(1888) Préfaces et manifestes littéraires « Théâtre » pp. 83-168
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(1888) Préfaces et manifestes littéraires « Théâtre » pp. 83-168

Théâtre

Henriette Maréchal

Histoire de la pièce qui a servi de préface à la première édition (1866)19

Voici une pièce qui excite bien des passions, bien des colères et bien des haines.

Nous allons raconter son histoire. Et cette histoire restera une page curieuse et instructive de l’histoire littéraire de ce temps-ci.

Nous demandons pardon au public de lui parler de nous : notre excuse est de ne lui en avoir jamais parlé jusqu’ici.

Nous terminions, au mois de décembre 186320, le drame intitulé Henriette Maréchal ; et vers la fin de janvier 1864, nous le présentions à M. de Beaufort, alors directeur du Vaudeville. Dans le mois de juin ou de juillet, M. de Beaufort nous le rendait, en nous disant, de premier mot, très nettement, qu’il était impossible. Nous essayions de faire valoir auprès de lui la nouveauté au théâtre de l’acte de l’Opéra ; il nous répondait que cela avait été fait par tout le monde. Nous lui demandions s’il ne croyait pas notre pièce, telle qu’elle était, appelée à plus de représentations que la pièce qu’il avait jouée cette semaine-là, et qui était morte au bout de trois soirées : il nous laissait entendre, d’ailleurs très poliment, qu’il ne le croyait pas. Sur ce refus, nous jetions, assez découragés, notre pièce dans un tiroir, nous promettant de revenir plus tard à la scène par le roman, et de ne plus frapper à la porte d’un directeur qu’avec un de ces noms qui se font ouvrir le théâtre.

Le travail et l’émotion d’écrire Germinie Lacerteux nous faisaient complètement oublier notre pièce, quand, un soir du printemps de 1865, un de nos amis ayant une soirée à passer avec nous, et ne sachant comment la perdre, nous demanda de lui lire notre Henriette. Nous eûmes assez de mal à retrouver le manuscrit. À la fin de la lecture, l’ami fut pris par l’intérêt de la pièce, nous complimenta, nous prédit que nous serions joués. Nous ne le croyions guère, sachant toute la répugnance des directeurs à accepter une pièce de gens accusés de littérature, de style et d’art. Cependant cette lecture nous avait, malgré nous, un peu rattachés à Henriette. À ce moment, M. de Girardin venait de lire le Supplice d’une femme chez la princesse Mathilde. Nous avions l’honneur d’être reçus dans ce salon. Nous pensâmes qu’une lecture, là, devant un public d’hommes de lettres, aurait peut-être chance de valoir à notre pièce une heure d’attention, la lecture personnelle d’un directeur de théâtre comme M. Harmand, qui avait succédé à M. de Beaufort, ou comme M. Montigny. La pièce fut lue. Elle souleva, dans le salon, des objections et des sympathies. Quelques journaux annoncèrent cette lecture, et, quelques jours après, nous écrivions à M. Harmand pour lui demander un rendez-vous. Nous attendions la réponse du directeur du Vaudeville, lorsque nous reçûmes la lettre suivante de M. Théodore de Banville, qui avait été l’un des écouteurs et l’un des applaudisseurs d’Henriette.

Mardi, 11 avril 1865.

Mes chers amis,

Édouard Thierry (ceci est confidentiel) m’a exprimé un vif désir de connaître votre pièce. Il est un de vos ardents admirateurs, il a dit du bien de vos livres dans les papiers imprimés, et dans ce moment-ci même, ayant à monter une pièce dont l’action se passe sous le Directoire, il consulte et relit sans relâche votre Histoire de la société française sous le Directoire.

Je lui ai fait observer que votre talent, votre situation littéraire et la juste renommée acquise par vos longs efforts ne vous permettent pas de vouloir être refusés à un théâtre. Mais il le comprend aussi bien et mieux que moi. Aussi est-ce à un point de vue non officiel et absolument amical qu’il vous prie de faire connaître votre pièce à l’homme de lettres Édouard Thierry, à qui elle inspire une vive curiosité. Pour votre gouverne, sachez bien, au pied de la lettre, que ce désir a été réellement et spontanément exprimé par Thierry, sans aucune provocation de ma part…

Là-dessus nous hésitions. À quoi servirait cette communication de notre manuscrit ? À rien, nous disions-nous. Cependant un soir, passant rue de Richelieu, nous montions au Théâtre-Français ; nous ne trouvions pas M. Thierry.

Le 21 avril, M. Harmand nous répondait qu’il serait très heureux de nous offrir une lecture, mais après la pièce qu’il montait, le Monsieur de Saint-Bertrand de M. Ernest Feydeau. Nous avions reçu, avant cette réponse de M. Harmand, une lettre où M. Thierry s’excusait de ne pas s’être trouvé au théâtre lorsque nous y étions venus, et se mettait à la disposition de notre jour et de notre heure. Nous allions le voir, nous lui exposions très nettement l’inutilité, pour lui, de lire notre pièce, une pièce qui ne rentrait pas dans le cadre ordinaire du répertoire des Français. M. Thierry insistait pour lire Henriette ; et il mettait tant de bonne grâce et de bon désir à vouloir la connaître, que nous cédions. N’ayant aucune idée que notre pièce pût être retenue par le Théâtre-Français, et pressés par un rendez-vous que nous venions de recevoir de M. Harmand, nous écrivions à M. Thierry de nous renvoyer notre pièce. M. Thierry nous la renvoyait avec cette lettre :

Messieurs et chers confrères,

J’avais l’espérance que vous voudriez bien venir hier reprendre votre manuscrit ; il paraît que vous comptiez sur moi pour vous le renvoyer ; je vous le renvoie donc avec les compliments les plus sincères. Je ne sais pas si le Vaudeville vous attend et si vous êtes en pourparlers avec lui ; ce que je sais, c’est que la pièce ne me semble pas plus impossible au Théâtre-Français qu’au Vaudeville. Ce que le Théâtre-Français retrancherait, dans le premier acte, sera retranché partout ailleurs et avec les mêmes ciseaux, ceux de la commission d’examen. Le dénouement est brutal, je ne dis pas non, et le coup de pistolet est terrible ; mais il n’y a pas encore là d’impossibilité absolue. Au fond, je vois dans votre pièce, non pas précisément une pièce bien faite, mais un début très remarquable, et pour ma part je serais heureux de présenter au public cette première passe d’armes de deux vrais et sincères talents qui gagnent leurs éperons au théâtre.

Tout à vous.

E. Thierry.

27 avril 1865.

Sur cette lettre, qui nous mettait au cœur des espérances dépassant nos ambitions, nous rapportions notre manuscrit au Théâtre-Français.

Quinze jours après, nous obtenions une lecture du Comité ; et le 8 mai les sociétaires de la Comédie-Française nous faisaient l’honneur de recevoir notre pièce21.

On a parlé de protections, d’influences ayant déterminé cette réception. C’est une injure gratuite contre l’indépendance bien connue du Comité, auprès duquel rien ne nous a recommandés qu’un passé de travail, des livres d’histoire honorés de l’éloge d’un adversaire comme M. Michelet, des romans dont toute la critique s’est émue. Et pourquoi n’y aurait-il pas là des titres au rare honneur d’un début sur la première scène littéraire de France ?

Pendant l’été, nous remaniâmes, sur les intelligentes indications de M. Thierry, notre troisième acte, pour adoucir, au point de vue de la scène, ce qui était logique, mais ce qui pouvait être antipathique dans la passion de la mère. La pièce était distribuée. Mme Arnould-Plessy daignait accepter le rôle de la mère. M. Got, M. Bressant, M. Lafontaine, Mme Victoria Lafontaine, Mlle Dinah Félix, voulaient bien donner à nos débuts l’appui de leurs noms et de leurs talents. Nous recevions le bulletin de la première répétition, lorsque M. Delaunay, obéissant à des scrupules et à des modesties exagérées d’artiste, rendait le rôle de Paul de Bréville, pour lequel il ne se croyait plus suffisamment jeune. Ce refus de M. Delaunay arrêtait tout. Nous vîmes notre pièce perdue, au moins pour le moment, et nous partîmes, assez désespérés, nous enterrer à la campagne dans le travail et la consolation d’un grand roman.

Cependant la presse, avec une sympathie dont nous avons gardé le souvenir, combattait le refus de M. Delaunay. Un critique, que toutes les questions de théâtre trouvent à son poste de feuilletoniste, armé de conscience et de bon sens, M. Sarcey, pressait M. Delaunay, au nom des auteurs et du public, de revenir sur sa résolution et d’oser avoir vingt ans, les vingt ans de son talent. Devant cet intérêt de la presse, la situation du théâtre, celle des deux auteurs, M. Delaunay cédait, et nous recevions tout à coup un beau jour, le 4 novembre, — dans le trou où nous étions terrés, ne pensant plus à notre pièce, — une lettre de M. Thierry qui nous annonçait en même temps la bonne nouvelle, et l’entrée en répétitions d’Henriette.

La pièce était répétée. Les excellents acteurs qui devaient la jouer mettaient au service des auteurs tous leurs efforts, toute leur expérience, donnaient, nous pouvons le dire, tout leur cœur à la pièce. La confiance d’un grand succès était dans tout le théâtre ; et le succès paraissait éclater déjà aux dernières répétitions, devant l’admirable jeu des scènes d’amour.

