépendants en autant de fermes régulières où l’unique souci était d’obtenir une exemption d’impôt. Plus d’invention : la littérature, au bout d’un siècle, devient un amusement de rhéteurs et de sophistes30 ; la philosophie, réduite à la pratique, est une exhortation à jouir ou à bien mourir ; les artistes font des copies ; les habiles ouvriers meurent et n’ont point d’élèves ; l’industrie s’amoindrit ; l’esclave s’abrutit ; les curiales s’enfuient ; le mariage devient rare. — Dans cet affaissement de toutes les forces et de toutes les espérances terrestres, devant ce spectacle de l’injustice organisée, de la tyrannie invincible, de la décadence croissante, dans cette ruine de la religion, de la cité, de la famille, des arts, de la philosophie, des lettres, que reste-t-il à l’homme qui n’est point encore descendu dans l’abrutissement ou dans l’orgie ? Le rêve. Il avait commencé dès les guerres d’Asie : les furieuses bacchanales avaient apporté à Rome de panthéisme impur de l’Orient mystique et la vision frénétique de la grande Nature, qui demande pour offrandes la prostitution et le sang Les vieilles religions se transformaient ; les philosophies se corrompaient ; la Kabbale s’accroissait. De désespoir et de dégoût on s’enfuyait dans le monde imaginaire. La vie réelle semblait un songe. L’univers, transfiguré par le délire, apparaissait comme une hiérarchie d’êtres surnaturels, émanations d’un principe obscur, d’autant plus grossières qu’elles s’en éloignaient davantage, et dont l’homme était la plus vile. La perfection était de mépriser cette terre ; la félicité était de la quitter et de remonter l’échelle qui conduisait à l’unité suprême. De la Perse, de l’Inde, de l’Égypte, de la Syrie, arrivait un souffle mystique, et le vertige religieux, comme une contagion, gagnait les âmes. Des prophètes paraissaient en Judée. Simon le mage se disait Dieu le père, et promenait avec lui une femme, symbole de la pensée rachetée. Le magicien Dosithée se croyait le Messie. Apollonius de Tyane ressuscitait les morts. Les miracles se multipliaient, les sectes foisonnaient. Les débris des anciennes religions, le naturalisme sensuel, le mysticisme exalté, le panthéisme profond, les textes de la Bible, les évangiles apocryphes, les dogmes des philosophes, les interprétations symboliques, les rêveries astrologiques, se fondaient en doctrines incohérentes, abîme mouvant de disputes et d’extases, prodigieux chaos où fermentaient confondus le divin et l’humain, la matière et l’esprit, le surnaturel et la nature, parmi les ténèbres et les éclairs. Quiconque lit les dogmes des gnostiques, des valentiniens, des ophites, des esséniens, des carpocratiens, respire l’odeur de la fièvre et se croit dans un hôpital, parmi des hallucinés qui contemplent leur pensée fourmillante et fixent sur le vide leurs yeux brillants. Dans ce tourbillon de fantômes, une pâle et touchante figure se dégage : l’homme opprimé et misérable aperçoit le visage du juste supplicié, qui loue la résignation, qui glorifie la souffrance, qui commande l’espérance, qui offre la pitié, et qui ouvre au pauvre, à l’esclave, à la femme, au condamné, le divin refuge de la bonté infinie et de l’éternel amour. Que César garde la terre : dure la monarchie, dure la servitude ; leur cœur comme leur pensée est ailleurs.

II

Ce portrait convient-il à la France ? On en peut douter. — Ce qui fait durer un gouvernement, c’est l’impuissance des autres ; ce qui fit durer la monarchie à Rome, ce fut l’impuissance du peuple avili et mendiant, des provinces épuisées et meurtries ; ce qui éternisa la souveraineté d’une force et d’une volonté unique, ce fut la décadence de toutes les volontés et de toutes les forces. Y a-t-il encore en France des forces et des volontés ?

Depuis huit cents ans, nous voyons se développer chez nous cette classe moyenne dont la décadence abolit à Rome la liberté. Accrue par ses amis, par ses ennemis, par elle-même, elle est devenue la nation. Sous l’effort du temps et sous le sien, le clergé s’est changé en un corps de fonctionnaires, la noblesse en un salon de gens bien mis, la royauté en un souvenir d’histoire. La Révolution lui a donné les terres des privilégiés. Les progrès inouïs du bien-être ont ajouté en soixante ans un tiers à son nombre. La connaissance et la domination de la nature ont multiplié sa richesse. Le revenu de l’État a quadruplé ; la science et l’industrie nouvelles sont allées dans les plus lointains villages, nourrir, habiller, transporter, agiter les hommes. L’invention et l’activité croissantes ont remué et fécondé toutes les provinces du travail et de la pensée humaine, et l’espérance, autorisée par la réussite, a confirmé la prospérité du présent par les promesses de l’avenir.

C’est l’invention qui mesure la force morale. Pour chercher, pour découvrir, pour appliquer, il faut souhaiter avec passion. La décadence de l’invention attestait à Rome l’affaiblissement des courages ; la fécondité de l’invention annonce chez nous l’énergie du ressort intérieur. Ce siècle, qui n’est pas achevé, a produit plus que ses aînés. La chimie naissante, la géologie ébauchée, sont tout d’un coup devenues adultes. La physique agrandie a défini et manié le plus mystérieux et le plus puissant des impondérables. Les sciences physiques ont fait jaillir des arts et des industries entières. Les sciences naturelles renouvelées ont reçu des lois philosophiques et se sont formées en système. L’histoire est née et a refondu les sciences morales. L’élan intérieur de l’invention originale s’est dirigé et accéléré sous l’élan extérieur de l’intervention étrangère. Nous commençons à écouter le profond murmure qui roule jusqu’à nous, sorti d’Allemagne, retentissement lointain de l’étonnant laboratoire où toutes les pensées humaines, éprouvées et reforgées, reçoivent une nouvelle empreinte et un nouvel ordre de la plus grande philosophie qui ait vécu. Une littérature s’est déployée, aussi abondante en pensées, aussi riche en chefs-d’œuvre que les précédentes, appropriée par ses idées, comme par sa forme, à la classe et à la civilisation qui la produisaient. Plus grossière, plus hardie, moins asservie aux bienséances, plus universelle, elle a découvert et peint des classes de la société dédaignées, des scènes de l’histoire méprisées, des parties de l’âme inconnues, et a montré la démocratie introduite dans le goût comme dans l’État. Plus passionnée, plus douloureuse, plus avide de bonheur, plus sensible à la pitié, plus précipitée vers la rêverie et l’espérance, elle a témoigné des généreux désirs et des aspirations violentes qui, arrachant l’homme aux améliorations qu’il a conquises, le poussent sans relâche sur la route obscure de l’avenir.

La force véritable fait la fierté légitime, et, avec le sentiment de son énergie, on acquiert la conscience de son droit. Avec cette force et cette énergie, on avait perdu à Rome cette fierté et cette conscience ; avec cette force et cette énergie, on a gardé en France cette conscience et cette fierté. La doctrine du droit divin a péri. Particuliers et gouvernements, chacun reconnaît aujourd’hui que l’unique propriétaire d’un peuple est lui-même, que la nation n’est pas faite pour le gouvernement, mais le gouvernement pour la nation, que nulle autorité n’est légitime que par le consentement du public, que nulle autorité n’est stable que par l’appui de l’opinion, que si le peuple paye des impôts et fournit des soldats, c’est pour que ses intérêts soient défendus, pour que son bien-être soit augmenté, pour que sa volonté soit exécutée. La théorie, descendant dans la pratique, s’est prouvée par les événements, et depuis soixante ans fait l’histoire. Au-dessus de tous les gouvernements, à travers tous les gouvernements, a régné un seul roi, l’opinion publique. Ils ont été les instruments, elle a été la maîtresse ; ils ont agi, elle a voulu. Si grande que fût leur puissance ou si ingénieux que fût leur mécanisme, leur puissance s’est affaissée et leur mécanisme s’est déconcerté lorsqu’elle s’est retirée d’eux. Elle les a employés tous et ne s’est attachée à aucun. Elle les prend comme ils viennent, tels que le hasard, la défaite, l’émeute, l’intrigue, la loi, l’illégalité les présentent ; mais elle ne les garde que lorsqu’ils suivent sa pente. Quels qu’ils soient, elle les subit sans beaucoup de choix ; quels qu’ils soient, elle les défait sans beaucoup de peine. Elle les rencontre comme des chars sur la route ; elle y monte, sauf à les quitter, s’ils dévient ; elle les quitte, sauf à les reprendre après qu’elle les a quittés.

Ce n’est donc point dans Rome qu’il faut chercher l’image de la France. Nous y trouvons la décadence, et nous trouvons ici la prospérité. Nous y voyons la monarchie absolue amenée et maintenue par la dépopulation, par la ruine de la classe moyenne, par l’avilissement du peuple, par l’abaissement de l’invention, par l’affaissement de l’intelligence, par le débordement du mysticisme, et nous voyons ici la population croissante, la classe moyenne étendue, le bien-être augmenté, la richesse multipliée, l’invention développée, la nation proclamée souveraine, et, à travers dix constitutions successives, exerçant sa souveraineté par l’ascendant de l’opinion. Là-bas, quelle que soit la révolution, le pouvoir retombe toujours aux mains d’un despote ; ici, quelle que soit la révolution, le pouvoir ressent toujours la pression du peuple. Là-bas, à travers tous les accidents, la force des choses intronisait une volonté privée ; ici, à travers toutes les aventures, elle intronise la volonté publique. Là-bas, un empereur disait à son fils : « Payez bien les soldats, et moquez-vous du reste. » Ici, dans les moments décisifs, les soldats, par leur appui ou par leur immobilité, soutiennent le public ou le laissent faire, et dernièrement, au milieu de la guerre, un homme à la tête de huit cent mille hommes disait : « C’est l’opinion seule qui peut décider la victoire et faire la paix. »

III

Ce qui a donné le gouvernement en Angleterre à une aristocratie libérale, ce sont des circonstances politiques et des dispositions morales qui ne se sont rencontrées nulle part ailleurs.

Au xie  siècle, l’aristocratie implantée par la conquête se trouva unie par la communauté d’intérêts, par l’habitude d’agir en commun, par la nécessité de résister au peuple conquis, par la régularité de son organisation nouvelle, et fit un corps31. Ici, comme en France, elle lutta contre le roi ; mais en France elle n’était qu’une multitude dispersée qui tomba homme par homme ; ici elle formait une armée compacte, où chaque soldat fut défendu par tous les soldats. En France, le roi était faible, et, pour se fortifier, se présenta comme protecteur du peuple ; ici le roi était fort, et, pour lui résister, les barons se présentèrent comme les protecteurs de la nation. Sous Henri Ier, sous Étienne, sous Henri II, sous Jean sans Terre, sous Henri III, sous Édouard Ier, ils réclamèrent et stipulèrent en corps pour eux et pour le public. Par leur union et leur popularité, ils obtinrent des chartes, ils arrachèrent des garanties, ils fondèrent le Parlement, ils conquirent pour eux et pour la nation des institutions libérales, une part dans l’autorité et le gouvernement représentatif. À la fin du xiiie  siècle, cette œuvre était achevée : « C’est la coutume du royaume d’Angleterre, disait au pape un archevêque de Cantorbéry, que, dans toutes les affaires relatives à l’état de ce royaume, on prenne l’avis de tous ceux qui y sont intéressés. »

Ce n’est pas assez, pour une aristocratie qui veut durer, d’être unie et d’être utile ; il faut encore qu’elle se mêle au peuple pour éviter l’envie et qu’elle se recrute dans le peuple pour éviter l’appauvrissement. Les chevaliers, députés des comtés, siégeaient dès le xive  siècle avec les bourgeois, députés des villes. Tandis qu’en France les simples nobles, votant avec les grands seigneurs, laissaient sans lien le tiers état et l’aristocratie, ici les simples nobles, votant avec les bourgeois, unissaient l’aristocratie et le tiers état. En même temps que les deux pouvoirs s’alliaient l’un à l’autre, les deux classes se fondaient l’une dans l’autre32. Des membres de l’aristocratie rentraient dans le peuple ; des membres du peuple entraient dans l’aristocratie. Le riche bourgeois pouvait devenir chevalier ; le petit-fils d’un pair cédait la préséance au chevalier fait la veille. Le gentilhomme pouvait devenir pair ; le fils d’un pair n’était qu’un simple gentilhomme. Des filles de duc épousaient des membres de la Chambre des communes ; plusieurs membres de la Chambre des communes étaient aussi nobles que les plus nobles pairs. « D’une part, il y avait des Bohuns, des Mowbrays, des de Vére, des parents des Plantagenêts sans autre titre que celui d’esquire, sans autres privilèges que celui d’un boutiquier ou d’un fermier » ; de l’autre part, un marchand de Lincoln anobli, député de son comté, pouvait siéger au Parlement entre des gentilshommes cousins du roi, et voir son fils, titré par le roi, assis à Westminster entre le duc de Norfolk et le duc de Clarence. Le grand seigneur ne méprisait point une classe où ses enfants devaient descendre ; le yeoman ne haïssait pas une classe où ses enfants pouvaient monter.

Par ce recrutement incessant et par ce constant mélange, la haute aristocratie, en se faisant des amis, se préparait des successeurs. Elle imprimait dans le peuple des habitudes orgueilleuses, l’esprit d’indépendance, l’amour des institutions libérales, le besoin de contrôler le gouvernement et de prendre part aux affaires. Elle formait une nation aristocratique capable de la remplacer, de défendre les droits acquis et de reconquérir au besoin la liberté À la fin du xve  siècle, la guerre des Deux Roses, le progrès de la civilisation et l’abolition du droit de maintenance renversèrent les mœurs féodales et la renversèrent ; on crut que sa place était vide ; elle ne l’était pas. Les Tudors semblèrent absolus ; leur despotisme eut des bornes. Ils menèrent et ramenèrent d’une religion à l’autre la nation incertaine entre deux religions ; ils décapitèrent les grands seigneurs devenus courtisans ; ils humilièrent le Parlement privé de sa tête. Mais, quand Henri VIII, sans le consentement de ce Parlement, voulut taxer ses sujets au sixième de leurs biens, il ne trouva que des révoltés et point de soldats : il plia sous le mécontentement public, quoique obstiné et téméraire ; il révoqua ses commissions, pardonna à tous les rebelles, et s’excusa publiquement d’avoir violé la loi. Quand Élisabeth, si impérieuse, si populaire, après quarante-trois ans de règne et de succès, voulut multiplier les monopoles, elle vit se redresser contre elle la Chambre irritée et appuyée sur la nation menaçante, et retira la loi en remerciant la nation de son zèle et la Chambre de ses avertissements. Cent vingt ans de paix avaient enrichi, éclairé, multiplié la classe moyenne ; la force lui était venue ; la volonté lui venait avec la force, et déjà l’on pouvait prévoir qu’elle livrerait aux Stuarts la bataille que les grands barons avaient livrée aux Plantagenêts.

Les circonstances qui en Angleterre ont fondé le gouvernement libre ne sont donc pas ordinaires ; elles sont spéciales. Elles ne se sont donc pas rencontrées dans toute nation ; elles ne sont réunies que pour cette nation. C’est la conquête qui, établissant un corps d’aristocratie et un roi puissant, a institué une aristocratie démocratique capable de résistance, et préparé une nation aristocratique capable de liberté. C’est la conquête qui, par ses suites prochaines, forma la ligue des barons qui obtinrent la grande Charte. C’est la conquête qui, par ses suites lointaines, forma le peuple de bourgeois hardis et de gentilshommes de campagne qui prirent la tête de Strafford et tirèrent l’épée contre le roi Charles. C’est la conquête qui, à huit cents ans de distance, maintint les institutions et les habitudes par lesquelles dure aujourd’hui la liberté.

Je n’en veux pour témoin que M. de Montalembert lui-même. Les coutumes qu’il expose et qu’il admire en grand seigneur, en homme de cœur et en homme de parti, sont des héritages. Elles sont toutes spéciales dans le présent, parce qu’elles étaient toutes spéciales dans le passé. Elles sont toutes des effets et des soutiens de l’esprit aristocratique conservé dans la haute classe, implanté dans la nation. Telle est cette liberté de tester, cet usage des substitutions et ce droit d’aînesse appliqué aux terres, qui fonde l’orgueil de race, les traditions de famille, l’influence locale, et donne la force, l’indépendance, la fierté et l’autorité. Telles sont ces magistratures libres et gratuites, qui mettent aux mains des gentilshommes terriens le commandement de la milice, l’administration, la justice, les fonctions municipales, et toute celle foule d’emplois que le gouvernement central exerce chez nous par ses préfets, sa police, ses ingénieurs et ses magistrats. Telle est cette popularité de la haute noblesse qui ouvre ses rangs aux gloires nouvelles, de la petite noblesse qui ouvre ses rangs aux nouveaux propriétaires terriens, de la noblesse entière qui laisse retomber ses fils cadets parmi les simples citoyens, administre le pays, et mène les réformes. Si le bourgeois, au lieu de haïr la noblesse, cherche à devenir noble ; si la loi, au lieu d’empêcher le renouvellement de l’aristocratie, le favorise ; si la noblesse, au lieu de repousser la classe moyenne, se recrute chez elle ; si le gouvernement municipal appartient, non au pouvoir du centre, mais à l’aristocratie du lieu ; si l’aristocratie est populaire et puissante, c’est que l’aristocratie a toujours été populaire et puissante. Si la nation considère les nobles comme ses chefs et ses représentants, c’est qu’elle les a toujours considérés comme ses représentants et ses chefs. L’Angleterre d’aujourd’hui continue l’Angleterre d’autrefois. Il a fallu le hasard unique d’une conquête systématique et d’une royauté menaçante pour donner à l’aristocratie l’unité avec la force, et pour la contraindre à se donner l’appui de la reconnaissance et de l’opinion.

Ce n’était pas assez, pour maintenir le gouvernement libre, de circonstances politiques particulières ; il fallait encore des dispositions morales particulières. Quoi qu’en dise M. de Montalembert, elles se sont rencontrées en Angleterre. Les événements y ont aidé le caractère national ; mais le caractère national a mis à profit les événements.

La faculté qui conquiert et maintient les droits politiques est la volonté énergique et persistante. Dès l’origine, on en trouve ici les sources. Pour jaillir, elle exige une âme passionnée : car on ne veut que ce que l’on désire, et une résolution durable n’est qu’une passion fixée. Elle exige une âme repliée sur elle-même : car, pour surmonter les difficultés et résister à la peine, il faut être absorbé par les idées et sentir en soi comme ressort un motif moral. Elle exige une âme solitaire et capable d’inventer ses convictions : car on ne veut obstinément que ce qu’on s’est persuadé soi-même à soi-même, et les seules résolutions solides sont celles qu’on tire de son propre fonds. À travers la littérature anglaise, vous découvrez à tous les âges cet homme passionné, concentré, intérieur. Vous apercevez cette passion dans la fougue lyrique et dans la sombre exaltation des poésies primitives, dans le style enflammé et dans le délire tragique de la Renaissance, dans le fanatisme visionnaire de la Reforme, dans la sensibilité bizarre ou amère des romans du dernier siècle, dans la fièvre de sympathie douloureuse ou de désespoir incurable qui a inspiré et désolé la littérature de celui-ci. Vous apercevez cette faculté de regarder en soi-même dans la peinture des émotions morales qui remplit la poésie saxonne, dans la profonde composition des caractères dramatiques et dans la science du cœur qu’on rencontre chez les écrivains de la Renaissance, dans le développement de l’homme spirituel et dans l’ascendant de la révélation intérieure qui établirent le protestantisme, dans les romans psychologiques, dans l’analyse lyrique des sentiments intimes, par-dessus tout, dans l’impuissance des arts du dessin et dans l’éternelle tristesse qui, depuis Cædmon jusqu’à Byron, a étendu un voile noir sur tous leurs écrits. Vous apercevez cette originalité solitaire dans les monologues continus et dans la concentration farouche de leur poésie barbare, dans la surabondance de l’invention et de l’inspiration personnelle au temps de la Renaissance, dans l’avènement de la religion qui consacre la foi indépendante et l’appel à soi-même, dans la peinture récente ou contemporaine des singularités individuelles, dans le haut relief des caractères excentriques, dans la description répétée de la dignité froide, de la réserve hautaine et de l’orgueil silencieux. Cette force de désirs, cet attachement aux choses invisibles, cette personnalité concentrée, étaient les matériaux d’une volonté puissante et tenace. L’homme ainsi construit pouvait s’éprendre d’un intérêt moral et le poursuivre avec persévérance. Il s’est épris de celui que lui offraient les circonstances, et il a persévéré dans son effort. La protection d’une aristocratie populaire lui montrait des droits politiques à instituer et à défendre : il les a institués et défendus. L’éducation a aidé la nature : la longueur de la lutte a accru sa vigueur, et l’habitude de l’action lui a donné l’art d’agir. Sous l’effort de ces inclinations innées et de ces habitudes acquises, un caractère s’est formé, le plus énergique, le plus opiniâtre, le mieux armé pour la résistance, muni de toutes les facultés pratiques, pénétré du plus absolu et du plus indomptable orgueil. Ces facultés pratiques, manifestées par l’impuissance métaphorique, par l’amour des faits, des chiffres et de l’utile, par le grand développement du commerce et de l’industrie, le rendent capable de gouverner et d’être gouverné. Elles lui inspirent l’aversion de la politique spéculative, le goût de l’expérience, le sentiment du possible, le respect de l’antiquité, le culte de la loi, bref toutes les habitudes qui peuvent contenir et diriger l’essor de la liberté imprudente. Cet orgueil, manifesté par la morgue solitaire, par l’empire de soi, par la morale rigide, le révolte contre toute loi qu’il n’a pas consentie et contre toute autorité qu’il n’a pas faite ; il lui inspire la persuasion que les affaires publiques sont ses affaires privées, la résolution d’y prendre part, l’attachement à son droit, la volonté de le conserver contre tous les empiétements, par tous les sacrifices, bref, toutes les habitudes qui peuvent protéger et maintenir la liberté attaquée. C’est ainsi qu’elle dure, préservée des égarements, défendue contre les dangers, avec l’orgueil pour ressort, avec le sens pratique pour guide. Elle n’est point l’effet d’un accident que le hasard puisse apporter aux autres, ni d’une institution que l’imitation puisse importer chez les autres, ni d’une vertu qu’un effort de volonté puisse engendrer dans les autres, mais d’antiques et puissantes circonstances, qui pendant huit cents ans ont agi sur toute la race, et d’une forme de cerveau originelle dont l’hérédité et peut-être l’alimentation33 ont augmenté la force. L’histoire et la physiologie sont ses créatrices. Pour la détruire, il faudrait effacer le passé et refondre le type ; et la volonté qui fermente en ce moment dans une de ces têtes est le contrecoup d’un mouvement, spécial imprimé par la race primitive et transmis par vingt-cinq générations de volontés.

IV

Ni ce naturel ni ces circonstances ne se sont rencontrés en France. Il s’en est rencontré d’autres aussi spéciales et tout opposées.

Pendant sept cents ans de suite on y voit tomber tous les pouvoirs qui peuvent instituer la résistance politique, et on y voit s’agrandir le pouvoir central. Tandis que les barons d’Angleterre, soldats d’une même armée, réunis par l’hostilité des vaincus, luttaient et duraient en corps, les barons de France, établis au hasard par les accidents de l’anarchie carlovingienne, rivaux ou ennemis les uns des autres, succombaient tour à tour ou ne se liguaient que pour se séparer. La lente formation du royaume fut la soumission de vingt petits États isolés par un petit État. Le grand baron de l’Ile-de-France, bon politique, paré d’un beau titre, appuyé sur le souvenir de Charlemagne, conquit par les armes ou acquit par des mariages les autres parties de la Gaule, et fit la France. Quand il est mineur ou qu’il se trouve faible, les seigneurs s’allient contre lui ; mais, chacun d’eux ne songeant qu’à soi, au premier accident, ils se dispersent. Révoltés contre Louis IX, ils se trouvent embarrassés par une sortie des Parisiens, se séparent et tombent sur l’un d’eux, qu’ils jugent infidèle. Soutenus par le puissant duc de Bourgogne, ils forment la ligue du Bien public, puis deux ou trois autres ; avec de l’argent et des concessions, Louis XI les désunit, puis les abat. Soulevés sous Anne de Beaujeu, une négociation et un combat leur font poser les armes. Relevés par l’anarchie du xvie  siècle, ils sont achetés un à un par Henri IV : le duc de Guise moyennant quatre cent mille écus, Mayenne par un gouvernement, un autre pour des abbayes, celui-ci pour une pension, celui-là pour un titre. Quatre fois ils prennent les armes sous Marie de Médicis ; plus tard ils complotent contre Richelieu et font la Fronde ; avec des écus, avec des piques de vanité, avec des aumônes de titres, on a toujours raison de leurs serments et de leurs menaces. Braves, spirituels, prodigues, hommes de tournois, hommes d’avant-garde, hommes de salons, qu’importe ? Je ne vois là que de petits rois vaincus tour à tour, puis des courtisans qui, à l’occasion, pressurent leur maître. Le propre d’une aristocratie est d’agir ensemble et d’avoir pour but l’indépendance et l’empire. Ils agissent isolés et désunis, et n’ont pour but que la gloire, la gloriole et l’argent.

Les barons d’Angleterre doublaient par leur popularité leur puissance ; ceux-ci doublent leur impuissance par leur impopularité. Au dehors, ils sont toujours alliés avec les ennemis de la nation, avec l’empereur Othon à Bouvines, avec Henri III d’Angleterre pendant la minorité de Louis IX. Les ducs de Bourgogne, chefs de la noblesse, furent, de père en fils, les amis des Anglais et faillirent perdre le royaume. Charles le Téméraire reniait son titre de Français, se disait Portugais, traitait pour démembrer la France. À la fin du xvie  siècle, ils furent les soudoyés de Philippe II, et manquèrent de lui soumettre leur pays. Pendant les deux règnes suivants, ils ont sans cesse la main dans les coffres de l’Espagne. Il ne se fait pas un complot qui n’ait son centre ou sa succursale à Madrid. Condé finit par devenir général du roi d’Espagne, comme plus tard les émigrés devinrent officiers des souverains étrangers. Au dedans, ils n’ont de pouvoir que pour ruiner le peuple et piller le trésor. Ils sont les ennemis de la civilisation, du bon ordre, de la paix publique. Toutes les blessures qu’ils reçoivent sont des bienfaits pour le pays. Empiéter sur leur juridiction, c’est prévenir les guerres privées, réprimer le vol armé, imposer la justice, diminuer l’oppression, alléger la misère. C’est par leur défaite que les rois deviennent populaires. Quand Louis le Gros prend un château, c’est un repaire qu’il détruit. Sa vie se passe à « punir l’audace des grands qui déchirent l’État par des guerres sans fin, désolent les pauvres, abattent les églises, et la méchanceté des brigands séditieux, ennemis des voyageurs et des faibles34 ». S’ils se révoltent sous Charles VII, c’est contre une réforme utile, l’établissement d’une armée pacifique ; s’ils forment sous Louis XI la ligue du Bien public, ils ne s’attachent dans le traité qu’à « butiner le royaume35 », et ne disent pas un mot du bien public. S’ils refusent de reconnaître Henri IV, c’est pour se faire inscrire au livre des pensions ; s’ils complotent sous Louis XIII, c’est « pour se bien faire valoir36 ». S’ils obéissent sous Louis XIV, c’est pour obtenir des confiscations, des assignations, des survivances. Ils étaient jadis les ennemis de l’ordre public ; ils sont maintenant les ennemis de la caisse publique. Au temps féodal, ils exploitaient les grands chemins par l’épée ; aux temps modernes, ils exploitent le Trésor par des courbettes37.Ils gardent jusqu’au bout le naturel qu’ils ont reçu de leur origine. Leur situation primitive a fait leur caractère définitif. Petits despotes épars, ils n’ont songé qu’à conserver les injustes honneurs et les injustes profits du despotisme ; faibles et nuisibles d’abord, ils sont restés nuisibles autant que faibles ; dispersés et impopulaires, égoïstes contre leurs égaux, égoïstes contre leurs inférieurs, ils n’ont point trouvé de force en eux-mêmes ni d’appui dans la nation.

Cette nation en trouvera-t-elle en elle-même ? Le tiers état n’avait ni la volonté ni la force d’instituer contre le roi des libertés publiques. Tandis qu’en Angleterre il avait les barons pour protecteurs contre le roi, il avait ici le roi pour protecteur contre les barons. Là-bas il favorisait les empiétements des seigneurs ; ici il se réjouissait des empiétements du prince. Là-bas il était fortifié par l’orgueil de tant de franklins saxons que la conquête avait fait descendre dans ses rangs, et de tant de chevaliers normands que le dédoublement du Parlement avait assis sur ses bancs ; ici, réduit à lui-même, privé, par la chute successive des communes, de l’esprit indépendant qu’il eût pu tirer d’elles, composé de bourgeois timides qui avaient reçu du roi le bienfait de la paix et les privilèges municipaux, divisé par l’antique hostilité des provinces, il pliait dans les assemblées, rebuté du clergé et de la noblesse qui votaient à part, ne songeant qu’à alléger ses impôts et à complaire au prince. Celui-ci, d’ailleurs, y pourvoyait par ses prévôts en dirigeant les élections. Ordinairement les convocations sont des cérémonies que le roi emploie contre un grand vassal ou contre un étranger, en manière de manifeste et pour se donner l’apparence de l’assentiment public. Quand l’embarras du gouvernement ou l’excès de la misère leur met le pouvoir aux mains, ils entrent en discorde et ne sont point soutenus par le public. S’ils nomment pour gouverner, en 1353, un conseil de trente-six hommes, « les nobles et les prélats, qui commencent à se tanner de leur entreprise et ordonnance38 », refusent de payer l’impôt qu’ils ont voté. En 1484, « l’argent nous désunit, dit l’historien de l’assemblée. Il nous rendit presque ennemis les uns des autres, chacun luttant pour sa province et cherchant à lui faire supporter la moindre part d’impôt ». En 1614, les trois ordres sont en désaccord, et la noblesse, indignée de ce que le tiers état ait osé se dire son frère cadet, va se plaindre au roi, et le prie de déclarer que la différence des bourgeois aux gentilshommes est celle de valets à maîtres. Étranges assemblées souveraines dont le caractère est d’obéir, de se disputer et de n’être point obéies ! Le public se soucie peu qu’on les respecte ; quand les rois, par une usurpation énorme, rendent perpétuelle la taille votée pour un an, il réclame à peine. Le tiers état, comme la noblesse, garde l’empreinte de ses origines. Dispersée, sans appui, tyrannique, elle ne pouvait gouverner et voulait jouir. Divisé, sans appui, pacifique, il ne pouvait gouverner et voulait vivre tranquille39. L’une eut les honneurs et les grâces, l’autre la paix et l’ordre, et l’une et l’autre laissèrent prendre le gouvernement au roi.

