(1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Verlaine, Paul (1844-1896) »
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(1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Verlaine, Paul (1844-1896) »

Verlaine, Paul (1844-1896)

[Bibliographie]

Poèmes saturniens (1867). — Fêtes galantes (1869). — La Bonne Chanson (1870). — Romances sans paroles (1874). — Sagesse (1881). — Jadis et naguère (1884). — Les Poètes maudits (Corbière, Rimbaud, Mallarmé, etc.) [1884]. — Louise Leclercq, prose (1886). — Mémoires d’un veuf (1886). — Amour (1888). — Parallèlement (1889). — Dédicaces (1890). — Bonheur (1891). — Les Uns et les Autres (1891). — Chansons pour elle (1891). — Mes hôpitaux (1891). — Liturgies intimes (1892). — Odes en son honneur (1893). — Mes prisons (1893). — Élégies (1893). — Dans les limbes (1893). — Dédicaces (1894). — Épigrammes (1894). — Confessions (1895). — Chair (1896). — Invectives (1896). — Correspondance (1897).

OPINIONS.

Edmond Lepelletier

Parmi les jeunes poètes qui ont le plus contribué au puissant renouveau poétique de ces dernières années, M. Paul Verlaine a été l’un des plus remarqués dès son début. Ses Poèmes saturniens ont attiré l’attention de tous ceux que préoccupe encore un beau vers, un sonnet bien établi, un heureux choix de mots, de rimes et de rythmes servant à l’exécution d’un beau poème. Le talent original de M. Paul Verlaine s’affirme davantage aujourd’hui dans un petit volume homogène et artistique, parfait d’un bout à l’autre, par la conception et l’exécution. C’est une série de petits tableaux, genre Watteau, peints à la plume par l’auteur des Poèmes saturniens et accrochés à la vitrine du libraire Lemerre, avec cette enseigne affriolante : Fêtes galantes.

[Études ().]

Charles Morice

Il y a du mysticisme dans les Fêtes galantes, il y a du sensualisme dans Sagesse. Et c’est en l’union même de ces deux aspirations que consiste la modernité de Verlaine. Les efforts contradictoires de sa vie — vers la pureté et vers le plaisir — se coalisent en l’effort de sa pensée, quand sonne l’heure de lui donner la forme artistique, avec une intensité qui le met à part de tous les Modernes (à ce point de vue) et qu’il doit sans doute à sa naïve énergie de vivre… N’ayant que ses passions pour matière de son art, plus factice et plus lâche, il n’eût, comme la plupart de nos poètes français, accumulé que des rimes, sans unité d’ensemble : son instinct vital l’a sauvé, l’instinct triomphant qui n’a pas seulement soumis l’intelligence, mais qui, par un miracle, se l’est assimilée, se spiritualisant vers elle, la matérialisant vers lui, réalisant (au sens étymologique du mot) l’idéal, et puis, pour le conquérir, s’ingéniant, sans laisser jamais l’imagination se prendre à d’autres mirages que ceux de la vie elle-même, tels qu’ils sont peints par le hasard, sur le rideau de nos désirs. Contre cette loi, le poète n’est pas sans s’être rebellé, mais, en somme, il la subit, et le drame de sa vie lui a fait la douloureuse atmosphère nécessaire au drame de son œuvre, — le simple duel du rêve et de la vie, de l’esprit et de la chair.

[Paul Verlaine, l’homme et l’œuvre ().]

Jules Lemaître

La poésie de M. Verlaine représente pour moi le dernier degré soit d’inconscience, soit de raffinement, que mon esprit infirme puisse admettre. Au-delà tout m’échappe : c’est le bégayement de la folie ; c’est la nuit noire ; c’est, comme dit Baudelaire, le vent de l’imbécillité qui passe sur nos fronts. Parfois, ce vent souffle, et parfois cette nuit s’épanche à travers l’œuvre de M. Verlaine ; mais d’assez grandes parties restent compréhensibles ; et puisque les ahuris du symbolisme le considèrent comme un maître et un initiateur, peut-être qu’en écoutant celles de ses chansons qui offrent encore un sens à l’esprit, nous aurons quelque soupçon de ce que prétendent faire ces adolescents ténébreux et doux… M. Paul Verlaine a des sens de malade, mais une âme d’enfant ; il a un charme naïf dans la langueur maladive ; c’est un décadent qui est surtout un primitif.

