(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau. »
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(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau. »

Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau22.

Il y a une injustice à réparer ; c’est au sujet de la Correspondance de Béranger. Cette publication a souffert de la réaction que la mémoire du poëte a eue à subir au lendemain de sa mort. Voilà déjà dix ans que la popularité de Béranger a commencé visiblement à décroître ; c’était encore de son vivant ; mais une popularité si haut montée ne pouvait décliner doucement et baisser petit à petit : il s’est bientôt déclaré, lui disparu, un entraînement en sens contraire ; et, comme, après une grande marée, on a eu sous les yeux un vaste reflux.

Mon dessein n’est pas de revenir ici sur l’œuvre du poëte et du chansonnier. On m’a fait l’honneur de me dire que c’était moi-même qui, dans le temps, avais le premier attaché le grelot. Je ne me dédis en rien de ce que j’ai écrit autrefois dans ce même journal23 ; seulement ceux qui ont cru que, de ma part, c’était une manière de commencer, se sont mépris sur mon intention ; c’était une manière de finir. Je n’en pensais pas plus que je n’en ai dit alors sur les défauts mêlés aux mérites, et, ces réserves faites, ces correctifs apportés, et, si l’on veut, ces malices rendues, je restais dans ma mesure d’admiration et de respect pour le caractère de l’homme et pour le talent du poëte.

La réaction pourtant, qui a suivi la mort de Béranger, a tout dépassé ; elle avait son principe dans bien des causes. La première, c’est celle même dont Scribe vieillissant a eu à souffrir : il avait trop duré ; on en avait trop dit ; cela ennuie et impatiente à la longue. Pour Scribe, cette réaction, qui d’ailleurs ne venait pas de bien haut, n’a pas dépassé le jour funèbre et s’est arrêtée au bord de sa fosse ; il n’y avait plus lieu de lui en vouloir plus longtemps. Pour Béranger, les passions en jeu étaient autrement vivaces ; toutes les anciennes rancunes ont profité de cette impatience du public (je ne dis pas du peuple, qui lui est resté fidèle) et se sont réveillées : rancunes légitimistes, rancunes religieuses, rancunes littéraires, et celles-ci très-vives, de la part des raffinés, qui méprisent sur toute chose le bourgeois et les succès qu’il consacre. Je n’oublierai pas un point capital : Béranger est mort en communion parfaite avec le régime impérial qu’il n’avait pas appelé, mais qu’il avait certainement préparé ; il n’y porta point d’enthousiasme, mais il eut le bon sens de comprendre où était le salut de la France, et que, de plus, il lui serait ridicule, à lui qui avait tant fait pour entretenir par sesrefrains le culte de Napoléon, de n’en pas accepter les conséquences. Il avait mis les autres en train, c’était bien le moins qu’il les suivît, il fit donc comme le peuple et fit bien. Mais une telle fin ne lui conciliait pas les dissidents, et aliénait même de lui bon nombre de ses anciens amis qui le voyaient leur échapper avec mauvaise humeur ou colère. Enfin, il faut bien le dire, le zèle des véritables amis restés les plus dévoués à sa mémoire n’a pas été prudent ni discret : à peine avait-il fermé les yeux qu’on a publié coup sur coup des souvenirs, des conversations de lui, des commérages de coin du feu, toute une série de petits livres à sa dévotion, toute une littérature Bèrangèrienne, visant à la légende. Un cordonnier-poëte ouvrait la marche et précédait le cortège de ces évangélistes d’un nouveau genre, jetant l’injure à qui lui déplaisait24 en même temps qu’il entonnait les louanges du maître ; cela osait s’intituler : Mémoires de Béranger. Puis sont venus ses propres livres, les vrais mémoires ou Ma Biographie, les Dernières Chansons, un choix des anciennes sous ce titre singulier : le Béranger des Familles. C’était trop. La Correspondance, venant sur le tout, en quatre gros volumes, a payé les frais de cette indiscrétion des amis, de cet agacement de nerfs donné par eux au public et à ceux qui parlent en son nom.

On avait vu, à propos du Béranger des Familles, descendre des hauteurs où il se tient d’ordinaire, et se lancer dans l’arène, un esprit fin, délicat, élevé, un peu dédaigneux, une intelligence aristocratique, et qui a gardé des abords du sanctuaire et du commerce des Prophètes l’habitude du respect et une sorte de démarche religieuse jusque dans la suprême philosophie. M. Ernest Renan, dans le Journal des Débats (17 décembre 1859), en s’en prenant à Béranger, dont il déclara n’avoir lu les chansons que fort tard et comme document historique, faisait le procès à l’esprit français lui-même, et s’attaquait à un coin radical de cet esprit, la goguette, la gaudriole, la malice narquoise et gauloise, se glissant en tout sujet et se gaussant des choses les plus graves. Une fois placé sur ce terrain, il n’y avait pas de raison pour ne pas s’en prendre également à Henri IV et à La Fontaine. La guerre s’engagea.

