(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Œuvres de M. P. Lebrun, de l’Académie française. »
/ 3404
(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Œuvres de M. P. Lebrun, de l’Académie française. »

Œuvres de M. P. Lebrun, de l’Académie française.

TOMES III, IV ET V18.

Le ciel de l’art et de la poésie se dépeuple. L’astre d’Eugène Delacroix vient de se coucher en pleine flamme ; la blanche étoile de De Vigny s’est évanouie dans son pâle azur ; Alfred de Musset, dès longtemps, a disparu. Lamartine et Hugo, le dernier surtout, plus présent à distance et dans son éloignement, règnent encore au-dessus de l’horizon et dominent, et nous dorent ou nous échauffent de loin le front de leurs derniers soleils élargis. De nouveaux noms de poètes se lèvent et scintillent sur bien des points, un peu confusément et au hasard, sans prééminence d’aucun ; il serait prématuré et téméraire d’entreprendre de les classer ; mais, en première ligne désormais, le dernier et le plus jeune d’entre les anciens, se détache et brille un rare talent, une muse charmante, capricieuse, colorée de tous les tons, philosophique aussi à sa manière, et qui n’a pas encore reçu les couronnes qui lui sont dues : tous ceux qui aiment l’art et qui apprécient le style ont nommé Théophile Gautier.

Aujourd’hui c’est à un poète d’une tout autre génération que je veux revenir, puisque l’occasion s’en présente ; je la croyais, je l’avoue., indéfiniment ajournée. Il y a vingt ans que M. Lebrun publiait les deux premiers volumes de ses Œuvres, contenant ses tragédies et pièces de théâtre : Ulysse, Marie Stuart, et ce Cid d’Andalousie dont l’insuccès même fut un honneur ; son poème de la Grèce, et aussi cet autre poème lyrique sur la Mort de Napoléon. L’auteur promettait pour un troisième volume quantité de pièces plus légères, plus familières, des chants ou des causeries d’autrefois, des épîtres, des odes ; cependant les années s’écoulaient, et le volume promis ne venait pas : je le regrettais, car j’avais eu communication de quelques-unes de ces pièces tout à fait inédites ou parfaitement oubliées, et elles me semblaient très-dignes d’être mises ou remises en lumière. Elles paraissent enfin aujourd’hui, et, au lieu d’un seul volume, l’auteur, comme pour nous payer de l’arriéré, nous en donne deux ; et il y a joint encore un dernier volume de prose.

En nous faisant l’amitié de nous les envoyer, à nous l’un des premiers, M. Lebrun a toute raison de dire « Ce sera du moins une nouveauté que des poésies laissées un demi-siècle en porte-feuille. A côté des odes que je ne voudrais pas appeler officielles, car elles sont nées d’une admiration jeune, naïve et désintéressée, beaucoup de pièces témoigneront que la poésie privée et individuelle n’était pas, au temps de l’Empire, aussi rare qu’on l’a cru. » Ce que M. Lebrun ne dit pas et que je me hâte d’ajouter, c’est que nombre de ces dernières sont des plus agréables et des plus touchantes.

I.