[Les Contemporains (1886-).]

Henry Fouquier

En quelques-unes de ses œuvres il a montré du talent. Ce talent ne le met pas à l’abri de la platitude ou de l’obscurité…

[Le Figaro (24 mai ).]

Anatole France

À le voir on dirait un sorcier de village. Le crâne nu, cuivré, bossué comme un antique chaudron, l’œil petit, oblique et luisant, la face camuse, la narine enflée, il ressemble, avec sa barbe courte, rare et dure, à un Socrate sans philosophie et sans la possession de soi-même.

Il a l’air à la fois farouche et câlin, sauvage et familier. Un Socrate instinctif, ou mieux, un faune, un satyre, un être à demi brute, à demi dieu, qui s’effraye comme une force naturelle qui n’est soumise à aucune loi connue. Oh ! oui, c’est un vagabond, un vieux vagabond des routes et des faubourgs !

Dans un récit nouvellement traduit par M. E. Jaubert, le comte Tolstoï nous dit l’histoire d’un pauvre musicien ivrogne et vagabond qui exprime avec son violon tout ce qu’on peut imaginer du ciel. Après avoir erré toute une nuit d’hiver, le divin misérable tombe mourant dans la neige. Alors une voix lui dit : « Tu es le meilleur et le plus heureux ». Si j’étais Russe, du moins si j’étais un saint et un prophète russe, je sens qu’après avoir lu Sagesse je dirais au pauvre poète aujourd’hui couché dans un lit d’hôpital : « Tu as failli, mais tu as confessé ta faute. Tu fus un malheureux, mais tu n’as jamais menti. Pauvre Samaritain, à travers ton babil d’enfant et tes hoquets de malade, il t’a été donné de prononcer des paroles célestes. Nous sommes des Pharisiens. Tu es le meilleur et le plus heureux. »

[La Vie littéraire ().]

Francis Vielé-Griffin

M. Verlaine est toujours admirable, la sûreté de son tact d’écrivain égale la délicatesse de son oreille ; ses Liturgies intimes valent ses vers d’hier, comme les vaudront ceux de demain. Il est peut-être le seul dont nous puissions dire cela avec assurance, car, poète, il domine cette époque indéniablement.

[Entretiens politiques et littéraires ().]

Ferdinand Brunetière

Nos symbolistes, je le sais bien, se réclament volontiers de lui. Mais c’est lui qui n’a rien d’eux, ou presque rien, si jamais poète ne fut plus « personnel », — à la façon de Baudelaire dans quelques-unes de ses pièces, de Musset, de Sainte-Beuve, de Mme Desbordes-Valmore, — et qu’ainsi, pour nous, dans l’évolution de la poésie contemporaine, il doive plutôt représenter l’exaspération de la poésie intime qu’une certaine sérénité qui nous semble inséparable de la définition même du symbolisme.

[La Revue des deux mondes ().]

Edwig Lachmann

Paul Verlaine est né à Metz. L’intériorité toute allemande qui s’exprime dans la plupart de ses poésies confirme la signification que l’on attribue à l’influence locale sur le développement des artistes. Le mélange de race des populations lorraines permet peut-être la supposition que du sang germain coule dans les veines du poète. On peut même prétendre que Verlaine est le seul Français ayant dans ses vers cette intimité profonde et émouvante que l’Allemand considère comme le signe particulier du lyrisme, comme elle se retrouve, par exemple, dans les chansons populaires ou les poésies lyriques de pur sentiment de Goethe.

[Cet article, écrit pour un grand public allemand, fut publié fragmentairement par le National Zeitung, de Berlin. Il nous a paru intéressant de le reproduire en entier pour marquer la place qu’on accorde en Allemagne à notre plus grand poète lyrique.]

[Entretiens politiques et littéraires (10 décembre ).]

