(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « André Chénier, homme politique. » pp. 144-169
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « André Chénier, homme politique. » pp. 144-169

André Chénier, homme politique.

En parlant l’autre jour de Montaigne, et en le présentant au milieu des dissensions civiles avec toute sa philosophie, tout son bon sens et toute sa grâce, je n’ai pas prétendu offrir un modèle, mais seulement un portrait. Aujourd’hui, c’est un autre portrait que je voudrais montrer en regard, et d’une nature toute différente, d’un caractère non moins enviable et cher aux gens de bien. André Chénier va nous personnifier en lui une autre manière d’être et de se comporter en temps de révolution, une manière de sentir plus active, plus passionnée, plus dévouée et plus prodigue d’elle-même, une manière moins philosophique sans doute, mais plus héroïque. Supposez non plus du tout un Montaigne, mais un Étienne de La Boétie vivant en 89 et en 93, ou encore un Vauvenargues à cette double date, et vous aurez André Chénier.

Par nature, par instinct et par vocation il n’était nullement un homme politique : il aimait avant tout la retraite, l’étude, la méditation, une société d’amis intimes, une tendre et amoureuse rêverie. Ses mâles pensées elles-mêmes se tournaient volontiers en considérations solitaires, et s’enfermaient, pour mûrir, en de lents écrits. Que si quelque événement public venait à éclater et à faire vibrer les âmes, il y prenait part avec ardeur, avec élévation ; mais il aimait à rentrer aussitôt après dans ses studieux sentiers, du côté où était sa « ruche », toute remplie, comme il dit, d’un « poétique miel ». Tel il fut pendant des années, avant que le grand orage vînt l’arracher à ses pensées habituelles et le lancer dans l’arène politique. Isolé par goût, sans autre ambition que celle des lettres, des « saintes lettres », comme il les appelle, n’aspirant à rien tant qu’à les voir se retremper aux grandes sources et se régénérer, ne désespérant point d’y aider pour sa part en un siècle dont il appréciait les germes de vie et aussi la corruption et la décadence, il n’entra jamais dans la politique qu’à la façon d’un particulier généreux qui vient remplir son devoir envers la cause commune, dire tout haut ce qu’il pense, applaudir ou s’indigner énergiquement. Ne lui demandez point de jugement approfondi ni de révélations directes sur les hommes et les personnages en scène : il pourra porter quelques-uns de ces jugements sur les personnes tout à la fin et après l’expérience faite ; mais d’abord il ne les juge que d’après l’ensemble de leur rôle et de leur action, et comme on peut le faire au premier rang du parterre. Ou plutôt, et pour prendre une comparaison plus noble et plus d’accord avec son caractère, André Chénier, par ses vœux, par ses souhaits, par ses chagrins d’honnête homme, par ses conseils et ses colères même, représente assez bien le chef du chœur dans les anciennes tragédies. Sans entrer dans les secrets de l’action, il la juge sur sa portée visible et sur son développement. ; il l’applaudit, il la gourmande, il essaie de la contenir dans les voies de la morale et de la raison ; il se donne du moins à lui-même et à tous les honnêtes gens la satisfaction d’exprimer tout haut ses sentiments sincères, et, à certains moments plus vifs, il est entraîné, il s’avance et se compromet auprès des principaux personnages, jusqu’à mériter pour un temps prochain leur désignation et leur vengeance. C’est comme si, dans l’Antigone de Sophocle, un jeune homme du chœur sortait tout à coup des rangs, transporté de pitié pour la noble vierge, invectivait le tyran au nom de la victime, et méritait que Créon l’envoyât mourir avec elle. Antigone pour André Chénier, c’était la Justice, c’était la Patrie.

Né en 1762 à Constantinople, d’une mère grecque, nourri d’abord en France sous le beau ciel du Languedoc, après ses études faites à Paris au collège de Navarre, il essaya quelque temps de la vie militaire ; mais, dégoûté bientôt des exemples et des mœurs oisives de garnison, il chercha l’indépendance. La jeunesse croit aisément se la procurer. Il eut quelques-unes de ces années toutes consacrées à l’étude, à l’amitié, aux voyages, à la poésie. La « dure nécessité » pourtant, comme il l’appelle, le rengagea dans une carrière : il fut attaché à la diplomatie et passa jusqu’à trois années à Londres, trois années d’ennui, de souffrance et de contrainte. La Révolution de 89 le trouva dans cette position, et il ne tarda pas à s’en affranchir. André Chénier partageait à beaucoup d’égards les idées de son siècle, ses espérances, ses illusions même. Ce n’est pas qu’il ne l’eût jugé au moral et littérairement :

Pour moi, dit-il, ouvrant les yeux autour de moi au sortir de l’enfance, je vis que l’argent et l’intrigue sont presque la seule voie pour aller à tout ; je résolus donc dès lors, sans examiner si les circonstances me le permettaient, de vivre toujours loin de toute affaire, avec mes amis, dans la retraite et dans la plus entière liberté.

Comme tous ceux qui portent en eux l’idéal, il était très vite capable de dégoût et de dédain. Pourtant cette misanthropie première ne tint pas devant les grands événements et les promesses de 89. Le serment du Jeu de Paume le transporta. Il n’avait que vingt-sept ans, et, pendant deux années encore, jusqu’en 1792, nous le voyons prendre part au mouvement dans une certaine mesure, donner en quelques occasions des conseils par la presse, ne pas être persuadé à l’avance de leur inefficacité : en un mot, il est plus citoyen que philosophe, et il se définit lui-même à ce moment « un homme pour qui il ne sera point de bonheur, s’il ne voit point la France libre et sage ; qui soupire après l’instant où tous les hommes connaîtront toute l’étendue de leurs droits et de leurs devoirs ; qui gémit de voir la vérité soutenue comme une faction, les droits les plus légitimes défendus par des moyens injustes et violents, et qui voudrait enfin qu’on eût raison d’une manière raisonnable ».