La position de M. Lebrun, entre les divers poètes de notre âge ou de l’âge précédent, est particulière, et je la rappellerai en peu de mots. Né en 1785, il débuta sous l’Empire en 1805 et en reçut la pleine influence ; il fut, par l’inspiration et le timbre du talent, le plus jeune poète de l’Empire, et, pour ainsi dire, éclos le même jour que lui, dans sa première grande victoire. Dès l’âge de douze ans, élève du Prytanée de Saint-Cyr, il versifiait et faisait des couplets pour les fêtes et solennités scolaires. A vingt ans, et n’ayant pas encore quitté ce collège du Prytanée, il débutait dans la carrière lyrique par une Ode à la Grande-Armée publiée au Moniteur presque aussitôt que le bulletin d’Austerlitz, et qui parvenait à l’Empereur au lendemain de la victoire. Il y a, à ce sujet, toute une histoire ou historiette assez amusante et qu’on sait en détail. M. Daru a souvent depuis raconté à l’auteur comment les choses s’étaient passées. C’était le soir, dans le salon de Schœnbrunn : M. de Talleyrand, le maréchal Berthier et M. Daru avaient dîné avec l’Empereur ; l’Empereur assis prenait son café, quand M. Daru, ouvrant le Moniteur qu’il trouva sur la cheminée, fit un mouvement de surprise. « Qu’est-ce, Daru ? » dit l’Empereur. — « Voilà, Sire, dans le Moniteur, une ode sur la bataille. » — « Ah ! et de qui ? » — « De Lebrun, Sire. » — « Ah ! ah ! voyons, lisez-nous cela, Daru. » L’Empereur, non plus qu’aucun des auditeurs présents, ne put se douter que l’ode fût d’un autre que du fameux Lebrun-Pindare, quoique celui-ci fût resté boudeur et un peu républicain. On loua, on critiqua. Probablement, à quelques endroits, les plus connaisseurs dirent : « C’est bien là Lebrun avec ses hardiesses et ses défauts. » L’erreur, même de la part de gens de goût, était excusable : l’ode entière était animée d’un beau feu. Ordre fut donné par Napoléon d’écrire au ministre de l’intérieur qu’il accordait à Lebrun une pension de 6,000 francs. On apprit bientôt que l’ode n’était pas du célèbre lyrique, mais d’un élève de Saint-Cyr. « N’importe ! dit l’Empereur, qu’on lui donne la pension. » Elle fut seulement un peu réduite : le vieux Lebrun, du coup, eut et garda celle qu’une première méprise lui avait fait donner. Il n’en fut pas moins indigné contre le jeune cadet, sorti de terre on ne sait d’où, qui lui volait ainsi d’emblée sa lyre et son nom. Ce qu’il y avait de plus irritant, c’est que le président du Sénat, François de Neufchâteau, plus candide que fin, lui avait fait à ce sujet de grands compliments et lui avait sans doute dit la phrase consacrée : « Vous n’avez jamais rien fait de mieux. » Aussi resta-t-il implacable dans sa rancune, et il laissa sans réponse la lettre, toute pleine de déférence et d’admiration, que le jeune débutant lui avait adressée en lui envoyant son ode. Celui-ci ne se vengea qu’en faisant une nouvelle ode, et très-belle, deux ans après, sur la mort du Pindare bourru. — Notre Lebrun reçut donc en plein le coup de soleil de l’Empire, et du premier jour il se consacra d’un cœur tout français et reconnaissant à en célébrer les gloires :

Aigle, je m’attache à ton aile :
Emporte-moi dans l’avenir !

À vingt ans, il méditait aussi de doter le siècle d’une épopée, la Colombiade ou la découverte de l’Amérique. Dans son ambition juvénile, il se promettait encore et cueillait déjà en rêve le laurier tragique. On aurait tort, aujourd’hui que ces choses restées inachevées et incomplètes sont si éloignées, que tant d’autres ont succédé pleines d’éclat, et que la poésie a régné en son été et à son midi sous des formes plus saisissantes et toutes radieuses, de ne voir en M. Lebrun qu’un homme de lettres et un homme de talent s’essayant avec art, avec étude, avec élégance, à des productions estimables et de transition. Il est bien, en effet, un poète de transition et de l’époque intermédiaire, en ce sens qu’il unit en lui plus d’un ton de l’ancienne école et déjà de la nouvelle : tantôt, dans ses épîtres familières, il rappelle le bon Ducis, également touchant et familier ; tantôt, dans ses petites odes gracieuses, il semble se rattacher et donner la main à Fontanes finissant ; tantôt, dans ses stances méditatives ou ses effusions patriotiques, on dirait qu’il ne fait que côtoyer et doubler Lamartine qui prélude, ou Casimir Delavigne qui commence : tous ces accents divers, ces notes de plus d’un genre se rencontrent tour à tour et naturellement, sans disparate, dans les vers de M. Lebrun, tout cela est sensible à la simple lecture ; mais ce que je prétends, c’est que ce n’est nullement par un procédé d’imitation ou par un goût de fusion qu’il nous offre de tels produits de son talent, car il est, il a été poète, sincèrement poète, de son cru et pour son propre compte ; il en porte la marque, le signe au cœur et au front : il a la verve.

Une verve inégale, intermittente, qui a ses allées et ses venues, ses fuites et ses retours, qui l’abandonne parfois, qui le ressaisit tout d’un coup, qui ne se soutient pas durant un long temps, mais une veine vraie et franche, toute de source, à laquelle il obéit et s’abandonne, et qui fait de lui, non pas un versificateur plus ou moins savant et habile, mais un véritable frère des poètes.

Quoiqu’il ait peu produit, ce semble, à en juger surtout à la mesure abondante et surabondante d’aujourd’hui, il n’est pas de ceux qui se rongent les ongles et s’arrachent les cheveux à faire des vers. Sa veine, aux moments propices, n’a rien d’aride ni de rebelle. A vingt et un ans, retiré dans une solitude champêtre en Normandie, il exprimait pour lui et pour un ami, Achille Du Parquet, dans un Journal confidentiel, les dispositions et les facilités de son esprit, il laissait déborder l’ivresse de son âme :

« Couvent de Caudebec, jeudi matin, 30 octobre 1806.

