(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « La comtesse de Boufflers (suite.) »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « La comtesse de Boufflers (suite.) »

La comtesse de Boufflers (suite.)

Le nom de Mme de Boufflers est étroitement lié à un épisode célèbre de l’histoire littéraire de son temps, à une querelle qui fit grand bruit dans le XVIIIe siècle, celle de Hume et de Rousseau, et il est impossible d’exposer au complet ce démêlé bizarre, sans l’y rencontrer à l’origine comme la cause occasionnelle principale, et à la fin comme l’arbitre ou le juge le plus équitable entre les deux contendants.

I. Relations avec J.-J. Rousseau avant son voyage d’Angleterre.

Mme de Boufflers s’était liée avec Jean-Jacques dès le commencement de son séjour à Montmorency (1759) et en même temps que la maréchale de Luxembourg : il devint aussitôt l’objet de tous leurs égards et de tous leurs soins ; le prince de Conti, à la suggestion de ces dames, alla même faire deux fois visite à Rousseau, et il choisit un moment où M. et Mme de Luxembourg n’étaient pas à Montmorency, afin de bien marquer que ce n’était pas une visite de ricochet et qu’elle était toute à l’intention de l’illustre solitaire. À quelques jours de là, le prince lui ayant envoyé un panier de gibier, Rousseau le reçut assez poliment ; mais, à un second envoi, quoiqu’il lui fût dit expressément que c’était de la chasse de Son Altesse, il s’en fâcha comme d’une injure et écrivit une lettre rogue à Mme de Boufflers : « J’aime mieux, disait-il du prince, sa conversation que ses dons. » Voilà l’homme. Il veut bien reconnaître toutefois, dans ses Confessions, que ce grossier remercîment en retour d’une bonne grâce fut de sa part une sottise ; mais il ajoute aussitôt, toujours en ayant l’air de passer condamnation sur ses sottises, sauf à les recommencer dans un autre sens :

« Si je ne fis pas celle de devenir son rival, il s’en fallut peu ; car alors  Mme de Boufflers était encore sa maîtresse, et je n’en savais rien. Elle me venait voir assez souvent avec le chevalier de Lorenzy. Elle était belle et jeune encore. Elle affectait l’esprit romain, et moi je l’eus toujours romanesque ; cela se tenait d’assez près. Je faillis me prendre ; je crois qu’elle le vit : le chevalier le vit aussi, du moins il m’en parla, et de manière à ne pas me décourager. Mais pour le coup je fus sage, et il en était temps à cinquante ans. Plein de la leçon que je venais de donner aux barbons dans ma Lettre à d’Alembert, j’eus honte d’en profiter si mal moi-même. D’ailleurs, apprenant ce que j’avais ignoré, il aurait fallu que la tête m’eût tout à fait tourné, pour porter si haut mes concurrences. Enfin, mal guéri peut-être encore de ma passion pour Mme d’Houdetot, je sentis que plus rien ne la pouvait remplacer dans mon cœur, et je fis mes adieux à l’amour pour le reste de ma vie…

« Mme de Boufflers, s’étant aperçue de l’émotion quelle m’avait donnée, put s’apercevoir aussi que j’en avais triomphé. Je ne suis ni assez fou ni assez vain pour croire avoir pu lui inspirer du goût à mon âge ; mais, sur certains propos qu’elle tint à Thérèse, j’ai cru lui avoir inspiré de la curiosité. Si cela est, et qu’elle ne m’ait pas pardonné cette curiosité frustrée, il faut avouer que j’étais bien né pour être victime de mes faiblesses, puisque, si l’amour vainqueur me fut si funeste, l’amour vaincu me le fut encore plus. »

Et là-dessus, sa tête travaillant, il va attribuer à Mme de Boufflers, déçue dans son désir, un mauvais vouloir persistant qui aboutira en projet formel de le livrer à ses ennemis. C’est de la folie pure.

Mais la folie de Rousseau a de la logique, et, le point de départ étant donné, elle raisonne à merveille. Il va donc imaginer un autre grief pour le combiner habilement avec le premier et se fortifier dans ses explications malveillantes. Mme de Boufflers avait fait une pièce, une espèce de tragédie ou de drame en cinq actes et en prose, qui ne fut point imprimée, mais qu’elle lisait à ses amis. Nous en savons le sujet et le titre ; cela s’appelait les Esclaves ou les Rivaux généreux. Je me figure, d’après les analyses qu’on nous en a données, quelque chose entre les Contes moraux de Marmontel et les Incas. C’étaient deux jeunes Sauvages, esclaves d’un tyran espagnol, et tous deux amoureux d’une jeune Sauvage, Néolé, laquelle était esclave comme eux de cet Espagnol qui voulait la déshonorer. L’amitié qu’ils se portent les engage à ne rien laisser voir de leur passion à celle qui en est l’objet : elle aime l’un des deux ; elle lui déclare son amour ; il n’a pas la force de lui cacher ses sentiments, mais il court en avertir son rival. « On comprend, dit le président Hénault, enthousiaste de la pièce, ce que doivent produire les combats de la maîtresse et des deux amis. » L’amitié demeure la plus forte ; ils veulent se sauver tous trois de la violence de l’Espagnol qui les fait poursuivre, et ils se donnent la mort. On voit cela d’ici : c’était pathétique, déchirant, attendrissant et moral ! Peu après avoir fait lire sa pièce au président Hénault, Mme de Boufflers reçut au jour de l’an, pour étrennes mystérieuses, un cachet gravé représentant « l’Amitié tenant l’Amour enchaîné. » C’était une galanterie du président. Jean-Jacques, lui, ne fut pas si aimable ; consulté sur la pièce, il crut y voir de la ressemblance avec une pièce anglaise qu’il avait lue traduite, et il le dit crûment, donnant même à entendre qu’il devait y avoir plagiat. Puis il compare cette maladresse (c’est son mot) à celle que commit Gil Blas en avertissant le vieil archevêque que ses homélies baissaient, et il prête dès lors à Mme de Boufflers un second motif de ressentiment à son égard : « J’avais auprès d’elle, dit-il, des torts que jamais les femmes ni les auteurs ne pardonnent. »