Le caractère national poussait le courant des faits dans le même sens que les situations primitives, et les circonstances extérieures avaient pour aide les inclinations innées. Dès l’origine, le génie indépendant, passionné, concentré, qui assura chez nos voisins la liberté politique, nous a manqué. La langue et la littérature, à peine naissantes, annoncent ici, dès le xie  siècle, une race légère et sociable. Ce caractère ne prend point les choses à cœur, d’un désir ardent et persistant, avec une réflexion intense ; il les effleure et court, à d’autres. On aperçoit dès l’abord ce manque d’attention passionnée et profonde dans la clarté des longues épopées prosaïques, dans l’abondance des poèmes didactiques et des froides allégories, dans la popularité des fabliaux malins, dans la modération éternelle du style, dans la perfection subite de la prose. On l’aperçoit aux deux grands siècles dans le développement de la raison oratoire et de l’art d’écrire, dans la nullité de l’ode, dans la tranquillité de la tragédie, dans l’excellence classique de l’exposition, de la dissertation et du récit, dans la vivacité piquante du style moqueur. On l’aperçoit à tous les âges dans le goût du tempéré et de l’agréable, dans l’aversion pour le violent et le sérieux, dans la domination de la raison et de la gaieté. Ce caractère n’est pas propre à l’invention solitaire des opinions personnelles et des actions indépendantes ; il est trop bien fourni des facultés qu’emploie la société, trop bien approprié à la camaraderie et à la compagnie, trop sociable pour ne pas agir et penser d’après autrui. Vous apercevez ces facultés dans l’habileté involontaire des premiers conteurs, comme dans l’art calculé des derniers maîtres, dans les soties comme dans la comédie, dans les moralités comme dans la tragédie, dans les vers de Rutebeuf comme dans la prose de Voltaire, dans l’épopée de Turold comme dans l’analyse de Condillac. Expliquer, raconter, prouver, causer, toutes ces actions aboutissent à un auditoire ; c’est pourquoi toutes ces actions se font aisément et bien dans notre pays. Vous y découvrez à tous les âges le don d’être clair et d’être agréable, l’art de se faire entendre et de se faire écouter. Cette légèreté empêche de vouloir fortement ; cette sociabilité empêche de vouloir par soi-même. L’une affaiblit l’énergie des volontés, l’autre ôte aux volontés l’initiative. L’homme ainsi doué ne sait ni ouvrir la résistance, ni persévérer dans la résistance. Il change facilement de conviction et reçoit facilement sa conviction des autres. Il est disposé, sinon à servir, du moins à obéir. Il accepte volontiers, sinon la tyrannie, du moins la discipline. Quoiqu’il aime la moquerie, il est resté catholique. Quoiqu’il ait horreur de l’ennui, il a vénéré la régularité littéraire. Un peuple ainsi composé ressemble à un troupeau de chevaux fringants, mais dociles40. Ils ne vont qu’ensemble et sur les pas d’un chef.

Ainsi soutenu par les événements généraux et par les inclinations publiques, le pouvoir central s’est fondé et s’est accru. Tous les progrès de la nation l’ont développé. Au xive  siècle, la soumission des petits tyrans féodaux, l’achèvement du royaume et la naissance de la paix intérieure ont rendu les Valois tout-puissants. Au xve  siècle, l’expulsion des Anglais et la ruine de la grande féodalité donnent au roi la taille perpétuelle, une armée permanente et la souveraineté sans contrôle. Au xvie  siècle, l’expulsion des Espagnols, la pacification du pays, le développement soudain de la prospérité publique amènent la monarchie absolue. La civilisation générale et l’autorité centrale, comme les deux chevaux d’un char, ont toujours marché de front. — Et cet étrange mouvement ne s’est point arrêté. Les révolutions libérales ont augmenté la souveraineté du centre et la docilité des extrémités. Sous Louis XIV, les États des provinces, les coutumes et les privilèges des villes, des corporations, des chapitres, les parlements, les débris de l’antique indépendance provinciale41, ralentissaient, modifiaient, gênaient l’action du roi. Dijon était un centre. On voit par les lettres du président des Brosses qu’il y a cent ans à peine un chef-lieu de province était une capitale, que ses dignités suffisaient aux ambitions, qu’on trouvait naturel d’y borner sa carrière et d’y enfermer sa vie, qu’on osait y penser, et qu’on ne recevait pas de Paris des opinions toutes faites. La Révolution et l’Empire ont supprimé ces libertés et ces entraves. Au lieu de cités et de provinces, on a fait des communes, collections d’habitants, et des départements, collections de communes. Dorénavant, pour percer une porte ou couper un arbre, il fallut une permission d’en haut. Le gouvernement roula sur toutes les volontés comme sur une route unie, traîné par un attelage innombrable et régulier de fonctionnaires. Paris devint l’atelier unique, chargé de la fabrication de toutes les pensées et de tous les ordres. Une révolution s’y fait, tout le monde l’accepte ; une dynastie en est chassée, elle est chassée de la France. Qui tient la tête a le corps. L’idée d’obéir vient à tout le monde ; l’idée de résister ne vient à personne. Lorsqu’en 1848 un hasard imprévu jeta dix hommes à l’hôtel de ville, chacun se rangea sous leurs ordres ; quels que fussent les chefs, peu importait, il fallait des chefs ; sinon, il semblait que tout allait se dissoudre. La machine est si vaste, si compliquée, si profondément introduite dans toutes les parties de la vie et de la fortune des citoyens, que les citoyens croient périr, lorsqu’ils cessent d’apercevoir le machiniste debout auprès du premier rouage Ils sont si habitués à voir le mouvement venir d’en haut qu’ils n’osent toucher eux-mêmes aux pièces dont ils sont proches. Envoyez-nous des préfets, des magistrats, des professeurs, des commissaires, des ingénieurs, des percepteurs, des vérificateurs et surtout des gendarmes. Nous les appelons comme les Juifs demandaient la manne. Notre plus grande peur est de sentir que le gouvernement défaille ; notre premier besoin est d’être gouvernés.

Mais les événements historiques et les qualités morales, qui semblent avoir détruit en nous l’esprit d’indépendance, l’ont rétabli sous une autre forme. Ils l’ont ôté à l’individu, ils l’ont donné à la masse. Ils ont accablé des citoyens sous le pouvoir central : ils ont soumis le pouvoir central au public.

Ce qui a développé ce pouvoir, ce sont ses bienfaits ; c’est pourquoi sa propre augmentation lui a préparé un maître, la classe moyenne accrue sous sa main, incessamment recrutée par le peuple, enrichie, éclairée, enhardie. Des hommes intelligents que n’énerve point la misère peuvent se laisser gouverner, ils ne se laissent point opprimer ; ils peuvent manquer d’indépendance, ils ne manquent point d’égoïsme ; ils supporteront d’être taxés sans leur consentement, ils ne supporteront pas d’être ruinés par les taxes ; ils sont peut-être incapables de se révolter chacun dans sa commune, ils sont très capables d’être mécontents tous ensemble, et il n’est point de force qu’un tel mécontentement ne fasse plier.

D’autre part, le caractère national, qui fournissait des armes au pouvoir central, en fournissait contre lui. S’il n’avait pas la force de concentration passionnée et la puissance de réflexion solitaire qui fondent l’indépendance durable et la volonté personnelle, il avait la puissance d’analyse, et l’analyse est hardie, philosophique, destructive ; elle consiste à décomposer les idées en elles-mêmes sans tenir compte de l’expérience ; elle impose le goût de ce qui est raisonnable et non de ce qui est pratique ; elle sacrifie volontiers les faits aux déductions. Armée de la moquerie, elle dissout aisément tout ce qu’elle touche, et elle touche d’abord aux gouvernements qu’elle subit. Les attaques qu’au moyen âge elle entassa contre le clergé sont innombrables, et Jean de Meung expliquait déjà comment à l’origine le peuple avait fait un roi en élisant « un grand vilain, le plus osseux, le plus corsu » qui fût dans la bande. Après l’âge d’enfance et de malices naïves, vint l’âge de virilité et de théories raisonnées. On considéra l’homme abstrait, le gouvernement en soi la société en général ; on fit des systèmes philosophiques très bien déduits et parfaitement ordonnés sur les droits de l’homme et sur le contrat social. On s’éprit de cette théorie philosophique, et on prétendit l’appliquer telle quelle, non seulement à soi, mais aux voisins et à tous les peuples. Rien de plus curieux que les discours des clubs et des assemblées de la fin du siècle, discours de politiques spéculatifs qui ont la dialectique de Rousseau pour expérience, qui croient qu’un gouvernement s’établit comme un raisonnement, et pensent, comme Sieyès, qu’avec une jolie combinaison d’institutions ingénieuses on fonde une constitution éternelle. D’autres plus prudents, plus instruits, aussi proches du vrai qu’on peut l’être, apercevant en Angleterre un gouvernement tempéré qui durait, l’importèrent en France et le crurent définitif, oubliant que des institutions légales ne sont pas une constitution sociale, que la liberté durable est fondée par un caractère et des mœurs, non par une loi et un vote ; bref, que l’âme d’un Français n’est point l’âme d’un Anglais. D’autres, et les plus audacieux de tous, examinèrent bientôt la propriété en soi, l’association en général, la valeur abstraite, déclarèrent qu’ils avaient découvert la vraie nature de la justice et du bonheur, et demandèrent qu’à l’instant on refondît la société de fond en comble, pour mettre en pratique les théorèmes trouvés. Toujours, sous le règne « des faits accomplis », une théorie quelconque a saisi l’imagination publique. Privés de l’habitude d’agir et munis de l’habitude de raisonner, nous nous éprenons de politique spéculative, et nous voulons régler les choses d’après de pures conceptions. Armés de l’analyse et accoutumés à tirer d’un principe ses conséquences, nous découvrons aisément en quoi les faits présents choquent la raison philosophique, et nous sommes très enclins à les mettre à bas. Nous regardons rarement le passé, le possible, le praticable ; nous considérons assidûment le beau, le bien, le juste en soi ; nous aimons mieux ce qui est conséquent que ce qui est applicable ; nous apercevons plus volontiers ce qui doit être que ce qui peut être ; nous ne songeons pas à faire un gouvernement pour le Français que nous sommes, mais pour l’homme abstrait qui est en nous. Comme d’ailleurs nous avons le mépris facile, la moquerie prompte et la main leste, les actions suivent les pensées, et au bout d’un instant nous sommes au bord d’une révolution.

Au bout d’un instant nous sommes au fond d’une révolution. Car le pouvoir central, en ôtant tout ce qui lui faisait obstacle, a ôté tout ce qui lui donnait appui. Le nivellement des classes et des provinces, en préparant l’obéissance simultanée et facile, a préparé la défection simultanée et facile. On se soumettait à lui sans difficulté ; sans difficulté on se soumet à son successeur. Les fonctionnaires, étant dociles, sont dociles envers tout le monde. L’armée, étant nationale et recrutée incessamment dans le public, suit à quelques pas en arrière la marche de l’opinion publique. Au bout de quelque temps, la chance a tourné. L’assentiment universel, qui semblait rendre le gouvernement invincible, s’est retiré. Il reste seul avec ses employés et ses soldats. Insensiblement, employés et soldats s’attiédissent ; dorénavant un combat dans la rue suffit pour l’abattre. On voit s’établir une force ou une théorie qui se croit éternelle ; nous vivions à son abri, un peu lassés, assez tranquilles, et très dociles, en attendant l’accès d’impatience ou d’enthousiasme prochain.

C’est ainsi que la force des situations primitives et l’ascendant des inclinations innées ont accru à l’excès chez nous la puissance du gouvernement central et la fragilité du gouvernement central, l’esprit de révolution et l’esprit d’obéissance. Il n’est presque aucun parti qui ne maudisse l’un ou l’autre, croyant au premier aspect que, pour extirper la plante détestée, il suffira de remuer un pied de terre. La vérité est qu’elle plonge par ses racines entrecroisées et infinies jusqu’au fond du sol et jusqu’aux extrémités du champ où elle croit, attachée aux plus anciens et aux plus vastes événements de notre histoire, aux plus intimes et aux plus puissants de nos penchants et de nos facultés. Si nous obéissons volontiers, c’est que la division et l’impopularité de l’aristocratie, l’isolement, la timidité, l’humble condition de la bourgeoisie, les bienfaits du pouvoir central, le manque de volonté solitaire et personnelle, ont pendant sept cents ans effacé les libertés publiques, aboli les habitudes de résistance individuelle ou locale, fortifié le gouvernement général et central. Si nous faisons aisément des révolutions, c’est que le progrès continu de la classe moyenne, le nivellement universel, l’abolition de toutes les forces subordonnées, la puissance destructive de l’analyse, la confiance aux théories politiques, le goût de la logique pure, ont donné autorité à la philosophie politique, et ont laissé le gouvernement sans défense contre les accidents de la rue qui viennent aider la souveraineté de l’opinion. Il en est ici comme en Angleterre. L’histoire et la nature ont travaillé de tout leur effort à établir la constitution des deux pays : ici la souveraineté du pouvoir central tempérée par l’ascendant de l’opinion et la menace de la révolution prochaine ; là-bas le gouvernement d’une aristocratie recrutée, continuée, et appuyée par la nation. Ici, comme là-bas, vous trouveriez dans la littérature, dans la morale, dans la philosophie, dans les arts, dans la conversation, dans les goûts, dans les moindres détails et dans les moindres habitudes de la vie, dans le costume, dans les gestes, les traces des causes qui instituent, chez les uns et chez les autres, des formes de société et de gouvernement différentes ; vous songeriez alors que la grandeur et le nombre des effets mesurent la puissance des causes ; que, pour supprimer les effets, il faut supprimer les causes ; que, pour abattre les obstacles qui empêchent chez nous l’avènement d’une aristocratie comme celle de l’Angleterre, il faudrait renverser cette prodigieuse légion de différences, et par conséquent refondre le Français jusque dans les plus minutieux détails de ses inclinations et de sa vie ; vous concluriez, contre M. de Montalembert, comme contre M. Troplong, que, si nous pouvons observer les autres peuples comme des objets d’étude et de science, si nous devons les admirer comme des modèles de prospérité et de puissance, nous ne pouvons importer chez nous leur histoire ou leur caractère, ni chercher notre gouvernement ailleurs que dans notre nature et dans notre passé.

Placé sur ce terrain, on a plus de chance de bien voir et plus de plaisir à voir. Chaque nation apparaît comme une grande expérience instituée par la nature. Chaque pays est un creuset où des substances distinctes en des proportions différentes sont jetées dans des conditions particulières. Ces substances sont les tempéraments et les caractères. Ces conditions sont les climats et la situation originelle des classes. Le mélange fermente d’après des lois fixes, insensiblement, pendant des siècles, et aboutit ici à des matières stables, là-bas à des composés qui font explosion. On aime à apercevoir le sourd travail qui fait bouillonner lentement et incessamment ces gigantesques masses. On se pénètre des incalculables forces qui broient, ou éparpillent, ou soudent ensemble la multitude des particules vivantes asservies à leur effort. On sent le progrès régulier qui, par une série comptée de transformations prévues, les amène à l’état défini et marqué. On jouit par sympathie de la toute-puissance de la nature, et l’on sourit en voyant la chimiste éternelle, par une mince altération des proportions, des conditions ou des substances, imposer des révolutions, fabriquer des destinées, instituer la grandeur ou la décadence, et fixer d’avance à chaque peuple les œuvres qu’il doit faire et les misères qu’il doit porter. C’est un spectacle grandiose que celui du laboratoire infini, étendu dans le temps et dans l’espace, où tant de vases divers, les uns éteints et remplis de cendres stériles, les autres agissants et rougis de flammes fécondes, manifestent la diversité de la vie ondoyante et l’uniformité des lois immortelles. Confinés dans un coin de l’espace et de la durée, éphémères, abrégés demain peut-être par le contrecoup d’une explosion ou par le hasard d’un mélange, nous pouvons cependant découvrir plusieurs de ces lois et concevoir l’ensemble de cette vie. Cela vaut la peine de vivre ; la fortune et la nature nous ont bien traités.

Voyage en Espagne, par Madame d’Aulnoy.
L’Espagne en 1679

On imprime beaucoup de livres nouveaux ; on ferait bien de réimprimer quelques livres anciens, au premier rang celui-ci. D’abord il est bien écrit ; Mme d’Aulnoy est du grand siècle littéraire ; elle appartient au meilleur monde ; elle parle avec justesse et naturel ; elle n’est point prude, philosophe ou pédante ; elle est exempte de toute affectation ; elle observe sans effort, blâme ou loue avec discrétion et mesure ; elle n’exagère jamais, elle ne croit ni ne veut faire un chef-d’œuvre ; son récit semble un entretien ; elle a toutes les qualités d’une Française bien douée et bien élevée, bon sens, liberté d’esprit, tact sûr, grâce un peu moqueuse, politesse aisée et continue. D’autre part, elle voit l’Espagne à un moment curieux de son histoire : c’est la fin d’une grande époque ; le dernier descendant de Charles-Quint est roi ; après lui, la nation, sous une nouvelle dynastie, entrera dans une nouvelle carrière. D’ordinaire, on ne connaît l’Espagne que par son drame, ses romans picaresques et sa peinture ; quand sur de tels documents, on essaye de se figurer la vie réelle, on hésite et on n’ose conclure ; de pareilles mœurs semblent fabuleuses. Après avoir lu ce voyage, on les voit et on les touche, telles que les arts les avaient représentées ; ni les livres ni les tableaux n’avaient menti ; les personnages de Lope, de Caldéron, de Murillo et de Zurbaran couraient les rues. Le lecteur va juger du caractère espagnol, non d’après les œuvres d’imagination qui le mettent en scène, mais d’après un témoin qui l’a vu.

I

Le spectacle est étrange et terrible ; c’est celui d’une dévastation, et au premier regard la cause de toutes ces misères apparaît. — Les choses ont des lois, et ces lois sont rigides ; elles opèrent contre l’homme ou pour l’homme, à son choix ; mais il n’est pas maître de les changer. Il les subit et il en pâtit, ou il s’y accommode et il en profite ; dans les choses morales comme dans les choses physiques, le contrecoup est sûr ; à nous d’aviser ; nous serons brisés, si nous le provoquons et l’attendons. — L’Espagne l’a provoqué et attendu, et sous ce choc elle tombe en ruines. À la fin du xviie  siècle, elle ressemble à la Turquie contemporaine. Quoique grande comme la France, elle est réduite à huit millions d’habitants. Tour à tour elle a servi de proie à la Hollande, à Cromwell, à Richelieu, à Mazarin, à Louis XIV ; à chaque guerre, elle perd une province ; on lui enlève ses villes au pas de course. Si elle se soutient, c’est par l’aide des nations protestantes ; si elle conserve les Pays-Bas, c’est avec des garnisons hollandaises. Son armée est de vingt mille mauvais soldats ; pour flotte, elle a des vaisseaux prêtés par Gènes, et de toutes parts, à côté de l’impuissance de l’État, éclate la misère du sujet. — Pas une fontaine à Tolède ; le grand réservoir qui alimentait la ville est rompu, on ne l’a point réparé, et il faut maintenant descendre à trente toises, jusqu’au Tage, pour aller chercher l’eau. Dans la Manche et la Galice, quatre-vingts lieues de pays sont désertes. « Le plus grand arbre qu’on y trouve, c’est un peu de serpolet et de thym sauvage. » Pas une hôtellerie. On y voyage en caravanes, dans de grandes machines à six roues, qui peuvent tenir quarante personnes, qu’on attèle de vingt chevaux, et qui partent huit ou dix ensemble pour se secourir au besoin. Dans les autres provinces, les auberges continuent celles où couchait don Quichotte. À dix lieues de Madrid, les chambres sont des trous noirs où il faut apporter de la lumière en plein midi ». Point d’autre lumière qu’une lampe infecte. « On est allé partout et même chez le curé pour avoir de la chandelle, il ne s’en est point trouvé… Point de cheminée. On fait un trou au haut du plancher, et la fumée sort par là. » Dans cet air qui aveugle et suffoque, « grouillent une douzaine d’hommes et autant de femmes, plus noirs que des diables, puants et sales comme des cochons, et vêtus comme des gueux ». Un d’eux racle une mauvaise guitare et chante avec une voix de chat enroué. Les femmes, ébouriffées comme des bohémiennes, cachent leur peau noire et jaune sous cinq ou six colliers de grosses boules de verre : « Ni pot au feu, ni plats lavés. Il n’y a qu’une tasse dans la maison, et, pour l’avoir, il faut attendre que les muletiers s’en soient servis. » L’aspect est celui d’un campement asiatique, ou, dans les villes, les fritures, les ordures et les boues rappellent la négligence d’une cité d’Orient. À Madrid, les maisons sont en terre et en briques, la plupart sans vitres : « Quand on veut parler d’une maison à qui rien ne manque, on dit qu’elle est vitrée. — Il ne se peut rien de plus mal pavé que les rues ; quelque doucement qu’on aille, on est roué par les cahots. » Les ruisseaux sont stagnants et font une telle fange que « les chevaux en ont toujours jusqu’aux sangles ». L’ordure rejaillit sur les dames en carrosse ; il faut, pour s’en préserver, qu’elles baissent leurs vitres et leurs grands rideaux ; encore bien souvent l’eau entre-t-elle par le bas des portières. Une promenade est un péril. Dernièrement le carrosse de l’ambassadeur de Venise a versé, au sortir de son palais, dans cette « marée noire », et ses velours, ses broderies, ses dorures de douze mille écus ont été si bien déshonorés, que depuis il n’a plus servi. — La police des mœurs ne vaut pas mieux que la police des rues. Les bravi assassinent moyennant finance, et les gens de justice font pis que les bravi. « En donnant quelque argent à un alcade ou à un alguazil, on fera arrêter la personne la plus innocente, on la fera jeter dans un cachot et périr de faim, sans nulle procédure, sans ordre, sans décret. » — En revanche, « les voleurs, les assassins, les empoisonneurs demeurent tranquillement à Madrid, pourvu qu’ils n’aient pas de biens ». S’ils en ont, la police exploite leur crime pour leur voler leur argent. Nulle idée de la justice. On exécute à mort deux ou trois coupables par an, et avec répugnance. « Ce sont des hommes comme nous, disent-ils, nos compatriotes et sujets du roi. » En présence de l’échafaud, le peuple pleure, et, comme en Italie, il est contre le bourreau pour le criminel. Une cité est ici, comme en Orient, un amas d’hommes livrés à eux-mêmes pour grouiller dans leurs taudis et se débattre avec leurs instincts. Si le gouvernement intervient, ce n’est point par des services, mais par des exactions : il prend, laisse faire, et ne tire pas plus profit de l’homme que l’homme ne tire profit des choses. Ni les volontés humaines, ni les forces naturelles n’ont été organisées, sagement, de façon à marcher droit vers un but utile ; et le désordre, la sauvagerie, la stérilité primitives subsistent dans la société comme sur le sol. Misère et parade, dorures et guenilles : il y a déjà cent ans que, dans Lazarille de Tormès, on écrivait le roman de la faim. — Dans cette décadence commune, la faute n’est pas plus au gouvernement qu’au peuple. Ce que le premier a fait, l’autre l’a commencé, approuvé ou voulu. L’intolérance catholique, la politique absolutiste, l’administration inepte et brutale ont eu la nation pour complice. Si l’on cherche la cause de cet affaiblissement continu ou de cette barbarie persistante, ce n’est pas seulement dans la sottise ni dans la folie des chefs qu’on la trouve ; c’est d’abord et surtout dans cette structure intime des âmes, qui, en tout pays, impose à chaque nation sa fortune, bonne ou mauvaise, et la destine aux désastres ou aux succès.

Le premier trait du caractère espagnol, c’est le manque de sens pratique. Il ne sait pas et surtout il ne veut pas s’accommoder aux choses. La superbe est son fonds, et il juge le souci de l’utile trop bas pour lui. En Biscaye et Navarre, tous, jusqu’aux porteurs d’eau, sont caballeros ; la nation entière ayant combattu les Maures, quiconque est du pays est tenu pour fils des croisés ; la loi déclare que les enfants trouvés seront réputés nobles, et un noble ne travaille pas. « Partout le moindre paysan est persuadé qu’il est hidalgo, c’est-à-dire gentilhomme ; dans la moindre maisonnette, il y a une histoire fabuleuse composée depuis cent ans, qui se laisse pour tout héritage aux enfants et aux neveux de ce villageois, et, dans cette histoire fabuleuse, ils font tous entrer de l’ancienne chevalerie et du merveilleux, disant que leurs trisaïeul, don Pedro et don Juan, ont rendu tels et tels services à la couronne ; ils ne veulent point déroger à la gravidad ni à la descendencia. Voilà comme ils en parlent, et ils souffrent plus aisément la faim et les autres nécessités de la vie que de travailler, disent-ils, comme des mercenaires, ce qui n’appartient qu’à des esclaves ; de sorte que l’orgueil, secondé de la paresse, les empêche la plupart d’ensemencer leurs terres, à moins qu’il ne vienne des étrangers les cultiver. De sorte qu’un paysan est assis dans sa chaise, lisant un vieux roman, pendant que les autres travaillent pour lui et tirent tout son argent. » Quelle que soit la condition, le même orgueil subsiste. Le cuisinier d’un archevêque, grondé par son maître pour avoir caché la clef de la marmite, refuse de la rendre et répond : « Je ne puis souffrir qu’on me querelle, étant de race de vieux chrétiens nobles comme le roi et même un peu plus. » Les domestiques exigent des égards ; « ils prétendent la plupart être d’aussi bonne maison que le maître qu’ils servent, et s’ils en étaient outragés, ils seraient capables, pour se venger, de le tuer en trahison ou de l’empoisonner. On en a vu plusieurs exemples ». — Vous allez à Madrid chez un boucher ; « vous lui demandez la moitié d’un veau et le reste de proportion ; il ne daigne pas ni vous répondre ni vous donner quoi que ce soit. Vous vous retranchez à une longe de veau ; il vous fait payer d’avance, puis vous donne par sa lucarne un gigot de mouton. Vous le lui rendez en disant que ce n’est point cela que vous voulez ; il le reprend et vous donne à la place un aloyau de bœuf. L’on crie encore plus fort pour avoir la longe ; il ne s’en émeut pas davantage, jette votre argent et vous ferme la fenêtre au nez. » Ce n’est pas le marchand qui fait la cour à l’acheteur, c’est l’acheteur qui fait la cour au marchand. « Les pauvres même ont de la gloire, et quand ils demandent l’aumône, c’est d’un air impérieux et dominant. Si on les refuse, il faut que ce soit avec civilité, en leur disant : Caballero, que Votre Grâce me pardonne, je n’ai point de monnaie. » La fortune a eu beau faire ; sous les guenilles d’un mendiant, il y a l’âme d’un roi, qui se croit né pour les respects et la parade. — Un cordonnier s’approche d’une femme qui vendait du saumon et en demande une livre. « Sans doute, dit-elle, Votre Grâce en demande, parce qu’elle le croit à bon marché ; mais elle se trompe, il vaut un écu la livre. » Le cordonnier, indigné, lui répondit d’un ton de colère : « S’il avait été à bon marché, il ne m’en aurait fallu qu’une livre ; puisqu’il est cher, j’en veux trois. — Aussitôt il lui a donné trois écus, et, enfonçant son petit chapeau, après avoir relevé sa moustache par rodomontade, il a relevé aussi la pointe de sa formidable épée jusqu’à son épaule, et nous a regardées fièrement, voyant bien que nous écoutions son colloque et que nous étions étrangères. — La beauté de la chose, c’est que peut-être cet homme si glorieux n’a rien au monde que ces trois écus-là, que c’est le gain de toute sa semaine, et que demain lui, sa femme et ses petits enfants jeûneront plus rigoureusement qu’au pain et à l’eau. Mais telle est l’humeur de ces gens-ci ; il y en a même plusieurs qui prennent les pieds d’un chapon et les font pendre par-dessous leur manteau, comme s’ils avaient effectivement un chapon, et cependant ils n’en ont que les pieds. » — Au reste, parmi leurs cuirs et leurs tire-pieds, ceux-ci vivent en seigneurs. « On ne voit pas un menuisier, un sellier, ou quelque autre homme de boutique qui ne soit habillé de velours et de satin, comme le roi, ayant la grande épée, le poignard et la guitare attachée dans sa boutique… Ils ne travaillent que le moins qu’ils peuvent, et il n’y a que l’extrême nécessité qui les oblige à faire quelque chose ; puis ils vont porter leur marchandise. Si c’est un cordonnier et qu’il ait deux apprentis, il les mène tous deux avec lui, et donne à chacun un soulier à porter ; s’il y en a trois, il les mène tous trois, et ce n’est qu’avec peine qu’il se rabaisse à vous essayer sa besogne. Quand elle est livrée, il va s’asseoir au soleil avec une troupe d’autres fainéants comme lui, et là, d’une autorité souveraine, ils décident des affaires d’État et règlent les intérêts des princes. » La discussion s’échauffe, ils se querellent et se battent. Dernièrement, on a porté chez l’ambassadrice de Danemark un fruitier fort blessé ; il avait tiré l’épée pour soutenir que le sultan devait faire étrangler son frère. Au théâtre, ils décident ; c’est un cordonnier qui, à Madrid, mène les sifflets ou les applaudissements, et l’auteur vient d’avance dans sa boutique le consulter sur ses pièces. Enfin, ils sont galants, musiciens, poètes. Aux jours de fête, à la promenade ou dans le lit du Mançanarès, on les voit causer noblement en buvant de l’eau, et jouer de la guitare ou de la harpe. À un pareil peuple il faudrait un peuple d’esclaves. Faute d’esclaves pour les fournir d’habits, de provisions, de bien-être, ils restent au lit le jour où ils font laver leur unique chemise, et jeûnent en habits râpés.