M. Pelletan, dans la Presse, M. Jouvin au Figaro dansdes articles de véritable critique, reprirent et poussèrent l’attaque : George Sand, dans le Siècle, sans répondre à personne en particulier, évoqua un Béranger noble, élevé, sérieux, fier, idéalisé et encore ressemblant, plusgrand que nature, une figure d’au-delà, telle qu’elle sort de la tombe à l’heure du réveil, en dépouillant toutes les petitesses humaines et les chétives misères.

Cependant, M. Jules Levallois, dans l’Opinion nationale, répondait avec précision, vigueur et respect à M. Renan.

J’omets sans doute bien des incidents de cette polémique et la part qu’y prit plus d’un combattant. Il y aura lieu pour la critique, dans quelques années, d’en faire un agréable chapitre d’histoire littéraire.

Je reviens à la Correspondance, d’où je ne sors plus, et qui est mon véritable sujet. Je la maintiens des plus intéressantes dans son ensemble. Mais quelque chose encore, au premier aspect, y a nui et y nuit toujours : M. Paul Boiteau, à qui l’on doit de la reconnaissance pour la peine infinie qu’il a prise à la rassembler, à la mettre en ordre et à l’éclaircir, s’est trop prodigué ; il a oublié que la parfaite bienséance, pour un éditeur, est de se considérer comme une femme de chambre qui ne se montre plus, dès que sa maîtresse est habillée. Conçoit-on un éditeur, au contraire, qui intervient à tout propos à travers son auteur, parle en son propre nom durant des pages, exprime son opinion sur les événements et sur les personnes, prétend dicter à chacun le ton et donner la note sur ce qu’on peut juger aussi bien que lui ; qui déclare que la France, après s’être incarnéedans Napoléon, s’incarna une seconde fois dans Béranger, et que, depuis 1815 jusqu’en 1857, « la poésie de Béranger est Vessieu sur lequel tourne notre histoire : il a mû quarante ans nos destinées ! » Toute l’obligation que nous avons à M. Boiteau ne permet pas de laisser passer de telles exagérations ; elles ont choqué à bon droit et même irrité plus d’un lecteur. Pourquoi aussi ces rapprochements périlleux et imprudents, cet exæquo, dès le début, avec Molière et avec Corneille ? car il est allé choisir exprès ces deux grands noms (tome I, page 40). imaginez, au contraire, que, tout à côté, les lettres de Béranger remettent les choses à leur juste point : cet homme de sens, tout coquet qu’il est par moments, ne se surfait pas d’une ligne en politique ni en littérature. Les éloges de Chateaubriand, qui sont ce qui l’a le plus flatté au monde, le touchent, mais ne l’enivrent pas ; il se connaît : « J’ai pris ma mesure il y a longtemps, dit-il ; j’ai au moins le mérite d’avoir utilisé mon petit talent, et c’est bien quelque chose. » Le voilà dans son orgueil littéraire, mais rien de plus. Sur son rôle en politique, de même : il s’en fait une idée très-nette, très-bien définie. On peut lui dire à bout portant bien des choses flatteuses, exagérées, — qu’il a tout conseillé, qu’il a tout inspiré et tout fait, etc. ; il peut se les laisser dire et ne les repousser qu’en badinant ; mais, si on le serre de près, si les événements sont là qui parlent, qui se précipitent impérieux et déchaînés, il a le juste sentiment de son inutilité, et il se confesse de son peu de force d’action et de son peu d’envie d’en faire preuve, dès que l’application réelle commence. C’est ainsi que, pris à partie le 31 juillet 1830, c’est-à-dire au lendemain des trois journées, par un jeune homme qui lui demande résolûment ce qui est à faire, il répond par ce sincère aveu :

« Je ne suis pas orléaniste, et vos amis paraissent disposés à me donner ce nom. Je n’ai pas le courage d’imposer mes calculs à personne. S’il me fallait diriger un seul homme, surtout s’il était jeune, je ne l’oserais faire dans un pareil moment. Je ne puis rien, je n’ai rien fait : le danger a cessé. Je vais partir pour la campagne. Je ne veux pas être en désaccord avec ceux que j’aime et que j’estime, et je n’ai pas l’ambition de les mener. Ce n’est pas de l’égoïsme qui me fait parler et agir ainsi, c’est le sentiment de mon inutilité. »