Gaston Deschamps

Un mauvais sujet qui fut un brave homme ; — un pauvre diable qui faisait des vers comme un ange ; — un bohème qui donne l’idée d’un vrai poète ; — un Villon buveur d’absinthe ; — un Hégésippe Moreau moins geignard ; — un La Fontaine dénué de sérénité ; — un Henri Heine moins cosmopolite… tout cela avec un curieux mélange de Parny, de Dorat, de Pigault-Lebrun. Telles sont les images, évidemment incomplètes, qui me viennent à l’esprit au moment où j’évoque le crâne chauve, la barbe hirsute, les petits yeux obliques, le nez kalmouk, le visage ravagé, l’âme sensuelle et dolente de Paul Verlaine… Il a donné du jour, de l’air, et une sorte de fluidité frémissante aux vers et à la strophe, qu’avait durcie et glacée la discipline des Parnassiens. Sa prosodie imprécise a rendu plus musicale la poésie française, qui se surchargeait de couleurs pittoresques et se raidissait en structures architecturales. Il brisa les contours arrêtés où s’emprisonnait notre lyrisme. Par lui, les rythmes furent amollis, assouplis, mués en cadences berceuses. Sa phrase ondoyante se fond en douceurs câlines ou s’amortit en plaintes sourdes. Ce fut un mélodiste subtil et vague. Sa vision est souvent complexe, embrouillée, baignée de mystère, comme la réalité vivante. Il a passionné une poésie qui risquait de se sécher dans les œuvres immobiles et brillantes des Impassibles. Il a contribué à réconcilier la littérature avec la vie.

[La Vie et tes Livres ().]

François Coppée

Verlaine a créé une poésie qui est bien à lui, une poésie d’une inspiration à la fois naïve et subtile, toute en nuances, évocatrice des plus délicates vibrations des nerfs, des plus fugitifs échos des cœurs ; une poésie très naturelle cependant, jaillie de source, parfois même presque populaire, une poésie où les rythmes libres et brisés gardent une harmonie délicieuse, où les strophes tournoient et chantent comme une ronde enfantine, où les vers — qui restent des vers et parmi les plus exquis — sont déjà de la musique. Et dans cette inimitable poésie, il nous a dit toutes ses ardeurs, toutes ses fautes, tous ses remords, toutes ses tendresses, tous ses rêves, et nous a montré son âme si troublée mais si ingénue.

[Discours prononcé aux obsèques de Paul Verlaine (10 janvier ).]

Maurice Barrès

Paul Verlaine n’avait point de fonctions officielles, ni de richesses, ni de camaraderies puissantes. Il n’était pas de l’Académie, pas même au titre d’officier. C’était un exilé, et qui se consolait de son exil très simplement, avec les premiers venus de l’Académie Saint-Jacques ou avec les derniers « arrivés » de la littérature.

Cette figure populaire, nous n’aurons plus le bonheur de la rencontrer. Mais ce qui était en lui d’essentiel, c’était la puissance de sentir, l’accent communicatif de ses douleurs, ses audaces très sûres à la française et ces beautés tendres et déchirantes qui n’ont d’analogue que, dans un autre art, « l’Embarquement pour Cythère ».

Verlaine, qui se relie à François Villon par tant de génies libres et charmants, nous aide à comprendre une des directions principales du type français.

Désormais, sa pensée ne disparaîtra plus de l’ensemble des pensées qui constituent l’héritage national.

[Discours prononcé aux obsèques de Paul Verlaine (10 janvier ).]

Camille Mauclair

Verlaine a apporté ici le lied, créé une littérature d’ingénuité sentimentale, ennobli l’aveu individuel, mêlé la musique à l’émotion des lettres, donné l’exemple d’un génie se jouant librement, lumineux, tragique ou tendre, puéril et profond, énonçant le moi avec une multiplicité verbale inattendue. Il ne peut guère influer au sens strict, tant ses inventions rythmiques et sa langue s’adaptaient à lui-même. Mais il influera émotionnellement, et, je crois, pour jusqu’à la fin du parler de France.

[La Plume (février ).]