L’exemple part des plus grands et du roi lui-même. En somme, l’administration est celle d’un pacha qui coupe l’arbre pour avoir le fruit. Défense de planter aux Indes des vignes, des oliviers, ou d’établir des manufactures ; les galions du roi sont les seuls fournisseurs, et la répartition indique à chaque village combien de verroteries il doit acheter. Un gouvernement de province n’est pas une charge exercée pour le service des sujets, mais un bénéfice exploité au profit du possesseur. À ce titre, et pour que chacun puisse s’enrichir à son tour, on ne les donne que pour trois et cinq ans. « Ils y vont la plupart fort pauvres et y pillent le plus qu’ils peuvent. Un vice-roi rapporte sans peine cinq millions d’écus ; un gouverneur de place, cinq à six cent mille ; un religieux prêcheur, trente ou quarante mille. » L’Espagnol n’a point dépassé les idées grossières des civilisations despotiques, où l’administration n’est qu’une conquête à demeure, où le seul moyen d’acquérir est la rapine, où la seule valeur est l’argent. Au retour, « ils gardent cet argent dans leurs coffres, et, tant qu’il dure, font belle dépense ». Ils ne le convertissent point en terres, ils ne le placent point à intérêt ; « ils tiennent au-dessous d’eux d’en tirer profit » ; ils puisent à même ; « quand ils n’en ont plus, ils sollicitent un nouveau poste ». Nulle idée d’économie. « Quand un père meurt et laisse de l’argent comptant et des pupilles, on enferme l’argent dans un bon coffre sans le faire profiter. » Le duc de Frias a laissé trois filles et 600 000 écus comptant ; on a mis l’argent dans trois coffres, chacun avec le nom de l’enfant ; les tuteurs gardent les clefs, et dix ans, quinze ans après, le jour du mariage, on les ouvre. — Ce que nous appelons crédit, entreprise, travail en grand, est inconnu. La richesse est un tas d’or palpable qu’on enferme ou qu’on étale. Le duc d’Albuquerque a quatorze cents douzaines d’assiettes d’or et d’argent, cinq cents grands plats, sept cents petits, le reste à proportion, quarante échelles d’argent pour monter jusqu’au haut de son buffet. Le duc d’Albe, qui n’est pas riche en vaisselle, a six cents douzaines d’assiettes d’argent et huit cents plats. — Le cortège correspond au luxe, et l’homme y est aussi oisif que l’argent. Les duègnes, écuyers, pages fourmillent, en mantes et en livrées, dans les grandes salles vides, et baillent noblement en jouant avec les singes ou en marmottant leurs chapelets. « Lorsqu’un grand seigneur meurt, s’il a cent domestiques, son fils les garde, sans diminuer le nombre de ceux qu’il avait déjà dans sa maison. Si la mère vient à mourir, ses femmes, tout de même, entrent au service de sa fille ou de sa bru, et cela s’étend jusqu’à la quatrième génération, car on ne les renvoie jamais. On les met dans des maisons voisines, et on leur paye ration. Ils viennent de temps en temps se montrer, plutôt pour faire voir qu’ils ne sont pas morts que pour rendre aucun service. » La duchesse d’Ossone a trois cents femmes ; un peu auparavant elle en avait cinq cents. Le roi donne la ration à dix mille personnes. Tous ces parasites meurent de faim. Un domestique a deux réaux par jour (sept sous et demi) pour la nourriture et les gages ; un gentilhomme quinze écus par mois, sur quoi il doit s’entretenir, s’habiller de velours en hiver et de taffetas en été. « Aussi ne vivent-ils que d’oignons, de pois et d’autres viles denrées. » — Point d’ordinaire à la maison, sauf pour les maîtres ; les gentilshommes et les demoiselles vont au coin de la rue aux cuisines publiques : ce sont de grands chaudrons qui bouillent sur des trépieds. « Ils y achètent des fèves, de l’ail, de la ciboule et un peu de bouillon, dans lequel ils trempent leur pain. » Ils vivotent ainsi, serrant leur ventre. Les pages sont plus heureux, « car ils sont voleurs comme des chouettes… En apportant les plats sur la table, ils mangent plus de la moitié de ce qui est dedans, et avalent les morceaux si brûlants qu’ils en ont les dents toutes gâtées ». Quelques maîtres ont fait fabriquer une marmite d’argent fermée avec un cadenas ; le cuisinier regarde par une petite grille si la soupe se fait bien ; de cette façon, elle est préservée des pages. « Avant cet expédient, il arrivait cent fois que lorsqu’on voulait tremper le potage, on ne trouvait ni viande ni bouillon. » — La vie domestique semble un campement avec tous ses hasards et tout son désordre. « Il y a souvent cinquante chevaux dans une écurie, qui n’ont ni paille ni avoine ; ils périssent de faim. » Point de provisions. On va prendre au jour le jour et à crédit chez le boulanger, le rôtisseur et le boucher. « Lorsque le maître est couché, s’il se trouvait mal la nuit, on serait bien empêché, car il ne reste chez lui ni vin, ni eau, ni charbon, ni bougie ; les domestiques ont emporté le surplus chez eux, et le lendemain on recommence la provision. »

On devine sur ces détails de ménage de quelle façon ils gouvernent leur fortune. L’orgueil est roi dans ces sortes d’âmes, et les chimères raffinées qu’il traîne à sa suite trônent avec lui, d’autant plus impérieuses qu’elles choquent davantage l’intérêt visible et la vulgaire raison. Le prince Destillano a des charges et commissions à donner pour quatre-vingt mille livres de rente ; mais elles sont en expéditions de quatre à cinq mille livres, et, « quand son secrétaire les lui présente à signer, il refuse, alléguant sa qualité et disant toujours que c’est une bagatelle ». Le duc d’Arcos, se croyant frustré de la couronne de Portugal par les Bragance, refuse de leur faire hommage pour les terres qu’il a dans leur royaume, et perd ainsi par an quarante mille écus de rente, outre les arrérages immenses qu’on offre de lui payer. Beaucoup de grands ne veulent pas aller dans leurs États, « c’est ainsi qu’ils nomment leurs terres, villes et châteaux », laissent tout régir à un intendant, refusent de lire ses comptes, et lui permettent de les ruiner comme il l’entend. « Un homme ou une femme de qualité aimerait mieux mourir que de marchander une étoffe, des dentelles, des bijoux, ni de reprendre le reste d’une pièce d’or ; ils le donnent encore au marchand pour sa peine de leur avoir vendu dix pistoles ce qui n’en vaut pas cinq. » Les fournisseurs ordinaires marquent sur leurs registres ce qu’ils veulent et au prix qu’ils veulent. Les choses vont ainsi jusqu’à ce que tout le bien soit mangé ; alors le maître cède tout, sauf une pension viagère. — Même incurie et même désordre pour l’éducation des enfants ; sitôt qu’on les a destinés à l’épée, on ne leur enseigne plus le latin ni l’histoire ; on ne les fait pas voyager ; ils n’apprennent pas même à faire des armes ni à monter à cheval ; il n’y a point d’académie à Madrid pour les exercices de corps. Ils se promènent et font la cour aux dames. « Les jeunes enfants de qualité qui ont de l’argent commencent, dès l’âge de douze ou treize ans, à prendre une amancebade, c’est-à-dire une maîtresse, pour laquelle ils prennent à la maison paternelle tout ce qu’ils peuvent attraper. » — « Ajoutez à cela qu’on les marie pour ainsi dire au sortir du berceau. L’on établit à seize et dix-sept ans un petit homme dans son ménage avec une petite femme qui n’est qu’une enfant, et cela fait que le jeune homme apprend encore moins ce qu’il devrait savoir, et qu’il devient plus débauché parce qu’il est maître de sa conduite, de sorte qu’il passe sa vie au coin de son feu comme un vieillard dans sa caducité ; et, parce que ce noble fainéant est d’une illustre maison, il sera choisi pour aller gouverner des peuples qui pâtissent de son ignorance. Ce qui est encore plus pitoyable, c’est qu’un tel homme se croit un grand personnage et ne se gouverne que par sa propre suffisance et sans prendre conseil de personne. Aussi fait-il tout de travers. Sa femme n’aura guère plus de génie et d’habileté ; une gloire insupportable dont elle s’applaudit sera son principal mérite, et souvent des gens d’une capacité consommée seront soumis à ces deux animaux qu’on leur donne pour supérieurs. »

Le trait le plus triste, c’est que cette stérilité et ce désordre sont volontaires. « La nature leur a été moins avare qu’ils ne le sont à eux-mêmes. Ils sont nés avec plus d’esprit que les autres. Ils ont une grande vivacité avec un grand flegme. Ils parlent et s’énoncent facilement. Ils ont beaucoup de mémoire, écrivent d’une manière nette et concise ; ils comprennent fort vite. Il leur est aisé d’apprendre tout ce qu’ils veulent ; ils entendent parfaitement la politique, ils sont sobres et laborieux lorsqu’il le faut… On trouve de grandes qualités parmi eux, de la générosité, du secret, de l’amitié, de la bravoure, en un mot, ces beaux sentiments de l’âme qui font le parfait honnête homme. » Nul peuple n’a reçu de la nature et des circonstances un lot si magnifique de prospérités et d’espérances. Par la force et par l’esprit, ils ont été les dominateurs de l’Europe, et tour à tour ils lui ont imposé l’ascendant de leur politique, de leur littérature et de leur goût. Tout ce que le génie, le travail et les hasards de la Renaissance avaient étalé coup sur coup d’inventions, de découvertes et de trésors, leur est tombé en partage ; ils ont hérité des arts de l’Italie, ils ont joui de l’industrie de la Flandre, ils ont recueilli les richesses de l’Amérique. La fortune leur a été prodigue, et leur cœur était aussi haut que leur fortune. Un seul don leur a manqué : la capacité de comprendre et la volonté de subir les conditions vulgaires et insurmontables de la vie humaine. On songe en leur présence à ce fils de prince comblé dès sa naissance de talents, de vertus, de grandeurs, mais qu’une méchante fée a rendu aveugle, et qui languit inerte, impuissant, misérable dans son berceau tout chargé de couronnes et brodé d’or.

II

Il y a vingt exemples de décadence dans le monde, et, tout à côté de l’Espagne, l’Italie tombe en même temps de la même chute ; mais chaque décadence a son tour propre, parce que les vices nationaux diffèrent selon les nations ; la racine des grands événements est toujours un caractère de peuple, et l’histoire se ramène à la psychologie. Entre les innombrables espèces et degrés de plaisirs, il en est un particulier à chaque âme d’individu ou de peuple, c’est son état préféré ; elle y va et y revient sans cesse et naturellement, comme l’eau vers les lieux bas ; si discordants et si lointains que soient ses circuits, si divers et si cachés que soient ses canaux, ils aboutissent toujours là ; l’eau s’arrête, se détourne ou devient stagnante dans ceux qui la conduiraient ailleurs ; et la conspiration involontaire et continue de toutes ses parties l’amène enfin, par le ravinement des terres et l’usure des roches, à l’endroit que d’avance elle semble avoir choisi. Nul caractère n’a mieux que celui-ci manifesté son ascendant sur l’histoire ; nulle part on n’en a vu qui, par un ravage si universel et une course si droite, ait si fort imprimé dans les choses les marques de sa puissance et de sa roideur.

Ce qui le distingue entre tous les autres, c’est le besoin de la sensation âpre et poignante. Tel est son état préféré ; les autres lui paraissent plats. La possession tranquille du confortable, la jouissance savourée de la beauté harmonieuse, l’agrément vif et fin des choses et des idées brillantes, rien de ce qui remue un homme de race germanique, italienne ou française ne le touche à l’endroit sensible. Sa chasse au bonheur le mène par un sentier plus rude vers un endroit plus escarpé. Dans ce pays de sierras, d’étés brûlants, de bise perçante, parmi tant de contrastes physiques, un tempérament s’est formé, aussi dur et aussi énergique que le pays, résistant et tenace, de détente terrible et roide ; substance physique et morale, nerfs, muscles et volonté, tout y est concentré et tendu, impropre à l’épanouissement de la joie pleine, à la facilité de la gaieté légère, à la quiétude du flegme pacifique ; la vie n’y coule point, ne s’y épanche point, ne s’y endort point, mais s’y accumule intense dans la patience sombre de l’attente, ou y éclate violente dans l’explosion exagérée de la passion.

Déjà, dans Tite-Live et dans Strabon, on les voit « vêtus de noir », obstinés, insociables, silencieux, contempteurs de la mort et stoïciens. Le bien-être leur est indifférent ; point de race plus sobre ; à travers toute l’histoire, ils sont demeurés tels. Pendant la dernière guerre d’Espagne, une armée espagnole était dans l’abondance là où une armée française vivait juste, et où une armée anglaise mourait de faim. Mme d’Aulnoy les entend dire « qu’ils ne mangent que pour vivre », et mépriser les peuples qui ne vivent que pour manger. « Ils ne convient presque jamais leurs amis pour se régaler ensemble, de sorte qu’ils ne font aucun excès. » Ils sont d’une retenue surprenante sur le vin ; les femmes n’en boivent jamais, et les hommes en usent si peu que la moitié d’un demi-setier leur suffit pour tout un jour. La plus blessante injure est le mot d’ivrogne ; elle est si forte qu’on la venge, non par le duel, mais par l’assassinat. Sur une table chargée de vaisselle d’argent, vous voyez un pigeon et deux œufs, et la cuisine est si mauvaise qu’ils se surprennent à manger « comme des loups affamés », quand on leur sert des mets français. Toute sensualité de bouche est bannie de leur vie ; par la force du climat ou à l’imitation des Maures, ils vivent comme des Bédouins, prenant au bazar ce qui suffit à la journée, « buvant de l’eau comme des cannes » et se nourrissant de leurs pensées ou de l’air du temps. Cet air est si bon, « qu’un œuf fait le profit d’un poulet42. »« Le matin, on prend de l’eau glacée, et incontinent après le chocolat… » Au dîner, « on ne servira au plus grand seigneur que deux pigeons et quelque ragoût très méchant plein d’ail et de poivre ; ensuite, du fenouil et un peu de fruits. » Vient ensuite la sieste. « À deux heures l’hiver et à quatre l’été, on commence à se rhabiller, l’on mange des confitures, l’on prend du chocolat ou des eaux glacées, et chacun va où il juge à propos. Enfin on se retire à onze heures ou minuit. Alors le mari et la femme se couchent, l’on apporte une grande nappe qui couvre tout le lit, et chacun se l’attache au col Les nains et les naines servent le souper, qui est aussi frugal que le dîner ; car c’est une gélinotte en ragoût ou quelque pâtisserie qui brûle la bouche, tant elle est poivrée. Madame boit de l’eau tout son soûl, monsieur ne boit guère de vin, et, le souper fini, chacun dort comme il peut. » — En fait de mets, les saveurs préférées sont les plus fortes. Au passage du roi et de la nouvelle reine, des tables sont dressées dans les rues, et chacun tient à la main « un oignon », de l’ail, des ciboules dont l’air est tout parfumé. Les sauces sont terribles ; l’ambre et le piment indien y alternent selon les plats. « Il n’y a point de milieu entre les viandes toutes parfumées ou toutes pleines de safran, d’ail, d’oignons, de poivre ou d’épices », en sorte qu’un étranger habitué à des sensations plus modérées et plus fines, reste bouche close devant un festin magnifique, sans pouvoir manger. En chaque pays l’appétit va dans le sens du tempérament ; partant ici tout ce qui irrite et tend la fibre vivante flatte le goût du palais sentant. « Il y a des femmes qui prennent jusqu’à six tasses de chocolat de suite, et c’est souvent deux ou trois fois par jour. Il ne faut pas s’étonner si elles sont si sèches, puisque rien n’est plus chaud, et, outre cela, elles mangent tout si poivré et si épicé, qu’il est impossible qu’elles n’en soient brûlées. » Quand un tempérament est si excité, les goûts bizarres arrivent. Plusieurs dames mangent une sorte de terre, à la façon des Caraïbes : « L’estomac et le ventre leur enflent et deviennent durs comme une pierre, et elles sont jaunes comme des coings. J’ai voulu tâter de ce ragoût… J’aimerais mieux manger du grès. » On ne peut pas pousser à bout ces détails de physiologie et de cuisine ; mais l’homme est tout entier dans chacun de ses sens, et celui-ci, qui sert à la réparation continue de la substance humaine, est l’abrégé le plus grossier, mais aussi le plus fidèle, des appétits supérieurs et des répugnances délicates qui s’échafaudent sur les autres à côté de lui.

Je n’oserais pas dire que « la femme est le potage de l’homme » ; mais Molière l’a dit, et l’on peut le répéter d’après lui. En termes plus polis, la beauté de la femme correspond à la passion de l’homme, et la figure ou l’ajustement de la maîtresse dévoile les préférences de l’amant. Ici, dans la femme et dans la mode, on ne trouve rien qui provoque la grosse sensualité positive, et on trouve tout ce qui excite la violente imagination échauffée. « On ne voit point ailleurs de femmes si menues. Le corps de jupe est assez haut par devant ; mais par derrière on leur voit jusqu’à la moitié du dos, tant il est découvert, et ce n’est pas une chose trop charmante, car elles sont toutes d’une maigreur effroyable ; et elles seraient bien fâchées d’être grasses : c’est un défaut essentiel parmi elles. Avec cela, elles sont fort brunes ; de sorte que cette petite peau noire collée sur les os déplaît naturellement à ceux qui n’y sont pas accoutumés… C’est une beauté, parmi elles, que de n’avoir point de gorge, et elles prennent des précautions de bonne heure pour l’empêcher de venir. Lorsque le sein commence à paraître, elles mettent dessus de petites plaques de plomb, et se bandent comme des enfants qu’on emmaillote. Il est vrai qu’il s’en faut peu qu’elles n’aient la gorge aussi unie qu’une feuille de papier, à la réserve des trous que la maigreur y cause, et ils sont toujours en grand nombre. » Ces petits squelettes brûlés disparaissent sous une profusion de jupes qui traînent par devant et sur les côtés, « toutes étoffes fort riches et chamarrées de galons et de dentelles d’or et d’argent jusqu’à la ceinture. Pendant les excessives chaleurs de l’été, elles n’en mettent que sept ou huit, dont il y a de velours et de gros satin. » Au-dessus de toutes est une jupe blanche de dentelle d’Angleterre on de mousseline brodée d’or passé, ample de quatre ou cinq aunes. « J’en ai vu de cinq ou six cents écus. » Tout cela bouffe et bombe à terre autour d’elles quand elles sont assises, les jambes croisées, sur des carreaux. Les petites mains fluettes sortent de grandes manches en étoffe d’or et d’argent mêlée de rouge et de vert. La ceinture est bosselée de reliquaires et de médailles. Le corps de jupe est couturé de diamants, et il en tombe une chaîne de perles ou dix ou douze nœuds de pierreries qui vont se rattacher sur un des flancs. Des pendants d’oreilles « bien plus longs que la main » pendent des deux côtés du visage ; quelques-unes y ont « des montres, des cadenas de pierres précieuses, et jusqu’à des clefs d’Angleterre fort bien travaillées ou des sonnettes ». Sur leurs manches et leurs épaules sont des Agnus Dei et de petites images ; au-dessus de cet échafaudage compliqué et éblouissant, se dresse la tête maigre et ardente, constellée de mouches de diamants et de papillons de pierreries. Les cheveux noirs et superbes sont si brillants « qu’on pourrait s’y mirer ». Le visage, lavé avec un mélange de blanc d’œuf et de sucre candi, est si luisant qu’il semble vernissé. Les sourcils, peints, se rejoignent au milieu du front Les joues, le menton, le dessous du nez, le dessus des sourcils, le bout des oreilles, la paume des mains, les doigts, les épaules, sont avivés de rouge. La fumée des pastilles brûlées et la pénétrante odeur de la fleur d’oranger s’exhalent des robes et de la personne. Tous les sens sont pris, et à l’extrême, par un pétillement de séductions bizarres et poignantes. « Quand elles marchent, il semble qu’elles volent ; en cent ans, nous n’apprendrions pas cette manière d’aller ; elles vont sans lever les pieds, comme lorsqu’on glisse… » La flamme intérieure leur sort des yeux. « Ils sont si vifs, si spirituels, ils parlent un langage si tendre et si intelligible, que quand elles n’auraient que cette seule beauté, elles pourraient passer pour belles et dérober les cœurs. » Si la beauté est une promesse de bonheur43, le rêve que peut suggérer cet être atténué, concentré, enivrant comme une essence de rose et scintillant dans son enveloppe monstrueuse de soie, de pierreries et d’or, c’est une extase et une folie, avec les élancements délicieux et douloureux, avec les pervertissements et les raffinements d’imagination intense qui roidissent et détraquent la machine humaine, lorsque tout d’un coup toutes ses forces se dardent en un seul éclair.

En effet, tel est l’amour ; il ressemble à un délire persistant et aigu. « Aux jours de cérémonies, chaque dame peut placer deux cavaliers à côté d’elle, et ils mettent leur chapeau devant leurs Majestés, bien qu’ils ne soient pas grands d’Espagne. On les appelle embevecidos 44, c’est-à-dire enivrés d’amour, et si occupés de leur passion et du plaisir d’être auprès de leurs maîtresses, qu’ils sont incapables de songer à autre chose. Ainsi il leur est permis de se couvrir comme on permet à un homme qui a perdu l’esprit de manquer aux devoirs de la bienséance. » — L’amour semble ici la grande affaire de la vie. À Madrid et à Tolède, il y a chaque nuit quatre ou cinq cents concerts de guitare dans les rues. Avec la précocité méridionale, des enfants de six ans se disent déjà des tendresses dans le langage convenu des yeux et des doigts. Les désagréments physiques les plus ridicules sont tenus à honneur lorsqu’il s’agit d’une maîtresse ; quand la reine sort avec ses dames, les amants vont à pied auprès de la portière du carrosse, pour les entretenir ; ils sont éclaboussés à plaisir par l’horrible boue des rues, « et le plus crotté est le plus galant ». — Il y a vingt cas où l’amant est tenu de se ruiner. Quand le chirurgien, après une saignée, leur apporte le mouchoir taché du sang de leur dame, ils lui donnent le meilleur de leur vaisselle d’argent, dix à douze mille écus. « Un homme aimerait mieux ne manger toute l’année que des raves et des ciboules que de manquer à cette coutume. » Les imbroglios romanesques de Lope et les dénouements tragiques de Caldéron se rencontrent à chaque pas dans la vie commune. Les femmes sont gardées à vue par des duègnes, et, pour parvenir jusqu’à elles, il faut prendre tous les déguisements et courir tous les dangers. Un amant s’est déguisé en porteur d’eau, un autre en femme grosse : « Il y a des gens qui s’aiment depuis deux ou trois ans sans s’être jamais parlé. » Les plus étranges imaginations du théâtre ne font que répéter les aventures de la rue. Une dame, qui sort et qui est contrariée d’être suivie, s’adresse au premier venu, et le prie de la débarrasser de l’importun. « Cette prière est un ordre pour le galant Espagnol », et souvent les deux hommes s’entretuent pour une femme dont ils ignorent la figure et le nom ; parfois même le champion improvisé est, sans le savoir, son mari ou son frère, et reçoit un coup d’épée pour lui permettre d’aller chez son amant. Un cavalier, qui a sa maîtresse au bras, entre dans la première maison venue, prie le maître de sortir ; celui-ci quitte aussitôt la place, et il est arrivé que cette femme était la sienne. Presque tous les soirs, les jeunes gens et beaucoup d’homme mariés sortent à cheval, pour passer sous les fenêtres de leur maîtresse, avec un laquais en croupe, afin de n’être pas attaqués par derrière : « Ils ne manqueraient pas cette heure-là pour un empire. Ils leur parlent à travers la jalousie, ils entrent quelquefois dans le jardin, et montent, quand ils le peuvent, à sa chambre ; ils vont jusque dans le lieu où l’époux dort, et j’ai ouï dire qu’ils se voient des années de suite sans oser prononcer une parole, de peur d’être entendus. » Le secret et la fidélité sont entiers. « Il y a des intrigues qui durent autant que la vie, bien que l’on n’ait pas perdu une heure pour les conclure. » Comptez encore les soins, les empressements, la délicatesse. « Ils parlent de leurs maîtresses avec tant de respect et de considération, qu’il semble que ce soient leurs souveraines. » Comptez enfin le dévouement jusqu’à la mort : « Les maris et les parents ne font point de quartier ». Dix histoires du grand monde montrent l’épée, le poignard et le poison à l’œuvre comme dans un mélodrame. Un mari a tué sa femme ; l’amant tue le mari. Un amant devient infidèle ; sa maîtresse l’attire dans une maison gardée et le force à choisir entre un couteau et du poison45. La tragédie qui entoure l’amour est comme un piment qui en rehausse la saveur. — Non seulement l’amour est universel et sans frein, mais il doit l’être ; les femmes l’exigent comme une dette ; un homme n’est cavalier que par là. « La marquise d’Alcanizas, une des plus grandes et des plus vertueuses dames de la cour, nous disait : — Je l’avoue, si un cavalier avait été tête à tête avec moi une demi-heure sans me demander les dernières faveurs, j’en aurais un ressentiment si vif, que je le poignarderais si je le pouvais. — Il n’y en a guère qui n’aient de pareils sentiments là-dessus. »

Un tel sentiment s’accommode bien du sang et de la souffrance. Il est un fanatisme, et déchire en même temps qu’il exalte. On voit dans les rues des disciplinants qui se flagellent en l’honneur de leur dame, comme don Quichotte dans la montagne. Leur visage est voilé ; sur leur tête est un bonnet en forme de pyramide, haut comme trois pains de sucre ; ils portent des gants et des souliers blancs ; un ruban donné par leur maîtresse pend à leur discipline. Le marquis de Villa Hermosa et le duc de Véjaz ont donné dernièrement en spectacle cette marque de « bravoure et de bon air ». Chacun d’eux marchait précédé de soixante amis et suivi de cent autres, tous entourés de leurs pages et de leurs laquais, à la lumière de cent torches de cire. « Toutes les dames étaient aux fenêtres, avec des tapis sur les balcons, et des flambeaux attachés aux côtés, pour mieux voir et être mieux vues. » En cet appareil, les disciplinants fustigent de leur propre main leurs épaules nues. « Cela fait des écorchures effroyables d’où coulent des ruisseaux de sang. » Leurs dames, à travers les jalousies, les encouragent par quelque signe. « Quand ils rencontrent une femme bien faite, ils se frappent d’une certaine manière qui fait ruisseler le sang sur elle ; c’est là une fort grande honnêteté, et la dame reconnaissante les en remercie. » — Rien d’étonnant s’ils s’exposent aux cornes du taureau pour plaire à leurs maîtresses. La fête est magnifique autant que terrible et rassemble toutes les séductions éblouissantes et violentes qui peuvent remuer de pareils nerfs. Sous le puissant soleil d’Espagne, le roi, les ambassadeurs, les grands conseils du royaume avec leurs insignes et leurs armes, tous les grands, toutes les dames parées de pierreries et d’étoffes superbes, prennent place sur des échafauds couverts de riches tapis et sous des dais brodés d’or. Six cavaliers nobles se présentent, chacun avec douze chevaux de rechange, avec six mulets chargés de lances, avec quarante laquais en moire d’or garnie de dentelles, en brocard incarnat rayé d’or et d’argent. Chacun des cavaliers est vêtu de noir brodé d’argent et d’or, de soie ou de jais. Ils ont sur leur chapeau des plumes blanches mouchetées, avec une riche enseigne de diamants et un cordon de pierreries, et leurs écharpes cramoisies, blanches, bleues et jaunes, sont brodées d’or passé. En cet équipage, ils attaquent le taureau, d’abord avec la lance, puis avec l’épée. Les chevaux éventrés marchent dans leurs entrailles, et, d’ordinaire, il y a dans une course dix hommes tués. Un des cavaliers est blessé à la jambe, son cheval crevé ; la dame pour qui il combattait s’avance sur son balcon et lui fait signe avec son mouchoir. Lui, perdant un ruisseau de sang, et appuyé sur un de ses laquais, marche au taureau, et lui fait une grande blessure à la tête ; puis, se retournant vers la dame, baise son épée et se laisse aller sur ses gens qui l’emportent à demi mort.

Dans une imagination qui se repaît de pareils objets, les hautes parties manquent. Ce n’est pas l’imitation qu’elle goûte, mais le fait positif et cru. Les grandes races pensantes ont l’esprit philosophique ou moral ; elles cherchent dans les spectacles sensibles l’idée intérieure et profonde ; elles comprennent au-delà de ce qu’elles voient, et la figure corporelle, qui se remue devant leurs yeux ou qui flotte devant leur esprit, ne leur fait illusion qu’à demi et par instants. Au contraire, l’Espagnol s’enfonce dans son rêve, jusqu’à le changer en sensation ou en vision. De tous les grands poèmes où la raison humaine s’est cachée sous l’imagination humaine, la religion est le plus auguste ; et dans l’Inde, en Grèce, chez les peuples germaniques, la légende divine laisse transpirer, à travers sa fantaisie et sa forme, les divinations métaphysiques ou les instincts moraux qui lui donnent toute sa noblesse et tout son prix. Pour l’Espagnol, au contraire, la religion est une émotion de la chair et du sang, une hallucination du cerveau, une explosion de la férocité native. Leur Dieu est là, dans les églises : d’un côté, le Christ en croix, sanglant, avec la peau terreuse des suppliciés ; de l’autre, la Vierge avec les dentelles et les pierreries des reines. On ne les aperçoit pas à la façon des personnages idéaux, reculés dans une antiquité lointaine, ou confinés dans un ciel supérieur. On les sent corporels, palpables, vivants et mêlés à notre vie ; on les représente sur le théâtre ; ils entrent, par leur action ou par leur présence, dans les drames laïques ; ils ont le costume, les sentiments, les préjugés, les habitudes des contemporains. Dans un auto, Jésus-Christ veut entrer dans l’ordre des chevaliers d’Alcantara, et, ne pouvant être admis à cause de sa naissance humble, il se dédommage en fondant l’ordre de Christo. Quand saint Antoine dit son chapelet sur le théâtre, toute l’assistance l’accompagne à haute voix en se frappant sa poitrine. Sous l’Espagnol du xviie  siècle subsiste le croisé, qui pendant huit siècles, acharné contre les Maures, a senti auprès de lui la madone, sa dame, et Jésus-Christ, son général. Nulle part une représentation si matérielle et si intense n’a donné aux figures du rêve un être si solide et si borné46. À leurs yeux, quiconque nie le dogme est un traître, et la guerre est l’état naturel du chrétien contre l’hérétique ou l’infidèle. Jusque sous Philippe II, les cavaliers rapportaient de leurs expéditions des têtes de Maures pendantes à leurs selles et les jetaient aux enfants en passant dans les villages. Dans les premiers autodafés, les gardes ne pouvaient attendre la mort des condamnés, ni se tenir de les percer vivants parmi les flammes de leur bûcher. Sainte Thérèse, au milieu de ses oraisons d’amour, a des cris de haine : « En priant pour les prédicateurs, pour les défenseurs de l’Église, pour les hommes savants qui soutiennent sa querelle, nous faisons tout ce qui est en notre puissance pour secourir notre maître que les traîtres, qui lui sont redevables de tant de bienfaits, traitent avec une telle indignité qu’il semble qu’ils voudraient le crucifier encore et ne lui laisser aucun lieu où il puisse reposer sa tête 47. » Encore à la fin du xviie  siècle, les Espagnols « ne quittent point leurs épées ni pour se confesser ni pour communier. Ils disent qu’ils la portent pour défendre la religion, et, le matin, avant que de la mettre, ils la baisent et font le signe de la croix avec ». Tous portent des scapulaires et quelque mage sanctifiée par une relique miraculeuse. Les dames ont d’énormes chapelets attachés à leur ceinture et « disent le chapelet sans fin, dans les rues, en jouant à l’hombre, en parlant, et même en faisant l’amour, des mensonges et des médisances ». C’est la dévotion mécanique et corporelle qui les attache ; tout ce qui est pensée est banni de cette religion. « Le comte de Charny, Français, étant l’autre jour à la messe et lisant dans ses Heures, une vieille Espagnole les lui arracha, et les jetant par terre avec beaucoup d’indignation : — Laissez cela, lui dit-elle, et prenez votre chapelet. » Devant les gros moines insolents et brutaux de l’Escurial, elles s’agenouillent et baisent humblement la main qu’ils leur tendent. Aux églises, les assistants « se frappent la poitrine avec une ferveur extraordinaire, interrompant le prédicateur par des cris douloureux de componction ». En carême, on voit dans les rues des pénitents nus jusqu’à la ceinture et la tête voilée. « Une natte étroite les emmaillote et les serre à tel point que ce qu’on voit de leur peau est tout bleu et tout meurtri ; leurs bras sont entortillés de la même natte et tout étendus. Ils portent jusqu’à sept épées passée : dans leur dos et dans leurs bras, qui leur font des blessures dès qu’ils se remuent trop fort ou qu’ils viennent à tomber, ce qui leur arrive souvent, car ils vont nu-pieds, et le pavé est si pointu que l’on ne peut se soutenir dessus sans se couper les pieds. Il y en a d’autres qui, au lieu de ces épées, portent des croix si pesantes qu’ils en sont accablés ; et ne pensez pas que ce soit des personnes du commun ; il y en a de la première qualité. Leurs domestiques, déguisés, portent du vin, du vinaigre et d’autres chose pour en donner de temps en temps à leur maître qui tombe bien souvent comme mort de la peine et de la fatigue qu’il souffre… On tient que ces pénitences sont si rudes que celui qui les fait ne passe point l’année. » Toujours le terrible excès d’imagination forcenée et limitée. — Mais ici comme dans l’amour, le rêve délicieux accompagne la tragédie sinistre. Aux églises, les madones étincellent de pierreries, et des soleils de diamants flamboient sur leurs têtes. Les autels et les balustres sont d’argent massif. « Cent grosses lampes d’or et d’argent » rayonnent sous l’obscurité des voûtes Les chapelles semblent un paradis de félicités « On y fait des parterres de gazon ornés de fleurs. On les embellit de quantités de fontaines dont l’eau retombe dans des bassins, les uns d’argent, les autres de marbre et de porphyre. » Des jasmins, des orangers plus hauts que des hommes répandent leur senteur pénétrante, et de petits oiseaux chantent parmi les feuillages verts. — Une religion ainsi entendue donne aux sens toute leur excitation et toute leur pâture, et l’on comprend enfin pourquoi l’Inquisition s’est enracinée dans ce pays, comment elle a pu enrôler parmi ses serviteurs les plus glorieux poètes, garder jusqu’au bout les sympathies populaires, allumer des bûchers jusqu’au seuil de la Révolution française48, faire assister à ses meurtres le roi, la reine et toute la cour, brûler trente mille personnes vivantes, abolir la pensée avec la science, et souffler pendant deux siècles sur l’intelligence humaine comme le simoun sur un champ de fleurs49.