Ce premier moment qui nous laisse voir André Chénier dans la modération toujours, mais pas encore dans la résistance, se distingue par quelques écrits, dont le plus remarqué fut celui qui a pour titre : Avis aux Français sur leurs véritables ennemis, et qui parut d’abord dans le numéro XIII du Journal de la Société de 89. Il est signé du nom de l’auteur et porte la date de Passy, 24 août 1790. La ligne honorable d’André Chénier s’y dessine déjà tout entière :

Lorsqu’une grande nation, dit-il en commençant, après avoir vieilli dans l’erreur et l’insouciance, lasse enfin de malheurs et d’oppression, se réveille de cette longue léthargie, et, par une insurrection juste et légitime, rentre dans tous ses droits et renverse l’ordre de choses qui les violait tous, elle ne peut en un instant se trouver établie et calme dans le nouvel état qui doit succéder à l’ancien. La forte impulsion donnée à une si pesante masse la fait vaciller quelque temps avant de pouvoir prendre son assiette.

Et il va chercher quels sont les moyens de lui faire reprendre cette assiette le plus tôt possible, et quelles sont les causes ennemies qui s’opposent à l’établissement le plus prompt d’un ordre nouveau.

Mais d’abord, à la manière dont il présente les choses et dont il attaque son sujet, nous voyons bien que nous ne sommes ici ni avec Mirabeau ni avec Montaigne. À cette date de 1790, et dès le mois de février, Mirabeau, jugeant de son coup d’œil d’homme d’État le fond de la situation et les troubles de toute sorte prêts à éclater dans vingt endroits du royaume, disait énergiquement : « Il a encore l’aplomb des grandes masses, mais il n’a que celui-là, et il est impossible de deviner quel sera le résultat de la crise qui commence. » En fait, six mois et dix mois auparavant, Mirabeau jugeait les choses bien autrement aventurées et compromises. — Et le philosophe Montaigne, en son temps, embrassant d’un coup d’œil ces grandes révolutions radicales qui ont la prétention de faire table rase et de tout rebâtir à neuf, disait :

Rien ne presse un État que l’innovation ; le changement donne leur forme à l’injustice et à la tyrannie. Quand quelque pièce se démanche, on peut l’étayer ; on peut s’opposer à ce que l’altération et corruption naturelle à toutes choses ne nous éloigne trop de nos commencements et principes ; mais d’entreprendre de refondre une si grande masse et de changer les fondements d’un si grand bâtiment, c’est à faire à ceux qui, pour décrasser, effacent, qui veulent amender les défauts particuliers par une confusion universelle, et guérir les maladies par la mort.

André Chénier, dans sa vue plus limitée et tout appliquée aux choses présentes, va dénoncer quelques-uns des plus sérieux dangers, sans les prévoir peut-être aussi grands qu’ils le sont, et sans désespérer encore de l’ensemble. Dans la comparaison qu’on serait tenté d’établir entre lui et les deux grands esprits précédemment cités, il reprendra ses avantages du moins par la précision de son attaque et par son courage.

Il fait voir d’abord, au lendemain d’une révolution et d’un changement si universel, la politique s’emparant de tous les esprits, chacun prétendant concourir à la chose publique autrement que par une « docilité raisonnée », chacun voulant à son tour « porter le drapeau », et une foule de nouveaux venus taxant de tiédeur ceux qui, depuis de longues années, imbus et nourris d’idées de liberté, se sont trouvés prêts d’avance à ce qui arrive, et qui demeurent modérés et fermes. Il montre une foule de gens irréfléchis, passionnés, obéissant à leur fougue, à leurs intérêts de parti, au mot d’ordre des habiles ; semant des rumeurs vagues ou des imputations atroces ; inquiétant l’opinion, la fatiguant dans une « stagnante anarchie », et troublant les législateurs eux-mêmes dans l’œuvre des « nouveaux établissements » politiques. De tous côtés on s’accuse de conspirations, de complots, sans voir qu’à la fin il y a danger « que notre inquiétude errante et nos soupçons indéterminés, dit-il, ne nous jettent dans un de ces combats de nuit où l’on frappe amis et ennemis ». C’est cette confusion de rumeurs et ce nuage gros d’alarmes qu’André Chénier a surtout à cœur d’éclaircir et de démêler. Les vrais, les principaux ennemis de la Révolution, il se le demande, où sont-ils ?

Les ennemis du dehors, il les réduit à ce qu’ils sont, il ne les méconnaît pas, mais il ne se les exagère pas ; les émigrés, de même. Dans tous les cas, si l’on a des ennemis au-dehors, si l’on en a aussi au-dedans, il faut de l’union pour les combattre et en triompher, et ce qui s’oppose le plus à cette union, c’est ce malheureux penchant aux soupçons, au tumulte, aux insurrections, qui est fomenté en France, et qui l’est surtout par une foule d’orateurs et d’écrivains : « Tout ce qui s’est fait de bien et de mal dans cette révolution est dû à des écrits », dit André Chénier ; et il s’en prend hardiment à ceux qui sont les auteurs du mal, à « ces hommes qui fatiguent sans cesse l’esprit public, qui le font flotter d’opinions vagues en opinions vagues, d’excès en excès, sans lui donner le temps de s’affermir ; qui usent et épuisent l’enthousiasme national contre des fantômes, au point qu’il n’aura peut-être plus de force s’il se présente un véritable combat ». Il se fait leur dénonciateur déclaré et commence contre eux sa guerre à mort :

Comme la plupart des hommes, dit-il, ont des passions fortes et un jugement faible, dans ce moment tumultueux, toutes les passions étant en mouvement, ils veulent tous agir et ne savent point ce qu’il faut faire, ce qui les met bientôt à la merci des scélérats habiles : alors, l’homme sage les suit des yeux ; il regarde où ils tendent ; il observe leurs démarches et leurs préceptes ; il finit peut-être par démêler quels intérêts les animent, et il les déclare ennemis publics, s’il est vrai qu’ils prêchent une doctrine propre à égarer, reculer, détériorer l’esprit public.