Charles Maurras

Verlaine laisse un grand nom ; mais je ne sais s’il laisse une œuvre. Il est vrai que, sauf les plaquettes publiées à la fin de sa vie, il n’a pas fait, à proprement parler, de mauvais livre. Tous ses livres sont distingués. Il y a du bon dans les Poèmes saturniens et jusque dans Bonheur. Mais, non plus, il ne lui est jamais arrivé de rien soutenir de parfait. Je doute qu’il y ait aucun de ses poèmes, et même aucune de ses strophes qui se lie jusqu’au bout. Je mets à part sa prose, prose d’humeur, parfois piquante ; elle fait toutes les grimaces, elle a donc tous les caractères, hormis, je pense, les caractères de la beauté.

[La Plume (février ).]

Hugues Rebell

J’aime le génie gracieux, subtil et sensuel qui apparaît dans l’œuvre de Paul Verlaine, des Poèmes saturniens à Bonheur, surtout dans les premiers recueils et dans Parallèlement. Ce dernier livre contient peut-être les plus belles pièces du poète, celles où son vers — qui n’a pas toujours cette assurance — a le plus d’élan, de force et de vigueur. Quant aux poèmes de Sagesse et d’amour dont on s’est plu à louer le naïf christianisme, j’avoue les goûter fort peu. J’estime que si le mensonge produit parfois dans l’existence d’agréables comédies, la sincérité est absolument nécessaire en art. Un faune, plein de malice et d’esprit, déguisé en frère mendiant, disant qu’il a la foi du charbonnier et, à force de le dire, finissant par le croire, me donne un spectacle qui ne me touche guère, et devant lequel j’abandonne volontiers les amateurs de conversions faciles et de fausse simplicité.

[La Plume (février ).]

Adolphe Retté

Verlaine fut un poète qui croyait ce qu’il disait. À l’écart d’une troupe de virtuoses : les Parnassiens voués aux apparences, soucieux de sonorités verbales, exaltant de la même encre aujourd’hui le Bouddha et demain Apollon, dignitaires de cet empire du néant : l’Art pour l’Art, il écoutait la vie hurler, rire ou se plaindre dans son âme. Il ne choisissait pas les sujets de ses poèmes ; il était inapte à disposer froidement les parties d’une œuvre en vue d’un idéal préconçu ; l’objectif l’émouvait peu. Mais inconscient et magnifique ainsi qu’une force naturelle, il chantait ses vers parce qu’il ne pouvait pas faire autrement.

[La Plume (février ).]

Jean Rameau

Les meilleurs vers de P. Verlaine, mon cher confrère ! Oserai-je dire que ce sont ceux qu’il écrivit, il y a vingt-cinq ans, au temps où personne ne parlait de lui ? Depuis lors — heureusement pour sa gloire ! — il en a fait beaucoup de mauvais, et c’est pourquoi on va lui dresser quelques statues.

Son influence ? Le pauvre homme n’en avait guère personnellement ; mais ses bruyants admirateurs n’en manquent pas, il faut le reconnaître, et, grâce à eux, la langue française est en train de devenir un adorable bafouillis de nègres.

[La Plume (février ).]

Jean Richepin

Mystique, sensuel, cynique, galant, gamin, bonhomme, Verlaine me charme toujours. Je ne saurais le préférer ici ou là. Avec sincère et plein renoncement à toute critique, sans autre souci que d’admirer et de jouir, j’aime Verlaine en bloc, comme on doit aimer, me semble-t-il, un grand poète qu’on aime vraiment.

[La Plume (février ).]

Charles Van Lerberghe

La meilleurs partie de l’œuvre de Verlaine me paraît être celle oh il fut dans toute la candeur de son âme, dans toute sa simple grâce charmante, cette sorte de Villon ingénu et repentant qu’il sut être jusque dans la vie.

Celle aussi toute abandonnée et naïvement enfantine, ou il fut si vrai de dire de lui ce que disait Schopenhauer : « Le génie a un caractère enfantin. »

Et ne pourrais-je croire qu’il fut dans l’évolution littéraire comme le père spirituel d’un de vos deux plus grands poètes : M. Francis Vielé-Griffin ; de même que M. Stéphane Mallarmé pourrait être celui de M. Henri de Régnier ?

S’il faut que notre admiration et notre sympathie choisissent parmi les poètes un nom comme un symbole, c’est de celui de M. Stéphane Mallarmé que les miennes font choix. Son œuvre n’est malheureusement pas considérable, mais des poèmes comme l’Après-Midi d’un faune, Hérodiade et quelques autres sont d’une beauté nouvelle, splendide, inoubliable. Celui qui les a écrits est un maître, un père de notre art, et je l’aime comme je l’admire.