Voilà le vrai Béranger, celui qu’il était bon de faireressortir. Il a rempli son rôle à merveille, son premier rôle, et il se dérobe et se dérobera toujours devant le second qui lui est offert et qu’il estime trop lourd pour lui ; car il sait aussi bien qu’Horace ce qu’il peut porter et ce qu’il doit laisser à d’autres ( quid ferre recusent, quid valeant humeri ). Un chansonnier, selon sa définition, est « un tirailleur qui s’aventure. » La bataille gagnée, on n’a plus que faire des tirailleurs. Ou s’il en faut absolument et si l’on recommence, il appelle de plus jeunes que lui à le remplacer. « Nous autres, anciens, nous nous sommes usés à traîner le boulet dans les galères de la Restauration. » Il redira la même chose en vingt images plus vives les unes que les autres ; c’est de la menue monnaie de poëte, mais le bon sens est là-dessous.

Le commencement de la Correspondance, qui remonte aux premières années de la jeunesse et qui l’embrasse tout entière (1794-1814), aurait eu tout son intérêt, si l’on avait supprimé quelques lettres et abrégé les commentaires. Il ne fallait pas surtout la faire précéder par une généalogie ridicule. Les quelques lettres du jeune homme à ce père dissipé et fat sont respectueuses et dignes. Deux choses me frappent dans ces premiers témoignages qui viennent de lui ou des autres : c’est combien il est homme de lettres de bonne heure, et, malgré l’irrégularité de son éducation, donnant de lui à ceux qui le voient de près l’idée et la confiance qu’il réussira. Un certain oncle Bouvet, personnage un peu solennel, le lui prédisait dès 1804, en lui rappelant l’exemple des hommes de talent qui s’étaient formés d’eux-mêmes : « La mesure de votre gloire sera celle des difficultés que vous aurez vaincues ; j’aime à me le persuader et vous attends impatiemment au but. » Un second point qui me frappe dans ce commencement de la Correspondance et qui a été contesté cependant, c’est la gaîté, une gaîté entremêlée de réflexion, de travail, de méditation même ; mais je maintiens la gaîté. Chansonnier plus tard par calcul, par choix littéraire, il avait commencé bien sincèrement par l’être d’instinct et de vocation. Il faisait partie d’une confrérie de jeunesse et de province fondée à Péronne, le Couvent des Sans-Souci ; Laisné, Mascré, Rouillard, l’ivrogne Beaulieu, M. Poticier, d’autres encore, sont les confrères ; ce sont tous noms assez vulgaires et communs ; nous sommes en pleine roture : est-ce que par hasard nous en rougirions ? Le bon Quenescourt est le mieux loti et le plus riche de la bande, et il vient souvent au secours des moins heureux ; « Vous êtes prieur, tandis que je ne suis qu’un pauvre frère quêteur », lui dit Béranger. Mais le quêteur n’est pas le moins actif ni le moins exact à payer de loin son écot, à envoyer de Paris sa chanson. Réellement il a le goût très-prononcé de l’amitié buvante et chantante, de la sodalité. A table, le verre en main, avec ses amis, il oublie sa pauvreté et sa migraine, qu’il va retrouver dès qu’il sera seul : « l’imagination peut tout sur sa frêle machine. » Cependant, même là où il est le plus gai, il n’est jamais un boute-en-train à tout prix comme Désaugiers : «  il a le don de mettre sa gaîté au ton de ceux qui l’entourent et de n’éclater qu’avec ceux qui éclatent, sauf à hâter le moment de l’explosion. » D’ailleurs, ilest bien de la race par tout un côté. Chaque fête, chaque anniversaire, toutes les circonstances joyeuses où il se trouve, la moindre occasion qui prête à railler et à rire, même au milieu des malheurs et des embarras, amène sur sa lèvre des couplets bons ou mauvais, grivois ou satiriques : « vive le scandale pour la chanson ! » Celle des Gueux est de ce temps-là, et bien d’autres d’une veine très-naturelle, et plus ou moins libres, plus ou moins honnêtes, quelques-unes déjà