Pendant ce temps, la chronique s’emparait de notre pièce. Et cette chronique, qu’on a dit avoir d’avance tant soutenu notre pièce, commençait à lui faire la méchante et basse guerre des cancans calomnieux, des citations falsifiées, et des dénonciations anonymes. Les petites informations empoisonnées s’écoulaient dans les Correspondances. Le Nord signalait et racontait notre premier acte, en lui prêtant les couleurs d’une turpitude immorale ; et nous ne savons comment l’article non signé du Nord parvenait, sous bande, à la censure.

Enfin arrivait la première représentation. Elle avait lieu le 5  décembre. Tous les journaux ont raconté ce qui s’y passa. Deux hommes seulement, dans toute la presse, n’ont pas vu ce soir-là de cabale dans la salle : ce sont M. de Biéville, du Siècle, et M. de Béchard, de la Gazette de France. — Le rapprochement de ces deux extrêmes nous semble assez curieux pour le noter en passant.

Qu’y a-t-il maintenant au fond de toutes ces colères, au fond de toutes ces passions ennemies et jalouses ?

Il y a trois questions :

La question littéraire ;

La question politique ;

La question personnelle, — ou plutôt la question sociale.

La question littéraire ! — Celle-là, laissons-la de côté, nous y reviendrons plus tard. Mais aujourd’hui, il serait niais de discuter, de répondre, de se défendre, à propos d’art, quand cinquante sifflets d’omnibus écrasent tous les soirs une pièce que la salle veut écouter, quand une petite fraction des écoles22 couvre de la tyrannie de son goût et de la révolte de ses pudeurs les applaudissements des loges, de l’orchestre, des femmes de la société, des hommes du monde, du public élégant, intelligent et lettré de Paris. Non, pas de discussion. Nous nous inclinons devant nos maîtres, devant les maîtres de l’Odéon devenus les maîtres du Théâtre-Français et que nous espérons bien voir demain les maîtres de toutes les scènes, y décidant la chute de ce qui leur déplaira, empêchant les avenirs dont ils ne voudront pas, et tuant, du haut des cintres, toute pensée qu’ils voudront tuer, par-dessus la tête du public et la plume de la critique23 !

La question politique ? — Vidons-la nettement pour n’avoir plus à y revenir.

On dit, on imprime même, qu’on siffle notre pièce parce que le gouvernement l’a fait jouer, parce que la princesse Mathilde l’a imposée au Théâtre-Français, parce que nous sommes des « protégés », des courtisans.

Nous, des protégés ! Nous, les seuls hommes de lettres qu’on ait fait asseoir, en 1852, entre des gendarmes, sur les bancs de la police correctionnelle, pour délit de presse ! Nous, auxquels le ministère de la police d’alors donnait l’avertissement de ne plus écrire dans les journaux !…

Nous, des courtisans !… Mais qui sommes-nous donc ? Rien que des artistes qui n’ont jamais appartenu à un parti. Si nos études nous ont donné un peu de justice, et quelquefois un peu de regret pour le passé, nous croyons que nous avons montré dans nos livres historiques assez d’indépendance pour mécontenter toutes les opinions ; et nous avons cette conscience que nos romans se sont assez intéressés aux misères populaires du présent, et aux larmes des pauvres.

Arrivons à ce grand crime que nous lisons partout et qui a rempli tous ces jours-ci de circulaires le quartier Latin : la protection de la princesse Mathilde.

Ici, on nous permettra quelques détails, — et quelques vérités.

Après dix ans de travail solitaire, acharné, enragé, sans publicité, presque sans relations, un jour un de nos amis, M. de Chennevières, vint nous dire que la maîtresse d’un des grands salons de Paris, ayant lu nos livres, désirait nous connaître. C’était la première fois qu’un salon s’ouvrait devant nos titres littéraires. Il y avait presque quatre ans que nous n’avions mis d’habit. Nous allâmes dans ce salon, dans le salon de cette femme, une artiste qui est coupable d’être née princesse. Nous y trouvâmes toutes les libertés et presque toutes les intelligences, des artistes et des hommes de lettres comme nous, des philosophes, des savants, des poètes : M. Renan et M. Berthelot, M. Claude Bernard et M. Taine, M. Sainte-Beuve et M. Bertrand, M. Théophile Gautier, M. Gustave Flaubert, M. Paul de Saint-Victor, M. Dumas fils, M. Émile Augier, les peintres, les sculpteurs d’avenir et de talent. Nous entendîmes là, dans ce salon d’art et de libre pensée, M. Sainte-Beuve défendre Proudhon, et M. Charles Blanc demander la levée de l’interdiction de la vente sur la voie publique pour l’Histoire de la Révolution écrite par son frère. Ce fut là, devant un public de lettrés, que nous lûmes Henriette Maréchal, à l’exemple d’autres auteurs plus connus que nous, aussi soucieux de leur dignité, et qui ne croyaient pas faire acte d’insolence envers le public, en consultant le premier salon de Paris sur l’effet d’une œuvre dramatique.

Est-ce pour cela qu’on nous siffle, et qu’on veut empêcher notre pièce de parler au public ? Mais alors qui peut dire si demain on n’ira pas huer au Salon les toiles de M. Baudry ou de M. Hébert, parce que la maîtresse de ce salon aura été les voir dans leur atelier ? Et pourquoi ne ferait-on pas une partie d’aller casser à une prochaine exposition les sculptures de ce grand sculpteur, M. Carpeaux, parce qu’il a eu l’imprudence de faire un chef-d’œuvre du buste de la maîtresse de ce salon ?

Si ce n’est pas pour cela qu’on nous siffle, est-ce pour quelque chose de plus grave ? Est-ce parce que « cette haute protection », comme on l’appelle, a fait pour nous ce qu’elle a fait pour d’autres, — pour M. Louis Bouilhet, par exemple, à propos de Faustine ? Est-ce parce qu’elle a défendu notre pièce contre la menace d’interdiction de la censure24 ?

Nous ne pouvons le croire. Nous ne pouvons croire que ce qui s’appelle la jeunesse française, en 1865, ait les ciseaux de la censure dans son drapeau.

Mais, quoi qu’il en soit, puisqu’il semble y avoir quelque péril en ce moment à ne pas désavouer notre reconnaissance pour une princesse qui n’a d’autres courtisans que des amis, nous la remercions ici hautement et publiquement avec une gratitude, qui serait presque tentée de lui souhaiter une de ces fortunes où l’on peut éprouver, autour de soi, le désintéressement des dévouements.

Arrivons à la dernière question, à la question personnelle, et cherchons en nous tout ce qui peut expliquer cet inexplicable déchaînement d’hostilités.

D’abord, nous avons le malheur de nous appeler messieurs de Goncourt.

Mon Dieu ! ce n’est pas notre faute. Nous ne faisons que porter le nom de notre grand-père, un avocat, membre de la Constituante de 89 ; le nom de notre père, un des plus jeunes officiers supérieurs de la Grande Armée, mort à quarante-quatre ans des suites de ses fatigues et de ses blessures, des sept coups de sabre sur la tête d’une action d’éclat en Italie, de la campagne de Russie faite tout du long avec l’épaule droite cassée, le lendemain de la Moskowa.

Puis nous avons encore le malheur de passer pour être riches, de passer pour être heureux, de passer pour être arrivés facilement.

Eh bien ! puisque, dans ce moment du siècle, c’est une suspicion et une raison d’ostracisme que l’apparence de la fortune et du bonheur, il nous faut essayer de désarmer l’envie, en la consolant un peu.

Nous avons travaillé quinze ans, renfermés, solitaires, acharnés au travail. Nous avons eu toutes les défaites, tous les chagrins, tous les désespoirs, toutes les injures amères de la vie littéraire. Nous avons saigné dans notre orgueil, pendant de longues heures d’obscurité. Pendant des années, c’est à peine si nos livres nous ont payé l’huile et le bois de nos nuits. Nous sommes arrivés pas à pas, livre à livre, obligés de tout disputer et de tout conquérir. Et nous avons mis quinze ans enfin à parvenir au Théâtre-Français.

Pour notre fortune, nous n’avons pas tout à fait douze mille livres de rentes à nous deux. Nous logeons au quatrième, et nous avons une femme de ménage pour nous servir.

Et pour notre bonheur, il ne faut pas qu’on se l’exagère tant : nous avons, l’un une maladie de nerfs, l’autre une maladie de foie, qui doivent assurer nos ennemis de nos souffrances dans la cruelle bataille des lettres ; deux maladies qui finiront peut-être un jour par nous faire mourir, — à moins que nous ne mourions d’autre chose, tous les deux ensemble, selon des promesses qu’une menace a bien voulu nous faire.

Edmond et Jules de Goncourt.
12 décembre 1865.

* * *

Il nous reste à demander pardon au talent, au courage de nos grands acteurs, aux talents de Mme Arnould-Plessy, de Mme Victoria Lafontaine, de Mlle Dinah Félix, de Mme Ramelli, de Mlle Rosa Didier, de M. Delaunay, de M. Got, de M. Bressant, de M. Lafontaine, pour les avoir exposés à ces huées sauvages. Nous faisons personnellement des excuses à Mme Plessy, pour lui avoir fait subir des insultes, qu’un public français n’avait jamais encore fait subir, du moins là, à une actrice de génie qui a marqué, dans cette soirée du 5 décembre, sa place entre Mme Dorval et Mlle Rachel.