[La Plume (février ).]

Maurice Beaubourg

Je ne saurais absolument vous dire quelles sont les meilleures parties de l’œuvre de Paul Verlaine. C’est une aussi grande joie pour moi de relire Sagesse que les Fêtes galantes, et Jadis et naguère qu’Amour ou Parallèlement. Je crois qu’il faut connaître tout Verlaine pour pouvoir l’aimer autant qu’il mérite d’être aimé, et je ne choisis pas.

Quant à son rôle dans « l’évolution littéraire », il me semble qu’il est peut-être le génie le plus purement français, le plus primesautier et le plus doux depuis l’auteur de la fable des Deux Pigeons. Seulement, comme c’est en même temps un poète inouï de douleur, d’ironie et de passion, je crois que je l’aime encore pour bien d’autres motifs que ses deux ancêtres, Jean de La Fontaine et Villon.

Je sais maintenant que Paul Verlaine avait tenu la plus grande et la plus juste place dans l’admiration et la sympathie des écrivains nouveaux. Vous dites qu’il y succéda à Leconte de Lisle. Je me rappelle bien, moi, que nous l’y avions mis du vivant même de ce dernier.

[La Plume (février ).]

Albert Fleury

Sagesse : Oh ! l’admirable et éternel chef-d’œuvre d’un qui comprit enfin que l’être humain demande autre chose que les jouissances et les souffrances de la vie, et que tout ne réside pas à murmurer de courantes tendresses, si profondes soient-elles,

Car qu’est-ce qui nous accompagne,
Et vraiment quand la mort viendra, que reste-t-il ?

C’est là que son apaisement se résorbe et qu’il se comprend réellement ; c’est plein du vague parfum des encensoirs, après avoir contemplé la face pâle des Christs blêmes, qu’il proclame la toute douceur des grands amours :

Allez, rien n’est meilleur à l’âme
Que de faire une âme moins triste !

Et c’est la profonde prière du fils égaré : « ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour », puis la contrition : « Je ne veux plus aimer que ma mère Marie », enfin le grand baiser de la suprême paix. Quelle messe vaudra celle de ce cœur qui s’offre tout entier, brûlant, extasié, sur l’autel de son repentir ?

[La Renaissance idéaliste ().]

Paul Souchon

Qui de nous ne se trouve dans Verlaine ? Les mystiques, les luxurieux, les sentimentaux, les impassibles même ont leurs poèmes préférés. Mais les amants trouvent dans tous ses livres leur plaisir. Verlaine restera, en effet, un poète de l’amour et le témoin des formes que ce sentiment a revêtues chez nous. Après les grandes rêveries de Lamartine et de Musset devant la femme, après leurs généreuses confusions du monde et de la divinité au sein de l’amante, le poète de la Bonne Chanson nous a ramenés sur la terre, dans la tiède atmosphère des vivants, parmi des fleurs familières et mortelles. Il a montré la femme telle qu’elle est, mais sans amertume, et même l’exaltation de ses défauts en est devenue belle. Il a parlé de la chair avec frénésie, des baisers avec ivresse, sachant bien que là était le charme souverain de l’amour. La réalité, si bien comprise et invoquée, ne lui a pas ménagé ses rayons et sa splendeur. Il a vécu comme un enfant toujours étonné et, malgré sa mort, son souvenir est un de ceux qui n’attristent pas.

[Critique des poètes ().]

Émile Verhaeren

Depuis la mort de Victor Hugo, ce fut celle de Paul Verlaine qui frappa le plus profondément les Lettres françaises. Pourtant, avaient disparu avant lui et Théodore de Banville et Leconte de Lisle.

Théodore de Banville fut un poète ironique et burlesque, autant qu’ingénu et merveilleux. Un luxe frais, des bijoux de rosée, des perles d’eau sur les fleurs, exaltent son jardin d’art. Arlequin multicolore, que l’on dirait vêtu d’un jeu de cartes, y décapite avec sa batte des pousses et des branches. Colombine y rit et les échos simples et purs vibrent quand elle gouaille. Pierrot y passe maquillé, saupoudré de farine, de sucre ou de neige, et mire son visage blanc dans une fontaine translucide. La nature et l’artifice se coudoient en ce domaine exquis.