Et il s’attache à définir ce que c’est que l’esprit public dans un pays libre et véritablement digne de ce nom :

N’est-ce pas une certaine raison générale, une certaine sagesse pratique et comme de routine, à peu près également départie entre tous les citoyens, et toujours d’accord et de niveau avec toutes les institutions publiques ; par laquelle chaque citoyen connaît bien ce qui lui appartient, et par conséquent ce qui appartient aux autres ; par laquelle chaque citoyen connaît bien ce qui est dû à la société entière et s’y prête de tout son pouvoir ; par laquelle chaque citoyen respecte sa propre personne dans autrui, et ses droits dans ceux d’autrui ?… Et quand la société dure depuis assez longtemps pour que tout cela soit dans tous une habitude innée et soit devenu une sorte de religion, je dirais presque de superstition, certes alors un pays a le meilleur esprit public qu’il puisse avoir.

On était loin de là en 90 : en est-on beaucoup plus près aujourd’hui ? André Chénier, dans cet Avis aux Français, s’efforce de susciter les sentiments capables de créer un tel esprit. Il tâche d’élever les âmes, de les animer au bien par la grandeur des circonstances : « La France n’est point dans ce moment chargée de ses seuls intérêts ; la cause de l’Europe entière est déposée dans ses mains… On peut dire que la race humaine est maintenant occupée à faire sur nos têtes une grande expérience. » À côté de l’honneur insigne de la réussite, il déroule les suites incalculables d’un revers. Par tous les moyens, par toutes les raisons, il provoque une ligne active et vigilante de tous les citoyens probes et sages, une « concorde courageuse » et presque un « vertueux complot » de leur part pour conjurer les efforts contraires de la sottise et de la perversité. Il montre ces efforts subversifs toujours renaissants et infatigables, et les oppose, pour la stimuler, à la tiédeur des honnêtes gens qui,

ennemis de tout ce qui peut avoir l’air de violence, se reposant sur la bonté de leur cause, espérant trop des hommes, parce qu’ils savent que, tôt ou tard, ils reviennent à la raison ; espérant trop du temps, parce qu’ils savent que, tôt ou tard, il leur fait justice ; perdent les moments favorables, laissent dégénérer leur prudence en timidité, se découragent, composent avec l’avenir, et, enveloppés de leur conscience, finissent par s’endormir dans une bonne volonté immobile et dans une sorte d’innocence léthargique.

Pour lui, il ne fera point ainsi : tout résolu qu’il était d’abord à ne point sortir de son obscurité, à ne point faire entendre sa voix inconnue au milieu de cette confusion de clameurs, il a pensé qu’il fallait triompher de ces réserves d’amour-propre plutôt encore que de modestie, et payer, coûte que coûte, son tribut pour le salut commun :

J’ai de plus, ajoute-t-il, goûté quelque joie à mériter l’estime des gens de bien en m’offrant à la haine et aux injures de cet amas de brouillons corrupteurs que j’ai démasqués. J’ai cru servir la liberté en la vengeant de leurs louanges. Si, comme je l’espère encore, ils succombent sous le poids de la raison, il sera honorable d’avoir, ne fût-ce qu’un peu, contribué à leur chute. S’ils triomphent, ce sont gens par qui il vaut mieux être pendu que regardé comme ami.

Et ici nous retrouvons le sentiment fondamental de l’inspiration d’André Chénier pendant toute la Révolution. Il le dira et le redira sans cesse : « Il est beau, il est même doux d’être opprimé pour la vertu. »

Environ deux ans après son Avis aux Français, dénonçant dans le Journal de Paris (nº du 29 mars 1792) la pompe factieuse et l’espèce de triomphe indigne décerné aux soldats suisses du régiment de Châteauvieux, il terminera en s’adressant à ceux qui demandent à quoi bon écrire si souvent contre des partis puissants et audacieux, car on s’y brise et on s’expose soi-même à leurs représailles, à leurs invectives :

Je réponds, dit-il, qu’en effet une immense multitude d’hommes parlent et décident d’après des passions aveugles ; et croient juger, mais que ceux qui le savent ne mettent aucun prix à leurs louanges, et ne sont point blessés de leurs injures.

J’ajoute qu’il est bon, qu’il est honorable, qu’il est doux, de se présenter, par des vérités sévères, à la haine des despotes insolents qui tyrannisent la liberté au nom de la liberté même.

Quand des brouillons tout-puissants, ivres d’avarice et d’orgueil, tombent détruits par leurs propres excès, alors leurs complices, leurs amis, leurs pareils, les foulent aux pieds ; et l’homme de bien, en applaudissant à leur chute, ne se mêle point à la foule qui les outrage. Mais, jusque-là, même en supposant que l’exemple d’une courageuse franchise ne soit d’aucune utilité, démasquer sans aucun ménagement des factieux avides et injustes, est un plaisir qui n’est pas indigne d’un honnête homme.

Enfin, c’est le même sentiment qu’il prête à Charlotte Corday, dans l’Ode éloquente où il l’a célébrée :

Oh ! quel noble dédain fit sourire ta bouche,
Quand un brigand, vengeur de ce brigand farouche,
Crut te faire pâlir aux menaces de mort !

Tel se dessine à nous André Chénier, dans sa courte et vaillante carrière politique. Ce qui l’anime et le dirige, ce n’est pas la pensée d’un politique supérieur, ambitieux et généreux, qui veut arriver au pouvoir et l’arracher des mains d’indignes adversaires. Le sentiment qui le jette hors de lui et le porte en avant, est surtout moral : c’est la haine de l’homme intelligent contre les brouillons, de l’homme d’esprit contre la sottise, de l’homme de cœur contre les lâches manœuvres et les infamies ; c’est le dédain d’un stoïcien passionné et méprisant contre la tourbe de ceux qui suivent le torrent populaire et qui flagornent aujourd’hui la multitude comme ils auraient hier adulé les rois ; c’est l’expression irrésistible d’une noble satire qui lui échappe, qui se profère avec indignation et bonheur, qui se satisfait quand même, dût-elle ne produire d’autre effet en s’exhalant que de soulager une bile généreuse. Son inspiration en ceci est encore antique : elle relève de celle de Tacite et de l’homme juste d’Horace ; elle rappelle de vertueux accents de Juvénal ou de Perse, quelque chose comme un Caton poète, un Alceste lyrique, et qui sait, au besoin, s’armer de l’ïambe.