* * *

Finissons cette histoire d’Henriette Maréchal par la lettre envoyée par nous aux journaux, où nous racontons comment elle a disparu de l’affiche de la Comédie-Française :

21 décembre 1865.

Monsieur le rédacteur en chef,

Les journaux ont annoncé que les représentations de notre pièce : Henriette Maréchal, étaient arrêtées. Le fait est vrai : Henriette Maréchal a disparu de l’affiche du Théâtre-Français dans les circonstances suivantes.

Le 15 décembre, il parut dans la Gazette de France une attaque qui méritait d’être remarquée parmi toutes les attaques lancées, chaque soir et chaque matin, contre notre pièce. La Gazette de France commençait par souligner ce qu’elle appelait « l’admiration du Moniteur officiel et du Constitutionnel » pour notre pièce. Puis elle parlait du morne silence dans lequel avait été écouté le second acte, de l’attitude somnolente du public au troisième. Elle ajoutait que le public ne venait là, que pour s’amuser du scandale, que tous les applaudisseurs appartenaient à la claque, qu’il fallait l’intervention de la police pour « maintenir et comprimer le public entier à bout de patience, et se levant comme un seul homme ». L’article continuait, en nous imputant à crime ce que nous avions coupé, ce qui n’était plus dans la pièce représentée, et ce que l’auteur de l’article y mettait, — un inceste, par exemple, — dont il prêtait gratuitement l’intention au dénouement. Ici, la Gazette de France faisait appel à la dignité des comédiens, en leur reprochant de se ménager quelques recettes à la faveur de la curiosité provoquée par des scènes bruyantes ; et elle terminait par un procédé de critique littéraire jusqu’ici inusité, — une dénonciation aux contribuables ! « Ce qui nous regarde, nous, contribuables, disait-elle, c’est de savoir si nous devons, dans un temps où l’on parle tant d’économies, continuer à sacrifier trois ou quatre cent mille francs, par an, pour le plus grand profit d’une entreprise ministérielle, qui sait si bien tirer profit même du scandale…

Ce même jour, l’administrateur du Théâtre-Français, M. E. Thierry, venait chez nous. Nous lui demandions s’il était content des explications données par nous en tête de la pièce, que nous lui avions dédiée. Son embarras, quelques mots, nous laissaient voir son impression. Nous lui représentions notre situation, la nécessité où nous avions été de dire la vérité, toute la vérité. Et pourquoi, ajoutions-nous, le Théâtre-Français aurait-il à rougir d’une pièce, parce qu’elle a pris deux fois le chemin du Vaudeville, et parce que les auteurs ont la franchise de l’avouer ? Nous ne sommes pas de ceux qui écrivent pour tel ou tel théâtre ; nous écrivons pour le public que peut intéresser, sur n’importe quelle scène, une pièce qui a au moins la conscience d’être une œuvre d’art. Si nous avons frappé au Vaudeville, c’est que nous ne voyions pas plus haut des chances d’être joués ; c’est que nous croyions — à tort — le Théâtre-Français fermé à tout ce qui n’était pas une tragédie, une comédie en vers, ou une pièce en prose signée d’un nom aussi populaire au théâtre que celui de M. Émile Augier. Nous disions encore à M. Thierry que, si pour les inexpériences scéniques et les détails de métier, nous faisions bon marché de notre pièce, nous la trouvions, avec les critiques les plus autorisés, digne après tout du Théâtre-Français par ses qualités littéraires, par un style que les auteurs des Hommes de lettres, de Sœur Philomène, de Renée Mauperin, de Germinie Lacerteux, ne trouvent pas trop inférieur au style du répertoire moderne de notre grande scène.

M. Thierry nous répondait avec gêne, sortait de sa poche l’article de la Gazette de France du matin, et nous donnait lecture d’un passage de cet article, où la Gazette s’étonnait de ne pas nous voir retirer notre pièce. Là-dessus, nous disions à M. Thierry que, quand même nous aurions fait le plus grand chef-d’œuvre ou la plus grande turpitude, chef-d’œuvre ou turpitude n’exciteraient pas de telles passions, un tel bruit ; que ce qu’on sifflait n’était point notre pièce ; et que devant cette situation, devant des attaques sans précédent, devant la majorité des applaudissements, devant le courage et la confiance de nos acteurs, décidés à lutter jusqu’au bout, nous ne pouvions ni ne voulions retirer Henriette Maréchal et que nous étions décidés à attendre qu’elle fût arrêtée par l’administration, interdite par l’autorité. Seulement, nous demandions encore deux épreuves, celle de ce soir-là, et celle du lundi suivant : nous espérions, pour cette représentation du lundi, l’effet de notre brochure qu’on allait mettre en vente à quatre heures et qui nous semblait destinée à faire revenir les gens de cœur sur le compte de notre dignité et de notre indépendance. « Lundi, c’est impossible ! » nous dit M. Thierry. Ici, qu’on le comprenne bien, nous n’accusons pas M. Thierry. Nous lui restons, et nous lui resterons toujours profondément reconnaissants pour le brave accueil qu’il a fait à notre pièce. Aussi le plaignons-nous seulement pour s’être trouvé dans une situation où il ne pouvait nous accorder cette dernière demande.

La sixième représentation avait lieu le soir de cette entrevue. Tous ceux qui y ont assisté, peuvent dire le succès de la pièce dans cette soirée, la salle tout entière applaudissant, écrasant de ses bravos les quelques sifflets arriérés qui s’essayaient. Et c’était une salle de bonne foi, une salle payante : un vrai public de quatre mille francs de recette, — de trois mille neuf cent un, pour être exact. Nous allions voir M. Thierry après la pièce, nous lui disions qu’il nous semblait bien dur d’être arrêtés après une telle soirée, où le succès semblait enfin conquis : M. Thierry nous répondait qu’il ne pouvait rien nous promettre.

Le lendemain, Henriette Maréchal disparaissait de l’affiche du Théâtre-Français.

Maintenant, attaqués à droite et à gauche, attaqués en même temps par le Siècle et par l’Union, par l’Avenir national et par la Gazette de France, sans oublier le Monde ; fusillés par un premier Paris de la France, arrêtés par l’administration, — que nous reste-t-il à faire pour une pièce à laquelle les sympathies de la grande critique, les feuilletons de Jules Janin, de Théophile Gautier, de Nestor Roqueplan, de Paul de Saint-Victor, de Louis Ulbach, de Francisque Sarcey, la presse et le public, des recettes de quatre mille francs, une location de huit jours à l’avance, devaient assurer, semblait-il, le droit de vivre ?

Il nous reste à faire un appel à l’opinion, à cette grande majorité de spectateurs qui a applaudi Henriette Maréchal, à tout ce monde d’hommes et de femmes du Paris intelligent et lettré qui ne veut pas que la tyrannie de la politique ou l’exagération de la morale touche à ses plaisirs, à ses goûts, à ses sympathies. Il nous reste à faire un appel à nos ennemis mêmes, à ceux qui aiment la liberté et qui doivent avoir quelques regrets devant leur victoire, devant l’interdiction de notre pièce par mesure administrative.

Agréez, monsieur le rédacteur en chef, l’assurance de notre considération distinguée.

Appendice [deux lettres de 1865]

Nous donnons ici, sans commentaires, ces deux pièces curieuses à confronter :

Monsieur le rédacteur,

On fait circuler, au sujet de la première représentation d’Henriette Maréchal certaines accusations contre une partie du public qui composait la salle.

On veut jeter sur cette défaite une sorte de voile tout chargé de mystère ; on veut mettre de la cire aux oreilles du public ; on l’entoure de paravents pour lui dissimuler les sifflets ; on s’enveloppe soi-même d’une sorte de peplum de Chalchas-Critique, et l’on crie à la foule un de ces gros mots à l’aide desquels on explique la Raison universelle et la Cause efficiente et probante des choses !

En vérité, Figaro n’eut pas tort quand il parlait des avantages de la Sainte-Cabale.

On est tombé Gros-Jean, on se relève Étoile !

Eh bien ! non, Monsieur, il n’y avait point de cabale contre la pièce de MM. de Goncourt. Une cabale s’organise, et quoi que l’on ait — je ne sais déjà plus qui — prétendu qu’elle était bien disciplinée, c’est se railler du public que de vouloir prétendre qu’une bulle de savon ne peut crever sans que les puissances conjurées n’aient médité sa ruine.

Une cabale !… Et de qui ?… et pour quoi ?… contre quoi ?… — Voilà trois points d’interrogation auxquels il paraît difficile de répondre. C’est avec ce mot de cabale que les amis satisfont la politesse, que les auteurs consolent leur génie, et qu’enfin on fouette le dos des innocents assez niais, pour oser exprimer une opinion qui était la leur, en face d’une salle qui, ce soir-là, était toute aux soins empressés de l’amitié, aux benoîtes ferveurs de la sainte claque.

Le poulailler a crié, hurlé, sifflé. — Complot !…

Le parterre a applaudi, applaudi, applaudi. — Indépendance !

