(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Préface pour les Maximes de La Rochefoucauld, (Édition elzévirienne de P. Jannet) 1853. » pp. 404-421
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(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Préface pour les Maximes de La Rochefoucauld, (Édition elzévirienne de P. Jannet) 1853. » pp. 404-421

Préface pour les Maximes de La Rochefoucauld
(Édition elzévirienne de P. Jannet)
1853.

M. Duplessis, que la mort a enlevé si inopinément et d’une manière si sensible pour sa famille et pour ses amis le 21 mai dernier74, avait préparé cette édition de La Rochefoucauld : c’est à lui qu’on en doit la distribution, l’ordre, les notes, toute l’économie en un mot ; il n’y manquait plus que quelques pages qu’il devait mettre en tête : on vient me demander, à son défaut, de les écrire et de le suppléer.

On a tant écrit sur La Rochefoucauld, et j’ai moi-même autrefois traité ce sujet avec tant d’application et de prédilection, que je serais embarrassé aujourd’hui d’y revenir, si le propre de ces grands et féconds esprits n’était pas d’exciter perpétuellement ceux qui les relisent et de renouveler les sources d’idées au voisinage des leurs.

La vie de La Rochefoucauld est difficile, et même, selon moi, impossible à traiter avec détail. Né en 1613, entré dans le monde à seize ans, toute sa première jeunesse se passe sous Louis XIII ; c’est là qu’il est chevaleresque et romanesque, c’est là qu’il est dévoué, c’est là que son ambition première et généreuse se déguise à elle-même en pur amour, en sacrifice pour la reine persécutée, et se prodigue en mille beaux actes imprudents que Richelieu sut rabattre sans les trop punir. Nous ne faisons qu’entrevoir ce premier La Rochefoucauld, nous ne le connaissons pas. La Fronde, où il nous apparaît et où il se dessine, ne l’offre plus déjà qu’intéressé ouvertement et gâté. Son amour pour Mme de Longueville n’est plus un amour de jeunesse, c’est une intrigue de politique autant et plus qu’un intérêt de cœur. La conduite de La Rochefoucauld pendant la Fronde, on peut l’affirmer en général, n’a rien de beau. Toutefois, après qu’on s’est emparé de ses propres aveux à lui-même, après qu’on a écouté sur son compte des adversaires tels que Retz et qu’on a recueilli leurs paroles, il n’y a plus qu’à passer outre sans insister. Un célèbre écrivain de nos jours, qui s’est récemment déclaré le partisan et le chevalier de Mme de Longueville, M. Cousin, a intenté contre La Rochefoucauld un procès dont la seule idée me semble peu soutenable. Venir après deux siècles s’interposer entre une maîtresse aussi subtile et aussi coquette d’esprit, aussi versatile de cœur que la sœur des Condé et des Conti, et un amant aussi fin, aussi délié, aussi roué si l’on veut, que M. de La Rochefoucauld ; prétendre sérieusement faire entre les deux la part exacte des raisons ou des torts ; déclarer que tout le mal est uniquement d’un côté, et que de l’autre sont toutes les excuses ; poser en ces termes la question et s’imaginer de bonne foi qu’on l’a résolue, c’est montrer par cela même qu’on porte en ces matières la ferveur d’un néophyte, qu’on est un casuiste de Sorbonne ou de cour d’amour peut-être, mais un moraliste très peu. Un Du Guet qui aurait été, par impossible, le confesseur ou le directeur des deux amants, un Talleyrand qui se serait vu, durant des années, leur ami intime, — l’un et l’autre, Talleyrand et Du Guet, mettant en commun leur expérience et les confidences reçues, seraient, j’imagine, fort en peine de prononcer. Laissons donc cette querelle interminable et toujours pendante entre Mme de Longueville et M. de La Rochefoucauld. Celui-ci eut des torts, cela nous suffit ; il en eut en amour et en politique ; il manqua cette partie importante de sa vie, et, quand même la Fronde aurait obtenu quelque succès et aurait amené quelque résultat, il n’aurait encore donné de lui que l’idée d’un personnage brillant, mais équivoque et secondaire, dont la pensée, les vues et la capacité ne se seraient point dégagées aux yeux de tous.