Tout cela était chimérique ; les lettres de Mme de Boufflers, à lui adressées durant ce temps, et tous ses procédés alors et depuis, sont d’une parfaite et généreuse amie. Veut-on savoir comment elle répond, par exemple, à cette réception maussade du présent de gibier dont il s’était plaint à elle comme en étant complice, et à quelque autre lettre, sans doute hérissée d’explications et de susceptibilités, qui avait suivi ; voici cette réponse, tout empreinte de noblesse d’âme et d’indulgence26 :

« Ce jeudi (novembre 1760.)

« Ce que vous nommez défaut, Monsieur, je le regarde comme une qualité nécessaire et flatteuse à trouver dans les amis. Les personnes si modérées, si désintéressées et si justes dans l’amitié, sont ordinairement peu sensibles. Bien loin donc de trouver mauvais que vous vous soyez un peu fâché contre moi, je vous en remercie ; et tout ce que je regrette, c’est de vous avoir causé involontairement quelque peine. Je vous ai mandé en deux mots la substance de ce que M. le prince de Conti voulait me charger de vous dire. Il vous estime, il vous aime et n’aura jamais de commissions à donner pour vous dont il soit embarrassant de s’acquitter. Il est vrai qu’il désapprouve l’excès de votre délicatesse et, quoique bien éloigné de la soupçonner lui-même, il craint que d’autres ne la taxent d’affectation. C’est une accusation à laquelle vous devez prendre garde de donner lieu, dans la crainte qu’elle n’obscurcisse l’éclat de votre vertu et qu’elle ne l’empêche de produire tout l’effet dont elle serait capable sans cela. Pensez-y bien, Monsieur : peut-on regarder comme un présent qui tire à conséquence quelques pièces de gibier envoyées par M. le prince de Conti ? Ce sont de simples marques de son estime, honorables par cette raison, et nullement profitables. Fabius, Quinctius et Régulus les eussent acceptées, sans croire blesser par-là leur désintéressement et leur frugalité…

« Ce que vous me mandez de votre santé suffit pour m’inquiéter et non pas pour m’instruire, moyennant quoi vous n’en êtes pas quitte : il faut, Monsieur, que vous m’écriviez encore pour m’en dire des nouvelles.

« Il ne me reste plus à vous répondre que sur l’impression que la lecture de votre lettre a faite sur moi. J’en ai été touchée et charmée ; mais je suis affligée, sans en être choquée pourtant, que vous m’ayez crue capable de légèreté, d’inconséquence et d’aveuglement. Vous ne me connaissez pas encore assez pour me rendre une entière justice sur ces différents points. La suite vous prouvera que mon cœur est fait pour l’amitié, que je n’en promets pas par-delà ce que j’en veux donner, que je ne suis point susceptible de dégoût sans cause, et que j’ai quelque discernement pour juger du mérite.

« H. de Saujon de Boufflers. »

Lorsque Rousseau, après la publication de l’Émile, se vit obligé de s’enfuir précipitamment de Montmorency et de sortir du royaume, Mme de Roufilers partagea toutes ses transes ; elle était présente au départ et aux derniers embrassements ; les jours suivants elle n’était occupée que de lui, et de lui ménager, par ses nombreux amis à l’étranger, un asile sûr et à son choix, soit en Allemagne, soit en Angleterre. Elle vit Thérèse restée d’abord à Paris et s’intéressa vivement à son sort. Mais quelle preuve plus convaincante pourrions-nous donner, que ses propres paroles et ses lettres où règne un ton d’affection sincère et de vérité ? Rousseau, à peine arrivé en terre libre, à Yverdun, s’était empressé d’écrire à M. et à Mme de Luxembourg ainsi qu’au prince de Conti, pour les remercier de leurs bontés ; dans ces premiers moments d’inquiétude et de délivrance, ses sentiments obéissant à la pente naturelle n’étaient pas encore aigris par la réflexion, ni son jugement faussé par la méfiance : il faut du temps et du travail pour en venir à sophistiquer et à se dénaturer à soi-même cette première sincérité des impressions involontaires. Mme de Boufflers n’avait reçu de lui d’abord que des nouvelles et des compliments indirects : son amitié s’en plaint doucement :

« Ce 24 juin 1762.