 

Que le lecteur regarde maintenant les autres branches de l’action et de l’invention nationales, et qu’il y démêle les traces de l’esprit public. Qu’il considère cette littérature brillante et bornée, où les exagérations, les pointes, les jeux de mots, les roulades sonores, les aventures et la furie des sentiments exaltés font une dorure légère et splendide, mais où, si on excepte un seul ouvrage éclos par rencontre50, la philosophie générale et la vraie science de l’homme n’ont pas construit un seul monument. Qu’il considère cette politique altière et aveugle, qui, de tant de forces accumulées par la nature et la fortune, n’a su tirer que la stérilité et la mort. Au centre des puissances morales qui mènent les événements sensibles, il trouvera un instinct dominateur et destructeur, comme un abcès énorme qui a tiré à lui tout le sang vital. Le vide s’est fait dans l’homme ; il ne lui est resté que la soif de la sensation excessive et âpre ; les autres facultés ou aptitudes ont péri par l’exagération et l’envahissement de ce besoin. Le goût du bien-être et le sens de l’utile, les fines divinations de l’esprit, qui, derrière l’apparence physique, entrevoit l’arrière-fond des choses, le sentiment du possible, qui fait le génie pratique, le sentiment de l’invisible, qui fait le génie spéculatif, toutes les démarches mesurées et délicates, par lesquelles l’intelligence s’accommode aux lois du monde ou parvient à les pénétrer, ont été supprimées et remplacées par le spasme continu de l’imagination et de la volonté, sorte de tétanos qui, après avoir dressé la nation au milieu de toutes les autres par un effort terrible, la couche inerte dans l’impuissance, sorte de monomanie qui maintient l’homme dans le silence prolongé, dans la gravité morne, dans l’ennui stoïque, pour le secouer par des accès de fanatisme et d’amour. — Même quand ils jouent, dit Mme d’Aulnoy, « il semble que ce soit des statues qui agissent par le moyen d’un ressort ; ils ne prononcent jamais un mot, ils se reprocheraient le moindre geste ». Beaucoup de nobles dames mettent par gravité des lunettes ; les seigneurs en portent et ne les quittent que pour se coucher ; et, plus on est grand, plus elles sont grandes. Nulle familiarité dans leur commerce ; ils sont toujours en cérémonie les uns avec les autres : « Cette grande retraite les livre à mille visions qu’ils appellent philosophie ; ils sont particuliers, sombres, rêveurs, chagrins, jaloux. » Plusieurs contractent des manies. Saint-Simon en cite un qui depuis dix ans ne voulait pas sortir de son lit. La vie, ainsi entendue, devient un désert. — Regardez celle du personnage le plus envié, le premier le tous, ce monarque dont les titres emplissent trois pages. Il n’y en a point qui soit servi de la sorte, « avec une soumission et une obéissance plus parfaites, ni un amour plus sincère. Ce nom est sacré, et, pour réduire le peuple à tout ce qu’on souhaite, il suffit de dire : Le roi le veut. Quelques richesses qu’aient les grands seigneurs, quelque grande que soit leur fierté ou leur présomption, … sur le premier ordre, ils partent, ils reviennent, ils vont en prison ou en exil, sans se plaindre ». Mais la même roideur d’imagination, qui a intronisé le prince comme un Dieu parmi tant de respects et de services, l’emprisonne dans un cérémonial qui a l’autorité d’un dogme. Philippe IIl est mort d’un érysipèle parce qu’un brasero trop chaud lui enflammait le visage, et que le seigneur chargé par l’étiquette de toucher au brasero n’était pas là. La jeune reine est tombée de cheval, et son pied, embarrassé dans l’étrier, la traînait à terre sans que personne osât la secourir, parce que l’homme qui touche à la reine es condamné à mort ; deux seigneurs ont tout bravé l’ont sauvée, et aussitôt se sont enfuis à toute bride et cachés dans un couvent pour attendre des lettre de grâce. Quand dix heures sonnent, si la reine est à souper, « ses femmes, sans rien dire, commencent à la décoiffer, d’autres la déchaussent par dessous la table, et on la met au lit, qu’elle le veuille ou non ». Le grotesque accompagne l’absurde, et le monarque, devenu un pantin, dévient une caricature par surcroît. Quand le roi, la nuit veut aller trouver la reine, « il a ses souliers mis en pantoufles, son manteau noir sur ses épaules, son bouclier passé au bras, une grande épée dans l’une de ses mains, la lanterne sourde dans l’autre », et en outre une bouteille « qui n’est pas pour boire, mais pour un usage tout contraire. Il faut qu’il aille ainsi tout seul dans la chambre de la reine ». Lorsque don Quichotte, emmailloté dans son drap, marchait gravement vers dona Rodriguez en lunettes, le spectacle était-il plus bouffon ? — Tout est réglé, compassé, invariable, jusque dans les moindres détails du costume royal, du geste royal, de la conscience royale et du plaisir royal. La personne a disparu, le mannequin reste ; un code minutieux et complet est le ressort qui désormais tire les cent mille fils de ses actions. Si le prince quitte sa maîtresse, elle se fait religieuse. Ses filles naturelles entrent au couvent. Il donne quatre pistoles à une dame après une faveur. Il se confesse, communie, voyage, à des jours fixés, en habit fixé ; ses laquais, son carrosse, son confesseur sont là comme des automates, et il est lui-même le plus grand automate de tous. — À ce régime, le désir, la volonté, la pensée s’en vont ; il faut que l’homme devienne imbécile ou fou. Don Carlos, Philippe III, Philippe IV, Charles II, Philippe V, Charles IV ont été des idiots graves, ou des malades mornes, ou des maniaques bizarres, avec des débris de sensualité animale et des fureurs de chasse, seules issues laissées aux plus bas et aux plus tenaces de nos instincts. Le roi est l’image de son peuple ; tous deux s’éteignent et se roidissent de même. L’histoire générale et la psychologie individuelle présentent ici le même spectacle grandiose et lugubre, celui d’un enthousiasme qui se fige en rites, semblable à une lave ardente qui, après les pétillements et les magnificences de son incendie, s’arrête, se durcit et couvre la plaine de ses ruisseaux immobiles et noirs.

L’École des beaux-arts et les beaux-arts en France

Le comte N… se promenait avec moi depuis deux heures dans les salles de l’École des beaux-arts, et je lui servais de cicérone. C’est un vieil Italien, riche, amateur de peinture, mais qui n’achète de tableaux que les anciens et les italiens ; à ses yeux, depuis 1600, il n’y a que des barbouilleurs. Il est fort poli, fort prudent, presque obséquieux, mais absolu dans ses goûts, qu’il appelle des principes ; il admirait tout avec des superlatifs, et je le conduisais, un peu embarrassé de son admiration. À chaque pas, il mettait son grand lorgnon sur ses grandes besicles et s’écriait discrètement, d’un ton voulu : « Bello, bellissimo ! » Mais je regardais avec inquiétude son sourire de complaisance éternelle, et tout bas je cherchais ce qu’il pensait au fond.

Il y a pourtant dans l’École plusieurs endroits bien entendus et agréables. Quand on a dépassé la grande entrée, pleine de spécimens, où des fragments du château d’Anet, le portail de Gaillon, une fresque d’après Raphaël, des plâtres d’après l’antique font un musée en plein air, on entre à droite dans une petite cour verte bordée d’arcades. C’est un parterre peuplé d’arbustes et ceint de lierres ; une fontaine murmure auprès d’un grand arbre ; en face est la Galathée de Raphaël, transportée sur pierre, en couleurs indestructibles. Tout alentour, de trois côtés, les piliers des arcades montent jusqu’au toit plat, bordé d’ornements et de petites têtes. On pense à quelque loggia de la Renaissance, décorée d’après les souvenirs de Pompéi. Les fonds, d’un rouge sombre, sont rayés de bandes jaunes, vertes, noires et blanches ; les chevaux et les cavaliers du Parthénon y courent à demi-hauteur ; un semis d’arabesques, des feuillages fins se penchent ou s’élancent dans la courbure des arcades. Le plafond bleu, traversé de raies jaunes et ponceau, est barré de distance en distance par des poutres peintes de vert, de blanc et de rouge. En face de la Galathée, on voit s’ouvrir un large escalier, surmonté de colonnes ioniennes, près desquelles deux éphèbes, nus et d’un marbre pur, vivent et attendent sous la clarté adoucie dans l’air muet, comme autrefois celui d’un atrium ou d’un gymnase. — Les yeux se reposent sur ces teintes fortes et sobres. Aux jours d’été, quand le soleil darde et qu’au dehors la poussière du quai tourbillonne sur la fourmilière des passants, il est doux de passer ici une heure. L’arrangement des couleurs et la paix des formes simples sont un refuge pour les yeux blessés par l’agitation tumultueuse de la multitude affairée, par les physionomies narquoises ou affinées des promeneurs inquiets, par la laideur active et inépuisable de l’œuvre et de la vie parisienne. — Si l’on veut achever son rêve, on monte les deux escaliers de la Bibliothèque, et l’on se trouve dans un promenoir copié sur les loges du Vatican. Sauf en septembre, qui est le mois des Anglais, on y est seul, et, dans le silence, sous l’air froid des voûtes de pierre, on est heureux pendant une heure. On peut regarder cette copie, même après avoir vu le Vatican ; là-bas, les figures de Raphaël tombent en pièces, et ses arabesques semblent avoir été grattées avec un couteau ; ici, elles sont nouvelles et entières ; des disciples fidèles du maître ont employé, à les imiter et à les refaire, dix ans de patience et de bon goût ; c’est le moulage de la statue restaurée, au lieu de la statue mutilée et incomplète. Des guirlandes de raisins, de figues, d’oranges, de courges qui s’ouvrent et s’égrènent, descendent le long des murailles, où les rouges ternis, les bleus puissants, les ocres pales, les noirs charbonneux font, par leur mélange, le plus grave et le plus harmonieux concert. Au centre de chaque arcade, un grand médaillon noir, relevé de petits carrés rouges, laisse s’échapper de sa teinte sombre les plus délicates arabesques blanches, des vases, des hippogriffes, des fleurettes élancées et mignonnes. Les feuillages qui courent sur les piliers ont cette netteté de contour, cette fermeté de tissu, cette forte santé et cette élégance de forme que le sol et l’air du Midi donnent à leurs plantes. Les fruits étalent la richesse de suc et la noblesse de race qui conviennent à un festin de la Renaissance. Les cinquante-deux fresques du plafond, serrées et distinctes comme dans un livre, montrent l’abondance, la sûreté de goût et de main, le naturel de cet art décoratif et spontané, qui n’est point une œuvre de vanité, mais un instrument de plaisir, qui se subordonne à l’ensemble, qui achève l’architecture, qui entasse les chefs-d’œuvre pour faire l’abside d’une chapelle ou le plafond d’une loggia, qui n’a pas besoin d’être mis en parade et en examen dans une exposition sous une loupe, qui consent à être vu de loin, qui s’emploie et se réduit à récréer les yeux d’un grand seigneur ou d’un prélat, lorsque, dans leur promenade, après le conseil d’affaires, ils prennent le frais, et, de temps en temps, regardent en l’air. Certainement, on a transporté ici une image de l’art calme et sain qui jadis occupait les âmes fortes et simples, et je ne sais pas ce qu’on souhaiterait de plus.

I

Il voyait mes idées dans mes gestes ; il boutonna son paletot en homme qui a froid, et me dit d’un air naïf : « Il pleut beaucoup à Paris, n’est-ce pas, et les cheminées fument ? »

Je suivis son regard, et, par malheur, je pensai tout de suite au couvent des Chartreux, à Naples, au cloître des Serviles, à Florence, aux cours intérieures d’Assise et du Mont-Cassin. Le soleil nous manque, et le marbre est trop cher : notre pierre n’a pas d’éclat ; l’enduit dont on la couvre est un placage de café. Les murs, même balayés et grattés, semblent toujours pleurer ; des poussières noires, de vagues traînées verdâtres y collent leur lèpre blafarde. Nos parterres sont des préaux, où l’herbe suinte et pourrit sur place. Nos cheminées, nos brumes, notre lumière pâle ne s’accommodent ni des grandes formes simples, ni des murs nus, ni des couleurs graves et fortes. Mon Italien avait raison de songer aux colonnes orangées, aux dalles roussies, au lustre des marbres, qui, dans son pays, autour d’une citerne ou d’un carré de lavandes, font un promenoir imprégné jusque dans sa pierre de toute la magnificence du ciel.

« Nous ne pouvons changer notre climat, lui dis-je, mais nous n’omettons rien dans le reste. » Et je lui expliquai l’arrangement de l’École. Tout gratuit ; le Louvre, le Luxembourg et le Cabinet des estampes, à deux pas ; une bibliothèque spéciale de dessins et de livres sur les arts ; huit cours d’histoire et de science générale ; quatorze maîtres, architectes, peintres, sculpteurs, graveurs, choisis parmi les plus renommés, devant qui, le soir, les jeunes gens dessinent, modèlent ou tirent leurs lignes ; des modèles, hommes et femmes, sous la main ; onze cents élèves ; des concours d’élèves peintres et sculpteurs tous les six mois ; les travaux des élèves architectes jugés tous les deux mois ; chaque année les prix de Rome, et le droit pour les premiers élèves de passer quatre ans en Italie avec une pension ; la théorie et la pratique, l’enseignement et l’émulation, les maîtres et les documents, toutes les puissances et toutes les ressources rassemblées en un centre, comme en une fontaine qu’on érige au milieu d’une place pour recueillir les eaux lointaines, et qui, par une suite ménagée de canaux et de descentes, les verse sans perte à la portée de tous. Pareillement, en France, la philosophie, la musique, les lettres, les sciences, l’art militaire, les industries ont leurs centres ; quand nous réussissons en quelque chose, c’est par ce jardinage savant qu’on appelle le talent d’organiser.

Il regarda sa tabatière, et me dit gracieusement : « Le jardinage n’était pas si savant au temps de Raphaël et de Michel-Ange. » — Terrible compliment ! Nous sortîmes sans parler, l’un à côté de l’autre.

II

Après tout, pensais-je, une école n’est pas tenue de fabriquer des génies. Elle fournit le foyer et le bois ; l’étincelle vient d’ailleurs. On y enseigne l’orthographe, non la pensée ; quand les jeunes gens ont appris l’orthographe, qu’ils parlent, s’ils ont quelque chose à dire. En tout cas, ils ne parleront que si on les écoute ; le public est une seconde école plus forte que l’autre. — Un jeune homme sort d’apprentissage et travaille pour les Expositions ; il loue une chambre, cause avec cinq ou six amis, tâche de démêler ce qu’il porte en lui-même, et, après beaucoup de tâtonnements, se forme un goût et un talent distincts. Mais il est Français, il vit à Paris, au xixe  siècle ; des contemporains, élevés comme lui, jugent, récompensent, achètent ses tableaux ; l’opinion l’entoure et le maîtrise. Je veux bien qu’à force de volonté il résiste à la mode et la laisse couler, comme une marée, au-dessous de son talent. Toujours est-il qu’étant de la même race et du même temps que les autres, avec la même éducation, les mêmes besoins, les mêmes alentours et la même vie que les autres, il sentira comme les autres, et que son goût, par ses grands traits, correspondra au goût public. — Les choses se sont toujours passées de la sorte : les artistes français, au xviie  siècle, ont mis, dans leurs colonnades, leurs jardins, leurs statues et leur peinture, la noblesse, la gravité, l’élévation de pensée, parfois la pompe théâtrale ou la correction froide d’un palais monarchique ; au xviiie , les lignes contournées, les grâces molles, les séductions fines, la jolie ou licencieuse gaieté d’un salon galant et raffiné. Aujourd’hui nous n’avons ni l’un ni l’autre ; ce Paris moderne, qui donne le ton, est un monde étrange et tout neuf ; or les arts se modèlent sur les goûts, comme un bronze sur un moule. Qu’est-ce donc que ce Paris, ce public, ce goût qui façonne notre art contemporain ? Et quels sont les traits marquants de cet art ? Voici un Florentin qui n’est jamais sorti de son pays ; la saillie des choses doit le frapper ; je m’en vais lui faire la question.

Il répondit doucement : « Ceci est trop difficile pour moi. Vous savez bien qu’avec mes mauvais yeux et mon vieil esprit cassé je ne vois que les choses les plus grosses et les plus simples. Pourtant j’ai fait deux remarques : les Parisiens se tracassent toujours, et ils ne semblent vivre que le soir sous cent bougies. »

III

Artificiels et agités ; il a raison, c’est bien ainsi que nous sommes. Les rues sont trop pleines, les visages trop affairés. Au soir, le boulevard fourmillant et lumineux, les théâtres étincelants et malsains, partout le luxe, le plaisir et l’esprit outrés aboutissent à la sensation excessive et apprêtée. La machine nerveuse est à la fois surmenée et insatiable. Moi-même, en ce moment même, je sens bien que je suis de ce monde : par exemple, je m’ennuie de marcher dans la rue. Cherchons, pour briser l’ennui, les effets d’une pareille machine, et comptons les divers goûts, partant les divers publics, par lesquels un tel état d’esprit peut s’exprimer.

D’abord le gros public d’Exposition. Il vient à comme à une féerie ou comme à une représentation du cirque. Il demande aux peintres les scènes mélodramatiques ou militaires, des femmes déshabillées et des trompe-l’œil. On lui fournit des batailles, des autodafés, des égorgements de cirque, des Andromèdes sur leur rocher, des histoires de Napoléon et de la République, des cruches et des vaisselles qui font illusion.

Ensuite, le public d’Exposition, quel qu’il soit. Aucun œil ne peut soutenir impunément le choc de trois mille tableaux ; au bout de deux heures, il est émoussé, il ne sent plus que les choses extrêmes. Voyez, un jour d’ouverture, les critiques d’art errer d’un air mélancolique dans les longues salles ; ils clignent les yeux et semblent composer un pensum. Deux cents paysages représentent une forêt ou une mare ; au quatre-vingt-dixième, quel spectateur a encore la notion juste des vraies feuilles et du vrai soleil ? En conséquence, l’artiste est contraint de chercher un effet nouveau, saillant, inattendu. Il force son impression ou son expression ; il veut paraître, être remarqué ; partant, il exagère. Quantité de nuances ne peuvent être senties que dans le silence et la solitude ; il les néglige. Son tableau est comme une femme au bal : il faut qu’elle en soit la reine ; elle se pare, elle se compose, elle est affectée ; regardez-la un quart d’heure après dans sa chambre, elle aura l’air d’une actrice. Le peintre se dit incessamment comme elle : « Par quelle pose et par quelles mines pourrais-je bien sortir de la foule et faire effet ? »

Il faut ensuite compter les étrangers riches. Un Brésilien, un Moldave, un Américain qui ont fait fortune ou qui s’ennuient de vivre parmi leurs esclaves ou leurs paysans, viennent à Paris pour jouir de la vie. Il y a cent ans, un monde élégant y donnait le ton ; le plaisir devait être fin et l’esprit poli ; il fallait suivre un code de délicatesse et de savoir-vivre. Aujourd’hui cette société supérieure a perdu l’empire. Il y avait cent salons, il y en a deux mille. Il n’y avait qu’un goût et qu’un art, il y en a vingt et de divers étages. Les instincts et les plaisirs de l’étranger qui s’initie ne sont plus tenus en bride par la suprématie d’un monde choisi. Il achète une voiture, parade au bois, étale des épingles en diamants, fréquente les coulisses, comprend la grosse bouffonnerie des petits théâtres, savoure l’exposition des figurantes, commande à l’artiste des Vénus qui sont des drôlesses ; et l’artiste, sous prétexte d’archéologie ou d’art libre, le sert selon son goût.

Il y a ensuite le Français enrichi. Tel banquier ou spéculateur veut embellir son château ou son hôtel ; il sait que les peintures murales tirent un logis du commun, et il commande, comme un maître de café ou un entrepreneur de théâtres, des allégories et des mythologies pour ses plafonds. Voilà le peintre chargé de la même œuvre que Raphaël à la Farnésine ou Guerchin au palais Ludovisi. Mais les hôtes d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’autrefois. Les corps musculeux et héroïques, les figures fortes et saines du xvie  siècle seraient déplacés parmi les fauteuils capitonnés, les idées compliquées, les sourires artificiels du nôtre. Le peintre ne peut pas même esquisser les grisettes, les minois sensuels et délurés du xviiie  siècle ; il est tenu d’être sérieux : une peinture qu’on paye si cher doit être noble. Il se rabat sur la grâce sentimentale, et, sur son plafond d’azur tendre, il peint des déesses pensives qui seraient mieux dans un album.

Je note encore les archéologues, historiens et voyageurs. Toutes les sciences de détail ont été poussées à l’extrême : nous avons noté au juste la largeur des crevés qui découpaient une manche au temps de Charles IX, l’ameublement d’un gynécée grec ou lydien, les digitations et les dentelures d’un cèdre oriental ou d’un palmier africain. Certains peintres anglais font encore mieux : l’un a fait dresser une petite maison de bois dans une lande où il est resté six mois pour étudier la bruyère ; l’autre a passé cinq ans à restaurer les costumes et l’architecture juive, pour peindre le Christ parmi les docteurs, sans oublier rien, sauf la forme du pied, qui, chez les docteurs de Juda, est arqué et non point plat. Nous n’allons pas si loin, mais nous approchons du but. Pour obtenir la couleur locale, quantité de nos peintres se font antiquaires, touristes, fripiers, Égyptiens, Grecs, Étrusques, hommes du xvie  siècle, hommes du moyen âge. Leurs tableaux sont instructifs, mais ils font peur ; une telle poursuite du détail authentique devrait mettre l’œuvre parmi les documents de la science et conduire l’auteur à l’Académie des inscriptions.

Enfin, il y a l’ascendant des coteries spéciales, critiques d’art, collectionneurs, amateurs et théoriciens. Cette ville est si grande, et la culture y est si diverse, que tout dieu peut y trouver sa petite Église. Dans la multitude infinie des originalités et des goûts, il y en a toujours une centaine ou une vingtaine qui se groupent autour du talent nouveau. — Vous y trouverez, pour vos dieux grecs, de purs païens adorateurs d’Homère, pour vos maritornes d’auberge et vos carrés de choux, des gaillards de brasserie nourris de bière. Vos jolies dames en robe Pompadour seront louées par les délicats qui achètent des estampes de Moreau et les meubles du xviiie  siècle. Vos intérieurs pompéiens auront pour amateurs des curieux qui bâtissent des villas antiques. Il y a quarante cénacles : des mystiques, parents de Béato Angélico ; des préraphaélistes, sectateurs de Pérugin ; des dessinateurs, qui ne sentent que le contour ; des coloristes, qui ne sentent que la tache ; des tempéraments du Midi, qui n’aiment que le soleil ; des tempéraments du Nord, qui n’aiment que la pluie ; des yeux qui, pour goûter la campagne, exigent, les uns, qu’il soit midi, les autres, qu’il soit quatre heures du matin. Encouragé par son petit public, chaque artiste pousse à bout sa manière ; désormais, l’y voilà confiné, il n’en sortira plus ; chacun voit la nature à travers des lunettes dont il entretient soigneusement la forme et la teinte ; pour l’un, elle est rouge-orangé ; pour l’autre, gris-de-perle ; pour l’autre, tachée de suie ; pour l’autre, pailletée d’étincelles. — Bien plus, les genres se mêlent, comme dans une plate-bande où les fleurs serrées, échangeant leurs pollens, produisent des espèces ambiguës. Des élèves de Raphaël atténuent ses figures pour leur donner l’expression mystique. Des amateurs de grec arrangent leurs nudités en exhibitions friandes. Des hommes de talent oscillent entre deux ou trois genres, de Raphaël à Corrège, du style fini au style lâché, de la forme païenne au drame historique. — Mais la sève est faible, et la plante reste petite ; l’aliment qui l’entretient est une curiosité, une bizarrerie, parfois une maladie, en tous cas un goût limité, éphémère, et l’œuvre est un avorton sans force ni substance, rejeton incomplet et mélangé des grandes espèces qui ont vécu.

Voilà les misères de notre monde : un gros public de foire, une concurrence outrée, des enrichis sensuels, des riches mondains, des archéologues minutieux, des coteries de critiques et de théoriciens ; c’est bien là ce que peuvent donner le pêle-mêle et le raffinement d’une capitale démocratique. Par contrecoup, nous avons dans l’art les exhibitions de foire, l’exagération des effets, l’empire mesquin des convenances, la minutie pénible de l’antiquaire, les styles maniérés et étiolés : bref, des grossièretés pour la foule et des curiosités pour les délicats. Mais, à côté du mal, il y a le bien : je me suis dit le mal tout bas ; à présent disons le bien tout haut.

IV

« Très honoré monsieur, il est vrai que notre climat est mauvais et notre jardinage trop savant. Mais vous accorderez qu’une culture si complète, un goût si vif, un effort si grand doivent produire quelque chose, et vous permettrez à un Français de louer ce qu’il trouve excellent dans l’art français.

« D’abord l’étude et la volonté. Aujourd’hui la science est si vaste et les moyens de connaissance si aisés, que chacun peut se choisir son école. Voyez Goethe, qui, avec des plâtres et des textes, à force de lire, dessiner, regarder et comprendre, parvient à refaire, dans son Iphigénie, des figures presque grecques ; je vous montrerai un petit livre d’un homme peu connu, le Centaure, de Maurice de Guérin, et vous y verrez la sympathie intense, la lucidité d’imagination, la force du rêve par lequel un moderne finit par revoir intérieurement le monde primitif et les vagues instincts sublimes des créatures demi animales, demi divines. Le génie a maintenant plus d’espace qu’autrefois ; il est moins étroitement confiné dans sa nation et dans son temps ; il peut, à force de patience et d’énergie, s’en retirer, habiter ailleurs, se faire un asile et un cloître. — Vous trouveriez ici un homme qui, pendant soixante ans, n’a regardé que votre ciel ; à Rome ou à Paris, absent, présent, il le voyait toujours, et il le voyait avec des yeux du xvie  siècle. C’est pourquoi, il a passé à travers la vie et les formes modernes sans y faire attention ; ou plutôt, par un effort d’abstraction, il les a effacées de son esprit ; il habitait de cœur et d’imagination dans l’antiquité et dans votre grand siècle ; pour tout livre, il avait Homère : “C’est le plus beau qu’on ait fait, disait-il ; pourquoi lirais-je autre chose ?” Un certain style lui a paru l’unique ; lecture, musique, acquisition de tableaux, de camées, de dessins, de moulages, travail, rêves, il a tout tourné de ce côté. Raphaël n’a pas eu de plus fidèle élève. À vrai dire, il a vécu à Paris comme un plongeur sous sa cloche, fermant les fentes par où l’air du dehors eût pu entrer. Voyez son Plafond d’Homère, son Apothéose de Napoléon, sa Source ; sur d’autres terrains, il y a ici beaucoup d’hommes qui, avec une persistance et une aptitude moindres, se sont construit leur cloche et y ont vécu.

« Notez maintenant l’âpreté et la complication des passions et de la vie. Car on vit ici, et même on y vit trop ; la flamme brûle, avec des fumées, si vous voulez, avec de mauvaises odeurs, en salissant et en usant sa lampe, mais la chaleur et les pétillements y sont ardents. La réunion des talents et la concurrence des ambitions y poussent à bout le travail, la curiosité, le plaisir d’excitation. Pensez à tant de jeunes gens qui, dans une mansarde du quartier latin, regardent, étudient, s’enquièrent, frémissent au contact des tentations, livrent leur esprit et leurs sens à la contagion et au tumulte des espérances infinies et des convoitises multipliées. Pensez à tant d’hommes qui, après une éducation libérale, resserrés dans un métier ou dans des affaires, gardent, comme un élancement continu, les grands désirs et les nobles rêves de l’adolescence. Voyez toutes ces femmes réduites à se promener et à faire salon, parmi des fougues et des délicatesses d’imagination que le monde avive comme une serre chaude. La masse est vulgaire, je le veux ; mais, dans une telle foule, il y a une élite. Ainsi nourrie, la créature ardente et nerveuse souffre et se répand de tous côtés en idées violentes, en visions troubles. On n’a jamais senti plus à fond, par une sympathie plus personnelle, avec une pitié plus largement étendue, le drame douloureux de la vie. — Il y a un homme dont la main tremblait et qui indiquait ses conceptions par des taches vagues de couleur ; on l’appelait le coloriste ; mais la couleur pour lui n’était qu’un moyen. Ce qu’il voulait rendre, c’était l’être intime et la vivante passion des choses. Il n’était point heureux comme vos Vénitiens, il ne songeait pas à récréer ses yeux, à suivre des dehors voluptueux, le splendide et riant étalage des corps florissants. Il pénétrait plus loin, il nous voyait nous-mêmes, avec nos générosités et nos angoisses. Il allait chercher partout la plus haute tragédie humaine, dans Byron, Dante, le Tasse et Shakespeare, en Orient, en Grèce, autour de nous, dans le rêve et dans l’histoire. Il faisait sortir la pitié, le désespoir, la tendresse, et toujours quelque émotion déchirante ou délicieuse, de ses tons violacés et étranges, de ses nuages vineux brouillés de fumées charbonneuses, de ses mers et de ses cieux livides comme le teint fiévreux d’un malade, de ses divins azurs illuminés, où des nues de duvet nagent comme des colombes célestes dans une gloire, de ses formes élancées et frêles, de ses chairs frémissantes et sensitives d’où transpire l’orage intérieur, de ses corps tordus ou redressés par le ravissement ou par le spasme, de toutes ses créatures inanimées ou vivantes, avec un élan si spontané et si irrésistible, avec une conspiration si forte de la nature environnante, que toutes ses fautes s’oublient, et que, par-delà les anciens peintres, on sent en lui le révélateur d’un nouveau monde et l’interprète de notre temps. Allez voir sa Médée, son Dante aux champs Élysées, son Tasse, son Évêque de Liège, ses Croisés à Constantinople, sa Bataille de Nancy, sa Barque de don Juan, son Empereur du Maroc, son Invasion d’Attila, et le reste, et grondez en le comparant aux vieux maîtres ; mais songez qu’il a dit une chose neuve et la seule dont nous ayons besoin.