Le mérite et la supériorité de M. de La Rochefoucauld sont ailleurs. Vaincu, évincé des premiers et des seconds objets de son ambition, rejeté dans son fauteuil par l’âge, par la goutte, par l’attrait de la douceur sociale et de la vie privée, il trouve à raisonner sur le passé, à en tirer des leçons ou plutôt des remarques, des maximes, qui s’appliquent aux autres comme à lui. Il se plaît à ce jeu, il se met à rédiger chaque pensée avec soin, et tout aussitôt avec talent : une sorte de grandeur de vue se mêle insensiblement sous sa plume à ce qui ne semblait d’abord que l’amusement de quelques après-dînées. Un peu de gageure s’y glisse encore ; il y a un système qu’il soutient agréablement et sur lequel on lui fait la guerre autour de lui. Il tient bon, il se pique de le retrouver partout, même dans les cas les plus déguisés. Le philosophe, l’homme du monde, l’homme qui joue aux maximes, se confondent en lui. Dans l’exquis et excellent petit livre qu’il laissa échapper en 1665, et auquel est à jamais attaché son nom, il faut tenir compte de ces personnages divers, et, selon moi, n’en point presser trop uniquement aucun.

À y voir un système, le livre de La Rochefoucauld ne saurait être vrai que moyennant bien des explications et des traductions de langage qui en modifieraient les termes. Sans doute il est vrai que l’homme agit toujours en vue ou en vertu d’un principe qui est en lui et qui le pousse à chercher sa satisfaction, son intérêt et son bonheur. Mais ce bonheur et cet intérêt, où le place-t-il ? La nature a réparti aux hommes des dons singuliers, des facultés diverses, dont le mouvement se prononce avant même que la réflexion soit venue75. C’est une des beautés et l’un des charmes de la jeunesse et du génie que de se produire et d’éclater avant tout raisonnement, et de s’élancer vers son objet par une impulsion première irrésistible. Il est de grandes âmes en naissant, qui, sorties de belles et bonnes races longuement formées à la vertu, et qui, puisant dans cet héritage de famille une ingénuité généreuse, se portent tout d’abord vers le bien de leurs semblables avec tendresse, avec effusion et sacrifice. Ce sacrifice même leur est doux ; cette manière d’être, qui mène souvent à bien des renoncements et des dangers, leur est chère : c’est là leur idéal d’honneur et de bonheur, elles n’en veulent point d’autre. Appellerez-vous amour-propre ce mobile qui les pousse ? C’est, il faut en convenir, un amour-propre très particulier et qui ne ressemble pas à ce qu’on entend communément sous ce nom.

Je sais bien que Fontenelle a dit : « Les mouvements les plus naturels et les plus ordinaires sont ceux qui se font le moins sentir : cela est vrai jusque dans la morale. Le mouvement de l’amour-propre nous est si naturel, que le plus souvent nous ne le sentons pas, et que nous croyons agir par d’autres principes. » La Rochefoucauld, de même, a dit avec plus de grandeur : « L’orgueil, comme lassé de ses artifices et de ses différentes métamorphoses, après avoir joué tout seul tous les personnages de la comédie humaine, se montre avec un visage naturel, et se découvre par sa fierté ; de sorte qu’à proprement parler, la fierté est l’éclat et la déclaration de l’orgueil. »

Un des hommes qui ont le mieux connu les hommes et qui ont su le mieux démêler leur fibre secrète pour les gouverner, Napoléon, a fait un jour de La Rochefoucauld un vif et effrayant commentaire. C’était au bivouac de l’île de Lobau, dans l’intervalle de la bataille d’Esslilg à celle de Wagram. On préparait le second passage du Danube ; Napoléon voit passer le général Mathieu Dumas, qui cherchait le maréchal Berthier : il l’arrête, le questionne sur plusieurs points de détail ; puis, tout d’un coup, changeant de sujet et se ressouvenant que Mathieu Dumas avait été des constitutionnels en 89 et dans l’Assemblée législative :

— Général Dumas, vous étiez de ces enthousiastes (j’adoucis le mot) qui croyaient à la liberté ?