Renversez les mots, Monsieur, et vous aurez la vérité !

Nous autres, nous étions venus dès cinq heures, les pieds dans la boue, inquiets, impatients, plus sympathiques qu’hostiles, croyant au talent de ces messieurs et prêts à applaudir, si nous trouvions leur pièce bonne. Nous étions là près de trois cents jeunes gens… Et, en effet, on a raison de dire que nous étions une cabale…

Une cabale, c’est un complot ; et nous complotions la chose la plus extraordinaire, Monsieur, celle, étant les plus jeunes de l’assemblée, d’être les seuls payants ! Nous avions organisé la conspiration des pièces de vingt sous contre les billets d’amis. Et, — voyez à quel point nous sommes simples, — au moment où l’on nous refusait au guichet des billets de parterre, nous subissions l’inspection d’un capitaine recruteur qui ne nous demandait qu’un peu de claque pour un bon fauteuil. Et, à notre tour, nous avons refusé ; — refusé, voulant rester indépendants et ne pas mettre les ficelles de notre enthousiasme entre les mains d’un chef de claque, et, comme des pantins, ne pas lever les bras, jeter des cris, pleurer d’admiration, selon le caprice de Son Indépendance.

Nous avons sifflé, comprend-on cela ? sifflé, je ne sais quelles rapsodies que Bobino ne voudrait pas pour coudre à ses grelots ! Sifflé un vieux paquet de ficelles dont le portrait de mon père, les gants de ma fille, le domino de madame, le mari qui manque le train, sont les bouts les moins roussis et les moins usés ! Sifflé un premier acte dont le réalisme n’a même pas le charme de la nouveauté : les Enfers de Paris et la Mariée du Mardi-Gras sont moins retroussés et plus joyeux ! Sifflé un second acte dont la fantaisie court à travers un monde d’aphorismes prétentieux, de situations bizarres, de visions hystériques, commençant au babillage d’une servante et finissant au baiser ridicule d’une femme de quarante ans. Sifflé au troisième acte… Oh ! le troisième acte !… N’est-ce pas du Girardin, première édition, non corrigée ? Les Deux Frères faisant pendant aux Deux Sœurs ?… Du Girardin, moins… Girardin ! c’est-à-dire l’impossible, moins cette chose étonnante en faveur de laquelle on pardonne tout : l’originalité !

Nous disons, nous autres, ce que nous avons sifflé ; que les partisans de la pièce nous disent ce qu’ils ont applaudi, en dehors du magnifique jeu des acteurs, un seul acte, une seule scène, une situation, un mot, et nous nous déclarons satisfaits.

Il y a eu cabale, prétend-on ! Oui, la cabale des indépendants contre les engagés… volontaires ou non !…

Qui siégeait à l’orchestre ? Des amis, des amis, et toujours des amis !

Qui siégeait au parterre ?… — Un mot à ce propos, Monsieur. On a parlé d’Hernani ! Est-ce une ironie ? À l’époque d’Hernani, on livrait le parterre à la jeunesse, et l’on refusait la claque ! Mardi dernier, quand les jeunes gens se sont présentés, le parterre était envahi. — Par qui ? — Et ses portes fermées. — Pourquoi ? — Alors nous avons gagné les hauteurs. Quant à ceux du parterre, ils ne sifflèrent pas, j’en suis bien sûr, étant de ceux pour qui Boileau n’a pas fait ce vers :

C’est un droit qu’à la porte on achète en entrant.

Mardi, c’étaient les jeunes gens qui sifflaient et les genoux qui applaudissaient ! Voilà la petite différence à signaler entre les deux Hernani. Ce n’est pas un drapeau autour duquel les frères de Goncourt rassemblaient leurs partisans ! C’est un torchon ! Nous, nous n’avons pas une sensitive à la place de cœur ; nous ne prétendons pas faire un rempart de notre corps à Thalie, et Melpomène nous impose peu ! Nous savons chiffonner d’une main osseuse la guimpe des vieilles Muses, et nous accrocher, quand nous voulons rire, à la queue des sourds satyres, amoureux de la joie et de la folie. Est-ce une raison pour ne pas crier : Pouah ! quand la fange tente d’éclabousser l’art ! Nous n’aimons pas voir sa robe s’accrocher au clou du lupanar, et toute débraillée, titubant à travers les ruisseaux, voir la Muse, le stigmate de l’impudeur au front, s’en aller, psalmodiant des rapsodies sans nom, parmi lesquelles rien ne transpire, ni vérité, ni style, ni inspiration !

Nous ne sommes ni des cabaleurs, ni des amis ! Nous avions payé nos places ; et seuls peut-être dans toute la salle nous avions l’esprit dégagé de toutes les préoccupations de l’amitié et de la camaraderie. Mais, en vérité, en face des singulières rengaines qu’on voulait nous faire applaudir et accepter comme une transformation dans l’art, quand nous avons entendu comparer Hernani à Henriette, nous avons mis les clés à nos lèvres. Une révolution, cela ? On ne fait pas des révolutions avec des bonshommes de bois ; et si Bobèche avait voulu remplir le rôle de Mirabeau, la foule eût sifflé et tourné le dos. Qu’on nous donne Ruy Blas, Othello, Chatterton, le Gendre de M. Poirier, et vous verrez où seront les jeunes gens, et quelle grande cabale d’applaudissements nous nous chargeons de discipliner pour ces vraies fêtes de l’intelligence et de l’art !…

C’est sur ce souhait et cette espérance que nous finissons, Monsieur. Dussent certains esprits, complaisants aux douceurs d’une amitié pure, s’irriter parce que nous préférons Carmosine à Henriette, nous ne nous attacherons pas à discuter leurs goûts. Seulement, lorsqu’on nous crie : « Adorez ! » — Ma foi, non, nous aimons mieux siffler ! — C’est plus conséquent.

Mettez le bœuf gras dans une charrette, nous nous amusons ; mettez-le sur un autel, nous haussons les épaules ! Les messieurs de Goncourt se sont trompés de porte, ils ont pris la rue Richelieu pour la rue Montpensier ; c’est à recommencer !

Agréez, Monsieur, l’hommage de notre considération la plus distinguée.

Charles Dupuy, 23, rue de Condé ;
Louis Linyer, 3, rue des Fossés-Saint-Jacques ;
J. Bernard, 3, rue des Fossés-Saint-Jacques ;
Georges Nivet, 51, rue Monsieur-le-Prince ;
Émile Ranquet, 3, rue du Dragon.

* * *

Monsieur,

Nous avons l’honneur de vous envoyer la copie ci-jointe d’une note qui a couru aujourd’hui à l’École de droit, au cours de M. Colmet de Santerre.

La voici :

« MM. les étudiants en droit sont invités à se rendre ce soir lundi au Théâtre-Français pour siffler la nouvelle pièce, Henriette Maréchal. Il faut que la toile tombe au premier acte.

« Signé : PIPE DE BOIS. »

En vous signalant cet étrange mot d’ordre, nous n’avons pas besoin, Monsieur, de vous dire que nous désapprouvons complètement, avec l’immense majorité des étudiants, une prétention aussi contraire à la liberté théâtrale qu’aux égards dus aux auteurs et à des acteurs de talent.

A. Ramier, d’Aigremont,
Étudiant en droit, Étudiant en droit.

Opinion nationale, 12 décembre 1865.

Nous remercions MM. Ramier et d’Aigremont, et tous ceux dont ils sont la voix.

E. et J. de G.

Préface de la seconde édition (1883)

Aujourd’hui que la reprise d’Henriette Maréchal a réussi, que la pièce est écoutée, est applaudie, applaudie « avec un parti pris d’applaudir », impriment ceux qui eussent désiré qu’elle fût ressifflée, je demande au public la permission de compléter la préface en tête de notre Théâtre par quelques observations, quelques anecdotes, et quelques idées sur l’art théâtral de l’heure présente.

Dans cette préface j’ai dit : Henriette Maréchal est une pièce « ressemblant à toutes les pièces du monde » et les ennemis de la pièce ont fait dire à cet aveu plus qu’il ne disait, déclarant que l’œuvre n’avait pas la plus petite qualité personnelle. Voici seulement ce que j’ai voulu faire entendre, c’est que mon frère et moi, débutant au théâtre, et désireux d’être joués, nous avions essayé de faire une pièce jouable, une pièce cherchée parmi les combinaisons théâtrales ordinaires, trouvant déjà assez brave d’avoir risqué l’acte du bal masqué, un acte qui avait le mérite de la nouveauté, et d’un esprit original, avant que cet esprit fût devenu l’esprit de tout le monde, avant qu’il eût servi, tout un hiver, aux engueulements des bals de l’Opéra de la rue Le Peletier.

Maintenant, venons aux critiques de détails. On me reproche de grosses ficelles ; grosses ou petites, est-ce qu’il n’y en a pas chez tous les auteurs, les auteurs les plus habiles, dans cet art conventionnel, où je ne connais pas un dénouement de pièce qui ne soit amené par la surprise d’une conversation derrière un rideau, ou par l’interception d’une lettre, ou par un truc forcé de cette qualité ? Et tant qu’à choisir entre les petites et les grosses ficelles, ma foi, je préfère les grosses, les toutes franches : ce sont celles de l’ancien répertoire.