« Encore un mot. Nos appartements sont ridicules, nos mœurs artificielles et nos théâtres étouffants. Nous vivons claquemurés au troisième étage, et nous trouvons, au sortir de nos cages, la boue des rues, l’odeur du gaz, l’air étouffé des salons et des bureaux. Et justement, par contraste, par dégoût de la civilisation, par fatigue de l’homme, nous avons aimé la nature. Nous l’aimons comme un passager, après six mois de navigation, aime la terre ; nos nerfs endoloris s’y apaisent ; nos imaginations affinées et surexcitées y devinent une âme ; il y en a une dans les arbres, dans les fleuves, dans les montagnes, dans les nuages ; chacun d’eux manifeste en caractères saillants son origine et son histoire, son effort pour être et durer, le sourd travail de sa transformation intérieure, et la parenté vague par laquelle les êtres bruts rejoignent les êtres animés. Un mur blanc roussi par le soleil et lézardé par l’Age, une mare d’eau vive, immobile sous le soleil ardent, un vieux rocher nu qui pendant dix mille ans a subi le soleil implacable de l’Arabie ou de l’Égypte, bien moins que cela, un chenil, une boutique avec un balai, une chambre où poudroie par une fenêtre une percée de lumière, les figures les plus dédaignées, un chien, un âne, un singe, toute créature naturelle est complète en soi comme un homme, capable d’expression tragique et douce, munie d’un caractère qui, dégagé, rehaussé, mis par l’art en saillie et en lumière, la place parmi ses alentours comme un personnage dans son groupe et comme un coryphée dans son chœur. Regardez les paysages, les intérieurs et les animaux de Decamps, et, à côté de lui, ceux de tant d’autres ; à mon gré, cette branche de l’art est la plus vivace et la plus originale de notre temps. Les Flamands ont peint plus simplement, avec plus de justesse et d’aisance, en traits plus reconnaissables et plus durables ; mais leur sympathie est moins pénétrante, et nos artistes, comme nos écrivains, auront, cette gloire d’avoir vu dans la nature une passion, une vie, une poésie presque humaine, que nul âge n’y avait senties. »

V

Il approuvait beaucoup, et, ce me semble, presque sérieusement. Nous nous quittions. Il redressa son grand corps maigre, comme un homme poussé dans ses derniers retranchements, remit son lorgnon sur ses lunettes, pour bien me regarder en face, et me dit : « Caro signoré, il me semble que les œuvres d’art sont des choses simples, qu’on fait avec plaisir, et pour faire plaisir. Je verrai vos peintres ; mais, d’après ce que vous me dites, je crois qu’ils se donnent de la peine pour vous donner du travail. »

Sainte-Odile et Iphigénie en Tauride

I

Chaque année les pèlerins bouddhistes ou chrétiens allaient par dévotion visiter quelque stupa, quelque chapelle particulièrement sainte, et renouveler leur âme au contact de leurs dieux. Encore aujourd’hui nous faisons comme eux. Si profond que soit le travail des siècles, l’esprit et la nature sont toujours les mêmes, et l’ancien culte subsiste sous d’autres noms. Nous aussi, nous avons parfois besoin de quitter le tracas du monde et la routine des affaires, d’oublier les choses momentanées et changeantes, de contempler les êtres fixes, éternellement jeunes, les puissances primitives, la grande source dont notre petite vie n’est qu’un flot. Ce sont là nos dieux, les mêmes que les dieux anciens, mais délivrés de leur enveloppe légendaire, plus beaux, puisqu’ils sont plus purs. Il ne faut pas chercher bien loin leur demeure : elle est où la tradition l’a mise ; l’instinct des premiers croyants a presque toujours bien choisi. Sur le mont Cassin, où le couvent de Saint-Benoît a remplacé un temple d’Apollon, des yeux modernes peuvent contempler le génie du lieu, le plus grandiose amphithéâtre italien, un cirque roussi de montagnes nues. À Sainte-Odile, un monastère, qui touche à la vieille enceinte druidique, laisse voir, du haut de ses terrasses, des précipices boisés, un pêle-mêle de forêts, un chaos verdoyant, et la sève intarissable de la contrée septentrionale.

Comme en pareil lieu on se détache vite des choses humaines ! Comme l’âme rentre aisément dans sa patrie primitive, dans l’assemblée silencieuse des grandes formes, dans le peuple paisible des êtres qui ne pensent pas ! — Hier, à la nuit tombée au pied de la montagne, la campagne entière nageait dans une blancheur laiteuse, si sereine et si molle, qu’on se sentait à l’aise comme chez un ami Pas un souffle de vent ; de temps en temps, le pas d’un paysan attardé ; de toutes parts, un chuchotement lointain, effacé, d’eaux courantes. Les peupliers sortaient tout noirs de la clarté nocturne eux aussi, ils reposaient, enveloppés par la bienveillance universelle de l’air moite, aspirant la fraîcheur qui sortait en voiles blancs de toute la plaine. La pâleur lumineuse du ciel perçait entre leurs branches, et, sur les ruisseaux rayés par leurs ombres, la lune secouait une draperie d’argent.

Au soleil levant, à travers une forêt de sapins, on gravit la montagne. Les yeux ne se lassent pas de voir leurs corps droits, leurs tailles fines. D’un élan superbe, ils montent nus, par centaines, jusqu’au dôme noircissant qui ferme le ciel, et leur roideur est héroïque. Parfois, sur un versant, il y en a deux ou trois, solitaires, pareils à un poste avancé de sentinelles, immobiles et debout, avec une fierté et une beauté d’adolescents barbares. D’autres, en troupe, descendent jusqu’au fond d’une gorge, comme une bande en marche. Le soleil les frappe en travers ; mais leurs lamelles serrées ne se laissent pas transpercer par la lumière ; on la démêle vaguement, à travers la colonnade des troncs, bleuie et transfigurée comme par les vitraux d’une rosace. D’autres fois, par une percée subite, elle arrive avec un flamboiement magnifique, coupe un pan de forêt, blanchit les troncs, ruisselle sur les lichens luisants des roches ; au-dessus de ces illuminations, on voit, dans les profondeurs, les sveltes fûts des jeunes arbres s’élancer, se presser par myriades, comme les colonnettes d’une cathédrale infinie.

La forêt s’ouvre, et l’on arrive sur une route à mi-côte. En face, échelonnées sur le versant, montent des files de pins rouges, éclaircies par la hache. Un à un, accrochés aux rocs, ils lèvent haut dans l’azur leur panache de verdure pâle. La sève du printemps crève leur écorce, et le sang végétal suinte entre les écailles de leurs troncs. La pleine lumière du jour les enveloppe ; la force du soleil fait sortir, de leurs vieux membres, une senteur d’aromates. Ces candélabres vivants demeurent ainsi tout le jour sous la pluie des rayons et dans la gloire du ciel éblouissant, exhalant leur parfum vague, et çà et là, autour de leurs têtes, des couples de ramiers voltigent.

Plus droits encore et plus grandioses, des sapins argentés, sur l’autre flanc du chemin, étagent, les uns au-dessous des autres, leurs pyramides noirâtres. Ils descendent en des creux où le soleil ne pénètre pas, et font une ombre sépulcrale. Dans ces fondrières, l’air froid et le jour éteint sont ceux d’une crypte ; les rocs écroulés et les cadavres d’arbre gisants y semblent des ruines ; des mousses livides moisissent sur les troncs ou pendent aux branches, et, de toutes parts, l’obscurité humide tombe comme un suaire. Mais des êtres jeunes, agiles et charmants peuplent toute la pente. Ce sont les eaux éparpillées, ruisselantes ; elles glissent sur les mousses, sautent et bouillonnent à l’aventure, avec des caprices mignons ou de petites colères folles dans leurs rigoles obstruées de pierres. Au tournant de la montagne, elles s’étalent pour un instant, avec des teintes d’acier, sur un lit de sable ; les myosotis, les fougères, les cressons, toutes ces fraîches créatures qu’elles abreuvent, leur font un cadre de vive verdure, et le cadre se ploie, suivant et enlaçant de ses deux bords leurs reflets subits, leurs pétillements d’éclairs, leur long ondoiement lumineux, qui se perd entre les roches.

Il faut monter jusqu’au couvent et embrasser d’un regard tout le paysage, pour sentir l’immensité et la liberté de cette vie pullulante. À perte de vue, des arbres, rien que des arbres, toujours des arbres, chênes et pins hérissés en frange sombre contre le ciel ; nul intervalle, sauf de loin en loin un morceau de prairie qui étincelle. On n’imaginait pas une pareille foule. C’est un peuple infini qui occupe l’espace et que l’homme n’a point encore attaqué dans son domaine. Ils escaladent les pentes, ils s’entassent dans les vallées, ils grimpent jusque sur les crêtes aiguës. Toute cette multitude avance, ondulant de croupe en croupe, comme une invasion barbare, chaque bataillon poussant l’autre, ceux des hauteurs dorés par le soleil, ceux des fonds couverts par une brume lumineuse, ceux des lointains noyés dans l’air bleuâtre ; derrière ceux-là, on en devine d’autres, jusqu’au bout des Vosges, et l’énorme armée végétale semble en marche vers la campagne ouverte, vers la plaine du Rhin, vers la terre des hommes, pour envahir et l’occuper comme aux anciens jours.

Et pourtant ce n’est là qu’une population récente ; elle a beau tout recouvrir, on aperçoit à travers elle d’autres habitants ; il y eut un temps où elle n’était pas, et où ils étaient seuls. Alors il n’y avait que les montagnes pour occuper l’étendue : le soleil luisait sur une assemblée de cimes nues, sur la barrière dévastée d’un glacier. — Depuis la Suisse jusqu’ici, le monstrueux glacier emplissait la plaine, et son œuvre jonche encore la terre ; il a noyé les croupes sous les sables que ses torrents lui apportaient ; il a semé, sur les esplanades, des blocs gigantesques de cailloux roulés, comprimés et collés par son effort ; il a écorché le squelette de la montagne par le frottement de ses glaçons ; il a rongé, d’étage en étage, les roches surplombantes, par son abaissement insensible et par ses morsures multipliées. À mesure qu’il se retirait, les arbres ont pris sa place, et aujourd’hui ils semblent occuper l’espace. Mais ils ne sont qu’un manteau vert jeté sur la pierre rouge, et, au bout d’un instant, les formes colossales qu’ils recouvrent imposent à l’esprit le poids de leur multitude et de leur énormité. À vrai dire, il n’y a qu’elles ; cette draperie végétale n’est qu’un accident ; nues ou vêtues, elles font également les vents, les pluies, les nuages ; sous leur revêtement de forêts, l’œil suit toujours la roideur des arêtes dressées, la rondeur des cônes émoussés, tout le désordre des prodigieuses bosselures qui, s’enchevêtrant, se heurtant, s’écrasant, découpent en créneaux fantastiques l’azur uniforme du ciel. — Quand, au matin, on voit le glorieux soleil se lever de l’autre côté du fleuve, monter, flamboyer au milieu de l’air, s’étaler sur leurs croupes, les quitter, les rendre à l’ombre, on sent que, selon les alternatives de son attouchement ou de son absence, les vieux monstres de pierre se réjouissent ou s’attristent comme aux premiers jours. Ce sont des dieux, les dieux immobiles de la terre ; plongés par le reste de leurs corps en des profondeurs inconnues, leur col et leur tête arrivent seuls à la lumière ; ainsi accroupis et attroupés, ils attendent chaque jour le sourire de leur frère céleste, qui les pénètre de sa chaleur et les revêt de sa clarté, à mesure qu’il avance dans le libre chemin de l’air.

Les choses sont divines ; voilà pourquoi il faut concevoir des dieux pour exprimer les choses ; chaque paysage a le sien, sombre ou serein, mais toujours grand. Les premières religions ne sont qu’un langage exact, le cri involontaire d’une âme qui sent la sublimité et l’éternité des choses, en même temps qu’elle perçoit leurs dehors. Tout autre langage est abstrait ; tout autre représentation démembre et tue la nature vivante. Quand nous vidons notre esprit des mots artificiels qui l’encombrent, et que nous dégageons notre fond intérieur enseveli sous la parole apprise, nous retrouvons involontairement les conceptions antiques ; nous sentons flotter en nous les rêves du Véda, d’Hésiode ; nous murmurons quelqu’un de ces vers d’Eschyle où, derrière la légende humaine, on entrevoit la majesté des choses naturelles et le chœur universel des forêts, des fleuves et des mers.

Alors, par degrés, le travail qui s’est fait dans l’esprit des premiers hommes se fait dans le nôtre ; nous précisons et nous incorporons dans une forme humaine cette force et cette fraîcheur des choses ; nous achevons les suggestions qu’elles nous fournissaient. Devant ces eaux fuyardes et folâtres dont les chutes s’éparpillent comme des chevelures, devant ces sources dont l’éclair imprévu semble un regard, devant ces jeunes arbres élancés qui portent comme des canéphores, leurs couronnes d’éternelle verdure, nous sommes conduits à imaginer des personnes divines. Le mythe éclot dans notre âme, et, si nous étions des poètes, il épanouirait en nous toute sa fleur. Nous aussi, nous verrions les figures grandioses qui, nées au second âge de la pensée humaine, gardent encore l’empreinte de la sensation originelle, les dieux parents des choses, un Apollon, une Pallas, une Artémis, les générations de héros qui avaient le Ciel et la Terre pour ancêtres et participaient au calme de leurs premiers auteurs. — À tout le moins, nous pouvons nous mettre sous la conduite des poètes, et leur demander de nous rendre le spectacle que nos yeux débiles ne suffisent pas à retrouver. Nous ouvrons l’Iphigénie de Goethe. Entre ses mains, la vierge des vieux tragiques est restée la plus pure effigie de la Grèce ancienne, et elle est devenue le plus pur chef-d’œuvre de l’art moderne ; sa noblesse native s’est accrue de toute la noblesse que vingt siècles de culture ont acquise à la nature humaine. De tels poèmes sont les abrégés de ce qu’il y a de meilleur et de plus élevé dans le monde, et les vrais bréviaires qu’il convient de lire, lorsque nous entrons dans un des grands temples naturels.

II

Elle est en Tauride, où Diane l’a portée et choisie pour sa prêtresse. Le bois sacré de pins descend vers la mer, et la brise remue incessamment les cimes harmonieuses, pendant que les vagues viennent heurter la plage avec un bruissement sourd. La fille d’Agamemnon descend les gradins du temple. Comme, dès les premiers mots, on sent en elle la sœur des plus nobles statues grecques ! Ainsi parlaient les déesses d’Homère et les vierges d’Eschyle. — Nous avons vu cette démarche sérieuse et cette calme attitude dans les Pallas et les Artémis de nos musées. Nous avons contemplé longuement cette sereine et immortelle beauté de la forme accomplie, ces plis droits de la draperie tombante, ces pieds nus aussi blancs que les degrés de marbre sur lesquels ils se posent, ces grands yeux ouverts qui, par-delà les agitations de la vie, semblent regarder les profondeurs immobiles de la nature et du destin. Parfois, quand un rayon de soleil entrait dans l’air gris des galeries, nous avons cru voir leur geste s’achever, leur robe se mouvoir, et leurs lèvres éternellement closes s’ouvrir pour prononcer des paroles. Que ne donnerait-on pas pour les entendre ! Avec quel accent sonore et plein leur mélopée lente doit-elle retentir dans les palais des dieux ! — On les entend ici aussi bien que chez les anciens tragiques. Elles ne sont pas un discours comme le nôtre, mais un chant grave, dont le rythme se déploie, se répète et s’infléchit autour de la pensée qu’il porte, comme une procession athénienne autour de l’image sacrée qu’elle conduit. C’est une prêtresse qui parle ; séparée des hommes depuis tant d’années, si proche de la déesse, couvée au pied de l’autel, « son âme monte, avec la flamme du sanctuaire, vers l’éther lumineux des immortels ».

Elle y touche sans quitter la terre ; car le divin est sur la terre, et, pour une pareille âme, regarder c’est prier. — Rien d’inquiet ni d’exalté dans son culte ; tout y est naturel, et tout y est sain ; si l’on veut savoir en quoi consiste le vrai sentiment religieux, c’est ici qu’il faut venir ; il n’est pas une extase, mais une clairvoyance ; ce qui le fonde, c’est le don de voir les choses en grand et en bien ; c’est la divination délicate qui, à travers le tumulte des événements et les formes palpables des objets, saisit les puissances génératrices et les lois invisibles ; c’est la faculté de comprendre les dieux intérieurs qui vivent dans les choses, et dont les choses ne sont que les dehors. Un pareil sentiment n’oppose point les dieux à la nature, il les laisse en elle, unis à elle, comme l’âme au corps ; dans les deux hauts luminaires qui versent leur clarté sur le jour et la nuit, il vénère un frère et une sœur célestes ; il ne sépare pas leur splendeur sensible de leur providence intelligente. Illuminateurs, protecteurs, justiciers, ils règnent à la fois sur les espaces de l’air et sur le royaume de l’âme. Aucun dogme, aucun raisonnement ne les enferme dans un être limité ; pour constituer leur idée, cent émotions vagues et profondes s’assemblent, la joie des yeux qui considèrent leur glorieux épanchement, l’anxiété de l’esprit qui sent la terre soumise à leur empire, le sourd besoin de la pleine vérité dont leur clarté est l’image. Météores lumineux, forces fatales, volontés bienfaisantes, ils flottent d’un aspect à l’autre, selon les aspects changeants de la nature, et la pensée harmonieuse qui unit leurs divers moments en un seul être, est seule capable de refléter l’harmonieuse diversité de l’univers.

Elle aussi, elle a son développement comme la nature. Au fond de l’âme d’Iphigénie grondent, comme un tonnerre lointain, les traditions barbares, la légende de Tantale son ancêtre, les souvenirs des luttes primitives et la vague menace des dieux élémentaires heurtés les uns contre les autres depuis les abîmes de la terre jusqu’à la voûte du ciel. Sur les cimes de l’Olympe siégeaient ces dieux rayonnants, et Tantale, leur hôte, était à leur table. Malheur au faible devenu leur convive ! Les Parques ont chanté un chant de mort sur ce dernier des Titans que les despotes divins précipitaient dans l’abîme. « Accablé et flétri — enchaîné dans les ténèbres, — il attend en vain — un jugement juste. — Eux cependant, ils poursuivent — leurs fêtes éternelles — à leurs tables d’or. — Ils marchent, d’un pas, — de montagne en montagne. — Des gouffres de l’abîme — monte vers eux l’haleine — des Titans étouffés, — et, semblable aux fumées des sacrifices, — elle n’est sous leurs pieds — qu’un léger nuage. — Les maîtres du ciel — détournent d’une race entière — la bénédiction de leur regard ; — ils évitent de revoir dans le petit-fils — les traits qu’ils ont aimés dans l’aïeul, — et qui, silencieusement, leur reprocheraient leur injustice. »— Tels sont les lugubres songes qui, dans le palais d’Agamemnon, ont entouré la jeune âme d’Iphigénie ; mais, si parfois ils reviennent encore, ce n’est que pour un instant ; la lumière intérieure dissipe leurs fumées ; car les dieux jaloux et violents se sont épurés au contact de cette pensée virginale, et leur puissance, perdant son arbitraire, n’a conservé que sa majesté. « Tu as des nuages, clémente Libératrice, — pour envelopper les innocents persécutés, — pour les arracher aux bras de fer du destin, — pour les porter, aussi vite que les vents, — où il te semble bon, par-dessus les plus vastes étendues de la terre. — Tu es sage, et tu vois l’avenir. — Pour toi, le passé n’a point disparu. — Et ton regard repose sur les tiens, — comme ta clarté, âme de la nuit, — repose et plane sur la terre. — Oh ! préserve mes mains du sang ! — Jamais il n’apporte la bénédiction et la paix, — et le fantôme de l’homme tué par mégarde — revient épier et épouvanter les mauvaises heures du meurtrier involontaire ; — car, sur la terre largement peuplée, — les immortels aiment les bonnes races des hommes… — Volontiers ils prolongent la vie éphémère du mortel. — Volontiers ils le laissent contempler leur ciel éternel — et jouir avec eux, pour un temps, du glorieux azur. »

Plus haute encore et plus sainte est l’émotion religieuse avec laquelle, au moment de la délivrance, elle contemple le cours divin des choses, et sent flotter dans son âme les grandes formes des immortels. « Ainsi donc, ô la plus belle fille du plus auguste père, Fortune couronnante, — ainsi donc enfin tu descends jusqu’à moi ! — Ton image est debout devant mes yeux, et qu’elle est colossale ! — À peine mon regard atteint jusqu’à tes mains, — qui, pleines de fruits et de couronnes bénies, — apportent ici-bas les trésors de l’Olympe. — Comme on reconnaît un roi à la surabondance de ses dons, — de même, ô dieux, on vous reconnaît aux présents longuement préparés que vos sages mains nous réservent. — Car vous seuls savez ce qui peut nous servir, — et vous voyez le vaste royaume de l’avenir, — tandis que chaque soir dérobé l’espace à nos yeux, sous son voile de brouillards et d’étoiles. — Vous écoutez, sans vous émouvoir, — nos supplications enfantines, — quand nous vous implorons pour que vous hâtiez votre œuvre. — Mais votre main ne fait jamais tomber les fruits d’or célestes avant qu’ils soient mûrs. — Malheur à celui qui impatiemment les arrache — et se remplit la bouche de leur mortelle amertume ! — Oh ! ne permettez pas que cette félicité si longtemps attendue — et que j’ai encore peine à concevoir — s’évanouisse pour moi, vaine et trois fois douloureuse, — comme l’ombre fugitive d’un ami mort ! » Ici le sentiment religieux dépasse l’enceinte bornée où s’enfermaient les conceptions des premiers âges ; les dieux deviennent paternels ; on croit sentir l’approche de la piété chrétienne. — Il n’en est rien ; il a suffi à la pensée grecque de suivre son développement pour en venir là. Marc-Aurèle et les philosophes stoïciens, qui sont les derniers prêtres de l’antiquité, parlent ainsi. La simple et saine fleur de l’Hellade n’a eu qu’à s’ouvrir pour exhaler ce divin parfum. Il appartient à sa sève ; elle n’a pas eu besoin de l’emprunter à une plante étrangère : d’elle-même et par elle seule, en son épanouissement final, elle l’a répandu sur l’esprit humain. Toute la Grèce revit dans Iphigénie, non seulement la Grèce des premiers temps, mais encore celle des derniers jours, l’une et l’autre harmonieusement unies dans un ciel idéal, dont la distance fond les contours. La fille d’Agamemnon est toujours la statue antique, l’Ariane ou la Pallas aux grands yeux fixes ; nul raffinement, nul amollissement n’a dérangé un pli de sa stole ; la culture et l’usure de la civilisation n’ont point amoindri la force de sa beauté sculpturale ; la grande statue est entière. Mais un sourire d’une douceur inconnue est venu se poser sur ses lèvres ; la résignation, l’abnégation, toutes les noblesses de la conscience ont agrandi la portée de son regard. Elle se remet aux mains des dieux et s’incline sous eux sans s’abattre, persuadée qu’ils sont bienveillants et purs, confiante en la sagesse secrète qui, dans le cercle infini des choses enchaînées, poursuit avec lenteur l’accomplissement de l’œuvre éternelle. Elle se reproche les tristesses involontaires qui, au fond de son cœur, murmurent contre l’arrêt de la déesse. Elle est une sainte, comme les plus chastes vierges du moyen âge. — Mais elle n’a point subi les angoisses maladives, les langueurs mystiques, les extases énervantes du cloître. Son âme est saine et n’a jamais défailli sous l’obsession du rêve ; elle n’a point été exaltée ni brisée ; elle n’a eu rien à retrancher ni à violenter dans son intelligence ni dans ses instincts. Aucune doctrine, aucune discipline, aucune crise intérieure, aucune contrainte extérieure n’ont altéré l’équilibre de sa vie. Elle n’est point fille de la grâce, mais de la nature ; elle a crû, comme une belle plante dans un bon sol, droite et haute, et c’est d’elle-même qu’elle se tourne vers la lumière. Elle peut s’ouvrir et s’abandonner ; quand elle retrouve son frère, son cœur déborde en tendresses ; elle a toutes les suavités et toutes les effusions de la bonté native. Elle obéit à Pylade et à Oreste ; elle essaye de se conformer à leur pensée ; elle se réjouit de trouver un conseil qui la guide ; elle se sent femme ; c’est aux hommes à gouverner l’action. « Ils ont mis dans sa bouche des paroles prudentes » ; elle va les prononcer, tromperie roi pour assurer le salut commun. « Ah ! je le vois bien, il faut que, comme un enfant, je me laisse conduire. » — Et cependant son cœur murmure, tout bas : « il n’est pas accoutumé à dissimuler ni à rien obtenir par ruse ». Si grand que soit son penchant à suivre la volonté des autres, il reste toujours en elle une pudeur de conscience contre laquelle nul ascendant ne prévaut. « Elle n’examine pas, elle ne fait que sentir. » Elle se trouble et souffre ; en vain elle veut croire Pylade, elle ne le croit pas. « Malheur au mensonge ! — Il ne soulage pas le cœur, comme les paroles vraies. — Il tourmente celui qui en secret l’a forgé, — et, comme une flèche, il retombe, — renvoyé et conduit par un dieu — sur l’archer qui l’a lancé. » — Tout le nœud du drame est là : fera-t-elle un mensonge ? À ce fil léger sont suspendues les deux vies qu’elle aime le mieux au monde, et le fil ne rompra pas. Poussée à bout, désespérée, sentant qu’elle fait crouler le destin sur sa tête, elle dénonce au roi son frère, Pylade, elle-même. « Si hasardeuse que soit l’issue, — ô dieux, je la mets sur vos genoux. — On vous loue d’être véridiques, et vous l’êtes. — Montrez-le donc par votre assistance, et glorifiez par moi la vérité. » On entend le généreux accent de cette voix frémissante ; on voit ces bras de canéphore se lever vers l’autel de la déesse ; c’est la prêtresse qui parle, c’est la fille des héros, c’est une enfant des vieux poètes, mais c’est aussi la créature humaine, qui, soulevée hors d’elle-même et portée jusqu’à des hauteurs inconnues, aperçoit, par-delà son culte temporaire, la divinité de la vertu. Et, quand l’émotion contagieuse de ce grand cœur a fini par vaincre les refus du roi barbare, quand, d’un geste dur, il lâche sa proie et renvoie les prisonniers à leur navire, alors la gratitude de la femme s’épanche avec une affection si touchante, que le vieux Scythe lui-même ne peut pas y résister. « Non, pas ainsi, ô mon roi ! — Sans bénédiction sans congé volontaire, — ce n’est pas ainsi que je te quitte. — Ne nous bannis pas ; qu’un droit d’hospitalité nous relie ; — de cette façon, nous ne serons point séparés de toi et absents pour toujours. — Vénérable et chère est pour moi ton image, — autant que celle de mon père, et désormais elle vit dans mon âme. — Que jamais le dernier de ton peuple — rapporte à mon oreille le son de cette langue — que vous m’avez accoutumée à entendre ; — que je voie un jour votre vêtement sur le plus pauvre des tiens ; — je le recevrai comme un dieu, — je lui préparerai moi-même une couche, — je l’amènerai à un siège auprès du foyer — et je ne le questionnerai que sur toi et ta destinée. — Oh ! puissent les dieux accorder — à ton action et à ta bonté la récompense qu’elles méritent ! — Oh ! tourne-toi vers nous — et donne-nous en retour une amicale parole d’adieu. — Car le vent vient enfler doucement la voile — et les larmes coulent des yeux pour apaiser le cœur au départ. — Adieu, et, en gage d’une ancienne amitié, tends-moi ta main. »

Telles sont les figures idéales que nous présenteraient aujourd’hui nos poètes, si la civilisation antique, au lieu de se défaire, eût abouti. Mais une tourmente de quinze siècles a troublé la pensée humaine, et l’homme moderne en retrouve encore aujourd’hui les atteintes persistantes dans l’exagération de sa sensibilité, dans la disproportion de ses désirs et de sa puissance, dans la déraison de ses rêves, dans la discorde profonde de ses facultés. Pour s’affiner, il s’est détraqué ; il a opposé le surnaturel et la nature, et l’épuration de la conscience humaine au développement de l’animal humain. Il a cessé de considérer la vertu comme un fruit de l’instinct libre, et d’allier les délicatesses de l’âme à la santé du corps. Le divorce subsiste, et jamais peut-être l’accord ne reviendra ; après les grands artistes de la Renaissance, un seul poète, Goethe, l’a rétabli dans les temps modernes, et il n’a pu le restaurer qu’une fois. — C’est que plus uni œuvre est belle, moins elle a chance d’arriver à l’être. En ceci les créatures imaginaires sont soumises à la même loi que les créatures réelles. Les plus hautes figures poétiques, comme les plus hautes formes vivantes, n’arrivent à la lumière que par grâce, et, pour ainsi dire, par accident. Le parfait répugne à la vie. Au-dessus de l’homme, qui est venu si tard et subsiste avec tant de peine, s’élève le rêve de l’homme, je veux dire le monde idéal, de moins en moins viable à mesure qu’il est plus haut ; car il n’est supérieur à l’autre qu’à condition de ne pas être ; sa pureté plus grande le relègue plus avant dans l’impossible et dans l’au-delà. — Mais son néant n’ôte rien à son prix. Les générations des hommes arrivent tour à tour, au bout de chaque siècle, jusqu’au bord de l’océan froid et sans fond où elles vont s’engloutir ; là finit le continent solide ; et le promontoire où elles ont entassé leurs bâtisses projette sa grande image sur l’immensité de l’abîme. Elles contemplent avidement ces formes flottantes qui, lustrées par le soleil, reluisent avec des teintes d’émeraude et des scintillements d’or ; elles les trouvent plus belles que leur terre et que leur œuvre. Et cependant il n’y a là qu’une image transfigurée de leur terre et de leur œuvre. Elles s’écrient et tendent les bras avec un douloureux désir vers les enchantements de l’éblouissante féerie. Quelques-uns, à tout prix, ont voulu la saisir et se sont précipités. D’autres, oubliant le travail et la vie, restent immobiles sur la plage, perdus dans la contemplation du miroir magique. Les plus réfléchis ont compris que ces fantastiques palais de la mer ne font que répéter, en les agrandissant et en les illuminant, les édifices de la côte, qu’ils changent avec les changements de nos constructions, qu’ils ondoient avec l’agitation des vagues, qu’ils s’empourprent ou se ternissent selon la force ou la pâleur du jour. Mais, tout en sachant qu’ils sont illusoires, ils estiment que le droit de les contempler est le meilleur privilège de l’homme, et, lorsqu’ils ont achevé la tâche de la journée, ils laissent leurs yeux et leur âme errer longuement sur les magnificences de la nappe mouvante, où les plus ternes et les plus rudes choses de la terre prennent la mollesse de l’onde et l’éclat du ciel.

L’opinion en Allemagne et les conditions de la paix

La guerre se prolonge, et tous les jours le fléau va s’aggravant. Il est accablant pour la France envahie, mais il est pesant pour l’Allemagne obligée à des efforts extrêmes. Entre les prétentions rivales, il semble qu’il n’y a aucune transaction possible : les Allemands sentent que leurs exigences, même satisfaites, ne feraient qu’entraîner à courte échéance une seconde guerre ; M. de Bismarck l’a dit à M. Jules Favre ; la paix telle qu’ils la dictent serait une simple trêve, et les deux peuples vivraient, en face l’un de l’autre, toujours en alarmes et le fusil à la main. Ainsi nous aurions en perspective un siècle ou au moins un demi-siècle de massacres ; il y a là de quoi réfléchir, même pour des vainqueurs ; la fortune est changeante, et d’ailleurs quel voisinage pour un peuple civilisé qu’un autre peuple, non moins civilisé, non moins nombreux, devenu par nécessité et par honneur son éternel et irréconciliable ennemi !

Beaucoup d’Allemands se résignent à ce lamentable avenir, et le motif qui les décide est l’opinion qu’ils se font de nous. Tel est le poids principal qui pèse aujourd’hui dans la balance, et l’emporte du côté des résolutions extrêmes. J’ai voyagé dans leur pays, je connais leur littérature et leurs journaux ; j’ose dire avec assurance que, s’ils veulent nous prendre Metz et Strasbourg, s’incorporer des provinces dont le cœur est tout français, tenir à demeure la ligne des Vosges, nous ruiner, nous accabler, c’est que, pour vivre tranquilles, ils se croient obligés d’abord de nous mater et ensuite de nous lier les mains. Selon eux, la nation française est turbulente, ambitieuse par instinct, accoutumée à intervenir dans les affaires de ses voisins, avide de prééminence, passionnée pour la gloire militaire, et persuadée, comme disait le grand Frédéric, qu’il ne doit pas se tirer un coup de canon en Europe sans sa permission ; auprès d’une telle nation, on ne peut dormir en paix ; ainsi, par conscience et par intérêt, il faut la réduire à l’impuissance. Lisez les journaux d’Allemagne, les revues graves et même les grands ouvrages étudiés, voilà l’idée qu’on y retrouve à tout propos, parfois hors de propos, sous toutes les formes. — Dernièrement encore, nous avons vu, non sans quelque étonnement, deux historiens illustres, M. David Strauss et M. Heinrich von Sybel, la développer avec toute l’autorité de leur parole, l’un dans l’Allgemeine Zeitung, l’autre dans la Gazette de Cologne. À leur avis, ce n’est pas seulement l’empereur, c’est la France, qui a voulu la guerre. La France était jalouse, dit M. de Sybel : elle voulait regagner son « prestige perdu » ; elle ne pouvait souffrir l’unité de l’Allemagne, la nouvelle puissance de la Prusse, le voisinage d’une égale ; elle demandait une « revanche, la revanche de Sadowa ». Son véritable mobile était l’amour-propre blessé, le chagrin de n’être plus la première. Et M. Strauss ajoute : « La France avait laissé faire la Prusse dans l’espérance de tirer profit, pour sa prépondérance, des divisions intérieures de l’Allemagne ; lorsqu’elle se vit trompée dans son calcul, elle ne put cacher son dépit » ; or rien de plus injuste que ce dépit. « Les réparations que nous faisions à un logis notoirement inhabitable, les parois que nous élevions, les murs que nous construisions, tout cela ébranlait-il la maison du voisin ? Cela menaçait-il de lui ôter l’air et la lumière, de l’exposer à un incendie ? Nullement ; mais notre maison lui semblait devenir trop belle, il voulait posséder la maison la mieux bâtie et la plus haute de toute la rue ; et surtout il ne fallait pas que la nôtre devînt trop solide ; il ne devait pas nous être permis de la fermer ; le voisin devait garder indéfiniment le privilège d’en prendre à l’occasion, et selon sa fantaisie, quelques chambres à son usage, et de les réunir à sa propre maison, comme il l’avait déjà fait à plusieurs reprises. » Ainsi envie, vanité puérile, humeur tyrannique, allures soldatesques de l’homme qui se croit fort et dépouille le faible, voilà les sentiments qu’on nous prête, et on s’attribue le droit ou même le devoir de museler des querelleurs aussi malfaisants.

