Chapitre deuxième
Le génie, comme puissance de sociabilité et création d’un nouveau milieu social
I. Le génie comme puissance de sociabilité. — L’analyse scientifique et la synthèse artistique. Le génie combine les possibles ; son premier caractère est la puissance de l’imagination. — Son second caractère est la puissance du sentiment, de la sympathie et de la sociabilité. Insuffisance de la distinction entre les génies subjectifs et les génies objectifs. — Comment la faculté de se dédoubler, de sortir de soi, qui caractérise le génie, peut aboutir à la folie.
II. Le génie comme création d’un nouveau milieu social. — Rapports du génie au milieu existant. Diverses théories sur ce sujet. — Théorie de M. Taine. — Théorie de M. Hennequin. Insuffisance des diverses théories. — Comment le génie crée un milieu social nouveau. L’innovation et l’imitation dans la société humaine.
I — Le génie comme puissance de sociabilité
La religion commande aux hommes de croire à la réalisation possible d’une société idéale de justice, de charité et de félicité, déjà en partie réalisée et dont nous devons, pour notre part, nous faire membres ou citoyens. Comme il y a une cité idéale de la religion, il y a aussi une cité idéale de l’art ; mais la première est, pour le croyant, l’objet d’une affirmation et d’une volonté, la seconde est un simple objet, de contemplation et de rêve. La religion vise au réel, l’art se contente du possible ; il n’en superpose pas moins, comme la religion, un monde nouveau au monde connu, et, de même que la religion, il nous met en rapport d’émotion et de sympathie avec ce monde ; par conséquent, il en fait un monde d’êtres animés plus ou moins analogues à l’homme ; par conséquent enfin, il en fait une société nouvelle ajoutée par l’imagination à la société où nous vivons réellement. Comme la religion, l’art est un anthropomorphisme et un « sociomorphisme17. »
La science expérimentale, en son ensemble, est une de la analyse réalité, qui note les faits l’un après l’autre, puis en dégage les lois abstraites. La science recueille donc lentement les petits faits, amassés un à un par d’humbles travailleurs ; elle laisse le temps, le nombre et la patience accroître lentement son trésor. Elle me fait songer à cette fillette qu’un jour de pluie, sous le toit de chaume qui dégoutte, je voyais s’amuser à recevoir chaque goutte d’eau dans son dé : le vent du ciel chasse au loin les gouttelettes, et l’enfant tend son dé, patiente, et le petit dé n’est pas encore plein. L’art n’a point cette patience : il improvise, il devance le réel et le dépasse ; c’est une synthèse par laquelle on s’efforce, étant données ou simplement supposées les lois du réel, de reconstruire pour l’esprit une réalité quelconque, de refaire un monde partiel. Faire une synthèse, créer, c’est toujours de l’art, et, sous ce rapport, le génie créateur dans les sciences se rattache lui-même à l’art ; les inventions de la mécanique appliquée, la synthèse chimique sont des arts. Si le savant peut parfois produire quelque chose de matériellement nouveau dans le monde extérieur, tandis que le génie du pur artiste crée seulement pour lui et pour nous, cette différence est plus superficielle qu’on ne pourrait le croire : tous les deux poursuivent le même but d’après des procédés analogues et cherchent également dans des domaines divers à faire du réel, à faire même de là vie, à créer. Dans la composition des caractères, par exemple, l’art combine, comme les chimistes dans la synthèse des corps, des éléments empruntés à la réalité. Par ces combinaisons, il reproduit sans doute bien souvent les types mêmes de la nature ; d’autres fois, il manque son œuvre et aboutit à des êtres monstrueux, non viables dans l’ordre de la nature ; mais d’autres fois aussi, — et c’est là l’un des espoirs les plus hauts, l’une des marques du vrai génie, — il peut aboutir à créer des types parfaitement viables, parfaitement capables d’exister, d’agir, de faire souche dans la nature, et qui cependant n’ont jamais existé en fait, n’existeront peut-être, jamais. Ces types-là sont une création de l’imagination humaine, au même titre que tel corps qui n’existait pas dans la nature et qui a été fabriqué de toutes pièces par la chimie humaine avec des éléments existants dont elle a seulement varié la combinaison.
Pour le génie proprement créateur, la vie réelle au milieu de laquelle il se trouve n’est qu’un accident parmi les formes de vie possible, qu’il saisit dans une sorte de vision intérieure. De même que, pour le mathématicien, notre monde est pauvre en combinaisons de lignes et de nombres, et que les dimensions de notre espace ne sont qu’une réalisation partielle de possibilités infinies ; de même que, pour le chimiste, les équivalents qui se combinent dans la nature ne sont que des cas des mariages innombrables entre les éléments des choses, ainsi, pour le vrai poète, tel caractère qu’il saisit sur le vif, tel individu qu’il observe n’est pas un but, mais un moyen, — un moyen de deviner les combinaisons indéfinies que peut tenter la nature. Le génie s’occupe des possibilités encore plus que des réalités ; il est à l’étroit dans le monde réel comme le serait un être qui, ayant vécu jusqu’alors dans un espace à quatre dimensions, serait jeté dans notre espace à trois dimensions. Aussi le génie cherche-t-il sans cesse à dépasser la réalité, et nous ne nous en plaignons pas : l’idéalisme alors, loin d’être un mal, est plutôt la condition même du génie ; seulement, il faut que l’idéal conçu, même s’il n’appartient pas au réel coudoyé chaque jour par nous, ne sorte pas de la série des possibles que nous entrevoyons : tout est là. On reconnaît le vrai génie à ce qu’il est assez large pour vivre au-delà du réel, et assez logique pour ne jamais errer à côté du possible.
Qu’est-ce, d’ailleurs, qui sépare le possible de l’impossible ? Nul ne peut le dire avec certitude dans le domaine de l’art. Nul ne connaît les limites de la puissance d’action inhérente à la nature et de la puissance de représentation inhérente à l’artiste. On ne peut jamais prévoir si un enfant naîtra viable, et de même si le cerveau d’un poète ou d’un romancier produira un type viable, un être d’art capable de subsister par lui-même. On peut définir la poésie la fantaisie la plus haute dans les limites non du bon sens terre à terre, mais du sens droit et de l’analogie universelle.