de sensibles. Il n’en gardait pas copie d’abord, et il semble qu’il y tenait assez peu ; c’est pendant une maladie du peintre Guérin, l’un de ses amis, et en passant les nuits à son chevet, en 1812, qu’il eut l’idée, pour la première fois, de recopier ses anciennes chansons ; il s’en rappela ainsi une quarantaine : il y en eut de perdues et d’oubliées. Cette part de sa vie était donc fort gaie, d’une gaîté naturelle et saine, sans orgie et sans débauche. Nous avons l’histoire d’un déjeuner qu’il donna pour le jour de sa fête, à la Saint-Pierre ; justement, le matin même, il lui était arrivé un envoi d’argent de l’ami Quenescourt, très à propos : « Il en est résulté quelque extraordinaire, un peu fou peut-être, mais non pas déplacé. Je n’avais pas de quoi payer le piètre déjeuner préparé, mais vous jugez bien que mon opulence subite a opéré ; vous ne m’en voudrez pas d’avoir prodigué 15 ou 20 francs à cette petite fête, pleine pour moi de charmes… » 15 ou 20 francs pour un déjeuner à plusieurs ! il y a de quoi faire hausser les épaules de pitié aux messieurs. Jean-Jacques Rousseau eût aimé à être de ce déjeuner-là. Il faut peut-être avoir soi-même pâti et ne pas en rougir pour sentir ces choses.. D’autres journées sont moins heureuses ; il y a des jours gras (1811) où, faute d’argent, le carême commence pour lui plus tôt qu’il ne devrait : « Je n’ai pris aucun divertissement ; j’aurais bien voulu être auprès de vous, écrit-il à Quenescourt. J’aurais bien pu trouver place à la table de quelque indifférent ; mais, dans de pareils moments, si je ne m’amuse point avec mes amis, je préfère rester seul et libre ; la liberté me console de la solitude… » Nous voilà entrés dans la veine méditative ; l’homme est déjà ce qu’il sera. C’est ici que se marque une autre nuance de gaîté, ou plutôt une teinte de mélancolie, toujours éclairée d’un rayon d’espérance. Sa philosophie diffère peu de celle de Montaigne, de ce Michel dont l’Éloge en ce temps-là était mis au concours par l’Académie, et que, lui, sans tant de façons, il lisait et relisait sans cesse : « Il ne m’eût fallu peut-être que sa fortune pour le valoir de tout point, génie à part cependant. Mais que cet homme-là m’a volé d’idées ! » La poésie sérieusement l’occupe : « Elle est pour moi maintenant une occupation douce, qui ne me nourrit point d’idées chimériques, mais qui n’en charme pas moins tous mes instants. » Cette poésie, comme il l’entendait, était pourtant alors à ses yeux très distincte encore de ses chansons ; il rêvait un succès par quelque poëme d’un genre élevé et régulier, tel que le lui avait conseillé Lucien Bonaparte, son protecteur, tel que la littérature impériale classique le prescrivait à tout jeune auteur qui briguait la palme. La chanson était la distraction légère et le hors-d’œuvre sur lequel il ne comptait pas, et il fondait tout son espoir de renommée sur un poëme (je ne sais quel poëme épique pastoral) qu’il corrigeait et retravaillait sans cesse : « Si l’amour-propre ne m’égare pas, je crois commencer un peu à comprendre ce que c’est que la poésie ; mais qu’il y a encore à apprendre ! » Son ami l’académicien Arnault, à qui il fait l’histoire de ces remaniements sans rien lui en communiquer toutefois, s’étonne de tant de constance et de son peu d’empressement à se faire connaître ; il l’invite à publier ses ouvrages : « Je n’en ferai rien que je ne les aie portés au point de la perfection où je sens que puis arriver ; ensuite il en sera tout ce qui plaira au sort ; mais je ne crois pas recueillir jamais le fruit des peines que je me donne. J’ai tort, au reste, d’appeler peines ce qui est plutôt un charme pour moi qu’une occupation. » En tout ceci, nous saisissons bien chez Béranger l’homme de lettres coexistant dès l’origine avec le chansonnier, et, pour ainsi dire, le côtoyant.