Puis vraiment, n’y aurait-il pas de grosses ficelles dans l’agencement de la vie humaine, de la véritable, de celle que nous vivons ? J’avais un cousin qui devint très amoureux d’une jeune fille du monde. Ce cousin avait eu une jeunesse un peu noceuse, était joueur… il fut refusé par les parents de la jeune fille. Mon cousin demeurait le cœur très pris. Il se passait un an, dix-huit mois, au bout desquels il lui arrivait un accident de voiture, dans le voisinage du château de celle qu’il aimait. Il y était recueilli, soigné… et devenait le mari de la jeune fille. C’est ce souvenir qui nous a donné, à mon frère et à moi, l’idée du transport de Paul de Bréville, blessé, chez Mme Maréchal.

Ah ! vraiment, on me fait un crime de bien des choses, de choses que me donne en spectacle, tous les jours, la vie du monde. Par exemple, on trouve tout à fait invraisemblable ce coup de cœur d’un tout jeune homme pour une femme de trente-quatre à trente-cinq ans. Savez-vous que chez tous les jeunes gens que j’ai connus, le premier amour effectif qui n’a pas été à une fille ou à une femme de chambre, je l’ai vu aller à des femmes de la société presque toujours plus âgées que Mme Maréchal, presque toujours à de sérieuses marraines de Chérubin ?

Enfin, en faisant tromper ce bon, cet excellent, cet hospitalier M. Maréchal par le jeune Paul de Bréville, j’aurais introduit sur les planches un adultère plus immérité, plus indigne, plus infâme, plus laid que les adultères jusqu’ici mis en scène par mes confrères en adultère au théâtre… comme si nous ne voyions pas journellement les trois quarts des messieurs Maréchal se montrer de vrais saints Vincent de Paul à l’endroit de l’homme qui les trompe.

* * *

Il faut que nous en prenions notre parti, nous sommes des auteurs immoraux, et nous ne sommes pas des carcassiers. Mais il n’y a pas qu’une carcasse dans une pièce, il y a autre chose dans la nôtre.

Théophile Gautier y trouvait une qualité, qu’il nous reconnaissait seuls posséder : une langue littéraire parlée. Et pour moi une langue nouvelle, c’est presque l’unique renouvellement dont est susceptible le théâtre. Une langue, où il n’existera plus de morceaux de livres, plus de phraséologie où passera le mot d’auteur, et où cependant le public sentira que c’est un lettré qui a fabriqué les paroles sortant de la bouche des acteurs, voilà la révolution à tenter ! Et cette révolution, nous l’avons essayée, essayée seulement. Ah ! si nous avions pu écrire une seconde pièce d’amour, celle-là, je vous en réponds, eût été balayée de tout jargon romantique ou livresque, et l’on n’y eût pas rencontré une phrase comme celle-ci : « Vous étiez dans mes rêves comme il y a du bleu dans le ciel », une phrase pas mal rédigée tout de même, mais appartenant au vieux jeu. Que ne l’avez-vous supprimée, me dira-t-on ? C’est qu’il ne s’agit pas de la supprimer et que le talent serait de la remplacer, celle-ci ou toute autre du même genre, par un équivalent apportant une note poétique, lyrique, idéale, de la même valeur, et un équivalent pris dans le vrai de la langue d’un amoureux.

Or, cela je le déclare tout à la fois le comble de la difficulté et le summum de l’art dramatique des années qui vont venir, — et je me trouve tout seul, pas assez fort pour y arriver.

Il était besoin, pour le tenter et peut-être réussir, de continuer à avoir pour collaborateur un poète doublé d’une oreille particulière, un original passant des heures entières, aux Tuileries, à entendre causer des bébés, pour le seul plaisir de surprendre la syntaxe de leurs phrases enfantines.

Maintenant, n’y aurait-il pas dans notre pièce une seconde qualité que personne n’a remarquée ? Si Henriette Maréchal n’étale pas absolument sur les planches des morceaux de notre vie, elle y apporte, tout le temps, les attitudes morales des deux frères, quand le jeune tombait amoureux. Elle redit sous des formules plus étudiées, avec des expressions plus littéraires, mais elle ne fait que redire les ironiques petites chamaillades, le tendre ferraillement d’esprit de ces moments-là, — en un mot le fraternel duel à huis clos de l’Expérience et de l’Illusion. Elle donne au public la note du scepticisme blagueur du vieux, et de l’appassionnement un peu ingénu de l’adolescent. Elle retrace enfin avec des souvenirs bien personnels et vécus — l’expression est acceptée aujourd’hui — des sentiments qui ont le mérite de représenter rigoureusement, à la scène, les sentiments humains et contradictoires de deux hommes d’âge différent, confondus et mêlés dans une même existence.

* * *

J’ai avancé, dans ma préface, que je regardais le théâtre comme un genre arrivé à son déclin. Le théâtre, pour moi, me semble le grand art des civilisations primitives. Ainsi, du temps d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, le théâtre est toute la littérature de la nation. Bien des années après, sous Louis XIV, dans une autre patrie de l’intelligence et du goût, le théâtre est encore presque toute la littérature ; mais peut-être déjà, en ce xviie  siècle, quelque gourmet de belles-lettres néglige, un soir, de se rendre à une comédie de Molière, pour lire au coin de son feu, les Caractères de La Bruyère. Et aujourd’hui, qui pourra nier qu’une Sapho ou qu’un Assom m oir ne prenne pas l’attention de la France, tout autant qu’une pièce d’Émile Augier ou d’Alexandre Dumas fils ? Au xxe  siècle que nous touchons, quelle place aura donc le livre et quelle place aura le théâtre ?

À cette concurrence redoutable faite déjà aujourd’hui par le livre au théâtre, je ne veux pas répéter les causes particulières et accidentelles qui me font voir, dans un avenir prochain, sa lamentable déchéance. Non, l’art dramatique ne deviendra pas tout à fait ce que j’ai prédit : « Quelquechose digne de prendre place entre des exercices de chiens savants et une exhibition de marionnettes à tirades », non, mais toutes les scènes de la capitale sont fatalement destinées à se transformer en des Édens, plus ou moins dissimulés.

Enfin, puisque le théâtre n’est pas encore mort et qu’il a peut-être devant lui la durée cahin-caha, qu’on prête à cette heure à la religion catholique, moi qui ne crois pas au théâtre naturaliste, au transbordement, dans le temple de carton de la convention, des faits, des événements, des situations de la vraie vie humaine : voici ma conviction. L’art théâtral, cet art malade, cet art fini, ne peut trouver un allongement de son existence que par la transfusion, dans son vieil organisme, d’éléments neufs, et j’ai beau chercher, je ne vois ces éléments que dans une langue littéraire parlée et dans le rendu d’après nature des sentiments, — toute l’extrême réalité, selon moi, dont on peut doter le théâtre.

Eh bien ! ces outils de renouvellement, je les trouve… à l’état embryonnaire bien certainement, mais je les trouve dans Henriette Maréchal, dans cette pièce qui est un début, — et un début ne produit jamais une œuvre tout à fait supérieure. Peut-être si l’on ne nous avait pas aussi brutalement arrêtés, à une troisième ou à une quatrième pièce, aurions-nous un peu plus complètement réalisé ce que notre ambition littéraire avait entrevu.

Du vrai, du vrai dans notre pièce, du vrai, il y en a peut-être plus qu’on ne croit. À propos de la phrase « J’en ferais mon cœur », un critique théâtral disait hier que c’était un propos de soubrette d’il y a cent ans. J’ouvre notre Journal en octobre 1863, à la fin d’un séjour chez Mme Camille Marcille, à Oisème, près de Chartres, je trouve cette note écrite par mon frère :

Voici, je crois, la première aventure d’amour flatteuse qui m’arrive. Une petite bonne, une pauvre enfant trouvée de l’hospice de Châtellerault, servait les fillettes de Mme Marcille. Elle avait une de ces figures minables, comme il semble qu’il y en ait eu au moyen âge, après les grandes famines, avec des yeux dont le dévouement jaillissait comme de ceux d’un chien battu. La brave fille, un soir, en déshabillant sa maîtresse, se mit à lui dire : « Ah ! Madame, ce monsieur Jules, je le trouve si potelé, si gai, si joufflu, si gentil, que, si j’étais riche, j’en ferais mon cœur. »

Edmond de Goncourt.

La Patrie en danger.
Préface de la première édition (1873)25

La pièce ici imprimée, je la donne, telle qu’elle a été écrite par mon frère et par moi, telle qu’elle a été lue par mon frère au comité de la Comédie-Française, le 7 mars 1868, je la donne sans changer un mot26.