La première caractéristique du génie est donc la puissance de l’imagination. Le poète créateur est proprement un voyant, qui voit comme réel le possible, parfois même l’invraisemblable. « Les mystérieuses rencontres avec l’invraisemblable que, pour nous tirer d’affaire, nous sont appelons hallucinations, dans la nature. Illusions ou réalités, des visions passent ; qui se trouve là, les voit18. » Aussi, pour le poète, rien de purement subjectif : le monde de l’imagination est, à sa façon, un monde réel ; le monde intérieur n’est-il pas un prolongement de l’autre, une nouvelle nature dans la nature ? Ajoutez la nature humaine à la nature universelle, vous avez l’art : ars homo additus natures. — D’autre part, qu’est-ce que la réalité même, pour le poète, sinon une vision, d’un autre genre que celle où le cerveau seul enfante, mais pourtant encore une vision ?
Le spectre du réel traverse ta pensée.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Tout en te disant chef de la création,Tu la vois ; elle est là, la grande vision,Elle monte ; elle passe, elle emplit l’étendue19.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Shakespeare a exprimé avec une mélancolie profonde cette analogie finale de la réalité et du rêve, de la nature et de l’art, de la vie et de l’illusion universelle : « Nos divertissements sont maintenant finis. Ces êtres, nos acteurs, étaient tous des esprits ; ils se sont fondus en air, en air subtil… ; pareils à l’édifice sans base de cette vision, les tours coiffées de nuages, les palais somptueux, les temples solennels, ce grand globe lui-même et tout ce qu’il contient se dissoudront un jour, et, comme s’est dissipée cette insubstantielle fantasmagorie, ils s’évanouiront sans même laisser derrière eux un flocon de vapeur. Nous sommes faits de la même étoffe que les rêves, et notre pauvre petite vie est environnée de sommeil. Seigneur, je suis un peu chagrin ; excusez ma faiblesse : mon vieux cerveau est troublé… »20.
L’imagination ne fonctionne et n’organise les images en un tout vivant que sous l’influence d’un sentiment dominateur, d’une inclination, d’un amour. L’association des idées ou images a besoin d’un moteur, qui est toujours un intérêt pris à quelque chose, un désir, une volonté attachée à quelque fin. M. de Hartmann a eu raison de dire : « Si je considère un triangle rectangle sans avoir un intérêt particulier à l’étude de la question, toutes les idées possibles peuvent s’associer dans mon esprit à la pensée de ce triangle. Mais, si l’on me demande de démontrer une proposition relative au triangle rectangle que je rougirais de ne pas savoir, j’ai un intérêt à rattacher à l’idée de ce triangle les idées qui servent à la démonstration demandée. Un intérêt de ce genre décide justement de la variété des associations d’idées dans la diversité des cas. L’intérêt ressenti par l’âme est donc la cause unique du phénomène. Même lorsque le cours de nos idées semble entièrement livré au hasard, lorsque nous nous laissons aller aux rêveries involontaires de la fantaisie, l’action décisive de nos sentiments secrets ou de nos prédispositions se fait sentir tout différemment à une heure qu’à une autre, et l’association des idées s’en ressent toujours21. » Dans l’art le plus primitif, l’invention se distingue à peine du jeu spontané des images s’attirant et se suivant l’une l’autre, dans un désordre à peine moins grand que celui du rêve. Créer, pour l’artiste, c’est alors simplement rêver tout éveillé, jouer avec ses perceptions, sans plan, sans organisation préconçue, sans effort, sans que la fin réponde au commencement ni au milieu, sans que la réflexion vienne en rien entraver la spontanéité. L’art supérieur, l’art véritable ne commence qu’avec l’introduction du travail et, conséquemment, de la peine dans ce jeu d’abord tout spontané, qui était poursuivi non en vue de la réalisation du beau, mais en vue de l’amusement personnel de l’artiste ou, pour mieux dire, du joueur. L’œuvre d’art proprement dite, loin d’être, un simple jeu, marque le moment où le jeu devient un travail, c’est-à-dire une réglementation de l’activité spontanée en vue d’un résultat extérieur ou intérieur à produire22. Du reste, l’art n’est pas le seul jeu qui, en se compliquant, devienne ainsi un travail ; tout jeu, dès qu’il est raisonné et cherche à produire un résultat donné, constitue lui-même un travail véritable, et c’est assurément un travail très absorbant pour un enfant que le jeu de la toupie, du bilboquet ou de la corde à sauter. Quant au travail de l’esprit, c’est, dit Balzac, un des plus grands de l’homme. Aussi, « ce qui doit mériter la gloire dans l’art, et il faut comprendre sous ce mot toutes les créations de la pensée, c’est surtout le courage ; un courage dont le vulgaire ne se doute pas ; penser, rêver, concevoir de belles œuvres, est une occupation délicieuse, c’est mener la vie de courtisane occupée à sa fantaisie, mais produire ! mais accoucher ! mais élever laborieusement l’enfant ! Cette habitude de la création, cet amour infatigable de la maternité qui fait la mère, enfin cette maternité cérébrale, si difficile à conquérir, se perd avec une facilité étonnante23. »
Quel est donc le sentiment dominateur et animateur du génie ? Selon nous, le génie artistique et poétique est une forme extraordinairement intense de la sympathie et de la sociabilité, qui ne peut se satisfaire qu’en créant un monde nouveau, et un monde d’êtres vivants. Le génie est une puissance d’aimer qui, comme tout amour véritable, tend énergiquement à la fécondité et à la création de la vie. Le génie doit s’éprendre de tout et de tous pour tout comprendre24. Même dans la science, si on trouve la vérité « en y pensant toujours », on n’y pense toujours que parce qu’on l’aime. « Mon succès comme homme de science, dit Darwin, à quelque degré qu’il se soit élevé, a été déterminé, autant que je puis en juger, par des qualités et conditions mentales complexes et diverses. Parmi celles-ci, les plus importantes ont été : l’amour de la science, une patience sans limites pour réfléchir sur un sujet quelconque, l’ingéniosité à réunir les faits et à les observer, une moyenne d’invention aussi bien que de sens commun. Avec les capacités modérées que je possède ; il est vraiment surprenant que j’aie pu influencer à un degré considérable l’opinion des savants sur quelques points importants. » A ces diverses qualités, il faut en ajouter une