Orgueil et courage, orgueil et plaisir à se trouver à part, seul debout, exposé à la rage des méchants, quand les lâches et les hébétés se taisent, il entre beaucoup de cela dans l’inspiration politique d’André Chénier.

Ce mot de brouillons revient perpétuellement dans sa bouche pour flétrir ses adversaires : c’est le stigmate imprimé par un esprit juste et ferme au genre de défaut qui lui est le plus antipathique et qui le fait le plus souffrir.

André Chénier entra décidément dans la polémique au Journal de Paris, par un article du 12 février 1792 contre la ridicule et indécente préface que Manuel avait mise en tête des Lettres de Mirabeau et de Sophie. C’est l’écrivain homme de goût qui s’irrite d’abord et qui s’indigne de cette violation inouïe de la raison et de la pudeur dans la langue. Lui, amateur des sources antiques, toujours en quête des saines et « bonnes disciplines », qui voudrait produire dans son style la « tranquillité modeste et hardie » de ses pensées ; lui qui, dans les belles pages de prose où il ébauche des projets d’ouvrages sévères, aspire et atteint à la concision latine, à la « nerveuse et succulente brièveté » d’un Salluste honnête homme et vertueux, on conçoit la colère à la Despréaux, et plus qu’à la Despréaux, qui dut le saisir en voyant un tel débordement de déclamations soi-disant philosophiques, de facéties galantes et de gentillesses libertines, découlant de la plume d’un bel esprit formé à l’école de Danton. Se séparant, pour le mieux flétrir, du faux bon ton qui n’avait jamais été le sien, et revendiquant le vrai bon ton éternel et naturel, celui qui est tel pour toute âme bien née, et qu’aucune révolution n’est en droit d’abolir :

Tout homme qui a une âme bonne et franche, s’écriait-il, n’a-t-il pas en soi une justesse de sentiment et de pensées, une dignité d’expressions, une gaieté facile et décente, un respect pour les vraies bienséances, qui est en effet le bon ton, puisque l’honnêteté n’en aura jamais d’autre ?

Une autre de ses indignations et de ses colères, qui l’engagea dans sa polémique la plus grave, et qui causa finalement sa perte par l’offense mortelle qu’il fit à Collot d’Herbois, est celle que lui causa la fête triomphale décernée (ou tolérée) par la Ville de Paris, en l’honneur des Suisses de Châteauvieux. Il faut se rappeler que ces soldats, après s’être révoltés à Nancy deux années auparavant et avoir pillé la caisse du régiment, avaient été, au nombre de quarante ou cinquante, condamnés aux galères d’après les lois de la justice fédérale en vigueur parmi les troupes suisses. Non content de les amnistier en mars 1792, on voulut encore les célébrer, et Collot d’Herbois fit la motion factieuse de leur décerner un honneur public. Tout à l’heure, c’était l’écrivain et l’homme de goût, dans Chénier, qui se révoltait contre Manuel ; ici, c’est le militaire qui prend feu contre Collot d’Herbois, c’est le gentilhomme qui a porté l’épée et qui sait ce que c’est que la religion du drapeau. Lui, qui eût été un digne soldat de l’armée de Xénophon, il sent toute sa conscience héroïque se soulever à l’idée de cette violation de la discipline et de l’honneur érigée en exploit. Il faut l’entendre qualifier cette « scandaleuse bacchanale », cette « bambochade ignominieuse », que favorisaient la lâcheté des corps constitués et l’immortelle badauderie parisienne, et s’écrier, par un mouvement digne d’un ancien :

On dit que, dans toutes les places publiques où passera cette pompe, les statues seront voilées. Et, sans m’arrêter à demander de quel droit des particuliers qui donnent une fête à leurs amis s’avisent de voiler les monuments publics, je dirai que si, en effet, cette misérable orgie a lieu, ce ne sont point les images des despotes qui doivent être couvertes d’un crêpe funèbre, c’est le visage de tous les hommes de bien, de tous les Français soumis aux lois, insultés par les succès de soldats qui s’arment contre les décrets et pillent leur caisse militaire. C’est à toute la jeunesse du royaume, à toutes les gardes nationales, de prendre les couleurs du deuil, lorsque l’assassinat de leurs frères est parmi nous un titre de gloire pour des étrangers. C’est l’armée dont il faut voiler les yeux pour qu’elle ne voie point quel prix obtiennent l’indiscipline et la révolte. C’est à l’Assemblée nationale, c’est au Roi, c’est à tous les administrateurs, c’est à la Patrie entière à s’envelopper la tête pour n’être pas de complaisants ou de silencieux témoins d’un outrage fait à toutes les autorités et à la Patrie entière. C’est le Livre de la Loi qu’il faut couvrir, lorsque ceux qui en ont déchiré les pages à coups de fusil reçoivent des honneurs civiques.

Et se retournant contre le maire Pétion qui, dans une lettre à ses concitoyens, avait répondu avec une « astuce niaise et une bénignité captieuse » que cette fête, si on n’y avait vu que ce qui était, n’avait qu’un caractère privé, « innocent et fraternel », et que l’esprit public s’élève et se fortifie au milieu des « amusements civiques », André Chénier l’enferme dans ce dilemme : « Dans un pays qui est témoin d’une telle fête, de deux choses l’une : ou c’est l’autorité qui la donne, ou il n’y a point d’autorité dans ce pays-là. »

Le même sentiment militaire d’André Chénier, déjà si noblement irrité dans l’affaire des Suisses, s’anime de nouveau et éclate par les plus beaux accents, à l’occasion de l’assassinat du général Dillon, massacré après un échec par ses propres soldats près de Lille, en avril 1792. André Chénier en tire sujet d’adjurations éloquentes et véritablement patriotiques :

Ô vous tous, dont l’âme sait sentir ce qui est honnête et bon ; vous tous qui avez une patrie, et qui savez ce que c’est qu’une patrie !… élevez donc la voix, montrez-vous… Ce moment est le seul qui nous reste : c’est le moment précis où nous allons décider de notre avenir… La perte d’un poste est peu de chose, mais l’honneur de la France a été plus compromis par de détestables actions qu’il ne l’avait été depuis des siècles.