Les étrangers qui ont longtemps vécu et beaucoup voyagé en France savent que ce portrait du caractère national est, aujourd’hui du moins, aussi inexact qu’injuste. La majorité, je dirai presque la totalité de la nation, a des sentiments tout autres ; ceux-ci ont pu subsister jusqu’en 1820, et, dans un groupe restreint, jusqu’en 1830, ou même jusqu’en 1840. Mais ce groupe est devenu de plus en plus petit ; depuis trente ans, il n’a plus que des représentants rares ; son bruit manque d’échos ; l’excitation qu’il peut communiquer est factice ; son autorité est intermittente. Il faut un mensonge du gouvernement pour lui donner quelque prise sur le public ; les transformations sociales et économiques lui ont ôté son ascendant ; le danger et l’humiliation de la patrie pourraient seuls le lui rendre. On essayera tout à l’heure de montrer ce qu’il en est ; en attendant, voyons les faits sur lesquels les Allemands s’appuient pour refuser toute paix équitable et durable, sous ce prétexte que notre amour-propre national ne peut endurer des égaux.

« La France était jalouse des victoires prussiennes. » — Non pas jalouse, mais inquiète, et à juste titre ; l’événement ne l’a que trop prouvé, et M. Rouher pouvait à bon droit éprouver des « angoisses patriotiques ». Nous savons, par une triste expérience, que deux nations, qui vivent en paix, peuvent se réveiller en guerre ; il suffit pour cela de la vanité et de l’égoïsme des chefs. Le monde politique est ainsi fait que nul État ne peut se livrer en toute assurance à la modération de son voisin. Nous étions donc en droit de prévoir, et nul ne doit s’offenser de nos alarmes. — M. Strauss dit que nous ne voulions pas souffrir dans la rue une maison aussi belle que la nôtre. On peut lui répondre que les États de l’Europe ne sont pas des maisons bourgeoises, mais des palais comme ceux de l’ancienne Florence, munis de garnisons et percés de meurtrières. En face de notre palais, il y en avait un autre, moins spacieux, mais aussi bien armé, avec une trentaine de maisons adjacentes, moyennes ou petites. Tout d’un coup le propriétaire du palais s’adjoint toutes ces maisons, sauf trois, bon gré, mal gré. Par une convention faite avec les trois autres, il perce leurs murailles, réunit le tout sous une seule clôture, et, derrière l’enceinte agrandie, nous voyons se hérisser trois fois plus de fusils que chez nous. Nous savons de plus qu’il est très bon militaire, qu’il est chez lui maître presque absolu, que, de son chef et malgré les réclamations des siens, il a décidé et opéré l’adjonction des vingt-sept maisons, que les habitants annexés, étant de sa famille, ont fini par être fiers de leur annexion, et qu’à son ordre ils marcheront tous comme un seul homme. Y a-t-il là de grands motifs de sécurité, et, quand un palais possède quatre fusils, peut-on le blâmer de voir avec défiance, aux fenêtres du palais qui lui fait face, douze fusils braqués contre lui ? C’était là justement la proportion de notre armée en face de l’armée allemande. — Mais je veux suivre la comparaison de M. Strauss. Un matin, nous apprenons qu’un vieux château fort délabré, fort en désarroi, et situé du côté du midi, sur nos derrières, va recevoir comme propriétaire un proche parent de la maison aux douze fusils, en sorte qu’à l’occasion, déjà fusillés en pleine poitrine, nous pourrons bien être fusillés dans le dos. Nous réclamons vivement ; est-ce que la réclamation n’est pas juste ? Après beaucoup de difficultés, on y fait droit, mais pour l’occasion seulement, et en réservant l’avenir. Sans doute il fallait s’en tenir là, être ou paraître contents, laisser à l’avenir ses embarras et ses expédients, se fier au temps et aux discordes du château délabré, laisser les habitants du palais aux quatre fusils et de l’autre aux douze fusils se fréquenter, se connaître, s’estimer, entrer tous les jours en commerce plus étroit, découvrir que chacun d’eux est utile à l’autre, et finir peut-être par désarmer à demi. — Mais peut-on taxer de jalousie, d’ambition, d’insolence militaire la conduite de celui qui, voyant devant lui une rangée de baïonnettes, souhaite qu’on n’en mette pas une autre derrière lui ?

Tel est le sentiment très légitime qui a provoqué de ce côté-ci du Rhin l’irritation dont les Allemands se plaignent : de là, les accusations que M. Thiers et l’opposition ont élevées contre le gouvernement en 1866 ; de là, l’attitude des Chambres et d’une portion de la presse. — Mais il ne faudrait pas conclure de là que la nation voulait la guerre ; elle s’y résignait, elle ne l’aime plus. L’agitation de Paris était factice et, en partie, fabriquée à prix d’argent ; l’empereur jouait sur un coup de dé la restauration de son pouvoir personnel ; les Chambres qu’il avait nommées étaient complaisantes ; plusieurs des journalistes qui prêchaient la guerre avaient des motifs intéressés ou aimaient les phrases à effet. Leur clameur a trompé les Allemands, et les trompe encore ; le bruit confus qui sort de la rue empêchait d’entendre une autre parole, celle-ci, sincère et sérieuse, la voix basse, triste, universelle de l’opinion. — À partir du 10 juillet, ceux-là même qui poussaient à la guerre l’acceptaient par nécessité, non par choix. La comparaison des deux palais était présente dans leur esprit ; ils justifiaient l’appel aux armes en disant qu’il était inévitable, que tôt ou tard il aurait fallu y recourir, que depuis cinquante ans, les Allemands dans tous leurs écrits étalent leur prééminence, qu’ils se regardent comme la nation élue, qu’ils se croient prédestinés à l’empire, qu’à plusieurs reprises ils nous avaient provoqués, et que l’affaire d’Espagne était la première fissure par laquelle le torrent gonflé de leurs ambitions et de leurs forces essayait de rompre la digue pour submerger les terres voisines. Mais, de prééminence nationale, de prestige à reconquérir, de gloire à gagner, pas un mot ; la guerre n’était que de précaution et de défense ; je n’ai point entendu un seul homme dans la bourgeoisie ni dans le peuple prononcer les phrases militaires du premier empire ; j’ose dire qu’elles auraient dégoûté ; nous ne sommes plus infatués, « chauvins », comme on nous en accuse et dans le sens que les étrangers donnent à ce mot. — Au contraire, chez la plupart le chagrin était profond. Deux journaux des plus considérables, les Débats et le Temps, ont protesté jusqu’au bout contre le recours aux armes. Du 10 au 19 juillet, tous les jours, à Paris, dans la campagne, en chemin de fer, je n’ai trouvé que des vœux pour la paix. — Non seulement tous les hommes que je connaissais, mais tous ceux que je rencontrais détestaient la précipitation avec laquelle le gouvernement poussait sur la pente fatale. Dans les wagons on entendait des malédictions contre l’empereur aussi fortes que celles qui l’ont suivi dans sa chute ; on s’exclamait contre les ministres ; on ne comprenait pas comment M. Ollivier et quelques autres avaient pu subir l’ascendant d’une rodomontade militaire ; on trouvait odieux les députés qui avaient fermé la bouche à M. Thiers ; on s’indignait contre les manœuvres ténébreuses qui allaient chercher des aboyeurs de rue pour étouffer l’opinion sous leur clameur. — À la campagne, depuis la frontière jusqu’aux environs de Paris, les ouvriers, les paysans pensaient de même. Un garde champêtre, dont la fille venait d’accoucher et que je félicitais d’avoir un petit garçon, me répondait avec amertume et d’un air morne : « J’ai lieu de me réjouir, n’est-ce pas ? Dans vingt ans, on en fera de la chair à canon. » — Des villageois parlaient de la récolte qui n’était pas bonne, et se demandaient comment l’hiver on ferait pour vivre. Notez que tous croyaient au succès, à une courte campagne comme celle de Solférino, à la paix prochaine. — Parmi les gens instruits, le chagrin s’aggravait d’autres raisons. Ils jugeaient que la guerre est une folie exécrable, qu’un peuple, comme un particulier, doit être acculé aux dernières extrémités avant de se résoudre au meurtre, qu’en Allemagne comme en France toutes les vies sont précieuses, qu’une pareille guerre allait retarder d’un siècle la civilisation, que deux nations, dont l’une a tant fait et dont l’autre fait tant pour la culture humaine, ne doivent se rencontrer que sur le terrain de la science et des arts utiles, que nous pouvons emprunter aux Allemands la culture savante de l’intelligence et leur enseigner la fine culture de l’esprit, que l’échange entre eux et nous ne peut être de blessures, mais de lumières. — Voilà ce que j’entendais dire dans tous les cercles et aux divers degrés de l’échelle. Par malheur, l’opinion publique n’a pas chez nous, comme en Angleterre, une influence immédiate et commandante sur les affaires publiques : elle ne se manifeste qu’en conversations, elle n’agit qu’à la longue ; les étrangers, qui s’en rapportent aux chambres et aux gazettes, ne connaissent de notre pays que la parade officielle, et, comme M. Strauss et M. de Sybel, ils ignorent ou méconnaissent les vrais sentiments de la nation.

Ce sont là pourtant nos vrais sentiments, ceux qui subsistent en nous à demeure, et qui, si des événements extrêmes ne viennent pas les exaspérer, persisteront pour diriger notre volonté et notre conduite. Afin de s’en assurer, que nos adversaires considèrent le changement profond qui s’est opéré depuis cinquante ans dans la situation et dans le caractère de nos principales classes. Ils nous jugent encore d’après leurs souvenirs de 1791 et de 1810 ; leurs grands-pères ont vu l’émigré noble, brillant duelliste, et l’officier de Napoléon, soldat d’éducation et de métier ; au-delà du Rhin, ces deux figures sont restées légendaires, et leurs images tenaces sont encore empreintes dans l’esprit allemand. On oublie que la première était celle d’une classe chevaleresque et féodale, désormais sans autorité, surannée aujourd’hui, et qui, exclue du pouvoir par la Révolution, s’est elle-même ensuite écartée des affaires. On oublie que la seconde est celle d’une génération éclose au milieu du plus terrible orage, soulevée par l’invasion, exaltée par l’idée, d’un nouvel ordre social, élevée dans les camps, poussée en avant par le patriotisme et l’enthousiasme, et à la fin lancée au-delà du but par l’impulsion acquise qu’un grand capitaine vint exploiter à son profit. Mais cette génération s’est éteinte, et les survivants de 1815 sont devenus les industriels de 1820. À mesure que le temps marchait, l’esprit belliqueux s’affaiblissait ; les mots de liberté et de guerre cessaient de se trouver ensemble. Vers 1831, le parti républicain, Armand Carrel, tâchait encore de les accoupler ; mais le gouvernement et la majorité de la nation continuaient à les disjoindre. En 1848, la République déclara qu’ils étaient séparés ; nous nous rappelons tous l’acclamation universelle, le sentiment de joie profonde qui accueillit le manifeste de M. de Lamartine aux puissances. L’empire lui-même s’est fondé en disant « qu’il était la paix » ; et, si Napoléon IIl est tombé, c’est pour avoir oscillé entre son sentiment juste du temps présent et l’imitation maladroite du premier empire. Sauf les expéditions de Crimée et d’Italie, l’opinion a considéré toutes ses guerres comme des parades coûteuses et dangereuses, imaginées au profit de la dynastie et au détriment de la nation, arrangées comme un mauvais opéra, pour faire du bruit et distraire la foule. Est-ce à dire que la nation y ait applaudi ? Elle les a tolérées, faute de sifflets pour leur imposer silence, en haussant les épaules, en bouchant ses oreilles, avec un mécontentement si fort, qu’à partir de ce moment l’opposition s’est refaite, et que l’empereur a senti le sol se dérober sous lui ; c’est alors qu’il a joué son va-tout.

M. Strauss nous accuse de tout sacrifier à notre passion pour la gloire : « La gloire, dit-il, ce mot qu’un de vos ministres appelait dernièrement le premier mot de la langue française, en est au contraire le plus mauvais et le plus pernicieux, et la nation ferait bien de le rayer pour un temps de son dictionnaire ; n’est-ce pas en effet le veau d’or devant lequel elle danse depuis des siècles, — le Moloch auquel elle sacrifie aujourd’hui tant de milliers de ses fils et des fils des nations voisines, — le feu follet qui a toujours su l’attirer loin des champs prospères du travail pour la conduire dans le désert et souvent jusqu’au bord de l’abîme ? » — Avec tout le respect que l’on doit à un historien si grave, on peut se demander s’il ne raisonne pas ici en pur historien, c’est-à-dire d’après les grandes lignes, en concluant du passé au présent, en attribuant aux petits-fils les passions des ancêtres, en oubliant l’observation actuelle et personnelle, celle qui emploie les yeux et les oreilles et qui recueille la conversation vivante par-delà les documents écrits. J’ai fait quatre fois le tour complet de la France, outre quantité de moindres voyages, et j’ai causé partout avec les ouvriers, encore davantage avec les paysans ; j’ai vécu pendant des mois entiers en divers villages : toujours et chez tous, j’ai vu les mêmes idées. La plupart ont de la terre et songent à l’avenir ; depuis l’achèvement des chemins de fer, l’hypothèque et l’usure ne pèsent presque plus sur leur petit bien ; beaucoup d’entre eux ont quelques obligations, quelques valeurs en papier ; leur confortable s’est augmenté ; ils ne vivent plus au jour le jour ; leur horizon, encore bien étroit, n’est plus bouché par la pensée unique et pressante du pain quotidien ; ils n’ont plus des enfants par bandes et au hasard ; ils veulent faire de leur fils un paysan aisé, parfois un monsieur. Avec la situation et le demi-bien-être d’un propriétaire, ils ont pris les sentiments d’un propriétaire ; ils pensent à économiser, à acquérir ; la principale raison qu’ils alléguaient au plébiscite en faveur de l’empire, c’est que depuis vingt ans ils vendent leurs denrées deux fois plus cher. N’est-il pas visible qu’une telle situation et des préoccupations de ce genre ont affaibli et affaiblissent tous les jours la turbulence belliqueuse qu’on nous impute ? Or on compte en France quatre millions de ces propriétaires, quatre millions de familles attachées au sol, environ vingt millions d’habitants employés à l’agriculture. La révolution de 89 a été surtout sociale, et une société d’hommes dont la majorité arrive, par la possession de la terre, au demi-bien-être, puis au bien-être, devient forcément pacifique ; le meilleur moyen de la ramener aux instincts guerriers serait de la ruiner par système. Quant à la bourgeoisie, aux industriels, aux commerçants, aux hommes de profession libérale, à toute la classe de ceux qui portent un habit et possèdent un capital, chacun sait que depuis quarante ans, et surtout depuis vingt ans, la fortune mobilière s’est prodigieusement accrue, et, avec elle, le besoin du bien-être ; presque toutes les familles aisées ou riches fondent le principal de leur revenu sur quelques morceaux de papier imprimés au nom d’une compagnie, et la maîtresse pensée de leur vie est le désir d’assurer un capital et du bien-être à leurs enfants. Peut-on comparer un pareil esprit à celui de la génération qui vivait au commencement du siècle, alors que l’armée était la grande carrière, et que la guerre continue ouvrait à chaque ambition des perspectives illimitées ? — Encore une fois, la société française a trouvé son assiette : c’est en politique, par l’instabilité de ses gouvernements, du côté du comble, que l’édifice demeure inachevé ; sur les autres points, par l’égalité, par l’admission de tous à tous les emplois, par l’éparpillement de la propriété foncière, par l’énorme augmentation de la propriété mobilière, il est construit ; nous n’avons plus qu’à l’entretenir, à l’améliorer, à l’orner, surtout à assainir le rez-de-chaussée, qui, comme tous les endroits bas, étroits et mal éclairés, incommode et mécontente ceux qui l’habitent. Or un propriétaire qui s’installe dans une bonne maison n’est pas homme à casser les vitres d’autrui ; il tient aux siennes ; et l’on peut dire avec certitude que la France contemporaine, interrogée sur ses dispositions intimes, laissée à son sens rassis, et consultée loyalement, répondrait qu’à moins d’être poussée à bout et provoquée malgré elle à la guerre, elle veut désormais arranger tranquillement sa maison qui est bonne, et ne souhaite en aucune façon qu’on la mène, fusils chargés, pour camper avec fracas dans deux ou trois chambres du voisin.

Telles sont les véritables pensées de la France ; que nos adversaires veuillent bien les vérifier et les comprendre, et aussitôt le motif sur lequel ils fondent leurs exigences tombera, avec le malentendu qui le soutenait. Ils se glorifient d’obéir à leur conscience ; ce n’est donc point à eux de violenter la conscience d’autrui. Il ne s’agit pas ici de point d’honneur chevaleresque ou militaire ; il s’agit de devoir, et ce serait manquer au devoir que de leur abandonner, comme ils le demandent, deux provinces françaises, un million de nos concitoyens : s’il y a des hommes qui de cœur et de volonté soient Français, ce sont les compatriotes de Kléber, de Rapp, de Küss et d’Ulrich. Le siège de Strasbourg vient d’en témoigner ; la presse allemande elle-même le reconnaît. Exiger qu’ils perdent leur patrie, qu’ils en subissent une autre, qu’ils entrent dans les régiments prussiens, pour tirer peut-être plus tard contre des Français, voilà une injustice énorme, digne du premier Napoléon, que les Allemands maudissent comme un malfaiteur. Imposer à la France un tel sacrifice, c’est ordonner à une mère de livrer un de ses enfants ; cela est contre la nature et contre la conscience ; la bouche qui, sous la contrainte de la force, balbutierait un tel pacte se rétracterait tout bas, et se promettrait à elle-même, comme la Prusse après Iéna, de ne pas couronner une promesse criminelle par une résignation plus criminelle encore. Surtout le reste, des concessions, de grandes concessions sont possibles ; nous pouvons, et nous devons, même au prix de pénibles sacrifices, donner à nos adversaires la preuve que nous acceptons la paix sans arrière-pensée, à demeure, et non comme une trêve. Accordons-leur des garanties ; l’intérêt et l’amour-propre en souffriront, il n’importe. Mais qu’ils ne réclament rien au-delà, rien qui soit contre notre conscience, rien qu’un peuple honnête ne puisse imposer à un peuple honnête. Sinon, et à supposer qu’ils l’extorquent, ils auront tort ; car l’injustice est une semence impérissable de guerre ; à cet égard, l’histoire, à défaut du cœur, parle assez haut ; ils n’ont qu’à consulter leurs souvenirs de 1807 et de 1813, pour savoir que leur oppression a produit leur révolte, et que Wagram, Iéna ont eu pour fruits Leipsick et Waterloo.

Prosper Mérimée51

J’ai rencontré plusieurs fois Mérimée dans le monde. C’était un homme grand, droit, pâle, et qui, sauf le sourire, avait l’apparence d’un Anglais ; du moins il avait cet air froid, distant, qui écarte d’avance toute familiarité. Rien qu’à le voir, on sentait en lui le flegme naturel ou acquis, l’empire de soi, la volonté et l’habitude de ne pas donner prise. En cérémonie surtout, sa physionomie était impassible. Même dans l’intimité et lorsqu’il contait une anecdote bouffonne, sa voix restait unie, toute calme ; jamais d’éclat ni d’élan ; il disait les détails les plus saugrenus, en termes propres, du ton d’un homme qui demande une tasse de thé. La sensibilité chez lui était domptée jusqu’à paraître absente ; non qu’elle le fut, tout au contraire ; mais il y a des chevaux de race si bien matés par leur maître, qu’une fois sous sa main ils ne se permettent plus un soubresaut. — Il faut dire que le dressage avait commencé de bonne heure. À dix ou onze ans, je crois, ayant commis quelque faute, il fut grondé très sévèrement et renvoyé du salon ; pleurant, bouleversé, il venait de fermer la porte, lorsqu’il entendit rire ; quelqu’un disait : « Ce pauvre enfant ! il nous croit bien en colère ! » — L’idée d’être dupe le révolta ; il se jura de réprimer une sensibilité si humiliante, et tint parole. Mémnêso apisteîn, « souviens-toi d’être en défiance », telle fut sa devise. Être en garde contre l’expansion, l’entraînement et l’enthousiasme, ne jamais se livrer tout entier, réserver toujours une part de soi-même, n’être dupe ni d’autrui ni de soi, agir et écrire comme en la présence perpétuelle d’un spectateur indifférent et railleur, être soi-même ce spectateur, voilà le trait de plus en plus fort qui s’est gravé dans son caractère, pour laisser une empreinte dans toutes les parties de sa vie, de son œuvre et de son talent52.

Il a vécu en amateur : on ne peut guère vivre autrement quand on a la disposition critique ; à force de retourner la tapisserie, on finit par la voir habituellement à l’envers. En ce cas, au lieu de personnages beaux et bien posés, on contemple des bouts de ficelle ; il est difficile alors d’entrer avec abnégation et comme ouvrier dans une œuvre commune, d’appartenir même au parti que l’on sert, même à l’école que l’on préfère, même à la science qu’on cultive, même à l’art où on excelle ; si parfois on descend en volontaire dans la mêlée, le plus souvent on se tient à part. Il eut de bonne heure quelque aisance, puis un emploi commode et intéressant, l’inspection des monuments historiques, puis une place au Sénat et des habitudes à la cour. Aux monuments historiques, il fut compétent, actif et utile ; au Sénat, il eut le bon goût d’être le plus souvent absent ou muet ; à la cour, il avait son indépendance et son franc-parler. Voyager, étudier, regarder, se promener à travers les hommes et les choses, telle a été son occupation ; ses attaches officielles ne le gênaient pas. D’ailleurs, un homme d’autant d’esprit se fait respecter quand même ; son ironie transperce les mieux cuirassés. — Il faut voir avec quelle désinvolture il la manie, jusqu’à la tourner contre lui-même, et faire coup double. Un jour, à Biarritz, il avait lu une de ses Nouvelles devant l’impératrice. « Peu après ma lecture, je reçois la visite d’un homme de la police, se disant envoyé par la grande-duchesse. “Qu’y a-t-il pour votre service ? — Je viens, de la part de Son Altesse Impériale, vous prier de venir ce soir chez elle avec votre roman. — Quel roman ? — Celui que vous avez lu l’autre jour à Sa Majesté.” — Je répondis que j’avais l’honneur d’être le bouffon de Sa Majesté et que je ne pouvais aller travailler en ville sans sa permission, et je courus tout de suite lui raconter la chose. Je m’attendais qu’il en résulterait au moins une guerre avec la Russie, et je fus un peu mortifié que, non seulement on m’autorisât, mais encore qu’on me priât d’aller le soir chez la grande-duchesse, à qui on avait donné le policeman comme factotum. Cependant, pour me soulager, j’écrivis à la grande-duchesse une lettre d’assez bonne encre. » Cette lettre « d’assez bonne encre » serait une pièce curieuse, et je suis sûr qu’on ne lui a plus envoyé le factotum. — Quant aux corps constitués, il n’est guère possible de les aborder avec plus de sérieux extérieur et moins de déférence intime. Grave, digne, posé dans sa cravate, quand il faisait une visite académique ou improvisait un discours public, ses façons étaient irréprochables ; cependant, en sourdine, la serinette d’arrière-plan jouait un air comique qui tournait en ridicule l’orateur et les auditeurs. « Le président des antiquaires s’est levé et tout le monde avec lui. Il a pris la parole et a dit qu’il proposait de boire à ma santé, attendu que j’étais remarquable à trois points de vue, c’est à savoir : comme sénateur, comme homme de lettres et comme savant. Il n’y avait que la table entre nous, et j’avais une grande envie de lui jeter à la tête un plat de gelée au rhum… Le lendemain, j’ai entendu le procès-verbal de la veille, où il était dit que j’avais parlé très éloquemment. J’ai fait un speech pour que le procès-verbal fût purgé de tout adverbe, mais en vain. » — Candidat à l’Académie des inscriptions, et conduit chez des érudits d’aspect redoutable, il écrivait au retour : « Avez-vous jamais vu des chiens entrer dans le terrier d’un blaireau ? Quand ils ont quelque expérience, ils font une mine effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent plus vite qu’ils n’y sont entrés, car c’est une vilaine bête à visiter que le blaireau. Je pense toujours au blaireau en tenant le cordon de la sonnette d’un académicien, et je me vois in the mind’s eye tout à fait semblable au chien que je vous disais. Je n’ai pas encore été mordu cependant ; mais j’ai fait de drôles de rencontres. » Il fut reçu et eut, à côté des autres, son terrier archéologique. Mais on devine bien qu’il n’était pas d’humeur à se confiner dans celui-ci ni dans un autre ; tous ceux qu’il habita avaient plusieurs sorties. Il y avait en lui deux personnages : l’un qui, engagé dans la société, s’y acquittait correctement de la besogne obligée et de la parade convenable ; l’autre qui se tenait à côté ou au-dessus du premier, et d’un air narquois ou résigné le regardait faire.

Pareillement il y avait en lui deux personnages dans les affaires de cœur. Le premier, l’homme naturel, était bon et même tendre. Nul n’a été plus loyal, plus sûr en amitié ; quand il avait une fois donné sa main, il ne la retirait plus. On le vit bien quand il défendit M. Libri contre les juges et contre l’opinion ; c’était l’action d’un chevalier qui, à lui seul, combat une armée. Condamné à l’amende et conduit en prison, il ne prit point des airs de martyr, et mit autant de grâce à subir sa mésaventure qu’il avait mis de bravoure à la provoquer. Il n’en dit rien, sauf dans une préface, et encore en manière d’excuse, alléguant qu’il avait dû, « au mois de juillet précédent, passer quinze jours dans un endroit où il n’était nullement incommodé du soleil et où il jouissait d’un profond loisir ». Rien de plus ; c’est le sourire discret et fin du galant homme. — Outre cela, serviable, obligeant ; des gens qui le priaient de s’employer pour eux s’en allaient déconcertés par sa froide mine ; un mois après, il arrivait chez eux, ayant en poche la faveur demandée. Dans sa correspondance, il lui échappe un mot frappant que tous ses amis disent très vrai : « Il m’arrive rarement de sacrifier les autres à moi-même, et, quand cela m’arrive, j’en ai tous les remords possibles. » — À la fin de sa vie, on trouvait chez lui deux vieilles dames anglaises auxquelles il parlait peu, et dont il ne semblait pas se soucier beaucoup ; un de mes amis le vit les larmes aux yeux, parce que l’une d’elles était malade. Jamais il ne disait un mot de ses sentiments profonds ; voici une correspondance d’amour, puis d’amitié, qui a duré trente ans ; la dernière lettre est datée de son dernier jour, et l’on ne sait pas le nom de sa correspondante. Pour qui sait lire ces lettres, il y est gracieux, aimant, délicat, véritablement amoureux, et, qui le croirait ? poète parfois, ému jusqu’à devenir superstitieux, comme un Allemand lyrique. Cela est si étrange, qu’il faut citer presque tout. — « Vous aviez été si longtemps sans m’écrire, que je commençais à être inquiet. Et puis j’étais tourmenté d’une idée saugrenue que je n’ai pas osé vous écrire. Je visitais les Arènes de Nîmes avec l’architecte du département, lorsque je vis à dix pas de moi un oiseau charmant, un peu plus gros qu’une mésange, le corps gris de lin, avec des ailes rouges, noires et blanches. Cet oiseau était perché sur une corniche et me regardait fixement. J’interrompis l’architecte pour lui demander le nom de cet oiseau. C’est un grand chasseur, et il me dit qu’il n’en avait jamais vu de semblable. Je m’approchai, et l’oiseau ne s’envola que lorsque j’étais assez près de lui pour le toucher. Il alla se poser à quelques pas de là, me regardant toujours. Partout où j’allais, il semblait me suivre, car je l’ai trouvé à tous les étages de l’amphithéâtre. Il n’avait pas de compagnon, et son vol était sans bruit comme celui d’un oiseau nocturne. Le lendemain, je retournai aux Arènes et je revis encore mon oiseau. J’avais apporté du pain que je lui jetai, mais il n’y toucha pas. Je lui jetai ensuite une grosse sauterelle, croyant, à la forme de son bec, qu’il mangeait des insectes, mais il ne parut pas en faire cas. Le plus savant ornithologiste de la ville me dit qu’il n’existait pas dans le pays d’oiseaux de cette espèce. Enfin, à la dernière visite que j’ai faite aux Arènes, j’ai rencontré mon oiseau toujours attaché à mes pas, au point qu’il est entré avec moi dans un corridor étroit et sombre, où lui, oiseau du jour, n’aurait jamais dû se hasarder. Je me souvins alors que la duchesse de Buckingham avait vu son mari, sous la forme d’un oiseau, le jour de son assassinat, et l’idée me vint que vous étiez peut-être morte et que vous aviez pris cette forme pour me voir. Malgré moi, cette bêtise me tourmentait, et je vous assure que j’ai été enchanté de voir que votre lettre portait la date du jour où j’ai vu pour la première fois mon oiseau merveilleux. » — Voilà comment, même chez un sceptique, le cœur et l’imagination travaillent ; c’est une « bêtise » ; il n’en est pas moins vrai qu’il était sur le seuil du rêve et dans le grand chemin de l’amour53.