dont Darwin ne parle pas et dont ses biographes font mention : la faculté de l’enthousiasme, qui lui faisait aimer tout ce qu’il observait, aimer la plante, aimer l’insecte, depuis la forme de ses pattes jusqu’à celle de ses ailes, grandir ainsi le menu détail ou l’être infime par une admiration toujours prête à se répandre. L’« amour de la science » dont il se pique se résolvait ainsi dans un goût passionné pour les objets de la science, dans l’amour des êtres vivants, dans la sympathie universelle. On dit souvent, dans le langage courant : mettez-vous à ma place, mettez-vous à la place d’autrui, — et chacun peut en effet, sans trop d’effort, se transporter dans les conditions extérieures où se trouve autrui. Mais le propre du génie poétique et artistique consiste à pouvoir se dépouiller non seulement des circonstances extérieures qui nous enveloppent, mais des circonstances intérieures de l’éducation, des conjonctures de naissance ou de milieu moral, du sexe même, des qualités ou des défauts acquis ; il consiste à se dépersonnaliser, à deviner en soi, sous tous les phénomènes moins essentiels, l’étincelle primitive de vie et de volonté. Après s’être ainsi simplifié soi-même, on transporte cette vie qu’on sent en soi, non pas seulement dans le cadre où se meut autrui, ni même dans les membres d’autrui, mais pour ainsi dire au cœur d’un autre être. De là le précepte bien connu, que l’artiste, le poète, le romancier doit vivre son personnage, et le vivre non pas superficiellement, mais aussi profondément que si, en vérité, il était entré en lui. On ne donne après tout la vie qu’en empruntant à son propre fonds ; l’artiste doué d’imagination puissante doit donc posséder une vie assez intense pour animer tour à tour chacun des personnages qu’il crée, sans qu’aucun d’eux soit une simple reproduction, une copie de lui-même. Produire par le don de sa seule vie personnelle une vie autre et originale, tel est le problème doit que résoudre tout créateur.
La vie personnelle est constituée par une unité et une systématisation de la parole, de la pensée et de l’action. La forme de cette systématisation change avec les individus et ne peut être déterminée d’avance, parce qu’on ne peut déterminer l’infinie variabilité de la cellule vivante, sous l’influence du milieu ; mais le poète, le romancier doit la deviner, c’est-à-dire deviner ce qu’il y a d’ineffable dans tout individu pris à part (omne individuum ineffabile), et, par là, il doit, dans la mesure du possible, créer 25.
La distinction entre les génies subjectifs et les génies objectifs, devenue banale dans l’esthétique allemande, nous paraît quelque peu superficielle. D’une part, tous les sont génies subjectifs : le propre du génie est même de mêler son : individualité à la nature, de traduire non pas des perceptions banales, mais des émotions personnelles, contagieuses : par leur intensité même et leur subjectivité. Mais il est des génies qui n’ont pour ainsi dire à leur disposition qu’un seul timbre, une seule voix ; les autres ont tout un orchestre ; — différence de richesse beaucoup plus que de nature. Ce qui caractérise le génie de premier ordre, c’est précisément d’être ainsi orchestral et d’avoir à la fois ou successivement les tonalités les plus variées ; de paraître impersonnel non parce qu’il l’est réellement, mais parce qu’il réussit à concentrer et à associer plusieurs individualités dans la sienne propre ; il est capable de faire à tour de rôle prédominer tel sentiment sur tous les autres et à travers tous les autres ; il obtient ainsi plusieurs unités d’âme, plusieurs types qu’il réalise en lui-même et dont il est le lien. La distinction des génies objectifs et des génies subjectifs revient à la distinction de l’imagination et de la sensibilité ; chez les uns l’imagination, domine, chez les autres la sensibilité, nous ne le nions pas ; mais nous maintenons que la caractéristique du vrai génie, c’est précisément la pénétration de l’imagination par la sensibilité, et par la sensibilité aimante, expansive, féconde ; les talents de pure imagination sont faux, la couleur ou la forme sans le sentiment est une chimère. Gœthe est unanimement classé parmi les objectifs, comme Shakespeare ; cependant, quoi de plus subjectif que Werther ? De même l’auteur de la Tempête, étant le plus lyrique des poètes qui ont précédé V. Hugo, en est aussi le plus subjectif, le plus « impressionniste », celui qui nous offre les sentiments les plus raffinés, les plus délicats, des désirs mêlés à du rêve, des gaîtés qui se fondent en tris-fesses, des tristesses qui s’achèvent en sourires. Peu de génies ont une physionomie plus marquée que Mozart, et cependant qui voudrait classer parmi les subjectifs l’auteur de Don Juan et de la Flûte enchantée ? Le génie le plus complexe, parce qu’il est plusieurs, ne cesse pas d’être un : lui-même présente plus peut-être que les autres la marque de l’ineffabile individuum, et en même temps il porte en lui comme une société vivante.
Ce qui constitue le fond même du génie créateur, cette faculté de sortir de soi, de se dédoubler, de se dépersonnaliser, manifestation la plus haute de la sociabilité, est aussi ce qui fait le danger du génie. Il est toujours périlleux de vivre plusieurs vies d’homme à la fois, dans leurs circonstances les plus distinctes, d’une manière trop intense et trop convaincue. On a souvent rapproché le génie de la folie. Un des traits communs qui existent entre eux, c’est le dédoublement de la personnalité. Dédoublement voulu, il est vrai, mais qui peut arriver à être si complet que l’artiste devienne dupe du jeu de l’art. Témoin Weber qui, en écrivant le Freyschütz, croyait voir le diable se dresser devant lui, alors qu’en réalité il le créait de toutes pièces avec sa propre personnalité. Le génie, à force de faire sortir l’homme de lui-même pour le faire entrer dans autrui, peut faire que l’artiste se perde un jour lui-même, voie s’effacer la marque distinctive de son moi, se troubler l’équilibre qui constituait sa personnalité saine. Il est des âmes hantées, comme les vieilles maisons, par les fantômes qu’elles ont trop longtemps abrités.