« J’ai des reproches à vous faire, Monsieur, de ne m’avoir pas écrit personnellement. Vous savez que je n’habite pas toujours Montmorency et que, par conséquent, je ne suis pas à portée des détails très intéressants pour moi que vous avez pu faire sur votre situation présente. En effet, étant partie hier très inquiète de ce qu’on ne recevait rien de vous, en arrivant à Paris, on m’a remis votre lettre pour M. le prince de Conti. Il a eu la bonté de me la montrer ; maais je n’y ai rien trouvé de ce que j’y cherchais principalement, et j’ignore absolument tout ce que je souhaiterais de savoir. J’ai vu trois fois Mlle Levasseur. J’ai même été une fois me promener chez vous. J’ai visité votre chambre, votre cabinet, j’ai ouvert vos armoires : je désirais de trouver quelques lignes écrites de votre main. J’avais le cœur serré et les larmes aux yeux. Je me suis efforcée pourtant de cacher ma sensibilité, de crainte d’augmenter la peine de Mlle Levasseur. Son attachement pour vous lui assure à jamais mon estime et mes bons offices, toutes les fois qu’elle en aura besoin et que je pourrai lui être utile. M. le prince de Conti l’a envoyé chercher. Vous auriez été attendrie des bontés qu’il lui a témoignées ; il a fait voir en cette occasion son excellent cœur et l’estime qu’il a pour vous. Rien n’est plus glorieux, Monsieur, que de vous être acquis sans soins, sans intrigues, et par la seule force de votre mérite, un protecteur cent fois plus respectable encore par ses vertus que par sa haute naissance. A la vérité l’intérêt qu’il vous montre augmenterait, s’il était possible, l’opinion qu’on a de sa magnanimité et de sa bienfaisance, et les personnes comme vous ont des droits naturels sur une âme comme la sienne.

« Ayant imaginé, Monsieur, qu’après avoir demeuré quelque temps où vous êtes, vous seriez peut-être bien aise de voir l’Angleterre et même de vous y établir, j’ai écrit à des gens propres à vous en rendre le séjour agréable, et particulièrement à M. Hume pour qui j’ai la plus grande admiration, en le prévenant d’une chose qu’il découvrira en peu de temps, c’est le désir qu’on sent, d’abord qu’on vous connaît, de vous être utile, et l’impossibilité de l’obtenir de vous. Je vous avouerai que, lorsque je pense à votre situation, j’éprouve la peine la plus sensible. Vous voulez devoir votre subsistance à votre travail ; mais, dans le lieu que vous avez choisi, dans l’état où vous êtes, quelles occupations peuvent vous convenir ? Vous n’avez aucun revenu, vous ne voulez plus écrire : comment pourrez-vous vivre, si vous vous obstinez à refuser à vos meilleurs amis le plaisir et la gloire de vous secourir ? Tranquillisez-moi sur cet article : vous en avez un moyen, que mon amitié pour vous mérite et exige que vous employiez : c’est de me promettre de ne pas vous réduire vous-même à des extrémités dont la seule pensée m’effraye, et de vous adresser à moi avant que vos propres ressources soient tout à fait épuisées. Vous savez mieux que qui que ce soit que le bien est également éloigné de tout excès. Craignez donc de porter la délicatesse trop loin ; craignez d’y sacrifier de véritables devoirs. C’en est un sans doute de se conserver pour ses amis, de leur montrer de la reconnaissance, de l’estime. Voulez-vous persuader à toute l’Europe, qui a les yeux sur vous, que, dans le nombre des gens qui vous aiment, il n’y en a pas un seul que vous jugiez digne de vous servir ? Ne voyez-vous pas qu’en cette occasion le blâme doit porter ou sur vous ou sur eux, et que, s’ils ne sont point coupables, vous ne pouvez pas être innocent ?… »

Sage milieu ! part faite à tout ! admirable tempérament dans l’amitié, et qu’elle gardera jusqu’au bout durant toute cette relation instable et orageuse ! — Mme de Bouffiers, comme elle vient de le dire, avait déjà écrit à M. Hume, huit jours auparavant ; voici cette lettre où elle donnait son avis à cœur ouvert sur l’homme qui va la soupçonner de duplicité et de traîtrise ; on y voit comment elle pensait et parlait de lui en arrière de lui27  :

« A Paris, 16 juin 1762.

« Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, et auteur de plusieurs écrits qui vous sont vraisemblablement connus, vient de composer un Traité sur l’Éducation en quatre volumes, où il expose plusieurs principes contraires aux nôtres, tant sur la politique que sur la religion. Comme nous ne jouissons pas ici de la liberté de la presse, le Parlement, par un Arrêt juste, s’il est, comme je n’en doute pas, conforme aux lois du royaume, mais néanmoins rigoureux, l’a décrété de prise de corps, et l’on prétend que, s’il n’avait pas pris la fuite, il aurait été condamné à la mort. J’ai de la peine à croire qu’on eût pu aller si loin sur la qualité d’étranger. Mais, quoi qu’il en soit, il eût été imprudent à lui de rester en France dans de pareilles circonstance. Il est donc parti, incertain quel asile il choisirait. Je lui ai conseillé de se retirer en Angleterre, lui promettant des lettres de recommandation pour vous, Monsieur, et pour d’autres personnes de mes amis. Je m’acquitte de ma promesse, et je ne puis pas, à mon avis, lui choisir dans toute l’Europe un protecteur plus respectable par ses liaisons, et plus recommandable par son humanité. M. Rousseau passe chez la plupart dès gens en ce pays pour un homme singulier. A prendre cette épithète selon la vraie signification, elle lui est justement donnée, car il diffère, à beaucoup d’égards, de la façon d’agir et de penser des hommes du jour. Il a le cœur droit, l’âme noble et désintéressée. Il craint toute espèce de dépendance, et par cette raison il a mieux aimé, étant en France, gagner sa vie en copiant de la musique, que de recevoir les bienfaits de ses meilleurs amis qui s’empressaient de réparer sa mauvaise fortune. Cette délicatesse peut paraître excessive, mais elle n’a rien de criminel, et même elle suppose  des sentiments élevés. Il fuit le commerce du monde, il ne se plaît que dans la solitude ; ce goût pour la retraite lui a fait des ennemis : l’amour-propre de ceux qui l’ont recherché s’est trouvé blessé de ses refus. Mais, malgré sa misanthropie apparente, je ne crois pas qu’il y ait nulle part un homme plus doux, plus humain, plus compatissant aux peines des autres, et plus patient dans les siennes ; en un mot, sa vertu paraît si pure, si constante, si uniforme, que jusqu’à présent ceux qui le haïssent n’ont pu trouver que dans leur propre cœur des raisons pour le soupçonner. Pour moi, avec des apparences aussi avantageuses, j’aimerais mieux en être trompée que de me défier de sa sincérité.

« D’après l’opinion que j’en ai, Monsieur, je l’ai jugé digne d’être connu de vous, et en lui procurant cet honneur, je crois lui donner la preuve la plus marquée du cas que je fais de lui. »

Hume était à Edimbourg lorsqu’il reçut cette lettre ; il crut comprendre que Rousseau était déjà arrivé à Londres, et il s’empressa d’y écrire à quelques amis pour le recommander. Mais ce n’était qu’un projet de voyage encore, et qui sommeilla durant quelques années jusqu’à l’hiver de 1765-1766, où seulement il fut mis à exécution. Dans l’intervalle, Mme de Boufflers ne cessa d’entretenir un commerce de lettres avec Rousseau qui, de sa retraite de Motiers-Travers, lui répondait, et souvent avec mauvaise humeur ou dureté. Elle ne s’en formalisait pas. Il y avait des jours, pourtant, où il craignait de l’avoir choquée, et elle le rassurait alors en s’étonnant de sa crainte. Par exemple :

« Le 15 décembre 1763.

« J’apprends, Monsieur, par une lettre de Milord-Maréchal, que vous craignez que je ne sois fâchée contre vous, et que, par un effet de votre amitié pour moi, cette crainte, toute mal fondée qu’elle est, vous cause de la peine et de l’inquiétude. J’en suis à la fois touchée et offensée. Il faut, Monsieur, que vous me croyiez bien injuste. Que m’avez-vous fait pour que je sois fâchée ? Est-ce un crime de n’être pas de mon avis ? J’étais chargée de quelques propositions que je jugeais honorables et avantageuses28 ; vous les avez refusées : vous en étiez le maître. J’ai désapprouvé l’écrit à votre ministre29 : vous l’avez défendu. Je puis m’être trompée dans cette occasion comme dans bien d’autres, quoique vous ne me l’ayez pas démontré. Vous avez mis dans vos réponses un peu de chaleur : cette chaleur fait partie de votre caractère ; c’est une des sources qui ont produit les chefs-d’œuvre qu’on admire avec tant de justice. Si elle a eu pour moi quelques effets moins agréables, une telle considération et celle de l’état où vous êtes ne me permettraient pas d’en garder de ressentiment ; mais d’ailleurs je n’étais nullement disposée à en avoir… »