Il est curieux d’assister à ce partage, à cette hésitation telle qu’on la voit se dessiner dans ces lettres sincères où rien n’est arrangé en prévision du public. Il flotte habituellement entre les chansons et les poëmes, ou plutôt il ne flotte pas, et ceux-ci ont le dessus ; il est près d’abandonner les unes et d’y renoncer tout à fait (1812) pour ne plus s’occuper que des autres : c’eût été très mal écarter. Une circonstance particulière le remit dans sa voie et influa sur son choix prochain. Dînant chez le peintre Guérin (1812) avec Arnault, Roger et Auger, tous deux rédacteurs alors du Journal de l’Empire, on lui fit chanter de ses chansons, et il obtint un petit triomphe : « Je n’en ai chanté que des gaillardes ; toutes ont obtenu des applaudissements extraordinaires ; Auger, surtout, me les a demandées avec instances ; et, si grands que soient les éloges que tous m’ont donnés, il m’a semblé qu’ils y mettaient de la bonne foi. Je n’avais jamais eu un auditoire aussi redoutable ; aussi ai-je chanté assez mal… » Il a eu peur, c’est bon signe : de ce côté, l’amour-propre lui est venu désormais, et si bien qu’après ce premier succès, de peur de le compromettre, il refuse le dimanche suivant de rester à dîner chez M. Étienne, à Ville-d’Avray : « J’y ai déjà dîné plusieurs fois avec Désaugiers, nous dit-il, mais je ne m’en suis pas soucié. Désaugiers chante on ne peut mieux, joue très bien dans ses chansons, et toutes paraissent bonnes dans sa bouche ; je n’ai point cet avantage, et, dans une maison étrangère où je ne serais pas bien soutenu, j’aurais tout à craindre d’une pareille rencontre. Chez Arnault, je la redouterais moins, quoiqu’il me semble pourtant qu’il exalte beaucoup des chansons de Désaugiers que suivant mon goût, je ne voudrais pas avoir faites. Au reste, dans ce moment, je suis tout à mon poëme, et je ne suis point tenté de paraître comme chansonnier. »

Voilà le partage égal ; il croit avoir deux genres à sa disposition, deux cordes à son arc. Mais le poëme pourtant avant tout ! « Encore dix mois, mon ami, écrit-il à Quenescourt en janvier 1812, et je m’embarquerai au milieu des écueils du goût, de la satire, de l’envie et du succès. »

Cependant il chassait, comme on dit, deux lièvres à la fois ; il voit que ses chansons ont réussi devant desaristarques en renom, et dorénavant il s’y applique ; il sent lui-même qu’il s’y applique trop : « Je fais toujours des chansons, mais moins pour mon plaisir que par une sorte de calcul. Je vous soumettrai mon raisonnement à cet égard : qu’il vous suffise aujourd’hui de savoir que mes nouvelles sont honnêtes, et que je crains que le calcul et l’honnêteté leur nuisent et même m’en dégoûtent. »

 

Lui-même il nous signale l’écueil de ses chansons trop travaillées ; et à cette époque, en effet, il était à bout de voie pour les chansons de sa première manière ; car le sentiment patriotique et antibourbonien était encore loin : il possédait, il est vrai, l’instrument complet, mais du moment qu’il s’interdisait la gaillardise, le motif était rare et faisait défaut.

Les années 1813-1814, avec leurs calamités, fondirent sur la France. On l’a remarqué avec raison, la Correspondance de Béranger à cette date, au moins ce qu’on en a, est assez vulgaire. L’âme publique du poëte n’est pas éveillée encore ; il lui fallut quelque temps pour s’orienter. Il est alors, comme tout le monde, pour la paix ; il ne fait point partie de la garde nationale et nese bat pas devant Paris : « Quant à moi, de mon château (rue de Bellefonds), j’ai vu prendre Ménilmontant et Montmartre, et j’ai vu les obus menacer ma bicoque sans trembler. Après cela, je ne permets plus de plaisanter de ma bravoure. » Il a, depuis, un peu arrangé cela dans sa Biographie. Il paraît tout occupé, pendant l’année 1814, des publications du Caveau. Simple employé dans les bureaux de l’Université, il craintdéjà l’envahissement du parti prêtre dans l’instruction publique : c’est le seul indice qu’on aperçoive de son opposition future.

Il évite, deux ans après, un écueil mortel pour un poëte, c’est de devenir un critique, un journaliste. M. Etienne a l’idée de le faire entrer au Journal des débats pour les feuilletons de théâtre, à la place de Duviquet, successeur de Geoffroy. Je ne m’explique pas bien les circonstances de cette offre assez singulière ; mais la réponse qu’y fait Béranger (novembre 1816) montre que la proposition était sérieuse. MM. Bertin, rentrés dans la propriété des Débats, s’étaient sans doute adressés à M. Étienne pour leur trouver un feuilletoniste capable, et qui eût quelques-unes des qualités de Geoffroy sans les vices. Béranger refuse ; il refuse d’être feuilletoniste comme il refusera plus tard d’être académicien, comme il refusera d’être homme public et de rester député, comme il avait refusé au début d’être chef ou sous-chef dans l’Université. Ni assujettissement ni responsabilité, c’est sa devise. La forme de son refus est piquante, toute en raisons et en épigrammes sous air de scrupules :