« Il me semble que depuis quelques jours une révolution s’est faite en moi ; je sens comme un brasier dans ma tête et dans tout mon corps. Les vers coulent de ma veine sur le papier sans que j’aie même le temps de les comprendre et de les écrire. Depuis dimanche matin, j’ai fait trois actes de ma tragédie de Pallas : toute cette tragédie s’est placée subitement dans ma tête, sans travail, et comme d’elle-même.

« Je suis dans une émotion continuelle, tout en moi fermente. L’idée pleine d’Évandre, de Pallas et de Dina, je travaille dans une sorte d’extase et de joie depuis le matin jusqu’à l’autre matin, sans relâche et presque sans sommeil. Mes idées étaient auparavant laborieuses et pénibles ; quand j’avais fait quinze ou vingt vers, je n’avais pas perdu ma journée : aujourd’hui, j’en fais cent, deux cents, et plus encore. Je profite avec hâte, et comme si je le dérobais, de ce moment de singulière effervescence ; il ne peut durer longtemps ; je n’y résisterais pas. Ma manière de travailler est si fatigante ! ma poitrine est déchirée de mes cris. Je tombe le soir harassé, tant j’ai marché et déclamé tout le jour !

« Je crois vraiment que l’esprit qui anime nos soldats se communique aux poètes ; depuis huit jours la guerre est commencée, et la bataille d’Iéna a presque déjà terminé la campagne. »

J’ai cité le passage, surtout à cause de ces derniers mots. On s’est étonné que le premier Empire, avec ses miracles dans la guerre et dans la paix, n’ait pas suscité sur l’heure ses poètes. On voit qu’il y en avait un au moins, qui était présent sous les armes et qui ne manquait pas à l’appel.

Napoléon, qui connaissait ses soldats en tout genre et qui avait retenu le nom du nouveau Lebrun depuis la lecture de Schœnbrunn, disait un jour à Mme de Bressieux, dame d’honneur de Madame Mère et protectrice aimable du poète à la Cour : « Ce jeune homme a de la verve, mais on dit qu’il s’endort. » M. Lebrun, dans sa jeunesse, sans précisément s’endormir, perdit, en effet, du temps à rêver et à être heureux : il faut en tout genre, quand on aime la gloire, être prompt à saisir, à remplir sa destinée. Athlète, tandis que vous tournez et retournez votre ceste et votre ceinture, ou que vous polissez le timon et les roues de votre char, la terre tremble, le stade se déplace, les astres se précipitent, les empires que vous méditez de célébrer s’écroulent. Il n’est déjà plus temps de ravir la palme. Demain, le fatal demain, est déjà venu… Mais que l’on juge pourtant de l’effet instantané d’une telle parole de l’Empereur, d’un tel coup d’éperon sur une jeune imagination ardente et enthousiaste. Le coursier lyrique s’en ressentit aussitôt. Il y a, dans les quelques odes de M. Lebrun qui datent de ces années, des strophes tout à fait belles ; il y court comme un souffle embrasé des passions du temps. Contre la puissance et le Vaisseau de l’Angleterre, par exemple, en 1808, le disciple et l’héritier de Malherbe s’écriait énergiquement

Je vois, aux plaines de Neptune,
Un vaisseau brillant de beauté,
Qui, dans sa superbe fortune,
Va d’un pôle à l’autre porté :
De voiles au loin ondoyantes,
De banderoles éclatantes,
Il se couronne dans les airs,
Et seul sur l’humide domaine,
Avec orgueil il se promène,
Et dit : « Je suis le roi des mers. »

Mais voici la belle strophe, celle de l’invective et de la menace, tout à fait à la Malherbe, et un peu dans son style légèrement vieilli :

Il n’a pas lu dans les étoiles
Les malheurs qui vont advenir ;
Il n’aperçoit pas que ses voiles
Ne savent plus quels airs tenir ;
Que le ciel est devenu sombre,
Que des vents s’est accru le nombre,
Que la mer gronde sourdement,
Et que, messager de tempête,
L’alcyon passe sur sa tête Avec un long gémissement.

Il ne manque à de telles prophéties, pour être célèbres, que d’avoir été réalisées. Il n’a manqué à plusieurs des vers de M. Lebrun, composés à cette époque, que d’avoir éclaté à temps et de n’avoir pas trop gardé la chambre. La jeunesse croit avoir l’éternité devant elle, et l’heure est rapide, l’occasion est fugitive !