II — Le génie comme création d’un nouveau milieu social.
Le génie est caractérisé, soit par un développement extraordinairement intense et extraordinairement harmonieux de toutes les facultés, surtout des facultés synthétiques (imagination et amour), qui produisent l’invention, soit par le développement extraordinairement intense d’une faculté spéciale et c’est ici que le génie peut simuler la manie ; — tantôt enfin par une harmonie extraordinaire entre des facultés suffisamment intenses. En un mot, le génie complet est puissance et harmonie, le génie partiel est ou puissance ou harmonie. Ceci posé, quelles sont les causes du génie ? Peut-on les trouver toutes dans le milieu physique et social ? — les Non, causes générales tenant au milieu extérieur ne sont que des conditions préalables ; l’apparition du génie est due à la rencontre heureuse d’une multitude de causes dans la génération même et dans le développement de l’embryon. Le génie est vraiment l’accident heureux de Darwin. On sait que Darwin explique l’origine des espèces par un accident dans la génération individuelle qui s’est produit en un sens favorable aux conditions de la vie ; la modification accidentelle s’est fixée ensuite par l’hérédité, est devenue générale, spécifique : de là l’espèce biologique. Selon nous, le génie est une modification accidentelle des facultés et de leurs organes dans un sens favorable à la nouveauté et à l’invention de choses nouvelles ; une fois produit, cet accident heureux n’aboutit pas à une transmission héréditaire et physique, mais il introduit dans le monde des idées ou des sentiments, des types nouveaux. Il modifie donc le milieu social et intellectuel préexistant, il n’est pas lui-même le pur et simple produit du milieu. Le propre du talent médiocre, c’est d’être une résultante dont on peut retrouver et reconnaître tous les chiffres en étudiant le milieu et le caractère extérieur d’un auteur, tel qu’il s’est déroulé dans la vie ; le propre du génie, au contraire, c’est de renfermer comme chiffres essentiels des inconnues irréductibles. Nous ne voulons pas dire que la formation du génie n’obéisse pas au fond à des lois scientifiques parfaitement fixes ; il n’y a rien sans doute dans le génie qui ne puisse s’expliquer par la génération, par l’hérédité, enfin par l’éducation et le milieu, à moins qu’on n’admette l’hypothèse scientifiquement étrange du libre arbitre dans le génie. Mais le génie est caractérisé par la dérogation apparente à ces lois, c’est-à-dire par des conséquences de ces lois assez complexes et par des influences assez croisées pour amener des semblants d’exceptions, des semblants de contradictions. Tandis que tous les individus faits sur un commun patron nous présentent un esprit à trame régulière, dont on peut compter les fils, le génie est un écheveau brouillé, et les efforts du critique pour débrouiller cet écheveau n’aboutissent en général qu’à des résultats tout à fait superficiels. M. Taine a écrit d’admirables études d’ensemble sur l’art en Grèce, en Italie, aux Pays-Bas ; mais vouloir connaître le génie propre et personnel de tel sculpteur ou de tel peintre d’après ces études de milieux extérieurs, c’est comme, si on voulait déterminer l’âge d’un individu d’après la moyenne d’une statistique, pu les principaux événements d’une vie par l’histoire d’un siècle.
L’élément psychologique et sociologique a été introduit avec raison par notre siècle dans l’histoire littéraire ; mais il importe d’en fixer l’importance et les limites. Villemain, un des premiers, concevant l’œuvre d’art comme l’expression d’une société, joignit à ses jugements l’histoire des auteurs et de leurs époques. Sainte-Beuve ensuite, déclarant « qu’il ne peut juger une œuvre indépendamment de l’homme même qui l’a écrite », fit des recherches biographiques sur l’enfance de l’écrivain, son éducation, les groupes littéraires dont il avait fait partie. « Chaque ouvrage d’un auteur, vu, examiné de la sorte, à son point, après qu’on l’a replacé dans son cadre et entouré de toutes les circonstances qui l’ont vu naître, acquiert tout son sens, son sens historique, son sens littéraire. Etre en histoire littéraire et en critique un disciple de Bacon, me paraît le besoin du temps et une excellente condition première pour juger et goûter ensuite avec plus de sûreté. » Il y avait là quelque exagération. Est-on bien avancé au sujet du génie d’un Balzac, par exemple, quand on connaît la lutte qu’il a soutenue contre ses créanciers, contre la misère, les résistances du public ? Toute l’obstination de son caractère, toute son énergie entêtée, et en même temps toute sa facilité aux combinaisons financières les plus subtiles, toute, son ingéniosité d’expédients se devinent par ses œuvres autant et plus que par son existence. Très, souvent, chez les vrais artistes, l’existence pratique est l’extérieur, le superficiel ; c’est par l’œuvre que se traduit le mieux le caractère moral. Là où des divergences considérables se manifestent entre l’œuvre et la vie, comme pour Bacon ou Sénèque, c’est l’œuvre surtout qui doit fixer l’attention ; on doit se dire qu’on a là l’essentiel de l’homme en même temps que le meilleur. Qu’est-ce que la vie du sage Pierre Corneille a eu en d’héroïque ? quoi se distingue-t-elle très notablement de celle de son frère Thomas ? Leur milieu est le même, leurs lectures analogues. Mais Corneille est hanté toute sa vie par les grandes conceptions des caractères hautains et fermes, rigides comme le devoir et héroïques jusqu’à l’impossible. Si parmi ses auteurs favoris Corneille compte Lucain et les Espagnols, c’est tout simplement que la nature même de son génie le porte vers eux. Aujourd’hui, avec les facilités de toutes sortes que nous donne l’imprimerie, le génie choisit lui-même son milieu, se confirme par ses études de prédilection ; tout cela ne le forme pas, mais peut servir plutôt à le constater. Le plus souvent l’historien est comme le prophète après coup ; il cherche dans les mœurs, dans les lectures favorites, dans les circonstances de la vie les causes qui ont déterminé telle ou telle œuvre, et il ne s’aperçoit pas que toutes ces circonstances s’expliquent par les raisons mêmes qui ont produit l’œuvre : le génie intimement lié avec le caractère moral.