Il réclame la punition énergique, exemplaire, des coupables ; il fait entendre de grandes vérités : « Souvenez-vous que rien n’est plus humain, plus indulgent, plus doux, que la sévère inflexibilité des lois justes ; que rien n’est plus cruel, plus impitoyable, que la clémence pour le crime ; qu’il n’est point d’autre liberté que l’asservissement aux lois. »

Un caractère essentiel à noter dans ces articles de prose d’André Chénier, c’est que si le poète s’y marque par l’élévation et la chaleur du sentiment, par le désintéressement de la pensée et presque le détachement du succès, par une certaine ardeur enfin d’héroïsme et de sacrifice, il ne donne pourtant au style aucune couleur particulière. La métaphore s’y montre rarement. La langue est noble, pure, ferme, pas très éclatante : elle pourrait même, par moments, l’être plus, sans le paraître trop. Ce qui me frappe, c’est la raison et l’énergie : l’idée du talent ne vient qu’après. On y sentirait par endroits le souffle éloquent et véhément de l’orateur, plus encore que la veine du poète. André Chénier, fidèle en ceci au goût antique, ne mêle point les genres.

Un des points les plus importants de la polémique d’André Chénier est la dénonciation qu’il fit de la Société des Jacobins, dans l’article intitulé : « De la cause des désordres qui troublent la France et arrêtent l’établissement de la liberté », et inséré dans le Supplément au Journal de Paris, du 26 février 1792. Il montre que cette société, et toutes celles qui en dépendent, ces confréries usurpatrices, « se tenant toutes par la main, forment une sorte de chaîne électrique autour de la France » ; qu’elles forment un « État dans l’État » ; que « l’organisation de ces sociétés est le système le plus complet de désorganisation sociale qu’il y ait jamais eu sur la terre ». C’est à cette Société des Jacobins qu’il pensait encore, quand il disait : « Aux talents et à la capacité près, ils ressemblent à la Société des Jésuites. » Il fait sentir la distinction profonde qu’il y a entre le vrai peuple, dont, suivant lui, la bourgeoisie laborieuse est le noyau, et ces sociétés, « où un infiniment petit nombre de Français paraissent un grand nombre, parce qu’ils sont réunis et qu’ils crient :

Quelques centaines d’oisifs réunis dans un jardin ou dans un spectacle, ou quelques troupes de bandits qui pillent des boutiques, sont effrontément appelés le Peuple ; et les plus insolents despotes n’ont jamais reçu des courtisans les plus avides un encens plus vil et plus fastidieux que l’adulation impure dont deux ou trois mille usurpateurs de la souveraineté nationale sont enivrés chaque jour par les écrivains et les orateurs de ces sociétés qui agitent la France.

Aristote et Burke avaient déjà remarqué que le caractère moral du démagogue flatteur du peuple, et celui du courtisan flatteur des rois, se ressemblent identiquement au fond. La forme seule de la majesté qu’ils flattent a changé : l’un de ces rois n’a qu’une tête, l’autre en a cinq cent mille. Le procédé, d’ailleurs, de bassesse est le même. André Chénier a remarqué spirituellement qu’au théâtre on flagorne le peuple, depuis qu’il est souverain, aussi platement qu’on flagornait le roi, du temps que le roi était tout, et que le parterre, qui représente le peuple en personne, applaudit et fait répéter toutes les maximes adulatrices en son honneur aussi naïvement que Louis XIV fredonnait les prologues de Quinault à sa louange, pendant qu’on lui mettait ses souliers et sa perruque.

Je me borne à indiquer cette polémique d’André Chénier contre les Jacobins, d’où résulta une discussion publique et par écrit avec son frère Marie-Joseph, membre et alors défenseur de cette dangereuse Société. Les témoins et les gens de parti tirent de leur mieux pour envenimer cette dissidence des deux frères, laquelle, du reste, n’eut jamais le caractère qu’on a voulu lui prêter. Leur brouille ne fut que de quelques mois. Lorsque après le 10 août, André Chénier, souffrant et retiré de la polémique, voulut aller à Versailles pour s’y reposer et y refaire sa santé, ce fut Marie-Joseph même qui lui loua cette petite maison où il a écrit ses dernières odes si élevées et si touchantes8.

André Chénier, d’ailleurs, ne jugeait point Marie-Joseph et ses tragédies révolutionnaires avec la sévérité qu’on pourrait supposer d’après l’esprit modéré de l’ensemble de ses doctrines. Il se retrouvait frère et un peu partial à cet endroit. Dans un écrit daté de 91 et intitulé Réflexions sur l’esprit de parti, il se montre injuste et vraiment injurieux pour Burke, et le désir de venger son frère de ce que Burke avait dit sur la tragédie de Charles IX dans son fameux pamphlet, y entre pour quelque chose.

En général, la politique d’André Chénier doit être envisagée comme une politique de droiture et de cœur, émanée d’une simple et haute inspiration personnelle. Attaché à la Constitution de 91, la jugeant praticable malgré ses défauts, croyant que la question serait résolue si tous les honnêtes gens s’unissaient pour prêter main-forte à cette loi une fois promulguée, seul d’ailleurs, ne tenant à aucun parti, à aucune secte, ne connaissant pas même les rédacteurs du Journal de Paris, dans lequel il publie ses articles, se bornant à user de cette méthode commode des Suppléments, qui permettait alors à chacun de publier ses réflexions à ses frais, il répondait hardiment à ceux qui voulaient établir une solidarité entre lui et les personnes à côté de qui il écrivait : « Il n’existe entre nous d’association que du genre de celles qui arment vingt villages contre une bande de voleurs. » Sa politique, en quelque sorte isolée et solitaire, se dessine nettement à l’occasion de la hideuse journée du 20 juin. Par un mouvement généreux et tout chevaleresque, il se déclare plus à découvert que jamais pour le roi entre le 20 juin et le 10 août ; il félicite le pauvre Louis XVI, si humilié et si insulté, de son attitude honorable dans cette première journée. Par un sentiment délicat, il voudrait faire arriver une parole de consolation à son cœur :

Puisse-t-il lire avec quelque plaisir, écrit-il, ces expressions d’une respectueuse estime de la part d’un homme sans intérêts comme sans désirs, qui n’a jamais écrit que sous la dictée de sa conscience ; à qui le langage des courtisans sera toujours inconnu ; aussi passionné que personne pour la véritable égalité, mais qui rougirait de lui-même s’il refusait un éclatant hommage à des actions vertueuses par lesquelles un roi s’efforce d’expier les maux que tant d’autres rois ont faits aux hommes !