La série entière de ces lettres de Mme de Boufflers mériterait d’être donnée avec celles de Jean-Jacques qui s’y rapportent, et nous la montrerait bien dans toute la noblesse de ses qualités et avec sa virilité d’âme ; il y a quelque chose de mâle dans son amitié30. Elle eut, durant ces années, des diversions et distractions très vives, des mélancolies même et des chagrins. Elle fit, en 1763, un voyage de quatre mois en Angleterre ; nous y reviendrons. Elle voyagea l’année suivante en Hollande et prit la résolution de mettre son fils (car elle avait un fils de son mari) à l’Université de Leyde, pour y suivre ses études et les y faire meilleures qu’en France ; cette résolution fit beaucoup jaser et prêta à la critique. Ce fils paraît lui avoir causé quelque peine, car elle prend soin de noter un changement avantageux qu’elle croirait, dit-elle, remarquer en lui, « si elle n’avait interdit à l’espérance aussi bien qu’à la crainte tout accès dans son cœur ; mais ces deux passions, ajoute-t-elle, amollissent trop le courage, et on les doit bannir autant qu’il est possible, lorsqu’on s’engage dans quelque entreprise importante. » Elle parle d’une « mélancolie profonde et trop justement fondée, suivie de la rougeole et d’un long état de langueur, qui l’ont concentrée en elle-même » et l’ont empêchée d’écrire. Cette mélancolie est antérieure à la crise morale qui suivit la mort de son mari, et je n’en découvre pas la cause. Mais, au milieu de tout cela, son amitié pour le pauvre grand écrivain infirme et troublé veille de loin sans cesse et cherche à se produire par des effets. Je ne résiste pas à donner encore ce post-scriptum ajouté à une lettre du 15 juillet 1764, qu’elle ne put reprendre pour la terminer que le 21, ayant été forcée d’interrompre :

« Voilà, dit-elle, un grand intervalle causé par une multitude de petites affaires assez peu intéressantes : je ne sais plus où j’en suis. La longueur de cette lettre m’effraye. De grâce, ne vous mettez point en colère, et ne répondez pas avec dureté (comme il vous est arrivé quelquefois) à une chose qu’il faut absolument que je vous dise. Je mérite que vous ayez égard aux motifs qui me font toujours agir vis-à-vis de vous. Je crains que vous n’ayez besoin d’argent, et cette appréhension est pour moi une peine des plus grandes. Je ne vous en parle qu’à la dernière extrémité ; mais, sachant à peu près ce que vous aviez, je juge que vous en devez manquer. Je conçois que votre générosité vous fasse dédaigner de recevoir le superflu, de quelque main qu’il vienne : il n’en est pas ainsi de ce qui est nécessaire pour vivre, et vous ne pouvez, sans m’offenser grièvement, me refuser de tacher de vous le procurer. Donnez-moi de votre amitié cette preuve si forte et si distinguée : je vous le demande avec les plus vives instances. Nul scrupule ne doit vous arrêter avec une personne capable de sentir le prix de cette faveur et qui croit à la vertu. »

Se peut-il une manière de sentir et de dire, une façon de comprendre le bienfait, plus délicate et plus élevée ? — Telle est la personne qui, pour avoir lié Jean-Jacques avec Hume, l’avoir constamment prévenu d’offres et de réalités de bons offices, l’avoir fait accueillir à son passage à Paris (décembre 1765) par le prince de Conti dans l’enceinte privilégiée et inviolable du Temple, et l’avoir suivi de tous ses vœux en Angleterre, fut accusée par lui de l’avoir livré et trahi avec préméditation.

II. Rousseau aux prises avec Hume.
— Mme de Roufflers entre les deux.

Il ne saurait entrer dans mon plan de recommencer, après tant d’autres, l’exposé de la querelle que Rousseau fit à Hume pour le remercier de l’avoir conduit en Angleterre, de l’y avoir présenté à ses amis, de lui avoir ménagé un asile commode et riant à la campagne, et d’avoir cherché à lui obtenir une pension du jeune roi George III. Le pauvre Rousseau, après le premier élan de reconnaissance pour tant de bons procédés et de bienfaits, se mit à les tourner et les retourner tellement dans sa cervelle, à les presser et à les alambiquer de tant de façons, qu’il vint à bout d’en tirer le contraire de ce qui y était :

La rose a des poisons qu’on finit par trouver.

Il passa très-rapidement par trois états d’esprit successifs. A peine installé à Wootton, et sous la première impression encore, il avait commencé par écrire à Hume : « Si je vis dans cet agréable asile aussi heureux que je l’espère, une des douceurs de ma vie sera de penser que je vous les dois. Faire un heureux, c’est mériter de l’être. Puissiez-vous trouver en vous-même le prix de tout ce que vous avez fait pour moi ! » Puis bientôt, à force de ruminer et de combiner dans son esprit de petites circonstances accessoires et des plus insignifiantes, il en vint à se poser cette alternative burlesque : « Si M. Hume n’est pas le meilleur des hommes, il est le plus noir. » Enfin, et presque aussitôt, il passa outre et tira la fameuse conclusion à laquelle il s’arrêta et qu’il bombarda à l’adresse de la postérité : « David Hume est un scélérat ! »

Mais je n’ai à m’occuper ici que de Mme de Boufflers et de la conduite qu’elle tint avec ses deux amis, quand la rupture éclata entre eux et qu’elle les vit brouillés à mort.

On a beau être sage et se dire que l’homme est fou, on ne se l’imagine jamais aussi fou et d’une manière aussi singulière et aussi imprévue qu’il peut l’être. Le très-sage Hume nous en est la preuve : au reçu de la lettre insensée de Jean-Jacques, écrite de Wootton le 23 juin 1766, et dans laquelle celui-ci l’accusait de ne l’avoir amené en Angleterre et de ne lui avoir procuré en apparence un asile sûr que pour mieux le déshonorer, il eut un premier mouvement d’indignation et de colère ; il dérogea à sa philosophie, à son tempérament même, et sortit de son indifférence ; il ne put s’empêcher, lui aussi, de s’écrier : « Rousseau est un scélérat. »

Par malheur, il eut l’idée d’écrire sur ce ton à ses amis de Paris, et non pas d’abord à Mme de Boufflers qui lui eût donné un bon conseil, mais au baron d’Holbach, le coryphée et la trompette des Encyclopédistes : la trompette sonna.