— Oui, Sire, répondit Mathieu Dumas, j’étais et suis encore de ceux-là.

— Et vous avez travaillé à la Révolution comme les autres, par ambition ?

— Non, Sire, et j’aurais bien mal calculé, car je suis précisément au même point où j’étais en 1790.

— Vous ne vous êtes pas bien rendu compte de vos motifs, vous ne pouvez pas être différent des autres ; l’intérêt personnel est toujours là. Tenez, voyez Masséna : il a acquis assez de gloire et d’honneur, il n’est pas content ; il veut être prince comme Murat et Bernadotte ; il se fera tuer demain pour être prince. C’est le mobile des Français : la nation est essentiellement ambitieuse et conquérante76.

Certes, il ne se peut concevoir de dissection plus vive, plus pénétrante dans le sens de La Rochefoucauld, ni venant d’une main plus ferme et plus souveraine. Et pourtant quelque chose résiste à l’explication toute nue, telle qu’elle s’impose ici. Masséna, dans son héroïque défense d’Essling, obéissait moins au désir d’être prince qu’au noble orgueil de rester lui-même, l’homme de Gênes, l’opiniâtre et l’invincible, celui qui était fait pour justifier et surpasser encore la confiance que son empereur mettait en lui. Tant que l’homme n’a pas, de son propre mouvement, dépouillé et disséqué sa fibre secrète à laquelle il obéit sans le savoir, ne la lui démontrez pas, ne la lui nommez pas : car il y a dans cette ignorance même une autre fibre plus délicate, si je puis dire, un nerf plus sensible, qui est précieux à ménager et qu’on ne coupe pas impunément. L’héroïsme militaire, d’ailleurs, vient surtout du sang et de la nature : ces cœurs de lion s’embrasent à l’approche du danger ; ils ne se possèdent plus, ils se sentent dans leur élément. L’Ajax de L’Iliade, portant, pendant l’absence d’Achille, le poids de l’armée troyenne, ou Ney dans le feu de la mêlée à Friedland, laissez-les faire ! Et vous, Fontenelle, ou monsieur de La Rochefoucauld, en ce moment, n’approchez pas !

N’approchez pas davantage de Milton aveugle au moment où, dans un hymne éthéré, célébrant la création ou plutôt la source incréée de la lumière, il la revoit en idée à travers sa nuit funèbre et laisse échapper une larme. De même n’approchez pas d’Archimède au moment où il oublie tout hormis son problème, et où il va se laisser arracher la vie plutôt que de se détourner de la poursuite de l’unique vérité à laquelle il s’attache et qui fait sa joie. N’approchez jamais de saint Vincent de Paul ravissant dans les bras de la charité l’enfant que sa mère abandonne, ou prenant pour lui la chaîne et la rame de l’esclave ; ne le tirez point par son manteau, comme pour lui dire : « Je t’y prends à faire ton bonheur du salut d’autrui, au prix de ta gêne et de ton propre sacrifice, ô égoïste sublime ! » — Que dis-je ? ne m’approchez pas moi-même, lorsque, considérant d’un humble désir ce petit tableau hollandais, ce paysage de Winants, cette cabane de bûcheron à l’entrée d’un bois,

Pauperis et tugurî congestum cespite culmen,

une émotion dont je ne sais pas bien la cause me gagne et me tient là devant à rêver de paix, de silence, de condition innocente et obscure. Dans tous ces cas si divers, sans doute l’être humain cherche invariablement sa consolation, sa joie secrète et son bonheur ; mais ne venez point parler d’amour-propre, d’intérêt et d’orgueil, là où le ressort en est si richement revêtu, si naturellement recouvert, et si transformé, qu’il ne peut plus être défini que le principe intime d’action et d’attrait propre à chaque être.