Malheureusement, ce n’est qu’à mi-côte du Parnasse que ces personnages évoluent ; ce n’est qu’à mi-côte de l’idéal séjour que ces fêtes de fraîcheur se déploient. Les grandes cimes les dominent.

Leconte de Lisle se construisit un temple solennel et rectiligne. Angles lourds ; blocs énormes. Ses poèmes s’en échappent comme des oracles. Ses monologues sont des vaticinations lentes, pondérées, superbes. Les théogonies et les légendes se vivifient à son souffle. Des systèmes et des codes de morale sont doués de sa magnificence lyrique. Philosophe, mythologue, historien, il reste assez bellement et spontanément poète pour charger de science les grandes ailes tendues de ses strophes et les soulever quand même jusqu’au soleil.

Malheureusement, son puissant monument de vers et de poèmes se trouve trop près de cette montagne démesurée qu’est Victor Hugo, et la Légende des siècles fait peser son ombre sur les Poèmes antiques et barbares.

Quelle que soit donc la valeur de Banville et de Leconte de Lisle, ils apparaissent tributaires ; ils ne brillent point suffisamment d’un feu personnel ; ils sont soit les pairs, soit les vassaux magnifiques de celui qui fut l’énorme poète de notre siècle et qui tint aussi, comme Charlemagne, l’image d’un monde entre ses mains.

Tout autre se prouve Paul Verlaine. Si les Poèmes saturniens sont encore imprégnés de traditions parnassiennes, si les Fêtes galantes semblent dériver de la Fête chez Thérèse qu’ordonna Victor Hugo dans ses Contemplations, les Romances sans paroles et surtout Sagesse s’affirment indépendants dans la littérature française. Ces œuvres ne sont pas sujettes : elles sont reines. Elles vivent d’un art inédit et spécial ; elles haussent celui qui les écrivit au-dessus des deux poètes dont nous avons parlé.

L’œuvre totale de Paul Verlaine est l’histoire d’un combat. Lui-même l’a constaté. La chair et l’esprit se sont disputé son âme. La lutte fut celle que tous subissent et subiront, jusqu’au jour où l’esprit chrétien s’affaiblissant de plus en plus, l’accord des deux antiques adversaires rendra la paix et l’unité à la conscience humaine. Verlaine n’a jamais connu le calme. Il est rejeté de la douleur vers le repentir, du plaisir vers l’expiation, de la joie vers la tristesse et la contrition. Son être est secoué par l’angoisse ou rasséréné par la prière ; il est brûlant toujours soit de vices, soit de vertus. Flammes rouges ou lueurs blanches le ravagent ou l’illuminent de leurs brûlures ou de leurs clartés. Il est homme profondément autant qu’il est chrétien. Et c’est sa nature double qu’en grand il a exprimée, chantée et immortalisée.

J’ai dit « grand poète ». Je voudrais prouver que Paul Verlaine mérite ce haut titre.

Un grand poète est celui qui mêle sa personnalité si profondément à la Beauté, qu’il imprime à celle-ci une attitude nouvelle et désormais éternelle. D’abord il semble ne confesser, n’extérioriser, n’exalter que lui-même, mais il se trouve que cet être choisi est tellement d’accord avec les idées de son siècle, avec l’incessante évolution de l’humanité, qu’il s’affirme : la conscience de tous. Il y a communion, échange, harmonie. Il y a individualité et universalité confondues. Il y a création et reconnaissance ; offre et acceptation.

Parfois, les grands poètes se succèdent comme des antithèses.

Victor Hugo fut un peintre et un rêveur. Il matérialisa la langue. Il traita la phrase en ronde bosse, en accusa les creux et les reliefs et la vêtit de couleurs éclatantes.

Il fouilla les dictionnaires pour y trouver des mots pareils aux pierres et aux métaux. Les tons riches et électriques chatoyèrent. Une fusion de teintes violentes crispa ses strophes en crinières d’incendie. Souvent le peintre devenait sculpteur. Et la cavalcade des vers vêtus d’acier et d’éclair parcourut, au son des cors, les vallées sonores du romantisme.