M. Taine a inauguré ouvertement la critique non plus seulement psychologique, mais sociologique. L’histoire même est, selon lui, un problème de psychologie. Dans l’histoire, de tous les documents, le plus significatif est le livre ; d’autre part, de tous les livres, c’est le plus significatif qui a la plus haute valeur, littéraire. D’où cette conclusion : « J’entreprends d’écrire l’histoire d’une littérature et d’y chercher la psychologie d’un peuple. » — Ces principes, dans leur généralité, sont justes, et ce but est légitime. Il faudrait seulement s’entendre bien sur le degré et le mode de signification qui caractérise la valeur littéraire d’une œuvre. L’œuvre la plus forte, d’après nous, doit être la plus sociale, celle qui représente le plus complètement la société même où l’artiste a vécu, la société d’où il est descendu, la société qu’il annonce dans l’avenir et que l’avenir réalisera peut-être. Ainsi, ayant nous-même admis que l’émotion esthétique supérieure est une émotion sociale, nous accorderons volontiers que l’expression supérieure de la société est la caractéristique de l’œuvre supérieure, mais à la condition qu’il ne s’agisse pas seulement, comme pour M. Taine, de la société de fait, de la société contemporaine d’un auteur. Le génie n’est pas seulement un reflet, il est une production, une invention : c’est donc surtout le degré d’anticipation sur la société à venir, et même sur la société idéale, qui caractérise les grands génies, les chorèges de la pensée et du sentiment.
L’application faite par M. Taine de sa théorie sociologique et les lois générales qu’il pose sont insuffisantes : elles ne constituent qu’une partie de la vérité. L’influence des milieux est incontestable, mais elle est le plus souvent impossible à déterminer, et ce que nous en savons ne permet de conclure le plus souvent, ni de l’œuvre d’art à la société, ni de la société à l’œuvre d’art. D’abord, en ce qui concerne l’influence de la race, qui est d’ailleurs certaine, on sait que nulle race n’est pure. C’est un fait démontré par l’anthropologie26. De plus, nous ne connaissons pas scientifiquement les caractères intellectuels et physiques des races mélangées. Chez un même peuple, d’une contrée à l’autre, l’esprit change notablement, et, malgré cela, cet esprit particulier à une contrée n’est pas toujours reconnaissable. On a demandé avec raison qui, de Corneille ou de Flaubert, est le Normand, et quel rapport il y a entre les deux ; de Chateaubriand ou de Renan, qui est le Breton. Gœthe et Beethoven sont deux Allemands du sud. Nous ne pouvons déterminer jusqu’à quel point et en quelle mesure le caractère de la race persiste chez les individus, en particulier chez les artistes. Quant à l’hérédité dans les familles, elle est incontestable, mais souvent encore insaisissable27.
L’influence du milieu physique et de l’habitat est un second élément important pour la sociologie esthétique. La Judée et ses aspects se retrouvent d’une manière générale dans les poètes bibliques et dans leur forme d’imagination ; la nature orientale se peint dans l’exubérance littéraire des Hindous, la Grèce aux lignes précises dans la poésie grecque. Mais pourquoi les Italiotes de la Grande Grèce n’ont-ils pas eu la littérature athénienne, malgré la ressemblance des deux côtes. « Chez nous, la Fontaine est d’un pays de coteaux et de petits cours d’eau ; Bossuet n’a-t-il pas aperçu les mêmes aspects autour de Dijon et Lamartine autour de Mâcon28 ? »
L’influence du milieu social et historique est plus visible. Il y eut certainement un même état de l’esprit en France qui se signifia par les théories de Descartes, où la pensée est séparée radicalement de la matière et comme réduite à l’abstraction, par la poésie abstraite de Boileau, par la poésie toute psychologique et aussi trop abstraite de Racine, enfin par la peinture abstraite et idéaliste du Poussin29. Sur quoi d’ailleurs travaille l’artiste, le poète, le penseur ? Sur l’ensemble des idées et sentiments de son époque. C’est là sa matière, et la matière conditionne toujours la forme. Pourtant, elle ne la produit pas ni ne l’impose entièrement ; la marque du génie est précisément de trouver une forme nouvelle que la connaissance de la matière donnée n’aurait pas fait prévoir. En outre, le propre du génie est d’ajouter au fond même, à l’ensemble d’idées, s’il s’agit du penseur, à l’ensemble de sentiments et d’images, s’il s’agit de l’artiste ; et l’artiste est un penseur à sa manière30. L’histoire de la littérature ressemble à l’histoire des découvertes scientifiques ; elle est aussi intéressante, mais toutes deux ne servent, encore une fois, qu’à mieux dégager cette inconnue, le génie, et il est aussi impossible d’expliquer entièrement une œuvre originale qu’une grande découverte ; on ne se rendra jamais beaucoup mieux compte du génie d’un Shakespeare ou d’un Balzac que de celui d’un Descartes ou d’un Newton, et il y aura toujours, entre les antécédents psychologiques à nous connus d’Hamlet ou de Balthazar Claetz et ces types eux-mêmes, un hiatus plus grand encore qu’entre les antécédents du système des tourbillons ou de la théorie de l’attraction et ces théories elles-mêmes.