Lui-même il a fait son histoire, il nous a livré sa confession de poète dans une pièce de 1830, datée du joli pays de Champrosay et intitulée la Muse du Réveil. Une nuit, il s’éveille en effet, avant le jour ; il a senti un frémissement inaccoutumé : c’est bien la verve qui renaît en lui, c’est bien la fée, l’invisible fée, dont rapproche l’émeut et le transporte, c’est bien la Muse en personne :

Si la fille du Ciel défend que je la voie,
Je la sens à sa flamme et mieux à mon amour.

Il commençait à craindre qu’elle ne voulût plus le visiter ; elle devenait rare. Il était arrivé à ce point de la vie où la route au sommet et déjà au déclin se partage. La raison, la vie pratique, les affaires ont leur tour. Il y a en nous comme deux amis, comme deux frères, d’âge inégal, inégaux surtout de précocité et d’humeur : le premier, le plus vif et le plus prompt, si ardent, qui commence sitôt, qui s’ébat si joyeux, qui se lasse avant l’autre ; le second plus lent, plus engourdi dans la jeunesse, qui se décide tard, qui procède pas à pas, gagne du terrain peu à peu et reprend l’avance au milieu du chemin. Oh ! alors, quand le premier ne meurt pas tout à fait, il reste traînant et souffrant désormais ; il est comme un malade que le second doit soutenir parfois et supporter, sans trop le gourmander pourtant ; le frère solide, sensé, raisonnable, dont le tour est venu, donne le bras au frère poète qui languit plus ou moins longtemps et qu’il est destiné à ensevelir. Nous avons tous, — nous surtout poètes critiques, — connu de près ces deux frères.

La Muse pourtant ne s’en va pas tout d’un coup ni la première fois ; elle revient sourire ou murmurer à de certaines heures ; le poète l’entend, se ranime et la salue :

C’est donc toi ! viens, capricieuse !
Tout entier viens me rallumer ;
De mon bonheur reine envieuse,
Viens de ton âme m’animer.
Que je t’ai de mois attendue !
Je croyais ta flamme perdue,
Et je disais : La Muse a cessé de m’aimer.
Et tu m’aimais encor ! C’est donc toi ! ta présence,
Après une si longue absence,
Le rire aux yeux, me fait pleurer.
Viens tout près d’une âme altérée,
Ouvre-moi ta source sacrée,
Viens dans ta source m’enivrer.
Muse, sais-tu combien je t’aime !
Sais-tu depuis quel temps ? l’aimeras-tu toujours
Celui qui t’a donne les plus beaux de ses jours,
Ses belles nuits, et tout lui-même ?
Notre vie a fait un long cours,
Depuis que je t’ai devinée Dans ce cher et doux Prytanée,
Heureux berceau de nos amours.
Vivront-ils les enfants de ce long hyménée ?
Si peu nombreux et si faibles, hélas !
J’ai trop matin commencé ma journée ;
Avant qu’ils soient fleuris, j’ai cueilli mes lilas ;
Bien jeune encor ! j’avais douze ans à peine.
Que la journée ouverte si matin
Vous paraît longue ! il la vaudrait mieux pleine.
Mais elle fut du moins pure et sereine ;
Puisse un beau soir en couronner la fin !
Il sent la Muse déjà prête à repartir ; il essaye de la retenir quelques instants de plus, en lui rappelant tous leurs chers souvenirs, à tous deux ;
Te souviens-tu, Muse adorée,
Du premier temps où je t’aimais ?…
Te rappelles-tu les jacinthes
De nos bois secrets de Saint-Cyr ?…
Te souviens-tu de Tancarville,
Du vallon caché dans les bois ?…

À chaque rappel d’un souvenir, il lui dit comme Juliette à Roméo : « Ne pars pas ; non, ce n’est pas l’aurore… » Et dans une suite de couplets, réitérant sa supplication tendre, il lui nomme tour à tour, en manière de refrain, les constellations qui tiennent encore leur place nocturne dans le ciel : « Non, ce n’est, pas l’aurore, l’étoile de Vénus est encore loin. — Non, ce n’est pas l’aurore, près du Cygne rayonne encore Jupiter. — Non, ce n’est pas l’aurore, la constellation de la Lyre est encore au zénith. » Tout ce motif est poétique et charmant.

Enfin elle part, elle s’est envolée ; le bouillonnement s’apaise, l’ivresse s’éteint par degrés :

Ah ! que le charme se prolonge !
Reviens multiplier les jours où je te plus !
Reviens demain encor m’enchanter d’un beau songe.
Si rare en mon séjour, ne reviendrais-tu plus ?
Comme toute autre maîtresse La Muse aime la jeunesse ;
Et mon front s’agrandit, et l’âge sérieux
De cheveux grisonnants sème mes noirs cheveux !