Cette lettre qu’il crut devoir adresser au baron pour se mettre, à tout événement, en garde contre ce qu’il appelait les mensonges de Rousseau, et qu’il le priait de communiquer à toute la société philosophique, doit être des premiers jours de juillet 1766 ; répandue, colportée a l’instant par le baron et par ses amis, elle fit dans Paris l’effet d’une bombe qui éclate.

Imaginez l’émotion et le coup de théâtre. Écoutons un témoin exalté d’alors, Garat ! Dans le moment même « où l’on ne se figurait plus Hume et Jean-Jacques que dans les bras l’un de l’autre, que baignés de larmes de joie et de reconnaissance et jouissant d’un bonheur mutuel, ouvrage de leurs vertus, tout à coup on porte à un souper nombreux chez M. Necker, on lit tout haut une lettre de Hume au baron d’Holbach, dont les premiers mots sont : Mon cher baron, Jean-Jacques est un scélérat. On lit tout haut ces autres mots d’une lettre de Jean-Jacques à Hume : Vous êtes un traître… Ces deux mots, traître et scélérat, dans un temps où ils n’étaient pas prodigués comme ils l’ont été depuis (c’est Garat qui parle), retentissent dans ce souper, et la nuit même dans une partie de la capitale, comme deux coups de tocsin. »

Hume, quoiqu’ayant eu pour but d’informer le monde de Paris, ne s’était pas douté du retentissement soudain qu’aurait une lettre, vive, il est vrai, et non confidentielle, mais qui, d’après les probabilités ordinaires, devait mettre quelque temps à s’ébruiter ; il n’avait pas compté sur l’atmosphère inflammable de ce Paris oisif et passionné. « Si le roi d’Angleterre avait déclaré la guerre au roi de France, on n’en eût pas fait plus soudainement, dit-il, le sujet de toutes les conversations. » Mme de Boufflers, à qui tous ceux qui savaient sa liaison intime avec les deux personnages, s’adressaient pour en apprendre plus long et pour avoir le mot de l’énigme, était muette ; elle n’avait reçu aucunes nouvelles d’Angleterre, aucune communication, ni elle, ni le prince de Conti non plus. Elle était blessée à bon droit et un peu humiliée de ce silence gardé envers elle seule. Une absence, un voyage qu’elle avait fait vers ce temps aux eaux de Pougues retarda encore l’heure de l’explication. Enfin Hume se décida à l’informer, et il le fit par une lettre tardive du 15 juillet, à laquelle elle répondit en personne plus peinée que piquée. Faisant équitablement et à vue de pays la balance des torts et admettant volontiers tous ceux de Rousseau, elle relève aussi ce qui est à reprendre dans le procédé de Hume, — et envers elle d’abord :

« Quelque raison que vous me puissiez dire pour ne m’avoir pas instruite la première de l’étrange événement qui occupe à cette heure l’Angleterre et la France, je suis convaincue que par réflexion vous sentirez, si vous ne l’avez déjà senti, qu’il n’y en peut avoir de valable. Le chagrin que vous prétendez avoir voulu m’éviter ne pouvait être que retardé, et l’état d’incertitude où vous m’avez laissée était plus pénible sans doute que la pleine connaissance du fait. Concevez tous les motifs que j’avais de croire l’histoire fabuleuse ; combien ma surprise et mon ignorance que j’exprimais naïvement dans mes lettres (elle était à Pougues) contribuaient à la faire regarder comme telle par les personnes qui concluaient, ainsi que moi, que le baron d’Holbach n’eût pas dû être votre premier confident ; enfin, le déplaisir que vous m’avez causé par une conduite qui déroge un peu, ce me semble, à l’amitié que vous m’avez promise. »

Puis, en venant au fond, elle estime que son ami le philosophe s’est laissé bien vivement emporter au sujet d’une injustice cruelle dont il a été l’objet, et dont une pauvre tête égarée a pu seule se rendre coupable :

« Mais vous, au lieu de vous irriter contre un malheureux qui ne peut vous nuire, et qui se ruine entièrement lui-même, que n’avez-vous laissé agir cette pitié généreuse, dont vous êtes si susceptible ? Vous eussiez évité un éclat qui scandalise, qui divise les esprits, qui flatte la malignité, qui amuse, aux dépens de tous deux, les gens oisifs et inconsidérés, qui fait faire des réflexions injurieuses et renouvelle les clameurs contre les philosophes et la philosophie. J’ose croire que si vous eussiez été auprès de moi lorsque cette cruelle offense vous a été faite, elle vous eût inspiré plus de compassion que de colère. »