L’influence des circonstances et du milieu, qui est si notable, quoique non universelle, au début des littératures et des sociétés, va décroissant à mesure que celles-ci se développent, et elle devient presque nulle à leur épanouissement. M. Spencer montre en effet qu’il y a tendance croissante à l’indépendance individuelle au sein des sociétés de plus en plus civilisées. La raison de ce fait est facile à indiquer dans la doctrine même de M. Spencer et de Darwin. Comme toute créature, l’homme tend, par économie de forces, à persister dans son être, à le modifier le moins possible pour s’adapter aux circonstances physiques ou sociales qui varient autour de lui. Il emploie à changer le moins possible toutes les ressources de son intelligence. « C’est ainsi que la plupart des inventions primitives, celles de l’habillement, celles qui touchent à l’alimentation, ont eu pour but, par des modifications artificielles des circonstances ambiantes, de permettre à l’homme de conserver ses dispositions organiques, son aspect, ses habitudes, en dépit de certaines variations contraires naturelles des mêmes circonstances31. » Les hommes, en passant d’un climat chaud dans un climat froid, se sont couverts de fourrures, et non d’une toison comme certains animaux ; les tribus frugivores ont transporté avec elles le blé dans toute la zone de cette céréale ; l’homme primitif, en fuyant devant les gros carnivores, au lieu de développer des qualités extrêmes d’agilité et de ruse, comme tous les animaux désarmés, a inventé les armes. L’homme ne tend pas moins, et tout naturellement, à persister dans son état moral. Que l’on admette un milieu social guerrier, Sparte par exemple, et qu’il vienne à y naître, par une de ces variations fortuites que la théorie de la sélection est forcée d’admettre, un homme doué de sentiments délicats et pacifiques ; évidemment cet homme essaiera de ne poiut modifier son âme, de ne pas accomplir des actes qui lui répugnent. S’il le peut, il s’efforcera de se consacrer à des fonctions autres que celles de guerrier, il voudra devenir prêtre, poète national. S’il n’y parvient pas, si le milieu social est à la fois extrêmement homogène et hostile, c’est-à-dire si presque tous ses compatriotes ont des sentiments hostiles aux siens, il devra sans doute se plier ou se résigner à mener une vie de mépris. « A cette période de l’histoire, il faudra nécessairement posséder un invincible génie pour n’être pas assimilé32. » Mais M. Spencer a montré que les sociétés primitives, en vertu des lois du progrès sociologique, ne tardent pas à devenir plus hétérogènes, à s’agréger à d’autres pour former une intégration supérieure d’Etats, à se diversifier pour se rassembler en nations, en vastes empires. A mesure que l’individu fera partie d’un ensemble social plus diversifié et plus étendu, dont l’organisation meilleure exigera moins de sacrifices moraux de la part des citoyens, ceux-ci pourront plus facilement conserver leurs facultés propres, sans qu’elles aient besoin d’acquérir une extrême intensité pour résister à une extrême pression sociale. De là la progression de l’individualité et de la liberté personnelle depuis les temps anciens. M. Hennequin, s’inspirant de M. Spencer, a montré ce qu’a d’inexact et de vague l’expression milieu social, quand on la prend non plus au sens statique, comme l’ensemble des conditions d’une société à un moment, mais au sens dynamique, comme une force assimilant certains êtres à ces conditions. L’histoire et le roman modernes font voir que les sociétés, par un effet graduel de l’hétérogénéité, tendent à se décomposer en un nombre croissant de milieux indépendants, comme ces derniers en individus de moins en moins semblables. C’est par le développement graduel de cette indépendance des esprits qu’il faut expliquer, dans le domaine de l’art, la persistance de moins en moins longue des écoles et leur multiplication, le caractère de moins en moins national des arts à mesure que la civilisation à laquelle ils appartiennent se développe et s’agrandit. Il n’existe plus, à proprement parler, de littérature française, et la littérature anglaise elle-même commence à se diversifier33.
Il n’est donc pas facile de conclure d’une œuvre donnée à la société au milieu de laquelle elle s’est produite, si on veut sortir des généralités et des banalités. Nous n’irons pas jusqu’à dire, avec M. Hennequin, que l’influence du milieu social n’existe point pour la plupart des grands génies, comme Eschyle, Michel-Ange, Rembrandt, Balzac, Beethoven : c’est là un paradoxe ; mais nous accorderons que cette influence cesse d’être prédéterminante dans les communautés extrêmement civilisées, telle que l’Athènes des sophistes, la Rome des empereurs, l’Italie de la Renaissance, la France et l’Angleterre contemporaines.
M. Hennequin a proposé de substituer une autre méthode à celle de M. Taine. Ce n’est point, dit-il, une entreprise chimérique de prétendre déterminer un peuple par sa littérature, seulement il faut le faire non pas en liant les génies aux nations, comme fait M. Taine, mais en subordonnant les nations aux génies, en considérant les peuples par leurs artistes, le public par ses idoles, la masse par ses chefs. En d’autres termes, la série des œuvres populaires d’un groupe donné écrit l’histoire intellectuelle de ce groupe ; une littérature exprime une nation non parce que celle-ci l’a produite, mais parce que celle-ci l’a adoptée et admirée, s’y est complu et s’y est reconnue. Une personne animée de dispositions bienveillantes pour l’humanité ne goûtera pas pleinement des livres exprimant une misanthropie méprisante, comme l’Education sentimentale ; de même, un homme à l’esprit prosaïque et précis sera difficilement saisi d’admiration à la lecture de poésies qui font appel au sens du mystère, ou qui essaient, de susciter une mélancolie sans cause. Pour éprouver un sentiment à propos d’une lecture, il faut déjà le posséder ; or, la possession de ce sentiment n’est point une chose isolée et fortuite : il existe une loi de dépendance des facultés morales, aussi précise que la loi de dépendance des parties anatomiques ; la constatation d’un sentiment chez une personne, un groupe de personnes, une nation, à un certain moment, est donc une donnée importante pour établir la psychologie de ces hommes ou de cette nation à ce moment. Une œuvre d’art n’exerce d’effet esthétique que sur les personnes dont ses caractères représentent les particularités mentales ; plus brièvement, une œuvre d’art n’émeut que ceux dont elle est le signe. Cette loi est formulée comme il suit par M. Hennequin : « Une œuvre n’aura d’effet esthétique que sur les personnes qui se trouvent posséder une organisation mentale analogue et inférieure à celle qui a servi à créer l’œuvre, et qui peut en être déduite. » Personne, par exemple, n’admet une si cette description description ne lui paraît pas correspondre à la vérité, mais cette vérité est variable, elle est une idée ; elle ne résulte pas de l’expérience exacte, mais de la conception froide ou passionnée, vraie ou illusoire, que l’on se fait des choses et des gens34. D’une part, donc, l’œuvre d’art est l’expression plus ou moins fidèle des facultés, de l’idéal, de l’organisme intérieur de ceux qu’elle émeut ; d’autre part, l’œuvre d’art est l’expression de l’organisme intérieur de son auteur ; il s’ensuit qu’on pourra, de l’auteur, passer aux admirateurs par l’intermédiaire de l’œuvre et conclure à l’existence d’un ensemble de facultés, d’une âme analogue à celle de l’auteur ; en d’autres termes, il sera possible de définir la psychologie d’un groupe d’hommes, et d’une nation par les caractères particuliers de leurs goûts. Une littérature, un art national, se composent d’une suite d’œuvres, signes à la fois de l’organisation générale des masses qui les ont admirées, et de l’organisation particulière des hommes qui les ont produites. L’histoire littéraire et artistique d’un peuple, pourvu qu’on ait soin d’en éliminer les œuvres dont le succès fut nul et d’y considérer chaque auteur dans la mesure de sa gloire nationale, présente donc « la série des organisations mentales types d’une nation, c’est-à-dire des évolutions psychologiques de cette nation ».