Pourquoi ce chant éloquemment poétique, ce tendre adieu à la Muse, n’a-t-il point paru en 1830, à la date même où il fut composé ? L’immortelle Nuit de Musset n’en serait pas moins belle ; mais il aurait eu dans M. Lebrun un précurseur. Cette remarque s’applique à la plupart des vers qu’on lira : on y retrouve, dans presque tous, quelques-uns des tons qui ont prévalu depuis sur d’autres lyres. Évidemment l’homme heureux, le sage, l’homme du monde aussi et de société ont un peu nui chez M. Lebrun au poète. Il ne s’est point hâté ; une seule fois, il a saisi au vol l’heure rapide pour sa Marie Stuart. Pour le reste il a tardé, ajourné, préparé sans cesse ; il oubliait trop que les choses poétiques ne se mènent point avec lenteur, par acquisition graduelle et progrès continu. D’intervalle en intervalle, d’espace en espace, à je ne sais quel signal qui éclate dans l’air, de grands talents nouveaux prennent l’essor et se posent du premier coup sur des collines plus avancées d’où l’on découvre d’autres horizons : un nouvel ordre de perspectives s’est révélé, une nouvelle ère commence. Plus vigilant, on aurait pu y atteindre des premiers, y marquer son rang, et l’on se voit à jamais distancé. Ce qu’on doit dire à l’honneur de ces poésies anciennes nouvellement publiées, c’est qu’elles ne paraissent nullement surannées ni hors de saison ; elles ont gardé de la fraîcheur encore, parce que le sentiment en fut vrai et sincère.

II.

Tout en méditant de plus longs ouvrages, M. Lebrun, dans ses premières années, dépensa sa verve poétique en bien des pièces douces et touchantes que le public lira aujourd’hui pour la première fois. Il avait dû à la protection de Français de Nantes un de ces postes qui alors n’obligeaient à rien (ou à bien peu), et qui se donnaient à des gens de lettres distingués auxquels on voulait faire des loisirs. L’homme en place, ministre depuis hier, ne considérait point en ce temps-là un encouragement, un bienfait accordé à un poète comme un abus. M. Lebrun était donc receveur principal — dans les Droits réunis, je crois, — au Havre, avec autorisation de non-résidence, et il passait ses étés solitaire, travaillant ou rêvant, dans la tour de Tancarville, au bord de la Seine, en face de Quillebeuf. Il a laissé de ce lieu inspirateur les plus aimables peintures en vers, et même en prose. On ne saurait mieux voir ni mieux dire :

« Entouré de bois et élevé au sommet d’une falaise, sur le bord de la Seine, à l’endroit où elle commence à devenir la mer, ce château domine de ses tours quelques maisons de pêcheurs et une petite vallée étroite et boisée, au fond de laquelle naît un ruisseau qui la partage, et qui vient se jeter à la Seine après avoir fait tourner un moulin. Les navires qui passent à la hauteur de Quillebeuf aperçoivent, à l’autre bord, une tour s’avançant à l’entrée d’un enfoncement vert et ombragé : c’est la tour principale de Tancarville, la tour de Aigle. Deux tours inférieures s’élèvent à la suite, les tours du portail, et plus loin deux autres encore, la tour du Lion et la tour Goquesart. Lorsque j’habitais ce beau lieu, au temps de l’Empire, il y avait, au pied de la tour de l’Aigle, un petit port souvent rempli de barques et de navires qui y faisaient relâche en remontant du Havre à Rouen. Maintenant, à la place du port, ce sont des prairies. Les vagues venaient battre les falaises et couvrir la grève de coquillages : maintenant des troupeaux y paissent. Le temps a fait un pas, et la face de la terre est renouvelée 19. »

C’est en ce site des plus romantiques entre tous ceux de la belle Normandie, qu’au milieu de ses livres et de ses rêves M. Lebrun ne passa pas moins de neuf belles saisons, jouissant du bonheur présent, anticipant en idée l’avenir, prenant volontiers sa paresse pour de l’étude, préparant de longues œuvres, se jouant à de moindres essais, se laissant aller à l’inspiration du moment, s’oubliant peut-être parfois en d’autres doux songes et en des erreurs qui valent mieux que la gloire. Il faut l’entendre nous raconter sa vie, et en prose d’abord ; car sa prose a du naturel et de la grâce :