Maintenant, si cela intéresse quelques personnes, de savoir les raisons, pour lesquelles je renonce à épuiser toutes les chances d’une représentation théâtrale sur un théâtre quelconque, pour une œuvre dans laquelle mon frère avait mis et les derniers efforts et les dernières espérances de sa vie, ces raisons, les voici :

Sous l’Empire, on nous avait dit : « Allez, c’est bien inutile de chercher à vous faire jouer, jamais la censure ne laissera passer votre pièce. »

L’Empire est tombé, la République lui a succédé ; mais sous le nouveau régime de liberté, je retrouve la censure replâtrée dans sa perpétuité et rafistolée dans sa toute-puissance. Or, avec les nouveaux censeurs, — qui, je crois bien, sont toujours les anciens, — je n’ai pas seulement à appréhender qu’ils trouvent notre pièce ou trop légitimiste ou trop révolutionnaire ; par le fait cruel des derniers événements, j’ai à craindre qu’ils ne découvrent, en notre troisième acte — écrit en 1867, dans la prévision certaine de la guerre future, — des allusions, des manœuvres tendant à une agitation dangereuse pour nos relations avec la Prusse.

Dans cette crainte, aujourd’hui que, des deux collaborateurs, je suis resté seul avec une énergie un peu défaillante, je ne me sens pas le courage d’entreprendre les démarches, de subir les taquineries, les ennuis, les petites tortures morales, qu’un fabricateur de livres rencontre d’ordinaire près d’une direction théâtrale, quand au bout d’une réussite si chèrement achetée peut se dresser le désespérant veto 27.

Après tout, s’il me prenait fantaisie de faire le tour des théâtres de Paris, il se pourrait bien que les directeurs épargnassent aux censeurs le crime que je leur impute par avance et que notre pièce fût refusée partout. Le temps n’est guère aux tentatives d’art pur, et le public républicain d’aujourd’hui me paraît ressembler bien fort au public impérial d’hier, au public contemporain de cette anecdote.

Je me trouvais, il y a quelques années, dans le salon d’un grand écrivain ; autour de lui des auteurs de livres connus, des esprits distingués et bêtement idéaux, gémissaient, sur un mode élevé, du remplacement au théâtre des mots spirituels par des gorges, du remplacement des phrases bien faites par des cuisses, et à défaut de chair toute crue, et toute nue, du remplacement d’à peu près tout par des robes de Worth. Tout à coup, une actrice, connue par le cynisme de son esprit, interrompit les doléances littéraires par cette apostrophe : « Vous êtes jeunes, vous autres, mais le théâtre au fond, mes enfants, c’est l’absinthe du mauvais lieu. »

Et ladite actrice avait toujours l’habitude d’appeler les sales choses par leurs noms propres.

Obligé de reconnaître que le brutal aphorisme a du vrai pour aujourd’hui comme il en avait pour hier, et que la République n’a pas encore beaucoup fait pour la régénération du goût public, je me résigne, à peu près de la même manière qu’on se suicide, à imprimer cette pièce, un peu consolé cependant par un pressentiment vague, qui me dit qu’un jour, un jour que nous devons tous espérer, cette œuvre mort-née sera peut-être jugée digne d’être la voix avec laquelle un théâtre national fouettera le patriotisme à la France28.

Edmond de Goncourt.

Théâtre : Henriette Maréchal. — La Patrie en danger.
Préface (1879)29

Sur une grande table à modèle, aux deux bouts de laquelle, du matin à la tombée du jour, mon frère et moi faisions de l’aquarelle dans un obscur entresol de la rue Saint-Georges, un soir de l’automne de l’année 1850, en ces heures où la lumière de la lampe met fin aux lavis de couleur, — poussés je ne sais par quelle inspiration, nous nous mettions à écrire ensemble un vaudeville avec un pinceau trempé dans de l’encre de Chine. Jusqu’à ce jour, toute notre littérature consistait en un carnet de notes, contenant les étapes et les menus de repas d’un voyage en France de six mois à pied, le sac sur le dos, et où seulement, tout à la fin, s’étaient glissées quelques notes sur le ciel, la terre, les Mauresques de l’Algérie. Je ne tiens pas compte toutefois d’un Étienne Marcel, drame en cinq actes et en vers, commis en rhétorique par mon frère, et d’un indigeste travail sur les « Châteaux de la France au moyen âge », présenté par moi à la Société d’histoire de France pour avoir l’honneur d’être admis parmi ses membres.

Le vaudeville en deux actes, terminé et baptisé Sans Titre, nous nous trouvions ne connaître ni un auteur, ni un journaliste, ni un acteur, enfin personne au monde qui tînt de loin ou de près à la littérature ou au théâtre. Nous allions chercher, au Palais-Royal, l’adresse de Sainville, nous lui écrivions ; il nous accordait un rendez-vous. Nous sonnions à la porte du comique ainsi qu’on sonne à la porte d’un dentiste. Une jolie bonne, pareille à celles qui jaillissent d’un portant de coulisse de théâtre, nous ouvrait, nous introduisait au salon. Et nous commencions notre lecture devant Sainville et un grand monsieur qu’il nous disait avoir l’habitude de consulter. Ce n’était pas encourageant de lire à Sainville. Le rond et jovial acteur, sur les planches, avait chez lui, pour l’audition d’une pièce, une figure d’une impénétrabilité grognonne, et qui peu à peu prenait quelque chose de la face mauvaise de ces gras mandarins qu’on voit, sur des potiches du Céleste Empire, ordonner des supplices. La lecture terminée, d’abord un silence glacial… Puis le comique nous dit durement que la chose manque de couplets, nous tâte pour savoir si nous accepterions une collaboration, enfin nous demande de lui laisser la pièce une quinzaine de jours pour nous donner une réponse définitive.

Les quinze jours se passaient dans l’attente anxieuse de gens qui ont une pièce, et une première pièce présentée à un théâtre. Au bout des deux semaines, nous recevions de Sainville cette lettre :

28 octobre 1850.

… Je viens de soumettre votre manuscrit à la personne chargée de lire les pièces représentées, et c’est avec regret que je viens vous annoncer que sa réponse n’a pas été favorable. Elle y a comme moi trouvé beaucoup d’esprit, mais pas assez de pièce…

Un certain nombre d’années se passaient ; mon frère et moi, avions écrit l’Histoire de la société pendant la Révolution et pendant le Directoire, l’Histoire de Marie-Antoinette. Un soir, un de nos jeunes amis, Scholl, devenu depuis le brillant journaliste de ce temps, se moquait aimablement du sérieux de nos travaux, de nos prétendues visées académiques, quand je l’interrompis en lui disant :

— Eh bien ! vous ne vous douteriez jamais par quoi nous avons commencé en littérature. Si c’était cependant par un vaudeville ?

— Oh ! lisez-moi-le donc ?

J’allai chercher le manuscrit et je lus une partie du premier acte.

— Vous me faites poser, me jeta mon ami en m’interrompant. C’est le Bourreau des Crânes que vous me lisez là !

Je n’avais pas vu la pièce, et, à ce qu’il paraît, elle commence par une dispute et un soufflet donné dans la salle.

Peut-être, il n’y eut là, qu’une rencontre assez ordinaire entre des fabricateurs de pièces à la recherche d’une originalité quelconque. Enfin, Dieu merci, nous ne fûmes pas joués, et nous dûmes peut-être à ce bienheureux refus de ne pas devenir des vaudevillistes à tout jamais.

L’échec de Sans Titre ne nous décourageait pas dans le premier moment, et le mois suivant, arrivait, cette fois, directement au Palais-Royal, un nouveau vaudeville en trois actes intitulé : Abou-Hassan, que M. Coupart nous retournait avec les condoléances ordinaires.

L’année d’après, nous publiions dans le mois de décembre, En 18.., notre premier roman qui paraissait le jour du coup d’État, et dont les affiches étaient interdites, comme pouvant être prises par le public pour une allusion au 18 brumaire. En cette semaine violente, peu occupée, on le comprendra, de littérature, Janin, que nous allions remercier du seul article bienveillant publié sur notre livre, nous saluait, en nous reconduisant avec cette phrase : « Voyez-vous, il n’y a que le théâtre ! » Et en revenant de chez lui, en chemin, l’idée naissait chez nous de faire pour les Français une revue de l’année, dans une conversation, au coin d’une cheminée, entre un homme et une femme, pendant la dernière heure du vieil an, un petit proverbe qui devait s’appeler : La Nuit de la Saint-Sylvestre 30.

L’acte fait, Janin nous donne une lettre pour Mme Allan. Et nous voici, rue Mogador, au cinquième, dans l’appartement de l’actrice qui a rapporté Musset de Russie, et où une vierge byzantine au nimbe de cuivre doré rappelait le long séjour de la femme là-bas. Elle est en train de donner le dernier coup à sa toilette devant une psyché à trois battants, presque refermée sur elle et qui l’enveloppe d’un paravent de miroirs. La grande comédienne se montre accueillante, avec une voix rude, rocailleuse, une voix que nous ne reconnaissons pas, et qu’elle avait l’art de transformer en une musique au théâtre. Elle nous donne rendez-vous pour le lendemain. Mon frère est très ému, Mme Allan a de suite, pour l’encourager dans sa lecture, de ces petits murmures flatteurs pour lesquels on baiserait les pantoufles d’une actrice. Bref, elle accepte le rôle, et elle s’engage à l’apprendre et à le jouer le 31 décembre, et nous sommes le 21.

Il est deux heures. Nous dégringolons l’escalier et nous courons chez Janin. Mais c’est le jour de son feuilleton. Impossible de le voir. Il nous fait dire qu’il verra Houssaye le lendemain.