L’inconvénient du système de La Rochefoucauld est de donner pour tous les ordres d’action une explication uniforme et jusqu’à un certain point abstraite, quand la nature, au contraire, a multiplié les instincts, les goûts, les talents divers, et qu’elle a coloré en mille sens cette poursuite entrecroisée de tous, cette course impétueuse et savante de chacun vers l’objet de son désir. Pourquoi traduire partout en un calcul sec et ne présenter qu’après dépouillement et analyse ce qui est souvent le fruit vivant, et non cueilli encore, de l’organisation humaine, variée à l’infini et portant ses rameaux jusque vers les cieux ?

J’ai dit le défaut qui doit être reconnu tel de ceux qui se payent le moins de chimères, et qui sont de la philosophie pratique de Montaigne et de La Fontaine, si voisine d’ailleurs de celle de La Rochefoucauld. Ce dernier, comme Machiavel, autre philosophe profond et plein de réalité, a trop donné à son observation si pénétrante et si durable la marque particulière des temps où il a vécu et qu’il a traversés. Mais, sous cette forme où il la présente, à l’usage d’une société élégante et d’une civilisation consommée, que de vérités sur les passions, sur l’amour, sur les femmes, sur les différents âges, sur la mort ! Que de choses dites d’une manière unique et définitive qu’on ne peut qu’à jamais répéter ! Les grandes choses, et qui sont simples à la fois, ont été dites de bonne heure : les anciens moralistes et poètes ont dessiné et saisi la nature humaine dans ses principaux et larges traits ; il semble qu’ils n’aient laissé aux modernes que la découverte des détails et la grâce des raffinements. La Rochefoucauld échappe à cette loi presque inévitable, et, dans ces matières délicates et subtiles, lui qui n’avait pas lu les anciens et qui les ignorait, n’obéissant qu’aux lumières directes de son esprit et à l’excellence de son goût, il a, aux endroits où il est bon, retrouvé, soit dans l’expression, soit dans l’idée même, une sorte de grandeur.

Indépendamment de ses Maximes, on a de lui des Réflexions diverses, qui y tiennent de près, mais qui portent moins sur le fond des sentiments que sur la manière d’être en société. On a dit très justement qu’on les pourrait aussi bien intituler : Essai sur l’art de plaire en société 77. Si M. de La Rochefoucauld avait voulu former un jeune homme à qui il se serait intéressé, le jeune duc de Longueville, à son entrée dans le monde, par exemple, il aurait pu lui faire lire ces pages pleines de conseils et de recommandations adroites, fondées sur la connaissance parfaite des esprits. Tous les contemporains sont d’accord là-dessus, M. de La Rochefoucauld était un des hommes qui causaient le mieux ; et il causait d’autant mieux qu’il n’avait rien de l’orateur. Les grands orateurs ont un torrent qu’ils portent aisément dans la conversation ; il est bien d’y faire par instants sentir l’éloquence, mais elle ne doit pas trop dominer. Autrement, on ne cause plus ; il y a un homme plus ou moins éloquent qui parle, qui est devant la cheminée comme à la tribune, et tous font cercle et écoutent. Le monde est plein de ces grands ou de ces demi-orateurs dépaysés. Telle n’était point autrefois la conversation de l’honnête homme dans la vie privée, selon M. de La Rochefoucauld, qui passe pour en avoir été le vrai modèle. Il accordait beaucoup plus aux autres ; il insinuait ses observations sans les imposer ; il ne fermait, la bouche à personne ; il n’arrachait point la parole comme on le fait si souvent ; il savait que « l’intérêt est l’âme de l’amour-propre », même en conversation ; que, si chacun ne pense qu’à soi et à ce qu’il va dire, il paralyse les autres ; que la meilleure manière de les ranimer et de les tirer de l’assoupissement ou de l’ennui, c’est de s’intéresser à eux et de toucher à propos les fibres qui leur sont chères.