Il suppose, il rédige une adresse de ce même roi à l’Assemblée, datée de juin 1792, et où il le fait parler avec autant de bon sens que de dignité. Il lui prête un rôle impossible après le 20 juin et quand la partie est déjà perdue : ce jour, en effet, qui est déjà celui de la chute du trône, lui paraît pouvoir être le point de départ d’une restauration idéale dont il trace un tableau chimérique et embelli. Le poète se retrouve ici avec son illusion. Mais non, c’est encore l’homme de cœur et le valeureux citoyen qui, sans se soucier du succès et bravant le péril, ne peut étouffer le cri de ses entrailles. Il suppose à tous ceux qui pensent comme lui autant de courage qu’à lui :

Que tous les citoyens dont les sentiments sont conformes à ceux que contient cet écrit (et il n’est pas douteux que ce ne soit la France presque entière) rompent enfin le silence. Ce n’est pas le temps de se taire… Élevons tous ensemble une forte clameur d’indignation et de vérité.

C’est cette forte clameur qui manqua et qui manquera toujours en pareille circonstance, quand les choses en seront venues à ces extrémités ; car, ainsi que lui-même le remarque tout à côté, « le nombre des personnes qui réfléchissent et qui jugent est infiniment petit ». L’indolence parisienne est de tout temps connue ; et si des peuples anciens élevèrent des temples et des autels à la Peur, on peut dire (c’est Chénier qui parle à la date de 92) que jamais cette divinité « n’eut de plus véritables autels qu’elle n’en a dans Paris ; que jamais elle ne fut honorée d’un culte plus universel ».

La politique d’André Chénier dans son ensemble se définirait donc pour nous très nettement en ces termes : Ce n’est point une action concertée et suivie, c’est une protestation individuelle, logique de forme, lyrique de source et de jet, la protestation d’un honnête homme qui brave à la fois ceux qu’il réfute, et ne craint pas d’appeler sur lui le glaive.

La journée du 10 août vint mettre fin à la discussion libre. André Chénier, retiré de la polémique, se réfugia dans l’indignation solitaire et dans le mépris silencieux. Une lettre de lui, écrite à la date du 28 octobre 1792, nous le montre désormais « bien déterminé à se tenir toujours à l’écart, ne prenant aucune part active aux affaires publiques, et s’attachant plus que jamais, dans la retraite, à une étude approfondie des lettres et des langues antiques. » Sa santé s’était altérée ; il allait de temps en temps passer à Versailles des semaines vouées à la méditation, à la rêverie, à la poésie. Un amour délicat l’avait repris et le consolait des autres tristesses par sa blessure même. Il en a célébré l’objet dans des pièces adorables, sous le nom de Fanny9. Mais, suivant moi, la plus belle (s’il fallait choisir), la plus complète des pièces d’André Chénier, est celle qu’il composa vers ce temps, et qui commence par cette strophe :

      Ô Versailles, ô bois, ô portiques !
      Marbres vivants, berceaux antiques,
Par les dieux et les rois Élysée embelli,
      À ton aspect dans ma pensée,
Comme sur l’herbe aride une fraîche rosée,
      Coule un peu de calme et d’oubli.

Qu’on veuille la relire tout entière. On y voit, dans un rythme aussi neuf qu’harmonieux, le sentiment de la nature et de la solitude, d’une nature grande, cultivée et même pompeuse, toute peuplée de souvenirs de grandeur auguste et de deuil, et comme ennoblie ou attristée d’un majestueux abandon. Il y a là l’élégie royale dans toute sa gloire, puis, tout à côté, le mystère d’un réduit riant et studieux couronné de rameaux, et propice au rêve du poète, au rêve de l’amant. Car il aime, il revit, il espère ; il va chanter comme autrefois, et la source d’harmonie va de nouveau abonder dans son cœur et sur ses lèvres. Mais, tout à coup, devant les yeux lui repasse l’image des horreurs publiques, et alors le sentiment vertueux et stoïque revient dominer le sentiment poétique et tendre. L’homme « juste et magnanime » se réveille, et la vue des innocents égorgés corrompt son bonheur. Tel est, dans cette admirable pièce, l’ordre et la suite des idées, dont chacune revêt tour à tour son expression la plus propre, l’expression hardie à la fois, savante et naïve.

Enfin, pour achever de dessiner cette noble figure d’un poète honnête homme et homme de cœur qui, dans la plus horrible révolution moderne, comprit et pratiqua le courage et la vertu au sens antique des Thucydide et des Aristote, des Tacite et des Thraséas, il ne faut que transcrire cette page testamentaire trouvée dans ses papiers, et où il s’est peint lui-même à nu devant sa conscience et devant l’avenir :

Il est las de partager la honte de cette foule immense qui en secret abhorre autant que lui, mais qui approuve et encourage, au moins par son silence, des hommes atroces et des actions abominables. La vie ne vaut pas tant d’opprobre. Quand les tréteaux, les tavernes et les lieux de débauche vomissent par milliers des législateurs, des magistrats et des généraux d’armée qui sortent de la boue pour le bien de la patrie, il a, lui, une autre ambition ; et il ne croit pas démériter de sa patrie en faisant dire un jour : Ce pays, qui produisit alors tant de prodiges d’imbécillité et de bassesse, produisit aussi un petit nombre d’hommes qui ne renoncèrent ni à leur raison ni à leur conscience ; témoins des triomphes du vice, ils restèrent amis de la vertu et ne rougirent point d’être gens de bien. Dans ces temps de violence, ils osèrent parler de justice ; dans ces temps de démence, ils osèrent examiner ; dans ces temps de la plus abjecte hypocrisie, ils ne feignirent point d’être des scélérats pour acheter leur repos aux dépens de l’innocence opprimée ; ils ne cachèrent point leur haine à des bourreaux qui, pour payer leurs amis et punir leurs ennemis, n’épargnaient rien, car il ne leur en coûtait que des crimes ; et un nommé A. C. (André Chénier) fut un des cinq ou six que ni la frénésie générale, ni l’avidité, ni la crainte, ne purent engager à ployer le genou devant des assassins couronnés, à toucher des mains souillées de meurtres, et à s’asseoir à la table où l’on boit le sang des hommes.