De là, d’un saut, dans le cabinet du directeur du Théâtre-Français, auquel nous sommes alors parfaitement inconnus. « Messieurs, nous dit-il tout d’abord, nous ne jouerons pas de pièces nouvelles, cet hiver. C’est une détermination prise… je n’y puis rien. » Un peu touché toutefois par nos tristes figures, il ajoute : « Que Lireux vous lise et fasse son rapport, je vous ferai jouer, si je puis obtenir une lecture de faveur. »

Il n’est encore que quatre heures. Un coupé nous jette chez Lireux. « Mais, Messieurs, nous dit assez brutalement la femme qui nous ouvre la porte, vous savez bien qu’on ne dérange pas M. Lireux, il est à son feuilleton… » — « Entrez, Messieurs », nous crie une voix bon enfant, et nous pénétrons dans une chambre d’homme de lettres à la Balzac, où ça sent la mauvaise encre et la chaude odeur d’un lit qui n’est pas encore fait. Le critique, très aimablement, nous promet de nous lire le soir, et de faire son rapport le lendemain. Aussitôt, de chez Lireux, nous nous précipitons chez Brindeau qui doit donner la réplique à Mme Allan. Brindeau n’est pas rentré, mais il a promis d’être à la maison à cinq heures, et sa mère nous retient. Un intérieur tout rempli de gentilles et bavardes fillettes. Nous restons jusqu’à six heures… et pas de Brindeau.

Enfin, nous nous décidons à aller le relancer au Théâtre-Français à sept heures et demie. « Dites toujours, — s’écrie-t-il en s’habillant, tout courant dans sa loge, et nu sous un peignoir blanc ; — non, pas possible d’entendre la lecture de votre pièce. » Et il galope à la recherche d’un peigne, d’une brosse à dents. « Ce soir, par exemple, après la représentation ? — Impossible, je vais souper en sortant d’ici avec des amis… Ah ! tenez, j’ai dans ma pièce un quart d’heure de sortie… Je vous lirai pendant ce temps-là… Attendez-moi dans la salle. » La pièce dans laquelle il jouait finie, nous repinçons Brindeau qui veut bien du rôle !

Du Théâtre-Français, nous portons le manuscrit chez Lireux, et à neuf heures nous retombons chez Mme Allan, que nous retrouvons tout entourée de famille, de collégiens, et à laquelle nous racontons notre journée.

Deux jours après, assis sur une banquette de l’escalier du théâtre, et palpitants et tressaillants au moindre bruit, nous entendions Mme Allan jeter à travers une porte qui se refermait sur elle, de sa vilaine voix de la ville : « Ce n’est pas gentil, ça ! »

« Enfoncés », dit l’un de nous à l’autre avec cet affaissement moral et physique qu’a si bien peint Gavarni dans l’écroulement de ce jeune homme, tombé sur la chaise d’une cellule de Clichy.

Et c’étaient presque aussitôt des tentatives nouvelles, des inventions et des compositions de pièces dont j’ai oublié le titre et dont je ne soupçonne plus guère l’existence que par la lettre de refus d’un directeur de théâtre. Ainsi, je trouve une lettre de M. Lemoine-Montigny, à la date d’avril 1852, me parlant de la fraîcheur d’un acte au Bas-Meudon, et qui me rappelle vaguement que nous avons cherché une pièce dans notre premier roman. Il me revient même que, pressés de faire un opéra-comique par notre cousin de Villedeuil, qui avait de l’argent dans le Théâtre-Lyrique, nous avons écrit une farce dans la manière des vieux bouffons italiens, intitulée : Mam’selle Zirzabelle, acte pour lequel, je ne suis pas bien sûr que mon frère n’ait pas composé des vers qui s’entremêlaient à travers la prose. Mais elle est bien diffuse, bien incomplète aujourd’hui, la mémoire de ces pièces, et d’autres encore faites il y a près de trente ans, et que nous avons brûlées dans un jour, où nous ne voulions laisser rien de trop indigne de nous.

Il y eut cependant en ces années, où nous nous occupions historiquement du Directoire, un acte présenté au Théâtre-Français, que je regrette de voir perdu31, et dont j’aurais voulu donner quelques extraits dans cette préface. Cette pièce avait le mérite d’être la première pièce faite sur le Directoire, bien avant les pièces à succès. Et ce petit acte appelé par nous : Incroyables et Merveilleuses, c’était vraiment une jolie mise en scène du temps étudié par nous, au milieu du touchant épisode d’un divorce.

Une autre pièce a un certain intérêt pour les gens qui sont curieux de l’histoire littéraire des auteurs qu’ils aiment. La pièce, intitulée Les Hommes de lettres, était l’embryon du roman qui a pour titre aujourd’hui Charles Demailly. Les cinq actes terminés dans l’été de 1857, nous les lisions à nos amis au mois d’octobre. La mort du héros, un écrivain qui mourrait des attaques de la presse, on la rejetait « comme la mort d’une sensitive ». Depuis, j’ai pu juger que cette mort n’était pas aussi invraisemblable qu’elle le paraissait à mes auditeurs. Enfin la pièce, réduite en quatre actes, était présentée au Vaudeville et sa réception d’avance annoncée par les journaux ; toutefois l’acceptation définitive par le directeur ne devait nous parvenir qu’un certain mercredi.

De cruels jours pour le système nerveux des gens, et des jours éternels, que ces jours d’attente ; et je donne ici une note que je retrouve écrite sur un bout de papier :

« Mercredi 21 octobre 1857. — Un mauvais sommeil et le matin la bouche sèche comme après une nuit de jeu. Des espérances qu’on chasse et qui reviennent. Et de l’émotion qui circule en vous et de noirs pressentiments. Nous n’avons pas le courage d’attendre la réponse chez nous. Nous allons battre la banlieue, regardant bêtement, ahuris et muets, à la portière du chemin de fer, passer les arbres et les maisons. D’Auteuil nous gagnons, à pied, le pont de Sèvres. Nous avons besoin de marcher. Là, sur la gauche, dans les vapeurs bleues de la Seine, parmi la rouille de l’automne : c’est la muse frileuse de notre pauvre En 18.. Voici la route de Bellevue, et, sur cette route, nous rencontrons tenant par la main un joli enfant, la jeune fille, jeune femme aujourd’hui, que l’un de nous a eu, au moins pendant huit jours, la très sérieuse pensée d’épouser… et qui nous rappelle du vieux passé… Il y a des années qu’on ne s’est vu… On s’apprend les morts et les mariages… et l’on nous gronde doucement d’avoir oublié d’anciens amis… Puis nous voilà dans la maison de santé du docteur Fleuri, causant avec Banville, et croisant dans notre promenade, le vieux dieu du drame, le vieux Frédérick Lemaître…

« … Dans tout cela, par tous ces chemins, en toutes ces rencontres, au milieu de toute notre vie morte que le hasard ramène autour de nous et qui semble nous mener à une vie nouvelle, nous roulons, les oreilles et les yeux aux bruits et aux choses comme à des présages bons ou mauvais, et prêtant à la nature le sentiment de notre fièvre… En rentrant : rien. »

Une semaine après, nous apprenions que notre pièce n’était ni reçue ni refusée, que Beaufort voyait un danger dans la mise à la scène de la petite presse… qu’il attendait. Cette nouvelle qui, quelques jours auparavant, eût été un vrai chagrin pour nous, ne nous causait qu’une assez médiocre déception. Notre envie de voir jouer les Hommes de lettres s’était un peu usée dans le travail que nous avions entrepris de tirer de la pièce un roman avec tous les développements du livre. De ce jour, nous appartenions exclusivement au roman ; cela jusqu’à l’année 1863, où nous écrivions Henriette Maréchal.

Henriette Maréchal était représentée le 5 décembre 1865.

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Nous avions montré jusque-là devant les attaques, les insultes, le barrage de notre carrière, que nous ne nous découragions pas facilement, et notre mémorable chute ne nous faisait point renoncer au théâtre. Au contraire, elle mettait en nous la volonté entêtée et presque colère de faire une dizaine de pièces coup sur coup, et cette fois sans aucune concession aux ingénieuses ficelles, au secret, à tout ce charpentage moderne dont n’a jamais usé l’ancien, le classique répertoire. Mais, pour cet effort, pour ce travail, il fallait avoir la santé, et mon frère ne l’avait déjà plus. Nous nous plongions cependant en un drame de la Révolution vers laquelle nous nous sentions attirés depuis des années, et dans laquelle le siège de Verdun donnait l’épisode héroïque de la défense de la France contre l’étranger. Nous étions un peu poussés à cette pièce, il faut l’avouer, par une croyance à des événements prochainement graves. Des paroles prophétiques du général Ducrot, alors commandant à Strasbourg, prononcées dans le salon de la princesse Mathilde, — et qui faisaient sourire, — des conversations intimes avec notre parent Édouard Lefebvre de Béhaine premier secrétaire d’ambassade à Berlin nous avaient donné la certitude qu’une guerre était imminente avec la Prusse. Nous écrivions donc en l’année 1867 la Patrie en danger que nous lisions au Théâtre-Français, sans la moindre illusion sur notre réception, mais pour apprendre aux autres directeurs de théâtres qu’il y avait chez nous une pièce, qu’à un certain moment ils trouveraient peut-être utile de jouer. Mais la guerre était si promptement déclarée, et le cataclysme si rapide… puis mon frère était mort au mois de juin.