Il est nécessaire, recommande-t-il, d’écouter ceux qui parlent. Il faut leur donner le temps de se faire entendre, et souffrir même qu’ils disent des choses inutiles. Bien loin de les contredire et de les interrompre, on doit, au contraire, entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu’on les entend, louer ce qu’ils disent autant qu’il mérite d’être loué, et faire voir que c’est plutôt par choix qu’on les loue que par complaisance.

Il ne ressemblait en rien à cet illustre savant que tout Paris connaît78, et qui, lorsqu’il vient y passer quelques mois, a tellement soif de parler (non de causer) qu’il s’arrange de manière à être difficilement interrompu. Cet illustre savant, qui fait ses phrases très longues, a imaginé de ne reprendre haleine qu’au milieu et jamais à la fin de sa période. Comme on le respecte beaucoup, on attend qu’il ait fini pour glisser un mot ; mais il a trouvé l’art de ne jamais finir ; car, ayant respiré en toute hâte au milieu d’une parenthèse, il repart et court de plus belle, si bien que la parole lui reste toujours, que sa phrase commencée dans un salon se continue dans un autre ; que dis-je ? elle irait ainsi de Paris jusqu’à Berlin ; et, comme il est grand voyageur, il y a telle de ses phrases, en vérité, qui a pu faire avec lui le tour du monde. M. de La Rochefoucauld avait sa veine en causant et parlait volontiers de suite79, mais il laissait les intervalles, et semblait aplanir l’accès à ce que chacun avait à dire.

Il avait pour principe « d’éviter surtout de parler de soi, et de se donner pour exemple. » Il savait que « rien n’est plus désagréable qu’un homme qui se cite lui-même à tout propos. » Il ne ressemblait point à ceux qui, en vieillissant, se posent avec vous en Socrates (je sais un savant encore5, et aussi un poète80, qui sont comme cela), vrais Socrates en effet, en ce sens qu’avant que vous ayez ouvert la bouche, ils vous ont déjà prêté de légères sottises qu’ils réfutent, se donnant sans cesse le beau rôle, que, par politesse, on finit souvent par leur laisser.

Il n’avait rien de celui qui professe. Avoir été professeur est un des accidents les plus ordinaires-de ce temps-ci, nous l’avons presque tous été ; tâchons seulement que le métier et le tic ne nous en restent pas. J’ai connu un homme qui était né professeur, il fut quelque temps avant de le devenir ; un jour enfin, il eut une chaire, et put s’y installer dans toute son importance. Quelqu’un qui l’avait écouté pendant tout un semestre, et qui était plus attentif à l’homme qu’à ce qu’il débitait, fit de lui le portrait suivant, pris sur nature :

Pancirole professe, il est heureux ; sa joue s’enfle plus qu’à l’ordinaire ; sa poitrine s’arrondit, la couleur noir-cerise de sa joue est plus foncée et plus dense ; il jouit. Il se pose, il commence sa phrase, il s’arrête. Nul ne l’interrompt. Il se renverse sur sa chaise, il tourne la cuiller dans le verre d’eau sucrée et le prend dix fois par quarts d’heure, avec lenteur, aisance, dégustation. Il pose alors ses principes, il établit ses divisions ; il considère, il tranche, il doute même quelquefois, tant il se sent à l’aise et sûr de lui-même. Au moment le plus grave du premier empire assyrien ou de l’ère de Nabonassar, il grasseye tout d’un coup en prononçant certains mots que tout à l’heure il prononçait bien. Il met d’une certaine manière sa langue entre ses dents et s’écoute. Pancirole est au comble ; il professe, il est heureux81.