La doctrine soutenue par M. Hennequin a sa part de vérité ; mais, selon nous, son auteur l’a exagérée. Lui-même a vu une partie des objections qu’on y peut faire, mais il n’y a pas répondu d’une manière complète ; ou du moins il n’a pas restreint sa théorie suffisamment pour l’empêcher de déborder la vérité. D’abord, on ne peut conclure d’une œuvre à une nation, et M. Hennequin l’avoue, qu’après avoir déterminé l’importance relative du groupe auquel a plu l’œuvre, et l’époque précise pour laquelle l’œuvre est un document. C’est là un travail fort difficile. De plus, M. Hennequin n’ignore point qu’à part les artistes et les écrivains, la plupart des hommes n’aiment pas, aux moments de loisir, à se plonger dans des préoccupations analogues à celles qui constituent le fond de leur activité habituelle. La plupart des commerçants, des politiciens, des médecins, choisissent les livres, les tableaux, les morceaux de musique opposés de ton et de tendance aux dispositions dont ils doivent user dans leur vie active. M. Hennequin note lui-même la prédilection des ouvriers pour les aventures qui se passent dans un fabuleux « grand monde », l’attrait des histoires romanesques ou sentimentales pour certaines personnes d’occupations incontestablement prosaïques, le charme que les habitants des villes trouvent aux paysages ; des hommes habituellement simples et calmes sont souvent avides de la musique la plus passionnée. Evidemment tous ces gens ne cherchent dans l’art qu’un délassement, ce que Pascal appelait un divertissement. On pourrait conclure de là que, chez un grand nombre d’hommes, le caractère particulier de leurs jouissances artistiques renseigne seulement sur des facultés secondaires et superflues, parfois sur de simples aspirations, non sur leurs facultés essentielles. M. Hennequin se refuse pourtant à cette conclusion. Il dit qu’il y a un « homme intérieur » souvent très différent de « l’homme social » ; or, ajoute-t-il, on ne peut connaître cet homme intérieur que par les actes libres et non intéressés de l’individu, par le choix de ses plaisirs, par le jeu de ses facultés inutiles. Les hommes à vocation native présentent rarement, ajoute M. un désaccord Hennequin, accusé entre leurs délassements et leurs occupations. « L’expérience générale ne s’est guère trompée sur ce point ; ce qu’on cherche à connaître d’un homme pour le juger, ce ne sont pas ses occupations, ce sont ses goûts L’histoire, de même, nous montre que Louis XVI était simplement un excellent ouvrier serrurier, Néron un médiocre poète, Léon X un bon dilettante. » Ces considérations admettent pourtant bien des exceptions. Napoléon Ier lisait Ossian, Byron lisait Pope et le préférait à Shakespeare, Frédéric II s’adonnait à la musique de chambre. M. Hennequin n’a pas examiné, d’autre part, si le goût littéraire d’un peuple à tel moment de son histoire est toujours l’expression exacte de sa nature à ce moment. A la fin du siècle dernier, on aimait les pastorales, la sentimentalité, les frivolités ; on ne parlait que d’âmes sensibles, d’âmes tendres, de bergers, et de bergères, de retour à la nature ; tout cela était à la surface : la Révolution et la Terreur approchaient. De nos jours, les étrangers se feraient une étrange idée de la France à la juger d’après le succès de M. Zola, a Quel peuple de mœurs violentes ! » pourraient-ils dire (et ils le disent en effet). — Eh bien, non, nous ne nous plaisons aux histoires violentes que parce que nous sommes un peuple doux, généralement doux. Nous sommes comme les enfants qui s’amusent aux contes terribles. — « Quel peuple à passions intenses, énormes, irrésistibles et fatales, comme une force de la nature ou comme une idée fixe ! » — Nullement, nous sommes un peuple léger, à passions souvent superficielles comme les feux de paille ; nos idées sont malheureusement trop peu stables, surtout en politique. Nos goûts littéraires eux-mêmes varient sans cesse ; l’un chasse l’autre, et dans la même journée : ce matin George Sand, ce soir Balzac. Nous sommes un peuple à imagination vive et à sympathie facile, un peuple éminemment ouvert de pensée et sociable de sentiment. C’est pour cette raison que nous accordons à toute œuvre d’art nouvelle notre attention, notre sympathie, sans nous donner pour cela tout entiers, ni pour toujours, ni à un seul. Aujourd’hui, les uns lisent M. Zola ; les autres, M. Ohnet35 !
Dans sa théorie, M. Hennequin n’a fait que la part des admirations par reconnaissance de soi-même en autrui, par imitation. « L’admiration, dit-il, est formée en partie par l’adhésion, par la reconnaissance de soi-même en autrui ; or, évidemment on ne peut se reconnaître en deux types, et mieux l’on s’est reconnu en un, moins on peut se reconnaître en d’autres36. » Mais, répondrons-nous, l’admiration comme l’affection se plaît quelquefois aux contrastes ; elle va au nouveau, à ce qui nous sort de nous-mêmes. Un ami est un autre moi, mais pourtant il faut qu’il diffère de nous-même. Si on ne se reconnaît pas tout entier dans « deux types », on peut reconnaître une partie de soi dans le premier et l’autre dans le second, l’« ange » dans tel type et la « bête » dans tel autre.