« C’est là que j’ai passé, dit-il, loin des distractions et des entraînements du monde, de 1808 à 1816 ou 17, bien des semaines ou des mois de la belle saison et de l’automne, quelquefois avec un ami, le plus souvent tout seul, et alors dans une solitude si profonde, si complète, que je demeurais des jours entiers sans faire usage de la voix. J’avais meublé, dans la tour de l’Aigle, une chambre à arceaux et à vaste cheminée, avec de grands fauteuils de tapisserie et des tapis à verdure et à personnages, dans le style des vieux temps, et pour ressembler aux anciens maîtres. Seulement, je n’avais autour de moi ni vassaux ni officiers ; je n’avais pas même un domestique. Allant trouver mon dîner dans la petite auberge du port, j’annonçais moi-même le moment où je me disposais à descendre, en attachant à la fenêtre de ma tour un petit drapeau. Le signal de l’auberge répondait au mien. Pour toute compagnie, un chien, un beau lévrier ; pour toute distraction, quelques ruches d’abeilles, au bruit desquelles j’allais lire Aristée et les Géorgiques ; et, dans la profonde et large embrasure de croisée à banc de pierre dont j’avais fait mon cabinet d’étude et ma bibliothèque, quelques bons compagnons rangés sur des tablettes de sapin, au-dessus de la table à serge verte : Homère, Virgile, Corneille, Pétrarque, Montaigne ; ajouterai-je Ronsard, Ossian et même Clotilde de Surville ? Ronsard ! c’était assez bien pour* le temps. Avoir lu trois cent mille vers20 de Ronsard en 1808 ! en plein Empire ! Je goûtais déjà, on le voit, aux sources où s’est abreuvée et plongée la Restauration. J’avais déjà découvert cette étoile de la Pléiade qu’on n’a cru retrouvée que de nos jours. Quant à Clotilde de Surville, elle était, je l’avoue, ma favorite ; je la savais par cœur, je l’aimais, je croyais en elle. J’ai reconnu avec regret le mensonge. Clotilde de Surville s’en est allée, hélas ! avec Ossian, — hélas ! avec tant d’autres illusions de ma jeunesse. On m’a dit depuis qu’Homère n’était pas vrai non plus. On ne sait plus que croire…

« Dans cette retraite, éloignée des villes et des grandes routes et alors tout à fait infréquentée, je passais donc ainsi les jours, étudiant, me préparant à de sérieux travaux, commençant de grands ouvrages. J’écoutais le bruit lointain de nos victoires, et mes chants en étaient l’écho, — ou le mouvement intérieur de mon âme, et mes vers réfléchissaient les images dont j’étais entouré. Le vallon de Tancarville était ma Valchiusa ; j’y célébrais mes bois, mes tours, ma source, mon vieil if, ma roche de Pierre-Gante ; tout ce qui m’entourait était à moi, à moi, à la manière de Rousseau ; j’en étais plus que le maître, j’en étais le possesseur. Beau temps ! j’étais jeune, plein d’avenir, ou du moins d’espérance ; mon cœur surabondait d’une continuelle joie, …, Je ne comptais que des heures sereines. »

Quant aux descriptions en vers de ces lieux et de ces temps, et du charme particulier qui s’y attache, je ne puis que les indiquer à tous ceux qu’attire la vérité de l’impression : lisez le Hêtre sur l’écorce duquel le poète a gravé un nom ; c’est une pièce qu’on dirait de la dernière manière de Fontanes ; — lisez cette autre pièce plus grave, plus méditative, l’If de Tancarville, cet if dix fois séculaire, contemporain des premiers barons normands, et devant lequel le poète en contemplation s’écrie :

Oh ! comme sur la terre on laisse peu de trace !
Pourquoi tant tourmenter nos rapides moments ?
Que je me sens mortel près de ce tronc vivace,
Dont la nature a fait un de ses monuments !

— et les stances d’une douceur émue, Retour a la solitude ; et la Marée montante, et l’espèce de soliloque ou de réflexion demi-élégiaque, demi-philosophique, intitulée la Mer et les Bois. Quoique les bois et leur ombrage lui soient bien chers, la mer l’attire encore plus ; il a, vers la fin, des envies et des ardeurs de voyage : il les satisfera. Dès 1818 l’Italie, la Grèce, l’Écosse, le Verront successivement accomplir tous les pèlerinages de la gloire et de la poésie ; il produit chemin faisant et dans les intervalles ; il prépare surtout et toujours. Il a de la jeunesse je ne sais quelle idée qui la lui fait paraître plus longue et plus inépuisable qu’elle ne l’est. Cependant, la sève se ralentit tout d’un coup et ne monte plus ; la lassitude se fait sentir. Après 1830, il entre dans les affaires, dans la haute administration où l’honnête homme et l’homme de bien a laissé des traces. Il ne reverra plus son cher Tancarville qu’après trente années presque révolues d’absence (septembre 1845) ; en le revoyant, sa verve se ranime avec toutes les émotions de son cœur, et il le salue, il le célèbre encore une fois par une Épître où l’homme sensible et le sage jettent un dernier regard mélancolique, mais non morose, sur ce passé :