Mais, à côté de l’amoureux, subsistait le critique, et le conflit des deux personnages dans le même homme produisait des effets singuliers. En pareil cas, il vaut peut-être mieux n’y pas voir trop clair. « Savez-vous bien, disait La Fontaine, que, pour peu que j’aime, je ne vois les défauts des personnes non plus qu’une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle ? Dès que j’ai un grain d’amour, je ne manque pas d’y mêler tout ce que j’ai d’encens dans mon magasin. » C’est peut-être pour cela qu’il était si aimable. — Dans les lettres de Mérimée, les duretés pleuvent avec les douceurs : « Je vous avouerai que vous m’avez paru fort embellie au physique, mais point au moral… Vous avez toujours la taille d’une sylphide, et, bien que blasé sur les yeux noirs, je n’en ai jamais vu d’aussi grands à Constantinople ni à Smyrne. Maintenant, voici le revers de la médaille : vous êtes restée enfant en beaucoup de choses, et vous êtes devenue, par-dessus le marché, hypocrite… Vous croyez que vous avez de l’orgueil ; j’en suis bien fâché, mais vous n’avez qu’une petite vanité bien digne d’une dévote. La mode est au sermon aujourd’hui. Y allez-vous ? Il ne vous manquait plus que cela. » — Et un peu plus tard : « Dans tout ce que vous dites et tout ce que vous faites, vous substituez toujours à un sentiment réel un convenu… Au reste, je respecte les convictions, même celles qui me paraissent le plus absurdes. Il y a en vous beaucoup d’idées saugrenues, pardonnez-moi le mot, que je me reprocherais de vous ôter, puisque vous y tenez et que vous n’avez rien à mettre à la place. » — Après deux mois de tendresses, de querelles et de rendez-vous, il conclut ainsi : « Il me semble que tous les jours vous êtes plus égoïste. Dans nous, vous ne cherchez jamais que vous. Plus je retourne cette idée, plus elle me paraît triste… Nous sommes si différents, qu’à peine pouvons-nous nous comprendre. » — Il paraît qu’il avait rencontré un caractère aussi rétif, et aussi indépendant que le sien, « a lioness, though tame », et il l’analyse. « C’est dommage que nous ne nous voyions pas le lendemain d’une querelle ; je suis sûr que nous serions parfaitement aimables l’un pour l’autre… Assurément, mon plus grand ennemi, ou, si vous voulez, mon rival dans votre cœur, c’est votre orgueil ; tout ce qui froisse cet orgueil vous révolte ; vous suivez votre idée, peut-être à votre insu, dans les plus petits détails. N’est-ce pas votre orgueil qui est satisfait lorsque je baise votre main ? Vous êtes heureuse alors, m’avez-vous dit, et vous vous abandonnez à votre sensation parce que votre orgueil se plaît à une démonstration d’humilité… » — Quatre mois plus tard, et à distance, après une brouille plus forte : « Vous êtes une de ces chilly women of the North, vous ne vivez que par la tête… Adieu, puisque nous ne pouvons être amis qu’à distance. Vieux l’un et l’autre, nous nous retrouverons peut-être avec plaisir. » Puis, sur un mot affectueux, il revient. — Mais l’opposition des caractères est toujours la même ; il ne peut souffrir qu’une femme soit femme : « Rarement je vous accuse, sinon de ce manque de franchise qui me met dans une défiance presque continuelle avec vous, obligé que je suis de chercher toujours votre idée sous un déguisement… Pourquoi, après si longtemps que nous sommes ce que nous sommes l’un pour l’autre, êtes-vous encore à réfléchir plusieurs jours avant de répondre à la question la plus simple ?… Entre votre tête et votre cœur, je ne sais jamais qui l’emporte, vous ne le savez pas vous-même, mais vous donnez toujours raison à votre tête… S’il y a un tort de votre part, c’est assurément cette préférence que vous donnez à votre orgueil sur ce qu’il y a de tendresse en vous. Le premier sentiment est au second, comme un colosse à un pygmée. Et cet orgueil n’est au fond qu’une variété de l’égoïsme. » Tout cela finit par une bonne et durable amitié. — Mais n’admirez-vous pas cette manière agréable de faire sa cour ? On se rencontrait au Louvre, à Versailles, dans les bois des environs ; on s’y promenait tête à tête, en secret, longuement, même en janvier, plusieurs fois par semaine ; il admirait « une radieuse physionomie, de fines attaches, une blanche main, de superbes cheveux noirs », une intelligence et une instruction dignes de la sienne, les grâces d’une beauté originale, les attraits d’une culture composite, les séductions d’une toilette et d’une coquetterie savantes ; il respirait le parfum exquis d’une éducation si choisie et d’une « nature si raffinée qu’elles résumaient pour lui toute une civilisation » ; bref, il était sous le charme. Au retour, l’observateur reprenait son office ; il démêlait le sens d’une réponse, d’un geste ; il se détachait de son sentiment pour juger un caractère ; il écrivait des vérités et des épigrammes, que le lendemain on lui rendait.

Tel il fut dans sa vie, et tel on le retrouve dans ses livres. Il a écrit et étudié en amateur, passant d’un sujet à un autre, selon l’occasion et sa fantaisie, sans se donner à une science, sans se mettre au service d’une idée. — Ce n’était pas faute d’application ou de compétence. Au contraire, peu d’hommes ont été plus et mieux instruits. Il possédait six langues, avec leur littérature et leur histoire, l’italien, le grec, le latin, l’anglais, l’espagnol et le russe ; je crois qu’en outre il lisait l’allemand. De temps en temps une phrase dans sa correspondance, une note dans ses livres, montre à quel point il avait poussé ces études. Il parlait calo, de manière à étonner les bohémiens d’Espagne. Il entendait les divers dialectes espagnols et déchiffrait les vieilles chartes catalanes. Il savait la métrique des vers anglais. Ceux-là seuls qui ont étudié une littérature entière, dans l’imprimé et dans le manuscrit, pendant les quatre ou cinq âges successifs de la langue, du style et de l’orthographe, peuvent apprécier ce qu’il faut de facilité et d’efforts pour savoir l’espagnol comme l’auteur de Don Pèdre, et le russe comme l’auteur des Cosaques et du Faux Démétrius. Il était naturellement doué pour les langues et en avait appris jusque dans l’âge mûr : vers la fin de sa vie, il devenait philologue et s’adonnait à Cannes, aux minutieuses études qui composent la grammaire comparée. — À cette connaissance des livres il avait ajouté celles des monuments ; ses rapports prouvent qu’il était devenu spécial pour ceux de la France ; il comprenait, non seulement l’effet, mais encore la technique de l’architecture. Il avait étudié chaque vieille église sur place, avec l’aide des meilleurs architectes ; sa mémoire locale était excellente et exercée : né dans une famille de peintres, il avait manié le pinceau et faisait bien l’aquarelle ; bref, en ceci comme en tout sujet, il était allé au fond des choses ; ayant l’horreur des phrases spécieuses, il n’écrivait qu’après avoir touché le détail probant. On trouverait difficilement une tête d’historien dans laquelle la collection préalable, bibliothèque et musée, soit si complète. — Ajoutez-y des dons encore plus rares, ceux qui permettent de faire revivre ces débris morts, je veux dire l’expérience de la vie et l’imagination lucide. Il avait beaucoup voyagé, deux fois en Grèce et en Orient, douze ou quinze fois en Angleterre, en Espagne et ailleurs, et partout il avait observé les mœurs, non seulement de la bonne compagnie, mais de la mauvaise. « J’ai mangé plus d’une fois à la gamelle avec des gens qu’un Anglais ne regarderait pas, de peur de perdre le respect qu’il a pour son propre œil. J’ai bu à la même outre qu’un galérien. » Il avait vécu familièrement avec des gitanos et des toréadors. Il faisait des contes le soir à une assemblée de paysans et de paysannes de l’Ardèche. Un des endroits où il se trouvait le mieux à sa place, c’était dans une venta espagnole, avec « des muletiers et des paysannes d’Andalousie ». Il cherchait des types frustes et intacts, « par une curiosité inépuisable de toutes les variétés de l’espèce humaine », et formait dans sa mémoire une galerie de caractères vivants, la plus précieuse de toutes ; car les autres, celles des livres et des édifices, sont des coquilles jadis habitées, maintenant vides, dont on ne comprend la structure qu’en se figurant, d’après les espèces survivantes, les espèces qui ont vécu. Par une divination vive, exacte et prompte, il faisait cette reconstruction mentale. On voit par la Chronique de Charles IX, par les Débuts d’un aventurier, par le Théâtre de Clara Gazul, que tel est son procédé involontaire. Ses lectures aboutissent naturellement à la demi-vision de l’artiste, à la mise en scène, au roman qui ranime le passé. Avec tant d’acquis et des facultés si belles, il eût pu prendre dans l’histoire et dans l’art une place à la fois très grande et très haute ; il n’a pris qu’une place moyenne dans l’histoire, et une place haute, mais étroite, dans l’art.

C’est qu’il se défiait, et que trop de défiance est nuisible. Pour obtenir d’une étude tout ce qu’elle peut donner, il faut, je crois, se donner tout entier à elle, l’épouser, ne pas la traiter comme une maîtresse, avec qui l’on s’enferme deux ou trois ans, sauf à recommencer ensuite avec une autre. Pour produire tout ce dont il est capable, il faut que l’homme, ayant conçu quelque forme d’art, quelque méthode de science, bref, quelque idée générale, la trouve si belle qu’il la préfère à tout, notamment à lui-même, et l’adore comme une déesse qu’il est trop heureux de servir. Mérimée aussi pouvait s’éprendre et adorer ; mais, au bout d’un temps, le critique en lui se réveillait, jugeait la déesse, trouvait qu’elle n’était pas assez divine. Toutes nos méthodes de science, toutes nos formes d’art, toutes nos idées générales ont quelque endroit faible ; l’insuffisant, l’incertain, le convenu, le postiche y abondent ; il n’y a que l’illusion de l’amour qui puisse les trouver parfaites, et un sceptique n’est pas longtemps amoureux. Celui-ci mettait son lorgnon, et, dans la belle statue, démêlait le manque d’aplomb, la restauration fausse et spécieuse, l’attitude de mode : il se dégoûtait et s’en allait, non sans motifs. Il les indique en passant, ces motifs ; il voit ce qu’il y a de hasardé dans notre philosophie de l’histoire, ce qu’il y a d’inutile dans notre manie d’érudition, ce qu’il y a d’exagéré dans notre goût pour le pittoresque, ce qu’il y a d’insipide dans notre peinture du réel.

Que les inventeurs et les badauds acceptent le système ou le style, par amour-propre ou par niaiserie ; pour lui, il s’en défend, ou, s’il ne s’en est pas défendu, il s’en repent. « Vers l’an de grâce 1837, j’étais romantique. Nous disions aux classiques : Point de salut sans la couleur locale. Nous entendions par couleur locale ce qu’au xviie  siècle on appelait les mœurs ; mais nous étions très fiers de notre mot, et nous pensions avoir imaginé le mot et la chose. » Depuis, ayant fabriqué des poésies illyriques que les savants d’outre-Rhin traduisirent d’un grand sérieux, il put se vanter d’avoir fait de la couleur locale. « Mais le procédé était si simple, si facile, que j’en vins à douter du mérite de la couleur locale elle-même, et que je pardonnai à Racine d’avoir policé les sauvages héros de Sophocle et d’Euripide. » — Vers la fin de sa vie, il évitait de parti pris toutes les théories ; à ses yeux, elles n’étaient bonnes qu’à duper des philosophes ou à nourrir des professeurs : il n’acceptait et n’échangeait que des anecdotes, de petits faits d’observation, par exemple, en philologie, la date précise où l’on cesse de rencontrer dans le vieux français les deux cas survivants de la déclinaison latine. À force de vouloir la certitude, il desséchait la science et ne gardait de la plante que le bois sans les fleurs. — On ne peut expliquer autrement la froideur de ses essais historiques, Don Pèdre, les Cosaques, le Faux Démétrius, la Guerre sociale, la Conjuration de Catilina, études solides, complètes, bien appuyées, bien exposées, mais dont les personnages ne vivent pas ; très probablement, c’est qu’il n’a pas voulu les faire vivre. Car, dans un autre écrit, les Débuts d’un aventurier, reprenant son faux Démétrius, il a fait rentrer la sève dans la plante, en sorte qu’on peut la voir tour à tour sous les deux formes : terne et roide dans l’herbier historique, fraîche et verte dans l’œuvre d’art. Évidemment, quand il préparait dans cet herbier ses Espagnols du xive  siècle ou les contemporains de Sylla, il les voyait par l’œil intérieur aussi nettement que son aventurier ; du moins cela ne lui était pas plus difficile ; mais il répugnait à nous les faire voir, n’admettant dans l’histoire que les détails prouvés, se refusant à nous donner ses divinations pour des faits authentiques, critique au détriment de son œuvre, rigoureux jusqu’à se retrancher la meilleure partie de lui-même et mettre son imagination sous l’interdit.

Dans ses œuvres d’art, le critique domine encore, mais presque toujours avec un office utile, pour restreindre et diriger son talent, comme une source qu’on enferme dans un tuyau pour qu’elle jaillisse plus mince et plus serrée. Il avait, de naissance, plusieurs de ces talents que nul travail n’acquiert et que son maître Stendhal ne possédait pas : le don de la mise en scène, du dialogue, du comique, l’art de poser face à face deux personnages et de les rendre visibles au lecteur par le seul échange de leurs paroles. De plus, comme Stendhal, il savait les caractères et contait bien. Il soumit ces vives facultés à une discipline sévère, et, par un effort double, entreprit de leur faire rendre le plus d’œuvre avec le moins de matière. — Dès l’abord, il avait beaucoup goûté le théâtre espagnol, qui est tout nerf et tout action ; il en reprit les procédés, pour composer sous un faux nom de petites pièces d’un sens profond et d’intention moderne. Chose unique dans l’histoire littéraire, plusieurs de ces pastiches, l’Occasion, la Périchole, valent des originaux. — Nulle part la saillie des caractères n’est si nette et si forte que dans ses comédies. Dans les Mécontents et dans les Deux Héritages, chaque personnage, suivant un mot de Goethe, ressemble à ces montres parfaites, en cristal transparent, sur lesquelles on voit en même temps l’heure exacte et tout le jeu du mécanisme intérieur. Tous les détails portent et sont chargés de sens ; c’est le propre des grands peintres de dessiner en cinq ou six coups de crayon une figure qu’on n’oublie plus. Même dans des pièces moins réussies, par exemple dans les Espagnols en Danemark, il y a des personnages, le lieutenant Charles Leblanc et sa mère l’espionne, qui resteront à demeure dans la mémoire humaine. Au fond, si un sceptique aussi déterminé avait daigné avoir une esthétique, il aurait expliqué, je crois, que, pour un connaisseur de l’homme, chaque homme se réduit à trois ou quatre traits principaux, lesquels s’expriment complètement par cinq ou six actions significatives ; le reste est dérivé ou indifférent ; c’est temps perdu que de le montrer. Les lecteurs intelligents le devineront, et il ne faut écrire que pour les lecteurs intelligents ; laisser le bavardage aux bavards, ne prendre que l’essentiel, ne le traduire aux yeux que par des actions probantes, concentrer, abréger, résumer la vie, voilà le but de l’art. — Du moins tel est le sien, et il l’atteint mieux encore dans ses récits que dans ses comédies ; car les exigences de la mise en scène et de l’effet comique ne surviennent pas pour grossir les traits, charger la vérité, mettre sur la figure vivante un masque de théâtre54. L’écrivain, ayant moins d’obligations et plus de ressources, peut dessiner plus juste et moins appuyer. La plupart de ses Nouvelles sont des chefs-d’œuvre, et il est à croire qu’elles resteront classiques. Il y a de cela plusieurs raisons. D’abord, en fait, voici trente ou quarante ans qu’elles durent, et Carmen, l’Enlèvement de la redoute, Colomba, Matteo Falcone, l’Abbé Aubain, Arsène Guillot, la Vénus d’Ille, la Partie de trictrac, Tamango, même le Vase étrusque et la Double Méprise, presque tous ces petits édifices sont aussi intacts qu’au premiers jours. C’est qu’ils sont bâtis en pierres choisies, non en stuc et autres matériaux de mode. Point de ces descriptions qui passent au bout de cinquante ans et qui nous ennuient tant aujourd’hui dans les romans de Walter Scott ; point de ces réflexions, dissertations, explications, que nous trouvons si longues dans les romans de Fielding ; rien que des faits, et les faits sont toujours instructifs ; d’autant plus qu’il n’y met que des faits importants, intelligibles même pour des hommes d’un autre pays et d’un autre siècle ; dans Balzac et dans Dickens, qui n’ont pas cette précaution, beaucoup de détails minutieux, locaux ou techniques, tomberont comme un enduit qui s’écaille, ou ne serviront qu’aux commentaires des commentateurs. — Autre chance de durée : ces romans sont courts ; le plus long n’a qu’un demi-volume, l’un d’eux, six pages ; tous sont clairs, bien composés, rassemblés autour d’une action simple et d’un effet unique. Or il faut songer que la postérité est une sorte d’étrangère, qu’elle n’a pas la complaisance des contemporains, qu’elle ne tolère pas les ennuyeux, qu’aujourd’hui peu de personnes supportent les huit volumes de Clarisse Harlowe, bref, que l’attention humaine surchargée finit toujours par faire faillite ; il est prudent, quand, après un siècle, on lui demande encore audience, de lui parler un style bref, net et plein. — En outre, il est sage de lui dire des choses intéressantes et qui l’intéressent. Des choses intéressantes : cela exclut les événements trop plats ou trop bourgeois, les caractères trop effacés et trop ordinaires. Des choses qui l’intéressent : cela veut dire des situations et des passions assez durables pour qu’après cent ans elles soient encore de circonstance. Mérimée choisit des types francs, forts, originaux, sortes de médailles d’un haut relief et d’un métal dur, avec un cadre et des événements appropriés : le premier combat d’un officier, une vendetta corse, le dernier voyage d’un négrier, une défaillance de probité, l’exécution d’un fils par son père, une tragédie intime dans un salon moderne ; presque tous ses contes sont meurtriers, comme ceux de Bandello et des nouvellistes italiens, et en outre poignants par le sang-froid du récit, par la précision du trait, par la convergence savante des détails. Bien mieux, chacun d’eux, dans sa petite taille, est un document sur la nature humaine, un document complet et de longue portée, qu’un philosophe, un moraliste peut relire tous les ans sans l’épuiser. Plusieurs dissertations sur l’instinct primitif et sauvage, des traités savants, comme celui de Schopenhauer sur la métaphysique de l’amour et de la mort, ne valent pas les cent pages de Carmen. Le cierge d’Arsène Guillot résume beaucoup de volumes sur la religion du peuple et sur les vrais sentiments des courtisanes. Je ne sais pas de plus amère prédication contre les méprises de la crédulité ou de l’imagination que la Double Méprise et le Vase étrusque. Il est probable qu’en l’an 2000 on relira la Partie de trictrac, pour savoir ce qu’il en coûte de manquer une fois à l’honneur. — Remarquez enfin que l’auteur n’intervient point pour nous faire la leçon ; il s’abstient, nous laisse conclure ; même, de parti pris, il s’efface jusqu’à paraître absent ; les lecteurs futurs auront des égards pour un maître de maison si poli, si discret, si habile à faire les honneurs de son logis. Les bonnes manières plaisent toujours, et on ne peut rencontrer d’hôte mieux élevé. À la porte, il salue ses visiteurs, les introduit, puis se retire, les laissant libres de tout examiner et critiquer seuls ; il n’est pas importun, il ne se fait pas lui-même le cicérone de ses trésors ; jamais on ne le prendra en flagrant délit d’amour-propre. Il cache son savoir, au lieu de le montrer ; il semble, à l’écouter, que chacun aurait pu faire son livre. L’un est une anecdote qu’un de ses amis lui a contée et qu’il a aussitôt écrite. L’autre est « un extrait » de ses lectures à travers Brantôme et d’Aubigné. S’il a fait les Débuts d’un aventurier, c’est qu’étant au frais malgré lui, pendant quinze jours, il n’avait rien de mieux à faire. Pour écrire la Guzla, la recette est simple : se procurer une statistique de l’Illyrie, le voyage de l’abbé Fortis, apprendre cinq ou six mots de slave. — Ce parti pris de ne pas se surfaire va jusqu’à l’affectation. Il a si peur de paraître pédant qu’il fuit jusque dans l’autre extrême, le ton dégagé, le sans-façon de l’homme du monde. Peut-être un jour sera-ce là son endroit vulnérable ; on se demandera si cette ironie perpétuelle n’est pas voulue, s’il a raison de plaisanter au plus fort de la tragédie, s’il ne se montre pas insensible par crainte du ridicule, si son ton aisé n’est pas l’effet de la contrainte, si le gentleman en lui n’a pas fait tort à l’auteur, s’il aimait assez son art. Plus d’une fois, notamment dans la Vénus d’Ille, il s’en est servi pour mystifier le lecteur. Ailleurs, dans Lokis 55, une idée saugrenue, à double entente, étrange de la part d’un esprit si distingué, gît au fond du conte, comme un crapaud dans un coffret sculpté. Il paraît qu’il trouvait du plaisir à voir des doigts de femme ouvrir le coffret, et qu’un joli visage bien effaré par le dégoût le faisait rire. Presque toujours il semble qu’il ait écrit par occasion, pour s’amuser, pour s’occuper, sans subir l’empire d’une idée, sans concevoir un grand ensemble, sans se subordonner à une œuvre. En ceci comme dans le reste, il était désenchanté, et à la fin on le trouve dégoûté. Le scepticisme produit la mélancolie. — À ce sujet, sa correspondance est triste ; sa santé défaillait peu à peu ; il hivernait régulièrement à Cannes, sentant que la vie le quittait ; il se soignait, se conservait ; c’est l’unique souci qui suive l’homme jusqu’au bout. Il allait tirer de l’arc par ordonnance de médecin, et peignait, pour se distraire, des vues du pays : tous les jours on le rencontrait dans la campagne, marchant en silence, avec ses deux Anglaises : l’une portait l’arc, l’autre la boîte aux aquarelles. Il tuait ainsi le temps et prenait patience. Il allait, par bonté d’âme, nourrir un chat dans une cabane écartée, à une demi-lieue de distance ; il cherchait des mouches pour un lézard qu’il nourrissait : c’étaient là ses favoris. Quand le chemin de fer lui amenait un ami, il se ranimait, et sa conversation redevenait charmante ; ses lettres l’étaient toujours ; il ne pouvait s’empêcher d’avoir l’esprit le plus original et le plus exquis. Mais le bonheur lui manquait ; il voyait l’avenir en noir, à peu près tel que nous l’avons aujourd’hui ; avant de clore les yeux, il eut la douleur d’assister à l’écroulement complet, et mourut le 23 septembre 1870. — Si on essaye de résumer son caractère et son talent, on trouvera, je pense, que, né avec un cœur très bon, doué d’un esprit supérieur, ayant vécu en galant homme, beaucoup travaillé, et produit quelques œuvres de premier ordre, il n’a pas pourtant tiré de lui-même tout le service qu’il pouvait rendre, ni atteint tout le bonheur auquel il pouvait aspirer. Par crainte d’être dupe, il s’est défié dans la vie, dans l’amour, dans la science, dans l’art56, et il a été dupe de sa défiance. On l’est toujours de quelque chose, et peut-être vaut-il mieux s’y résigner d’avance.

Gleyre

Dans son testament, Gleyre57 avait interdit toute exposition publique de son œuvre, et M. Clément remarque avec raison que, jusqu’au bout et par-delà le tombeau, il voulait cacher sa vie. Mais, quand une vie a été noble, un fidèle ami peut se croire autorisé à la raconter, même en dépit de celui qui n’est plus. M. Clément a mis tous ses soins à cette œuvre pieuse : il a joint à son livre un catalogue descriptif et très complet de toutes les peintures et dessins du maître, outre trente photographies, bien plus exactes que les gravures ; il a donné des extraits étendus de sa correspondance et de son journal ; il a recueilli les témoignages des contemporains, ses propres souvenirs, tous les documents d’une biographie détaillée. Sans lui, la figure vraie du mort aurait disparu.

On ne le connaîtrait que par des tableaux dispersés ; son œuvre même ne serait comprise qu’à demi. Par ce zèle patient et attentif, M. Clément a rendu service à la mémoire de Gleyre, à ses amis, à tous ceux qui aiment la beauté des sentiments intimes ou des formes visibles. Après lui, avec l’aide de son livre, et aussi d’après mes impressions personnelles, je voudrais retracer cette physionomie originale, douce, fière et pensive. M. Clément m’approuvera lui-même de ne faire que mentionner son ouvrage si instructif et si solide, pour en venir tout de suite à l’homme éminent que nous avons admiré et respecté tous les deux.

 

J’ai beaucoup connu Gleyre pendant les six dernières années de sa vie. Depuis longtemps, il était arrivé à l’âge où les hommes qui ont travaillé prennent possession de la place qu’ils se sont faite. Jamais homme ne s’est moins soucié de revendiquer la sienne : cela était manifeste dès les premières conversations. Il semblait qu’il n’eût pas d’amour-propre, même au degré permis. Réservé, modeste à l’excès, au lieu de s’étaler, il s’effaçait ; jamais il ne parlait de lui-même ni de ses œuvres : une louange, même indirecte et déguisée, lui était à charge ; il l’esquivait à l’instant, détournait l’entretien, et il n’y fallait pas revenir ; car évidemment on le mettait mal à l’aise. — La plupart des gens bien élevés font ainsi ; mais ordinairement, surtout s’ils sont écrivains ou artistes, ils sont moins discrets sur leurs idées que sur leur personne ; elles débordent de leur esprit comme d’un vase trop plein ; elles jaillissent d’elles-mêmes. Ils ne songent pas à se mettre en avant, mais leurs idées s’y mettent ; ils ont la trouvaille impétueuse ; leur accent, leur geste, parfois même leur silence manifeste la domination intérieure d’une pensée qu’ils imposent, parce qu’ils la subissent. — Chez Gleyre, le ton était doux, uni, la parole rare, un peu lente ; ses opinions étaient toujours nettes et fermes, mais il ne semblait plus s’y intéresser qu’à demi. Il les exprimait sans élan ni ardeur ; elles n’avaient plus pour lui d’attrait vif et présent, il en parlait comme d’une personne qu’on a beaucoup aimée, mais qui est morte. Bien des fois, en regardant son sourire calme et triste, je l’ai comparé au poète de sa Barque ; seulement, l’heure était plus avancée. Dans le tableau, le poète assis sur le rivage voit encore, dans la lumière du soir, les beautés et les vérités dont il est épris ; elles s’éloignent, mais elles ne sont qu’à trois pas de lui ; rien ne lui échappe de leurs formes charmantes ; les clartés roses du couchant se posent sur leurs cols et sur leurs joues. Une heure après, la barque a disparu ; la nuit est tombée ; sous le ciel éteint, il n’y a plus que la grande eau immobile et l’homme solitaire, qui baisse la tôle, se résigne et se tait.

« Déracine en toi le désir », disent les bouddhistes ; on ne parvient au calme que par le renoncement. — À bien des égards, Gleyre était un bouddhiste ; sans éclat, sans étalage, avec les dehors et les façons d’un homme ordinaire, il pratiquait une philosophie supérieure dont il ne parlait pas. « J’ai tout rêvé, écrivait-il, même un nom glorieux » ; mais, par un détachement graduel, il avait supprimé en lui la plupart des besoins, des convoitises et des ambitions qui gouvernent la vie des autres hommes. — Il était indifférent au bien-être. Quand on montait chez lui, on le trouvait dans un logement de rapin pauvre. L’atelier était une sorte de grenier plein de poussière ; sa chambre à coucher, un réduit bas et obscur. Un petit lit étroit, deux ou trois mauvaises chaises, un poêle, un vieux fauteuil, une bibliothèque en bois blanc, un coucou de la Forêt-Noire, une table à modèle, des chevalets et des portefeuilles, quelques plâtres, des murs nus, tout cela enfumé, terne et triste d’aspect, bref un abri pour dormir et pour travailler, avec les outils indispensables, rien de plus ; pas un meuble précieux ou curieux, pas un de ces bibelots, armes, vases, étoffes, qui, chez la plupart des artistes, font de l’atelier un petit musée et, dans les moments vides, amusent l’imagination lassée. Il ne se souciait ni d’amusement, ni de luxe, ni de confortable. Sobre comme un Arabe, il mangeait très peu, juste ce qu’il faut pour vivre, presque rien le matin ; le soir, il dînait dans un restaurant de deuxième ou troisième ordre. Pendant longtemps il avait couché sous le châssis de son atelier, sur un lit de camp couvert d’un tapis, exposé à tous les courants d’air, ce qui lui avait donné des rhumatismes. À dire vrai, il ne savait ni ne voulait se soigner ; cela lui paraissait pénible, humiliant. Obligé d’aller à Luchon pour sauver sa vue, il refusa d’abord, déclarant « qu’il se sentait avili par la nécessité de prendre tant de soins pour conserver une vie à laquelle il ne tenait pas ». Il fallut, pour le décider, l’autorité de tous ses amis et la compagnie de M. Clément, qui partit avec lui, se fit son garde-malade. — Si, pour bien dîner, nous étions obligés chaque jour de passer trois heures dans la cuisine à éplucher les légumes et à tourner les sauces, nous renoncerions au dîner ; mieux vaudrait boire de l’eau et ne manger que du pain sec. Tel était Gleyre pour tous les détails de la vie corporelle ; il n’y donnait que le moins d’attention possible ; à ses yeux, c’était là une occupation de cuisinier, un tracas de ménage, un simple embarras. Pour diminuer la corvée, il se réduisait au strict nécessaire, et, allégé par son abstinence, il pouvait suivre sa pensée, qui planait ailleurs.

Quelques-uns renoncent à la jouissance, mais non à la possession, et l’on voit des hommes qui, très durs pour leur personne, sont très tendres pour leur argent. C’est souvent le cas chez ceux qui, comme Gleyre, étant nés pauvres, ont longtemps pâti, produisent péniblement, et ne sont arrivés que tard à l’aisance : un louis leur représente, même dans l’âge mûr, l’effort très grand qu’ils ont dû faire pour le gagner dans leur jeunesse. Gleyre ne s’est jamais souvenu de cet effort. « Un grand peintre ? » disait sa portière quelques jours après sa mort, « on le dit, je n’en sais rien, mais un brave homme, oui. C’était une procession de pauvres toute la journée dans son escalier. » — « Je ne l’ai jamais vu, écrit M. Nanteuil, renvoyer un mendiant sans lui rien donner ; à défaut d’argent, il donnait ses habits ; sans lui, X… (le critique) serait mort six ans plus tôt à l’hôpital ; tous les soirs, il lui glissait dans la main de quoi dîner. » Personne n’a moins tenu à l’argent, soit pour le garder, soit pour l’acquérir. En 1843, encore très gêné et gagnant juste de quoi vivre, on lui offrit de conduire le principal atelier de Paris, celui que David, Gros et Delaroche avaient dirigé tour à tour ; il accepta, mais à condition de ne pas recevoir un sou. « Je me souviens, dit-il aux élèves, du temps où j’étais bien souvent forcé de me passer de dîner pour économiser les 25 ou 30 francs que je devais donner chaque mois au massier de M. Hersent ; je ne veux pas que par ma faute, vous connaissiez ces misères. » Pendant vingt ans il vint, deux fois par semaine, donner aux jeunes gens ses leçons gratuites. En ceci, il était guidé non seulement par la générosité de son cœur, mais encore par une délicatesse de son esprit. Dans nos sociétés modernes, chacun étant confié à soi seul et livré à la concurrence de tous, toute œuvre, même la plus noble, est, par un de ses côtés, un produit d’industrie et un objet de trafic ; à un certain point de vue, le professeur devient un entrepositaire de science, l’artiste un fabricant de statues ou de tableaux ; en cette qualité, il doit se couvrir des frais et avances que comportent l’établissement, l’entretien, l’amortissement de son entrepôt ou de sa fabrique. — Gleyre ne pouvait se résigner à ce rôle d’industriel et de commerçant. Discuter avec le chaland, l’allécher, le faire attendre, traiter avec les marchands de tableaux, être aussi tenace et aussi habile qu’eux pour se défendre contre eux, entrer dans leurs manœuvres, répondre à leurs procédés d’usurier par des procédés de charlatan, tout cela lui répugnait. À cinquante-sept ans, ayant toujours vécu comme un stoïcien, il n’avait pas mille francs d’avance. Il fallut qu’un de ses amis se proposât à lui, devînt son homme d’affaires, se fît adresser les acheteurs ; cet ami, ayant dirigé de vastes travaux d’art, était expert et autorisé dans la matière ; d’ailleurs très franc, très décidé et grand admirateur de Gleyre, il put parler haut, relever les prix. D’autres firent de même, placèrent l’argent, et Gleyre acquit ainsi, sans le vouloir, sans y penser, la petite fortune qui lui assura l’indépendance et la sécurité pour ses vieux jours.