La première partie de cette réponse à Hume était écrite avant le retour de Mme de Boufflers à Paris ; elle attendit d’y être pour l’envoyer ; en arrivant, elle y prit connaissance d’une autre lettre de Hume adressée à d’Alembert, et qui contenait l’exposé de toute la querelle, avec prière de la communiquer, non-seulement aux amis de Paris, mais même à M. de Voltaire, c’est-à-dire à l’ennemi tout personnel de Rousseau. Cette aggravation de représailles, où perçait l’esprit de vengeance, l’affligea ; elle s’en ouvrit franchement à Hume en terminant sa réponse (25 juillet) :

« Après ce trait de passion, après tout ce que vous avez dit et écrit, les réflexions que je vous communiquerais, les conseils que je pourrais vous donner, seraient inutiles. Vous êtes trop confirmé dans votre opinion, trop engagé, trop soutenu dans votre colère, pour m’écouter. Peu s’en faut que je ne brûle ce que j’ai déjà écrit. »

Enfin, pour faire des deux côtés son devoir d’amie, elle adresse en même temps, deux jours après (27 juillet), à Rousseau l’admirable lettre de remontrance que Mme du Deffand elle-même, toujours aigre-douce envers Mme de Boufflers, se voit obligée d’annoncer à Horace Walpole comme un chef-d’œuvre ; c’est en ces termes qu’en parlaient le petit nombre de personnes qui en avaient eu la confidence ; le mot n’est pas trop fort, on va en juger ; la voici :

« A Paris, ce 27 juillet 1766.

« M. Hume m’a envoyé, Monsieur, la lettre outrageante que vous lui avez écrite31. Je n’en vis jamais de semblable. Tous vos amis sont dans la consternation et réduits au silence. Eh ! que peut-on dire pour vous, Monsieur, après une lettre si peu digne de votre plume, qu’il vous est impossible de vous en justifier, quelque offensé que vous puissiez vous croire ? Mais quelles sont donc ces injures dont vous vous plaignez ? Quel est le fondement de ces horribles reproches que vous vous permettez ? Ajoutez-vous foi si facilement aux trahisons ? Votre esprit par ses lumières, votre cœur par sa droiture, ne devaient-ils pas vous garantir des soupçons odieux que vous avez conçus ? Vous vous y livrez contre toute raison, vous qui eussiez dû vous refuser à l’évidence même et démentir jusqu’aux témoignages de vos sens. M. Hume, un lâche ! un traître ! grand Dieu ! Mais quelle apparence qu’il ait vécu cinquante ans passés aimé, respecté, au milieu de ses compatriotes, sans être connu ? Attendait-il votre arrivée pour lever le masque, pour ternir une vie glorieuse plus qu’à moitié passée ? Et pour quel intérêt ? Ce ne peut être ni jalousie ni rivalité : vos génies sont différents ainsi que vos langages, ainsi que les matières que vous avez traitées. Il n’envie pas non plus votre bonne fortune, puisque de ce côté il a toutes sortes d’avantages sur vous. Ce serait donc seulement le plaisir de faire le mal et de se déshonorer gratuitement qui lui aurait inspiré les noirceurs dont vous l’accusez. Qui connut jamais de pareils scélérats, de pareils insensés ? Ne sont-ce pas des êtres de raison ? Je veux néanmoins supposer un moment qu’il en existe ; je veux de plus supposer que M. Hume soit un de ces affreux prodiges : vous n’êtes pas justifié pour cela, Monsieur. Vous l’avez cru trop tôt ; vous n’avez pas pris des mesures suffisantes pour vous garantir de l’erreur. Vous avez en Franco des amis et des protecteurs : vous n’en avez consulté aucun. Et quand bien même vous eussiez fait tout ce que vous avez omis, quand vous auriez acquis toutes les preuves imaginables de l’attentat le plus noir, vous eussiez dû encore modérer votre emportement contre un homme qui vous a réellement servi. Les liens de l’amitié sont respectables, même après qu’ils sont rompus, et les seules apparences de ce sentiment le sont aussi. M. le prince de Conti, Mme la maréchale de Luxembourg et moi, nous attendons impatiemment vos explications sur cette incompréhensible conduite : de grâce, Monsieur, ne les différez pas. Que nous sachions au moins comment vous excuser, si l’on ne peut vous disculper entièrement ! Le silence auquel nous sommes forcés vous nuit plus que toute chose. »

Ainsi à chaque ami elle a dit sa vérité avec franchise, la vérité entière et la moins agréable à entendre ; à chacun elle a bien parlé de l’absent ; elle l’a défendu ; elle a blâmé en face, elle loue en arrière. Vrai rôle de bon esprit et d’honnête homme.

Mme de Boufflers, par sa loyale conduite, mit en défaut les malignes conjectures de Mme du Deffand, et de son cercle. Mme du Deffand, dans son esprit de dénigrement et sa sévérité habituelle pour « la divine comtesse », suppose dès le commencement de la querelle, en la voyant rester neutre et s’abstenir, qu’elle attend d’où le vent viendra et qu’elle sera pour le parti « duquel il résultera le plus de célébrité. » Elle se trompe : Mme de Boufflers est meilleure que Mme du Deffand ne le suppose. Il en est souvent ainsi dans ces conjectures malignes du monde ; la nature humaine n’est pas si retorse et cauteleuse qu’on la fait.