Quelle que soit la ligne politique qu’on suive (et je ne prétends point que celle d’André Chénier soit strictement la seule et la vraie), cette manière d’être et de sentir en temps de révolution, surtout quand elle est finalement confirmée et consacrée par la mort, sera toujours réputée moralement la plus héroïque et la plus belle, la plus digne de toutes d’être proposée aux respects des hommes.

À ceux qui lui demandaient ce qu’il avait fait pendant la Terreur à la Convention, Sieyès se contentait de répondre : « J’ai vécu. » Il sera toujours plus digne et plus beau de répondre à cette question, avec l’âme d’André Chénier : « Et moi, j’ai mérité de mourir ! »

[Note.]

J’ai depuis longtemps entre les mains (et je me reproche de n’en avoir pas fait usage jusqu’ici) une pièce singulière et hideuse dont je dois communication à l’amitié de M. Merruau, secrétaire général de la préfecture de la Seine ; c’est le procès-verbal de l’arrestation d’André Chénier, c’est son interrogatoire qui se trouve aux Archives de la ville de Paris. Je donne cette pièce fidèlement transcrite, avec toutes ses turpitudes de sens et d’orthographe, avec tous les signes de bêtise et de barbarie. Honte de la civilisation ! Voilà en quelles mains ce charmant génie (comme toute la France) était tombé, voilà à quels hommes il eut affaire. Le poète, en face de ces bêtes brutes et de ces sans-culottes ignares, n’avait personne à qui il pût adresser les paroles touchantes qu’adresse Phémius à Ulysse dans le meurtre des prétendants : « J’embrasse tes genoux, ô Ulysse ; respecte-moi et aie pitié de moi ! Ce serait pour toi un chagrin éternel si tu m’égorgeais, moi, le chantre qui ai des chants pour les dieux et pour les hommes. »

INTERROGATOIRE D’ANDRÉ CHÉNIER.

 

Le dix-huit vantos l’an second de la République française une et indivisible10.

En vertu d’une ordre du comité de sûreté générale du quatorze vantose qu’il nous a présenté le dix-sept de la même anée dont le citoyen Guenot est porteur de laditte ordre, apprest avoir requis le membre du comité révolution et de surveillance de laditte commune de Passy les Paris nous ayant donné connaissance dudit ordre dont les ci-dessus étoit porteurs, nous nous sommes transportés, maison quaucupe la citoyene Piscatory ou nous avons trouvé un particulier à qui nous avons mandé quil il était et le sujest quil l’avoit conduit dans cette maison11 il nous à exibée sa carte de la section de Brutus en nous disant qu’il retournaist apparis, et qu’il étoit Bon citoyent et que cetoit la première foy quil renoit dans cette maison, quil étoit a compagnier d’une citoyene de Versaille dont il devoit la conduire audit Versaille apprest avoir pris une voiture au bureaux du cauche il nous a fait cette de claration à dix heure moins un quard du soir à la porte du bois de Boulogne en face du ci-devant chateaux de Lamuette et apprest lui avoir fait la demande de sa démarche nous ayant pas répondu positivement nous avons décidé quil seroit en arestation dans laditte maison jusqua que ledit ordre qui nous a été communiquié par le citoyent Genot ne soit remplie mais ne trouvant pas la personne dénomé dans ledit ordre, nous lavons gardé jusqua ce jourdhuy dix huit. Et apprest les réponse du citoyent Pastourel et Piscatory nous avons présumé que le citoyent devoit estre interrogés et apprest son interogation estre conduit apparis pour y estre détenue par mesure de suretté générale et de suitte avons interpellé le citoyent Chenier denous dire cest nomd et surnomd âges et payi de naissance demeure qualité et moyen de subssittée.

 

INTEROGATOIRE.

 

A lui demandé commant il sapelloit

A répondu quil senomoit André Chenier natife de Constentinoble âgé de trente et un ans demeurant à Paris rue de Clairy section de Brutus

A lui demandé de quelle ané il demeuroit rue de Clairy

A lui répondue depuis environ mil sept cent quatre vingt douze au moins

A lui demandé quel son ses moyent de subsisté

A lui répondu que de puis quatre vingt dix quil vie que de que lui fait son père12

A lui demandé combien que lui faisoit son père

A répondu que son père lui endonnoit lorsquil luy endemandoit

A lui demandé s’il peut nous dire a combien la somme quil demande à son pere par an se monte

A repondu quil ne savoit pas positivement mais environ huit cent livre à mille livre par année

A lui demandé sil na auttre chose que la somme quil nous déclare cy-dessus

A repondu qu’il na pas d’auttre moyent que ce quil nous a déclarée

A lui demande quelle manierre il prend son existance

A repondu tenteau chez son père tenteau chez ses amis et tentot chez des resteaurateurs

A lui demandé quel sont ses amis ou il va mangé ordinairement

A répondu que cetoit chez plusieurs amis dont il ne croit pas nécessaire de dire lenom

A lui demandé s’il vien mangé souvent dans la maison ou nous lavons aretté

A repondu quil ne croyoit n’avoir jamais mangé dans cette maison ou il est aresté, mais il dit avoir mangé quelque foy avec les mêmes personnes apparis chez eux

A lui demandé sil na pas de correpondance avec les ennemis de la République et la vons sommé de nous dire la vérité

A repondu au cune

A lui demandé sil na pas reçue des lettre danglaitaire depuis son retoure dans la République

A repondu quil en a recue une ou deux ducitoyent Barthelemy àlorse ministre plénipotensiêre en Anglaitaire et nen avoir pas reçue dauttre