Un homme d’esprit qui a longtemps manié les hommes me disait un jour, en manière de résumé, qu’il avait trouvé les intérêts moins intraitables que les amours-propres ; nous souhaitons l’admiration encore plus que l’argent, et cela est vrai, surtout des artistes. Leur principal objet sera toujours l’approbation du public, puisqu’ils ne travaillent que pour lui. Ils ont besoin d’être loués, célébrés, et, pour qu’ils soient contents, il faut que leur nom, comme leur œuvre, soit étalé au grand jour. — Au contraire, l’étalage déplaisait à Gleyre ; tout ce qui eût ressemblé à une proclamation de son mérite le choquait et l’effarouchait. Non seulement il avait refusé la croix à plusieurs reprises ; mais à quarante-trois ans, en plein succès, il prit la résolution de ne plus exposer. À ce moment, il venait de finir les Bacchantes pour le roi don François d’Assise, et l’ambassadeur d’Espagne avait, de lui-même, envoyé la toile au Salon ; Gleyre la fit retirer à l’instant, et désormais ne parut plus devant le public. La génération qui entrait alors dans le monde ne le connut que par sa Barque du Luxembourg ; plusieurs même le croyaient mort. Jusqu’à la fin, il resta dans le demi-jour où, volontairement, il s’était confiné. Aux sollicitations de ses amis, il répondait que l’Exposition est une cohue où, pour être vu, il faut tirer l’œil, et qu’il vaut mieux suivre son goût que celui du public. En vain on lui représentait que, par amour de ses idées, il devait les produire, qu’un tableau de sa main serait un enseignement, que beaucoup de jeunes gens et de critiques y trouveraient un modèle, ou du moins une indication, et peut-être un encouragement à bien juger et à bien faire. Il souriait silencieusement, et, si on le poussait un peu, avouait qu’il avait tort ; son parti était pris, il avait d’autres raisons, toutes personnelles. — Non seulement il lui répugnait d’être un sujet de controverse, de fournir matière au tapage de la discussion, au tintamarre des journaux, mais encore il avait vu le néant de la gloire, la façon dont elle se fabrique, les sources troubles ou artificielles du succès, la rareté des impressions vraies, l’autorité des coteries, l’indifférence ou l’incompétence de la foule, la partialité des peintres et des critiques, la puissance du scandale ou de la routine. Et, de fait, pour un artiste réfléchi, un petit mot dit à mi-voix, par un connaisseur qui a de l’âme et des yeux, est plus agréable qu’une ovation publique. En prolongeant la réflexion, on parvient même à se passer de ce petit mot. À quoi bon la louange, même méritée ? Elle n’ajoute rien à l’œuvre. Faire de son mieux, voilà l’important ; le bruit qui s’élève alentour n’est qu’un accessoire. « Vivre dans un coin avec un livre », disait un moine du Mont-Cassin. « Vivre dans un coin avec une toile et un pinceau », pensait Gleyre. Il y a des moines laïques dans notre société contemporaine ; j’en ai connu deux ou trois, tous hommes éminents, d’un grand esprit, d’un noble caractère ; Gleyre en était, et, comme tous les moines croyants ou sceptiques, c’était à force d’épreuves et de dégoûts, de courses et de lassitudes sur la grande mer du monde, qu’il était arrivé à la quiétude triste et définitive dans laquelle il s’était ancré comme dans un port.

Si l’on cherche en lui les origines de ce sentiment, il faut considérer son caractère autant que sa vie. — Né fier, délicat et très sensible, il avait tout ce qu’il faut pour souffrir ; enclin à se reployer sur lui-même, contemplatif et penseur autant que peintre, il n’avait rien de ce qu’il faut pour oublier. Il n’était pas uniquement préoccupé des formes et des couleurs, des dehors sensibles, de l’arrangement des lignes ; dans un homme et dans un pays, il apercevait aussi le dedans, le moral des choses ; comme son compatriote Léopold Robert, il s’examinait, il se jugeait, il jugeait la vie. Bref, il philosophait sur la condition humaine : rien n’attriste davantage. Pour être à peu près heureux, il faut subir le mal, quand il vient, comme un orage, puis penser à autre chose. Ainsi faisaient les artistes de la Renaissance parmi des calamités bien pires que les nôtres ; ils considéraient le monde comme une matière à tableaux, peignaient beaucoup, raisonnaient peu, tâchaient de ne pas être tués, et, une fois échappés au péril, n’y songeaient plus. C’est la réflexion qui, ramassant les points noirs épars çà et là dans la vie, les délaye et les étend comme une teinte grise sur tout l’horizon : de là vient la mélancolie moderne. — Dans l’enfance et la jeunesse de Gleyre, les points noirs avaient été nombreux. Orphelin à huit ans, apprenti dessinateur dans une fabrique de Lyon, il avait à grand-peine obtenu de sa famille la permission d’être peintre, et il étudiait à Paris avec des subsides rares, insuffisants, incertains. Une fois, il resta quarante-huit heures sans manger. Ensuite, en Italie, pendant quatre ans, il vécut de leçons ou de dessins, de portraits qu’il vendait à bas prix, et qui ne lui étaient pas toujours payés. Il dînait à 12 sous chez Lepri et raccommodait lui-même ses hardes. « Pas une chemise sans un trou, écrivait-il ; en fait d’habits, je n’ai absolument que ceux que je porte, une redingote, brillante, il est vrai, mais c’est l’huile qui lui donne ce lustre. » Dans un spectacle d’ombres chinoises, ses camarades l’avaient représenté en « Chodruc-Duclos ». Au milieu de sa misère, il portait le front haut, et le contraste était étrange entre sa condition et sa personne. « À cette époque-là, écrit madame Cornu, c’était un des plus charmants jeunes hommes que j’aie rencontrés, doux et gracieux comme une femme, net, hardi, énergique comme un homme. » Très beau de plus : un jour, dans un bal costumé où il parut déguisé en Faust, il excita tant d’admiration qu’il en fut gêné et s’esquiva. De telles disparates poussent un homme d’esprit à la satire. Gleyre parlait alors de tout et de tous sans ménagement, avec une indépendance presque rude ; on le redoutait pour ses mots caustiques, et il se raillait lui-même tout le premier. Dans ses lettres, l’accent est âpre, les boutades abondent ; le futur idéaliste y peint la réalité toute crue, telle qu’elle est, à la fois lugubre et grotesque. Mais l’ironie habituelle est le signe d’une souffrance profonde, et de temps en temps le découragement l’emportait. « Je ne vois rien au monde, écrivait-il, qui mérite un souhait ou un regret. Je méprise tous les hommes, et moi bien plus que tous. Tiens, je suis là couché ; eh bien ! s’il ne fallait qu’étendre le bras et prononcer un oui ou un non pour sauver ou créer un homme, acquérir ou perdre une brillante réputation, prolonger ou terminer mon insupportable existence, je crois, ma foi, que je ne bougerais rien plus qu’un chien de faïence. Lorsque j’ai quitté Lyon, j’étais un boute-en-train en comparaison de ce que je suis maintenant. » Quelques mois plus tard, il ajoutait : « J’ai reconnu le néant de toutes choses, sans en avoir possédé aucune. Maintenant, sans désir, sans volonté, je me laisse emporter au gré du courant, sans me soucier trop où il me portera. »

D’autres épreuves plus dures allaient l’assombrir encore. Afin de visiter l’Orient, il fit marché avec un riche Américain qui voyageait. Gleyre, défrayé de tout, devait recevoir 200 francs par mois ; en échange, il promettait à son compagnon une vue ou paysage et le dessin d’un costume dans tous les endroits intéressants où ils s’arrêteraient. Par malheur, celui-ci avait compris l’affaire au point de vue industriel et considérait son dessinateur comme une sorte de machine à dessiner ; à ses yeux, tout ce que produisait la machine lui était dû ; Gleyre eut grand-peine à sauver quelques-uns de ses croquis pour lui-même. Pendant dix-huit mois, il subit cette association commerciale dans laquelle il n’était qu’un outil, et sentit la vie civilisée, telle qu’elle est, comme un engrenage de rouages d’acier, qui ne tournent qu’en se froissant les uns les autres. D’autre part, autour de lui, en Égypte, la vie sauvage étalait sa laideur et sa brutalité. « Toujours des palmiers qui se dessinent sur de méchantes petites montagnes sillonnées de bandes noires d’un effet dur à l’œil, ou bien quelques plaines d’un sable jaune qu’un vont presque continuel chasse dans les yeux. Pour toute récréation, le salut intéressé de vilains moricauds aussi ennuyeux que leur pays… Si les moutons et les chèvres ne vont pas manger l’herbe dans le champ du prochain, ce n’est pas qu’ils respectent la propriété d’autrui, mais ils se souviennent des coups qu’ils ont reçus. Eh bien ! la plus grande partie des Arabes n’a pas des idées plus claires du tien et du mien… Le bon Dieu s’est donné mille fois plus de peine pour enseigner aux Juifs la manière dont il veut qu’on soigne une chèvre ou un mouton, qu’il n’en a pris pour créer le ciel et la terre. » À la fin, excédé de son Américain, il reprit sa liberté, mais, chose étrange et qui indique bien l’abattement dans lequel il était tombé, il resta à Khartoum pendant un an entier, au plus fort de la solitude, de la barbarie et du soleil. Il avait une Nubienne pour maîtresse, chassait pour se nourrir, vivait à l’arabe ; surtout il se laissait aller à ces longues contemplations indistinctes où les pensées se déroulent d’un train monotone, automatiquement, comme un rêve obstiné sur lequel la volonté n’a plus de prise. — Maxime Du Camp a très bien décrit58 cet état étrange d’un cerveau cultivé, qui rentre en friche ; l’Européen, actif et multiple, sombre peu à peu ; l’Oriental, passif et fixe, émerge par degrés. Au bout d’un temps, les curiosités, les désirs, les besoins mêmes de la civilisation ont disparu ; l’ancien homme est mort, et, s’il subsiste encore dans les chambres reculées de la mémoire, c’est comme une momie roide, puisqu’il ne révèle sa présence que par son importunité et par son poids. — Accroupi sur les talons, dans l’ombre étroite d’une muraille, sous le soleil presque perpendiculaire, Gleyre, immobile et muet, ne sentait pas fuir les heures ; elles fuyaient pourtant uniformes et mornes, comme les eaux plombées du fleuve épandu entre les sables ; mais il était entré dans l’espèce de torpeur végétative et mystique qui permet à la machine humaine de supporter sans trop souffrir l’accablement des cieux torrides. — L’ophtalmie vint ; sa Nubienne l’abandonna ; à peine s’il voyait assez pour se conduire ; il passait les journées assis sur une pierre auprès du village. Les gens du pays lui apportaient un peu de riz ; il les payait en médicaments ; on le prenait pour un santon. Néanmoins, un jour vint où il se ressaisit ; comme un naufragé qui coule à pic, les bras croisés et sans espérance, tout d’un coup il rencontra le fond, et, par un rebond soudain, remonta à la surface. Il partit, regagna le Caire. — Mais, si avant qu’il fût allé dans la mort, il devait y enfoncer plus avant encore. Une seconde ophtalmie se déclara ; la dysenterie le minait ; on le porta sur le pont d’un caboteur qui partait d’Alexandrie pour Beyrouth. Il gisait là, roulé dans une couverture, comme un cadavre dans son linceul, desséché, vide de sang et de substance, les yeux clos, incapable de faire un mouvement ou de prononcer une parole ; cependant il entendait encore : des matelots approchaient, écartaient l’étoffe qui couvrait sa tête et disaient : « Il sent déjà ; faut-il le jeter à la mer ? » Plus intelligent ou plus humain, son singe Adam venait, de temps en temps, lui soulever les paupières et lui lécher les yeux, comme pour attester qu’il vivait encore. On crut le singe ; Gleyre ne fut pas jeté à la mer. Le changement d’air arrêta la dysenterie ; arrivé à Beyrouth, il se traîna hors du navire. Mais l’ophtalmie durait toujours ; il était sans argent, et vendait ses habits pièce à pièce ; pendant vingt-cinq jours, il ne vécut que de pain ; pendant deux mois, il fut pris d’une mauvaise fièvre. Recueilli et sauvé par les lazaristes d’Antora, mais « perclus de douleurs au point de ne pouvoir marcher », presque aveugle, si épuisé et amaigri qu’on le croyait incapable de faire la traversée, ayant eu le mal de mer tous les jours pendant les cinquante-deux jours du voyage, ressaisi huit fois par de longs accès de sa fièvre persistante, il débarqua au lazaret de Livourne « dans un état mille fois pire que celui de l’Enfant prodigue, usé, dit-il lui-même, au physique et au moral ».

 

C’est à cette époque, je crois, qu’on peut faire remonter la résignation mélancolique dont son âme et sa physionomie était comme voilées. Quand on a vu la mort si longtemps et de si près, on n’attache plus tant d’importance à la vie ; on arrive à la prendre pour ce qu’elle est, à la considérer, selon le mot des philosophes indiens, comme une fragile écume, comme une bulle brillante qui tournoie à la surface d’un tumultueux courant. La bulle reflète un instant la lumière et les objets, mais ce n’est qu’un instant ; qu’elle surnage une minute de plus ou de moins, peu importe ; cela ne fait rien au courant, ni même à l’innombrable flottille des autres bulles. Seulement, éphémères comme elles sont et perpétuellement heurtées par le flot, elles devraient bien ne pas s’entrechoquer comme elles le font, ni contribuer à se briser les unes les autres. Il avait trente-deux ans, il rentrait dans la bataille de la vie, et la lutte qu’on engage contre les hommes lui semblait pire que la lutte qu’on soutient contre la nature : car, dans celle-ci, on combat contre des forces brutes et l’on ne s’attend point à être ménagé ; on s’attend à être ménagé dans l’autre, et l’on souffre d’autant plus lorsqu’on découvre que la guerre s’y fait à toutes armes, sans souci de la justice et de l’humanité. — Gleyre s’en retira lorsqu’il eut fait cette découverte : un accident lui avait montré le fond de l’homme. Encore inconnu et toujours très pauvre, il fut chargé par le duc de Luynes de décorer l’escalier d’honneur du château de Dampierre. Des cinq ou six figures allégoriques, grandes comme nature, qu’il peignit sur la voûte et sur les parois, il reste plusieurs dessins et deux cartons, dont un surtout, la Religion, est d’une rare beauté : peu de figures idéales sont plus nobles, plus saines, d’une gravité plus simple et plus grandiose ; la solidité de la structure et la sérénité de l’expression sont parfaites ; véritablement on voit une déesse ; tout de suite, à son aspect, on monte dans l’azur. Le peintre idéaliste avait trouvé sa voie ; c’était son premier coup d’éclat ; l’admiration était grande autour de lui. Placées en un tel endroit, chez un patron si renommé de tous les arts, sur le passage qui conduisait à la galerie préparée pour M. Ingres, de pareilles peintures ouvraient à son auteur les portes de la célébrité toutes grandes. M. Ingres arriva, et, montant l’escalier, regarda l’œuvre de Gleyre ; puis, tout d’un coup, avec un brusque mouvement de déplaisir, se couvrant les yeux de ses deux mains, il passa outre sans rien dire59. Quelque temps après, M. Duban, l’architecte, reçut l’ordre de faire effacer les peintures ; il fit des représentations. Le duc répondit qu’il avait construit la galerie tout exprès pour M. Ingres, et que M. Ingres refusait de la décorer si les peintures de l’escalier étaient conservées ; cela était fâcheux, mais on était pris dans un engrenage ; il fallait subir ce retranchement, ou renoncer à l’entreprise ; d’ailleurs, les peintures étaient à lui, puisqu’il les avait payées ; il avait droit d’en faire ce que bon lui semblait.

En conséquence, elles furent détruites. — Gleyre ne parlait jamais de cette aventure ; pas un mot amer, pas un signe de rancune ; au contraire, il n’avait que des louanges pour le talent de M. Ingres. En tout cas, sa fierté eût dédaigné la petite vengeance des paroles, et sa prière aux dieux eût été celle des Spartiates : « Donnez-nous le courage de supporter l’injustice. » Mais le coup avait pénétré, et la plaie demeurait inguérissable : pendant un an, il fut presque incapable de travailler, et l’on devine ses méditations silencieuses. Quoi ! le plus généreux protecteur des artistes, un homme de cœur et d’esprit, un connaisseur, un grand seigneur indépendant ! Quoi ! le plus illustre peintre de la France, au faîte de la gloire et des honneurs, un fils posthume de Raphaël, le chef de l’école idéaliste ! Et tous les deux d’accord pour écraser un commençant à sa première œuvre, pour supprimer une œuvre conçue et exécutée selon leur esprit, de laquelle dépend sa réputation et sa fortune, l’un, l’homme de génie, ne voulant pas souffrir un jeune talent sous son ombre, l’autre, le Mécène délicat, se croyant quitte avec de l’argent ! Décidément, on ne peut pas se fier à l’homme. Mieux vaut s’écarter du grand chemin, laisser passer la foule des coureurs qui se coudoient et se renversent, se faire une petite place à part, s’y confiner, supporter, s’abstenir, ne vouloir pour public que soi-même et quelques amis surs. — Avant quarante ans, il était entré dans le renoncement final. Son premier succès public, qui est de la même date, ne l’en détourna point ; au contraire, pour ceux qui le connaissaient, son tableau était un adieu ; la Barque qu’il exposait au salon de 1843 était le convoi funèbre de ses illusions perdues.

À défaut de la vie, l’art leur offrait asile ; avec des formes et des couleurs, il voulut leur donner un corps. Il les peignit ; c’est le seul être et la seule substance qu’elles puissent avoir, puisqu’elles ne sont que des rêves. L’entreprise était grande, et, pour lui particulièrement, la tâche n’était point aisée. Comme son caractère, son talent se composait de délicatesse et de réflexion. Il n’avait pas cette conception abondante et prompte qui, par un large jet, déverse soudainement sur la toile un peuple de figures. Comme une source très haute et très pure, sa pensée coulait goutte à goutte, et il lui fallait attendre longtemps pour que le vase dans lequel il recueillait la belle et bonne eau fût enfin rempli. — D’autre part, il n’avait point une de ces préférences passionnées qui sont le produit du tempérament, qui, dans le vaste champ de la nature et de l’art, dirigent et limitent le regard de l’artiste, qui ressemblent à un parti pris, qui font de son imagination une sorte de moule duquel ne sort qu’une seule famille de types, une seule race de corps, un seul genre d’effets. La plupart des artistes très féconds et très puissants ont possédé ce moule : la nature l’avait préparé en eux ; ils l’avaient eux-mêmes dégagé par degrés ; cela fait, ils ne tâtonnaient plus. Désormais, certaines proportions du corps humain, telle forme de poitrine, de hanches., de col et de tête, tel emmanchement de membres et de muscles, telle consistance de la pulpe charnue, telle texture et tel ton de l’épiderme leur plaisaient par-dessus tout ; à leurs yeux, c’était là l’homme véritable, le plus beau qu’on pût voir ou imaginer ; ils n’étaient pas tentés de chercher ailleurs. Ils n’avaient plus qu’à ramasser le métal environnant et à le couler dans leur creuset : des figures distinctes, mais parentes, en sortaient sans peine ni disparates. Chez Gleyre, il n’y avait pas de moule préalable ; à chaque grande œuvre, il était obligé de s’en construire un nouveau, approprié à l’œuvre nouvelle. Point de parenté étroite entre ses figures ; il n’a pas créé de type humain qu’on reconnaisse d’abord et qui lui soit propre. Ce trait est capital, et les conséquences qu’il entraîne se font sentir, en bien et en mal, dans toutes les parties de son talent.

De là, d’abord la variété de son style, ses réussites dans les genres les plus opposés, son aptitude à peindre l’expression morale comme la perfection physique, une scène d’histoire moderne comme une légende de mythologie antique, l’Exécution du major Davel et Minerve jouant de la flûte. Bien mieux, à diverses reprises, dans plusieurs domaines de l’art qui semblaient devoir lui être fermés, il est monté jusqu’aux sommets. Il aimait les sujets calmes, et l’on a de lui un Cavalier arabe poursuivi, qui, par la hardiesse, l’élan, la furie du mouvement, fait penser à Delacroix. Il aimait le plein jour, les horizons sereins et lumineux, et l’on a de lui des paysages nocturnes, des ciels brouillés, Penthée, le Bon Samaritain, les Deux Centaures, dont l’énergie dramatique, grandiose et douloureuse rappelle la manière de Decamps. Il n’était pas coloriste ; il voyait dans les objets la ligne et non la tache ; il semblait croire, surtout à la fin de sa vie, que la couleur est un vêtement surajouté, un simple complément des choses visibles, et l’on a de lui plusieurs esquisses peintes, entre autres une Jeune fille couchée près d’une source, où la clarté molle vient se poser comme une caresse sur un jeune corps onduleux et alangui, où la lumière et l’ombre se fondent vaguement l’une dans l’autre, où, depuis les reflets de l’eau cristalline jusqu’au chatoiement lointain des terrains ensoleillés, toute la gamme claire des tons fins se développe avec une délicieuse harmonie. Homme de goût par excellence, sensible à toute beauté en tout objet, il n’était point tiré tout d’un côté par un instinct dominateur et créateur. Il y suppléait par la finesse de ses perceptions, par la persévérance de sa méditation ; mais, ce qu’il y gagnait en étendue, il le perdait en facilité et en force. — De bonne heure, il avait conçu dans toute sa profondeur la difficulté de l’art. Il faut que la figure peinte ou dessinée soit d’une espèce supérieure à la nôtre ; mais il faut aussi qu’en la regardant on arrive vite à la croire vivante. Comment faire pour concilier ces deux extrêmes, la beauté et la vérité ? Pendant quatre ans, à Rome, il avait regardé et rêvé, disant « que les maîtres anciens ont tout pris et qu’après eux il n’y a plus rien à faire ». Il peignait des portraits, des tableaux de genre qui ne lui plaisaient pas ; s’il produisait, c’était à contrecœur et pour vivre. Son talent n’était pas fait ; il oscillait entre plusieurs manières ; surtout il raisonnait. « Ô fatale irrésolution, fléau de ma vie, ne m’abandonneras-tu jamais ?… J’ai passé les vingt meilleures années de ma vie dans de vaines rêveries, à chercher la pierre philosophale, au lieu de barbouiller, de gâcher des toiles, de me rompre au métier. » En ceci, il exagère ; quand il partit pour l’Orient, il avait déjà la parfaite habileté de main ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il attendit jusqu’à trente-quatre et même jusqu’à trente-sept ans avant de trouver sa voie. Deux routes différentes s’ouvraient devant lui ; ses aptitudes le tiraient d’un côté, et son goût le menait d’un autre. Naturellement, il voyait juste ; ses aquarelles, ses dessins d’Orient rendent les choses telles qu’elles sont, sans y ajouter, sans les transformer, sobrement, exactement, avec la conscience et la fidélité d’un procès-verbal ; rien d’autre ni de plus, sauf dans deux ou trois études de négrillons. Et pourtant, il imaginait au-delà ; il avait vu la Grèce, il devinait la nudité idéale, la beauté poétique. Elle n’est pas dans l’étrangeté des costumes exotiques et voyants, dans les figures bestiales ou dégradées des races inférieures ou abâtardies. Elle n’est pas non plus dans nos corps mal venus de plébéiens surmenés. Comment faire pour extraire un héros, une déesse, une Vierge, un Christ de ce modèle déshabillé qui, pour cent sous par heure, prend des attitudes, et, d’un air emphatique ou imbécile, pose nu sur une table ? Car c’est de lui qu’il faut extraire l’Ève ou l’Adam primitif, l’Hercule ou la Pallas divine. Si on le copie de trop près, on lui laisse ses irrégularités, son menton anguleux, son coude pointu, son ventre flasque, sa chair amollie par l’habitude du vêtement, ses formes gâtées par le régime sédentaire ; telle est l’une des premières œuvres de Gleyre : La Diane au bain. Si on le copie de trop loin, la figure n’a plus ces traits personnels, ces petits accents de vérité vraie qui nous font tout de suite illusion et nous donnent envie de lui adresser la parole ; si parfaites que soient les Bacchantes de Gleyre, elles ne sont point vivantes, au moins dans le tableau ; et c’est peut-être parce qu’elles sont trop parfaites qu’elles ne sont point assez vivantes ; on sent que les modèles d’où elles sont tirées sont des statues et des bas-reliefs antiques. Jusqu’à quel degré doit-on transformer le modèle vivant, et comment le refondre sans détruire son être intime ? — Chez la plupart des grands maîtres, grâce au moule dont on a parlé, l’opération s’exécute vite ; ils n’hésitent pas ; à travers l’individu réel, ils démêlent tout de suite le type supérieur dont il n’est qu’une épreuve manquée : avec une adresse instinctive, leur main nettoie l’épreuve et restaure le type ; c’est bien l’individu qu’ils transportent sur leur toile, mais l’individu épuré et transfiguré. Nulle part ce talent ne se montre mieux que dans leurs portraits, et voilà sans doute pourquoi les portraits de Gleyre ne sont pas du premier ordre. Faute d’un moule préalable et applicable à tous les sujets, il était conduit pour chaque sujet nouveau à des recherches nouvelles. Non seulement il remaniait et recommençait sans cesse, mais encore, seul dans son atelier, immobile devant sa toile, il méditait et combinait pendant des heures entières, parfois toute une journée, sans tracer un seul trait.

En certains cas, si longue qu’ait été la poursuite, il n’a point atteint son objet. La figure n’est pas à la fois idéale et vivante. Dans le poète de la Barque, dans l’Hercule accroupi, dans l’Ulysse debout, elle n’est qu’une réminiscence de l’antique. Ailleurs, dans les glaneuses de Booz, dans Daphnis et Chloé, les formes grasses ou grêles du modèle ont été trop littéralement suivies. Quelquefois deux portions du même personnage ne sont pas d’accord, par exemple dans la Sapho, la tête et la chute des reins, dans la jeune fille du Bain la tête et le torse comparés au bas du corps ; il y a des plis déplaisants dans le bas-ventre ; probablement par scrupule, l’artiste n’a pas osé rectifier les défauts de son modèle ; il a laissé des disparates. Le moule idéal que, pour cette fois, il s’était bâti s’est trouvé trop court ; au lieu d’une figure entière, il n’en est sorti qu’une demi-figure. — En revanche, à plusieurs reprises et notamment dans ses principales œuvres, la coulée a été parfaite ; tous ses dessins sont supérieurs ; il y en a beaucoup, entre autres la Bacchante renversée, qui feraient honneur aux plus grands maîtres de la Renaissance ; il n’y a pas de modelé plus souple, plus moelleux et plus fondu ; on y sent du premier coup ce qui manque souvent dans ses peintures, la consistance, le frémissement et la palpitation de la chair. Dans ses tableaux, Omphale et le petit Amour, Pallas jouant de la flûte, la Charmeuse, Phryné, la Vierge aux deux enfants, les Romains passant sous le joug, l’Enfant prodigue et son père sont des figures accomplies. Dans l’Enfant prodigue, non seulement le type et la physionomie sont d’une profondeur extraordinaire, mais encore le modelé est étonnant ; ce corps serait digne de fournir une académie aux écoles ; les statuaires florentins qui ont précédé Michel-Ange n’ont rien fait de plus juste, de plus réel et de plus saisissant. — En d’autres parties de l’art, ses réussites sont encore plus nombreuses, parce que, pour y atteindre, il suffit d’avoir de l’âme, de la réflexion et du goût. Personne n’a trouvé de plus belles, de plus fines et de plus fortes expressions morales : il suffit de citer celles des Romains et des Barbares dans le triomphe de Divicon, celles du major Davel et des deux ministres protestants qui l’accompagnent au supplice, celles du père et de la mère de l’Enfant prodigue, celle d’Omphale. — Tous ses intérieurs ou paysages antiques sont exquis ; jamais, avec des procédés si simples, on n’a donné une si exacte idée de la nature et de la vie grecques. Le portique sous lequel Omphale est assise, la source dans laquelle Pallas se mire, les troncs d’arbres entre lesquels la charmeuse lance les sons de sa flûte, une biche qui boit, un chevreau qui se retourne, un platane, un lézard, un oiseau, le moindre détail a la précision, la sobriété et l’élégance attiques. — Pour l’art attique par excellence, je veux dire la disposition et l’arrangement, il est sans rival ; à cet égard, M. Ingres reste bien loin derrière lui. On ne trouvera nulle part des ordonnances plus parfaites que la Barque, Penthée, Pallas jouant de la flûte, le Major Davel, les Bacchantes, le Triomphe de Divicon. Les Bacchantes orneraient le plus beau vase antique. Le triomphe de Divicon est encore supérieur : une foule et un pêle-mêle, hommes, femmes, enfants, Romains, barbares, quarante personnages pressés avec les attitudes, les mouvements, les physionomies de la victoire insolente et de la défaite haineuse, des trophées, des chars, des idoles, tous les détails agencés, pondérés, équilibrés, tous les groupes, tous les gestes concourant d’eux-mêmes et sans effort à un effet unique, et, pour centre, un grand chêne au vaste branchage, l’ancêtre végétal de la tribu, sorte de Dieu indigète qui étend sur ses enfants victorieux, sur le tumulte humain, l’ombre paisible de ses vertes feuilles ; l’art de la composition n’a jamais été porté plus loin.

Il aurait souri et eut secoué la tête si on lui eût parlé ainsi ; je n’aurais osé le faire ; il était au-dessus de la louange et ne souhaitait plus que l’amitié. À l’époque où je l’ai connu, il avait atteint, non seulement le calme, mais encore la sérénité. Il travaillait, il vivait dans un petit cercle de personnes dont il était aimé et respecté ; à ses yeux, il n’y avait point d’autre bien solide ; peut-être est-ce le seul qui vaille la peine d’un effort. Il lisait beaucoup, et des livres sérieux, outre huit ou dix journaux tous les malins ; en matière politique, il avait des convictions rigides et croyait que certaines formes de gouvernement sont des panacées ; c’était là sa seule faiblesse ; un jour viendra sans doute où, en politique aussi bien qu’en physiologie, un bon esprit, à moins d’études spéciales, craindra de se prononcer sur les points controversés ; la science des sociétés humaines est pour le moins aussi compliquée que celle des corps vivants. Mais sa tolérance à l’endroit de toutes les opinions sincères était complète, et jamais il ne se permettait un mot ni un son de voix qui pût blesser un contradicteur ; on se sentait reposé après avoir causé avec lui. — Dans les dernières années, sa nièce vint se loger auprès de lui et lui donna les soins d’une fille. Sa vieillesse coulait ainsi, pacifique et unie, comme un fleuve qui s’aplanit avant de se perdre dans la mer ténébreuse et sans rivages. Il y entra sans s’en apercevoir ; les douleurs inutiles dans lesquelles l’homme se débat avant de se dissoudre, l’angoisse finale, les avilissements de la maladie lui furent épargnés. La destinée était devenue clémente, et, après une vie très dure, lui donna la plus douce mort. Le 5 mai 1874, à l’Exposition des Alsaciens-Lorrains, comme il regardait un tableau, l’anévrisme qu’il avait au cœur se rompit ; il tomba tout d’un coup, sans faire un mouvement, sans pousser un cri. Quand je vins chercher le corps, je ne trouvai sur son visage aucune trace de souffrance ou d’anxiété ; sa physionomie était celle d’un homme endormi, et le dernier rêve qu’il avait fait était le plus pur, le plus charmant de tous ceux dans lesquels il s’était complu. Sur son chevalet, on voyait une grande esquisse à laquelle il avait travaillé le matin même, celle du premier couple humain ; c’était bien là un rêve divin de félicité, de beauté, d’innocence : l’homme et la femme nus et parfaits, au printemps, au lever du jour, parmi les animaux familiers, dans un paradis verdoyant, encadré de montagnes.