Parmi tous ces débris où j’ai souvent erré,
Où j’ai joui, souffert, aimé, rêvé, pleuré,
Mon heureuse jeunesse en vingt lieux dispersée
Soudain de toutes parts remonte à ma pensée.
J’éprouve, pour courir vers tout ce que je vois,
Une force inconnue à mes jours d’autrefois.
Il me semble en mon sein sentir battre des ailes ;
Un air intérieur me soulève avec elles,
Me porte, et je m’envole à chaque lieu connu,
Léger comme un oiseau vers son nid revenu.

Si je disais tout ce qui m’a frappé ou plutôt touché dans ces volumes, je dépasserais mes limites. Que de jolies pièces qui semblent telles encore, même après toutes les merveilles des rhythmes modernes ! ainsi les Stances à trois jeunes filles qui, au bord d’un étang, agacent un cygne, et que le poète avertit de prendre garde au destin de Léda ; ainsi ces autres stances aux trois jeunes sœurs de Sainte-Aulaire, ramant ensemble dans une promenade sur la Seine, et qu’il invite à se laisser dériver au fil de l’eau. Un fragment d’ode (car cela n’a l’air que d’un fragment), à propos d’un meurtre célèbre, le meurtre de Fualdès, et dans laquelle est célébrée la Justice aux mains éternelles et inévitables, se dresse debout comme une colonne et rappelle vraiment Pindare ou Horace en ses grands jours. Mais, de toutes ces poésies, celle qui unit le mieux les tons divers me paraît être l’ode qui a pour titre et pour sujet les Catacombes de Paris, et qui date de 1812. Certes Victor Hugo les eût autrement décrites, ces Catacombes, et dans cette ode qu’il n’a pas faite, je vois d’ici en idée des merveilles de corridors, des profondeurs et des lacis de labyrinthes, et je crois sentir une impression glaciale de terreur ; mais, en dehors de toute comparaison pittoresque, l’idée philosophique et humaine, chez M. Lebrun, est admirablement exprimée ; jugez-en plutôt :

Descendez, parcourez ces longues galeries,
Qui sous le Luxembourg et vers les Tuileries S’étendent, et des morts montrent de toutes parts,
En long ordre, aux parois, les reliques dressées,
Et des fronts sans pensées,
Et des yeux sans regards.

Une rare clarté, tombant par intervalle,
De la voûte répand sa lueur sépulcrale.
Et rend visible aux yeux une éternelle nuit ;
Et d’instant en instant la goutte d’eau qui tombe
De cette immense tombe
Est seule tout le bruit.

Des habitants muets des souterraines rues
Les familles, dans l’ombre incessamment accrues,
Comme nous s’agitaient sous les rayons du jour,
Et ceux qui sous le ciel s’agitent à cette heure
Dans la même demeure
Prendront place à leur tour.

J’ai vu passer un char entouré de puissance.
De soldats, de drapeaux ; autour, un peuple immense
Acclamait un héros, des combats revenu ;
Tout à coup, à ces cris, du peuple solitaire
Qui se tait sous la terre
Je me suis souvenu.

Si l’on vient sur ces bords pour voir et pour apprendre,
Quelle leçon plus haute, à qui saura l’entendre,
Que l’aspect saisissant de la double cité,
De ce peuple brillant et de ce peuple sombre,
Dans la lumière et l’ombre
L’un sur l’autre porté !

Si voisins ! si parents ! si pareils l’un à l’autre !
Mais tel aveuglement en ce monde est le nôtre,
Qu’on nous voit à leur sort vivre comme étrangers.
A peine si j’en crois moi-même à mes paroles,
Tant nous sommes frivoles,
Oublieux et légers !

Et cependant nos ans dans les songes s’écoulent,
Et le peuple circule et les carrosses roulent,
Et l’on danse, et la nuit recommence le jour,
Et dans les beaux jardins à deux on se promène,
Et sous la nuit sereine
On se parle d’amour.

Spectacle redoutable ensemble et salutaire !
D’ici, que sont les biens et les rangs de la terre ?
Lorsqu’on remonte au jour, du Paris souterrain,
Gloire, richesse, honneurs, que suit la foule avide.
Comme tout paraît vide !
Comme tout paraît vain !