Bien des gens, après avoir trouvé ce bonheur en chaire, continuent de se donner ce plaisir en conversation. M. de La Rochefoucauld n’eût jamais fait ainsi. Incapable de parler en public, rougissant, en quelque sorte, d’usurper seul l’attention, il avait le contraire du front d’airain, une pudeur qui sied à l’honnête homme assis à l’ombre, et qui dispose de près chacun à recevoir de sa bouche les fruits mûris, les conseils mitigés de son expérience.

Je veux faire une malice, qui n’est pas bien cruelle, à l’un de ses grands et outrés adversaires. M. de La Rochefoucauld, parlant ou écrivant des choses de la vie, se souvenant des choses du cœur et de ce monde des femmes qu’il connaissait si bien, n’aurait jamais fait, comme Ménage éloquent ou comme le philosophe amoureux ; il ne se serait point écrié tout d’abord avec emphase : « Nous sommes parvenu à découvrir toute une littérature féminine, aux trois quarts inconnue, qui ne nous semble pas indigne d’avoir une place à côté de la littérature virile en possession de l’admiration universelle. » Sans compter qu’il n’est pas honnête de prétendre avoir découvert ce que beaucoup d’autres savaient et disaient déjà, cela n’est pas de bon goût d’emboucher ainsi la trompette à tout moment et de proclamer sa propre gloire en si tendre sujet. Pourquoi la trompette toujours, là où il suffirait d’un air de hautbois ?

M. de La Rochefoucauld, parlant de celle qu’il avait aimée, n’aurait pas commencé par décrire « ses cheveux d’un blond cendré de la dernière finesse, descendant en boucles abondantes, ornant l’ovale gracieux du visage, et inondant d’admirables épaules, très découvertes, selon la mode du temps. » Et après cette description toute physique et caressante, et qui sent l’auteur du Lys dans la vallée, il n’eût point déclaré tout aussitôt, en reprenant le ton du professeur d’esthétique qui se retourne vers la jeunesse pour lui faire la leçon : « Voilà le fond d’une vraie beauté ! » M. de La Rochefoucauld n’a point de ces gestes de démonstration dans le style ; il sait qu’on doit en être sobre partout, et qu’ils sont particulièrement déplacés en un tel sujet.

Parlant d’une beauté qui, dans l’habitude de la vie, avait « un certain air d’indolence et de nonchalance aristocratique, qu’on aurait pris quelquefois pour de l’ennui, quelquefois pour du dédain », M. de La Rochefoucauld n’aurait jamais ajouté, en se dessinant, et en se caressant le menton : « Je n’ai connu cet air-là qu’à une seule personne en France… » Comme si celui qui écrit cela avait connu vraiment toute la fleur des beautés de la France. Mieux on a connu et goûté ces choses, moins on le proclame.

C’est le même écrivain qui dira de Mme de Sévigné qu’elle est « une incomparable épistolière », appliquant à ce charmant et libre esprit un mot de métier, qui ne convient qu’à Balzac, épistolier de profession en effet, et qui en avait patente. C’est le même qui, parlant de Mme de La Fayette et de sa liaison avec M. de La Rochefoucauld, sur laquelle, dans ses lettres à Ménage, elle se taisait volontiers, dira : « C’était là, probablement, la partie délicate et réservée sur laquelle la belle dame ne consultait guère ses savants amis. » C’est lui qui, parlant de ce monde délicat des Longueville et des La Vallière, de leurs fragilités et de leur repentir, s’écriera tumultueusement :

Ah ! sans doute, il eût mieux valu lutter contre son cœur, et, à force de courage et de vigilance, se sauver de toute faiblesse. Nous mettons un genou en terre devant celles qui n’ont jamais failli ; mais quand à Mlle de La Vallière ou à Mme de Longueville on ose comparer Mme de Maintenon, avec les calculs sans fin de sa prudence mondaine et les scrupules tardifs d’une piété qui vient toujours à l’appui de sa fortune, nous protestons de toute la puissance de notre âme. Nous sommes hautement pour la sœur Louise de la Miséricorde et pour la pénitente de M. de Singlin et de M. Marcel. Nous préférons mille fois l’opprobre dont elles essaient en vain de se couvrir à la vaine considération, etc.