La Patrie en danger est incontestablement la meilleure pièce que nous ayons faite, elle a cela, que je ne retrouve nulle part, dans aucun drame du passé : une documentation historique qui n’a pas été encore tentée au théâtre.

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Au fond, nous avons échoué au Théâtre-Français pour le crime d’être des réalistes, et sous l’accusation d’avoir fait une pièce réaliste. Eh bien, là-dessus je tiens à m’expliquer. Dans le roman, je le confesse, je suis un réaliste convaincu ; mais, au théâtre, pas le moins du monde. Ainsi, dans la pièce d’Henriette Maréchal, à propos de laquelle, un moment, il semblait qu’on nous fît l’honneur d’avoir inventé l’adultère au théâtre, dans cette pièce ressemblante à toutes les pièces du monde, il n’y a jamais eu pour nous qu’un acte original et bien personnel à nous : le Bal masqué. Et quand, dans cet acte, nous jetions cette poésie soupirante d’un jeune cœur qui s’ouvre au milieu de tous les bruits d’esprit, de tous les engueulements drolatiques, de toutes les folies cocasses d’une nuit d’Opéra, — pas si réelle qu’on a bien voulu le dire, — nous croyions très sincèrement faire de la fantaisie, — oui, de la fantaisie moderne, s’entend ; car il n’y a pas à recommencer au xixe  siècle, n’est-ce pas, la fantaisie shakespearienne ?

Nous entrevoyions si peu le théâtre de la réalité, que dans la série des pièces que nous voulions faire, nous cherchions notre théâtre à nous, exclusivement dans des bouffonneries satiriques et dans des féeries. Nous rêvions une suite de larges et violentes comédies, semblables à des fresques de maîtres, écrites sur le mode aristophanesque, et fouettant toute une société avec de l’esprit descendant de Beaumarchais, et parlant une langue ailée, une langue littéraire parlée que je trouve, hélas ! manquer aux meilleurs de l’heure présente : des comédies enfin où une myope Thalie ne serait plus cantonnée à regarder dans un petit coin avec une loupe. Parmi ces comédies, nous avions commencé à en chercher une dans la maladie endémique de la France de ce temps, une comédie-satire qui devait s’appeler l a Blague, et dont nous avions déjà écrit quelques scènes.

Mais ce qui nous paraissait surtout tentant à bouleverser, à renouveler au théâtre : c’était la féerie, ce domaine de la fantaisie, ce cadre de toutes les imaginations, ce tremplin pour l’envolement dans l’idéalité ! Et pense-t-on ce que pourrait être une scène, balayée de la prose du boulevard et des conceptions des dramaturges de cirque, et livrée à un vrai poète au service de la poésie duquel on mettrait des machinistes, des trucs, et toutes les splendeurs et toutes les magies du costume et de la mise en scène d’un Grand Opéra ? Et songe-t-on à quelque chose comme un Beau Pécopin représenté dans ces conditions ?… Il est vrai qu’on n’y a jamais songé, et qu’on ne songera jamais qu’aux Sept Châteaux du diable.

Je ne suis donc pas un réaliste au théâtre, et, sur ce point, je suis en complet désaccord avec mon ami Zola et ses jeunes fidèles. Et cependant, je dois l’avouer, Zola semble logique, quand il demande, quand il appelle, quand il espère pour le réalisme un théâtre, ainsi que le romantisme a eu le sien.

Mais, lui dirai-je, que valent nos bonshommes à nous tous, sans les développements psychologiques et, au théâtre, il n’y en pas et il ne peut pas y en avoir ! Puis sur les planches je ne trouve pas le champ à de profondes et intimes études des mœurs, je n’y rencontre que le terrain propre à de jolis croquetons parisiens, à de spirituels et courants crayonnages à la Meilhac-Halévy ; mais, pour une recherche un peu aiguë, pour une dissection poussée à l’extrême, pour la récréation de vrais et d’illogiques vivants, je ne vois que le roman ; et j’avancerais même que si par hasard le même sujet d’analyse sérieuse était traité à la fois par un romancier et un auteur dramatique, — l’auteur dramatique fût-il supérieur au romancier, le premier aurait l’avantage et le devrait peut-être aux facilités, aux commodités, aux aises du livre.

Et vraiment Zola se rend-il bien compte de cette boîte à convention, de cette machine de carton qu’est le théâtre, de ce tréteau enfin, sur lequel l’avarice bouffe de l’Avare de Molière arrive au point juste d’optique, tandis que l’humaine avarice d’un père Grandet, cette avarice si bellement étudiée, je ne suis pas bien sûr qu’elle fasse là l’effet de l’autre.

Oui, le romantisme a eu un théâtre, et il existe des raisons pour cela. Quand même le romantisme ne posséderait pas à sa tête l’homme unique qui a doté l’art dramatique de la plus sonore langue poétique qui fût jamais, le romantisme aurait un théâtre ; et, ce théâtre, il le devrait à son côté faible, à son humanité tant soit peu sublunaire fabriquée de faux et de sublime, à cette humanité de convention qui s’accorde merveilleusement avec la convention du théâtre. Mais, les qualités d’une humanité véritablement vraie, le théâtre les repousse par sa nature, par son factice, par son mensonge.

Et voilà comme quoi je ne crois pas au rajeunissement, à la revivification du théâtre, et comme quoi j’ai des idées particulières sur son compte. Qu’on ne me prête pas du dépit, de la mauvaise humeur, le sentiment bas et rancunier d’un homme qui ne veut pas que les autres réussissent là où il a échoué. Je vais faire une franche confession : je ne trouve pas que mon frère et moi ayons fait du théâtre à l’époque du complet développement de notre talent, sauf peut-être dans la Patrie en danger, — et encore c’est un genre pour lequel je n’ai guère plus d’estime que pour le roman historique ; — par là-dessus, j’ai brûlé mes premières pièces, n’en ai point en carton, et n’en ferai jamais plus. J’ai donc lieu de me considérer comme un impartial et désintéressé spectateur qui regarde et juge de la galerie. Eh bien ! regardant et jugeant ce qui se passe, le théâtre m’apparaît comme bien malade, comme moribond presque. Oh ! je sais d’avance les ironies et les mépris qui vont accueillir cette proposition, mais les ironies et les mépris de mes contemporains, après m’avoir un peu troublé au commencement de ma carrière, me laissent bien tranquille à l’heure qu’il est, et je vais dire pourquoi. Quand en 1851, dans mon premier livre, je témoignais mon admiration pour l’art japonais et que je me permettais de dire que l’art industriel de ce pays était supérieur à l’article Paris, un journaliste a demandé que je fusse enfermé à Charenton comme coupable de mauvais goût ; aujourd’hui je crois que ledit journaliste a plus de chance d’y être mené que moi par le goût public. Quand j’entreprenais la réhabilitation des peintres du xviiie  siècle, — mon ami Burty l’a imprimé, — la bibliographie des revues d’art graves rougissait de mentionner seulement les noms de ces peintres de notre pays. Aujourd’hui on peut consulter les prix de vente de leurs tableaux, et l’on s’apercevra avant peu de la révolution qu’aura amenée dans les esprits, l’exposition des Beaux-Arts de ces jours-ci. Quand je disais dans ma préface de Germinie Lacerteux qu’il était possible d’intéresser le public avec « des infortunes, et des larmes de peuple », on se rappelle les superbes négations qui se produisirent32 ; il me semble que les succès des derniers romans peuple m’ont donné largement raison. Du haut de ces prétendus paradoxes passés à l’état de vérités, de truism, voici aujourd’hui ma vaticination sur le théâtre. Avec l’évolution des genres qu’amènent les siècles, et dans laquelle est en train de passer au premier plan le roman, qu’il soit spiritualiste ou réaliste ; avec le manque prochain sur la scène française de l’irremplaçable Hugo, dont la hautaine imagination et la magnifique langue planent uniquement sur le terre-à-terre général ; avec le peu d’influence du théâtre actuel en Europe, si ce n’est dans les agences théâtrales ; avec l’endormement des auteurs en des machines usées au milieu du renouveau de toutes les branches de la littérature ; avec la diminution des facultés créatrices dans la seconde fournée de la génération dramatique contemporaine ; avec les empêchements apportés à la représentation de pièces de purs hommes de lettres ; avec de grosses subventions dont l’argent n’aide jamais un débutant ; avec l’amusante tendance du gouvernement à n’accepter de tentatives dans un ordre élevé que de gens sans talent ; avec, dans les collaborations, le doublement du poète par un auteur d’affaires ; avec le remplacement de l’ancien parterre lettré de la Comédie-Française par un public d’opéra ; avec… avec… avec des actrices qui ne sont plus guère pour la plupart que des porte-manteaux de Worth ; et encore avec des avec qui n’en finiraient pas, l’art théâtral, le grand art français du passé, l’art de Corneille, de Racine, de Molière et de Beaumarchais est destiné, dans une cinquantaine d’années tout au plus, à devenir une grossière distraction, n’ayant plus rien de commun avec l’écriture, le style, le bel esprit, quelque chose digne de prendre place entre des exercices de chiens savants et une exhibition de marionnettes à tirades.

Dans cinquante ans le livre aura tué le théâtre33.

Edmond de Goncourt.