Concluons que la question des rapports du génie au milieu est d’une complexité infinie. Toutes les théories que nous avons précédemment examinées n’expriment qu’une part de vérité ; elles aboutissent à des systèmes étroits. Les grandes personnalités et leur milieu sont dans une action réciproque, qui fait que le problème de leurs rapports est souvent aussi insoluble scientifiquement que le « problème des trois corps » et de leur attraction mutuelle. A la théorie incomplète de M. Taine sur les rapports du milieu social avec le génie artistique et sur les déductions possibles de l’un des termes à l’autre, il faut ajouter une théorie fondée sur le principe opposé. M. Taine suppose le milieu antérieur produisant le génie individuel ; il faut supposer le génie individuel produisant un milieu nouveau ou un état nouveau du milieu. Ces deux doctrines sont deux parties essentielles de la vérité ; mais la doctrine de M. Taine est plus applicable au simple talent qu’au génie, et c’est la seconde qui exprime le trait caractéristique du génie, à savoir l’initiative et l’invention. Par ces mots, encore une fois, nous n’entendons pas une initiative absolue, une invention qui serait une création de rien ; mais nous entendons une synthèse nouvelle de données préexistantes, semblable à une combinaison d’images dans le kaléidoscope qui révélerait des formes inattendues. En un mot, c’est toujours la réussite rare et précieuse, c’est le coup de défavorable qui fait gagner la partie.Un sociologiste remarquable par l’originalité des vues et la finesse de l’esprit, M. Tarde, a excellemment montré que le monde social et même le inonde tout entier obéit à deux sortes de forces : l’imitation et l’innovation. L’imitation ou répétition universelle, dans le monde inorganique, c’est l’ondulation ; dans le monde organique, c’est la génération (qui la nutrition comprend même) ; sans doute, peut-on ajouter, la génération n’est encore qu’une ondulation qui se propage et se répète en sa forme ; enfin, dans le monde social, la répétition devient l’imitation proprement dite, autre ondulation transportée par sympathie d’un être à un autre. Mais le principe de la répétition universelle n’explique pas l’innovation, l’invention, qui fait apparaître des formes jusque-là inconnues. M. Tarde n’essaie pas de dire en quoi consiste le principe du nouveau ; il montre seulement qu’il faut, sous une forme ou l’autre, admettre un tel principe. Et en effet, qu’il y ait initiative proprement dite, contingence et libre arbitre (à la façon de M. Boutroux et de M. Renouvier), ou qu’il y ait seulement une combinaison heureuse, un entre-croisement réussi des chaînes de phénomènes préexistants, encore faut-il qu’il se produise des conséquences nouvelles, originales, des accidents heureux, des exceptions fécondes dues à la rencontre des lois générales et destinées à produire elles-mêmes, par la répétition, par l’imitation et l’ondulation, de nouvelles formes générales. Nous avons déjà vu que le génie est l’apparition d’une de ces formes nouvelles dans un cerveau extraordinaire, lieu de rencontre où des séries de phénomènes auparavant indépendantes viennent former des synthèses inattendues et manifester des dépendances imprévues. L’individuation est un problème qui rentre dans les lois générales de l’innovation, et tout ce qui est individuel, personnel, original, génial, tombe sous les mêmes lois.
Dès lors, dans le monde particulier de l’art comme dans le monde social tout entier, il y a deux classes d’hommes à considérer : les novateurs et les répétiteurs, c’est-à-dire les génies et le public, qui répète en lui-même par sympathie les états d’esprit, sentiments, émotions, pensées, que le génie a le premier inventés ou auxquels il a donné une forme nouvelle. D’ailleurs, selon nous, l’instinct imitateur et l’instinct novateur se retrouvent encore dans le public même, dans la masse des hommes comme dans les génies, avec cette différenceque l’instinct imitateur domine chez la masse, l’instinct novateur chez les génies. Mais, précisément à cause de cette infériorité de la puissance novatrice dans la masse, tout ce qui satisfait indirectement l’instinct novateur lui plaît. On peut donc en certains cas, de ce qu’une œuvre originale a eu du succès, conclure non qu’elle répondait aux facultés existantes alors dans la masse, mais qu’elle répondait à ses facultés latentes, à ses aspirations et qu’elle a satisfait son goût du nouveau.
L’imitation, avec l’admiration qui en est une forme (car l’admiration est une imitation intérieure), est, avons-nous dit, un phénomène de sympathie, de sociabilité ; le génie artistique lui-même est un instinct sympathique et social porté à l’extrême, qui, après s’être satisfait dans un domaine fictif, provoque par imitation chez autrui une réelle évolution de la sympathie et de la sociabilité générale. En dernière analyse, le génie et son milieu nous donnent donc le spectacle de trois sociétés liées par une relation de dépendance mutuelle : 1° la société réelle préexistante, qui conditionne et en partie suscite le génie ; 2° la société idéalement modifiée que conçoit le génie même, le monde de volontés, de passions, d’intelligences qu’il crée dans son esprit et qui est une spéculation sur le possible ; 3° la formation consécutive d’une société nouvelle, celle des admirateurs du génie, qui, plus ou moins, réalisent en eux par imitation son innovation. C’est un phénomène analogue aux faits astronomiques d’attraction qui créent au sein d’un grand système un système particulier, un centre nouveau de gravitation. Platon avait déjà comparé l’influence du poète inspiré sur ceux qui l’admirent et partagent son inspiration à l’aimant qui, se communiquant d’anneau en anneau, forme toute une chaîne soulevée par la même influence. Les génies d’action, comme les César et les Napoléon, réalisent leurs desseins par le moyen de la société nouvelle qu’ils suscitent autour d’eux et qu’ils entraînent. Les génies de contemplation et d’art font de même, car la contemplation prétendue n’est qu’une action réduite à son premier stade, maintenue dans le domaine de la pensée et de l’imagination. Les génies d’art ne meuvent pas les corps, mais les âmes : ils modifient les mœurs et les idées. Aussi l’histoire nous montre-t-elle l’effet civilisateur des arts sur les sociétés, ou parfois, au contraire, leurs effets de dissolution sociale. Le génie est donc, en définitive, une puissance extraordinaire de sociabilité et de sympathie qui tend à la création de sociétés nouvelles ou à la modification des sociétés préexistantes : sorti de tel ou tel milieu, il est un créateur de milieux nouveaux ou un modificateur des milieux anciens.