Ce monde poli eût été un peu étonné, le premier jour, de toutes ces protestations, de ces génuflexions, et de tout ce bruit en son honneur. Dans l’habitude de la vie, il fuyait le fracas du sentiment.

Il y a des critiques de bon sens (non de bon goût cette fois) qui disent et répètent à pleine bouche que c’est là le style du pur xviie  siècle ; c’en est le simulacre peut-être à distance, mais non la vraie et naïve ressemblance, qui ne se sépare jamais de la convenance même. Il est possible que les mots soient tous de la langue du xviie  siècle, mais les mouvements n’en sont point. Le style de M. Cousin, dans ces matières aimables, est plein de mauvais gestes.

Il ne faut jamais, dit La Rochefoucauld, rien dire avec un air d’autorité, ni montrer aucune supériorité d’esprit. Fuyons les expressions trop recherchées, les termes durs ou forcés, et ne nous servons point de paroles plus grandes que les choses 6.

Le défaut, précisément, de M. Cousin est l’exagération, et le propre de cette belle époque est la mesure.

Au moment où M. Cousin s’écria pour la première fois qu’il venait de découvrir la littérature des femmes au xviie  siècle (15 janvier 1844), un critique qui ne pensait alors qu’à se rendre compte à lui-même de son impression particulière écrivit la note suivante :

L’article de M. Cousin sur les femmes du xviie  siècle a eu grand succès : c’est plein de talent d’expression, de vivacité et de traits ; pourtant c’est choquant pour qui a du goût (mais si peu en ont) ; il traite ces femmes comme il ferait les élèves dans un concours de philosophie ; il les régente, il les range : Toi d’abord, toi ensuite ! Jaqueline par-ci, la Palatine par-là ! Il les classe, il les clique, il les claque. Puis, passant en un instant de l’extrême familiarité à la solennité, il leur déclare comme faveur suprême qu’il les admet. Tout cet appareil manque de délicatesse. Quand on parle des femmes, il me semble que ce n’est point là la véritable question à se faire, et qu’il serait mieux de se demander tout bas, non pas si on daignera les accueillir, mais si elles vous auraient accueilli.

Quand M. Cousin aime une femme, il faut que l’univers en soit informé, il a le tumulte de l’admiration. Il aime Mme de Longueville ex cathedra. — Oui, doublement en chaire (chair), a dit un plaisant en songeant à la description surabondante de certains attraits. Sans plaisanter, il y a bien des restes de pédagogie dans tout cela.

Si nous étions à l’hôtel Rambouillet, je poserais cette question : « Le livre de M. Cousin est-il de quelqu’un qui a connu les femmes, et qui les a aimées ? »

M. Cousin a traité si sévèrement M. de La Rochefoucauld, il a été envers lui d’une partialité si exagérée et si plaisante, qu’il a donné le droit à ceux qui goûtent ce parfait honnête homme de la vie privée, ce modèle de l’homme comme il faut dans la société, de s’informer des qualités délicates de l’adversaire. La Rochefoucauld termine son chapitre « De la conversation » en disant : « Il y a enfin des tons, des airs et des manières qui font tout ce qu’il y a d’agréable ou de désagréable, de délicat ou de choquant, dans la conversation. » Cela n’est pas seulement vrai de ce qu’on dit en causant, mais de ce qu’on écrit sur ces choses du monde et de la société. Ce sont ces tons, ces airs et ces manières qui me choquent souvent chez M. Cousin à travers sa verve et tout son talent, et qui me font douter qu’il ait réellement pénétré par l’esprit autant que par l’enthousiasme et par l’érudition dans cet ancien monde. Cela dit, je m’empresse de reconnaître que son à peu près, comme tant d’autres à peu près qu’il a poursuivis dans sa vie, est très éloquent.