A lui demandé à quelle épocque il a recue les lettre désigniés sy dessus sommé a lui denous les representés

A répondue quil ne les avoit pas

A lui demandé ce quil en àfait et le motife quil lat engagé à sendeffaire

A repondu que ce netoit que des lettre relative à ses interrest particulier, comme pour faire venire ses livres et auttre effest laissé en Anglaitaire et du genre de celle que personne ne conserve

A lui demandé quel sorte de genre que personne ne conserve et surtout des lettre portant son interest personnelle13 sommé de nous dire la vérité

A répondu il me semble que des lettre qui énonce l’arrivé des effest désigniés cy-dessus lorsque ses effest son reçue ne son plus daucune valeure

A lui representé quil nest pas juste dans faire réponse, dautant plus que des lettre personnelle doive se conserver pour la justification de celui qui à En voyé les effet comme pour celui qui les à reçue

A repond quil persite à pensé quand des particulier qui ne mettre pas tant dexactitude que des maison de commerce lorsque la reception des fait demandé est accusé toute la correspondance devient inutisle et quil croit que la plus part des particuliers en use insy

A lui représenté que nous ne fond pas des demande de commerce sommé à lui de nous répondre sur les motifes de de son arestation qui ne sont pas affaire de commerce14

A repondu quil en ignorest du faite

A lui demandé pourquoy il nous cherche des frase et surquoy il nous repond cathegoriquement15

A dit avoir repondue avec toute la simplicité possible et que ses reponse contiene lexatte veritté

A lui demandé sil y à longtemps quil conoit les citoyent ou nous l’avons aresté sommé a lui de nous dire depuis quel temps

A repondu quil les connaissoit depuis quatre ou cinqt ans

A lui demandé comment il les avoit conu

A repondu quil croit les avoir connu pour la premiere fois chez la citoyene Trudenne

A lui demandé quel rue elle demeuroit alors

A repondu sur la place de la Revolution la maison à Cottée

A lui demandé comment il connoit la maison à Cottée16 et les-citoyent quil demeuroit alors

A repondu quil est leure amie de l’anfance

A lui represanté quil nest pas juste dans sa reponse attendue que place de la Revolution il ny a pas de maison qui se nome la maison à Cottée donc il vien de nous déclarés

A repondue quil entandoit la maison voisine du citoyent Letems

A lui représentes quil nous fait des frase attandue quil nous a repettes deux fois la maison à Cottée

A repondue quil a dit la vérité

A lui demandée sil est seul dans lappartement quil occuppe dans la rue de Clairy nº quatre vingt dix sept

A repondue quil demeuroit avec son père et sa mère et son frère ainée

A lui demandée sil na personne pour le service

Il y à un domestique commun pour les quatre qui les sere

A lui demandée ou il étoit a lepoque du dix aoust mil sept cent quatre vingt douze

A répondue a paris malade d’une colique nefretique

A lui demandee sy cette colique le tient continuellement et sil elle tenoit le jour du dix aoust quatre vingt douze

A répondue quil se rétablissoit a lors d’une attaque et que cette maladie le tiend presque continuellement depuis lage de vingt ans plus ou moins fortes

A lui demandés quelles est cette malady et quelle est le chirurgient quil le traitoit alors et sy cest le même qui letraitte en core

A repondu le médecin Joffroy latraitté au commancement de cette maladie et depuis ce temps jai suis un régime connue pour ses sorte de meaux

A lui demandée quelle difference il fait d’une attaque de meaux ou de maladies.

A repondue quil entendoit par attaque lorsque le mal est un (peu) plus violent et enpeche dagire

A lui demandée a quelle époque il apris le médecin donc il vien de nous parllee et à quelle epoque il a quitté sommé de nous endonné des certificats

A repondue que sa famille le certifira que cettoit de tout temps le medecin de la maison

A lui demandé sy il montoit sa garde le dix aoust mil sept cents quatre vingt douze

A repondue quil la montoit lorsque sa senté le permetoit

A lui demandee sy lors du dix oust quatre vingt douze lorsquil à enttandue battre la générale sy il apris les armes pour vollaire au secours de ses concitoyent et pour sauvé la patrie

A repondue que non quil étoit en core trop foible

A lui demandée quelle est le motife qui lui en a empechée

A répondue la faiblesse de sa santée dans ce moment

A lui demandée de nous en donnée les preuves par les certificat signiée du cherugien et de la section vus qu’il n’est pas juste dans ses reponce

A répondue quil na nent point

A lui demandee que veux dire cemot a nous est comme17 quil nen a point

A répondue quil na point de certificat cy dessus énoncés

A lui représentés quil est un mauvais citoyent de navoir point concourue à la defense de sa patrie vue que les boiteux et infirme on prie les armes et se sont unie sur la place avec tout les bons citoyent pour y défendre contre les courtisans du cidevant Capet et royalliste

A repondue quil navoit point assée de force de corp pour le pouvoir

A lui demandee sy lord de ceste epoque ses frere et son pere sy etoit rendue avec les citoyent de leur section sur les places defansifs contre les tirand de la Republique sommé de nous dire la vérité

A repondue que son pere etoit vieux et étoit employée a sa section et que son frere etoit vice-consulte en Espagne les auttres ne demeurant point a la maison il y gnoroit ou ils étoits

A lui demandée ou etoit le domestique quil les servoit ou etoit il le dix oust

A repondue quil lignoroit.

A lui representé qua lepoque de cette journée que touts les bons citoyent ny gnoroit point leurs existence et quayant enttendu batte la générale cettoit un motife de plus pour reconnoitre tous les bons citoyent et le motife au quelle il setoit employée pour sauvée la Republique

A repondue quil avoit dit l’exate veritée

A lui demandée quel etoit l’exatte véritée

A repondue que cetoit toutes ce qui etoit cy dessue

Et apprest avoir fait la lecture du procest verbale et lavon cleau (clos) et signiée et le citoyent Chenier a declaree quil ne vouloit pas signiée

 

Signé : Gennot, Cramoisin, Boudgoust
Duchesne.                       Comisaire

— Et maintenant, pour se soulager le cœur gros de dégoût, qu’on relise les derniers ïambes du poète !