« J’ai une conscience trop timorée, dit-il, pour faire le métier de journaliste. Mon caractère ne serait point là placé convenablement, et, dès lors, plus de bonheur pour moi. La partieà laquelle vous vouliez m’attacher est, sans contredit, celle qui m’eût présenté le plus de charmes ; mais, même dans cette partie (style d’employé), un journaliste qui craint le scandale devient bientôt froid, et c’est être ridicule. Il ne faut ‘ point être catin ni bégueule. »

Puis, ce sont d’autres, cas de conscience : il suivrait la route directement opposée à celle de ses devanciers ; il serait dans un esprit contraire à celui de la feuille même (une feuille ultra-royaliste alors) à laquelle il travaillerait ;

« Pour moi, Voltaire serait un modèle, au moins souvent, et Chénier une autorité. Ne regardant point le théâtre comme étranger à la politique, pensant même qu’une route immense serait ouverte à l’auteur qui oserait tenter de donner, par le spectacle, une direction à l’esprit public, il me serait impossible d’accorder mon utopie théâtrale avec les maximes précédemment débitées dans la chaire où l’on me ferait monter. Chaque jour même je jetterais du rez-de-chaussée des pierres à ceux qui occupent les étages supérieurs de la maison ; et, comme ils tiennent à leurs vitres, sans faire cas de la lumière, il est à croire qu’ils videraient sur moi leurs cassolettes, pour se débarrasser d’un voisin incommode. »

L’image est des plus gaies ; elle est bien de l’esprit espiègle et taquin que nous connaissons. Sa théorie de l’utilité de l’art, et d’un but public et politique à lui donner, laisse bien à dire ; elle distingue essentiellement Béranger des artistes proprement dits et marquera plus tard sa séparation d’avec la nouvelle école littéraire. Il donne encore d’autres raisons plus justes de son refus, son peu d’habitude du théâtre, son peu de fonds en connaissances classiques :

« Enfin, j’ai bien fouillé dans tous les plis de mon cerveau, et il ne me semble point y trouver cette forme légère, ces tournures piquantes, cette facilité de style qui rendent un article agréable aux lecteurs, et permettent à celui qui les possède de parler cent fois de la même chose en paraissanttoujours nouveau. J’aurais tout cela moins que Geoffroy, bien d’autres qualités moins encore, et je n’aurais de plus que lui qu’un amour de justice qui ferait des ennemis au rédacteur et pas un abonné au journal. »

Parmi tous ces motifs de refus, il y en avait encore un autre, et le principal, que le malin ne mettait pas en ligne de compte, mais que le démon lui soufflait tout bas : c’est qu’il allait saisir la Renommée par un autre bout de l’aile. Les passions royalistes de 1816 avaient opéré en lui en sens inverse : tant de violences mêlées à tant de ridicules avaient suscité sa gaîté vengeresse. Il était à l’affût : le royalisme de la Chambre introuvable fit lever le gibier devant lui ; il n’avait plus qu’à tirer sans se mettre en quête d’autre chose. Quand je dis que ce motif, essentiel pour lui, de refuser le feuilleton, ne se trouve pas dans sa réponse à M. Étienne, je me trompe ; car la lettre finit par ce post-scriptum qui n’a l’air de rien et qui est tout : « Voici le Marquis de Carabas. Faire des chansons, voilà mon métier… » Et quelque temps après, quand ces folies et ces fureurs amènent la répression, mais aux dépens des journaux qu’on censure, il y voit un nouvel à-propos, une occasion qui lui est offerte de plus belle : « La presse est esclave, il nous faut des chansons. » — C’en est donc fait, arrière les longs poëmes ! il les jette au feu ou les met au fond du tiroir. Désormais il ne se dédoublera plus, et il est tout entier, tout cœur, toute âme et tout art, — tout calcul même si l’on veut, — dans le petit genre dont il fit ce qu’on a vu.

Les origines nous sont assez connues maintenant ; il ne convient ni de les agrandir, ni encore moins de les rabaisser. Je passe sur la période militante de la vie de Béranger : la Correspondance n’offre qu’un intérêt médiocre durant ces quinze années ; elle ne prend son développement et son cours régulier qu’à dater de 1830 et à partir du second volume.