Quand on y réfléchit, il est d’ailleurs tout naturel que, de même que M. de Lamartine n’aime pas La Fontaine, M. Cousin n’aime ni La Rochefoucauld, ni Hamilton (car il se prononce également et avec plus de vivacité encore contre ce dernier). Nos deux célèbres contemporains, par ces oppositions manifestes, ne font que déclarer leur propre nature, proclamer ce qui leur manque, et deviner dans le passé ceux qui les auraient finement pénétrés et raillés avec sourire, ou simplement critiqués par leur exemple. Ils s’affichent eux-mêmes par cette antipathie, devenue une théorie et presque une chevalerie chez M. Cousin, restée un instinct et une ingénuité première chez M. de Lamartine, et ils se jugent encore plus qu’ils ne jugent l’adversaire.

La Rochefoucauld, comme La Fontaine, triomphera. Plus on avance dans la vie, dans la connaissance de la société, et plus on lui donne raison. Notez que ces grands psychologistes, qui font fi de lui quant au système, ne sont à aucun degré moralistes. Ils ont leur homme intérieur qu’ils croient connaître et qu’ils préconisent, et ils ne voient pas les hommes comme ils sont. À chaque expérience qui se fait devant eux dans la vie, ils ferment les yeux et continuent leur démonstration après comme devant. Leur spiritualisme, tel même qu’ils le définissent et le circonscrivent, outrepasse déjà la nature humaine et en donne une idée plus spécieuse que vraie, et à bien des égards décevante. Ils ne veulent, disent-ils, qu’élever l’homme ; mais ils ne l’avertissent pas. « Sursum corda ! » s’écrient les plus comédiens d’entre eux d’un air d’inspirés et en parodiant le sacerdoce, et ils n’ont pas la sagesse d’ajouter : Regardez autour de vous et à vos pieds. Les chrétiens ne sont pas ainsi : en même temps qu’ils élèvent l’homme par l’idée de sa céleste origine, ils lui révèlent sa corruption et sa chute, et, dans la pratique, ils se retrouvent d’accord, moyennant ce double aspect, avec les observateurs les plus rigoureux. Les Bourdaloue, les Massillon, se rencontrent avec La Rochefoucauld dans la description du mal et dans la science consommée des motifs. Fénelon lui-même, Fénelon vieillissant, en sait autant que La Rochefoucauld et ne s’exprime pas autrement :

Vous avez raison de dire et de croire, écrivait-il à un ami un an avant sa mort, que je demande peu de presque tous les hommes ; je tâche de leur rendre beaucoup et de n’en attendre rien. Je me trouve fort bien de ce marché ; à cette condition, je les défie de me tromper. Il n’y a qu’un très petit nombre de vrais amis sur qui je compte, non par intérêt, mais par pure estime ; non pour vouloir tirer aucun parti d’eux, mais pour leur faire justice en ne me défiant point de leur cœur. Je voudrais obliger tout le genre humain, et surtout les honnêtes gens ; mais il n’y a presque personne à qui je voulusse avoir obligation. Est-ce par hauteur et par fierté que je pense ainsi ? Rien ne serait plus sot et plus déplacé ; mais j’ai appris à connaître les hommes en vieillissant, et je crois que le meilleur est de se passer d’eux sans faire l’entendu… Cette rareté de bonnes gens est la honte du genre humain.

Ce témoignage de Fénelon me semble le meilleur commentaire de La Rochefoucauld.