Mme de Boufflers et le prince de Conti, malgré cette incartade, ne restèrent pas moins les protecteurs de Rousseau, et celui-ci trouva, à son retour d’Angleterre, un asile, un abri dont il ne tenait qu’à lui de jouir en paix, dans le château de Trie appartenant au prince.

Si l’on examine de près et que l’on récapitule les circonstances de l’épisode que nous venons de toucher, on trouvera que les deux personnes de Paris qui jugèrent le plus sainement alors de cette déplorable et ridicule querelle, sont Turgot, dont la lettre à Hume est connue, et Mme de Boufflers. Hume avait mille fois raison sans doute ; mais Rousseau était atteint de folie, et M. Hume, philosophe et moraliste comme il était, aurait du s’en douter un peu et imiter le médecin qui ne s’irrite point et ne juge point à propos d’informer toute la terre, pour un coup qu’il reçoit par hasard de son malade, dans la cure qu’il a entreprise. Il eût fait l’acte le plus philosophique de sa vie.

Parmi les personnes de la galerie et du public qui jugèrent de cette querelle en dehors de toute considération de parti et sur le simple informé général, il en est une dont la sagesse et la modération m’ont charmé. C’est dans la Correspondance de Garrick, publiée en Angleterre, dans une lettre qui lui vient de France, que je lis les observations bien fines, et d’un bien grand sens, d’une femme de mérite, connue par ses succès au théâtre et dans les lettres, Mme Riccoboni ; ces réflexions qu’elle adressait à Garrick trouveront accès, j’en suis sûr, auprès de tous les bons esprits, des cœurs doux, indulgents et modestes :

« La rupture de M. Hume et de Jean-Jacques, disait-elle (10 août 1766), a fait un bruit terrible ici. Les gens de lettres sont pour M. Hume, et les personnes sensées ne le soupçonnent point d’avoir tort. Un naturel doux, sensible, un cœur honnête, un esprit juste, voilà les garants de l’historien32. Rousseau cherche la célébrité, il la préfère à tout ; il ne restera pas tranquille dans l’asile qu’il a désiré. N’est-il pas bien inconséquent ? Sa conduite et ses principes ne se démentent-ils point ? Quand on méprise les hommes, peut-on désirer de les occuper ? On est trop heureux d’être oublié de ceux dont on dédaigne les mœurs, dont on croit le cœur incapable de bonté, de reconnaissance et d’amitié.

« A la honte de la philosophie, de l’esprit, du savoir, nos Académies sont remplies d’extravagants. Tous ces sublimes raisonneurs n’ont pas le sens commun. L’orgueil les guide et les égare. En voulant être admiré, on perd la douceur d’être aimé, le bonheur d’aimer soi-même. C’est la confiance, c’est l’amitié qui diminuent les peines de la vie, qui les entremêlent de plaisir et d’agrément. Se croire entouré de trompeurs, d’ennemis, de créatures toujours prêtes à nuire, c’est être bien à plaindre.

« Mais pourquoi Rousseau ne croit-il pas à la bonté, à l’extrême bonté, lui qui admire Alexandre, parce que ce prince croyait à la vertu, y croyait au péril de sa vie ? Douter qu’il existe un homme capable d’obliger sans intérêt ! Ah, fi ! je ne voudrais pas avoir l’esprit de Rousseau, sa réputation, celle de Pope, d’Isaac Newton, même de votre ami Shakspeare, et trouver ce doute dans mon cœur.

« En vérité, le monde n’est pas si corrompu que ces messieurs le prétendent ; la bonté n’est pas rare ; chaque nation offre à celui qui les cherche une infinité d’hommes estimables, portés par leurs principes ou par leur naturel à aimer, à servir ceux qui leur ressemblent ; partout le mérite et l’honneur trouvent de l’appui, des secours, des amis. Une vanité mal entendue, une trop haute opinion de soi-même peut seule éloigner de la société. Quand on y porte un cœur droit et des intentions pures, quand on veut en faire partie et non pas la dominer, l’assujettir, on ne la trouve point un assemblage de monstres odieux. Mais, ne pouvant égaler le vainqueur de Darius, Diogène voulut au moins le braver du fond de son tonneau… »

L’explication toute médicale, qu’on a eue depuis, des travers et de la manie de Rousseau, Mme Riccoboni ne l’avait pas encore ; mais, pour tout le reste, l’ensemble de ce jugement est parfait.

Je ne crois pas avoir à m’excuser auprès de mes lecteurs pour leur avoir donné ici tant de pages qui ne sont pas de moi et qui sont de meilleurs que moi ; comme la plupart étaient inédites ou peu connues, j’imagine qu’on aura pris, à les lire, quelque chose du plaisir que j’ai eu moi-même à les rassembler. En pareil cas et quand j’ai les mains si bien remplies, ma tâche est simple, et mon métier est tout tracé : je ne suis qu’un encadreur.