Son rare bon sens fut de comprendre nettement que, dès cette heure, son rôle de guerre était fini, que « Charles X et la Chanson étaient détrônés du même coup » ; sa probité fut de désarmer tout de bon, et sa force, de tenir ferme dans cette neutralité honorable. Il passa en un instant de la position de tirailleur à celle de spectateur, d’avocat politique consultant (il se lassa vite de ce dernier rôle), de causeur avisé, curieux de tous sujets, et qui avait son franc parler sur chacun au coin du feu. L’homme de lettres, s’il avait été un moment primé par l’homme de passion et de combat, se réveilla alors en lui avec toutes ses inquiétudes, et il essaya de donner un dernier témoignage de soi, de ses idées et de son talent dans une production suprême ; il y réussit en 1833 par quelques pièces fort belles du Recueil qu’il publia, et qui, moins populaire que les précédents, eut un succès poétique et littéraire.

Mais il est un autre rôle qui lui échut et dont il s’acquitta exemplairement jusqu’à la fin, celui de solliciteur universel, d’homme serviable, honoré sous tous les régimes, et qui venait, tant qu’il pouvait, en aide à tous ceux qui le réclamaient, sauf toutefois à mêler un grain de plaisanterie dans son obligeance : c’était son revenant-bon, à lui, et ses petits profits. Il aimait à s’occuper des autres et de leurs affaires ; cela le menait à bien des commérages, à des familiarités moqueuses, mais aussi   à des bienfaits très réels. Il houspillait son monde et le servait. Ses lettres à Rouget de Lisle sont une preuve des plus agréables et, on peut le dire, des plus amusantes, de ce côté tout à la fois bienfaisant et piquant de sa nature.

Rouget de Lisle, ce Tyrtée de la France, comme on l’avait surnommé, et qui avait eu dans sa vie un éclair d’inspiration sublime, n’avait reçu qu’une fois cette visite du génie, ce don de l’à-propos ; à partir du jour où il eut fait, presque sans le savoir, la Marseillaise, et où elle s’était élancée de son sein, effrénée et légère, courant le monde d’une aile enflammée, il était resté, lui, étonné, ébloui, et tout à fait décontenancé ; on aurait dit qu’il n’était plus que la dépouille laissée à terre de son immortelle chanson. L’hymne guerrier en naissant, avait tué son père, l’avait mis du moins hors de combat. Non-seulement il ne devait plus jamais retrouver sa belle, comme on dit, mais il rencontrait : à tout coup le contraire ; pour prix d’un heureux et magnifique moment, il semblait voué au guignon, au contre-temps perpétuel ; il portait malheur à tout ce qu’il touchait. S’il marchait, il mettait le pied à côte ; s’il parlait, il disait ce qu’il ne fallait pas dire. Un jour, en 1815, au milieu de l’effervescence des passions politiques, entrant chez des amis, comme on lui demandait ce qu’il avait vu en venant, il lui arriva de répondre : « Ça va mal, ils chantent la Marseillaise ! » Quand Béranger le connut, Rouget de Lisle était pauvre, aux expédients et même aux abois ; il était, de plus, ce qu’on appelle démoralisé. Le désordre et l’embrouillement étaient dans ses idées comme dans ses affaires ; il avait besoin de tout. Le chansonnier, alors dans toute sa vogue de popularité, lui rend hommage et, avant de l’appeler son ami, l’appelle son maître ; il le secourt de sa bourse, il lui cherche des souscripteurs pour je ne sais quel recueil qui ne se publiera jamais25 ; il le remonte surtout moralement. Le pauvre homme était à Sainte-Pélagie (18.26), comme qui dirait aujourd’hui à Clichy. « J’ai une recommandation à vous faire : ne rougissez pas d’être détenu pour dettes. C’est à la nation tout entière à rougir des malheurs qui n’ont cessé d’accabler l’auteur de la Marseillaise. Je l’ai crié bien des fois dans des salons de l’égoïsme. Peut-être qu’à la fin un peu de pudeur le fera comprendre aux plus sourds. » Il lui donne toutes sortes de bons conseils pour la pratique de la vie, d’abord de ne plus faire de lettres de change, ce qui donne prise sur lui ; et puis de calmer son imagination, car le pauvre poëte fourvoyé était plein de chimères. Imaginez qu’il avait fait un opéra d'Othello, et il espérait que Meyerbeer le mettrait en musique après l’Otello de Rossini ! « N’y comptez pas, lui écrivait Béranger ; il n’osera jamais entrer en lutte avec Rossini, je vous le prédis. » Et tout aussitôt : « Ce dont je vous félicite bien, c’est d’avoir une bonne redingote d’hiver, voilà du bonheur. » Cette redingote d’hiver nous amène à une certaine lettre du pantalon, qui est impayable. Rouget de Lisle n’avait pas, à la lettre, de quoi se vêtir. David d’Angers avait fait de lui un beau médaillon en marbre, et on le mit en loterie à 20 francs le billet ; la loterie, bien entendu, était toute au bénéfice du pauvre rapsode :