Dans les pays de la Pensée, il trouva l’Utopie assise sur sa montagne. Il lui prit la main, la conduisit vers son œuvre et la mêla aux personnages de ses drames et de ses romans. Elle partagea son exil à Guernesey. Elle parcourut avec lui les sites de la mer et se mira dans le miroir illimité des vagues. Elle fut bientôt la seule voix qu’il écouta, et, les jours qu’il appareillait vers son rêve d’égalité et de fraternité, elle se penchait comme une chimère à l’avant de son navire, le corps hardi, les yeux fixes, la voix grande, les mains et les seins levés vers les fêtes humaines de l’avenir.

Paul Verlaine fut, au contraire, un musicien et un émotionnel. Il spiritualisa la langue ; les nuances, les flexions, les fragilités des phrases le tentèrent. Il en composa d’exquises, de fluides, de ténues.

Elles semblaient à peine un remuement dans l’air ; un son de flûte dans l’ombre, au clair de lune ; une fuite de robe soyeuse dans le vent ; un frisson de verres et de cristaux sur une étagère. Parfois, elles contenaient uniquement le geste souple de deux mains qui se joignent. La pureté, la transparence et l’innocence des choses furent rendues. De l’âme humaine, Paul Verlaine explora les profondeurs, soit douces, soit ardentes. Il étudia quelques vices de décadence ; il célébra la tendresse intime et silencieuse. Il chanta surtout le mysticisme.

Cette exaltation violente et sacrée, cette fusion du cœur dans les brasiers du cœur d’un Dieu, cet amour gratuit, affolé, absolu, au-delà de l’enfer et du ciel, au-delà de toute idée de récompense ou de châtiment, cette transe divine n’avait jamais été traduits ainsi, ni dans la littérature française ni dans aucune littérature moderne. Les effrois, les cris d’une sainte Thérèse d’Avila, les adorations d’un saint François d’Assise s’affirment avant tout ascétiques et la poésie ne peut qu’accessoirement les réclamer. Il en est de même des versets de l’imitation du Christ et des écrits quiétistes de cette admirable Mme Guyon. Quant aux dissertations philosophiques d’un Fabre d’Olivet ou d’un Louis de Saint-Martin, on les classera parmi les doctrines et les recherches.

Ce sera l’originale gloire de Paul Verlaine d’avoir conçu, vécu et bâti une œuvre d’art, qui, à elle seule, reflète, en l’agrandissant, la renaissance d’idéalité et de foi dont ces dernières années ont vu s’épanouir la floraison.

[Revue blanche (15 avril ).]

Edmond Pilon

La bonne Vierge-Vénus et la Vénus-Marie
Se penchent, se désolent, sanglotent et prient
Sur ton tombeau plus blanc que celui des colombes,
De l’Olympe, du Pélion, du Paradis,
Des anges, des satyres et des séraphins prient
Pour le pauvre homme bon et le poète parti
Vers les églises d’encens et les riches prairies
Où la harpe entremêle à la flûte fleurie
Des rythmes de prière à des chansons d’orgie ;

Ta vie toute pareille à celle du pèlerin,
Dont la violente jeunesse grisée d’amour et de vin
Avance peu à peu vers la prière des anges,
Aboutit — ô Verlaine — à ce tombeau étrange
Bâti des impuretés de ta jeunesse ardente
Et des strophes liliales de tes poèmes chrétiens ;

Te voici, à présent, couché dans la prairie ;
Mais la rouge passiflore à la fleur de Marie
Enlace, malgré tout, sa passion orgueilleuse
Aux tiges de la pensée et des fleurs religieuses
Que placeront des amis, que sèmeront des fidèles
Et que planteront de beaux anges avec leurs ailes…
La couronne d’épines et la couronne de roses,
Le bâton de Tannhauser et la houlette des fêtes
Que Watteau dessina, pour toi, voici deux siècles,
S’emmêlent sur ton ombre tourmentée et posent
Leur symbolique trophée au bord de ton silence…

Verlaine, ton tombeau est un tombeau étrange
Que veillent à la fois les amours et les anges…
[La Vogue (15 juin ).]