Tout ce qui doit finir est de peu de durée.
La gloire ! ah ! la plus belle et la plus assurée
Est-elle plus pour nous, dans le dernier séjour,
Que tous ces autres biens dont l’amour nous enivre,
Et qui n’y peuvent suivre
Leur possesseur d’un jour ?

Ces travaux qui pour elle ont fatigué mes veilles,
A quoi bon, si jamais du monde à mes oreilles
Ne doit venir ici le sourd bourdonnement ?
Si, s’arrêtant au seuil de la sombre demeure,
Pour nous ce bruit d’une heure
Cesse éternellement ?

Que nous faut-il ? Un toit, la santé, la famille ;
Quelques amis, l’hiver, autour d’un feu qui brille ;
Un esprit sain, un cœur de bienveillant conseil,
Et quelque livré, aux champs, qu’on lit loin du grand nombre
Assis, la tête à l’ombre,
Et les pieds au soleil.

Horace, Malherbe, Racan, vous reconnaîtriez certainement en ces strophes un disciple et un ami. L’expression, on le voit, y est naturelle, noble, élégante, poétique même, pas assez créée toutefois, pas assez vivement pittoresque, mais puisée dans l’impression et vraie. Il y a des négligences et quelques incorrections, rien qui heurte ni qui choque.

Dans les pièces écrites en Italie, je recommande les jolies stances fort spirituelles et fort gaies sur la République de Saint-Marin, adressées avec à-propos à Béranger, le sujet faisant un pendant exact à son Roi d’Yvetot. — Dans un rhythme plus savant, et marchant par couplets de cinq vers chacun, il est une autre pièce écrite en pendant et en contraste du sacre de Charles X, toute champêtre, un peu ironique, et à la manière d’Horace, la Vallée de Champrosay ; celle-ci était déjà connue.

III.

J’en ai dit assez, ce me semble, pour montrer que M. Lebrun peut se présenter avec confiance aux générations actuelles, si différentes qu’elles soient de celles pour lesquelles il avait écrit d’abord et chanté. Lui-même, il aime et agrée les poètes nouveaux ; il ne fut jamais des derniers à les accepter et à les sentir. Il tendit la main à Hégésippe Moreau dans les premiers temps de sa détresse, et si l’infortuné avait pu être sauvé par quelqu’un, il l’aurait été par lui. A l’Académie, il se fait une loi et un plaisir de lire ces recueils nombreux qu’on y présente chaque année ; ce fut lui qui me dénonça avec instance les vers naturels et ingénument pittoresques de M. Calemard de Lafayette dans son Poëme des Champs. Il signalait à notre attention, il y a deux ou trois ans, la Lèda de M. André Lefèvre, un enfant aussi de Provins et de la Voulsie. À la Chambre des Pairs, au Sénat, il a toujours pris en main l’intérêt des Lettres, ne se considérant jamais mieux à sa place en ce haut lieu que lorsqu’il est appelé à les y représenter et à les défendre. Elles eurent toujours, et elles ont là en lui leur avocat aussi ferme que modeste.

Quant à sa poésie elle-même, un dernier mot. Je ne voudrais pourtant pas, en l’annonçant et la louant comme je l’ai fait, paraître aucunement demander grâce pour elle. Une telle poésie existe de droit et se justifie à elle seule. — Poésie modérée, bien que depuis lors nous en connaissions une autre, grande, magnifique, souveraine, et que nous nous inclinions devant, et que nous l’admirions en ses sublimes endroits ; — poésie d’entre-deux, moins vive, moins imaginative, restée plus purement gauloise ou française, plus conforme à ce que nous étions et avant Malherbe et après ; — poésie qui n’es pas pour cela la poésie académique ni le lieu commun, et qui as en toi ton inspiration bien présente ; qui, à défaut d’images continues, possèdes et as pour ressources, à ton usage, le juste et ferme emploi des mots, la vigueur du tour, la fierté du mouvement ou la naïveté du jet ; poésie qui te composes de raison et de sensibilité unies, combinées, exprimées avec émotion, rendues avec harmonie ; puisses-tu, à ton degré et à ton heure, à côté de la poésie éclatante et suprême, te maintenir toujours, ne cesser jamais d’exister parmi nous, et d’être honorée chez ceux qui t’ont cultivée avec amour et candeur ! lorsqu’en tout genre les choses modérées disparaissent, puisses-tu ne pas disparaître comme elles, poésie légitime et modérée !

Et pourquoi ces perpétuelles exclusions dans l’art ? regardez la nature. Le Rhin n’empêche pas la Marne de couler et d’exister ; le Rhône n’empêche pas le Lez21.