« Si nous plaçons promptement ces billets, lui dit Béranger, vous aurez enfin de quoi renouveler cette maudite garde-robe qui s’en va toujours trop vite pour nous autres pauvres diables ; car je me rappelle le temps où je n’avais qu’un pantalon, que je veillais avec un soin tout paternel, et qui ne m’en jouait pas moins les tours les plus perfides. Il est vrai que j’avais un talent qui vous manque, j’en suis bien sûr : je savais faire des reprises, rattacher des boutons. Ce que c’est que d’être d’une famille de tailleurs ! Vous n’avez pas reçu une si bonne éducation, il vous faut du neuf. Eh bien ! j’espère que vous en aurez avant peu. »

Je ne sais si je me trompe, je trouve beaucoup de délicatesse à ce qui semble peut-être à d’autres en manquer. Pour relever le moral de cet excellent homme, il s’humilie et se rabaisse à son tour, en y mettant de la gentillesse. Il étale ses vieilles misères, ses anciennes guenilles, et il les secoue devant lui en badinant. Mais j'ai tort d’insister : tout le monde l’a senti. L’homme qui a fait la Marseillaise, envers qui la nation est ingrate, et dont la vieillesse n’est secourue et (qui mieux est) consolée que par celui qui possède toute la faveur de la popularité, n’est-ce pas bien ?

Rouget de Lisle avait eu, à un moment, une idée funeste, où il se mêlait du bizarre. Accueilli à Choisy-le-Roi, dans une maison hospitalière, chez le général Blein, il craint tout à coup d’avoir dépassé le terme convenable et de devenir importun à ses hôtes ; en conséquence, il songe à se détruire. Mais un coup de pistolet n’est pas à sa portée, il n’a pas de quoi acheter l’arme ; la rivière, avec la Morgue au bout, lui paraît ignoble ; bref, le suicide proprement dit répugne à ses principes. Pour tout concilier, il revient à un ancien projet qui était d’aller tout droit devant lui, à travers champs, jusqu’à extinction de force vitale. Béranger l’arrête à temps, lui prêche la patience ; il en avait le droit, car il pouvait lui dire ce qu’il redira à d’autres : « A quarante-deux ans, je n’avais pas de feu dans mon taudis, même au plus fort de l’hiver. J’étais résigné, et il m’est arrivé quelques rayons de soleil. »

En effet, des jours meilleurs arrivent ; après Juillet, il obtient, pour Rouget de Lisle, et la croix d’honneur et une pension ou même plusieurs petites pensions sur divers ministères. Voilà notre homme heureux, mais, dans son besoin de malencontre, il se met encore en peine ; il se tourmente de se voir décoré quand Béranger ne l’est pas. On a ouvert une souscription pour M. Laffitte ; il demande s’il ne doit pas apporter ses 50 francs, comme s’il avait déjà les embarras de la richesse. Béranger le tranquillise : « Vos 50 francs vous gêneront peut-être à donner, et Laffitte n’en sera pas moins ruiné. » Et puis, le voyant maintenant hors d’affaire, il se moque un peu de lui, qu’il appelle l’homme enguignonné ; il le lutine et s’en donne sans aucun scrupule à ses dépens : « Vous voilà-t-il riche ! Quand je vous disais que le tout était de vivre ! vous le voyez bien maintenant. 3,500 fr. de rente ! Qu’allez-vous faire de tout cela ? Je crains quel’embarras des richesses ne vous fasse perdre la tête… Ah çà ! n’allez pas vous laisser atteindre par le choléra, à présent que vous êtes millionnaire ! Vous êtes assezmaladroit pour vous laisser mourir au moment où vousavez enfin de quoi vivre. Ne bougez pas de votre trou, le mieux est de rester en place. » — Et pour dernier conseil plus aimable (novembre 1834) : « Travaillez-vous ? écrivez-vous ? chantez-vous ?… Rentrez dans vos souvenirs : vivez à reculons. C’est refaire du printemps, et voilà l’hiver qui vient.. »

Tout cela, convenez-en, est bonnet charmant, avec une pointe de malice. — Que de choses encore il me reste à dire ! Que de branches de correspondance à indiquer et à dépouiller ! Pourquoi m’en priverais-je ? Nous serions, en vérité, la plus légère et la plus ingrate des nations, si Béranger était un sujet qu’il ne fallût désormais aborder qu’en hésitant, et pour lequel on eût à demander grâce.